Un panorama de la situation internationale montre l’accentuation de la barbarie et du chaos mondial. La série impressionnante d’attentats durant cet été, frappant de nouveau le cœur du monde capitaliste, ajoutée à la guerre au Moyen-Orient, en sont des illustrations tragiques.
Quelles que soient les cliques au pouvoir et leurs mesures sécuritaires, elles étalent leur impuissance et la vacuité de leurs promesses lorsqu’elles prétendent vouloir améliorer notre quotidien et notre sécurité. En réalité, leurs conduites sont totalement dictées par des objectifs inverses : assurer l’exploitation maximale du travail salarié en temps de crise et défendre des intérêts impérialistes où les civils sont otages de quadrillages militaires et policiers. Tout ceci confirme l’impasse historique d’une classe dominante bourgeoise à bout de course, soufflant la peste et le choléra pour maintenir ses privilèges et son mode de production obsolète. Au quotidien, la corruption, l’aggravation des tensions entre fractions et cliques bourgeoises, la spirale de la violence, le chômage massif et la paupérisation sont les œuvres majeures d’une crise économique chronique, expression d’un mode de production capitaliste dont l’agonie prolongée menace aujourd’hui l’espèce humaine. Malgré les tentatives désespérées de la part de la classe dominante pour faire émerger des fractions plus lucides, responsables et présentables, comme ce fut le cas en France avec la tentative cependant réussie de mettre au pouvoir un Macron, le discrédit politique des partis traditionnels et les personnalités en panne d’inspiration conduisent le plus souvent les moins aptes à la “gouvernance” pour défendre les intérêts supérieurs du capital : incapacité d’entreprendre de réelles politiques globales et cohérentes, d’avoir une vision en profondeur sur le long terme (autre que celle du profit et de la rentabilité immédiate). Ce phénomène est alimenté par le “populisme”, un produit de la décomposition capitaliste qui s’est enkysté insidieusement dans la société. Dans plusieurs pays, la classe dominante en vient de ce fait à perdre graduellement le contrôle des rouages politiques qu’elle a durant des décennies utilisé pour tenter de freiner les effets politiques les plus néfastes et délétères du capitalisme en faillite. L’État et les fractions les plus conscientes de la bourgeoisie tentent bien de réagir, ponctuellement avec quelques succès, comme on vient de le souligner pour le cas Macron, mais ceci ne fait que retarder ou ralentir ce processus, sans vraiment pouvoir l’enrayer définitivement. Ce dernier s’aggrave au contraire en détériorant la situation. Et en effet, depuis le Brexit et l’élection de Trump, les incertitudes, les revirements et l’imprévisibilité la plus totale n’ont fait que donner un coup de fouet à la dynamique du “chacun pour soi” et à la barbarie croissante. Un peu partout dans le monde, les hommes politiques, au centre des grandes décisions, tendent à exprimer la part la plus sombre de leur personnalité. On observe un Poutine manipulateur et paranoïaque, tout comme Érdogan en Turquie est adepte du culte de la personnalité, un Maduro jusqu’au-boutiste prêt à tout “brûler” au Venezuela, s’agrippant coûte que coûte au pouvoir, un Duterte dirigeant les “escadrons de la mort” et prêt à tuer n’importe quel opposant et à s’en vanter ouvertement, un Kim-Jong-Un, colérique et provocateur, véritable psychopathe..., la liste est trop longue pour continuer. Le plus frappant, c’est surtout qu’au cœur même de grandes nations, notamment de la première puissance mondiale, les États-Unis, on trouve des personnalités comme par exemple un Trump, totalement narcissique, pétri lui aussi de brutalité et d’imprévisibilité. En Grande-Bretagne, les volte-face de Theresa May rendent l’avenir de l’UE très incertain. Comment expliquer la simultanéité de ces profils, aussi multiples que tristement semblables, auparavant l’apanage de quelques “républiques bananières” ?
Tout cela n’est pas le fruit, selon nous, d’un simple hasard, mais un produit de la période historique actuelle. La phase ultime de décomposition du mode de production capitaliste marque l’histoire et la personnalité des hommes de son empreinte. Elle exprime leurs limites en dictant presque leurs actes, ceux de l’impuissance marquée par le sceau de l’aveuglement, de l’irresponsabilité, de l’immoralité et quasiment une soif de répression et de terreur, en se déclarant prêts à faire couler le sang... Parmi les réflexions les plus remarquables du mouvement ouvrier sur la question des portraits politiques, on peut se remémorer les écrits de Trotski : “certains traits de ressemblance sont, naturellement, dus au hasard et n’ont, dans l’histoire, qu’un intérêt anecdotique. Infiniment plus importants sont les traits greffés ou directement imposés par de toutes puissantes circonstances, qui jettent une vive lumière sur les rapports réciproques de l’individu et des facteurs objectifs de l’histoire.”1 Exprimant tout en finesse par un cadre théorique les portraits et les destins croisés du tsar Nicolas II de Russie et du roi Louis XVI en France, Trotski a su parfaitement dépeindre les marques du déclin historique sur ces célèbres figures de l’aristocratie : “Louis et Nicolas étaient les derniers rejetons de dynasties dont la vie fut orageuse. En l’un et l’autre, un certain équilibre, du calme, de la “gaieté” aux minutes difficiles exprimaient l’indigence de leurs forces intimes de gens bien éduqués, la faiblesse de leur détente nerveuse, la misère de leurs ressources spirituelles. Moralement castrats, tous deux, absolument dénués d’imagination et de faculté créatrice, n’eurent que tout juste assez d’intelligence pour sentir leur trivialité et ils nourrissaient une hostilité jalouse à l’égard de tout ce qui est talentueux et considérable. Tous deux se défendirent contre l’invasion d’idées nouvelles et la montée de forces ennemies. L’irrésolution, l’hypocrisie, la fausseté furent en tous deux l’expression non point tant d’une faiblesse personnelle que d’une complète impossibilité de se maintenir sur des positions héritées.”2 Et il ajoute ceci : “les déboires de Nicolas comme ceux de Louis provenaient, non de leur horoscope personnel, mais de l’horoscope historique d’une monarchie de caste bureaucratique. Tous deux étaient, avant tout, les rejetons de l’absolutisme.” Avec la phase de décomposition du capitalisme, on atteint une dimension supplémentaire car les deux dernières classes fondamentales de l’histoire : la bourgeoisie et le prolétariat, dans leur confrontation réciproque, ne parviennent pas pour l’instant à affirmer une perspective ouverte au sein de la société, à donner un sens visible pour notre futur. Notre époque trouve aussi ses “rejetons”, des Louis XVI et des Nicolas II à foison presque plus caricaturaux... Porteurs d’idéologies de plus en plus marquées par la décomposition et du fait de l’absence d’une alternative révolutionnaire pour l’instant, les dirigeants bourgeois ne nous offrent que l’odeur de la terre brûlée. La société est comme bloquée, enfermant l’humanité dans la prison tragique de l’immédiat, plongeant ainsi le monde dans la le chacun pour soi, la rapine, le chaos et la barbarie croissante.
Depuis l’élection de Trump, la situation mondiale s’est fortement dégradée. De par le contexte historique particulier, les actes d’un tel personnage, inspirés par ses vues étriquées de dirigeant d’entreprise despote et mégalomane, animé par une sorte de révolte sournoise, obscurantiste et paradoxalement “anti-élite” qui s’était déjà installée comme référent au sein de la société civile, le pousse à rompre avec les traditions et les codes d’un ordre établi de plus en plus rejeté.
On peut en illustrer les conséquences. On a vu la politique américaine de Trump mettre de l’huile sur le feu en entrant dans le jeu des surenchères militaires avec la Corée du Nord, soulignant en arrière-plan un réel bras de fer de plus en plus tendu et dangereux avec la Chine et d’autres puissances asiatiques. Autre exemple significatif parmi tant d’autres, la conduite de Trump au Moyen-Orient, remettant en cause la politique traditionnelle des États-Unis par des revirements diplomatiques brutaux, notamment contre l’Iran, jetant aussi de l’huile sur le feu de cette poudrière. Du coup, les États-Unis, puissance déclinante, apparaissent encore moins “fiables”, d’autant qu’ils sont eux-mêmes aspirés par la dynamique des tensions militaires, poussés à faire usage des armes sans pouvoir freiner la spirale de guerre. Il en est ainsi à Mossoul, où la guerre entre la coalition et Daesh se soldent par 40000 morts civils, annoncés en catimini par les média, sans qu’une alternative visible au chaos et aux cendres n’apparaisse pour cette région. Alors que le but affiché était de “lutter contre le terrorisme”, le résultat a été contraire : une vague d’attentats accrue, ponctuée par exemple par les tragiques événements de Barcelone et par la recrudescence d’un flux de réfugiés tentant de fuir la guerre et la misère au péril de leur vie. Ces derniers sont, soit refoulés vers des camps, soit livrés à la mort en Méditerranée. L’absence totale de vision politique, l’enlisement dans une logique de guerre ne font que généraliser la violence et les mécanismes de vengeances, diffuser les métastases du terrorisme, diluer et généraliser l’influence de l’idéologie djihadiste vers des zones géographiques plus larges et étendues, comme en Afghanistan.
Ces tensions au Moyen-Orient, porteuses de guerre, ne sont pas uniques. Dans le même sens, les annonces de Trump d’une possible intervention militaire américaine au Venezuela n’ont fait que durcir la position de Maduro au lieu d’apaiser la situation, ce dernier instrumentalisant cette menace américaine pour justifier sa politique. Sur le plan de la politique intérieure aux États-Unis, les déclarations et les actes politiques de Trump n’ont fait que s’accumuler, là aussi, aiguisant les tensions et le discrédit gouvernemental, par exemple les sympathies affichées par le président envers les activistes les plus racistes de l’extrême-droite après les récents incidents de Charlottesville, en Virginie. Tout ceci n’a fait qu’exacerber les tensions au sein même de l’État, ce qui affaiblit d’autant l’image des États-Unis et surtout de son chef dans le monde.
Mais ces tensions politiques et militaires aggravées ne sont pas les seules expressions de l’impasse historique dans laquelle nous plongent le capital et ses dirigeants corrompus. Les décisions prises alimentent aussi la guerre commerciale. Le renforcement du protectionnisme et du “chacun pour soi” économique, malgré une sonnette d’alarme comme celle de la crise financière de 2008, la politique de fermeture exclusive “America First”, ne peut que plonger davantage le monde dans la crise globale, le chômage massif et la misère sociale. La guerre commerciale exacerbée génère en plus des désastres écologiques. Les déclarations de Trump, dépassant les plus audacieuses revendications des lobbies du pétrole, révélant sa froide désinvolture vis-à-vis du réchauffement climatique, ironisant sur les accords de Paris (COP 21) qui avaient pourtant permis à la bourgeoisie de s’acheter une bonne conscience, traduisent bien la folie du capital. Malgré les beaux discours “green washing” dont nous ont abreuvés les média, la réalité du système capitaliste plonge le monde dans un environnement de plus en plus dégradé.
Bref, ce que nous pouvons observer, c’est que les superstructures idéologiques de la société bourgeoise, qui sont affectées par la réalité et l’impasse du mode de production capitaliste en décomposition, agissent elles-mêmes comme forces matérielles de destruction. L’absence de perspective qui affecte la société constitue une lourde entrave pour la seule classe potentiellement capable d’opposer une véritable alternative révolutionnaire, le prolétariat. Le fait de sa perte d’identité de classe et de la propagande cherchant à dénaturer et attaquer son combat révolutionnaire, oblige le milieu politique prolétarien et une organisation révolutionnaire comme le CCI à un très grand esprit de responsabilité. Parce qu’elle est porteuse d’un programme et dotée d’une expérience liée à celle de toute l’histoire du mouvement ouvrier, l’organisation révolutionnaire est indispensable pour favoriser la réflexion et permettre à la classe ouvrière de renouer avec son passé, en particulier celui de la vague de luttes internationales des années 1920, notamment le combat des bolcheviks qui a permis la victoire de l’Octobre rouge. Au moment du centenaire de la Révolution de 1917 en Russie, il s’agit de renouer avec les leçons fondamentales de cette expérience irremplaçable. C’est en s’appropriant ce passé de façon critique, avec un esprit de combat, que le prolétariat pourra préparer à nouveau un futur digne de la communauté humaine mondiale. C’est en combattant pour cette perspective que les révolutionnaires doivent se donner les moyens de défendre les principes du communisme : une société sans classe et sans exploitation.
WH, 28 août 2017
1 Léon Trotski, Histoire de la Révolution russe, Tome 1.
2Idem.
Après trois mois d'élaboration, le gouvernement a dévoilé, le 31 août dernier, ses ordonnances visant à réformer le Code du travail. Vis-à-vis de ses concurrents directs, le capitalisme français souffre encore de n'avoir pas su complètement libéraliser le marché du travail à l'image des réformes des lois Hartz en Allemagne ou celles de Blair au Royaume-Uni. Sans se hisser à la hauteur des enjeux et des annonces (Macron devant pulvériser les archaïsmes, libérer les énergies et révolutionner le rapport entre les employeurs et leurs “collaborateurs”), cette énième réforme n'en constitue pas moins une avancée majeure dans la précarisation et la dégradation des conditions de travail, dans la continuité directe de la loi El Khomri adoptée par le gouvernement prétendument socialiste de François Hollande.
Désormais les salariés pourront être mis à la porte de leur entreprise sans aucune véritable justification et avec des indemnités plafonnées, y compris en cas de licenciement abusif ! De la même façon, les licenciements économiques de masse sont considérablement facilités pour les multinationales souhaitant liquider leur filiale sur le territoire français.
Mais que la classe ouvrière ne s'estime pas quitte de nouvelles attaques ; après les salariés du privé, le “Président jupitérien” Macron a promis les pires tourments aux fonctionnaires, aux retraités, aux chômeurs... Déjà durant l'été, le gouvernement, affichant son arrogance, diminuait les aides pour le paiement des loyers des plus démunis tout en réduisant de trois quarts les recettes de l’impôt de solidarité sur la fortune. On ne pouvait adresser message plus explicite !
Les effets délétères de toutes ces mesures sur les conditions de travail et les salaires ne se feront évidemment pas attendre : si la menace de licenciement plane sur toutes les têtes, comment s'opposer aux exigences que la direction pourra imposer dans le cadre du “renforcement du dialogue social” prévus par les ordonnances ? En faisant confiance aux syndicats ? Sûrement pas !
Un incroyable ballet syndical aux portes des ministères a précédé la publication des ordonnances, les “négociations avec les partenaires sociaux” s'étalant sur plus de cinquante réunions officielles en moins de trois mois ! Fallait-il autant de négociations, pendant lesquelles les syndicats ont, affirment-ils, fait preuve de la plus grande fermeté et d'une vigilance de tous les instants, pour aboutir à l’une des pires attaques économiques que l’État français ait jamais porté à la classe ouvrière ces quarante dernières années ? Le secrétaire général de Force ouvrière (FO), Jean-Caude Mailly, s'est d'ailleurs ouvertement félicité de la méthode avec laquelle syndicats et gouvernement ont organisé, main dans la main, la précarisation généralisée des travailleurs : “Il y a eu un vrai dialogue social", ajoutant, les yeux pleins d'étoiles : “Ce n’est pas une négociation juridiquement, c’est une concertation. Mais cela ressemblait beaucoup à une négociation.”1
Les syndicats ont donc pu négocier avec Macron-Jupiter et s'en frappent le ventre de satisfaction ! Même le soi-disant contestataire, Philippe Martinez (CGT), n'est en désaccord qu'à… “99%” ! Quel est donc ce point d'accord décisif ? Qu'a donc remporté le prolétariat par la grâce de la négociation syndicale en échange de ses “sacrifices” ? Seulement la possibilité pour un salarié syndiqué ou qui souhaite l’être d’obtenir des formations renforcées ! C'est une nouvelle victoire sur le long chemin du renforcement de la bureaucratie syndicale et surtout... un arbre qui cache mal la forêt.
En effet, ces négociations de pacotille se sont surtout résumées à un partage en bonne et due forme de la gestion syndicale de l'exploitation : contrairement aux annonces initiales du gouvernement qui prévoyait de privilégier les négociations par entreprise, FO a obtenu un renforcement significatif des prérogatives des branches professionnelles, c'est-à-dire à l'échelon où ce syndicat est en position de force... En conséquence : “Force ouvrière a décidé “à l’unanimité” de ne pas participer à la journée d’action prévue le 12 septembre (…). Pourtant, en 2016, FO faisait partie du front syndical contre la loi El Khomri, qui assouplissait les règles du droit du travail dans une moindre mesure. Mais de cette loi travail, “on n’a jamais pu discuter (…), là, on est dans une situation différente", a assuré M. Mailly.”2 Quelle hypocrisie !
Quant à la manifestation prévue le 12 septembre par la “radicale” CGT, elle ne relève ni plus ni moins que d'une classique manœuvre de division par un partage des tâches entre les syndicats “responsables et réformistes” et les syndicats “contestataires et radicaux”, ainsi qu'une manière d'encadrer et d'épuiser les quelques ouvriers les plus combatifs. La CGT a pour intention d'utiliser la manifestation du 12 septembre comme le marqueur d'un échec cuisant ; non seulement la presse annonce déjà, sous couvert de confidences faites au sein de la centrale, que la “journée d'action” risque de n'être qu'un baroud d'honneur, mais la CGT subit encore la concurrence opportune d'une manifestation organisée par le nationaliste hystérique de La France insoumise, Jean-Luc Mélenchon, à laquelle la centrale appelle presque ouvertement à ne pas participer : “Le secrétaire général de la CGT s’est clairement démarqué de La France insoumise, qu’il n’a pas citée, par rapport à sa manifestation du 23 septembre. (…) Alors que Jean-Luc Mélenchon est soupçonné d’empiéter sur le terrain syndical, M. Martinez lui a décoché une flèche : “C’est bien de souligner l’indépendance de la CGT vis-à-vis des partis politiques.”"3
Derrière les slogans et les positionnements de façade, l'intégration des syndicats à l'appareil d’État, c'est-à-dire à ce qui est devenu le centre hypertrophié et totalitaire de la classe dominante, est aujourd'hui moins masquée idéologiquement du fait des faiblesses actuelles de la classe ouvrière. En d'autres termes, ils sont officiellement associés à la gestion de l'économie nationale et à l'exploitation salariale à tous les niveaux : ils siègent dans les tribunaux du travail de l'État, dans les instances “paritaires” au sein des entreprises et de toutes les administrations, au sein des instances stratégiques de plus haut niveaux, etc. Cette réalité est le produit de leur intégration à l’État depuis l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence. Désormais, le capital n'a strictement plus aucune véritable réforme durable positive à accorder à la classe ouvrière, il doit survivre à la concurrence extrême entre nations en portant toujours davantage d'attaques, ce que la bourgeoisie nomme officiellement “s'adapter au monde qui change”... Du fait de la crise chronique et de l'impasse historique du capitalisme, le syndicalisme a ainsi totalement perdu sa fonction traditionnelle de défense des intérêts des travailleurs en devenant un instrument de répression pur et simple, un outil privilégié de la réaction pour assurer un véritable contrôle social et un sabotage des luttes ouvrières.
Alors que faire ? Comment lutter ? Si la confrontation directe avec les syndicats est nécessaire pour mener à la révolution, il est clair que le prolétariat aura un chemin encore bien long à parcourir avant de pouvoir mettre en avant sa propre perspective et assurer un haut niveau de combativité et de conscience. Le discrédit des centrales syndicales est certes immense, comme en atteste, parmi d'autres exemples, la très faible participation aux élections professionnelles, du moins là où elles ne sont pas rendues obligatoires. Mais la distance entre la méfiance et la capacité de notre classe à développer une lutte unie et autonome, fondée sur les formes prolétariennes de la lutte, les assemblées ouvertes et souveraines, est gigantesque. Face à des “citoyens” atomisés, les syndicats ont les mains libres pour encadrer les rares luttes dispersées, voire les déclencher préventivement. Inversement, face à l'absence de perspective pour le futur, la capacité du prolétariat à imaginer d'autres formes de lutte que celles prônées par le syndicalisme reste très faible.
Dans ce contexte, la tâche essentielle des éléments les plus conscients de la véritable nature du système capitaliste, de son État et ses organes syndicaux, est de contribuer, partout où cela est possible, par la discussion et la clarification politique, au développement de la confiance et de la solidarité nécessaires à la lutte de la classe ouvrière pour le communisme. Se réapproprier les leçons du mouvement ouvrier et des luttes passées, approfondir la compréhension des rapports existant entre les classes et du rôle historique du prolétariat, c'est forger les armes politiques indispensables aux combats de demain !
EG, 5 septembre 2017
1 Le Monde du 23 août 2017 : Réforme du code du travail : les syndicats “vigilants” avant la dernière phase de consultation.
2 Le Monde.fr du 30 août 2017 : Réforme du code du travail : Force ouvrière ne manifestera pas.
3 Le Monde du 30 août 2017 : La CGT souhaite installer le mouvement de contestation dans la durée.
La poussière du mur de Berlin n’était pas encore totalement retombée qu’à l’été 1990, l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein allait donner lieu à la première guerre du Golfe. Les États-Unis étaient parvenus par cette intervention à prendre de court l’ensemble de ses alliés et à les aligner derrière lui pour la “défense du droit international”. Cela, avant que ceux-ci ne puissent profiter de l’ouverture offerte par la disparition de l’ennemi oriental commun pour remettre en cause un statut de leader hérité de l'ancien bloc occidental.
En effet, la disparition de l’URSS signait la fin inévitable d’un ordre mondial structuré en deux blocs, chacun bien rangé derrière un chef à la puissance de feu supérieure, à qui revenait d’assurer la protection de ses alliés mais qui dans le même temps récoltait les bénéfices de son leadership. Dès l’implosion du camp soviétique, les discours de victoire sur la démocratie et la liberté ont envahi tout l’espace disponible. En prenant les armes contre Saddam Hussein, les États-Unis voulaient montrer que leur rôle de leader et responsable de la paix mondiale n’avait pas faibli et qu'aucune partie du monde ne devait se soustraire à un “nouvel ordre mondial” désormais marqué par les “valeurs” du “pays des libertés”.
Ce coup de force était absolument nécessaire pour que les États-Unis préservent leur autorité et que ce brutal rebattage des cartes ne conduise à une poussée incontrôlable des velléités locales. C’est ainsi que dès la fin de l’année 1990 nous étions en mesure d’écrire que “l'invasion du Koweït par l'Irak résulte fondamentalement de la nouvelle situation historique ouverte par l'effondrement du bloc de l'Est. Elle est aussi une manifestation de la décomposition croissante qui touche le système capitaliste. Le gigantesque déploiement de forces armées des grandes puissances, essentiellement des États-Unis à vrai dire, révèle, pour sa part, la préoccupation croissante de ces dernières à l'égard du désordre qui s'étend de plus en plus. Mais, à terme, les réactions des grandes puissances ne pourront donner que le résultat inverse de celui attendu, se transformant en un facteur supplémentaire de déstabilisation et de désordre. A terme, elles ne peuvent qu'accélérer encore la chute dans le chaos et y entraîner l'humanité entière”.1
L’ère de paix qu’on nous promettait alors commençait dans une guerre brutale et sanglante. Le mensonge ne faisait que commencer car plus un seul jour depuis n’allait être dépourvu d’un déchaînement de violence armée, en particulier dans cette région du monde hautement stratégique.
Loin de réduire la planète à un ensemble discipliné derrière l’autorité d’un chef reconnu, cette première guerre du Golfe a marqué le début d’un lent déclin de la puissance américaine. Les “alliés” européens ont eu tôt fait de reprendre leurs distances avant même la fin du conflit, mettant de l’huile sur le feu en poussant à la constitution de puissances locales alliées face en particulier à l’Arabie Saoudite appuyée solidement par les Américains.
Dix ans plus tard, le chaos s’est amplifié, les États-Unis sont débordés et peinent de plus en plus à rassembler derrière eux. Nous résumions alors la situation ainsi au printemps 2001 lors de notre 14e congrès international : “la fragmentation des vieux blocs, dans leur structure et leur discipline, a libéré des rivalités entre nations à une échelle sans précédent, résultant en un combat de plus en plus chaotique de chacun pour soi, des plus grandes puissances mondiales jusqu'aux plus minables seigneurs de la guerre locaux. Ceci a pris la forme d'un nombre de plus en plus grand de guerres locales et régionales, autour desquelles les grandes puissances continuent d'avancer leurs pions à leur avantage. (...) Tout au long de la dernière décennie, la supériorité militaire des États-Unis s'est montrée complètement incapable d'arrêter le développement centrifuge des rivalités inter-impérialistes. Au lieu du nouvel ordre mondial dirigé par les États-Unis, que lui avait promis son père, le nouveau président Bush est confronté à un désordre militaire croissant, avec une prolifération de guerres sur toute la planète.”2
Dans une telle situation, le recours aux solutions politiques devient de plus en plus difficile à mettre en œuvre et les armes resteront seules à porter les ambitions des puissances impérialistes, qu’elles soient grandes ou petites, en particulier dans cette région du monde à la fois carrefour stratégique sur le plan géographique entre l’Orient et l’Occident et immense réserve de pétrole et de gaz à une époque où la pénurie des hydrocarbures est encore attendue à l’horizon de quelques décennies.
Dans ce contexte, l’attentat du World Trade Center à New York en septembre 2001 est un acte de guerre fondateur d’une période d’enfoncement sans précédent de destructions militaires sans lendemain. Les États-unis iront en représailles s’embourber en Afghanistan en transformant en champ de ruines un pays déjà laminé et peu après, se lanceront dans cette lamentable aventure qu’aura été la deuxième guerre du Golfe, conduisant à l’implosion de l’Irak en un champ de bataille permanent.
Est-ce que les États-Unis, en multipliant les démonstrations de force, auront réussi à imposer leur autorité au reste du monde ? Bien au contraire, la situation leur échappe totalement, leur doctrine “zéro morts” n’est qu’un lointain souvenir(3) et les trois mille milliards de dollars qu’on estime avoir coûté cette guerre n’auront conduit qu’à multiplier les insurrections et le chaos. Les tensions régionales ne cessent d’augmenter, avec souvent l’Arabie Saoudite en tête, contre l’Iran, contre le Qatar.
L’Irak est, comme l’Afghanistan avant lui, réduit de plus en plus à un quasi-champ de dévastation. Alors que le focus est mis dans les médias occidentaux sur le recul de Daesh, rien n’est dit sur ce que cette guerre laisse derrière elle : des régions entières exsangues, des ruines écroulées sur des monceaux de cadavres et des villes (ou ce qu’il en reste) laissées à l’appétit de cliques locales qui finissent par leurs propres affrontements à y supprimer tout espoir de vie.3
La guerre civile en Syrie ne semble pas pouvoir trouver d’autre issue qu’un massacre généralisé. De plus en plus de zones du pays prennent, en bonne partie, le chemin de ce qu’est devenu l’Irak aujourd’hui. Au fur et à mesure que la menace islamiste est “contenue”, les alliances locales se délitent et les tensions se déplacent.
Au Yémen, les affrontements se multiplient, affamant et plongeant la population dans la misère et le dénuement.
Les tensions en Turquie, au Liban ou en Israël font légitimement craindre une extension des conflits armés dans la région, pourtant déjà très enflammée.
Les États-Unis ont-ils réussi à mettre fin au terrorisme, dont il faut rappeler que c’était le principal objectif de ces interventions ? La menace terroriste (et le passage à l’acte) au quotidien partout dans le monde apporte une réponse définitive à la question. Tous les jours ou presque, une terrasse de café, une salle de concert ou un arrêt de bus dans le monde subit l’explosion d’un “martyr” terroriste. Rien que sur les derniers mois, les attentats terroristes dans le monde se comptent par dizaines : les derniers attentats de Barcelone, en Finlande ou en Russie, au Burkina Faso, en Afghanistan et au Nigeria, pour ce qui est du seul mois d’août, en témoignent. En Juillet, ce fut l’Allemagne, l’Egypte, Israël, la Syrie… En juin, les Philippines, le Royaume-Uni, l’Australie, l’Iran, la Colombie, le France, la Belgique, les États-Unis, le Pakistan, le Mali, Israël, le Nigeria… En mai, encore le Royaume-Uni, l’Indonésie… Sans compter naturellement les attentats presque hebdomadaires en Irak ou Syrie qui font à chaque fois des dizaines de tués. La liste n’en finit pas.
L’embrasement du Moyen-Orient illustre le monde capitaliste décomposé, où le chacun pour soi domine, que ce soit localement par l’affrontement de cliques à la détermination morbide ou plus globalement par le reflet des affrontements entre les grandes puissances défendant leurs intérêts au mépris de toute logique, ne serait-ce qu’économique ! Au delà des massacres et des morts innocentes, c’est l’irrationalité absolue de ces guerres qui stupéfie : même s’il y a du pétrole sous ces terres, y en a-t-il assez pour “rentabiliser” les milliers de milliards qui sont dépensés dans ces affrontements sans fin ? Y a-t-il un seul argument capable de rendre rationnel une telle dévastation ?
N’allons donc pas croire que ce chaos meurtrier restera limité à cette région du monde, que si le Moyen-Orient est davantage touché, c’est uniquement par son caractère stratégique. Car une caractéristique essentielle de la décomposition, c’est que la situation est déterminée par un engrenage guerrier. Les tensions sont sans fin, la course sans limite. Les États s’effondrent et se délitent en multiples cliques rivales. Apparaissent alors des forces de plus en plus incontrôlables, opportunistes et imprégnées de la folie meurtrière de ce monde en chute libre. Cette spirale guerrière, avec ses répercussions toujours plus fortes, jusque dans le cœur du capitalisme, c’est le seul avenir que ce système nous réserve : celui de son autodestruction.
Aucune puissance capitaliste, aussi forte soit-elle, aussi déterminée soit-elle, ne peut enrayer cette spirale de mort car celle-ci est inscrite de façon indélébile dans son histoire et déclin. Seule la classe ouvrière porte une autre perspective, qu’elle devra imposer par sa lutte : la perspective du communisme. Sans l’intervention du prolétariat sur la scène de l’histoire, le capitalisme finira à coup sûr par anéantir l’humanité et réduire la Terre à un vaste désert fumant.
Delix, 8 septembre 2017
1 Golfe persique : le capitalisme, c’est la guerre, Revue Internationale n° 63, 4e trimestre 1990.
2 Résolution sur la situation internationale du 14e congrès du CCI, Revue Internationale n° 106, 3e trimestre 2001.
3 Plus de 4 000 GI’s ont trouvé la mort entre 2003 et 2008 dans le conflit.
La mécanisation de la production et l’affermissement de la lutte de classes amenèrent la bourgeoisie à saisir tous les avantages qu’elle pouvait tirer de l’imposition d’une éducation ouvrière organisée par l’État.
La mise en œuvre de “l’école pour tous” est généralement considérée comme la réussite des projets humanistes et philanthropiques de la bourgeoisie libérale et républicaine, soucieuse d’offrir au peuple une culture et une instruction. Si cette analyse contient une part de vérité, elle reste néanmoins à la surface des choses.
La scolarisation constante et progressive des couches exploitées, en particulier des enfants d’ouvriers, découla inexorablement du développement de la production mécanisée. D’ailleurs, sous l’ère de la production manufacturière, alors que les fabricants avaient besoin d’une force de travail considérable, la scolarisation des jeunes ouvriers n’était pas à l’ordre du jour. Elle le devint avec la complexification de la production et la nécessité d’une force de travail beaucoup mieux formée. Mais aussi, lorsque l’atrophie intellectuelle et physique de la jeunesse, occasionnée par l’âpreté des cadences de travail, commença à préoccuper la classe dominante elle-même.
En Angleterre, l’État tenta d’imposer aux patrons l’obligation de scolariser les jeunes ouvriers. Dans un premier temps, ils balayèrent d’un revers de main cette mesure que l’État lui-même ne pouvait encore assumer. Cette situation ridicule est rapportée en 1857 dans un document officiel : “Le législateur seul est à blâmer, parce qu’il a promulgué une loi menteuse qui, sous l’apparence de pourvoir à l’éducation des enfants, ne renferme en réalité aucun article de nature à assurer la réalisation du but proclamé. Il ne détermine rien, sinon que les enfants doivent être tenus enfermés un certain nombre d’heures – trois – par jour entre les quatre murs d’un local baptisé école, et que les employeurs de ces enfants auront à réclamer un certificat de scolarité chaque semaine d’une personne qui le signera à titre de maître ou de maîtresse d’école.”1
En fait, la bourgeoisie anglaise, auréolée de sa toute puissance, fut très hésitante dans ce domaine et prit un peu trop à la légère l’encadrement idéologique du prolétariat, considérant que la morale religieuse suffisait à le détourner de ses désirs de révolte. L’archaïsme de cette éducation ne fit pas long feu et n’eut aucun résultat. Engels railla cet échec en soulignant que l’État lui-même désavouait cette entreprise : “De l’aveu de toutes les autorités, en particulier de la Commission sur l’emploi des enfants, les écoles ne contribuent à peu près en rien à la moralité de la classe laborieuse. La bourgeoisie anglaise est si impitoyable, si stupide et si bornée dans son égoïsme, qu’elle ne se donne pas même la peine d’inculquer aux ouvriers la morale actuelle, que la bourgeoisie s’est pourtant confectionnée dans son propre intérêt et pour sa propre défense !”
Mais l’éducation sous l’ère industrielle n’eut pas seulement vocation à forger de bons producteurs. Devant le danger que commençait à faire peser la classe ouvrière sur la société capitaliste, l’école devint également un instrument utilisé pour mystifier la réalité. En France, dans les années qui suivirent la Commune de Paris, la diffusion de l’instruction républicaine et de la morale citoyenne se fit d’abord et avant tout dans les écoles. Il s’agissait d’éloigner la jeunesse de ce “spectre qui hantait l’Europe” et ôter toute réalité à l’existence de classes sociales aux intérêts antagoniques. Jules Ferry n’avait pas d’autres idées en tête lorsqu’il fit promulguer les lois instaurant l’école gratuite, laïque et obligatoire. L’ancien préfet de Paris, l’un des responsables du massacre de milliers d’ouvriers durant la Semaine sanglante, fut le maître d’œuvre d’un système éducatif où la diffusion du savoir, le développement de l’esprit critique et l’épanouissement personnel restent écrasés par la fonction idéologique de l’école. Ce que les responsables politiques n’osent guère affirmer aujourd’hui, Ferry le claironnait avec autorité du haut de la tribune de l’Assemblée Nationale :
“Non, certes, l’État n’est point docteur en mathématiques, docteur en lettres ni en chimie. (…) S’il lui convient de rétribuer des professeurs, ce n’est pas pour créer ni répandre des vérités scientifiques ; ce n’est pas pour cela qu’il s’occupe de l’éducation : il s’en occupe pour y maintenir une certaine morale d’État, une certaine doctrine d’État, indispensable à sa conservation”.2
Traumatisée par la grande insurrection ouvrière de 1871, la bourgeoisie française considérait l’école républicaine comme un vaccin qui pourrait la prémunir d’un nouvel assaut du prolétariat. Dès lors, l’idéologie républicaine, érigée en “morale d’État”, serait ce voile mystificateur qui donnerait au professeur la capacité “d’exercer cet apostolat de la science, de la droiture et de la vérité, qu’il faut opposer résolument, de toutes parts, à cet autre apostolat, à cette rhétorique violente et mensongère, (…) cette utopie criminelle et rétrograde qu’ils appellent la guerre de classe !”3
Face à la démonstration de créativité et d’auto-organisation du prolétariat au cours des trois mois que dura la Commune, la bourgeoisie comprit une bonne fois pour toutes qu’elle ne pouvait plus laisser la classe ouvrière s’éduquer toute seule.
Au tournant du XXe siècle, le durcissement des tensions impérialistes, la militarisation de la société et la marche forcée vers la guerre donnent à l’école une nouvelle dimension : propager le sentiment patriotique, distiller dès l’enfance la toute-puissance de sa propre nation et la méfiance voire la haine de la nation concurrente. Il s’agit de forger des “citoyens-soldats” en inculquant le sens du sacrifice, l’amour d’une patrie qui rayonne dans le monde entier par sa prétendue “œuvre civilisatrice” au sein des colonies. L’Angleterre et la France furent les championnes de ce credo qui ne résistait pourtant pas à la véritable attitude de ces deux puissances dans le monde colonial. Comment l’école a-t-elle été utilisée pour mettre en œuvre cela ? En France, dans les années qui précèdent la guerre, la marche militaire, le maniement des armes et les exercices de tirs sont instaurés dans les écoles et les lycées. Sur la carte de France affichée sur le mur de la salle de classe, une tâche violette attire l’attention des élèves. Il s’agit “des territoires perdus” de l’Alsace et de la Lorraine, clairement mis en évidence afin de stimuler l’esprit de revanche des futurs soldats. Cette propagande patriotique et démocratique ne désemplit guère avec la chute du capitalisme dans sa décadence. Alors que l’État prend une place toujours plus importante dans chaque domaine de la société, l’éducation nationale continue à jouer ce rôle idéologique en apparence plus “soft” aujourd’hui. Or, dans les collèges et les lycées, cette “morale d’État” jalonne la scolarité des adolescents dans de nombreux pays. En France, cela se concrétise par le “culte” des idoles ou icônes républicaines comme le drapeau, la Marianne, la Marseillaise, la laïcité ainsi que par la multiplication de manifestations annexes aux enseignements (comme la journée citoyenne, la journée de la laïcité, la visite des tribunaux...). Derrière le mensonge de l’acquisition “d’un esprit critique et d’une culture de l’engagement”(9) se cache la volonté de faire de la citoyenneté quelque chose de naturel, un horizon indépassable qui cherche à briser la capacité des futurs producteurs à lutter contre la société bourgeoise.
Mais le vice va bien plus loin. De plus en plus, l’école participe à l’instrumentalisation des effets de la décomposition sociale en attisant un climat de terreur. Par exemple, les simulations d’attaques terroristes rendues obligatoires dans tous les établissements scolaires visent à accoutumer les plus jeunes à vivre dans un climat de peur permanente où l’État serait le seul défenseur.
Ce dernier est aussi présenté comme le repoussoir de toutes les idées nauséabondes sécrétées par la société bourgeoise à travers l’action de sa justice. Les programmes scolaires martèlent aux élèves que les discriminations comme le racisme, la xénophobie ou le sexisme sont des actes punis par la loi mais se gardent bien de pousser les élèves à se questionner sur les causes profondes de ces phénomènes ; qui sont ni plus ni moins à chercher dans les fondements de cette société qui pourrit sur pied.4
Dans un de ses principaux ouvrages, Surveiller et punir, Michel Foucault a démontré la transformation qui s’est opérée au cours des XVIIe et XVIIIe siècles dans la manière de discipliner le corps et l’esprit. L’enfermement devient une nouvelle méthode de contrôle, de mesure et de dressage des individus dans un objectif bien précis, rendre à la fois docile et utile : “est docile un corps qui peut être soumis, qui peut être utilisé, qui peut être transformé et perfectionné.” L’école devient un établissement disciplinaire parmi d’autres. Un endroit clos où la vie est rythmée par un emploi du temps précis, des règles strictes, des sanctions ou des punitions en cas de manquement, une place spécifique (mais variable) à l’intérieur d’un rang :5
“Le “rang” au XVIIIe siècle, commence à définir la grande forme de répartition des individus dans l’ordre scolaire : rangées d’élèves dans la classe, les couloirs, les cours ; rang attribué à chacun à propos de chaque tâche et de chaque épreuve ; rang qu’il obtient de semaine en semaine, de mois en mois, d’années en années, alignement des classes d’âge les unes à la suite des autres (…) Et dans cet ensemble d’alignements obligatoires, chaque élève selon son âge, ses performances, sa conduite, occupe tantôt un rang, tantôt un autre ; il se déplace sans cesse sur ces séries de cases. (…) En assignant des places individuelles, il a rendu possible le contrôle de chacun et le travail simultané de tous. Il a organisé une nouvelle économie du temps d’apprentissage. Il a fait fonctionner l’espace scolaire comme une machine à apprendre, mais aussi à surveiller, à hiérarchiser, à récompenser.”(10)
L’école c’est aussi l’endroit où l’on apprend à se tenir d’une manière particulière. L’écolier doit intégrer une posture unique du corps : une manière de se tenir sur sa chaise, une manière d’écrire, une manière de se comporter dans la salle de classe (ne pas bouger, ne pas parler, ne pas se retourner). Le “temps de la classe”, c’est le temps de toutes les privations. Dans le même esprit que la prison, elle sert à corriger ce qui aux yeux de la société bourgeoise apparaît comme une déviance. Donner au corps une docilité allant de soi, une normalisation afin d’éduquer les futures forces de travail à produire sans “sortir du rang” ! Dès lors, l’individu doit devenir son propre censeur.
Comme l’affirmait Marx et Engels dès 1848 dans le Manifeste communiste, la société bourgeoise “ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, donc les rapports de production, donc l’ensemble des conditions sociales”. Dès lors, la production ne cesse de se complexifier et nécessite de reproduire une force de travail toujours plus qualifiée. Seul l’État est capable de prendre en charge cette tâche dans une société où les contradictions des rapports sociaux de production ne cessent de s’amplifier. En 2011, le coût moyen d’un élève de primaire au sein des pays de l’OCDE s’élève à 8296 dollars par an, ce coût moyen est de 9280 dollars pour un élève du secondaire et de 13 958 dollars pour un étudiant. Ainsi, l’État s’adapte aux besoins du capital et lui fournit une main d’œuvre suffisamment éduquée et formée pour poursuivre la production et l’accumulation. Ce n’est pas un hasard si, en France, la programmation informatique fait désormais partie des programmes de mathématiques.
En fait, en tant “qu’atelier” qui contribue en partie à la reproduction de la force de travail, l’école est déjà un lieu de spécialisation et de concurrence. De manière générale, l’évaluation de l’élève sert à identifier sa place potentielle dans le système de production. D’ailleurs, le développement de l’évaluation par compétences (héritée de la logique d’entreprise) ne vise qu’à individualiser l’élève en ciblant de manière extrêmement précise le domaine dans lequel il peut être le plus utile. Toujours dans Surveiller et punir, Michel Foucault avait explicité cela : “L’examen comme fixation à la fois rituelle et “scientifique” des différences individuelles, comme épinglage de chacun à sa propre singularité indique bien l’apparition d’une modalité nouvelle de pouvoir où chacun reçoit pour statut sa propre individualité, et où il est statutairement lié aux traits, aux mesures, aux écarts, aux “notes” qui le caractérisent et font de lui, de toute façon, un “cas.””
De cette façon, l’État sélectionne et oriente les jeunes gens en fonction de leurs compétences potentielles dans la production mais aussi de leur capacité à supporter la prison scolaire.
Il appartient au sens commun d’opposer classe ouvrière et culture. Déjà dans les romans de Zola apparaît cette peinture de l’ouvrier ignare, alcoolique et dépressif de nature. En réalité, la classe ouvrière a démontré à de multiples reprises que l’aspiration à la culture et au savoir fait partie du combat qu’elle mène contre la société bourgeoise. Durant toute la période d’ascendance du capitalisme, elle tenta d’offrir à sa jeunesse une éducation indépendante bien qu’elle s’en vit dépossédée par l’État dans le dernier quart du XIXe siècle comme nous l’avons montré précédemment.
Dans La formation de la classe ouvrière en Angleterre, E.P Thompson décrit ces communautés de tisserands qui, au temps du domestic system, arrivaient à consacrer du temps pour se détendre et s’éduquer et où “chaque district de tisserands possédait ses poètes, biologistes, mathématiciens, musiciens, géologues, botanistes...”
Quand ce modèle de vie traditionnel fut détruit par la production manufacturière, le désir d’éducation s’exprima chez les travailleurs d’usine avec la prolifération des sociétés d’entraide, des clubs, des réseaux de bibliothèques. La classe ouvrière comprit très vite que sa lutte pour l’émancipation de l’humanité l’obligeait à se forger ses propres organisations, ses propres organes de propagande, sa propre analyse du monde. C’est à travers les discussions, les polémiques et sa presse qu’elle améliora ses connaissances, sa capacité de réflexion et la cohérence de sa pensée. Davantage que pour toutes les autres classes révolutionnaires, la théorie est une arme indispensable pour la classe ouvrière.
La compréhension profonde de la réalité est un corollaire indispensable à sa capacité à la transformer. Marx considérait avec beaucoup de sérieux cette dimension éducative et culturelle en participant lui-même à des conférences. Comme le rappelle Engels, “pour la victoire ultime des principes énoncés dans le Manifeste, Marx se fiait uniquement au développement intellectuel de la classe ouvrière, tel qu’il devait résulter nécessairement de l’action et de la discussion commune”.
De la Ligue des Communistes en 1847 au Programme d’Erfurt de la Social-Démocratie allemande en 1891, la revendication pour une éducation libre et accessible à tous fit partie des programmes des organisations révolutionnaires. Non comme une fin en soi mais parce qu’“un prolétariat éduqué ne serait pas disposé à rester dans des conditions d’oppression”, comme le disait Engels.
Au cours de ses luttes, le prolétariat fut aussi capable d’expérimenter de nouvelles mesures éducatives et ainsi se montrer à l’avant-garde dans ce domaine comme les Communards mais surtout les ouvriers de Russie dès 1919. Si dans un premier temps, il s’agissait de pallier l’arriération du pays, à long terme, l’école devait participer à l’abolition complète de la division de la société en classes. L’école “du travail unifié” élaborée dans l’ABC du communisme se proposait de rompre la séparation entre l’éducation mentale et le travail productif : “Les premières activités d’un enfant prennent la forme du jeu ; le jeu doit se transformer graduellement en travail, par une transition imperceptible, de sorte que l’enfant apprend dès son plus jeune âge à regarder le travail non comme une nécessité désagréable ou une punition, mais comme une expression naturelle et spontanée de ses facultés. Le travail doit être un besoin, comme le besoin de manger ou de boire ; ceci doit être instillé et développé dans l’école communiste.” En Russie, ces jalons ont été écrasés dans l’œuf par la contre-révolution mais ils demeurent encore valables aujourd’hui. Leur application dépendra de la capacité du prolétariat à vaincre la bourgeoisie et à détruire l’État afin que l’éducation ne soit plus l’organe de la conservation sociale mais celui de l’émancipation de chacun.
Najek, 3 septembre 2017
1 Jean Vial, Histoire de l’éducation.
2 Ibid.
3 Les premières traces de ce lieu clos sont attestées en Mésopotamie et sont étroitement liées à l’apparition de l’écriture et son appropriation par la classe dominante.
4 H-I Marrou, Histoire de l’éducation dans l’antiquité.
5 Jean Vial, Op. Cit.
6 Cité par F. Engels dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre.
7 Discours de Jules Ferry à la Chambre des députés le 26 juin 1879.
8 Discours à la Sorbonne de Jules Ferry, lors de la séance d’ouverture des cours de formation des professeurs, le 20 novembre 1892.
() Présentation du “parcours citoyen” de l’école primaire au lycée. Site Eduscol, organe du ministère de l’Éducation nationale.
() M. Foucault, Surveiller et punir.
En juin 2017 s’est tenu comme chaque année le diplôme national du brevet. Et cette fois encore l’épreuve “d’enseignement moral et civique” a défrayé la chronique. Il faut dire que l’État ne rate jamais l’occasion d’y étaler sans retenue sa propagande puisque, après tout, cette discipline a été créée tout spécialement pour cela. Cette année donc, sous le titre : Les grands principes de la Défense nationale, a été demandé aux élèves de 3e : “Vous avez été choisi(e) pour représenter la France au prochain sommet de l’Union européenne. Vous êtes chargé(e) de réaliser une note pour présenter une mission des militaires français sur le territoire national ou à l’étranger.
Montrez en quelques lignes que l’armée française est au service des valeurs de la République et de l’Union européenne.” Voilà. Sobre et efficace. Tu as 15 ans et tu veux ton brevet des collèges, alors écris tout le bien que tu penses de l’armée française et des guerres qu’elle mène à travers le monde... en quelques lignes.
Rappelons simplement qu’au moment où ces enfants étaient sommés de se comporter en bons citoyens français en chantant les louanges des valeurs guerrières de la République, deux faits particulièrement barbares s’étalaient dans les colonnes des journaux :
- le soutien de plus en plus notoire de l’État français au gouvernement génocidaire rwandais en 1994 (environ 1 million de morts) ;
- l’utilisation par la coalition internationale en Irak et en Syrie d’armes incendiaires très meurtrières, les obus au phosphore.
Finalement, ce qu’affirme cette épreuve du brevet des collèges est tout à fait exact, effectivement “l’armée française est au service des valeurs de la République” : le nationalisme, l’exploitation, la concurrence économique et guerrière, l’impérialisme, la barbarie.
“Le SNES-FSU a pris connaissance avec effarement de l’exercice d’enseignement moral et civique (EMC) du Diplôme National du brevet sur lequel ont dû composer les élèves de 3e de série générale en métropole et ne peut que s’en indigner, tant sur le fond que sur la forme. (…) Il s’agit encore une fois de glorifier notre armée, sans demander aux élèves de faire preuve de recul ni du moindre esprit critique, contrairement aux objectifs affichés de l’EMC... Il s’agit bien de propagande, qui entretient la confusion entre l’UE et ses institutions, la République française et “ses valeurs” et qui oblige les candidat(e)s à défendre une opinion partisane”. Cette déclaration du 3 juillet du premier syndicat du secondaire, la FSU, semble en apparence une réaction indignée et légitime. Mais le diable se cache souvent dans les détails. Car au fond, que réclame là la FSU ? Un bon “enseignement moral et civique”, un enseignement développant “l’esprit critique”, pour former des citoyens responsables. Il s’agit là aussi d’un véritable poison idéologique. Tout comme l’impérialisme, qu’on le baptise “guerre humanitaire” ou pas, engendre forcément l’horreur et la mort, l’éducation “à la citoyenneté”, “l’instruction civique”, avec ou sans “esprit critique”, borne l’horizon de la pensée et de la réflexion des élèves en les façonnant inexorablement dans le moule des intérêts de la Nation et du capital. C’est d’ailleurs là la force des bourgeoisies les plus expérimentées et sophistiquées, ne pas imposer par la terreur policière brute un mode unique de pensée mais de favoriser un ensemble de débats d’idées “contradictoires” qui toutes s’inscrivent in fine dans le cadre de l’intérêt du système capitaliste et de ses nations respectives.
C’est ce lien inextricable entre la citoyenneté et l’idéologie bourgeoise, dont le nationalisme fait partie intégrante, que la FSU tente de dissimuler derrière ses hypocrites cris d’orfraies clamant son “effarement” et sa prétendue défense de “l’esprit critique”. Ainsi, entre mille exemples, voici un extrait du Bulletin officiel n°26 du 30 juin 2016 qui fonde tout particulièrement “les valeurs” de tout “l’enseignement moral et civique” que ce syndicat tente de défendre : “Les ministres de la Défense, de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, (...) déclarent que la compréhension des notions essentielles de défense et de sécurité nationale est indispensable au futur citoyen comme au responsable économique, culturel, social ou environnemental. L’engagement formulé en 1982 par Charles Hernu et Alain Savary, dans le premier protocole “défense éducation nationale”, reste pleinement d’actualité : “La mission de l’éducation nationale est, d’assurer sous la conduite des maîtres et des professeurs, une éducation globale visant à former des futurs citoyens responsables, prêts à contribuer au développement et au rayonnement de leur pays.” (...) L’enseignement de défense et de sécurité nationale, conçu en lien avec la formation à la citoyenneté, est centré sur la défense militaire, qui lui confère sens et visibilité, et concerne l’ensemble des disciplines. Il permet aux élèves de :
- percevoir concrètement les intérêts vitaux ou nécessités stratégiques de la Nation, à travers la présence ou les interventions militaires qu’ils justifient ;
- comprendre le cadre démocratique de l’usage de la force et de l’exercice de la mission de défense dans l’État républicain ;
- appréhender les valeurs inhérentes au métier militaire, à partir de l’étude des aspects techniques. La formation à la citoyenneté et le sens de l’engagement, qui participent au développement de la résilience nationale, figurent dans la définition du “socle commun de connaissances, de compétences et de culture”. (...) Afin d’accroître la portée et l’efficacité de l’enseignement de défense, première étape du “parcours de citoyenneté”, les signataires du présent protocole s’accordent sur la nécessité de sensibiliser aux notions de défense et de sécurité nationale, de façon cohérente et continue, de l’école primaire à l’enseignement supérieur.”
La bourgeoisie est la classe dominante la plus intelligente de l’histoire. Si elle ne se prive pas de la terreur pour maintenir et assurer l’exploitation des ouvriers, l’hypocrisie, la manipulation et le mensonge en sont des piliers tout aussi importants et efficaces. La démocratie, la citoyenneté, le civisme font partie intégrante de l’arsenal idéologique destiné au maintien de l’ordre capitaliste.
Charles, 30 juillet 2017
Nous attirons l’attention de nos lecteurs sur la parution prochaine sur notre site internet d’une prise de position, réalisée dans des conditions très difficiles par la section du CCI au Venezuela, qui cherche à alerter internationalement l’ensemble des prolétaires sur la situation dramatique dans laquelle est plongée la population en général et le prolétariat en particulier de ce pays, pris en otages et exposés à la répression, dans les rivalités sanglantes de cliques bourgeoises.
Comme le soulignent nos camarades d’Internacionalismo dans cet article, les éléments majeurs de cette tragédie sont :
Les salaires ouvriers réduits, leurs prestations sociales amputées ; l’aggravation de la pénurie et du manque d’approvisionnement en nourriture, médicaments et produits de bases dont souffre la population depuis plusieurs années.
A cette situation s’ajoutent plus de 120 morts à ce jour, des milliers de blessés et de détenus, résultats de l’affrontement entre les cliques rivales du capital vénézuélien dans leur lutte pour le pouvoir.
Le désespoir de la population est tel que le nombre de personnes cherchant les moyens de fuir le pays a fortement augmenté. L’augmentation des tensions politiques et l’accentuation de la crise économique menacent de créer une vague de réfugiés semblable à celle produite par les exodes de populations en provenance de Syrie, d’Afghanistan ou de certains pays africains fuyant la barbarie guerrière ou la misère.
Le régime instauré par Chavez est une nouvelle preuve que ni la gauche, ni la droite, ni les secteurs les plus radicaux ne représentent une quelconque issue à l’exploitation et à la barbarie capitaliste, tous doivent être rejetés et combattus consciemment par le prolétariat et les minorités de la classe qui luttent contre l’ordre existant.
Le “socialisme du XXIe siècle” et la prétendue “révolution bolivarienne” n’ont rien à voir avec le socialisme. Il s’agit d’un mouvement patriotique et nationaliste de style stalinien alors que les défenseurs conséquents du socialisme défendent avant tout, à la suite du Manifeste Communiste de 1848, le principe que “les prolétaires n’ont pas de patrie”.
La difficile et dangereuse situation que vit le Venezuela est l’expression de la décomposition du système capitaliste comme un tout, qui s’exprime dans ce pays de manière caricaturale.
L’unique voie de sortie de la situation qui se vit au Venezuela est entre les mains de la classe ouvrière, qui à travers son combat, sa conscience politique, son union et sa solidarité au niveau local comme international, peut canaliser l’indignation et la rage des masses désespérées de la population.
C’est une réalité qu’à l’heure actuelle le prolétariat mondial n’a pas la force de freiner l’avancée de cette barbarie. Cependant, il existe une immense masse de la population qui ne croit plus aux “sorties de crise”. C’est uniquement le prolétariat qui à travers sa lutte consciente et sa solidarité internationale de classe peut arrêter ce drame.
Pour cela, il est urgent que comme minorités révolutionnaires de la classe ouvrière, nous intervenions dans le sens du développement de la conscience et de notre identité de classe : “Ni “socialisme du XXIe siècle”, ni démocratie, ni populisme de droite du style Trump, le prolétariat doit chercher sa propre perspective hors du capitalisme en reprenant le chemin de ses luttes sur son propre terrain de classe.”
Des mouvements de grève ont été déclenchés cet été par les aides-soignants des maisons de retraite dans différents départements : à Brest ou Carhaix, Domme, Bruz et Chateaugiron, Romorantin, Buxy et, en région parisienne, à Argenteuil, à Chatenay-Malabry. Un cas a marqué particulièrement ce mouvement, celui de la maison de retraite des Opalines à Foucherans dans le Jura, un Ehpad (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) ayant duré plus de cent jours, la plus longue grève en France dans ce secteur.
Ce qui a surtout déclenché ces différentes grèves, ce sont tant les conditions de travail déplorables des salariés que les conditions de vie indignes des pensionnaires, un mouvement de révolte contre les exigences où il est demandé au personnel de prendre en charge des personnes souvent en souffrance, sans pouvoir prendre le temps de développer de veritables relations empathiques : “trouver la bonne distance, ne pas s’attacher”, recommandent les formateurs. Ceci, alors que les personnes âgées et les soignants développent nécessairement des sentiments vis-à-vis de ceux qui deviennent comme des “proches”.
Soumis à la pression de la direction, l'arme de la culpabilité est exploitée pour accélérer les cadences et tenter de justifier l’injustifiable, par exemple demander aux soignants d’effectuer en “quinze minutes, la toilette, l’habillement, le petit déjeuner et la prise des médicaments”. Les sous-effectifs se traduisent par des toilettes non-faites ou bâclées, l'assistance au repas de cinq à six résidents en même temps, la douche hebdomadaire (sic !) reportée, etc. Tout ceci, par manque de moyens humains et matériels, au détriment des résidents bien sûr, mais aussi de la santé des aides-soignants, eux-mêmes au bord de l’épuisement. Une fatigue physique, nerveuse et morale qui devient insupportable (le jour du départ du mouvement aux “Opalines”, plusieurs d’entre-eux se sont mises à pleurer au moment du changement d’équipe : “c’était un matin comme les autres (…) mais sans doute un matin de trop”, comme l’a écrit dans un article Florence Aubenas.1
Beaucoup de nos politiciens saluent régulièrement avec zèle le travail du personnel de santé et en particulier celui des infirmiers, des aides-soignants, etc… Pourtant tous ces dirigeants savent très bien que “le secteur compte plus d’accidents et de maladies professionnelles que le BTP”. Quel cynisme ! Suite à des grèves dans les hôpitaux publics, voilà ce que disait déjà un ancien Président de la République, François Mitterrand : “Je dirai même que l'une des revendications les plus justes des infirmières, c'est de demander l'accroissement de leur nombre. On manque d'infirmières. Il faut donc en recruter. Le travail qui revient à celles qui sont là est souvent écrasant, les occupe de jour et de nuit. On dit infirmières, on pourrait dire aussi infirmiers et aides-soignants ; c'est un personnel particulièrement exposé auquel on demande beaucoup, auquel on demande souvent trop.” Vingt-cinq ans plus tard, la situation ne s’est pas améliorée. On mesure là toute l'hypocrisie de la bourgeoisie. Dans de nombreux cas, les maisons de retraite publiques ont été privatisées, l’Etat-patron se désengageant pour diminuer ses dépenses et tenter de vendre des services pour trouver de l’argent frais. En fait, lorsque nous écoutons ce que disent les aides-soignants en grève, c’est une partie de “nos vieux” qu'on livre à l'abandon. Alors que, dans de nombreuses sociétés passées, les anciens étaient respectés et soignés comme les autres membres de la communauté (voire mieux et avec plus d’attention), considérant à juste titre qu’ils pouvaient transmettre le savoir, ils deviennent aujourd'hui de véritables parias sans droit à la parole. Leur expérience de la vie est méprisée par une société où seul le profit et la rentabilité immédiate ont voix au chapitre.
Pour pouvoir survivre, le résident doit être solvable, avoir les moyens de payer avec sa retraite. Si cela ne suffit pas, il a l’obligation d’utiliser ses économies, de vendre ses biens et s’en servir pour payer la différence. Seuls ceux qui ne peuvent pas payer du tout reçoivent différentes allocations de misère. Depuis de nombreuses années, investisseurs ou organismes d’investissement placent de l'argent dans les maisons de retraite ou dans les cliniques au même titre que n’importe qu’elle entreprise susceptible d'être rentable. Ils achètent ainsi des parts dans différentes maisons de retraite ou autres organismes de gestion. Il faut donc que le capital investi génère davantage de capital, plus qu'un “retour sur investissement”.
Dans chaque lieu où les aides-soignants ont fait grève, il y avait bien sûr des marques de soutien de la part des personnes concernées, les résidents, mais aussi de la part de la population à travers une aide matérielle (collectes, produits alimentaires, présence physique aux piquets de grève, etc…). Mais les autres salariés de ces maisons de retraite n’avaient pas la force de rejoindre le mouvement, moins encore les travailleurs des autres secteurs implantés autour et qui pourtant subissent, in fine, la même exploitation et ses conséquences toujours inhumaines. Même s’ils ont pu manifester leur accord avec les revendications des aides-soignants, ils ne se sont pas solidarisés de façon active avec eux : c'est-à-dire qu’ils n’ont pas créé un mouvement de solidarité en rejoignant la grève et en arrêtant le travail eux-aussi. Cette lutte est restée, malheureusement, corporatiste et très isolée. Avec l’idée que ceux sont “NOS” problèmes d’aide-soignants de maison de retraite, qu'il faut lutter pour “NOS” conditions de travail, pour “NOS” revendications. Et même si le reste du personnel des maisons de retraite s’était mis en grève, cela n’aurait pas permis d’éviter le piège du corporatisme. Pour être réellement victorieux, un mouvement doit s'étendre et créer un rapport de force. Dans le contexte actuel de faiblesse de la conscience de la classe ouvrière, un tel niveau de prise en charge du combat n'était pas immédiatement réalisable. Mais cela ne doit pas pousser à la résignation. Au contraire, nous savons qu'il est nécessaire de réfléchir plus largement aux conditions qui permettent de créer une dynamique de lutte : comme le fait d’envoyer des délégations massives aux portes des entreprises, appeler à la solidarité active par la lutte. Appeler à se mettre en grève en soutien et élargir les revendications unitaires. Car ce n'est que par la généralisation rapide d’une lutte que nous pouvons être efficaces, prendre conscience de notre force, préparer les luttes futures et faire reculer, même momentanément, les directions ou l’État pour nous permettre de retrouver notre dignité d’ouvriers. Bref, il est nécessaire de renouer avec l'expérience des luttes du mouvement ouvrier, nécessaire de prendre conscience que nous appartenons à une même classe sociale, le prolétariat, porteur d'un futur, d'une autre société.
Ce ne sont pas les deux embauches et la création d’un “observatoire du bien-être des personnels des Ehpad” à l’Ehpad de Foucherans qui permettent “une victoire sur toute la ligne” comme l’a proclamé L’Humanité2 ou “une fin de grève victorieuse” comme l’annonce LO.3 Quand on connaît l’ensemble des revendications non satisfaites, il faut traiter avec le plus grand mépris ceux qui parlent de “victoire” des aides-soignants qui, eux, vont se retrouver exactement face aux mêmes conditions de travail qu’avant leurs cent jours de grève, voire pire.
Bien sûr, si nous reconnaissons que ces ouvriers viennent de connaître une défaite, cela ne nous empêche pas d’abord de saluer leur lutte. Comme nous l’avons dit, le déclenchement de ce mouvement était au départ pour la défense de la dignité humaine, une réaction d’indignation contre ce que le capitalisme cherche à imposer à tous les prolétaires : des conditions de travail inhumaines, des cadences infernales. C’est aussi pour ces raisons d’indignité et du fait du caractère sensible et scandaleux de cette affaire que l’on a si peu entendu parler de ce mouvement dans les médias. Comme a pu titrer cyniquement France-Info : La France n'aime pas ses vieux ! L'exploitation rime bien avec inhumanité et avec rejet de ceux qui ne peuvent plus servir directement l’appareil de production. Les “vieux”, en effet, ne sont pour le capital que des bouches inutiles à nourrir, deviennent des "charges inacceptables" qu'il faut dépouiller au maximum jusqu'à ce qu’ils crèvent.
A l’avenir, il faudra encore et encore rejeter l’immoralité que cherche à nous faire accepter la bourgeoisie. Nous devons retrouver notre dignité, renouer avec notre identité de classe par la lutte. Seuls le combat et la lutte pourront offrir une réelle perspective politique à cette société d'exploitation qui ne mène qu'à la désolation, à la misère et à la destruction.
Joffrey, 5 septembre 2017
1Le Monde du 18 juillet 2017 : “On ne les met pas au lit, on les jette” : enquête sur le quotidien d’une maison de retraite.
2L’Humanité du 28 juillet 2017 : Maison de retraite : 117 jours de grève et une victoire sur toute la ligne.
3Lutte Ouvrière du 2 août 2017 : Opalines de Foucherans : fin de grève victorieuse !
Dans nos discussions, surtout avec de jeunes éléments, nous entendons fréquemment “C’est vrai que ça va très mal, qu’il y a de plus en plus de misère et de guerre, que nos conditions de vie se dégradent, que l’avenir de la planète est menacée. Il faut faire quelque chose, mais quoi ? Une révolution ? Alors ça, c’est de l’utopie, c’est impossible !”. C’est la grande différence entre mai 1968 et aujourd’hui. En 1968, l’idée de révolution était partout présente alors que la crise commençait juste à frapper à nouveau. Aujourd’hui, le constat de la faillite du capitalisme est devenu général mais il existe par contre un grand scepticisme quant à la possibilité de changer le monde. Les termes de communisme, de lutte de classe, résonnent comme un rêve d’un autre temps. Parler de classe ouvrière et de bourgeoisie serait même dépassé.
Or, il existe dans les faits, dans l’histoire, une réponse à ces doutes. Il y a 100 ans, le prolétariat a apporté la preuve, par ses actes, qu’on pouvait changer le monde. La révolution d’Octobre 1917 en Russie, la plus grandiose action des masses exploitées à ce jour, a en effet montré que la révolution n’est pas seulement nécessaire mais qu’elle est aussi possible !
La classe dominante déverse un flot continuel de mensonges sur cet épisode. Les ouvrages comme la Fin d’une illusion ou le Livre noir du communisme ne font que reprendre à leur compte une propagande circulant déjà à l’époque : la révolution n’aurait été qu’un “putsch” des bolcheviks, Lénine aurait été un agent de l’impérialisme allemand, etc. Les bourgeois conçoivent les révolutions ouvrières comme un acte de démence collective, un chaos effrayant qui finit épouvantablement.1 L’idéologie bourgeoise ne peut pas admettre que les exploités puissent agir pour leur propre compte. L’action collective, solidaire et consciente de la majorité travailleuse, est une notion que la pensée bourgeoise considère comme une utopie anti-naturelle.
Pourtant, n’en déplaise à nos exploiteurs, la réalité c’est bien qu’en 1917, la classe ouvrière a su se dresser collectivement et consciemment contre ce système inhumain. Elle a démontré que les ouvriers n’étaient pas des bêtes de somme, juste bons à obéir et à travailler. Au contraire, ces événements révolutionnaires ont révélé les capacités grandioses et souvent même insoupçonnées du prolétariat en libérant un torrent d’énergie créatrice et une prodigieuse dynamique de bouleversement collectif des consciences. John Reed résume ainsi cette vie bouillonnante et intense des prolétaires au cours de l’année 1917 :
“La Russie tout entière apprenait à lire ; elle lisait de la politique, de l’économie, de l’histoire, car le peuple avait besoin de savoir. (...) La soif d’instruction si longtemps refrénée devint avec la révolution un véritable délire. Du seul Institut Smolny sortirent chaque jour, pendant les six premiers mois, des tonnes de littérature, qui par tombereaux et par wagons allaient saturer le pays. (...) Et quel rôle jouait la parole ! On tenait des meetings dans les tranchées, sur les places des villages, dans les fabriques. Quel admirable spectacle que les 40 000 ouvriers de Poutilov allant écouter des orateurs social-démocrates, socialistes-révolutionnaires, anarchistes et autres, également attentifs à tous et indifférents à la longueur des discours pendant des mois, à Pétrograd et dans toute la Russie, chaque coin de rue fut une tribune publique. Dans les trains, dans les tramways, partout jaillissait à l’improviste la discussion. (...) Dans tous les meetings, la proposition de limiter le temps de parole était régulièrement repoussée ; chacun pouvait librement exprimer la pensée qui était en lui.”2 La “démocratie” bourgeoise parle beaucoup de “liberté d’expression” quand l’expérience nous dit que tout en elle, est manipulation, théâtre et lavage de cerveau. L’authentique liberté d’expression est celle que conquièrent les masses ouvrières dans leur action révolutionnaire :
“Dans chaque usine, dans chaque atelier, dans chaque compagnie, dans chaque café, dans chaque canton, même dans les bourgades désertes, la pensée révolutionnaire réalisait un travail silencieux et moléculaire. Partout surgissaient des interprètes des événements, des ouvriers à qui on pouvait demander la vérité sur ce qui s’était passé et de qui on pouvait attendre les mots d’ordre nécessaires. (...) Ces éléments d’expérience, de critique d’initiative, d’abnégation, se développaient dans les masses et constituaient la mécanique interne inaccessible au regard superficiel, cependant décisive, du mouvement révolutionnaire comme processus conscient.”3
Cette capacité de la classe ouvrière à rentrer en lutte collectivement et consciemment n’est pas un miracle soudain, elle est le fruit de nombreuses luttes et d’une longue réflexion souterraine. Marx comparait souvent la classe ouvrière à une vielle taupe creusant lentement son chemin pour surgir plus loin à l’air libre de façon soudaine et impromptue. A travers l’insurrection d’Octobre 1917, apparaît la marque des expériences de la Commune de Paris de 1871 et de la révolution de 1905, des batailles politiques de la Ligue des communistes, des Première et IIe Internationales, de la gauche de Zimmerwald, des Spartakistes en Allemagne et du Parti bolchevik en Russie. La Révolution russe est certes une réponse à la guerre, à la faim et à la barbarie du tsarisme moribond, mais c’est aussi et surtout une réponse consciente, guidée par la continuité historique et mondiale du mouvement prolétarien. Concrètement, les ouvriers russes ont vécu avant l’insurrection victorieuse les grandes luttes de 1898, 1902, la Révolution de 1905 et les batailles de 1912-14.
“Il était nécessaire de compter non avec une quelconque masse, mais avec la masse des ouvriers de Pétrograd et des ouvriers russes en général, qui avaient vécu l’expérience de la Révolution de 1905, l’insurrection de Moscou du mois de décembre de la même année, et il était nécessaire qu’au sein de cette masse, il y eut des ouvriers qui avaient réfléchi sur l’expérience de 1905, qui avaient assimilé la perspective de la révolution, qui s’étaient penchés une douzaine de fois sur la question de l’armée.”4
C’est ainsi qu’Octobre 17 fut le point culminant d’un long processus de prise de conscience des masses ouvrières aboutissant, à la veille de l’insurrection, à une atmosphère profondément fraternelle dans les rangs ouvriers. Cette ambiance est perceptible, presque palpable dans ces quelques lignes de Trotski : “Les masses ressentaient le besoin de se tenir serrées, chacun voulait se contrôler lui-même à travers les autres, et tous, d’un esprit attentif et tendu, cherchaient à voir comment une seule et même pensée se développait dans leur conscience avec ses diverses nuances et caractéristiques. (...) Des mois de vie politique fébrile (...) avaient éduqué des centaines et des milliers d’autodidactes. (...) La masse ne tolérait déjà plus dans son milieu les hésitants, ceux qui doutent, les neutres. Elle s’efforçait de s’emparer de tous, de les attirer, de les convaincre, de les conquérir. Les usines conjointement avec les régiments envoyaient des délégués au front. Les tranchées se liaient avec les ouvriers et les paysans du plus proche arrière-front. Dans les villes de cette zone avaient lieu d’innombrables meetings, conciliabules, conférences, dans lesquels les soldats et les matelots combinaient leur action avec celle des ouvriers et des paysans.”5
Grâce à cette effervescence de débats, les ouvriers purent ainsi effectivement gagner à leur cause les soldats et les paysans. La révolution de 1917 correspond à l’être même du prolétariat, classe exploitée et révolutionnaire à la fois qui ne peut se libérer que si elle est capable d’agir de manière collective et consciente. La lutte révolutionnaire du prolétariat constitue l’unique espoir de libération pour toutes les masses exploitées. La politique bourgeoise est toujours au profit d’une minorité de la société. A l’inverse, la politique du prolétariat ne poursuit pas un bénéfice particulier mais celui de toute l’humanité. “La classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l’exploite et l’opprime (la bourgeoisie), sans libérer en même temps et à tout jamais, la société entière de l’exploitation, de l’oppression et des luttes de classes.”(6
Cette effervescence de discussion, cette soif d’action et de réflexion collective s’est matérialisée très concrètement à travers les soviets (ou conseils ouvriers), permettant aux ouvriers de s’organiser et de lutter comme une classe unie et solidaire.
La journée du 22 octobre, appelée par le Soviet de Petrograd, scella définitivement l’insurrection : des meetings et des assemblées se tinrent dans tous les quartiers, dans toutes les usines, et ils furent massivement d’accord : “A bas Kerenski !”7, “Tout le pouvoir aux Soviets !”. Ce ne furent pas seulement les bolcheviks, mais tout le prolétariat de Petrograd qui décida et exécuta l’insurrection. Ce fut un acte gigantesque dans lequel les ouvriers, les employés, les soldats, de nombreux cosaques, des femmes, des enfants, marquèrent ouvertement leur engagement.
“L’insurrection fut décidée, pour ainsi dire, pour une date fixée : le 25 octobre. Elle ne fut pas fixée par une réunion secrète, mais ouvertement et publiquement, et la révolution triomphante eut lieu précisément le 25 octobre (6 novembre dans le calendrier russe) comme il était prévu d’avance. L’histoire universelle a connu un grand nombre de révoltes et de révolutions : mais nous y chercherions en vain une autre insurrection d’une classe opprimée qui ait été fixée à l’avance et publiquement, pour une date annoncée, et qui ait été accomplie victorieusement, le jour annoncé. En ce sens et en de nombreux autres, la révolution de novembre est unique et incomparable.”8
Dans toute la Russie, bien au delà de Petrograd, une infinité de soviets locaux appelaient à la prise du pouvoir ou le prenaient effectivement, faisant triompher partout l’insurrection. Le parti bolchevik savait parfaitement que la révolution n’était l’affaire ni du seul parti ni des seuls ouvriers de Petrograd mais du prolétariat tout entier. Les événements ont prouvé que Lénine et Trotski avaient raison de mettre en avant que les soviets, dès leur surgissement spontané dans les grèves de masse de 1905, représentaient la “forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat”. En 1917, cette organisation unitaire de l’ensemble de la classe en lutte joua, à travers la généralisation d’assemblées souveraines et sa centralisation par délégués éligibles et révocables à tout moment, un rôle politique essentiel et déterminant dans la prise de pouvoir, alors que les syndicats n’y jouèrent aucun rôle.
Aux côtés des soviets, une autre forme d’organisation de la classe ouvrière joua un rôle fondamental et même vital pour la victoire de l’insurrection : le parti bolchevik. Si les soviets permirent à toute la classe ouvrière de lutter collectivement, le parti (représentant quant à lui la fraction la plus consciente et déterminée) eut pour rôle de participer activement au combat, de favoriser le développement le plus large et profond de la conscience et d’orienter de façon décisive (par des mots d’ordre) l’activité de la classe. Ce sont les masses qui prennent le pouvoir, ce sont les soviets qui assurent l’organisation mais le parti de classe est une arme indispensable à la lutte. En juillet 1917, c’est le parti qui épargnait à la classe une défaite décisive.9 En octobre 1917, c’est encore lui qui mit la classe sur le chemin du pouvoir. Par contre, la révolution d’octobre a montré de façon vivante que le parti ne peut et ne doit pas remplacer les soviets : s’il est indispensable que le parti assume la direction politique autant dans la lutte pour le pouvoir que dans la dictature du prolétariat, ce n’est pas sa tâche de prendre le pouvoir. Celui-ci doit rester dans les mains non d’une minorité (aussi consciente et dévouée soit-elle) mais de toute la classe ouvrière à travers le seul organisme qui la représente comme un tout : les soviets. Sur ce point, la révolution russe fut une douloureuse expérience puisque le parti étouffa peu à peu la vie et l’effervescence des conseils ouvriers. Mais sur cette question, ni Lénine et les autres bolcheviks, ni les Spartakistes en Allemagne n’étaient complètement clairs en 1917 et ils ne pouvaient pas l’être. Il ne faut pas oublier qu’octobre 1917 est la première expérience pour la classe ouvrière d’une insurrection victorieuse à l’échelle de tout un pays !
“La Révolution russe n’est qu’un détachement de l’armée socialiste mondiale, et le succès et le triomphe de la révolution que nous avons accomplie dépendent de l’action de cette armée. C’est un fait que personne parmi nous n’oublie (...). Le prolétariat russe a conscience de son isolement révolutionnaire, et il voit clairement que sa victoire a pour condition indispensable et prémisse fondamentale, l’intervention unie des ouvriers du monde entier” (Lénine, 23 juillet 1918).
Pour les bolcheviks, il était clair que la Révolution russe n’était que le premier acte de la révolution internationale. L’insurrection d’octobre 1917 constituait de fait le poste le plus avancé d’une vague révolutionnaire mondiale, le prolétariat livrant des combats titanesques qui ont failli venir réellement à bout du capitalisme. En 1917, il renverse le pouvoir bourgeois en Russie. Entre 1918 et 1923, il mène de multiples assauts dans le principal pays européen, l’Allemagne. Rapidement, cette vague révolutionnaire se répercute dans toutes les parties du monde. Partout où il existe une classe ouvrière développée, les prolétaires se dressent et se battent contre leurs exploiteurs : de l’Italie au Canada, de la Hongrie à la Chine.
Cette unité et cet élan de la classe ouvrière à l’échelle internationale ne sont pas apparus par hasard. Ce sentiment commun d’appartenir partout à la même classe et au même combat correspond à l’être même du prolétariat. Quel que soit le pays, la classe ouvrière est sous le même joug de l’exploitation, a en face d’elle la même classe dominante et le même système d’exploitation. Cette classe d’exploitée forme une chaîne traversant les continents, chaque victoire ou défaite de l’une de ses parties touche inexorablement l’ensemble. C’est pourquoi la théorie communiste a placé depuis ses origines l’internationalisme prolétarien, la solidarité de tous les ouvriers du monde, à la tête de ses principes. “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous”, tel était le mot d’ordre du Manifeste communiste rédigé par Marx et Engels. Ce même manifeste affirmait clairement que “les prolétaires n’ont pas de patrie”. La révolution du prolétariat, qui seule peut mettre fin à l’exploitation capitaliste et à toute forme d’exploitation de l’homme par l’homme, ne peut avoir lieu qu’à l’échelle internationale. C’est bien cette réalité qui était exprimée avec force dès 1847 : “La révolution communiste (...) ne sera pas une révolution purement nationale ; elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés (...). Elle exercera également sur tous les autres pays du globe une répercussion considérable et elle transformera complètement et accélérera le cours de leur développement. Elle est une révolution universelle ; elle aura, par conséquent, un terrain universel.”10
La dimension internationale de la vague révolutionnaire des années 1910-1920 prouve que l’internationalisme prolétarien n’est pas un beau et grand principe abstrait mais qu’il est au contraire une réalité réelle et tangible. Face au nationalisme sanguinaire et viscéral des bourgeoisies se vautrant dans la barbarie de la Première Guerre mondiale, la classe ouvrière a opposé sa lutte et sa solidarité internationale. “Il n’y a pas de socialisme en dehors de la solidarité internationale du prolétariat”, tel était le message fort et clair des tracts circulant dans les usines en Allemagne.11 La victoire de l’insurrection d’octobre 1917 puis la menace de l’extension de la révolution en Allemagne a contraint les bourgeoisies à mettre un terme à la première boucherie mondiale, à cet ignoble bain de sang. En effet, la classe dominante a dû faire taire ses antagonismes impérialistes qui la déchiraient depuis quatre années afin d’opposer un front uni et endiguer la vague révolutionnaire.
La vague révolutionnaire du siècle dernier a été le point culminant atteint par l’humanité jusqu’à ce jour. Au nationalisme et à la guerre, à l’exploitation et à la misère du monde capitaliste, le prolétariat a su ouvrir une autre perspective, sa perspective : l’internationalisme et la solidarité de toutes les masses opprimées. La vague d’Octobre 17 a ainsi prouvé la force de la classe ouvrière. Pour la première fois, une classe exploitée a eu le courage et la capacité de saisir le pouvoir des mains des exploiteurs et d’inaugurer la révolution prolétarienne mondiale ! Même si la révolution devait être bientôt défaite, à Berlin, à Budapest et à Turin et bien que le prolétariat russe et mondial ait dû payer cette défaite d’un prix terrible (les horreurs de la contre-révolution stalinienne, une deuxième guerre mondiale et toute la barbarie qui n’a cessé depuis), la bourgeoisie n’a toujours pas été capable d’effacer complètement de la mémoire ouvrière cet événement exaltant et ses leçons. L’ampleur des falsifications de la bourgeoisie sur Octobre 17 est à la mesure des frayeurs qu’elle a éprouvées. La mémoire d’octobre est là pour rappeler au prolétariat que le destin de l’humanité repose entre ses mains et qu’il est capable d’accomplir cette tâche grandiose. La révolution internationale représente plus que jamais l’avenir !
Pascale
1 Le dessin animé de Don Bluth et Gary Goldman nommé Anastasia qui présente la Révolution russe comme un coup de Raspoutine ayant jeté un sort maléfique et démoniaque au peuple russe en est une caricature très grossière mais aussi très révélatrice !
2 John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde.
3 Trotski, Histoire de la Révolution russe, chap. “Regroupement dans les masses”.
4 Trotski, Ibid., chap. “Le paradoxe de la révolution de février”.
5 Trotski, Ibid., chap. “La sortie du pré-parlement”.
6 Engels, “Préface de 1883” au Manifeste communiste.
7 Chef du gouvernement provisoire bourgeois formé depuis Février.
8 Trotski, La Révolution de novembre.
9 Lire notre article : Les journées de juillet : le rôle indispensable du parti.
10 F. Engels, Principes du communisme.
11 Formule de Rosa Luxemburg dans La crise de la sociale-démocratie, reprise par de très nombreux tracts spartakistes.
Links
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[4] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/36/france
[5] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/54/venezuela
[6] https://fr.internationalism.org/en/tag/situations-territoriales/situation-sociale-france
[7] https://fr.internationalism.org/en/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-russe