Dans notre précédent article analysant la situation en Égypte1, nous écrivions en conclusion : « Le capitalisme s'est donné les moyens de détruire toute vie sur la terre entière. L'effondrement de la vie sociale et le règne des bandes armées meurtrières – c'est ça, le chemin de la barbarie qui est illustré par ce qui se passe aujourd'hui en Syrie. La révolte des exploités et des opprimés, la lutte massive pour défendre la dignité humaine et un véritable avenir – c'est ça, la promesse des révoltes sociales en Turquie et au Brésil. ». Et nous ajoutions ceci : « L'Égypte se tient à la croisée des chemins de ces deux choix radicalement opposés, et dans ce sens il est symbolique du dilemme auquel est confrontée toute l'espèce humaine. » Les événements tragiques qui se sont déroulés et précipités durant le mois d'août en Égypte suite aux réactions face au coup d'État de l'armée contre l'ex-président élu Morsi, notamment la répression sanglante des Frères musulmans (dont un pic a été atteint le 14 août), témoignent de toute la gravité de cette situation historique et confirme cette idée de « croisée des chemins » pour l'ensemble de l'humanité.
L'enfoncement dans la décomposition, la crise économique et sociale, l'incurie et la politique désastreuse du gouvernement Morsi (élu en juin 2012) ont conduit les populations à poursuivre dans la rue leurs manifestations pour exprimer un mécontentement et un ras-le-bol face à la misère et l'insécurité galopantes. C'est cette situation dégradée, marquée de plus par l’irrationalité politique et les provocations multiples des Frères musulmans, qui a poussé l'armée égyptienne au coup d'État du 3 juillet dernier, destituant le président Morsi de ses fonctions. Parallèlement, l'agitation sociale n'avait fait que se poursuivre pour aboutir à des tensions vives et des convulsions extrêmement dangereuses, débouchant même sur des affrontements sanglants. Il s'agit là d'un engrenage qui n'est autre que celui de la guerre civile. La seule force de cohésion qu'est l'armée au sein de l'Etat se retrouve donc du coup aujourd'hui en première ligne, mise à contribution forcée pour tenter d'empêcher que toute la société égyptienne ne vole en éclats. L'homme « fort » du moment est donc sans surprise le chef de l'armée Abdel Fattah al-Sissi. Ce dernier n'a d'autre option que la répression brutale, répression sanglante assurée en grande partie par la police civile contre les Frères musulmans et les pro-Morsi. Durant tout l'été, les heurts entre ces pro-Morsi et forces de l'ordre ou entre pro- et anti-Morsi n'ont cessé de se multiplier, faisant de nombreux morts, notamment parmi les Frères musulmans. Les sit-in où les manifestants pro-Morsi se sont regroupés avec femmes et enfants, ont fini par être dispersés de manière sanglante. Les assauts de l'armée, comme celui du 14 août, ont fait plus d'un millier de morts ! L'instauration de la loi martiale a été décrétée par l'application de l'état d’urgence et un couvre-feu a été aussitôt mis en vigueur au Caire et dans treize provinces du pays ! De nombreux dirigeants des Frères musulmans et des activistes (plus de 2000) ont été arrêtés, parmi lesquels le « guide suprême » Mohammed Badie et bien d'autres, dont certains ont péri en prison après une tentative d'évasion. Depuis, les manifestants sont devenus moins nombreux, restant la cible des tirs de soldats et de la police. Pour ce maintien de l'ordre, l'armée et la police ont obtenu le soutien d'une majorité de la population qui perçoit les Frères musulmans comme des « terroristes ». Ce soutien teinté de nationalisme, accompagné d'un sentiment anti-intégriste croissant, conduit nécessairement à affaiblir davantage le prolétariat qui risque d'être de plus en plus dilué et happé par les miasmes de la situation. Ceci, d'autant que ce rejet de l'intégrisme religieux est alimenté par la mystification démocratique qui reste plus vive que jamais. À l’opposé des grandes manifestations de la Place Tahrir qui ont conduit au renversement de Moubarak, où la présence politique des femmes était tolérée et où elles étaient relativement protégées, la terreur qui tend à s'imposer aujourd'hui conduit par contre à des régressions morales spectaculaires, comme les viols collectifs sur des femmes signalés lors des manifestations, de même que l'atmosphère de pogrom qui se développe de plus en plus à l'égard des coptes (des centaines d'églises ont été incendiées cet été et de nombreux coptes ont été tués).
Bien entendu, comme nous l'écrivions dans notre précédent article : « la classe ouvrière en Égypte est une force bien plus formidable qu'en Syrie ou en Libye. Elle a une longue tradition de luttes combatives contre l'État et ses syndicats officiels qui remonte au moins jusqu'aux années 1970. En 2006 et en 2007, des grèves massives se sont étendues à partir des usines textiles hautement concentrées, et cette expérience de défiance ouverte envers le régime a alimenté le mouvement de 2011, fortement marqué par l'empreinte de la classe ouvrière à la fois dans ses tendances à l'auto-organisation qui sont apparues sur la Place Tahrir et dans les quartiers, comme dans la vague de grèves qui ont finalement convaincu la classe dominante de se débarrasser de Moubarak. La classe ouvrière en Égypte n'est pas immunisée contre les illusions démocratistes qui imprègnent tout le mouvement social, mais il ne sera pas facile non plus pour les cliques bourgeoises de la convaincre d'abandonner ses intérêts de classe et de l'attirer dans le cloaque de la guerre impérialiste. » Et il est vrai que dernièrement aussi, des expressions de la lutte de classe se sont à nouveau manifestées, notamment à Mahalla2 où 24 000 ouvriers se sont mis en grève pour n'avoir perçu que la moitié de leur prime. De même, des grèves et luttes ont été menées à Suez. Mais si certaines pancartes dans les manifestations ont pu proclamer « Ni Morsi ! Ni les militaires ! », ces voix très minoritaires sont de plus en plus étouffées, tout comme les luttes courageuses que mènent ces ouvriers sont de plus en plus isolées et donc affaiblies. Si la situation n'est pas arrivée à un point aussi tragique que la Syrie, il devient de plus en plus difficile de sortir d'un engrenage sournois qui peut mener à de telles issues barbares.
L'instabilité intérieure accrue par les événements récents ne touche pas n'importe quel pays secondaire. Grand axe nilotique, l’Égypte constitue une zone charnière ouverte sur le Moyen-Orient, placée entre l'Afrique et l'Asie. Elle est le pays le plus peuplé du monde musulman en Afrique et sa capitale, Le Caire, la plus grande métropole du continent. Le pays s’intègre à un arc sunnite opposé aux nations chiites, notamment l'aire syro-libanaise et l'Iran, ennemi juré des États-Unis et d’Israël dans la région. D'un point de vue géographique, l’Égypte occupe donc une place géostratégique majeure, en particulier pour les intérêts de la première puissance mondiale mais déclinante que sont les États-Unis d'Amérique. Durant la Guerre froide, l’Égypte était d'ailleurs un pion essentiel garantissant en partie l'équilibre de la région au bénéfice des États-Unis. Cet avantage s'était consolidé avec les accords de Camp David signés en 1979, scellant le rapprochement de l’Égypte, d’Israël et des États-Unis. La stabilité relative liée à la logique des blocs militaires rivaux Est-Ouest permettait de contenir et tolérer les Frères musulmans, très surveillés, pourtant interdits à l'époque du président Gamal Abdel Nasser. Aujourd'hui, la disparition de la discipline des blocs et le développement du chacun pour soi, sur fond de décomposition sociale accélérée, accentue les forces centrifuges et notamment la fuite en avant des fractions radicalisées comme celles des salafistes et des Frères musulmans, déjà considérés par Moubarak comme étant « un État dans l'État ». Cette confrérie musulmane, constituée par Hasan Al Banna en Égypte, même en 1928, s'est implantée rapidement un peu partout au Moyen- Orient dans les pays arabes, avec un projet idéologique traditionaliste et rétrograde, celui du grand califat sunnite, dont la logique heurtait d'emblée les nations déjà constituées. Le contexte international et surtout le panier de crabes dans lequel sont plongées les grandes puissances occidentales aujourd'hui contribuent à exacerber les tensions multiples. Au Moyen-Orient même, les clivages accentués opposant par exemple le Qatar à l’Arabie saoudite, proche des États-Unis et de l’Égypte malgré son idéologie extrême wahhabite, contribuent à mettre de l'huile sur le feu. C'est pour cela que les États-Unis ne peuvent remettre en cause leur financement de l’armée égyptienne (à hauteur de 80% au moins) tout en constatant que la situation politique échappe de plus en plus à tout contrôle.
Le capitalisme n'a en fait rien d'autre à offrir que la misère et le chaos sanglant. Quelles que soient les cliques bourgeoises au pouvoir, le sort de la population ne peut que s'aggraver ! Mais contrairement à ce que laisse entendre la bourgeoisie et ses médias, pour qui l’échec en Égypte est la preuve indubitable que tout soulèvement des populations ne peut fatalement mener qu'à « l'obscurantisme religieux » ou à la « dictature », la perspective historique de la révolution prolétarienne, même si elle ne peut s'exprimer de manière immédiate, reste la seule et unique alternative réelle à la barbarie. Il est de la responsabilité du prolétariat d'en prendre conscience et de manifester sa solidarité de classe pour offrir une véritable perspective à toutes les luttes difficiles qui se mènent. Seule l'implication décidée du prolétariat mondial, notamment de ses fractions les plus expérimentées du vieux centre industriel européen, pourront ouvrir à terme la seule voie du futur, celle de la révolution mondiale.
WH (28 Août)
1 Voir notre site fr.internationalism.org/internationalisme/201310/8701/legypte-nous-montre-lalternative-socialisme-ou-barbarie [3]
2 https://english.ahram.org.eg/NewsContent/3/12/79967/Business/Economy/Egypts-Mahalla-textile-workers-on-strike-again.aspx [4]
Nous publions ci-dessous la traduction d'un court article rédigé par notre section aux Etats-Unis sur la surveillance à grande échelle de l'internet par le gouvernement américain. Si l'affaire Prism fait scandale, il n'y a aucune illusion à se faire sur la probité des gouvernements d'Europe qui se félicitent pourtant de protéger les "libertés individuelles". En France, par exemple, une enquête du Monde et les déclarations du directeur technique de la DGSE en personne, Bernard Barbier, ont révélé l'existence d'un dispositif similaire de surveillance. Ce "Big Brother français" n'est qu'un élément parmi d'autres (écoutes téléphoniques, caméras de surveillances, etc.) d'un espionnage permanent de la population. Un article plus complet sur le scandale Prism est disponible en langue anglaise sur notre site : NSA Spying Scandal: The Democratic State Shows Its Teeth [7].
Les révélations sur l’étendue de la cyber-surveillance de la part de l’État capitaliste – résultat de la dénonciation de l’ex-opérateur de l’Agence Nationale de Sécurité (NSA), Edward Snowden – se sont multipliées au cours des dernières semaines. Tous les grands serveurs Internet, les moteurs de recherche et les programmes de communication – Windows, Google, Yahoo, Skype, etc. etc. – sont tous plus que volontaires pour fournir à la NSA ou à d’autres organes étatiques de surveillance toute information demandée par l’État. Les e-mails, les appels téléphoniques, les codes de cryptage – rien de tout cela n’est privé et la technologie au service de la surveillance est si sophistiquée que, même sans l’accord de ces opérateurs, l’État américain peut exploiter presque toutes les formes de communication électronique, quand et où il le veut.
La surveillance peut viser tout citoyen, qu’il soit ou non impliqué dans des activités subversives ou illégales. Pas seulement les citoyens américains d’ailleurs : le scandale a dévoilé la coopération très étroite entre la NSA et le GCHQ britannique (Government Communications Headquarters, GCHQ , littéralement « quartier-général des communications du gouvernement ») , et Snowden a affirmé que la NSA couche avec un bon nombre d’autres États occidentaux. Mais cela ne confère pas d’immunité à ces États contre le fait d’être espionnés eux-mêmes : les Etats-Unis utilisent les mêmes techniques de surveillance de masse pour espionner d’autres États, y compris ceux naguère supposés être ses alliés, comme l’Allemagne et la France.
Le développement foudroyant de la communication électronique dans les dernières décennies a bien sûr porté les capacités techniques de telles agences d’espionnage à un niveau jamais atteint jusque là. Mais il n’y a rien de nouveau là-dedans et ce phénomène n’est certainement pas limité aux États-Unis.
L’État anglais, le premier, était le leader dans le domaine de la technologie d’espionnage industriel. Quand l’Angleterre était le pays capitaliste le plus puissant, elle était le centre du réseau international des lignes télégraphiques, position similaire à celle des États-Unis par rapport à Internet. Durant la Première guerre mondiale, l’impérialisme britannique utilisait cette position pour se brancher sur les réseaux de communication internationaux de l’impérialisme allemand. Il avait coupé les principaux câbles reliant l’Allemagne et les Etats-Unis, mais il a été capable de surveiller les autres réseaux que devait utiliser l’Allemagne. Il a aussi mis la main sur les installations des postes et de télécommunications sans fil pour contrôler les communications télégraphiques allemandes. Cela s’est fait dans le domaine de la marine militaire par la Chambre 40 de la Navy Intelligence dans l’immeuble-même de l’amirauté. Après la guerre, il a continué à utiliser et à développer ces capacités. Aujourd’hui, bien que n’étant plus une superpuissance, l’impérialisme anglais peut se servir de son expérience d’espionnage dans les communications vieille de cent ans pour jouer encore dans la cour des grands, sur la scène de l’espionnage.
En ce qui concerne la France qui a protesté haut et fort contre la violation de sa souveraineté par la NSA, le journal français Le Monde a publié récemment des informations sur les opérations de collecte en grand de données et de surveillance électronique menées par les services nationaux de la sécurité, la DGSE. La république française est presque aussi hypocrite que la Russie de Poutine qui est régulièrement suspectée d’assassiner des journalistes qui posent trop de questions embarrassantes, tout en se posant en défenseur des libertés et en réfléchissant à l’éventualité d’offrir l’asile politique au fugitif Snowden.
En somme : ils trempent tous plus que jamais dans le même bain ! Ils espionnent leurs propres concitoyens parce que leur domination est fragile, sapée par ses propres contradictions sociales et économiques, et parce qu’ils vivent dans la peur constante d’un danger de révolte de ceux d’en bas. Ils s’espionnent aussi les uns les autres parce que ces mêmes contradictions poussent chaque État-nation à des guerres incessantes avec ses rivaux, et dans cette guerre de chacun contre tous, l’allié d’aujourd’hui peut être l’ennemi de demain. Il n’y a qu’un organe qui soit capable d’organiser l’espionnage et la surveillance à une échelle aussi gigantesque : l’État capitaliste, qui à l’époque du capitalisme décadent est vraiment devenu un monstre froid et inhumain qui tend de plus en plus à engloutir la société civile qu’il est censé protéger.
Amos/Phil, 13 juillet
Cet été s’est produite une spectaculaire série d’accidents ferroviaires à travers le monde. En Inde, le réseau ferré est dans un tel état que les accidents mortels sont pratiquement quotidiens (300 par an en moyenne) ; 37 pèlerins hindous ont par exemple étaient fauchés le 19 août. Au Mexique aussi de tels drames sont récurrents ; il en a été ainsi le 25 août où un train de marchandises appelé « La bête », car servant chaque jour de moyen de transport clandestin à tous ceux migrants vers les Etats-Unis, a déraillé et fait six victimes. Dans ces pays, les infrastructures sont totalement délabrées. Mais avec l’aggravation de la crise et les « nécessaires plans d’économie » qui se multiplient partout, ce sont tous les pays qui voient les investissements dans la sécurité être rognées et, par là-même, les risques croître. La collision de deux trains en Suisse, le déraillement d’un train en pleine gare d’une ville de banlieue parisienne en France, l’explosion d’un convoi pétrolier rayant de la carte le centre ville de Lac-Mégantic au Canada, la sortie de voie d’un train à grande vitesse en Espagne – soit près de deux cents morts au cours du seul mois de juillet – révèlent la gravité de la situation, cette tendance lourde du capitalisme à sacrifier de plus en plus de vies sur l’autel de la sacro-sainte rentabilité.
Dans ce cadre, nous publions ci-dessous de larges extraits d’un article d’Accion Proletaria, organe de presse du CCI en Espagne, qui traite de l’accident ayant eu lieu près de Saint-Jacques de Compostelle. Ce texte dénonce non pas tel ou tel conducteur, tel ou tel technicien, tel ou tel individu mais au contraire l’ensemble du système capitaliste comme responsable de toutes ces morts inutiles, évitables et révoltantes.
L’enquête parlementaire sur l’accident qui s’est produit le 24 juillet à Angrois dans la banlieue de Saint-Jacques de Compostelle (Galice, Espagne) conclut en fait que ce fut une tragédie imprévisible. Mensonges !
Les entreprises et l’État, en tant que propriétaire collectif et régulateur de la production nationale dans chaque pays, font tout leur possible pour réduire les coûts, main d’œuvre comprise, en faisant travailler plus vite et davantage les ouvriers, en les payant le moins possible. Ils essayent d’escamoter au maximum tout ce qui, du point de vue du profit, est considéré comme dépenses superflues malgré les conséquences énormes que cela entraîne pour l’environnement et la sécurité. La crise historique qui dure déjà depuis plus de 100 ans et qui s’est accélérée depuis les années 1970 exacerbe la concurrence ; la lutte à mort pour les marchés impose aujourd’hui une surexploitation sans merci des travailleurs et des coupes sombres dans les dépenses de maintenance et de sécurité. Voilà les véritables données Voilà les véritables données à prendre en compte pour examiner le virage d’A Grandeira1.
“Les Trains à Grande Vitesse ne sont pas à mettre en cause” (Directeur de RENFE2), “les voies et les signalisations sont conformes aux normes techniques en vigueur ” (ADIF), “la cause fondamentale de l’accident est l’erreur humaine” (ce que disent tous les groupes parlementaires ainsi que les média).
Cette sorte de criminalisation du conducteur du train, comme ce fut le cas pour le chauffeur du métro de Valence, afin de « sauver » la compétitivité et le crédit des chemins de fer espagnols qui ont des contrats en cours en Arabie Saoudite et au Brésil, menacés par la concurrence allemande et française, ne peut que provoquer nausée et indignation morale.
À cette campagne ignoble de diabolisation participent toutes les composantes de l’État bourgeois, à commencer par l’ensemble des groupes parlementaires, les uns s'affichant comme les champions de “la défense des services publics” avec un semblant de solidarité formelle envers avec les cheminots, comme la coalition IU ou l’UPD, les autres avec moins de scrupules ouvriéristes, étant donné qu’ils sont impliqués directement dans quelques-unes des décisions concernant les infrastructures ferroviaires et “frisent” la responsabilité légale, tel que le PSOE ou le PP3. Mais les média, eux aussi, se partagent et jouent leur rôle : Radio Nationale d’Espagne (RNE) sonnant la charge sans retenue contre le conducteur et la SER (radio privée pro-PSOE) très cyniquement compréhensive vis-à-vis de « l’erreur humaine ».
Parce que, automatiquement, la « faute » du chauffeur équivaut à une déclaration d’innocence de l’État bourgeois : c’est lui le responsable; non pas les voies, ni le manque de systèmes de sécurité, ni les terribles conditions de travail.
Comme dans les romans de Dostoïevski où l’assassin est en réalité une victime sociale, le machiniste du train Alvia est la victime des conditions de travail et de surexploitation qui exigent des travailleurs une tension psychique et physique insupportable, ainsi que l’ont reconnu les experts en psychologie, des horaires à rallonges et variables, qui rendent difficile un sommeil régulier et le maintien d’une vie sociale avec la famille et les amis. Parce que les coupes décidées, cautionnées toujours par des rapports techniques et souvent avec le plein accord de ces “défenseurs des travailleurs” qui, lorsqu’ils sont dans le gouvernement imposent des reformes du travail, et quand ils sont dans l’opposition poussent de hauts cris avant de les accepter, ont réduit les effectifs à un seul chauffeur par train (au lieu de deux auparavant), obligé d’écraser tout le temps la pédale (qui porte le sinistre nom de “l’homme mort”) pour ainsi signaler qu’il n’a pas eu de malaise, tout en surveillant attentivement les panneaux de signalisation et en regardant sa feuille de route.
Le prétendu si « solidaire » et « combatif » syndicat des machinistes, auquel appartenait ce conducteur, s’est déclaré satisfait par la proposition de durcir encore plus les conditions de travail, sous couvert de tests psychologiques et d'épreuves d’aptitude régulières, visant surtout les plus âgés, venant s’emboîter parfaitement, telle une pièce d’un puzzle, dans l’ensemble des attaques que la réforme du travail assène à la tranche d’ouvriers âgés entre 50 et 60 ans.
La cynique campagne étatique essaye d’opposer les victimes et leur famille au conducteur, d’opposer, en fait, la population aux travailleurs, alors que le vrai conflit est celui qui oppose l’État bourgeois aux travailleurs et à la population en général.
Malgré toutes les larmes de crocodile versées par les politiciens bourgeois, dans les calculs de la production capitaliste, concrétisés dans la législation de l’État, les vies des voyageurs du train ne valent pas plus que les économies en coûts de production dans les lignes à grande vitesse et pour leur maintenance. «Tout ce qui ne démontre pas son utilité sociale immédiate dans le marché n’a pas de valeur et est oublié»4.
Les passagers qui, “le jour d’après ”, pour cause de campagne idéologique ont leur nom, leur prénom et leur histoire personnelle dans les journaux, “le jour d’avant”, n’étaient qu’un chiffre, faisant partie du froid calcul en dépenses comparatives relatives aux différents systèmes de freinage. Et, comme lors des accidents du métro de Valence et de Spanair à Barajas, la fausse solidarité des représentants de l’État avec les subventions ou les misérables réparations en dommages accordés, partiront en fumée dans peu de temps, parce que dans le capitalisme il n’y a pas de place pour le deuil.
En réalité, le déversement médiatique d’une fausse solidarité pré-conditionnée et pré-emballée n’a même pas permis que la véritable solidarité spontanée de la population et des travailleurs puisse s’exprimer.
Juste après l’accident, la population d’Angrois est venue spontanément porter secours aux victimes, en ouvrant les maisons pour accueillir les blessés, en allant donner du sang, des pompiers ont annulé leur grève pour réaliser leur travail de sauvetage et les travailleurs de la santé de l’hôpital de Saint-Jacques qui étaient en vacances ou en congé se sont présentés spontanément sur leur lieu de travail. Comme dans d’autres événements (par exemple le 11 mars 2004 à Madrid), ces initiatives sont l’expression de la solidarité spontanée de la population et de la classe ouvrière.
Mais de suite se sont enclenchés les rouages de la machinerie médiatique de la fausse solidarité d’État, transformant tout ce qu’elle touchait en hypocrisie et cynisme. La saine réponse humaine qui renforce le sens spontané du collectif, où chacun prend librement la décision de s’impliquer et donner le meilleur de lui-même, qui s’inspire, en fin de compte, des moments de lutte sociale, de créativité des masses, on essaye de la présenter comme son contraire, comme l’expression d’une “citoyenneté”, qui n’est pas autre chose que l’encadrement de tout un chacun dans l’isolement, dans ses devoirs et obligations envers l’État. Et c’est ainsi qu’on essaye de transformer un mouvement spontané qui brise le joug du totalitarisme de l’Etat et qui exprime les potentialités d’une nouvelle société vraiment humaine, en une réaffirmation des misères de la société bourgeoise.
Il est aussi répugnant qu’on ait essayé de rallier sous les drapeaux de la Xunta (le gouvernement galicien) une initiative sociale qui permet de dépasser les divisions corporatistes et les séparations nationales.
Cette fausse solidarité, non seulement ne transmet pas un véritable sentiment de soutien aux victimes et aux familles, mais les soumet à la même violence de l’exploitation capitaliste qui se trouve, en dernier ressort, à l’origine de l’accident. Mais elle sert surtout à démobiliser pour éviter de remonter jusqu’à l’analyse de ce qui est arrivé et à celle de ses causes réelles et des moyens pour pouvoir lutter contre elles.
Pour notre part, avec cette prise de position, nous voulons exprimer notre plus profonde solidarité avec toutes les victimes, celles de l’accident et leurs familles, le conducteur du train. Nous voulons ainsi contribuer, dans la mesure de nos possibilités, à la lutte contre le capitalisme pour que l'exploitation de la force de travail et les causes de tels accidents disparaissent enfin.
D'après Acción Proletaria, organe du CCI en Espagne (19 août)
1Nom du virage de la voie ferrée près de Saint Jacques de Compostelle où l’accident a eu lieu et qu’on a pu voir jusqu’à satiété sur les écrans de téle [NdT].
2 La RENFE est la SNCF espagnole et l’ADIF correspond au Réseau Ferré de France.
3Le Parti Populaire (PP, droite) est au gouvernement en Espagne depuis début 2012, à la suite du Parti Socialiste (PSOE) au pouvoir entre 2004 à 2011. Izquierda Unida est une coalition du type Front de Gauche, dont l’ancien parti stalinien est la colonne vertébrale. L’UPD est un petit parti centriste.
4 Adorno, Dialectique de la Raison
Depuis que la gauche est arrivée au pouvoir en France, il y a près d’un an et demi, de changement il n’y a pas eu. C’est au contraire la même politique anti-ouvrière qui règne en maître. Comment pourrait-il en être autrement ? Toute fraction à la tête de l’état a pour mission de défendre l’économie nationale. Maintenir la compétitivité de la France dans l’arène du marché mondial en crise passe nécessairement par une exploitation de plus en plus forcenée des travailleurs et une baisse continue des coûts sociaux comme les allocations chômages, retraites et familiales, le remboursement des soins…
Pour faire ce sale boulot, si la méthode d’Hollande est apparemment plus « douce et consensuelle » que celle du « brutal et prétentieux Sarkozy », elle n’en est pas moins efficace, sinon plus. Par exemple, la réforme du marché du travail était l’un des vieux rêve de toute la droite… eh bien, la gauche l’a réalisé ! La loi adoptée définitivement en mai dernier augmente considérablement la mobilité interne à l’entreprise comme un droit et un devoir (en clair, refuser d’être bougé n’importe où et n’importe comment devient un motif de licenciement), accentue la variabilité du temps de travail et du salaire en fonction de la conjoncture (et là aussi, tout refus de voir ses heures et payes réduites à peau de chagrin, pour sauver l’entreprise, devient une cause de licenciement), diminue les recours possibles devant les prud’hommes (les délais de prescriptions sont réduits à trois ans au lieu de cinq ans auparavant), etc. Mais tout cela, la gauche a eu l’intelligence de le faire passer sans provocation inutile et sous un brouillard idéologique que sont ses déclarations en faveur de la justice sociale, de l’égalité, de l’équilibre de l’effort entre pauvres et riches, entre le monde du travail et celui du Capital…
Grappiller, si un terme devait qualifier l’action du gouvernement socialiste depuis plus d’un an, celui-ci lui irait comme un gant. Les impôts et les taxes multiples ne cessent d’augmenter, un euro par-ci, un euro par-là, la règle lancée comme un défi du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraire a été abandonnée en grande pompe pour être remplacée en catimini par une baisse drastique des budgets alloués et une explosion de la précarité... Un seul exemple : le statut des enseignants a été prétendument défendu et redoré par les socialistes, avec un retour de la formation et de la reconnaissance de l’Etat quand, dans le monde réel, ces mêmes enseignants constatent une dégradation sans précédent de leur condition de travail, que les milliers de nouveaux emplois promis se révèlent être des petits contrats de quelques heures, sous-payés et sans aucune stabilité.
Seulement, à force de grappiller, cela finit par se voir… ou plutôt se ressentir. Les conditions de vie et de travail sont de plus en plus insupportables ; la colère est donc grande au sein de la classe ouvrière, même si elle gronde pour l’instant en sourdine. La preuve en est la réforme des retraites finalement annoncée par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault. Cette réforme devait être LA réforme, celle qui allait enfin mettre à plat l’ensemble du régime des retraites en France, celle qui allait être à la hauteur des enjeux et des déficits… bref, nous allions voir ce que nous allions voir. Et alors ? « Retraites : une réforme habile mais timorée » titre le journal Libération1.
1) Timorée en effet. Evidemment, les conditions d’accès à la retraite s’empirent à nouveau, tout comme les conditions de vie des retraités. La durée de cotisation s’élèvera à 41,75 ans en 2020, contre actuellement 41,5 ans ; puis de 2020 à 2035, s’ajoutera un trimestre tous les trois ans, jusqu’à une durée de 43 ans en 2035. Les cotisations retraite salariales vont elles aussi augmenter progressivement (pour aboutir en 2017 à une hausse totale de 0,3 point). Les pensionnés seront touchés par deux mesurettes : la revalorisation annuelle des pensions est décalée du 1er avril au 1er octobre et la majoration de 10 % du montant de la retraite pour les parents de trois enfants, sera désormais soumise à l’impôt sur le revenu. Il s’agit donc indéniablement d’une nouvelle et énième attaque contre nos conditions de vie. Mais le pire a été écarté. Pas de hausse généralisée de la CSG, ni pour les travailleurs ni pour le retraités, l’abattement de 10 % dans le calcul de l’impôt sur le revenu qui devait être supprimé est finalement maintenu, l’âge de départ légal à la retraite n’est pas repoussé,… Pourquoi la montagne socialiste a-t-elle donc ainsi accouché d’une souris ? Pour la même raison qu’Hollande vient de déclarer : « le temps est venu pour une pause fiscale ».
2) C’est ici que le terme « habile » utilisé par Libération prend tout son sens. Les socialistes ont clairement perçu le ras-le-bol grandissant. Le temps n’est pas propice à une grande réforme spectaculaire et qui potentiellement pourrait unir tous les secteurs, toutes les générations. Car la retraite est un symbole. « Si vous trimez pendant 40 ans, alors les portes du paradis de la retraites vous seront ouvertes », tel est le deal capitaliste depuis l’après-guerre. Rogner toujours plus ces conditions d’accès à la retraite, c’est dévoiler que l’avenir du capitalisme est d’une noirceur absolue, que demain sera pire qu’aujourd’hui. La bourgeoisie sait parfaitement que ceci est insupportable aux yeux de la classe ouvrière. Or, il y a eu ces derniers mois quelques indices de la montée de la colère sociale à l’échelle internationale : en Turquie, au Brésil, actuellement en Colombie… Ces mouvements sociaux prouvent que les exploités, en particulier les jeunes, ne sont pas prêts à subir sans broncher, à toujours courber l’échine. Or, en France plus qu’ailleurs, la lutte a tendance à prendre une tournure massive et politique. Le mouvement contre le CPE en 2006, qui a contraint la bourgeoisie à reculer devant le risque d’extension, par solidarité du monde des travailleurs avec la jeunesse précaire, fut là pour le démontrer à nouveau. Et la menace de guerre qui plane en Syrie, les velléités de la France à jouer son rôle dans cette nouvelle aventure impérialiste, sans que la « population » y soit réellement favorable, rend le moment encore moins propice à une attaque d’ampleur contre la classe ouvrière.
La bourgeoisie française, en tout cas sa fraction la plus clairvoyante et qui est actuellement aux manettes, la gauche, a donc eu cette intelligence d’éviter une réforme trop grosse pour passer inaperçue et ne pas engendrer de réaction ; elle va continuer son œuvre de rabotage progressif, insidieux mais permanent. Pour ce faire, elle sait qu’elle pourra continuer de s’appuyer sur ses plus fidèles chiens de garde, les syndicats. Ceux-là même qui lors des dernières réformes des retraites, en 2007 puis en 2010, ont su multiplier les journées d’actions ponctuelles et stériles, pour que la vapeur soit lâchée progressivement, qu’il n’y ait pas d’explosion incontrôlée, ni de rassemblements spontanés et autonomes, hors de leur emprise, aucune réelle assemblée générale sur les lieux de travail où la discussion serait libre et ouverte… La « grande » journée de manifestation « unitaire » du 10 septembre s’inscrit d’ailleurs en tout point dans cette logique : une kermesse syndicale, une « journée ballade », faite pour décourager et distiller un sentiment d’impuissance.
La colère est grande, disions-nous. Mais alors pourquoi l’atmosphère sociale semble si atone, pourquoi ni en Angleterre, ni en France, ni en Allemagne, aucun mouvement d’ampleur n’a su se développer ces dernières années alors que la crise économique produit ses ravages ? C’est que la colère ne suffit pas. Faut-il encore être porté par un projet, une perspective. Le plus grand frein au développement de luttes massives est l’absence de confiance que la classe ouvrière a en elle-même. Plus exactement, les salariés ne savent plus qu’ils forment une classe, qu’unis et organisés, ils sont la force principale de la société, la seule capable d’offrir à l’humanité un autre monde.
Le constat lucide que le capitalisme est obsolète, qu’il est en train de plonger l’humanité dans la misère et la barbarie, qu’il n’a finalement aucun réel avenir, ne cesse de croître dans les rangs des exploités. Mais l’identité de classe, la capacité à se reconnaître comme une force collective, tel est le maillon manquant, perdu depuis des décennies. Retrouver cette identité est une étape cruciale, fondamentale et en même temps, c’est un pas très difficile à franchir. Elle passe par un processus conscient : la prise en charge directe des besoins d’auto-organisation et d’extension de la lutte, vers les masses, pour les masses et par les masses. Tel est l’un des sens profonds de cette affirmation de l’Adresse inaugurale de 1864 de l’AIT (Association internationale des travailleurs, la 1ère Internationale) : « L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-même ». Prendre ainsi conscience de ce qu’elle est, de la force collective qu’elle représente au sein de la société, des valeurs dont elle est porteuse est en effet le seul moyen pour notre classe de prendre confiance en elle-même, de renouer avec son histoire, de redécouvrir les leçons de ses luttes passées et ainsi de pouvoir déjouer les pièges que lui tend sans cesse la bourgeoisie pour la diviser. Cette nécessaire identité de classe pourra commencer à être reconquise dans les rues, quand celles-ci se rempliront de millions de manifestants poussés par l’indignation face aux politiques d’austérité et enthousiasmés par la solidarité spontanée qui émanera de leurs rangs. Voilà ce que cherche à éviter la bourgeoisie, voilà la seule chose qui tempère encore un peu la brutalité de ses attaques à nos conditions de vie.
Pawel, le 30 août
1 Article publié le 27 août sur le site liberation.fr
Nous publions ci-dessous le compte rendu critique d'une conférence-débat rédigé par un camarade proche du CCI qui dénonce les positions développées par Isaac Joshua, "économiste marxiste" d'ATTAC. Nous tenons à vivement saluer l'initiative et le long travail du camarade qui contribue ainsi à lever le voile sur la véritable nature de l'altermondialisme.
Le 10 avril dernier, l'Université Populaire de Toulouse (UPT) a organisé une conférence-débat au Bijou. L'invité, Isaac Johsua, venait présenter son dernier livre intitulé : La révolution selon Karl Marx. L’UPT est "un réseau d'initiatives et de débats né de l’ambition de reconstruire et de dynamiser une pensée et un corpus idéologique de gauche, face aux crises sociales, écologiques, politiques et économiques qui secouent le monde"1. Cette structure est largement influencée par divers courants de la gauche radicale (Parti de gauche, mouvement Altermondialiste, etc..). Une trentaine de personnes étaient présentes mais peu d'individus de la jeune génération. Après l'exposé de l'auteur, la suite de la rencontre s'est réduite à un jeu de questions/réponses, I. Johsua se montrant réticent au développement d'un débat dans lequel les intervenants réagiraient aux idées contenues dans l'exposé. Certains s'y sont risqués mais sans que I. Johsua se soit montré ouvert aux remarques et au développement d'une discussion constructive. De fait, il me semble peu pertinent d'intervenir dans ce genre de rencontres. L'impossibilité d'exprimer clairement et en totalité notre opinion altère largement la richesse et la portée de notre intervention, en particulier dans le cas présent où le travail de démolition de la pensée marxiste est tellement important qu'il serait difficile de reprendre l'auteur sur toutes les idées malhonnêtes de son intervention.
I. Johsua est un ancien membre du PCF, un temps trotskyste, il fait désormais partie du comité scientifique d'Attac2. Dans son exposé, il fait l'hypothèse que "des failles dans le dispositif théorique du marxisme" ont joué un rôle dans l'échec du mouvement ouvrier et dans la trajectoire qu'ont pris les "pays socialistes" au cours du XXe siècle. Selon lui, les fondateurs du marxisme (Marx et Engels) auraient élaboré une théorie révolutionnaire qui s'est avérée soit incomplète, soit incorrecte dans les différentes périodes révolutionnaires. Autrement dit, si Octobre 1917 a débouché sur le stalinisme, c'est que le vers était bien incrusté dans le fruit de la théorie marxiste. Pour I. Johsua, la faille essentielle de la théorie marxiste réside dans "l'escamotage de la politique". Autrement dit, Marx et Engels n'auraient jamais pris en compte la dimension politique de la révolution. Cet escamotage est perceptible dans trois thèmes essentiels de l'œuvre des fondateurs du marxisme : le moteur de l'histoire, l'agent de la révolution et le socialisme. Nous proposons de faire la critique des idées émises par l’auteur sur les trois points en question à partir de son exposé et non pas de son livre (que nous n’avons pas lu).
Pour I. Johsua, Marx a donné au développement des forces productives et à la lutte de classe une dimension automatique et inéluctable : l'abolition des classes sociales et de la propriété privée, la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie seraient, dans la pensée marxiste, des phénomènes inéluctables qui adviendront forcément. Cette interprétation permet à I. Johsua d'affirmer que Marx et Engels ne prennent pas en compte d'autres champs des possibles. Ainsi, ces derniers resteraient aveugles à tout projet politique pour construire la société communiste. Selon I. Johsua, la pensée marxiste reste muette sur les contours de la société communiste (quid de l'organisation future des travailleurs, des droits démocratiques, de "l'Etat allégé"). Ainsi, pour I. Johsua, Marx et Engels définissent le communisme comme un messianisme. Selon les lois de la dialectique du matérialisme historique, l'avènement d'une société communiste serait inévitable, rien ne pourrait l'empêcher. Or, les deux hommes ne se sont jamais montrés aussi passifs et naïfs qu’I. Johsua veut bien l'admettre. D'une part, Marx et Engels ont participé à la structuration politique de la classe ouvrière (Ligue des Justes, Ligue des communistes, Première Internationale). D'autre part, le Manifeste du Parti communiste expose un programme et un projet politique de transformation du monde. I. Johsua semble ignorer tout ceci. Marx et Engels ont toujours pris en compte l'hypothèse selon laquelle le communisme ne pourrait jamais advenir : "les forces productives engendrées par le mode de production capitaliste moderne, ainsi que le système de répartition des biens qu'il a créé, sont entrés en contradiction flagrante avec ce mode de production lui-même, et cela à un degré tel que devient nécessaire un bouleversement du mode de production et de répartition éliminant toutes les différences de classes, si l'on ne veut pas voir toute la société moderne périr. C'est sur ce fait matériel palpable qui, avec une nécessité irrésistible, s'impose sous une forme plus ou moins claire aux cerveaux des prolétaires exploitées, c'est sur ce fait, et non dans les idées tel ou tel théoricien en chambre sur le juste et l'injuste que se fonde la certitude de victoire du socialisme moderne" 3. Preuve en est que le marxisme a intégré dès le début ces deux possibilités. Rosa Luxembourg réactualisera en 1915 ce dilemme sous l'expression de "socialisme ou barbarie". Pour les révolutionnaires, envisager ces deux possibilités va au-delà d'un simple constat. Comme l'indiquaient Engels et Rosa, c'est sur "ce fait" que doit se construire la volonté politique de détruire le capitalisme et bâtir la société communiste.
I. Johsua remet en cause la capacité du prolétariat à faire la révolution. La conscience du prolétariat est un manque cruel à l'entreprise révolutionnaire. L'une des causes se trouve chez Marx qui n'aurait rien fait pour éveiller la conscience de classe par un travail politique. Ce dernier pensant que la prise de conscience politique intervient seulement par l'action.
Par la suite, I. Johsua met en évidence ce qu'il pense être une contradiction fondamentale de la révolution prolétarienne chez Marx et Engels. A l'inverse de la prise du pouvoir de la bourgeoisie sur l'aristocratie, fruit d'une longue maturation, la victoire du prolétariat serait un événement immédiat. Au temps long de la révolution bourgeoise répondrait le temps court de la révolution prolétarienne. I. Johsua conclut ainsi : "D'une part la révolution bourgeoise est prise comme modèle ; d'autre part elle est rejetée". Autrement dit, la bourgeoisie aurait prouvé sa capacité à transformer le monde à son image bien avant sa victoire finale sur la féodalité, grâce à son projet politique. Le prolétariat ne peut en faire autant d'après l'auteur ce qui prouve sa faiblesse politique. I. Johsua renforce son argumentaire par une citation de Marx : "la prise du pouvoir politique du prolétariat est un préalable à tous les bouleversements sociaux".
Moins qu'un contresens de Marx, cette différence révèle une incompréhension totale des différences fondamentales entre les caractéristiques de la révolution bourgeoise et celle de la révolution prolétarienne dans les analyses de Joshua. Toute révolution, qu’elle soit bourgeoise ou prolétarienne, résulte d'une lente maturation de la lutte de classe. La révolution ne peut advenir qu'à partir du moment où la classe révolutionnaire est suffisamment forte pour la réaliser. Voici plus de deux siècles que le capitalisme a sécrété la classe ouvrière. Durant tout ce temps, cette dernière s'est renforcée sur un certain nombre de plans (politique, conscience de classe, quantitatif, etc.). La révolution prolétarienne sera la consécration de cette longue histoire de consolidation de la classe ouvrière. Certes, la révolution marque une rupture mais les motifs qui y concourent ne tombent pas comme un cheveu sur la soupe. Bien au contraire, ils incarnent la longue expérience du prolétariat dans sa lutte contre la bourgeoisie. La mémoire des révolutions bourgeoises dans l'entreprise révolutionnaire de la classe ouvrière était imposée par les conditions historiques de la lutte de classe. L'expérience et la conscience du prolétariat et des révolutionnaires jusqu'en 1917 était insuffisante pour ne pas utiliser les révolutions bourgeoises comme des références. Aujourd'hui, le prolétariat peut se passer de ces exemples compte tenu du bilan qu'ont su tirer les révolutionnaires de l'histoire des luttes prolétariennes.
I. Johsua invente cette contradiction dans un but précis : mettre en doute la capacité du prolétariat à réaliser la révolution. Comparé à la bourgeoisie, le prolétariat n'a jamais prouvé sa capacité à transformer la société. Mais l'auteur ne va pas plus loin et omet de signaler l'élément qui distingue ces deux classes dans leur entreprise révolutionnaire. Dans la société féodale, il fut possible à la bourgeoisie de se développer, de se renforcer, d'accéder au pouvoir parallèlement à l'aristocratie. Sa nature de classe exploiteuse le lui permettait. En revanche, la classe ouvrière, en tant que classe exploitée, ne peut pas prendre le pouvoir au sein du système capitaliste. Son rôle historique est d'abolir les classes sociales, pas de les maintenir. Ainsi, la révolution est un préalable à toute domination politique du prolétariat. Mais là encore, la transformation sociale ne s'effectuera pas du jour au lendemain. Le prolétariat devra se mettre à pied d'œuvre pour mener un mouvement qui "passera dans la réalité par un très long et très dur processus"4.
De même, il n'est pas besoin de creuser bien loin dans l'histoire du mouvement ouvrier pour constater que le prolétariat a déployé une intense activité politique depuis son origine. Karl Marx ne fut pas le dernier à stimuler la classe ouvrière dans le domaine politique à travers ses écrits et sa pratique. I. Johsua ignore volontairement tout cela.
Pour I. Johsua la formation des sociétés où s'est développé un "socialisme réellement existant" tend à désavouer les thèses de Marx et Engels sur l'abolition des rapports marchands avec l'avènement du socialisme : "La société socialiste se noie dans un véritable océan de rapports marchands". En réalité c'est le capitalisme d'Etat qui nage dans cet océan. Le véritable noyé est l'auteur de cette phrase ! Ici, le travestissement du capitalisme d'Etat en un "socialisme réel" biaise complètement le débat et amène l'auteur vers des contresens et des erreurs grossières sur l'œuvre de Marx et surtout sur l'interprétation de l'histoire du XXe siècle.
I. Johsua se sert de l'exemple des pays dits socialistes pour démontrer l'idéalisme que porte en lui le communisme. Selon lui, l'histoire a montré que les rapports marchands, l'Etat, les antagonismes entre individus sont des traits inéluctables dans les sociétés humaines y compris dans le communisme. Pour l'auteur, le socialisme et le capitalisme ne sont pas si différents, ils forment même "deux branches du même arbre" au niveau économique. La sortie de cette impasse se trouve au niveau politique : "la multiplication des rapports marchands doit être contrebalancée par un projet commun unificateur, formant le chemin du tous ensemble". Or, le marxisme ne donnerait aucune piste de réflexion à ce sujet si l'on en croit Isaac Joshua : Marx était convaincu que la révolution entrainerait l'abolition des classes sociales, des rapports marchands, de l'Etat. Cette "vision de la cité idéale" expliquerait le mutisme de Marx et Engels sur l'organisation des travailleurs, des droits démocratiques, des relations entre l'Etat et les travailleurs. Ces silences auraient joué un rôle non négligeable dans le développement du stalinisme et de ses corollaires au cours du XXe siècle. Voici ce que l'auteur désigne "escamotage de la politique", un idéalisme ou des silences de la part de Marx et Engels dont l'histoire a montré les effets pervers. Au final, la révolution selon Marx est condamnée à rester au banc des utopies : "Peut-on arrivé un jour à chacun selon ses besoins ? C'est irréalisable et pas souhaitable car la planète a des besoins limités, produire au maximum n'est pas un objectif en soi, produire avec parcimonie s'oppose complètement à produire selon ses besoins". Contrairement aux analyses de Marx, les rapports marchands, la propriété privée et l'Etat se maintiendraient dans le "socialisme réellement existant"5 et l'histoire l'aurait prouvé. Ainsi, les travailleurs devraient s'adapter et limiter au mieux les effets négatifs de ces constantes de l'histoire. Seul un projet politique au sein duquel le pouvoir des travailleurs s’articulerait sur des organes d'auto-organisation et sur l'Etat pourrait offrir "une dimension pérenne au socialisme". Sans le dire, Isaac Joshua nous propose un régime bien connu dans l'histoire du XXe siècle : le capitalisme d'Etat.
Il convient de battre en brèche cette posture théorique qui consiste à penser (comme Isaac Joshua) que le marxisme est une pensée figée et dogmatique, que la révolution est seulement la mise en pratique d'une théorie révolutionnaire, que l'œuvre de Marx et Engels est une nouvelle Bible qui ne peut être réactualisée, remise en cause à mesure de l'expérience pratique du prolétariat. Marx et Engels n'ont jamais prétendu servir de prophètes à la classe ouvrière dans son entreprise révolutionnaire. Ils se sont efforcés d'analyser l'histoire des sociétés humaines afin de donner une explication globale et cohérente à son évolution. La vision dialectique et matérialiste de l'histoire permet de prendre acte du fait que l'histoire des hommes est impulsée par la lutte de classes s'opérant au cours du développement des forces productives. Cette démarche scientifique a permis à Marx et Engels d'orienter les buts et les moyens de la classe ouvrière sur des bases objectives. Les fondateurs du marxisme ne se sont pas levés un beau matin en se disant que le capitalisme se caractérise par un certain nombre de contradictions, que ces mêmes contradictions permettent d'envisager la perspective d'une société communiste et que le seul moyen pour arriver à cette société s'avère être une révolution mondiale de la classe ouvrière. Au contraire, la pensée de Marx et Engels fut largement modelée par l'apport des théoriciens antérieurs, par le contact avec des ouvriers et par l'analyse des conditions matérielles de leur époque. De même, les acquis théoriques des révolutionnaires actuels seraient bien maigres si ces derniers en restaient aux analyses des fondateurs du marxisme. Ce serait omettre les apports théoriques de nombreuses générations de révolutionnaires qui se sont efforcées de remettre en cause le marxisme à partir des expériences pratiques de la classe ouvrière au cours de son histoire.
Ainsi, la démarche intellectuelle d'Isaac Joshua va à contre-courant de celle des révolutionnaires marxistes. Pour lui, il s'agit d'analyser des idées, de se rendre compte qu'elles n'ont pas été mises en pratique et d'en conclure qu'elles étaient erronées dès l'origine. Pour les révolutionnaires, il s'agit de tirer les leçons de l'histoire de la classe ouvrière, de tester si des évènements ne viennent pas remettre en cause la vision marxiste des choses ou s'il ne faudrait pas réactualiser une idée qui nous semblait juste mais qui se trouve bousculée par les faits. Comme l'affirmait un intervenant au cours du débat, l'exégèse des textes marxistes n'est pas une solution pertinente si l'on veut tirer les leçons des échecs de la classe ouvrière en vue de la transformation de la société. Mieux vaut faire le bilan de l'histoire. Les sottises énoncées ici sont tellement évidentes qu'on pourrait penser que l'auteur n'a pas lu ou n'a rien compris aux écrits de Marx et Engels. Or, I. Joshua baigne depuis plusieurs décennies dans l'œuvre des fondateurs du marxisme. En vérité, à travers un travail de dévoiement et de falsification, l'auteur souhaite légitimer le projet politique de la gauche de la bourgeoisie. Les révolutionnaires doivent être très attentifs à ce genre de détournement de la vision marxiste. Ces entreprises malhonnêtes peuvent orienter des éléments de la classe ouvrière en manque de clarification vers des voies inutiles. Depuis Marx et Engels, les révolutionnaires marxistes n'ont jamais hésité à critiquer des théoriciens plus ou moins honnêtes qui portèrent atteinte aux outils théoriques de la classe ouvrière. Avec la décomposition du capitalisme, la bourgeoisie ne loupe jamais une occasion de dévoyer la démarche marxiste. L'avant-garde de la classe ouvrière a le devoir de défendre cet héritage fondamental dans le but de la révolution de la classe ouvrière.
José Caliente.
1 Citation tirée du site du Parti de Gauche en Haute Garonne.
2 Voir la page Wikipédia qui lui est consacrée.
3 F. Engels, Anti-Dühring, Paris, Editions sociales, 1963, p 189.
4 K. Marx, Manuscrits de 1844.
Nous publions ci-dessous la traduction d'un article rédigé par nos camarades au Mexique et publié en espagnol dans le numéro 133 de Revolución Mundial (mars-avril 2013).
En toute occasion, la terreur et la dégénérescence de la révolution russe sont expliquées par la seule personnalité de Staline, personnage grossier, arriviste et aventurier. Il est certain que son caractère fut un élément important dans le rôle historique joué par Staline, mais pas uniquement.
Il y a 60 ans, le 6 mars 1953, la presse du monde entier annonçait la mort de Staline. "Mort le chien enragé, finie la rage", affirme l'adage populaire utilisé dans les pays hispanophones. Mais, dans le cas de Staline, une telle affirmation n'est pas justifiée. Si Staline a piloté la destruction physique et morale de toute une génération de révolutionnaires, s'il a ouvertement contredit tous les principes internationalistes du marxisme et s'il a été le représentant d'une des principales puissances impérialistes dans le partage et la division du monde, sa mort n'a nullement éliminé ni enrayé la dynamique contre-révolutionnaire qu'il a largement contribué à instaurer de son vivant. Cela confirme que son rôle comme acteur principal de la contre-révolution découle de l'absence d'extension de la révolution mondiale. L'isolement auquel fut soumise la révolution produisit directement la dégénérescence du parti bolchevik et sa transformation en parti d'État mettant les intérêts nationaux au-dessus de ceux de la révolution mondiale.
Le sinistre héritage de Staline a servi et continue à servir la classe dominante au pouvoir. Winston Churchill, personnalité bien connue de la classe exploiteuse et ennemi acharné du prolétariat, a ainsi rendu un hommage aux services rendus par Staline à la bourgeoisie, en affirmant qu'il "figurera parmi les grands hommes de l'histoire de la Russie".
Dans la vague révolutionnaire qui a surgi durant et après la Première Guerre mondiale, le prolétariat russe s'est trouvé à la tête de la révolution de 1917 qui fut la période la plus bouillonnante de cette vague internationale. Dans la continuité de cette dynamique, en 1918, les bataillons ouvriers d'Allemagne se sont soulevés, cherchant à étendre la révolution, mais ont été impitoyablement écrasés par l'État bourgeois allemand dirigé par la social-démocratie avec la large collaboration des États démocratiques. Les tentatives pour étendre la révolution prolétarienne furent donc brisées et la révolution russe triomphante se trouva isolée. La bourgeoisie du monde entier déploya alors un cordon sanitaire autour des prolétaires en Russie, de fait incapables de maintenir entre leurs mains le pouvoir qu'ils avaient pris en 1917. C'est dans ces conditions que la contre-révolution surgit de l'intérieur : le parti bolchevik perdit toute vitalité ouvrière, favorisant l'émergence et l'hégémonie d'une faction bourgeoise à la tête de laquelle Staline se plaça.
Ainsi, le stalinisme n'est pas le produit de la révolution communiste mais, au contraire, le résultat de sa défaite. Suivant à la lettre les recommandations de Machiavel, Staline n´hésita pas à recourir à l'intrigue, au mensonge, à la manipulation et à la terreur pour s'installer à la tête de l'État et pour préserver son pouvoir, continuer son travail de sape contre-révolutionnaire en recourant à des actes aussi ridicules que la réécriture de l'histoire, en trafiquant les photos, en faisant disparaître de celles-ci les personnalités considérées par lui comme des "hérétiques" à cause de leur attitude oppositionnelle ou en mettant en avant le culte de sa personnalité, faisant du mensonge joint à la répression, le socle de sa politique. C'est pour cela que le stalinisme n'est nullement un courant prolétarien ; il est tout à fait évident que les moyens utilisés et les buts poursuivis par Staline et le groupe d'arrivistes dont il s'est entouré sont ouvertement bourgeois.
La vague révolutionnaire de 1917-23 ayant reflué, la contre-révolution ouvrit la porte aux agissements de Staline. Ainsi, la persécution, le harcèlement et la destruction physique des combattants prolétariens furent les premiers services qu'il rendit à la classe dominante. La bourgeoisie mondiale applaudit ses méthodes, non seulement parce toute une génération importante de révolutionnaires fut exterminée mais aussi parce qu'elles furent conduites au nom-même du communisme, entachant ainsi son image, mais surtout en jetant la plus totale confusion au sein de la classe ouvrière.
Les intrigues montées de toutes pièces par la police politique, le recours aux camps de concentration et les autres atrocités furent soutenus par tous les États démocratiques. Par exemple, avant même les procès de Zinoviev et de Kamenev (1936) dans lequel on recourut aux menaces contre leur famille et à la torture physique, les États démocratique se réjouirent des services que Staline leur rendait : par la voix de leurs "dignes" représentants rassemblés dans la Ligue des Droits de l'Homme (dont le siège est en France), la bourgeoisie approuva la parfaite "légalité" de ces purges et de ces procès. La déclaration du romancier Romain Rolland, prix Nobel de Littérature en 1915 et membre distingué de cette organisation, est révélatrice de l'attitude adoptée par la classe dominante : 'il n'y a aucune raison de mettre en doute les condamnations qui sont tombées sur Zinoviev et Kamenev, personnages discrédités depuis pas mal de temps, qui ont été deux fois renégats et qui ont trahi leur parole donnée. Je ne vois pas à quel titre je pourrais rejeter comme des inventions ou des aveux extorqués les déclarations publiques des accusés eux-mêmes".
De la même manière, avant l'exil forcé de Trotsky et sa persécution ultérieure à travers le monde, le gouvernement social-démocrate de Norvège et le gouvernement français, en toute complicité avec le stalinisme, n'ont pas hésité à harceler et finalement expulser le vieux bolchevik.
Photo prise pendant un discours de Lénine en 1920 sur laquelle figure Trotsky. En dessous, la même photo trafiquée par les services staliniens.
"Le socialisme dans un seul pays", négation-même du marxisme
La dérive totale du Parti bolchevik s'est révélée dans toute son ampleur en 1925, avec la doctrine imposée par Staline sur la possibilité de construire le socialisme dans un seul pays.
Tout de suite après la mort de Lénine en janvier 1924, Staline s'est empressé de placer ses pions aux postes-clés du parti et a concentré ses attaques sur Trotsky, qui était après Lénine le plus prestigieux des révolutionnaires, en première ligne des mobilisations massives d'Octobre 1917.
Une des preuves de l'éloignement de Staline du terrain prolétarien se trouve dans la construction, conjointement avec Boukharine, de la thèse du "socialisme dans un seul pays". (Remarquons au passage que, des années plus tard, Staline fera même exécuter Boukharine !). S'autoproclamant "guide suprême du prolétariat mondial" et la voix officielle du marxisme, le meilleur service que Staline a rendu à la bourgeoisie, c'est justement cette "doctrine" par laquelle il a dénaturé et dévoyé l'internationalisme prolétarien défendu historiquement par le mouvement ouvrier. Cette politique a discrédité la théorie marxiste, répandant et semant la confusion non seulement parmi la génération de prolétaires de son époque mais également les générations actuelles. Par exemple, on nous présente cyniquement des faits comme l'invasion de la Tchécoslovaquie (1968), l'écrasement de l'insurrection en Hongrie (1956) ou encore l'invasion de l'Afghanistan dans les années 1980 comme des expressions de "l'internationalisme prolétarien". Même un personnage comme "Che" Guevara expliquait que l'envoi d'armes dans des pays comme l'Angola était une démonstration de l'internationalisme prolétarien. Ce n'est nullement une confusion mais une politique délibérée pour démolir cette poutre-maîtresse du marxisme.
Dans les Principes du Communisme (1847), Engels défendait clairement l'argument internationaliste attaqué par Staline : "Cette révolution se fera-t-elle dans un seul pays ? Non. La grande industrie, en créant le marché mondial, a déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, et notamment les plus civilisés, que chaque peuple dépend étroitement de ce qui se passe chez les autres. Elle a en outre unifié dans tous les pays civilisés le développement social à tel point que, dans tous ces pays, la bourgeoisie et le prolétariat sont devenus les deux classes les plus importantes de la société, et que l'antagonisme entre ces deux classes est devenu aujourd'hui l'antagonisme fondamental de la société. La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale. Elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés (…) Elle est une révolution universelle ; elle aura, par conséquent, un terrain universel."
Les mêmes bolcheviks, avec Lénine à leur tête, concevaient la révolution en Russie comme un premier moment de l'engagement dans la révolution mondiale. C'est pour cela que Staline mentait quand, pour mettre en valeur sa thèse, il affirmait qu'elle était dans la continuité des enseignements de Lénine. La nature bourgeoise de cette "théorie" a creusé la tombe du parti bolchevik dégénérescent et également celle de l'Internationale communiste (la Troisième Internationale) en soumettant définitivement ces organes de combat aux intérêts de l'État russe.
L'expansion de la terreur à travers les camps de concentration et la surveillance, le contrôle et la répression du NKVD (la police politique), etc., symbolisent la contre-révolutionnaire impulsée par Staline. Mais ce n'est que la toile de fond du rôle plus profond qu'elle devait remplir : permettre la reconstitution de la bourgeoisie en URSS.
La défaite de la révolution prolétarienne mondiale et la disparition de toute vie ouvrière des soviets ont fourni les conditions pour la constitution d'une nouvelle bourgeoisie. Il est vrai que la bourgeoisie avait été défaite par la révolution prolétarienne de 1917, mais, la ruine de la classe ouvrière permit au stalinisme de reconstituer la classe dominante. La réapparition sur la scène sociale de la bourgeoisie ne provient pas de la résurrection des vestiges de l'ancienne classe (sauf dans quelques cas individuels), ni de la propriété individuelle des moyens de production, mais du développement d'un capital qui va apparaître dépersonnalisé, sans visage individuel, seulement incarné par la bureaucratie du parti fondu dans l'Etat, c'est-à-dire sous la forme de la propriété d'Etat des moyens de production.
Pour cette raison, supposer que l'étatisation des moyens de production est l'expression d'une société distincte du capitalisme ou qu'elle a représenté (ou représente) une "étape progressiste" est une erreur. C'est vrai, il faut ajouter que lorsque Trotsky dans La Révolution trahie expliquait que "la propriété étatique des moyens de production ne transforme pas de la bouse de vache en or et ne confère pas une auréole de sainteté au système de surexploitation", il poursuivait en insistant sur le fait qu'en URSS existait "un État ouvrier dégénéré", ce qui impliquer d'en appeler à sa défense, ce qui introduisait d'emblée une idée d'une profonde confusion. Le trotskysme après Trotsky a d'ailleurs poussé cette logique à l'extrême en embrigadant la classe ouvrière derrière la défense d'un camp impérialiste, l'URSS, pendant la Seconde Guerre mondiale ; ce qui démontrait que le courant trotskiste avait abandonné le terrain prolétarien.
De fait, le comportement du stalinisme au cours de la Seconde Guerre mondiale a fait très ouvertement preuve de sa nature bourgeoise : "l'armée rouge" a écrasé l'insurrection ouvrière de Varsovie et, conjointement avec les Alliés, a participé au repartage du butin impérialiste en allant jusqu'à s'installer à Berlin.
Comme on l'a dit plus haut, la bourgeoisie mondiale a reçu et reçoit encore de très grands services de la part du stalinisme, même si hypocritement, elle a pris ses distances avec Staline en qualifiant son gouvernement de démoniaque, n'hésitant pas à l'utiliser comme repoussoir pour alimenter le patriotisme et justifier la guerre impérialiste.
L'année 2012 a été marquée par une accélération des luttes entre fractions bourgeoises en Géorgie qui, non seulement se sont manifestées sur les pistes du cirque électoral, mais qui ont affecté toutes les couches sociales. Dans le cadre de cette querelle bourgeoise, on en est revenu à invoquer Staline pour déchaîner une campagne nationaliste.
A la fin 2012 et les premiers mois de cette année, la bourgeoisie géorgienne, sous prétexte de retrouver une mémoire historique, a restauré dans plusieurs villes des statues de Staline. La bourgeoisie géorgienne (et principalement le parti ultra-nationaliste baptisé Rêve géorgien) a récupéré ce personnage pour la seule raison qu'il est né dans cette région, mais plus encore pour répandre parmi les exploités les relents anesthésiants de la défense des intérêts de la bourgeoisie locale.
De la même manière, le changement de nom de la ville de Volgograd rebaptisée Stalingrad durant six jours à l'occasion des commémorations festives de "la défense de Stalingrad", plus qu'un singulier acte provincial, doit être compris comme une justification par la bourgeoisie de la guerre impérialiste qui, au passage, anoblit le rôle qu'ont joué des bouchers sanguinaires comme Staline.
Mais si la bourgeoisie rend hommage à la mémoire de ses chiens de garde sanglants, la classe ouvrière qui a besoin de comprendre le monde et de le transformer, doit s'approprier sa propre histoire et tirer les leçons de son expérience afin d'être en mesure de reconnaître le profil anti-prolétarien de Staline et du stalinisme, et avant tout, de retrouver les principes internationalistes du marxisme que la bourgeoisie s'est obstinée à déformer dans le but de les dénaturer.
Tatlin, (février 2013).
Links
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/ri442.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/files/fr/egypte.bmp
[3] https://fr.internationalism.org/content/8701/legypte-nous-montre-lalternative-socialisme-ou-barbarie
[4] https://english.ahram.org.eg/NewsContent/3/12/79967/Business/Economy/Egypts-Mahalla-textile-workers-on-strike-again.aspx
[5] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/luttes-classe
[6] https://fr.internationalism.org/files/fr/nsa.bmp
[7] https://en.internationalism.org/icconline/201307/8973/nsa-spying-scandal-democratic-state-shows-its-teeth
[8] https://fr.internationalism.org/files/fr/espagne.bmp
[9] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/catastrophes
[10] https://fr.internationalism.org/files/fr/france.bmp
[11] https://fr.internationalism.org/files/fr/marx.bmp
[12] https://fr.internationalism.org/files/fr/staline.bmp
[13] https://fr.internationalism.org/en/tag/30/369/staline