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ICConline - avril 2014

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Du besoin de la théorie dans la lutte révolutionnaire

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Nous diffusons ci-dessous un article publié pour la première fois en juillet 1970 dans le journal Révolution internationale n°4 et réalisé par le groupe éponyme, groupe qui deviendra en 1975 la section en France du Courant Communiste International.

Le sommaire du journal présentait cet article ainsi : "La théorie est une des armes principales du prolétariat, car elle est la condition d’une révolution consciente".

"Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme ; la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves.
Alors commence une ère de révolution sociale. Le changement dans les fondations économiques s'accompagne d'un bouleversement plus ou moins rapide dans tout cet énorme édifice. Quand on considère ce bouleversement il faut toujours distinguer deux ordres de choses. Il y a le bouleversement matériel des conditions de production économique. On doit le constater dans l'esprit de rigueur des sciences naturelles. Mais il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques, dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu'au bout
." (Karl Marx, Critique de l'Économie politique, Avant-propos, trad. Rubel et Evrard, La Pléiade, Œuvres, t. 1, p. 272.)1

Si en dernière instance, c’est la forme d’organisation qui détermine l’ensemble de la société, les formes idéologiques jouent un rôle fondamental dans le maintient de cette première. En effet, dans la mesure où toutes les formes économiques ayant existé jusqu’à ce jour ont été et sont encore basées sur la division de la société en classes sociales aux intérêts antagonistes, la classe qui bénéficie de ces rapports de production, c’est-à-dire la classe exploiteuse, a besoin, pour imposer et maintenir son existence face aux classes exploitées, d’étendre sa domination à l’ensemble de la vie sociale. Cette domination s’exerce principalement dans le domaine politique pas sa main-mise sur le pouvoir d’État, c’est-à-dire la violence organisée. Elle s’exerce également dans les domaines juridiques, religieux, philosophiques et artistiques par l’élaboration de lois, mythes et systèmes de pensée, qui ont tous pour objet de justifier l’ordre social existant et de le faire accepter par les classes opprimées.

Chaque fois qu’une classe s’est attaquée à une forme d’organisation sociale, c’est-à-dire en premier lieu à une forme donnée des rapports de production, elle a dû étendre son offensive aux domaines politique et idéologique à travers lesquels la classe exploiteuse maintenait sa domination. Son affirmation comme classe dominante s’est accompagnée de l’élaboration de sa propre conception du monde opposée à la conception de la classe à renverser.

Ceci fut déjà valable pour la bourgeoisie : à l’époque où le mode de production capitaliste commençait à se développer aux dépends du mode de production féodal, elle a éprouvé le besoin d’étendre sa maîtrise du monde au domaine politique (révolution bourgeoise) mais simultanément ou même avant, aux différentes branches de la pensée : artistique (Renaissance), philosophique (Voltaire, Rousseau, Kant, Hegel….) et scientifique. Son incursion dans cette dernière branche a établi une distinction entre deux domaines :

  • Les sciences de la nature dans lesquelles la plus grande rigueur est nécessaire à la bourgeoisie car elles sont la condition même du développement de la technique et des forces productives.

  • Les "sciences sociales" et en particulier l’économie politique dont le développement se heurte à la mystification qu’elles sont chargées de perpétuer pour masquer la réalité de l’exploitation capitaliste. Les économistes bourgeois (Smith, Ricardo…) font œuvre révolutionnaire quand ils démontrent la supériorité du mode de production capitaliste sur le mode de production féodal mais leurs travaux perdent leur rigueur scientifique dès qu’ils se proposent de démontrer qu’il ne peut exister de meilleur mode de production que le capitaliste, ou plutôt que celui-ci est le mode "naturel" de production.

A l’instar des autres classes révolutionnaires, le prolétariat tend à travers sa lutte contre le capital, à définir sa propre conception du monde. Mais dans la mesure où le projet révolutionnaire prolétarien ne se propose pas d’instaurer une nouvelle exploitation de l’homme par l’homme mais au contraire l’abolition de toute exploitation, il peut et doit se passer de toute mystification. Il étend par conséquent la rigueur scientifique, que la bourgeoisie utilisait seulement dans la connaissance de la nature, au domaine de la critique de la société et principalement de l’économie politique.

C’est justement parce qu’ils se plaçaient du point de vue du prolétariat dans leur critique du capitalisme que les socialistes scientifiques (Marx, Engels…) ont pu en démasquer la nature profonde et les contradictions fondamentales. Puisqu’il n'a pas besoin de mentir aux autres classes et par conséquent de se mentir à lui-même, le prolétariat est la première classe révolutionnaire de l’histoire qui puisse s’élever à une compréhension claire et non mystifiée des moyens et des buts de sa lutte, qui puisse faire de sa théorie un instrument fondamental de son émancipation.

A la différence de la bourgeoisie qui a pu développer, à l’intérieur même du cadre de la société féodale, les bases matérielles économiques de sa domination, le prolétariat ne dispose dans la société bourgeoise d’aucune base matérielle de son futur pouvoir. Il n’existe à l’heure actuelle, dans le monde capitaliste, aucune organisation, aucun pays2 successible de servir de point d’appui au prolétariat pour un assaut contre l’édifice capitaliste.

La seule force matérielle du prolétariat est, outre son nombre, sa capacité à s’organiser de façon autonome au cœur même des lieux de production dans les moments de lutte révolutionnaire. Mais jusqu’à présent l’échec des différentes tentatives révolutionnaires a conduit à l’écrasement de ces organes de lutte : les conseils ouvriers, et chaque défaite prolétarienne a permis au capital de renforcer sa sur-exploitation et sa domination idéologique. Le seul acquis de ces luttes est donc d’ordre théorique : l’expérience des défaites du prolétariat d’hier permettra à celui d’aujourd’hui de ne pas commettre les mêmes erreurs, à condition seulement qu’il prenne connaissance de cette expérience.

Cet acquis ne peut à aucun prix être perdu : le rôle des révolutionnaires est donc de se l’approprier et de le traduire en activité révolutionnaire consciente dans l’actuelle lutte de classe.

La révolution prolétarienne est la première révolution de l’histoire qui réalise l’émancipation totale de l’homme de ses contraintes économiques, qui permet à l’humanité de "sortir du règne de la nécessité pour entrer dans celui de la liberté" (Engels, Anti-During). Dans la société sans classes, la satisfaction des besoins des hommes ne sera plus soumise aux lois aveugles de l’économie marchande : la production de valeurs d’échange dont le capitalisme a fait une loi universelle, aura disparu au bénéfice de la production de valeurs d’usage, ce qui signifie que l’activité productive et, par suite, l’ensemble des activités sociales des hommes deviendront des actes conscients.

L’édification de cette société et l’affrontement révolutionnaire qui l’aura permise ne pourront donc être que des activités conscientes.

En définitive, aussi bien l’absence de base matérielle actuelle pour le futur pouvoir prolétarien que le contenu même du projet révolutionnaire montrent que, non seulement le prolétariat pourra faire de sa théorie un instrument fondamental de son émancipation, mais que la condition sine qua non de cette dernière est justement qu’il formule et s’assimile au maximum sa théorie révolutionnaire.

Le rôle des révolutionnaires est donc, non seulement de s’approprier l’acquis théorique des luttes passées, mais encore de contribuer de façon décisive à l’élaboration du projet révolutionnaire prolétarien et, dans la mesure où toute la classe doit participer à la révolution et par conséquent faire sienne la théorie révolutionnaire, ils doivent la diffuser au maximum de leurs possibilités.

Contrairement à ce que pensaient Kautsky et Lénine, la conscience révolutionnaire n’apparaît pas en dehors et indépendamment des luttes prolétariennes, dans le cerveau d’un certain nombre d’intellectuels d’origine bourgeoise, dont la tâche serait d’introduire cette conscience à l’intérieur de la classe ouvrière, capable seulement par elle-même d’atteindre une "conscience trade-unioniste".

Ce qui rend le prolétariat révolutionnaire ce n’est pas l’intervention avisée du parti porteur de la "conscience de classe", c’est la place qu’il occupe dans les rapports capitalistes de production, place qui en fait l’ennemi irréconciliable de la classe des détenteurs des moyens de production, des exploiteurs. Le socialisme n’est pas une construction théorique élaborée en dehors de la lutte de classes par quelques spécialistes détenteurs de la Science, il est le but vers lequel tend de façon inéluctable toute lutte prolétarienne conséquente3. Ce qui a permis de donner pendant une longue période une apparence de rigueur aux idées de Kautsky et de Lénine ; c’est le fait que le but socialiste impliqué par la lutte prolétarienne, n’est pas immédiatement reconnu par ceux qui mènent cette lutte. Ce n’est que devant l’incapacité croissante du capital de satisfaire les exigences des travailleurs que ceux-ci prennent progressivement conscience de la nécessité du renversement de l’ordre existant, de la suppression du capitalisme et donc de l’édification de la société sur de nouvelles bases.

Le fait que des hommes comme Babeuf, Marx, Engels, etc., aient pu effectivement, grâce à leur situation culturelle privilégiée, appréhender et formuler explicitement les buts et les implications de la lutte qui se déroulait sous leurs yeux, et ceci avant que ce but n’apparaisse clairement aux protagonistes de celle-ci, ne signifie nullement qu’ils aient "inventé" le socialisme.

Cette conception est le vestige d’une époque de creux révolutionnaire (1871-1905) et de l’immaturité du mouvement ouvrier russe au début du siècle, vestige canonisé par la réussite momentanée de la Révolution d’Octobre 1917 et entretenus par la contre-révolution qui l’a suivie.

La dénonciation de cette conception n’implique cependant pas l’adoption de la conception symétrique dans laquelle on fait surgir de la conception révolutionnarisme de l’expérience parcellaire et individuelle de tel ou tel ouvrier dans telle ou telle usine. La conscience révolutionnaire s’élabore dans la classe et non dans une entreprise. En ce sens, le révolutionnaire qui milite pour la propagation de ses idées dans une usine (par exemple sur les Conseils ouvriers) n’apporte pas une conscience extérieure puisque celle-ci n’est que le résultat de l’expérience de la classe (qui est une) en d’autres lieux ou à d’autres époques.

Dans une telle conception, la conscience de classe est comprise comme somme des consciences des individus la composant ; alors qu’elle est en fait conscience collective, conséquence et facteur d’une lutte pour la défense d’intérêts communs à l’ensemble des membres de la classe.

La théorie révolutionnaire n’est pas produite de façon immédiate et empirique par les luttes sociales au fur et à mesure qu’elles se développent à une époque et en un lieu donnés. L’échelle qui lui convient est obligatoirement celle de l’histoire du mouvement ouvrier international. En d’autres termes, les révolutionnaires ne peuvent élaborer leurs positions politiques uniquement à partir de la simple participation aux luttes de leur époque ; la compréhension du sens de celles-ci implique la connaissance du cadre historique dans lequel elles s’inscrivent, donc de l’expérience des luttes passées de la classe.

Le décalage qui peut exister entre les conceptions d’un groupe révolutionnaire et la pratique de la classe à un moment donné de sa lutte, ne signifie pas forcément que ces conceptions soient fausses, il peut aussi indiquer que l’activité révolutionnaire de la classe n’a pas encore atteint le niveau de ses expériences antérieures.

Le fait que dans le prochain mouvement révolutionnaire la classe ouvrière devra, pour vaincre, dépasser le niveau de conscience atteint lors du mouvement précédent, implique donc la disparition à terme de ce décalage.

Le mouvement révolutionnaire se développe à l’intérieur de la société d’exploitation. Les individus ou groupes qui participent ne peuvent échapper à cette réalité. Ainsi, le fait qu’à l’heure actuelle, la plupart des groupes révolutionnaires soient composés en majorité "d’intellectuels" n’est pas en soi aberrant ou tragique, c’est le simple reflet de la situation qui prévaut dans la société de classe : à savoir l’opposition entre travail manuel et travail intellectuel et l’existence de privilèges qui sont attachés à ce dernier. Les révolutionnaires devront surtout veiller à ce que ne s’établissent pas dans leur organisation des rapports hiérarchiques de soumission des "manuels" aux "intellectuels", ou à ce que ces derniers ne se livrent à l’attitude opposée qui consiste à abdiquer toute opposition critique à l’égard des membres ouvriers de cette organisation.

Cela dit, on ne peut considérer comme définitif ce rôle particulier joué par certains intellectuels à une époque comme la nôtre. L’extension et l’approfondissement du mouvement révolutionnaire, l’entrée sur la scène de l’histoire des masses prolétariennes, de même qu’ils permettront la jonction entre la théorie et la pratique, aboliront, avec les autres vestiges du vieux monde, cette tare.

La théorie ne sera plus le privilège d’une minorité composée essentiellement d’intellectuels, elle sera vécue et élaborée par les masses.

C’est entre autre par la connaissance d’un tel fait que pêche la théorie léniniste de la conscience et de l’organisation.

Traiter de "léninistes" ou "d’aspirants bureaucrates" ceux qui insistent sur le besoin de théorie est une aberration. De telles accusations nourrissent leur mauvaise foi dans la méconnaissance des idées suivantes :

1. Les conceptions de Lénine ne se distinguent pas de celles des révolutionnaires de son époque par le rattachement exceptionnel à la théorie : les écrits de Rosa Luxemburg, Mehring, Pannekoek, sont là pour le confirmer.

2. L’essentiel du pouvoir qu’exercent les dirigeants des bureaucraties pseudo-révolutionnaires sur leurs militants de base provient de l’imposition à ces derniers de toutes sortes "d’activités pratiques" (collages d’affiches, distributions de tracts, ventes militantes, etc.) et de la non-extension à l’ensemble des membres de l’organisation de la réflexion théorique.

3. Une des armes essentielles pour lutter contre les conceptions bureaucratiques est la mise à nu de leur incohérence théorique. Refuser de "faire de la théorie", c’est objectivement laisser le champ libre à ces conceptions.

Souvent les détracteurs de la théorie prônent comme moyen de lutte l’accomplissement "d’actes exemplaires" ; leur opposition aux conceptions léninistes les conduit alors à se replacer – la cohérence en moins – dans le cadre de ces mêmes conceptions pour lesquelles une minorité d’individus "entraîne" la grande masse amorphe.

Les partisans de la "pratique pure", vierge de toute théorie, se mentent à eux-mêmes comme ils mentent aux autres puisque leur conception même de la lutte est déjà une théorie, primaire il est vrai, de la révolution.

Alors qu’ils présentent la théorie comme un danger qui menace le mouvement ouvrier, ils ne se rendent pas compte du fait que ce sont leurs actes irréfléchis – puisque en principe exempts de toute théorie – qui risquent d’être dangereux ; tout acte illégal n’est pas forcément bon pour la révolution. Leur mépris de la théorie masque donc un mépris de la pratique.

La négation de la nécessité de la théorie est généralement le fait d’intellectuels : leur révolte contre l’oppression du savoir bourgeois déborde sur une négation du savoir lui-même.

Au contraire quand il se révolte contre l’exploitation et les institutions qui assurent le maintient de celle-ci, l’ouvrier éprouve le besoin de comprendre la situation qu’il se propose de changer : pour lui la connaissance et la réflexion théorique sont une nécessité immédiate de sa lutte, comme ils sont un premier pas vers une émancipation de sa soumission que lui impose le Capital.

L’actuel mépris pour la théorie qui se manifeste dans un certain nombre de milieux "gauchistes" provient essentiellement de la nature petite-bourgeoise de la plupart des luttes violentes qui ont jusqu’à présent secoué la société4 (étudiants, paysans, commerçants) ; luttes qui malgré les difficultés qu’elles peuvent créer à la bourgeoisie ne portent en elles aucunes perspectives historiques et ne peuvent par conséquent reconnaître de projet révolutionnaire propre. Suscité par l’absence de perspective, le désespoir et l’impatience de ces couches sociales se manifestent par des actes plus ou moins violents, quelques fois de caractère terroriste mais toujours minoritaires qui en fin de compte ne font pas avancer la condition fondamentale de la révolution communiste, la prise de conscience de la seule classe aujourd’hui révolutionnaire : le prolétariat.

Le fait que la théorie ne soit pas encore ressentie comme un besoin urgent de l’actuel lutte de classe est la marque des limites et des faiblesses que celle-ci (malgré un renouveau indiscutable) connaît encore après cinquante années de contre-révolution.

Ce fait traduit ainsi la domination que continue d’exercer l’idéologie bourgeoise – malgré sa décomposition actuelle – sur le prolétariat et dont les détracteurs de la théorie sont les agents objectifs, bien qu’inconscients.

Cinquante ans de défaite et d’apathie du mouvement ouvrier ont pratiquement anéanti tout développement de la théorie révolutionnaire : toutes les tentatives qui ont été faites pendant cette période se sont épuisées pour n’avoir pu être confrontées à une pratique.

Sortant de cette sombre période, le nouveau mouvement révolutionnaire qui aujourd’hui se dessine se voit donc confronté dès ses premiers pas, à un besoin immense de mise à jour de la théorie.

Parmi les tâches essentielles qui se présentent actuellement, on peut citer, de façon non limitative, les suivantes :

  • Compréhension du sens des luttes actuelles, indissociable d’une étude du capitalisme mondial.

  • Critique sans concessions des expériences révolutionnaires passées, ainsi que des conceptions idéologiques erronées qui y sont attachées (léninisme, anarcho-syndicalisme).

  • Critique des organisations présentes se réclamant de la révolution socialiste, de leurs programmes, de leurs formes d’organisation et d’action et étude de pourquoi de leur existence.

  • Réflexion sur le problème de l’organisation des révolutionnaires, tel qu’il s’est posé et tel qu’il se pose aujourd’hui et sur celui des nouvelles formes de lutte.

  • Ébauche du programme socialiste (c’est-à-dire de l’ensemble des mesures que devra prendre le pouvoir révolutionnaire) dont les expériences passées et les nouvelles caractéristiques de la société peuvent déjà donner quelques traits ; ce dernier travail, la formulation du projet révolutionnaire prolétarien, étant en fait celui qui rend possible tous les autres.

J.Fé (juillet 1970)

1 Nous ne reproduisons pas cette citation de Marx afin de nous retrancher derrière une quelconque "vérité révélée" et couper ainsi court à toute discussion. Mais puisque nous partageons ces mêmes idées, que nous en aurons besoin pour la suite du texte et que Marx leur a donné dans ce passage une formulation particulièrement claire et succincte, nous avons pensé qu’il valait mieux citer directement cet extrait en en indiquant l’origine, plutôt que de dire la même chose en d’autres termes qui eussent sans doute été plus lourds et plus confus.

2 Il y a longtemps que les révolutionnaires ont reconnu dans les syndicats des instruments de l’État bourgeois, et dans les pays "socialistes", des pays où le capitalisme loin d’être aboli, exerce une exploitation qui n’a rien à envier à celle des capitalismes libéraux.

3 "Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux." Marx et Engels, le Manifeste Communiste, 1848.

4 Voir l’article sur le mouvement étudiant dans RI ancienne série n°3.

 

Rubrique: 

Histoire et mouvement ouvrier

L'indignation de la jeunesse du Venezuela détournée sur le terrain du démocratisme

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L'évolution de la situation au Venezuela après un mois d'affrontements et de manifestations de rues sporadiques n'a malheureusement pas confirmé les potentialités contenues à l'origine de ce soulèvement des jeunes, excédés et révoltés par la misère, la hausse du coût de la vie (avec un taux d'inflation atteignant officiellement 56%), la précarité, l'insécurité, la terreur permanente et l'avenir bouché en contradiction totale avec la propagande du régime post-chaviste. Si le bilan de la répression s'est depuis considérablement alourdi (18 morts et 260 blessés à la date du 5 mars) depuis les textes traduits ci-après, la bourgeoisie a opéré une véritable mise sous contrôle du mouvement, notamment au moyen de ses fractions d'opposition au régime, de gauche comme de droite. La classe dominante s'est employé a dénaturer ce mouvement sur le terrain du démocratisme et du nationalisme, ce dont témoignent les immenses drapeaux nationaux déployés dans les cortèges des manifestants. Les manipulations et les grandes manœuvres des intérêts impérialistes concurrents ont pris le pas sur la colère de la rue et le mouvement étudiant vénézuélien a démontré qu'il n'avait pas surmonté ses faiblesses de 2007 et s'est fait prendre une fois encore aux pièges qui lui étaient tendus et aux discours mensongers de l'opposition démocratique pour désamorcer son caractère explosif en le coupant de ses racines prolétariennes et en se livrant aux politiciens et à d'autres exploiteurs.

Nous publions ci-dessous la traduction de deux prises de position déjà publiées sur notre site en espagnol1 : il s'agit d'une part de la contribution d'un sympathisant proche du CCI qui a rédigé et distribué un tract "à chaud" dans les jours qui ont suivi la répression des jeunes le 12 janvier par le gouvernement Madero et ses sbires, l'autre un texte de présentation de ce tract écrit par notre section au Venezuela. Tous deux posent l'enjeu essentiel de la situation : le lien nécessaire et vital entre le mouvement de révolte des jeunes et le combat plus général de résistance du prolétariat sur son terrain de classe, même si ce lien a été saboté par l'union de toutes les forces de la bourgeoisie pour détourner la colère de la jeunesse de cet objectif et si le mouvement a été rapidement récupéré par la bourgeoisie.

Ces prises de position ont également le mérite de briser le relatif black-out qui a pesé en Europe pendant des semaines sur ce mouvement alors. La bourgeoisie cherchait à masquer une fois de plus le point de départ de cette rébellion massive des jeunes générations contre des conditions d'existence de plus en plus intolérables, préférant mettre l'accent sur la lutte entre "chavistes" et "ani-chavistes", entre le pouvoir et "l'opposition démocratique".

 

Présentation du tract par Internacionalismo, organe de presse du CCI au Venezuela

Le tract ci-dessous, écrit et diffusé par un sympathisant du CCI, prend position face à la brutale répression déchaînée par le régime chaviste (actuellement dirigé par le successeur de Chavez, Nicolas Maduro), contre une mobilisation massive appelée par les étudiants le 12 février dernier au centre de Caracas pour exiger la libération de quatre de leurs camarades emprisonnés et pour protester contre la pénurie, le coût élevé de la vie et l'insécurité dans les villes. L'action répressive du régime "social-bolivarien" s'est traduit à l'heure actuelle par un bilan de trois morts, des dizaines de blessés et d'arrestations.

La mobilisation des étudiants a été le détonateur d'une immense indignation qui fermentait depuis longtemps au sein des masses laborieuses et de la population durement frappées par la grave crise économique qui secoue le pays. De larges secteurs de la population au niveau national ont soutenu l'action décidée par les jeunes, s'unissant dans un mouvement de protestation généralisée contre le régime et pour manifester leur rage et leur indignation face au niveau élevé de l'inflation sans aucune compensation sur les traitements et les salaires des travailleurs ; la pénurie accrue des produits de première nécessité (alimentation, médicaments, produits d'hygiène, notamment) ; le haut niveau d'insécurité publique qui s'est sinistrement traduit par près de 200 000 assassinats pendant les quinze ans du régime chaviste ; la détérioration des services publics de santé, la précarité du travail et la grotesque propagande chaviste au niveau national et international pour essayer de vendre "les bienfaits" du "socialisme-boivarien". En réalité, cela illustre de façon tragique la barbarie et la misère que le capitalisme en décomposition offre à l'humanité2.

Comme cela s'est produit lors d'autres mouvements sociaux dans le monde, la bourgeoisie chaviste au pouvoir a eu recours à son moyen d'action préféré : la répression ouverte et impitoyable contre les manifestants ; utilisant non seulement les forces de répression de l'État mais aussi des milices civiles armées et rétribuées par l'État appartenant aux dénommés Comités bolivariens, chargés d'intimider, de créer un climat de terreur, y compris en tirant sur des manifestants désarmés. Ce sont eux les responsables de plusieurs morts et de plusieurs dizaines de blessés. En permettant à ces forces para-policières d'agir librement, l'État tente de masquer sa propre responsabilité dans la répression des manifestants. Ces actes de "révolutionnaires bolivariens" ne doivent pas nous surprendre. La bourgeoisie tout au long de son histoire a utilisé des éléments déclassés et lumpenisés pour renforcer ses troupes de choc contre le prolétariat : on l'a vu aussi bien avec les réseaux fascistes (les "chemises noires" de Mussolini, les "chemises brunes" du nazisme) que sous les régimes staliniens comme à Cuba avec les Comités de Défense de la Révolution (CDR) ou sous les régimes dictatoriaux des pays arabes (Libye, Syrie, Égypte,…) ou encore plus récemment dans les pays alliés au "Socialisme du XXIe siècle" comme au Nicaragua, en Équateur, en Bolivie, etc.

La bourgeoisie est consciente de la gravité de la crise économique du pays, manifestation de la crise économique que vit le capitalisme à l'échelle mondiale. Les moyens économiques du régime n'ont fait que précipiter une crise imminente. Malgré les importantes recettes pétrolières, le régime chaviste ne peut plus supporter le niveau abyssal des dépenses publiques qu'exige le maintien de sa politique populiste depuis quasiment trente ans, ni continuer à fournir du pétrole bon marché pour soutenir une géopolitique qui s'affaiblit chaque jour un peu plus. Dans ce contexte, les conditions sont remplies pour que chavistes et opposants convergent dans la protestation contre le régime. Pour essayer d'éviter cela, un black-out a été imposé aux médias et sur internet pour que ne soient pas divulguées les informations sur les mobilisations de protestation, pendant que les médias contrôlés par l'État cherchaient à monter la population pro-chaviste contre les étudiants et les mobilisations, criminalisant les protestataires et se présentant comme le garant de la "paix sociale".

Malgré les obstacles dressés par l'État, vu le contexte économique, politique et social, ce nouveau mouvement étudiant contient des potentialités qui lui permettraient de dépasser sa composante initiale en se propageant au niveau national.

Pour y parvenir, il doit éviter de tomber dans les mêmes pièges que le mouvement de 20073 qui a été dévoyé et affaibli par tous les faux amis que sont les partis et les forces d'opposition au régime, qui ne sont que l'autre face de la même pièce représentant l'appareil politique du capital national, mais qui ne représentent aucune sortie possible d'une crise qui nous enfonce dans la barbarie et la précarité. C'est pour cela que nous donnons notre plein accord avec le camarade qui a écrit ce texte quand il dit que la seule issue pour ce mouvement est l'union avec les secteurs ouvriers qui, malgré la répression et le harcèlement des syndicats, sont restés debout et en lutte au cours des dernières années : les travailleurs du secteur du fer, du secteur pétrolier, du secteur de la santé, les fonctionnaires, etc.

Comme nous le disions en 2007, nous saluons le surgissement spontané de ce nouveau mouvement de la jeunesse étudiante dont la confrontation avec l'État contient des éléments qui l'inscrivent parmi les luttes prolétariennes contre le système capitaliste. Ces éléments sont ceux qui étaient aussi présents dans les mouvements sociaux qui ont secoué le monde depuis le "printemps arabe" de 2011 jusqu'aux récents mouvements au Brésil et en Turquie, en passant par le mouvement des Indignados en Espagne et des Occupy aux États-Unis.4

Internacionalismo, organe de presse CCI au Venezuela, le 23 février 2014

 

Tract : La répression sanglante du 12 février 2014

Depuis peu, l'expérience la plus achevée du "Socialisme du XXIe siècle", selon le jugement des nostalgiques du stalinisme, est secouée par une vague d'émeutes qui s'est étendue dans toute la république et qui a comme acteur principal une masse de jeunes, issus de toutes les couches sociales, qui condense la nature opprimée d'une population attaquée par la décomposition d'un modèle social qui se nourrit de la forme la plus cruelle du capitalisme (le capitalisme d'État sous sa forme caricaturale) et qui a affecté la vie nationale au cours de ces 15 dernières années. La rage contenue à l'intérieur d'un cercle infernal délimité par l'insécurité, par la pénurie de quasiment tout ce qui est strictement nécessaire pour mener une vie plus ou moins décente, par l'absence d'un quelconque motif de rêver ou d'entretenir le moindre espoir d'amélioration des conditions de vie, par un sentiment de frustration que procure le confinement dans une réalité sociale où ont disparu les valeurs qui ont animé l'humanité pour poursuivre un cours qui lui permette de partir à l'assaut du ciel.

Le 12 février, plus que le hochet patriotique de la Journée de la Jeunesse, les jeunes ont appelé, en marge de toute action politicarde puante, à une manifestation pour réclamer la libération d'un groupe d'étudiants détenus dans la province de Tachira, enfermés dans des centres de détention de haute sécurité avec un motif d'inculpation les qualifiant de terroristes, démonstration de l'escalade répressive que le "socialisme bolivarien du XXIe siècle" est venu déchaîner contre les protestations qui ont pris corps tout au long de l'année 2013 sur tout le territoire national, incluant, de manière informelle, divers secteurs de la classe ouvrière et en particulier des travailleurs des industries de base (Sidor, Venalum, Alcasa, Ferrominera, Bauxilum, etc.) et plus récemment des ouvriers de l'industrie pétrolière de la raffinerie de Jóse qui ont été emprisonnés sous prétexte d'être des traîtres à la patrie. Les qualificatifs de traîtres, terroristes, apatrides, lèche-bottes des Yankees, agents de l'impérialisme, le chavisme et ses tueurs à gages des Comités les utilisent indistinctement contre n'importe quelle manifestation de mécontentement ou contre toute lutte revendicative que mènent les travailleurs, pas seulement contre les étudiants.

Le 12 février 2014, les jeunes qui protestaient se sont retrouvés pris dans la ligne de tir et le champ miné que le chavisme et son opposition capitaliste (le MUD5, Léopoldo Lopez et les fractions de gauche défroquées du stalinisme main dans la main aujourd'hui avec la droite) dans un partage des tâches non concerté, ont créés pour stériliser la contestation, les détournant des chemins qui pouvaient les conduire à se rassembler avec les secteurs prolétariens qui se trouvaient du même côté de la barricade que les étudiants et qui pouvaient apporter l'organisation politique et la direction capable de contenir la vague de répression et d'exploitation de l'État capitaliste bolivarien. Le régime craint le caractère explosif que prennent les luttes animées par de jeunes prolétaires et des mouvements étudiants, qui ont connu à travers des expériences récentes et particulièrement celles de 2007, la capacité et le renforcement croissant qu'offrent de telles mobilisations qui représentent un danger potentiel d'entraîner derrière elle le ras-le-bol et les frustrations d'une population bombardée par un déluge de mystifications que la propagande officielle a déversé à pleins seaux sur elle.

En 2007, le mouvement de protestation avait été poussé sur le terrain stérile de la défense d'une chaîne de télévision (RCTV), scénario dans lequel étaient en concurrence deux visions du capitalisme, et finalement le mouvement de protestation avait été réduit à une caricature dans laquelle le rôle principal a été tenu par la futilité propre aux vedettes médiatisées. Et finalement, la journée du 12 février 2014, le discours officiel, après avoir criminalisé avec son jargon habituel le mouvement de protestation des jeunes, a proposé le scénario suivant, en se partageant le travail avec l'opposition, pour essayer d'entraîner le mouvement dans la stérilité : le ministère de la Justice a lancé un mandat d'arrêt contre Leonardo Lopez en menaçant aussi de lever l'immunité parlementaire de l'opposante Corina Machado avec les charges d'association avec des délinquants en bande organisée et désigné une commission d'enquête criminelle pour avoir appelé les jeunes à la manifestation.

Ni Lopez, ni Machado n'ont appelé à la moindre mobilisation et leur présence fugace à la manifestation s'est réduite à chauffer leur voix d'orateur capitaliste pour essayer de surfer sur la combativité des jeunes, mais à l'instant même où la canaille chaviste, dans sa charge sanglante contre les manifestants, se déchaînait avec l'intervention concerté des Comités de la mort, de la Garde nationale bolivarienne (GNB) et de la police nationale bolivarienne (PNB), ils se sont volatilisés, on ne les a plus vus, ni eux ni les autres caïds de la MUD. La tâche pénible d'affronter la répression de l'État capitaliste bolivarien sur les barricades et de ramasser les cadavres, ce sont les jeunes qui les ont assumées. Les défenseurs du capitalisme de la MUD de même que les dirigeants chavistes se sont réservés, eux, le pompeux rôle principal à jouer auprès de médias.

À l'heure actuelle, le mouvement de protestation ne doit pas répéter les erreurs de 2007, développer sa lutte sur un terrain qui n'est pas le sien sous peine de se laisser entraîner dans le précipice de la frustration et de la défaite cuisante. Le seul milieu naturel dans lequel la protestation actuelle des jeunes pourrait prendre des forces serait en se reliant aux secteurs prolétariens de la société qui, tout au long de l'année 2013 se sont maintenus debout et ont lutté contre les attaques de l'État capitaliste bolivarien qui ne peut pas se généraliser sans poser le potentiel d'extension contenu dans le mouvement de protestation des jeunes. Ces secteurs renferment les germes d'un contenu révolutionnaire capable de féconder le mouvement actuel de protestation permettant la construction d'une solide plateforme politique et organisationnelle qui la transformerait en bastion de classe avec la force pour abattre ce système capitaliste pourri que le chavisme et ses acolytes s'efforcent de maintenir debout. Ces secteurs, ce sont les ouvriers des industries de base travaillant dans la région de Guayana, les travailleurs du pétrole disséminés sur tout le territoire national et les travailleurs du secteur public qui ont coupé les ponts avec le syndicalisme qui les reliait au chavisme. Voilà quel est le terrain sur lequel peut se livrer la meilleure bataille.

HS, 18 février 2014

1 es.internationalism.org

2 Voir l'article : Venezuela: avec ou sans Chavez, de plus en plus d’attaques contre les travailleurs,

[https://fr.internationalism.org/icconline/201304/6971/venezuela-ou-sans-... [3] (avril 2013) ou en espagnol : El Legado de Chávez: Un proyecto de defensa del capital. Un gran engaño para las masas empobrecidas. [https://es.internationalism.org/en/node/3694] [4]

Pour une vision plus générale, lire nos Thèses sur la décomposition

[fr.internationalism.org/book/export/html/805]

3 Voir notre article en espagnol : Movimiento estudiantes en Venezuela: los jóvenes intentan salir de la trampa de la polarización chavismo – oposición".

[https://es.internationalism.org/ccionline/2007/estudiantes_venezuela.htm] [5]

4 Pour un bilan de ces mouvements, voir notre "Dossier spécial sur le mouvement des Indignés et des Occupy", publié sur notre site le 6 juin 2011.

5 Mesa de la Unidad Democrática (Table de l'Unité Démocratique) : Coalition plus ou moins radicale de partis d'opposition à Chavez créée en janvier 2008 mais dominée par une tendance de centre gauche et social-démocrate, faisant aussi cause commune avec les partis de droite, traditionnellement opposés au populisme chaviste.

 

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Lutte de classe

Protestations en Bosnie

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Malgré les difficultés rencontrées par la lutte de classe au niveau international, en particulier avec le confinement des grands mouvements sociaux de ces dernières années (le printemps arabe, les Indignados espagnols, etc.), et le poids du nationalisme qui a écrasé de nombreuses expressions de protestation et de mécontentement, comme récemment en Ukraine, ici ou là, le prolétariat oppose une certaine résistance, encore fragile, à l'encadrement de la bourgeoisie et de ses syndicats. Afin de rompre le black-out médiatique qui caractérise souvent ces luttes courageuses, dès lors qu'elles cherchent à mener un combat impliquant la classe ouvrière, nous publions la traduction d'un article rédigé par un sympathisant du CCI au Royaume-Uni sur le récent mouvement en Bosnie.

Le 24 août 2011, une grève éclatait à l'usine de production de détergents DITA à Tuzla, en Bosnie. Cette grève était spontanée et a surgit contre le non-paiement des salaires depuis plusieurs mois et des indemnités de déplacement au travail, ainsi que la diminution des pensions de retraite et de la prise en charge des soins des travailleurs. Elle dura sept mois, jusqu'en mars 2012. Contre le lock-out imposé par les patrons, les ouvriers en grève ont organisé un blocage permanent de l'usine, afin d'empêcher le démantèlement des équipements de l'usine, ce qui était déjà arrivé aux usines voisines. Le comité de grève organisa des piquets en direction des autres ouvriers et se déplaça sur d'autres sites et usines. D'autres ouvriers, dont certains déjà en grève ou dans une dynamique de protestation, vinrent aussi à l'usine DITA pour exprimer leur soutien et leur solidarité. Des agriculteurs du coin apportèrent de la nourriture aux piquets, ainsi que les mineurs et les ouvriers des boulangeries. Des travailleurs de la Santé et de la Poste vinrent aussi sur le site en solidarité. Un membre du comité de grève a souligné que "pas un seul syndicat local ne nous a soutenus" parce que la grève était considérée comme  "illégale".1

Au début du mois de février 2014, victimes d'affronts et d'attaques semblables de la part de la bourgeoisie, la colère des ouvriers de Tuzla explosait. Des bâtiments du gouvernement, symboles de la misère des ouvriers, étaient attaqués et incendiés. Les protecteurs des patrons, la police, ayant été également attaqués, ont multiplié les provocations et se sont livrés ici et là à encore plus de bastonnades et de répression. 10% des cent mille habitants de Tuzla étaient dans la rue, incluant des étudiants qui ont rejoint les ouvriers, et des expressions de solidarité se sont produites dans les villes de Zenica, Mostar, Bihac, Sarajevo et dans la même région, là où le taux de chômage frise les 75% et où les salaires et les conditions de vie ont subi des coupes dramatiques. Malgré toutes ses faiblesses, le manque de direction et la confusion, le mouvement de Tuzla et ses alentours était, dans un premier temps, une expression de la classe ouvrière et, face aux dangers du nationalisme et du démocratisme, une manière pour les exploités de dire : "ça suffit !"

Le dépeçage impérialiste de la Bosnie, après la guerre, au début des années 1990, qui était lui-même une expression de la décomposition du capitalisme, a été initié par "l'envoyé de la paix," Richard Holbrooke, le digne successeur d'Henry Kissinger, lors des  accords de Dayton en 1995, qui se sont tenus sous les auspices de l'impérialisme américain. Dans ce processus, la Bosnie a été divisée en deux entités et un district autonome, Brcko (où des protestations ont récemment eu lieu). La Fédération croato-bosniaque est divisée en dix cantons qui travaillent avec le gouvernement local. "Le résultat, dit The Economist du 15 février 2014,  est un système qui paye de gros salaires aux politiciens dans un pays qui compte tout juste 3,5 millions de personnes." En d'autres termes, le système tout entier imposé par les principales puissances favorise la corruption, le népotisme et le vol organisé. Naturellement, beaucoup, parmi ces politiciens et hauts-fonctionnaires des Balkans qui composent la bourgeoisie locale sont de fieffés voleurs et trafiquants. La réalité a démontré à quel point tous ceux, de droite comme de gauche, qui soutenaient que cette guerre conduirait à une renaissance majeure de la région et qu'il y avait une "rationalité économique" derrière elle, se trompaient. Non seulement la guerre et l'accord de paix ultérieure ont préparé le terrain à l'irrationalité et au vol organisé qui ont suivi, ont laissé de vastes zones dévastées et parsemées de champs de mines, mais de plus, le chômage et les attaques sauvages contre les ouvriers sont présents partout. Au porte de l'Europe, on ne voit nullement la reconstruction, mais bien les ravages de l'impérialisme et la destruction par le capitalisme qui persistent et s'approfondissent.

Les différentes factions nationalistes ont mis en avant que les protestations étaient l'œuvre de "conspirations" ou les ont attribuées au travail de "hooligans" avec le Haut Représentant international en Bosnie, Valentin Inzko, menaçant les protestataires d'une intervention des troupes américaines (Malatesta's Blog, 12/02/14). Partant de l'idée juste que ces protestations n'ont pas mis en avant des demandes basées sur les divisions ethniques et qu'une certaine solidarité s'exprimait à travers les lignes inter-ethniques imposées par les accords de Dayton, un certain nombre d'intellectuels et d'académiciens, y compris Noam Chomsky, Tarik Ali, Naomi Klein, Slavoj Zizek et d'autres, ont écrit un certain nombre de lettres au Guardian (voir Balkans Insight, 13/02/14) "encourageant" les "citoyens" de la région. Mais ce soutien ressemble à celui de la corde qui tient le pendu. Ils en appelaient à "la communauté internationale" pour arranger les choses, cette même communauté internationale qui a d'abord provoqué la guerre et a imposé ensuite ces divisions et ces conditions. Par essence, ces gauchistes, suppôts du capitalisme, représentent simplement la queue des forces de la bourgeoisie en général et les machinations de l'Union Européenne contre les protestataires en particulier. Par exemple, l'appel de l'UE en faveur des dirigeants bosniaques "pour montrer plus de responsabilité et de transparence" (Agence Reuters du 17 février 2014) et l'appel du gouvernement bosniaque aux "ouvriers mécontents à chercher à faire respecter leurs droits à travers les institutions syndicales avec lesquelles le gouvernement a eu continuellement de bonnes relations" (WSWS, 06 février 2014). On a pu voir par-dessus-tout comment les syndicats, eux-mêmes divisés selon un axe nationaliste, ne sont pas seulement main dans la main avec l'Etat mais aussi ouvertement contre les luttes des ouvriers.

L'explosion de colère des ouvriers de Tuzla ne s'est pas produite à partir de rien. Il y a d'abord eu une grève des mineurs pour une augmentation de salaires en septembre dernier. En Bosnie, des manifestations ont défié les divisions ethniques et exprimé une inquiétude envers le chômage et l'avenir, mise en évidence par des mots d'ordre comme "A bas le nationalisme !", "Nous soutenons les combats partout dans le monde !", "L'école ne nous a jamais enseigné le chômage !", " Entubez-vous en trois langues !" Ces slogans étaient peints sur les murs des immeubles du gouvernement ou sur des affiches faites à la main portées par des manifestants de tous âges, y compris les chômeurs et les retraités. Des grèves et des barricades organisées par les ouvriers ont fleuri à Kraljevo  en Serbie, et il y a eu des protestations à Belgrade et à Drvar, en République serbe de Bosnie. Plus tard et ailleurs, on a vu des manifestations contre le chômage à Skopje, en Macédoine (Bosnia-Herzogovia Protest Files, 18 février 2014) et de violentes manifestations d'étudiants contre le chômage ont été signalées à Pristina, au Kosovo (BBC News, 08 février 14).2

Il est clair que ce mouvement de petite échelle est vulnérable aux dangers de divisions, au nationalisme et à l'idéologie démocratique. Cette dernière peut être observée avec les "Assemblées plénières" qui ont appelé à la création d'un "gouvernement d'expert" et autres "gouvernement technique". Nous n'avons pas suffisamment d'informations sur ces organisations mais elles comportent le danger d'être transformées en appendices d'une démocratie bourgeoise soi-disant rénovée. Il existe par exemple des rapports selon lesquels le plenum de Tuzla a complètement ignoré les revendications des ouvriers !

Le danger pour ces luttes est d'être noyées dans la population en général, par des protestations anti-gouvernementales qui ne vont nulle part hormis vers la revendication de voir de nouvelles têtes au pouvoir. L'autre face des dangers du nationalisme est l'idée du "gouvernement technique" qui aspire à "aller de l'avant" et à prôner "la tolérance culturelle", afin de lâcher de la vapeur en vue de prévenir d'autres conflits ultérieurs. Contre tout cela, la classe ouvrière doit s'efforcer de développer son combat sur son propre terrain, même si, pour le moment, elle semble très confuse et fait face à de nombreux obstacles.

Mais, "Il y a quelque chose pour vous, grand-mère" : la Bosnie n'est pas l'Ukraine qui dès le départ a été le théâtre de confrontations bourgeoises et impérialistes.

Il n'y a pas de politiciens occidentaux, d'espions, d'ambassadeurs de délégations et de factures en dollars pour soutenir les luttes des ouvriers. Ces luttes s'inscrivent dans la lignée du combat et de la colère des Indignés en Espagne, des protestations en Egypte, en Turquie et au Brésil et elles sont vulnérables aux mêmes dangers ou à des dangers similaires. Mais le fait qu'elles aient lieu dans cette région décimée par l'impérialisme est important en soi. Et, si les ouvriers de DITA n'ont rien gagné de leur lutte, pas un centime (En fait, certains ouvriers ont terriblement souffert du froid sur les piquets de grève pendant des mois), leur combat est cependant une victoire pour la classe ouvrière, pour eux-mêmes qui se sont tenus debout dignement et pour la solidarité que ce mouvement a initiée et à laquelle il a contribué.

Baboon (19 février 2014)

1 Pour un compte-rendu complet de ce mouvement, voir la vidéo publié sur le fil de discussion du forum du site Libcom : " Protestation en Bosnie " par Ed, le 17 février 2014. La vidéo a un titre accrocheur proposé par un dirigeant de la grève : " Il y a quelque chose pour vous, grand-mère, merci, merci ! C'est grandiose ! " Cette vidéo est très intéressante et cela exprime un mouvement profond de la classe ouvrière.

2 Ce n'est sans doute pas une coïncidence : les troupes de la KFOR de l'OTAN ont été mobilisées pour un entraînement contre les manifestations dans leur QG de commandement multinational associé de Hehenful, en Allemagne.

 

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