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ICConline - novembre 2017

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L’imbroglio catalan montre l’aggravation de la décomposition capitaliste

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Nous publions ci-dessous la traduction d’un article d’Acción Proletaria, organe de presse du CCI en Espagne. Le blocage du conflit catalan a lieu alors que le référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien jette de l’huile sur le feu au Moyen-Orient et que l’affrontement entre deux abrutis grandes gueules (celui de la Corée du Nord et celui des États-Unis) alimente les menaces nucléaires. Tout cela exprime une dégradation croissante dans la situation impérialiste.

La montée en puissance de l’indépendantisme catalan est une crise très importante pour la bourgeoisie espagnole. Elle témoigne des difficultés PP (Partido Popular, de droite) au pouvoir et, plus généralement, de tout l’appareil d’État pour affronter ce problème. C’est un catalyseur qui fait exploser en vol le “consensus de 1978”,1 un consensus déjà fortement affaibli par la crise du bipartisme et les difficultés pour ouvrir une alternative à la suite de la formation de nouveaux partis (Podemos et Ciudadanos).2 Les causes immédiates d’une telle situation sont l’intensification des conflits entre les différentes fractions de la bourgeoise et la tendance à l’irresponsabilité de ces mêmes fractions qui mettent en avant leurs intérêts particuliers aux détriments des intérêts globaux de leur État et, donc, de leur capital national.3

En l’absence momentanée d’une alternative prolétarienne à la situation de crise du capitalisme, les travailleurs n’ont rien à gagner dans cette affaire et beaucoup à perdre. Les mobilisations en Catalogne, l’encerclement du Conseil [ministère catalan] de l'économie et les affrontements avec la guardia civil (police de l’État central espagnol) à la suite des arrestations de plusieurs dirigeants du gouvernement catalan (Generalitat), ou le refus des dockers du port de Barcelone de décharger les bateaux de la police, tout cela n’exprime en rien la force des travailleurs. Au contraire, ceux-ci sont poussés :

– par les partis ouvertement indépendantistes à la défense des hauts responsables du gouvernement autonome, ce même gouvernement et ces mêmes responsables qui réduisent leurs salaires et qui attaquent leurs conditions de vie, ces dirigeants du PdCat (Parti démocrate européen catalan) ou ERC (Gauche républicaine de Catalogne), partis patentés de la bourgeoisie, qui ne sont pas meilleurs que leurs rivaux du PP ou de Ciudadanos parce qu’ils sont Catalans ;

- par Podemos ou la mouvance autour de Colau4 à la “défense de l’État démocratique” contre la répression du PP.

Autrement dit, le danger est que les ouvriers soient entraînés en dehors de leur terrain de classe vers le terrain pourri des affrontements entre fractions de la bourgeoisie et soient enchaînés à la défense de l’État démocratique qui n'est que l’expression de la dictature de la bourgeoisie. La barbarie morale, la destruction écologique, les guerres vont-elles par hasard changer en quoi que se soit parce que la démocratie s’habille du jaune-rouge espagnol ou du rouge-jaune catalan ?

Le problème des séparatismes en Espagne

En Espagne n’existe pas un problème de “prison de nationalités”5, mais un problème de mauvaise soudure du capital national.6 Le capitalisme s'est développé en Espagne en traînant un fort déséquilibre entre des régions plus ouvertes au commerce et à l’industrie (celles du littoral) et le reste du territoire, beaucoup plus enfermé dans l’isolement et l’arriération économique. Le pays est entré dans la période de décadence du capitalisme (en 1914, avec la Première Guerre mondiale) sans que la bourgeoisie ait pu trouver de solution à ce problème. Au contraire, face aux assauts de la crise, les tensions, particulièrement entre les secteurs de la bourgeoisie en Catalogne et au Pays basque avec la bourgeoisie centrale, n’ont fait que s’exacerber. Chaque fois que le capital espagnol a mis en avant la nécessité de restructurer son organisation économique ou politique, les fractions séparatistes ont fait valoir leurs aspirations par tous les moyens à leur portée, s’il le faut par la violence et le terrorisme (l’ETA au Pays Basque ou encore Terra Lliure en Catalogne) et en essayant d’utiliser le prolétariat comme chair à canon.

C’est ainsi que l’organe de la Gauche Communiste italienne, Bilan, analyse le séparatisme catalan et les événements de 1936 : “les mouvements séparatistes, loin d’être un élément de révolution bourgeoisie, sont les expressions des contradictions insolubles et inhérentes à la structure de la société capitaliste espagnole qui réalisa l’industrialisation à la périphérie pendant que les plateaux centraux restaient soumis au retard économique. Le séparatisme catalan, au lieu de tendre vers l’indépendance totale, reste pris par la structure de la société espagnole en faisant en sorte que les formes extrêmes dans lesquelles il se manifeste s’adaptent aux nécessités de canaliser le mouvement prolétarien”. En fait, les rapports entre le séparatisme catalan et le prolétariat, en dépit des discours “de gauche” actuels de la CUP (Candidature d'unité populaire), n’ont jamais été l’expression d’un quelconque point commun mais celui d’un antagonisme de classes. Macià, fondateur de l'ERC, venait du carlisme réactionnaire (une trajectoire que, des années plus tard, suivra le nationalisme basque) et intégrait au nationalisme catalan des éléments du discours idéologique stalinien. Son parti, entre autres, organisa, pendant la République, une milice spécialisée dans la chasse et la torture de militants ouvriers : les Escamots.7 Cambò, dirigeant de la Ligue Régionaliste, établit des pactes avec la bourgeoisie centraliste pour affronter les grèves qui, en Espagne, correspondirent à la vague révolutionnaire mondiale en 1917-19, et il soutint la dictature de Primo de Rivera. Companys fit en 1936 de la Généralité de Catalogne autonome le bastion qui maintint l’État national et qui mobilisa les ouvriers sur le front de la guerre impérialiste contre Franco, en les dévoyant la lutte de classe contre l’État franquiste et en faveur du camp républicain au sein de la Généralité8. Et Tarradellas, alors leader de l’ERC, fit un pacte en 1977 avec la droite post-franquiste pour la restauration de la Généralité.

Les autonomies et le consensus de 1978

Le cadre que la transition démocratique avait donné au problème des séparatismes est celui des Autonomies, qui, sans atteindre le projet d’un État fédéral, octroyait des compétences en matière de recouvrement des impôts, de santé, d’éducation, de sécurité, etc., aux différentes régions, particulièrement à la Catalogne et au Pays Basque. Le pilier de cette politique fut le Parti socialiste (PSOE) qui su se donner une structure “fédérale”, en maintenant des organisations régionales disciplinées. Le parti nationaliste basque (PNV) et le parti catalan CiU ont rejoint, convenablement poussés, cette structure. 9 Autant le PNV que la CiU ont fini par jouer le rôle de tampon, en canalisant les revendications des secteurs nationalistes des plus modérés aux plus anachroniques sur le terrain de la négociation, jouant la muleta surtout entre les mains des gouvernements de droite, mais aussi du PSOE lorsqu’ils en ont eu besoin pour gouverner.10

Mais cela ne signifie pas que la mer des conflits nationalistes était parfaitement calme. Sous la façade du fairplay parlementaire du PNV, l’indépendantisme intransigeant de HB et de l’ETA ont grandi, de même pour CiU avec ERC. Par ailleurs, au sein du PSOE, se sont développées des baronnies régionales qui ont mis de plus en plus en question la discipline centralisée. Les secteurs du nationalisme basque ont utilisé les attentats de l'ETA dans leurs négociations de la même manière qu’ils ont été sous la pression de HB et de l’ETA pour mettre en question le cadre de “l’État des autonomies” et pour avancer vers l’indépendance.

Cela va plus loin : les éléments du problème du séparatisme en Espagne, à la fois insoluble et qui ne cesse de s’aggraver, ajoutés à l’impact de l’aggravation de la crise et de la décomposition, ont produit le phénomène “d’une spirale croissante des bravades de plus en plus hardies, qui vont vers des impasses de plus en plus aveugles, de plus en plus difficiles à éviter par le capital espagnol”, où, en plus, les “secteurs les plus radicaux (de l’abertzalisme11 au nationalisme espagnol le plus rance) au lieu de perdre en importance reprennent de plus en plus de vigueur”.12 Au Pays Basque, le plan Ibarretxe13, qui était une véritable déclaration d’indépendance, fut la confirmation de cette dynamique. L’État central, cependant, arriva à désactiver ce défi séparatiste, faisant croire que ce plan pourrait être intégré dans la légalité constitutionnelle. Ibarretxe présenta son plan devant le Parlement, où il fut méprisé et rejeté sans complaisance.

En Catalogne, le regroupement de deux formations au sein du gouvernement autonome tripartite (celles de Maragall et de Montilla14), l’usure de la droite catalane (CiU) et l’implication de celle-ci dans des affaires de corruption ont fait monter la popularité des indépendantistes radicaux. Face à la perte évidente de soutien électoral et, entre la montée d’ERC et l’impact du déclin du “pujolisme”, face au danger même de disparition à moyen terme, CiU recyclée en PdCat pour masquer son implication dans des affaires de corruption, a lancé une OPA hostile contre l’indépendantisme d’ERC ; mais il en a résulté qu’au lieu de reprendre le terrain électoral perdu au profit d’ERC, le PdCat est devenu l’otage de l’ERC , et par ricochet de la CUP.

De son côté, le PSOE avait entrepris une manœuvre de “reforme des autonomies” qui s’est soldée par un échec retentissant et a fini par affecter la cohésion même du parti. Dans la Résolution sur la situation nationale que nous avons publié dans notre journal en espagnol, Accion Proletaria nº79, nous avons rendu compte de ce fiasco : “la réalité, c’est que ce réputé bon sens de Zapatero n’a pas réussi à faire baisser les prétentions souverainistes du nationalisme basque, bien au contraire, car Ibarretxe a confirmé son pari face au nationalisme espagnol. On peut en dire autant de la situation en Catalogne, où les tentatives de contrôler les secteurs les plus radicaux d’ERC à travers le gouvernement tripartite dirigé par Maragall est en train de donner lieu au fait que Maragall apparaît (de gré ou de force, difficile à savoir) comme l’otage de l’ultranationaliste Carod Rovira. Les problèmes de cohésion du capital espagnol tendent à s’aggraver, de sorte que la politique de “gestes” de Zapatero, sans contenter les nationalistes basques et catalans (qui qualifient sa proposition de réforme constitutionnelle de fraude), sert plutôt à stimuler dans d’autres nationalismes périphériques ce même sentiment d’“irrédentisme”, de “préjudice comparatif”, etc., ce qui à son tour ne fait que remettre en marche la lourde machine du nationalisme espagnol qui ne se limite pas au PP, mais qui compte aussi des branches importantes à l’intérieur du PSOE”. Les deux tripartites catalans ne servirent ni à calmer les ardeurs indépendantistes en Catalogne, ni à brider l’ERC laquelle, au contraire, s’est radicalisée sur le plan du “souverainisme”, et finirent par disloquer la branche catalane du PSOE qui perdit une grande partie de sa fraction pro-catalaniste. Ils amenèrent, en fait, à installer les prémices de l’énorme radicalisation actuelle.

L’imbroglio catalan, produit de la décomposition

Tout cela ne fait que confirmer ce que nous avons affirmé dans les Thèses sur la décomposition : “Parmi les caractéristiques majeures de la décomposition de la société capitaliste, il faut souligner la difficulté croissante de la bourgeoisie à contrôler l'évolution de la situation sur le plan politique. (…) L'absence d'une perspective (exceptée celle de “sauver les meubles” de son économie au jour le jour) vers laquelle elle puisse se mobiliser comme classe, et alors que le prolétariat ne constitue pas encore une menace pour sa survie, détermine au sein de la classe dominante, et particulièrement de son appareil politique, une tendance croissante à l'indiscipline et au sauve-qui-peut”. Cela a conduit à la situation présente dans laquelle le gouvernement du PP et plus généralement la bourgeoisie espagnole ont largement sous-estimé le défi du 1er octobre. L’impression que cela donne, c’est que ces forces-là, à la suite du plan Ibarretxe, ont pensé qu’elles pourraient aussi manœuvrer avec le défi indépendantiste catalan et qu’à la suite du referendum de 2014, les secteurs indépendantistes feraient marche arrière. Au contraire, ceux-ci ont accru leur détermination. En plus, la bourgeoisie nationalise espagnole a été et est incapable, par définition, de tenir compte de l’impact de la décomposition sur l’appareil politique de l’État, qui s'exprime notamment par :

– la crise du PSOE, un parti divisé en baronnies régionales et qui a perdu une partie de sa capacité d’initiative politique et de structuration de l’ensemble des partis du capital national ;

– La dérive indépendantiste de la CiU : ce parti a de plus en plus été contrôlé par une bande de fanatiques ultranationalistes, installés dans les contrées les plus arriérées de Catalogne, ce qui l’a amenée à purger le parti de tous ceux qu’on a suspecté “de penchant espagnoliste” : ce fut d’abord Duran i Lleida et, par la suite, tous ceux qui préconisaient la vieille politique du cri nationaliste et de l’action collaborationniste avec l’ensemble du capital espagnol ;

– L’ERC, un vieux parti indépendantiste qui, cependant, a rendu de grands services au capital espagnol (voir ci-dessus), arbore le drapeau de la réalisation immédiate de l’indépendance (auparavant, il s'agissait un objectif “historique”), en développant un discours nationaliste et xénophobe,15 ce qui pourra le faire devenir le pivot central de l’éventail politique catalan à la place la vieille CiU, aujourd’hui PdCat.

– L’irruption de la CUP, un mélange indigeste de staliniens, anciens terroristes catalanistes et anarchistes, qui pratique un discours de catalanisme extrême, endogamique, d’exclusion, à la limite de la purification ethnique et de la xénophobie, qui met en avant des “Pays Catalans” indépendants et républicains et dont l’action principale consiste à compromettre le duo ERC- PdCat pour les obliger à aller toujours le plus loin possible dans leurs défis à la bourgeoisie centrale espagnole.

Le plan Ibarretxe a fait long feu et, apparemment, la “tranquillité” est revenue, le PNV devenant un “bon élève” sous l’autorité d’Urkullu [actuel chef du gouvernement basque]. Ceci a fait que la bourgeoisie centrale espagnole a fini par croire que ce serait la même chose avec le défi catalaniste. Pour commencer, les Catalanistes n’ont pas commis l’erreur grossière d’Ibarretxe de présenter son projet devant le Parlement espagnol. Ils ont suivi la seule voie possible qui est celle du référendum unilatéral, ce qui ne laissait aucune marge de manœuvre à la bourgeoisie centrale espagnole étant donné que la constitution ne permet pas de “compromettre la souveraineté nationale” dans les régions autonomes.

Nous assistons en fait à la crise du “consensus de 1978”, ces accords qu'ont signés toutes les forces politiques pour assurer un fonctionnement démocratique du pays dont la clef de voûte était jusqu’à très récemment, le bipartisme, l’alternance entre PSOE et PP, avec, cependant, un poids politique et une capacité d’orientation bien plus important chez le premier. Tout cela a volé en éclats et la bourgeoisie espagnole se retrouve face au danger que la première région économique d’Espagne (qui représente 19% de son PIB) puisse échapper à son contrôle. Elle a tout misé sur la riposte répressive : mesures judiciaires, arrestations, menace de suspension de facto de l’autonomie catalane... Autrement dit, elle est incapable de mettre en place des alternatives politiques permettant un contrôle de la situation. Les partisans de cette voie (Podemos, le parti d’Ana Colau,...) manquent de forces suffisantes pour la mettre en pratique. Ils sont par ailleurs eux-mêmes divisés par des tendances contradictoires. Le partenaire de Podemos, IU16, a déclaré être clairement contre le référendum catalan et pour la défense inconditionnelle de “l’unité de l’Espagne”. En plus, Iglesias [chef de Podemos] est confronté à la rébellion de sa branche catalane, qui tend à donner un soutien “critique” à l’indépendantisme. De son côté, Colau joue la médiatrice, obligée de faire d’invraisemblables équilibres entre les uns et les autres, ce qui lui a valu le surnom comique de “la Cantinflas17 catalane”. Le PSOE lui-même est incapable d’avoir une politique cohérente. Un jour, il soutient le gouvernement allant jusqu’à défendre l’article 155 de la constitution qui permet de mettre sous tutelle l’autonomie catalane ; le jour suivant, il proclame que l’Espagne est une “nation de nations”. Sa proposition d’une “commission parlementaire pour établir un dialogue sur la question catalane” a été rejetée avec dédain par ses différents adversaires.18

Cependant, l’échec de la vie politique n’a pas comme cause principale la maladresse des uns ou des autres, mais l’exacerbation même de la situation, l’impossibilité de trouver une solution. Et cela ne peut s’expliquer que par l’analyse mondiale que nous avons développée sur la décomposition du capitalisme. L’appareil politique espagnol, face à cette accentuation de sa crise générale, ne peut qu’en sortir encore plus désagrégé. Même si la situation est très différente, on observe la même dynamique au Venezuela : aucune de deux bandes opposées n’est capable de gagner la partie. On le voit aussi sur le plan des conflits impérialistes où l’autorité des États-Unis tend à s’affaiblir en tant que gendarme du monde (et encore plus avec le triomphe de Trump), ce qui produit des situations insolubles dans un grand nombre de conflits de par le monde.

La cohorte indépendantiste est confronté à une sorte de “plafond de verre” : sa force se trouve dans les pays catalans de l’intérieur, mais elle est plus faible dans les grandes villes et, surtout, dans la grande ceinture industrielle de Barcelone. La haute bourgeoisie catalane la regarde d’un mauvais œil, parce qu’elle sait très bien que ses affaires sont liées à l’Espagne honnie. La petite-bourgeoisie est plutôt divisée, même si, évidemment, dans les contrées de la “Catalogne profonde” elle soutient massivement la “déconnexion d’avec l’Espagne”. Mais l’énorme concentration économique de Barcelone (plus de 6 millions d’habitants) tend à pencher plutôt vers l’indifférence. Cette concentration possède tout sauf la “pureté raciale catalane”, c’est un grand melting pot où vivent ensemble des gens de plus de soixante origines nationales différentes.

Il faut compléter cette analyse en insistant sur l’importance de ces tendances centrifuges, endogamiques, identitaires, en “petites communautés fermées”, que la décomposition capitaliste nourrit sans cesse. Le capitalisme décadent tend fatalement “à la dislocation et à la désintégration de ses composantes. La tendance du capitalisme décadent est au schisme, au chaos, d'où la nécessité essentielle du socialisme qui veut réaliser le monde comme une unité”19. Le désarroi croissant, exacerbé par la crise, conduit à “s’accrocher comme à un clou brûlant à toutes sortes de fausses communautés, comme la communauté nationale, qui fournit une sensation illusoire de sécurité, de soutien collectif”.20 On voit cela clairement dans les trois partis catalanistes. La propagande absurde qui présente la Catalogne “libre” comme un oasis de progrès et de croissance économique “parce qu’on se serait débarrassé du fardeau de Madrid”, la chasse aux touristes encouragée par la CUP parce qu’ils “renchérissent la vie en Catalogne”, les allusions sans vergogne aux immigrants et autres andalous, tout cela montre que des tendances xénophobes et identitaires sont à l’œuvre, des tendances qui n’ont rien à envier aux prêches populistes de Trump, de Marine Le Pen ou d’Alternative pour l’Allemagne. Ces tendances à l’exclusion sont présente dans la société mais sont impulsées avec cynisme par les deux partenaires de Junts pel Si,21 même si c’est la CUP qui gagne le pompon à ce sujet.

Toutefois, les catalanistes n’ont pas le monopole de ces tendances abjectes. Leurs rivaux “espagnolistes” pratiquent un double discours : les grands dirigeants ont la bouche pleine de “constitution”, de “démocratie”, de “solidarité entre Espagnols”, du “vivre ensemble” etc., mais, en sous-main, ne font qu’attiser la haine contre “les Catalans”, ils préconisent des boycotts des produits “catalans”, appellent à “renforcer l’identité du peuple espagnol” et leur politique anti-immigration est chargée de racisme.

Le véritable visage de l’État démocratique

En réalité, ce conflit de racailles de bas-étage entre nationalistes espagnols et catalans démontre à nouveau, de chaque côté, ce que Rosa Luxemburg avait brossé d’une façon si forte et claire : “Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu'elle est. Ce n'est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l'ordre, de la paix et du droit, c'est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l'anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l'humanité qu'elle se montre toute nue, telle qu'elle est vraiment”.22

La situation montre le véritable visage de l’État démocratique. Toutes les forces politiques en scène se revendiquent de la démocratie, de la liberté, des droits de l’Homme, qui seraient le patrimoine de l’État. Les uns au nom de la “défense de la constitution” et de la “souveraineté nationale” (PP, Ciudadanos, PSOE). Les autres au nom de la “liberté démocratique” d’organiser un référendum mais aussi de la constitution (Podemos, indépendantistes). Mais le discours démocratique officiel dissimule la distribution de coups bas, des scandales de corruption que l’on cherche et que l’on fait éclater lorsque cela convient aux uns ou aux autres, des manœuvres, des pièges, etc. Les uns distribuent des “coups” dans le sens le plus concret du terme, en envoyant la gardia civil et la police (même dans des bateaux peints avec des dessins de cartoons!),23 les autres distribuent des “coups de théâtre” ; mais ce qui compte, ce n’est ni les urnes (et pourtant elles sont bel et bien recherchées !), ni les votes, mais les rapports de force, les chantages, dans le plus pur style mafieux. En ce sens, les “anti-système” de la CUP ne restent pas non plus à la traîne, en organisant des manifestations devant des domiciles privés pour intimider, en placardant des affiches de délation montrant du doigt les maires qui s’opposent au référendum dans la meilleure tradition pogromiste. Voilà le véritable fonctionnement de l’État démocratique. Ses rouages ne fonctionnent pas grâce aux votes, aux droits, aux “libertés” et autres mensonges, mais par les manœuvres, les coups bas, les conspirations secrètes, les calomnies, les campagnes de harcèlement et par la répression …

La situation du prolétariat

Le prolétariat est désorienté. Sa perte d’identité, le ressac, le reflux du mouvement du 15 Mai [pour 15 mai 2011], un mouvement très faible certes mais avec des perspectives de futur,24 l’a conduit à la confusion, à une difficulté pour s’orienter selon ses intérêts de classe. Le plus grand danger est que toute sa pensée reste enfermée dans ce cloaque pestilentiel qu’est le conflit Catalogne/Espagne, l’obligeant à raisonner, à ressentir, selon ce faux dilemme “soit avec l’Espagne, soit avec l’indépendance”. Les sentiments, les pensées, les aspirations ne tournent plus autour de la lutte pour les conditions de vie, le futur des enfants, sur l’avenir du monde, etc., des pensées qui sont celles du terrain de classe prolétarien, même s’il est encore embryonnaire, mais sont polarisées sur “Madrid nous vole” ou “l’Espagne nous aime”, sur “drapeau jaune-rouge à bandes équivalentes et une étoile” ou “jaune-rouge à trois bandes”, sur une toile d’araignée de concepts bourgeois : démocratie, droit à l’autodétermination, souveraineté, constitution... La pensée du prolétariat dans la plus grande concentration ouvrière d’Espagne est l’otage de ce tas d’ordures conceptuel issu du passé, de la réaction et de la barbarie. Dans ces conditions, les mesures répressives adoptées le 20 septembre par le gouvernement central peuvent provoquer une série de martyrs, peuvent nourrir la victimisation irrationnelle, et ainsi pousser à une situation émotionnelle de haute tension pour “choisir” la meute nationaliste derrière laquelle se ranger.

Ceci dit, le plus grand danger pour les prolétaires est d’être dévoyés vers la défense de la démocratie. La bourgeoisie espagnole a une longue expérience, dans son affrontement avec le prolétariat, de dévoiement sur le terrain de la défense de la démocratie pour mieux le massacrer ou renforcer l’exploitation. Rappelons-nous comment la lutte, initialement prolétarienne, du 18 juillet 1936 face au soulèvement de Franco, fut déviée sur le terrain de la défense de la démocratie face au fascisme, où le choix entre deux ennemis, la République et Franco, s’est soldé par un million de morts. Rappelons-nous aussi comment en 1981, face aux risques que représentaient les derniers restes du franquisme, le “putsch” du 23 février permit une large mobilisation démocratique du “peuple espagnol”. En 1997, les pas significatifs pour isoler l’ETA furent les mobilisations massives “pour la démocratie contre le terrorisme”.

L’imbroglio catalan est dans l’impasse, avec ou sans référendum ; l’affrontement entre indépendantistes et “espagnolistes” ne fera que se radicaliser et, comme les deux personnages cloués dans la fange du tableau de Goya, Duel à coups de bâton, ils vont continuer à se donner des coups sans retenue, ce qui ne fera que disloquer encore plus le corps social, en exacerbant la division et les affrontements les plus irrationnels. Ce qui est le plus dangereux, c’est que le prolétariat soit englué dans cette bataille rangée, surtout parce que tous les adversaires ne vont pas arrêter d’utiliser l'arme de la démocratie pour légitimer leur propos, en demandant de nouvelles élections, de nouvelles lois et encore de nouveaux “droits à revendiquer”.

Nous sommes conscients de la situation de faiblesse que traverse aujourd’hui le prolétariat. Cela ne nous empêche pas de reconnaître que seule de sa lutte de classe autonome peut surgir une solution. Contribuer à cette orientation signifie s’opposer aujourd’hui à la mobilisation démocratique, au faux choix entre Espagne ou Catalogne, au terrain national et au nationalisme sous toutes ses formes. La lutte du prolétariat et le futur de l’humanité ne peuvent se résoudre qu’en dehors et contre ces terrains pourris.

Acción Proletaria, 27 septembre 2017

 

1 Autrement dit les règles que l’État s’était donné depuis la mort de Franco en 1975 et la transition démocratique.

2 Nous avons déjà publié plusieurs articles au sujet de Podemos. Ciudadanos est, avec Podemos, l'un des deux partis récemment entrés en force au Parlement espagnol. Il est de centre-droit, parfois plus à droite encore que le PP. Concernant le PSOE (parti social-démocrate), on peut lire : Espagne: qu’arrive-t-il au PSOE ? [1], ainsi que les analyses que nous avons développées dans : Referéndum catalán: la alternativa es Nación o lucha de clase del proletariado [2].

3 Cf. Thèses sur la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste [3].

4 Ada Colau est la maire de Barcelone. Son groupe En Comú Podem est allié à Podemos, qui est d’ailleurs déjà une coalition. Toutes ces alliances tendent souvent à la dislocation.

5 Expression utilisée autrefois pour se référer à des nations créées artificiellement pour des intérêts impérialistes.

6 Nous avons déjà cité dans d’autres articles (Acción Proletaria nº 145, Ni nacionalismo vasco, ni nacionalismo español; autonomía política del proletariado !) ce que disaient Engels et Marx au XIXème siècle : “Comment rendre compte de cet étrange phénomène qui consiste en ce que, presque trois siècles après une dynastie des Habsbourg suivi de celle des Bourbons (chacune d’elles étant capable toute seule d’écraser un peuple) les libertés municipales survivent en Espagne justement dans le pays, entre tous les États féodaux, qui a vu surgir la monarchie absolue dans sa forme la moins mitigée et ou, malgré cela, la centralisation n’ait pas réussi à s’enraciner ? La réponse n’est pas difficile. Les grandes monarchies se sont formées au XVIème siècle et se sont installées partout avec la décadence des classes féodales antagoniques. Mais dans les autres grands États d’Europe, la monarchie s’est présentée comme foyer civilisateur, comme le promoteur de l’unité sociale. (…) En Espagne, par contre, tandis que la noblesse sombrait dans la dégradation sans perdre ses pires privilèges, les villes perdirent leur pouvoir médiéval sans pour autant gagner en importance moderne. Depuis l’établissement de la monarchie absolue est advenue la ruine du commerce, de l’industrie, de la navigation et de l’agriculture. Avec le déclin de la vie industrielle et commerciale des villes, le trafic intérieur est devenu de plus en plus rare et le mélange des habitants des différentes régions encore moins fréquents. (…) La monarchie absolue trouva en Espagne une base matérielle qui, par sa propre nature, rejetait la centralisation et elle-même fit tout pour que des intérêts communs, basés sur une division nationale du travail et une multiplication du trafic intérieur, ne surgissent pas. (…) Aussi, la monarchie espagnole, malgré sa ressemblance superficielle avec les monarchies absolues européennes devrait être plutôt classée avec les formes asiatiques de gouvernement. Comme la Turquie, l’Espagne a continué à être un conglomérat de républiques mal régies avec un souverain nominal à leur tête. Le despotisme présentait des caractères divers dans les différentes régions à cause de l’interprétation arbitraire de la loi générale des vice-rois et des gouverneurs ; malgré son despotisme, le gouvernement central n’a pas empêché le maintien dans plusieurs régions des droits et coutumes différents, des monnaies et régimes fiscaux différents. Le despotisme oriental ne s’attaque pas à l’autogouvernement municipal tant que celui-ci ne s’oppose pas à ses intérêts et permet volontiers à ces institutions de continuer leur vie tant qu’elles libèrent ses épaules délicates de la fatigue de toute charge et de la gêne d’une administration régulière” (traduit de la version en espagnol de Revolución en España).

7 Ces trois forces catalanes sont peu ou prou les descendantes directes des partis qui depuis la Generalitat avaient organisé (avec le soutien du PSOE et du gouvernement central de la République, et le “retrait” de la CNT “officielle”) la répression sans concession des prolétaires qui, en mai 1937, s’étaient soulevés contre le choix criminel : République ou rébellion franquiste. À l’époque, la Généralité était dirigée par Companys, du parti de la petite-bourgeoisie catalaniste (un peu l’ancêtre du PdCat) ; le ministre de l’Intérieur, Tarradellas, appartenait à l'ERC d’aujourd’hui, qui a travaillé la main dans la main avec les sbires staliniens du PSUC (dont la CUP peut être considérée comme le descendant patenté) pour mater le soulèvement prolétarien, dernier soupir de la résistance prolétarienne face à la contre-révolution. Par ailleurs, autant la CUP que l’EDC ont récupéré l’héritage des gauchistes et même de groupes terroristes (le PSAN) des années 80-90. Au sein de la CUP, il y a aussi des “anarchistes”, des “altermondialistes”, autrement dit cette “nouvelle gauche” dont est issue Podemos.

8 Nous avons publié en espagnol la brochure : España 1936: Franco y la República masacran al proletariado [4].

9 Entre 1993 et 1996, CIU, le parti de Pujol dont a hérité aujourd’hui Puigdemont, a soutenu le gouvernement du PSOE et entre 1996 et 2000 le gouvernement du PP.

10 Il faut se rappeler que lorsque ces partis manifestaient une certaine rébellion ou essayaient d’aller trop loin dans leurs prétentions “souverainistes”, le PSOE arrivait toujours à les recadrer en exerçant une pression sur eux, par exemple, face aux Catalanistes de Pujol en leur jetant à la figure le scandale de la Banca Catalana qui dû être mise sous tutelle ou avec une affaire de machine à sous qui obligea le PNV à se plier à une coalition avec les socialistes.

11 Abertzlale : expression du patriotisme basque en général et revendiqué particulièrement aujourd’hui par la gauche nationaliste et indépendantiste basque prétendument “révolutionnaire”.

12 https://es.internationalism.org/accion-proletaria/200602/572/el-plan-ibarretxe-aviva-la-sobrepuja-entre-fracciones-del-aparato-polit [5]

13 Ibarretxe a été le chef du gouvernement basque au début des années 2000. En 2005 il présenta un projet devant le Parlement espagnol pour la souveraineté du Pays Basque qui fut rejeté.

14 Tous deux présidents socialistes de la Generalitat : Maragall, (2003-06) et Montilla (2006-10) avec une coalition de gauche (ERC et ICV, anciens staliniens et Verts)

15 L’actuel chef de l’ERC, Oriol Jonqueras, a écrit “dans le quotidien Avui un article très sérieux glosant les différences qui, d’après ce qu’il parait savoir, distinguent la structure de l’ADN propre aux Catalans des formes des hélices de l’acide désoxyribonucléique caractéristiques des homo sapiens originaires du reste de la péninsule ibérique”, article qu’il titra avec le vieux proverbe catalaniste xénophobe “bon vent i barca nova”, utilisé pour inviter les étrangers non désirés a déguerpir. L’un de ses inspirateurs est un ancien président du parti, Heribert Barrera, qui affirmait que “les Noirs ont un coefficient intellectuel moindre que les Blancs”. [tiré de https://www.elmundo.es/cataluna/2017/09/17/59bd6033e5fdea562a8b4643.html [6]]

16 Izquierda Unida (Gauche Unie) est le dernier avatar du PCE. Elle est en coalition avec Podemos au sein de “Unidos Podemos”. [NdT]

17 Personnage comique du vieux cinéma mexicain parlant beaucoup pour ne rien dire, toujours très populaire dans les pays de langue espagnole. [NdT]

18 Cet article a été rédigé la semaine précédant le référendum du 1er octobre et avant la répression qui a eu lieu en Catalogne. Le groupe parlementaire du PSOE voulait voter une motion de “réprobation” contre la vice-présidente du gouvernement à la suite de sa gestion désastreuse et répressive. Mais d’autres voix au sein du PSOE, en particulier la “vieille garde” de l’époque de González ont exprimé leur soutien plein au gouvernement et le mépris qu’ils portent à la direction actuelle du PSOE. Ce qui règne au sein de ce parti est une inaudible cacophonie. [NdT]

19 Internationalisme, (publication de la Gauche Communiste de France) “Rapport sur la situation internationale”, 1945

20 La barbarie nacionalista [7].

21 “Ensemble pour le Oui”, coalition de la droite (PDCat) et de la gauche (ERC).

22 La crise de la Social-démocratie.

23 On a logé les forces de la police nationale au port de Barcelone dans un bateau peint avec des dessins géants de Bip-Bip et Titi. Cela peut rappeler le film de Blake Edwards, Operation Petticoat (Opération Jupons), où un sous-marin américain peint en rose lance du linge féminin à la place des torpilles, ce qui rend perplexes les cuirassés japonais ; cette anecdote montre le degré d’improvisation du PP au fur et à mesure qu’il comprenait que le défi catalan lui échappait.

24 Cf. Le mouvement du 15 Mai [15-M] cinq ans après [8] (2016)

 

Géographique: 

  • Espagne [9]

Récent et en cours: 

  • Catalogne [10]

Rubrique: 

Situation internationale

Menace de guerre entre la Corée du Nord et les États-Unis: c'est le capitalisme qui est irrationnel

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Il y a 72 ans, en août 1945, les deux premières bombes atomiques de l’Histoire étaient lâchées au-dessus d’Hiroshima et Nagasaki. Suite aux énormes destructions déjà perpétrées pendant la Deuxième Guerre mondiale, avec toutes sortes d’armes, notamment les bombes incendiaires, l’utilisation d’armes nucléaires a inauguré une nouvelle ère dans la capacité de destruction menaçant toute vie humaine sur terre.

Le 9 septembre 2017, à l’occasion de la commémoration de l’avènement du régime nord-coréen, les médias nous ont montré un gigantesque raout organisé par l’État et un Kim Jong-Un radieux, vantant la bombe à hydrogène dont venait de se doter le pays comme un “accomplissement extraordinaire et une grande avancée dans l’histoire de notre peuple”. La Corée du Nord a mené à bien l’explosion d’une bombe nucléaire, dont la puissance a dépassé de loin les essais précédents, rejoignant ainsi le club très fermé des puissances nucléaires. L’annonce de cette nouvelle étape dans l’enfoncement de la société bourgeoise dans la barbarie n’est pas arrivée comme un coup de tonnerre dans un ciel d’azur : le macabre triomphe du régime stalinien de Pyongyang dans la technologie de destruction de masse est le point culminant de mois de menaces mutuelles entre les États-Unis et la République Populaire Démocratique de Corée. La Corée du Nord a déjà effectué dix-sept tests de missiles balistiques cette année, plus que tous les tests précédents réunis. Avec la menace d’attaquer l’île américaine de Guam dans le Pacifique ou de viser des cibles américaines sur le continent en utilisant des missiles qui survoleraient le Japon et la menace d’employer l’arme atomique en cas d’attaque américaine, l’épreuve de force entre la Corée du Nord et les États-Unis a atteint une nouvelle dimension. Les États-Unis se disent prêts à riposter avec leur arsenal militaire, économique et politique, le président Trump parlant même de riposter par “le feu et la fureur” si les États-Unis ou l’un de leurs alliés étaient attaqués. Le risque d’utilisation de l’arme atomique met la barre beaucoup plus haut que jamais et constitue une menace directe pour certaines des plus grandes métropoles d’Asie (Séoul, Tokyo, etc.). Les dernières avancées militaires des États-Unis et de leurs alliés, la Corée du Sud et le Japon (en particulier l’installation du nouveau système de missiles THAAD (Terminal High Altitude Area System), ont exacerbé la confrontation entre les États-Unis et la Chine et ont attiré d’autres pays dans la tourmente.

Comment peut-on expliquer les événements de Corée et que signifient-ils pour l’humanité ?

La Corée du Nord espère survivre grâce à la bombe

Durant des décennies, au cours de la guerre froide, ce sont principalement les grandes puissances qui possédaient la bombe atomique. Mais, après 1989, un certain nombre d’autres pays y ont eu accès ou sont en train d’accéder à cette technologie qui rend la menace de destruction mutuelle toujours plus imprévisible. Plusieurs facteurs sont à prendre en compte pour comprendre comment les “seconds couteaux” comme la Corée du Nord ont pu devenir une menace nucléaire. Cette évolution ne peut se comprendre qu’à la lumière d’un contexte historique et international plus large.

Après les dévastations de la Seconde Guerre mondiale et la guerre de Corée qui l’a presque aussitôt suivie, le Nord et le Sud ont dû compter sur leurs “protecteurs” pour leur reconstruction : la Corée du Nord est devenue dépendante de la Chine et de la Russie, deux pays gouvernés par des régimes staliniens incapables d’être compétitifs sur le marché mondial, tant ils étaient en retard sur les pays capitalistes les plus développés. La Russie est devenue une tête de bloc suite à la défaite de l’Allemagne nazie, mais elle est sortie très affaiblie de la guerre et a dû consacrer une grande part de ses ressources à la course aux armements initiée par la guerre froide. Le secteur civil était très en retard sur le secteur militaire. Le contraste entre les blocs se manifestait dans le fait que la Russie exsangue dut récupérer des usines en Europe centrale et orientale, tandis que les États-Unis finançaient généreusement la reconstruction de l’Allemagne et de la Corée du Sud (plan Marshall).

La reconstruction de la Corée du Nord a suivi le modèle stalinien. Alors qu’elle était plus développée économiquement que la Corée du Sud avant 1945, et mieux équipée en matières premières et ressources énergétiques, elle a souffert d’un retard similaire, typique des régimes étouffés par le militarisme et dirigés par une clique stalinienne. De la même façon que l’Union soviétique était incapable de devenir économiquement compétitive sur le marché mondial et était lourdement dépendante de l’utilisation ou de la menace d’utilisation de ses capacités militaires, la Corée du Nord était incapable de développer sa compétitivité. Son principal produit d’exportation, ce sont les armes, quelques matières premières et plus récemment des produits textiles fabriqués à bas prix, ainsi qu’une partie de sa force de travail, que le régime nord-coréen vend sous la forme de “travailleurs contractuels”. (1)

Dans le même temps, la dépendance à l’égard de ses protecteurs que sont la Chine et la Russie a tellement augmenté que 90 % du commerce extérieur de la Corée du Nord se fait avec la Chine. Dirigée par une dictature de parti qui contrôle étroitement l’armée et dans laquelle toutes les factions bourgeoises rivales ont été éliminées, le régime a les mêmes faiblesses congénitales que tous les régimes staliniens(2), mais il a survécu à des décennies de pénurie, de faim et de répression. L’appareil militaire et policier a su empêcher tout soulèvement de la population, en particulier de la classe ouvrière. Par rapport aux règnes d’autres dynasties dans d’autres pays en retard, la Corée du Nord détient le record de longévité d’une dynastie (Kim Il-sung, Kim Jong-il, Kim Jong-un) terrorisant la population depuis plus de soixante ans et lui faisant courber l'échine au nom d’un culte de la personnalité grotesque.

Face aux ambitions nationalistes du Sud, face aux intérêts impérialistes des États-Unis, incapable de compter sur sa force économique, le régime ne peut que se battre pour sa survie en usant d’une répression féroce à l’intérieur et d’un chantage militaire à l’extérieur. A l’ère des armes nucléaires, le chantage doit être suffisamment terrifiant pour dissuader ses ennemis. Kim Jong-un voit la bombe nucléaire comme son assurance-vie. Comme il l’a déclaré lui-même, il a tiré les leçons de ce qui s’est passé en Ukraine et en Libye d’une part, au Pakistan d’autre part. Après l’effondrement de l’URSS, l’État ukrainien nouvellement formé a été obligé, non seulement par Moscou mais aussi par Washington, de remettre son arsenal nucléaire aux Russes. De même pour la Libye, qui a accepté d’abandonner ses velléités d’acquérir la bombe nucléaire en échange de la fin de l’isolement international du régime de Kadhafi à Tripoli. L’Irak a connu un sort similaire, Saddam Hussein ayant abandonné son programme nucléaire suite aux menaces principalement américaines.(3) Le Pakistan par contre, a réussi à acquérir la bombe. Ce qui frappe, à travers ces exemples, c’est la façon dont sont traités des pays selon qu’ils possèdent ou non une capacité nucléaire. A ce jour, les États-Unis n’ont jamais menacé le Pakistan militairement, et cela malgré le fait que le régime de Lahore demeure un défenseur des Talibans en Afghanistan, ait hébergé Ben Laden et se soit rapproché de la Chine, principal rival des États-Unis. Inversement, l’Ukraine, dépouillée de ses armes nucléaires, a été attaquée par la Russie, et la Libye par la France et la Grande-Bretagne (avec les États-Unis en arrière-plan). La leçon est claire : aux yeux de leurs dirigeants, la bombe est peut-être le meilleur moyen pour les puissances faibles d’éviter d’être trop malmenées, voire envahies par les États plus forts. Cette politique est bien entendu considérée comme inacceptable par les grandes puissances, qui disposent elles-mêmes depuis des décennies d’un arsenal nucléaire et utilisent la menace atomique pour défendre leurs propres intérêts impérialistes. Malgré la fin de la guerre froide, toutes les puissances nucléaires de l’époque (États-Unis, Russie, Chine, Grande-Bretagne et France) ont gardé un énorme arsenal nucléaire estimé à 22 000 bombes nucléaires.(4) Parmi les puissances nucléaires existantes, jusqu’à présent, seuls les missiles russes et chinois pouvaient atteindre le territoire américain, les missiles iraniens (équipés ou non d’ogives nucléaires), ne le peuvent pas. La Corée du Nord serait le premier État “fou” à pouvoir le faire. C’est insupportable pour les États-Unis. Depuis 1989, la prolifération nucléaire a donc permis à d’autres pays d’accéder à cette technologie ou de produire rapidement des bombes. Personne ne peut, par ailleurs, exclure le risque que ces armes ne tombent entre les mains de groupes terroristes. La menace d’un holocauste “bipolaire” a cédé la place au cauchemar encore pire d’un génocide “multipolaire”.

Mais cette nouvelle escalade ne saurait être expliquée uniquement par les spécificités du régime nord-coréen et sa lutte pour la survie. Le conflit en Corée lui-même a une autre dimension due à sa position géostratégique et à son importance pour les États-Unis et la Chine dans l’exaspération de leurs rivalités impérialistes globales.

La Corée sur l’échiquier impérialiste

La Corée a toujours été la cible des ambitions impérialistes de ses voisins. Comme nous l’écrivions dans notre numéro spécial de la Revue Internationale consacré à l’Extrême-Orient : “Les raisons sont évidentes : entourée par la Russie, la Chine et le Japon, la position géographique de la Corée en fait un tremplin pour une expansion des pays limitrophes. La Corée est inextricablement logée dans un casse-noix, entre l’empire de l’archipel du Japon et les deux empires continentaux de la Chine et de la Russie. La maîtrise de la Corée permet le contrôle de trois mers : la Mer du Japon, la Mer Jaune et la Mer de Chine Orientale. Sous le contrôle d’un pays, la Corée pourrait être le couteau dans le dos d’autre pays. Depuis les années 1890, la Corée a été la cible des ambitions des trois grands requins impérialistes de la région : la Russie, le Japon et la Chine avec le soutien et la résistance respectifs des requins européens et américain agissant en arrière-plan. Même si, en particulier, la Corée du Nord a d’importants gisements de matières premières, c’est avant tout sa position stratégique qui fait de ce pays une pierre angulaire essentielle pour l’impérialisme dans la région”. Surtout, depuis la partition du pays au cours de la guerre de Corée, la Corée du Nord sert de tampon entre la Chine et la Corée du Sud et, en conséquence, entre la Chine et les États-Unis. Si le régime du Nord tombait, non seulement les troupes sud-coréennes, mais aussi les troupes américaines se trouveraient encore plus près de la frontière chinoise, un cauchemar pour la Chine. Ainsi, la Chine est condamnée à soutenir le régime de Corée du Nord afin de défendre ses frontières, avant tout contre les États-Unis. Compte-tenu de la tendance du régime nord-coréen à agir de manière imprévisible et incontrôlable, la Chine doit appliquer certaines sanctions contre Pyongyang, mais elle s’oppose à l’étranglement complet du régime. Pour la Chine, la politique agressive de Pyongyang est à double tranchant : d’une part, elle provoque une réponse militaire plus véhémente des États-Unis, de la Corée du Sud et du Japon, affaiblissant la position chinoise au nord, tout en laissant plus de marge de manœuvre au sud (par exemple en Mer de Chine méridionale). Mais l’effondrement du régime nord-coréen la rendrait beaucoup plus vulnérable vis-à-vis des États-Unis et de son ennemi historique, le Japon. Les conséquences d’un éventuel effondrement de la Corée, telles un afflux de réfugiés via ou vers la Chine, seraient extrêmement déplaisantes pour Pékin.

Bien que leur position soit menacée et compromise, les États-Unis peuvent, paradoxalement, tirer parti des menaces nord-coréennes, car elles sont une justification bienvenue au renforcement de leur présence militaire ou à celle de leurs alliés autour de la Chine. On peut supposer que si Pyongyang n’avait pas agi de manière aussi provocante, les États-Unis n’auraient pas pu installer aussi facilement leur nouveau système d’armes THAAD en Corée du Sud. Toute arme stationnée en Corée du Sud peut facilement être utilisée contre la Chine, et ainsi ce système, qui est présenté comme une arme “défensive” pour la Corée du Sud, est en même temps une arme “offensive” contre la Chine.

Le conflit est aggravé par la nouvelle répartition des forces en Extrême-Orient. Presque en même temps que son ascension économique dans les années 1990, la Chine a également commencé à développer de nouvelles ambitions impérialistes. Ainsi, nous avons vu la modernisation de son armée, l’établissement des bases navales du “collier de perles” autour de son territoire et dans les eaux de l’Océan Indien et de l’Asie du Sud-Est, une occupation militaire dans quelques parties du Sud de la Mer de Chine, la construction d’une base militaire à Djibouti, l’accroissement de son poids économique en Afrique et en Amérique Latine, des manœuvres communes avec la Russie en Mer Baltique, en Méditerranée et en Extrême-Orient, etc. Les États-Unis ont déclaré que la Chine était la menace n°1 à contenir. C’est pourquoi le processus de réarmement du Japon (peut-être même en ce qui concerne l’armement nucléaire), comme les efforts militaires accrus en Corée du Sud, font partie d’une stratégie globale tant pour protéger la Corée du Sud que pour contenir la Chine. Bien sûr, cela a donné un coup de pouce supplémentaire à l’industrie américaine de l’armement. Avec l’Arabie Saoudite, la Corée du Sud est devenue l’un des clients les plus importants de l’industrie d’armement américaine. Sa contribution au financement de l’énorme appareil militaire des États-Unis est aujourd’hui considérable.

En même temps, compte-tenu du fait que la Corée du Nord a maintenant une capacité nucléaire, il est beaucoup plus difficile pour l’impérialisme américain de se retirer militairement de cette région et il est susceptible de réagir encore plus fermement contre la Chine dans d’autres endroits stratégiques. Toute confrontation directe avec la Corée du Nord déclencherait une dynamique de destructions des deux côtés. La moitié de la population de Corée du Sud vit dans la région de Séoul et un grand nombre des 250 000 Américains qui vivent en Corée du Sud habitent aussi dans cette zone à portée du tir des missiles nord-coréens. Les menaces de “fureur et de feu” de Trump entraîneraient la mort non seulement d’un très grand nombre de Coréens, mais aussi de beaucoup de citoyens américains. L’anéantissement du régime du Nord ne pourrait se faire qu’au prix de destructions gigantesques en Corée du Sud, sans même parler de l’escalade que cela entraînerait au niveau impérialiste mondial.

La vision qui domine sur ces événements dans la presse bourgeoise est qu’ils seraient la conséquence de la folie du régime nord-coréen, ou l’expression du narcissisme et de l’irrationalité à la fois de Kim Jong-un et de Donald Trump. Il est vrai que les deux dirigeants présentent de nombreuses caractéristiques intéressantes pour une étude psychiatrique et que leur façon de parler et d’agir donne à la montée en puissance des tensions un ton spectaculaire et presque hystérique. Mais, comme nous l'avons souligné, du point de vue de la défense de son Capital national, la politique nucléaire de Kim Jong-un est tout à fait cohérente. La véritable irrationalité se situe à un autre niveau : dans la compétition entre États nationaux à l’ère de la décadence avancée du capitalisme. La course aux armements en Extrême-Orient n’est qu’une expression du cancer du militarisme qui se répand, l’inéluctable conséquence d’un système social pris au piège d’une impasse historique. Aucun politicien, quel que soit son profil psychologique, ne peut échapper à la logique mortelle de ce système. Le très intelligent et cohérent Barack Obama avait promis de réduire le désastreux engagement de l’administration Bush au Moyen-Orient, et pourtant, s’il a retiré des troupes d’Irak ou d’Afghanistan, il a été obligé d’augmenter la présence américaine en Extrême-Orient. Trump a critiqué ses prédécesseurs pour leur incapacité à éviter de s’engager dans des guerres “à l’étranger”, surtout au Proche-Orient, mais il est maintenant obligé d’augmenter la présence américaine pratiquement partout, y compris au Proche-Orient. En réalité, Obama et Trump ont tous deux démontré que l’emprise du militarisme est plus forte que les déclarations ou les désirs de politiciens individuels.

Les différences entre la Chine et la Corée du Nord

L’Histoire a montré que la Chine a payé un prix élevé dans sa lutte pour la Corée. Pendant la guerre de Corée, les troupes de Mao Tse Toung ont organisé leur première invasion à l’étranger, subissant de lourdes pertes ; depuis la Deuxième Guerre mondiale et encore plus après la guerre de Corée, les États-Unis ont su utiliser la menace chinoise pour justifier le maintien de leurs énormes bases dans la région. De plus, pèse sur la région la rivalité entre la Chine et le Japon. Dans un tel contexte, comme il n’est pour le moment pas question pour la Chine d’employer la force contre la Corée du Sud, elle utilise l’arme économique. Son but est de rendre la Corée du Sud le plus dépendante possible de l’économie chinoise. Aujourd’hui, le principal marché d’exportation de la Corée du Sud est la Chine (environ 23 %), plus que les États-Unis (12 %). La Corée du Sud est le quatrième marché à l’exportation pour les produits chinois. L’installation du système anti-missile THAAD en Corée du Sud a été symboliquement un grave revers pour la politique chinoise. Pékin s’est sentie obligée de réagir immédiatement par la menace de sanctions économiques contre Séoul. La politique de Pékin à l’égard de Pyongyang, depuis quelque temps, consiste à tenter de la persuader de suivre son exemple ou celui du Vietnam : privatisation des entreprises publiques et ouverture aux investissements étrangers tout en maintenant le parti stalinien au pouvoir. Kim Jong-un s’est montré beaucoup plus réceptif à cette suggestion que son père. On évalue entre 30 et 50 % la part de l’économie qui serait aujourd’hui passée dans le secteur “privé”, ce qui, comme l’ont montré les expériences des pays de l’Europe de l’est, de la Russie et de la Chine, signifie principalement : dans les mains de membres du parti ou de l’armée elle-même. Même si ces privatisations ne sont pas officielles (elles n’ont pas de base légale, ce qui fait qu’elles peuvent être annulées à tout moment), elles semblent avoir rendu certaines branches de l’économie plus efficaces. Un système de téléphonie mobile national, avec un million d’utilisateurs, a été mis en place (avec l’aide d’une société égyptienne).

Mais, malgré cela, les relations entre Pékin et Pyongyang se sont régulièrement détériorées ces dernières années, et le degré d’influence de la première sur la seconde a beaucoup diminué. Le principal sujet de discorde est le programme nucléaire. Tout en suivant dans une certaine mesure les propositions chinoises de développement économique, Kim Jong-un a toujours insisté sur le fait que sa première priorité est “la bombe” et non l’économie. Pour lui, la bombe est la garantie de la survie de son régime. La bombe des Kim n’est donc pas seulement le symbole des limites de l’influence chinoise, elle montre aussi combien les intérêts militaires l’emportent sur les intérêts économiques.

Le fait que la Chine ne soit pas une tête de bloc impérialiste et ne puisse imposer aucune “discipline” à la Corée du Nord, ajoute un élément supplémentaire dans lequel la tendance au chacun pour soi rend la situation encore plus imprévisible. Enfin, il faut souligner que, si Kim Jong-un et son armée luttent pour leur survie à l’aide de la bombe en comptant sur l’espoir qu’ont les États-Unis d’éviter un conflit nucléaire, un tel calcul n’a jamais empêché les dirigeants capitalistes de mener une politique de la terre brûlée en risquant leur propre anéantissement pour garder le pouvoir ou simplement par désir de vengeance. Hitler a-t-il hésité à commander des massacres et des exécutions jusqu’à son dernier souffle ? Assad n’a-t-il pas accepté la destruction de vastes zones de son pays pour en garder le contrôle ?

En Extrême-Orient, on peut voir nettement l’exacerbation des tensions entre les principaux rivaux que sont la Chine et les États-Unis, la Russie et le Japon s’acoquinant avec l’un ou l’autre. Mais aucune des deux puissances n’a réuni un bloc militaire derrière elle. Le Japon et la Corée du Sud soutiennent les États-Unis dans la mesure où ils peuvent recevoir un certain niveau de protection contre la Corée du Nord et la Chine ; mais ils ne sont pas des laquais des États-Unis et cherchent constamment une marge de manœuvre à leurs dépens. La Corée du Sud et le Japon ont également des conflits territoriaux entre eux au sujet de certaines îles. Pendant ce temps, d’autres pays, qui dans le passé ont soutenu les États-Unis, comme les Philippines qui comptent sur le soutien militaire des États-Unis pour lutter contre les terroristes de toutes sortes dans le pays, ont menacé de prendre parti pour la Chine dans le conflit autour de la Mer de Chine du Sud, et Duterte a également évoqué la possibilité d’acheter des armes russes et chinoises au lieu de se fournir en Occident. En Corée du Sud elle-même, bien que les États-Unis demeurent un garde du corps indispensable, les Américains ne peuvent pas compter sur une loyauté inconditionnelle de la part des factions dirigeantes, dont certaines pensent qu’elles ne sont que des pions sur un échiquier pour les États-Unis.

Les intérêts nationaux de la classe dominante en Corée du Sud

Parce que les deux Corées sont des tampons essentiels entre les principaux rivaux, tous les requins impérialistes de la région ont intérêt à ce que la Corée reste divisée. Il en va de même pour la Corée du Nord. Cependant, la classe dirigeante de Séoul a toujours rêvé et périodiquement émis le souhait d’une réunification. La “politique du soleil qui brille”, qui préconise une coopération croissante avec Pyongyang, est une tentative d’ouvrir la voie à un règlement à long terme avec l’espoir final d’une réunification. Ce rêve, au sein de la classe dirigeante sud-coréenne, est devenu plus audible après la réunification de l’Allemagne en 1990. Cela a donné un coup de fouet aux aspirations du Sud pour remettre l’unification de la Corée à l’ordre du jour de la politique mondiale. A la suite de l’exemple allemand, les politiciens sud-coréens ont commencé à exprimer leur politique “du soleil qui brille” comme une sorte de version coréenne de l’Ostpolitik du chancelier d’Allemagne de l’Ouest Willy Brandt dans les années 1970. Son objectif était de créer une dépendance économique et “humanitaire” du Nord comme moyen de préparer la réunification. Une fois que les deux États coréens se furent reconnus diplomatiquement, ils sont tous les deux devenus membres des Nations Unies en septembre 1991. Trois mois plus tard, ils ont signé un accord sur “la réconciliation, la non-agression, le commerce et la collaboration”. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un traité de paix, cet accord a mis officiellement fin à l’état de guerre entre les deux Corées. Comme l’a souligné le gouvernement sud-coréen à l’époque, le traité de paix auquel il aspirait avait été bloqué par le refus des États-Unis de reconnaître diplomatiquement la Corée du Nord. Cette attitude de Washington a sapé la politique du “soleil qui brille” de sorte qu’un nouveau président, Kim Young-sam, avec l’appui du président Bill Clinton, est revenu à la politique de confinement agressif du Nord. Cette dernière politique prend comme modèle la doctrine Kennan développée par les États-Unis contre l’URSS au cours de la guerre froide. Elle signifie l’encerclement militaire et l’étranglement économique de son ennemi, afin de mettre son régime à genoux. En 1994, en réponse aux mesures nord-coréennes pour développer ses armes nucléaires, le président américain Bill Clinton avait envisagé une attaque préventive contre les centrales nucléaires du pays. Malgré l’abandon du projet nucléaire par la Corée du Nord lors des accords de Genève en automne 1994, les États-Unis ont durci leur position contre la Corée du Nord. La nouvelle aggravation du conflit entre les deux Corées a certainement accentué la famine qui a affligé la Corée du Nord entre 1995 et 1998. Cette catastrophe, à son tour, a été utilisée par les tenants de la politique du “soleil qui brille” pour regagner un peu d’influence.

Le fondateur du consortium géant Hyundai, Chung Ju Yung, aurait remis en question la politique économique de l’étranglement de la Corée du Nord par le gouvernement de Séoul, en 1998, en offrant symboliquement un millier de vaches au Nord. Au début des années 2000, Kim Dae Jung, le principal défenseur de la politique du “soleil qui brille”, qui avait remporté les élections présidentielles sur cette base, a rencontré son homologue du Nord Kim Jong-Il (le père de Kim Jong-un). La réticence du Nord à participer à ce sommet “historique” avait été surmontée à l’aide d’un paiement de 186 millions de dollars fourni par le géant Hyundai, un accord avec l’aide du chef des services secrets sud-coréens. Cela fut suivi, en 2004, par une entreprise audacieuse : l’établissement, à Kaesong, en Corée du Nord, d’une zone économique spéciale, sur le modèle chinois, où les entreprises sud-coréennes pouvaient investir et exploiter la très peu coûteuse force de travail nord-coréenne. Pour sa politique du “soleil qui brille”, Kim Dae-jung a reçu le prix Nobel de la Paix. Mais elle lui a également apporté, ainsi qu’à son successeur Roh Moo-hyun, l’hostilité de ses rivaux et des États-Unis.

La Corée du Nord était furieuse du retour triomphant des partisans du “Soleil qui brille” dans le Sud. Afin d’en comprendre la raison, il suffit de regarder ce qui s’est passé en Allemagne : l’Allemagne de l’Est, dirigée par les staliniens, a été avalée toute crue en 1990. Devant une telle situation, les staliniens nord-coréens auraient risqué non seulement de perdre le pouvoir, comme cela s’est produit à Berlin-Est, mais aussi la vie. L’approche plus conciliante de Séoul n’a pas suffi à calmer les dirigeants de Pyongyang qui sentaient que cela pouvait devenir le début de la fin de la Corée du Nord. Les espoirs de “Soleil qui brille” selon lesquels le régime du Nord pourrait soutenir sa politique de “transformation par la coopération” semblent avoir été déçus et n’a reçu aucun soutien de Washington.

Après l’intermède Park Gyun-he,(5) partisane d’une course à la confrontation avec le Nord, Moon Jae-in a gagné les élections présidentielles en 2017. Moon est venu au pouvoir en tant que défenseur de la doctrine du “Soleil qui brille”. Il aurait été indigné par la nouvelle escalade entre la Corée du Nord et les États-Unis. Il a au moins au départ mis en question la décision de Donald Trump (prise apparemment sans consulter le gouvernement de Séoul) d’installer le système THAAD en Corée du Sud, une étape déjà prévue sous Park Gyun–he, la présidente destituée. Au lieu de prendre le parti de Trump dans le conflit actuel, le gouvernement de Séoul a initialement appelé à la retenue des deux côtés. Cependant, après les derniers essais et les menaces nucléaires, Ban Ki Moon a soudain demandé le déploiement des armes atomiques américaines et imposé l’installation du nouveau système THAAD en Corée du Sud. En outre, le rayon d’action des missiles sud-coréens (jusqu’à présent limité à 800 km), et leur capacité de charge de 500 kg devraient être considérablement augmentés. Il est trop tôt pour conclure que tout cela signifie un irrémédiable abandon de la politique du “Soleil qui brille”, mais il y a certainement un risque.

Le rôle-clé de la classe ouvrière

Dans tous ces pays, la classe dirigeante essaie d’attirer la classe ouvrière sur un terrain nationaliste. Mais elle doit refuser de se laisser entraîner dans ce piège. Certes, la combativité et la conscience de la classe en Corée du Nord sont difficiles à évaluer. Face à la surveillance quotidienne et à la terreur, toute résistance devrait être massive d’emblée et se confronterait aussitôt à l’État et à son appareil militaire et policier. Cela semble peu probable dans l’immédiat. De plus, les sanctions de l’ONU n’étrangleront pas le régime nord-coréen ; mais elles toucheront surtout la population. Chaque fois que les dirigeants saluent des tests de missiles réussis, les travailleurs et les paysans savent que de nouvelles sanctions sont à l’horizon, pour lesquelles ils devront payer la note. Ils savent aussi que leurs dirigeants n’ont que faire du risque de famine.

Le poids le plus lourd repose sur les épaules de la classe ouvrière en Corée du Sud et en Chine. Bien que des décennies de “campagnes anti-communistes” aient déformé le point de vue de nombreux travailleurs sur le communisme, les travailleurs sud-coréens et chinois ont, au cours des dernières décennies, participé à des nombreuses luttes militantes et massives, ce qui indique qu’ils ne sont pas prêts à se sacrifier dans une guerre impérialiste pour les intérêts de leurs exploiteurs. Quel que soit le degré de résistance du prolétariat, pour faire face à la guerre, il est essentiel que s'exprime une voix défendant le vieux principe et le slogan le plus ancien de la classe ouvrière : “Les prolétaires n’ont pas de patrie”. C’est pourquoi nous soutenons et avons publié publions également le texte écrit par le groupe coréen International Communist Perspective [11] (ICP).

Nous avons quelques critiques à faire sur cette déclaration, en particulier son insistance sur l’installation des THAAD qui pourrait suggérer l’idée qu’une campagne contre un objectif précis pourrait être l’équivalent de la lutte des ouvriers pour défendre leurs intérêts contre les exigences de la machine de guerre. Ce n’est pas en faisant campagne contre telle ou telle arme de guerre particulière que la classe ouvrière peut développer sa conscience. La tâche des révolutionnaires est de démontrer l’impasse de l’ensemble de ce système, en participant aux luttes qui présentent des revendications de classe, qui peuvent permettre de déchirer le voile d’illusion d’une “unité nationale” et développer une réelle solidarité avec les travailleurs des autres pays. Néanmoins, il faut débattre des différents points de vue entre internationalistes, et cela ne doit pas nous empêcher de défendre ensemble les principes qu’ils partagent. Il nous faut nous rappeler que Lénine et Rosa Luxemburg, après l’éclatement du premier conflit mondial, se sont battus ensemble contre la guerre impérialiste, mais débattaient chaudement sur la question nationale. C’est sans réserve que nous nous tenons solidairement aux côtés des camarades du ICP et de tous ceux qui luttent pour un réel internationalisme dans cette région.

CCI, le 18 septembre 2017

 

1 Les ouvriers gagnent entre 120 et 150 dollars par mois, travaillant comme des esclaves et n’ayant qu’un jour ou deux de congé par mois.

2 Cf. Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l’Est [12] (Revue Internationale, n° 60, 1er trimestre 1990, et dans notre brochure "Effondrement du Stalinisme").

3 Le secrétaire américain aux Affaires étrangères, Powell, et le Premier Ministre britannique, Blair, ont tous deux alerté sur le fait que Saddam Hussein détenait l’arme nucléaire ; cela s’est révélé être une fausse information qui servit de prétexte pour envahir l’Irak.

4 Les États-Unis, en tant qu’unique super-puissance, bien qu’affaibli et défié partout dans le monde, ont néanmoins permis à leur vieil allié israélien et à l’Inde de s’équiper de la bombe nucléaire, dans la mesure où cela pouvait servir leurs intérêts (dans le cas de l’Inde, c’est un contrepoids face à la Chine et au Pakistan). Ainsi, les États-Unis eux-mêmes contribuent à la prolifération de l’arme nucléaire.

5 Les raisons de la destitution de Park Gyun-he étaient multiples : d’un côté il y avait la lutte pour le pouvoir entre “Soleil qui brille” et les “va-t’en–guerre” : ces derniers ont participé à la campagne contre Park Gyun-he. En même temps, l’indignation de la population face à l’ampleur de la corruption de la classe politique a également contribué à sa disgrâce. A tous les niveaux cela a servi à redorer le blason de la démocratie.

 

Géographique: 

  • Corée du Sud [13]

Rubrique: 

Situation internationale

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Links
[1] https://es.internationalism.org/print/book/export/html/4234 [2] https://es.internationalism.org/accion-proletaria/201708/4224/referendum-catalan-la-alternativa-es-nacion-o-lucha-de-clase-del-prole [3] https://fr.internationalism.org/book/export/html/805 [4] https://es.internationalism.org/cci/200602/539/espana-1936-franco-y-la-republica-masacran-al-proletariado [5] https://es.internationalism.org/accion-proletaria/200602/572/el-plan-ibarretxe-aviva-la-sobrepuja-entre-fracciones-del-aparato-polit [6] https://www.elmundo.es/cataluna/2017/09/17/59bd6033e5fdea562a8b4643.html [7] https://es.internationalism.org/revista-internacional/200712/2116/la-barbarie-nacionalista [8] https://fr.internationalism.org/icconline/201610/9455/mouvement-du-15-mai-15-m-cinq-ans-apres [9] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/41/espagne [10] https://fr.internationalism.org/en/tag/7/529/catalogne [11] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201711/9609/face-aux-tensions-imperialistes-coree-declaration-internationa [12] https://fr.internationalism.org/en/brochure/effondt_stal_annexe [13] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/232/coree