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Révolution Internationale n°434 - juillet août 2012

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Au Canada, la classe ouvrière se confronte au sabotage syndical

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Nous publions ci-dessous la traduction de larges extraits d’un article réalisé par Internationalism US, organe de presse du CCI aux Etats-Unis.

En revenant sur différentes grèves qui ont frappé le Canada ces deux dernières années, ce texte révèle l’ampleur de la colère qui gronde aussi dans ce coin de la planète, là où pourtant, nous dit-on, le capitalisme est “incroyablement dynamique et relativement épargné par la crise grâce aux réformes structurelles déjà réalisées et donc aux sacrifices consentis”.

En Europe, de ces luttes, rien n’a filtré médiatiquement, le black-out a été total. Tout au plus avons nous eu, à partir de la fin mai, des bribes d’informations sur le “printemps d’érable”, ce mouvement de contestation des étudiants vivant au Québec et s’inspirant des Indignés et des Occupy, alors même que les jeunes se battaient déjà depuis plusieurs mois.

Le premier élément frappant à la lecture des lignes rédigées par nos camarades est la similitude des racines profondes de la contestation qui se développe progressivement à travers le monde, de part et d’autres des continents : ce mécontentement grandissant face à la dégradation continue de nos conditions de vie et de travail et ce refus d’un avenir toujours plus sombre.

Le second élément est le sabotage permanent et pernicieux de tous ceux qui sont estampillés officiellement “professionnels de la lutte” : les syndicats.

A partir de l’été 2011, avec des tensions à Air Canada, la grève puis le lock-out dans les postes, le Canada a connu une série d’actions sur les lieux de travail qui ont touché nombre d’industries centrales au niveau national, provincial et local. De plus, bien que le mouvement Occupy ait été beaucoup moins spectaculaire au Canada qu’ailleurs, les étudiants au Québec se sont engagés dans une lutte déterminée et prolongée contre les plans du gouvernement provincial, couvert de dettes, d’augmenter les droits d’inscription à l’université, arrêtant la circulation dans Montréal à plusieurs reprises et contraignant l’appareil répressif de l’État du Québec à montrer les dents une fois de plus.

La grève des postes canadiennes et le lock-out (juin 2011)

Juste un mois après que les conservateurs aient acquis la majorité gouvernementale, des tensions ouvrières éclatent à la Poste sous la forme d’une série de grèves tournantes dans tout le pays. En colère à cause de l’intransigeance de la direction dans les négociations contractuelles, préoccupés pour leur retraite, et par la détérioration de leurs conditions de vie et de sécurité, la combativité grandit chez les postiers, obligeant le Syndicat canadien des ouvriers de la poste (CUPW) à déclencher des grèves tournantes début juin 2011. Les postiers canadiens sont traditionnellement un des secteurs les plus combatifs du pays, obligeant régulièrement les syndicats à suivre une ligne apparemment plus radicale.

Après douze jours de grèves tournantes dans différentes villes du pays, la Poste canadienne riposte en “lock-outant” l’ensemble des 48 000 ouvriers syndiqués à la mi-juin, arrêtant complètement la distribution du courrier dans tout le pays. Incapables d’ignorer cet événement, les medias bourgeois initient à toute vitesse une grande discussion sur “l’obsolescence technologique” de la Poste et les medias plus à gauche sur le besoin de “protéger le service public vital”. Les medias versent des larmes de crocodile sur les citoyens âgés qui ne vont pas pouvoir payer leurs factures à temps, alors qu’ils n’expriment que fort peu de sympathie pour les travailleurs de la poste “surpayés” dont les services ne sont plus aussi essentiels qu’avant pour l’économie nationale. “Pourquoi les contribuables devraient-t-ils payer pour les postiers quand le même travail peut être fait par des compagnies privées pour beaucoup moins ?” est une question qui revient fréquemment dans les débats et sur les forums Internet.

La direction de la Poste canadienne assure que le lock-out est nécessaire parce que les grèves tournantes affectent le volume de courrier et entraînent déjà une perte de 103 millions de dollars. Comment le lock-out et l’arrêt complet de la distribution de courrier sont-ils supposés y remédier ? Mystère. Dès que le lock-out est annoncé, le gouvernement conservateur commence à faire grand bruit d’une loi à soumettre au parlement sur la reprise du travail – la même tactique qu’il avait adoptée en réponse aux grèves simultanées des agents du service clientèle d’Air Canada (voir plus bas). En fait, la direction de la Poste canadienne a en tête l’intervention du gouvernement fédéral quand elle annonce le lock-out. Sa tactique est claire : lock-outer les travailleurs, créer une “crise nationale” et attendre que le gouvernement fédéral intervienne en faveur de la direction et sorte ainsi le pays de l’impasse.

Et c’est finalement exactement ce que fait le gouvernement fédéral, en imposant aux postiers de reprendre le travail dans des conditions moins favorables que celles proposées précédemment par la direction ! Selon le ministre du travail conservateur, Lisa Raitt, la législation est nécessaire pour “protéger le redressement économique du Canada”. Cela déclenche une véritable campagne à gauche contre la loi sur le retour au travail, plusieurs députés NDP tentant de “toutes leurs forces” d’empêcher la loi de passer au parlement en agitant la menace de… l’obstruction parlementaire dans le style américain. Les experts supposés favorables aux postiers pleurent sur la dégradation de la “démocratie canadienne” et sur le fait que la négociation collective est sapée. Selon eux, à partir de maintenant, les employeurs ne seront plus motivés pour négocier de bonne foi, et attendront que le gouvernement se mette finalement de leur côté. Le futur leader du NDP, Thomas Mulcair, fait part de sa réflexion : “c’est le gouvernement lui-même, à travers une corporation de la Couronne, qui a provoqué le lock-out imposé par les employeurs. Le même gouvernement change maintenant d’avis et critique une situation qu’il a créée lui-même” ([1]).

Finalement, le NDP et le CUPW s’avèrent évidemment impuissants à empêcher la promulgation de la loi sur le retour au travail. Quelles qu’aient été leurs démonstrations théâtrales au parlement, ils ne peuvent pas empêcher le gouvernement conservateur de faire ce qu’il veut. Mobilisés derrière les syndicats et le NDP, les postiers n’ont aucune idée de comment résister à ce que le gouvernement leur impose.

Tensions à Air Canada (printemps 2011-printemps 2012)

Au cours de l’année passée, Air Canada est la seconde grande entreprise nationale frappée par des tensions sociales. Alors que les grèves tournantes à la Poste canadienne entrent dans leur seconde semaine à la mi-juin 2011, les agents du service clientèle de la compagnie aérienne nationale entrent en grève, exaspérés par la politique de la compagnie en matière de retraite qui conduirait à passer d’une pension fixe à un taux variable.

La grève des agents du service clientèle est la première d’une série de luttes qui vont frapper Air Canada tout au long de l’année

Afin de “maintenir en vie la compagnie”, les organisations syndicales acceptent les diminutions de salaires, la modification des règles de travail et un certain nombre de licenciements. La lutte des agents du service clientèle est d’autant plus dure que leurs syndicats acceptent une diminution de 10 % du salaire, l’abandon d’une semaine de congés, du paiement des pauses déjeuners et des congés maladie. En vérité, depuis le début des années 2000, les conditions de travail se dégradent de façon constante au sein de cette compagnie. En 2004 et 2005, le syndicat accepte une diminution supplémentaire de 2,5 % des salaires. Bien qu’on note une modeste amélioration de 2006 à 2008, dès 2009 Air Canada menace déjà d’une nouvelle restructuration qui s’accompagne d’un gel des salaires pour 2009 et 2010. Le projet de la compagnie de lancer une nouvelle ligne “low cost” est la goutte d’eau qui fait déborder le vase pour beaucoup de travailleurs qui voient dans ce projet un moyen de faire chuter leurs salaires.

Le 14 juin 2011, incapables de trouver un accord avec la direction, quelques 3800 agents du service clientèle d’Air Canada arrêtent le travail. En réponse, le gouvernement Harper ne tarde pas à menacer de promulguer une loi sur la reprise du travail. Face à la menace d’une loi sur le retour au travail, la “Canadian Auto Worker’s Union (CAW)”, le syndicat représentant les agents du service clientèle, met rapidement fin à la grève, au bout de trois jours seulement, acceptant un arbitrage exécutoire sur les questions les plus litigieuses.

Cependant, la fin de la grève des agents du service clientèle est loin de ramener la paix sociale à Air Canada. En octobre, les hôtesses de l’air rejettent une tentative d’accord avec la compagnie, pour la seconde fois en trois mois, menaçant de faire une nouvelle grève qui pourrait perturber les vols sur tout le territoire.

Le sentiment en faveur de la grève est fort, obligeant un officiel de la CUPE à concéder que “le rejet de cette seconde tentative d’accord montre à quel point le personnel est mécontent après des années et des années de concessions” ([2]).

Néanmoins, le gouvernement Harper n’est pas enclin à laisser se développer une grève à ce moment là et avertit qu’il va décréter immédiatement la loi sur la reprise du travail. Le ministre du travail Raitt n’attend même pas que le parlement débatte d’une quelconque loi. Il confie l’arbitrage unilatéral du différend au bureau des relations industrielles canadiennes, avec pour conséquence de rendre illégale toute grève des hôtesses de l’air. Tandis que les universitaires déplorent les entraves des conservateurs à la négociation collective – supposée faire partie intégrante du fonctionnement sain d’une “société démocratique” – les responsables du CUPE insistent auprès de leurs membres sur le fait que toute action de grève serait illégale. Dans une note adressée à ses 6800 membres, la CUPE écrit : “notre grève est suspendue pour une durée indéterminée. Donc, le syndicat vous avertit que vous ne pouvez pas faire grève”. Cependant, afin de conserver la confiance des travailleurs, les négociateurs de la CUPE s’en sont pris au gouvernement Harper. Dans une note séparée, ils écrivent : “Appelons un chat un chat. Ce gouvernement n’est pas notre ami. Il essaie de vous enlever le droit de grève. Il utilisera tous les moyens et tous les mensonges à sa disposition” ([3]).

Le cadre est maintenant posé. Les travailleurs déçus par des années de concessions ripostent au gel des négociations contractuelles ou aux tentatives inadaptées d’accord en maintenant une volonté de faire grève ; la direction s’entête, le gouvernement fédéral menace d’intervenir, les syndicats cèdent sur tout, tout en faisant porter la responsabilité au gouvernement des attaques “au droit démocratique à la négociation collective”. L’idée que les travailleurs pourraient faire grève de toute façon – quoique fassent le gouvernement et les syndicats, quelle que soit la légalité de la grève – n’est pas admise par le syndicat, les politiciens de gauche, les universitaires et encore moins par les médias bourgeois.

De plus, ces derniers n’ont jamais toléré l’idée que des travailleurs d’une industrie ou d’un secteur puissent joindre leurs forces à celles de ceux qui subissent les mêmes menaces d’austérité.

Dans le cas des hôtesses de l’air d’Air Canada, cela aurait pu vouloir dire de se joindre aux agents de sécurité qui, pendant qu’elles faisaient grève, avaient déclenché une grève du zèle à l’aéroport Pearson de Toronto, causant des retards importants pendant trois jours au début d’octobre. Personne, au sein de la hiérarchie syndicale, n’aurait-il remarqué la concomitance de ces événements ? Une évidence de plus que le travail des syndicats n’est pas d’étendre la lutte mais d’isoler les travailleurs dans leur propre secteur et dans les barrières du légalisme bourgeois.

Lors de la grève suivante des travailleurs d’Air Canada, les tensions ne peuvent être contenues aussi facilement avec une menace d’intervention gouvernementale. Fin mars 2012, le personnel au sol d’Air Canada déclenche une grève sauvage à l’aéroport Pearson de Toronto. Bien que d’une durée de 12 heures un vendredi matin, la grève sauvage entraîne 84 annulations et le retard de plus de 80 vols. L’agitation gagne rapidement Montréal, Québec, et Vancouver. La grève sauvage des 150 employés au sol à Pearson était une réponse à la décision d’Air Canada de suspendre trois travailleurs qui auraient soi-disant chahuté le ministre Raitt alors qu’elle traversait l’aéroport la veille. L’attachée de presse de Raitt a dit que la ministre avait été suivie dans l’aéroport et “harcelée” par des employés. En réponse à la “grève illégale”, Air Canada licencie 37 employés qui avaient arrêté le travail. Un médiateur indépendant – qui travaillait déjà sur la question du contrat entre Air Canada et ses mécaniciens et pilotes à la demande de Raitt après que le parlement ait adopté la loi interdisant les grèves et lock-out – recommande d’ordonner aux grévistes de reprendre le travail ([4]).

Néanmoins, l’Association internationale des mécaniciens et des travailleurs d’Aerospace (IAMAW) tente de crier victoire en disant qu’ils n’ont accepté d’arrêter le mouvement qu’en recevant l’assurance d’Air Canada que personne ne perdrait son travail et que tous les travailleurs licenciés seraient réintégrés. Le porte parole de l’IAMAW, Bill Trbovich, est cependant obligé d’admettre que son syndicat n’avait pas un contrôle total sur les travailleurs en grève : “nous voudrions que chacun reprenne le travail. Qu’ils veuillent ou non, c’est à voir” ([5]). Pour sa part, Raitt ne manque pas l’occasion de rappeler aux travailleurs qu’ils encourent des amendes allant jusqu’à 1000 dollars par jour pour action illégale.

En réponse à la grève sauvage, les medias déclenchent une véritable attaque, alimentant la colère du public contre Air Canada et ses employés. Les appels à mettre fin aux subventions gouvernementales à Air Canada et faire jouer la concurrence privée envahissent les débats télévisés et les blogs. Il y a une réelle campagne pour s’assurer que le public en ait assez des arrêts de travail sur les lignes nationales. Cependant, la gauche de la bourgeoisie élève aussi la voix, le ministre des affaires intérieures de Terre-Neuve et du Labrador, Gerry Rogers – dont le vol a été retardé sur le tarmac à l’aéroport Pearson – soutient publiquement les travailleurs. Il dit : “nous ne pouvons pas continuer à avoir un gouvernement qui intervienne de cette façon et casse les syndicats. Cela concerne les droits des travailleurs et je soutiens entièrement leur action. Si je dois attendre dans cet aéroport pendant 10 heures pour avoir mes bagages, qu’il en soit ainsi” ([6]).

Un sentiment commence à clairement émerger dans quelques fractions de la classe dominante canadienne : le gouvernement fédéral va peut être trop loin et trop souvent, avec le risque de provoquer une réponse ouvrière que les syndicats ne seront plus capables de contrôler. Bien que n’ayant duré que quelques heures, la grève sauvage des personnels au sol d’Air Canada est une claire expression du développement de la combativité et de la volonté de résister, et de l’émergence d’un sentiment croissant d’éloignement des structures mises en place pour contrôler la lutte de classe.

L’exemple du personnel au sol d’Air Canada est rapidement suivi par les pilotes qui déclenchent ce que les média appellent une “grève illégale” mi-avril. Les négociations autour de leur contrat avec la compagnie étaient déjà soumises à la décision parlementaire d’arbitrage exécutoire, qui empêchait grève et lock-out, mais les pilotes décident d’un vendredi “de congé de maladie” qui conduit à annuler quelques 75 vols dans le pays, entraînant des retards pendant tout le week-end. Air Canada obtient rapidement que l’arbitrage adopte une décision qui oblige les pilotes à reprendre le travail, mais le sentiment, chez les pilotes, de s’être vraiment fait avoir à failli les amener à la confrontation avec leurs syndicats. Le président Paul Strachan de l’Association des Pilotes d’Air Canada (ACPA) est obligé d’admettre que la colère grandit chez ses membres quand il fait la déclaration suivante : “nous avons tous besoin d’être réellement conscients du risque que les pilotes, à un certain moment, se sentent si attaqués et sans aide, se déchaînent et que cette organisation ne puisse même plus contrôler le déroulement des événements” ([7]).

Le mieux que puisse faire l’ACPA est d’assurer à ses membres qu’elle combat la loi qui implique l’arbitrage des tribunaux, mais tant que c’est en cours, comme cela prend beaucoup de temps par les canaux légaux, aucune grève n’est possible. Dans un mémo adressé à ses membres, l’ACPA dit : “c’est notre devoir d’avertir tous les pilotes que le droit de grève de l’ACPA et le droit d’Air Canada de lock-outer ses employés sont suspendus jusqu’à ce qu’à ce qu’un nouvel accord prenne effet (…). Jusqu’à ce que la loi soit annulée, nous devons tous faire avec çà”. Le légalisme bourgeois triomphe encore ! Selon le syndicat, il ne peut y avoir de grève sans la permission de l’État !

Le gouvernement Harper a eu la main lourde avec la classe ouvrière, mais les syndicats ont été de toute évidence ceux qui ont renforcé la loi anti-grève.

Au cours de l’année dernière, Air Canada a été une référence pour les conflits du travail dans tout le pays ([8]). Pour la plupart, ceux-ci sont restés dans le giron syndical, car les travailleurs ont succombé à la pression de leurs syndicats pour qu’ils respectent les différentes lois anti-grèves adoptées par le parlement.

Henk, 23 mai



[1]) City-TV “Ottawa tables bill to end Canada Post lock-out”, http ://www.citytv.com.toronto/citynews/news/article/138095-ottawa-tables-bill-t... [2]

 

[2]) Brent Jang, “Air Canada strike called off after Ottawa intervenes”,

http ://www.theglobeans [3] mail.com/globe-investor/air-canada-strike-called-off_after-ottawa-intervenes/article298544

 

[3]) Idem.

 

[4]) CBC, Air Canada strike effects felt into weekend: Pearson ground crews in Toronto held wildcat strike that disrupted thousands” at http ://www.cbc.ca/news/canada/story/2012/03/23/air-canada-wildcat.html [4]

 

[5]) National Post Staff, “Air Canada ground crew sent back to work after wildcat strike causes flight chaos.” at http ://www.google.com/search [5] ?q=Air+Canada+crews+sent+back+to+work&ie=utf-8&oe=utf-8&aq=t&rls=org.mozilla :en-US :unofficial&client=firefox-a

 

[6]) CBC, op.cit.

 

[7]) Thomson-Reuters, “Update 5-Air Canada back to normal Sat. after pilots strike.“ http ://www.reuters.com/article/2012/04/14/aircanada-pilots-idUSL2E8FD36K20120414 [6]

 

[8]) Naturellement, une occasion importante de lier les luttes à Air Canada avec celles d’American Airlines a été manquée. Ces dernières faisaient face à de lourdes diminutions de salaires et à des licenciements à cause de la banqueroute de la compagnie. La difficulté d’unir les luttes des ouvriers de ces deux compagnies aériennes est encore plus grande du fait du black-out aux États-Unis sur tout ce qui se passe au Canada.

 

 

Géographique: 

  • Canada [7]

Récent et en cours: 

  • Luttes de classe [8]

Rubrique: 

Lutte de classe

Le capitalisme est mondial, sa crise aussi

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En 1967 prennent fin les “30 glorieuses”, cette ère brève de relative prospérité économique qui a fait suite à l’effroyable succession “Première Guerre mondiale-Grande dépression-Seconde Guerre mondiale”. Cette année 1967 voit en effet revenir le spectre de la crise économique. Au premier semestre, l’Europe rentre en récession, au second éclate une crise monétaire internationale. Depuis, le chômage, la précarité, la dégradation des conditions de vie et de travail sont devenus le lot quotidien des exploités. Il suffit ainsi de survoler les grands événements du xxe siècle, qui fut l’un des plus catastrophiques et barbares de l’histoire de l’humanité, pour comprendre que le capitalisme est devenu, comme l’esclavagisme ou le féodalisme avant lui, un système décadent et obsolète.

Mais cette crise historique du capitalisme a été en partie masquée, ensevelie sous un tombereau de propagandes et de mensonges. A chaque décennie, la même grosse ficelle est tirée : un pays, une partie de la planète ou un secteur économique qui s’en sort un peu mieux que les autres, est mis en exergue pour faussement démontrer que la crise n’est pas une fatalité, qu’il suffit de mener les bonnes “réformes structurelles” pour que le capitalisme soit dynamique et apporte croissance et bonheur. Dans les années 1980-1990, l’Argentine et les “Tigres asiatiques” sont ainsi brandis comme des modèles de réussite, puis c’est au tour de l’Irlande et de l’Espagne à partir de 2000… Invariablement, évidemment, ces “miracles” se révèlent des “mirages” : en 1997 les “Tigres asiatiques” s’avèrent être de papiers ; à la fin des années 1990, l’Argentine est déclarée en faillite ; aujourd’hui, l’Irlande et l’Espagne sont au bord du gouffre… Chaque fois, “l’incroyable croissance” a été financée à coup de crédits et chaque fois le poids de la dette a fini par emporter de par le fond ces espoirs artificiels. Mais, faisant mine d’avoir la mémoire courte, les mêmes bonimenteurs font entendre à nouveaux leurs voix. A les croire, l’Europe serait malade pour des raisons particulières qui lui seraient propres : difficultés à mener des réformes et à mutualiser les dettes de ses membres, manque d’unité et de solidarité entre les pays, banque centrale qui ne peut pas relancer l’économie faute de pouvoir faire tourner une planche à billets à sa guise. Seulement, cet argument a du plomb dans l’aile, et pas du petit calibre qui picote les fesses, non, du gros qui éparpille et qui disloque ! La crise frappe l’Europe par manque de réforme et de compétitivité, il faut s’inspirer de l’Asie ? Patatras, ces pays sont également touchés. La relance n’est pas suffisamment prise en main par la Banque centrale européenne et sa planche à billets ? Patatras, les États-Unis et sa banque centrale, championne toutes catégories de création monétaire depuis 2007, sont eux aussi mal en point.

Grande découverte : … les BRICs ne flottent pas

L’acronyme “BRICs” désigne les quatre pays dont les économies ont été les plus florissantes ces dernières années : le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine. Mais tel l’Eldorado, cette bonne santé relève plus du mythe que de la réalité. Tous ces “booms” sont en effet financés essentiellement par la dette et finiront comme leurs prédécesseurs, en plongeant dans les affres de la récession. D’ailleurs dès aujourd’hui ce vent mauvais commence à se faire ressentir.

Au Brésil, les crédits à la consommation ont explosé ces dix dernières années. Or, comme aux États-Unis, lors des années 2000, les “ménages” ont de moins en moins les moyens de faire face aux échéances de remboursement. Le taux de “défaut des consommateurs” bat donc tous les records ces derniers temps. Pire, la bulle immobilière ressemble comme deux gouttes d’eau à la bulle espagnole d’avant qu’elle n’explose : de grands ensembles de buildings nouvellement construits demeurant désespérément vides.

En Russie, l’inflation est en passe de devenir incontrôlable : 6 % officiellement, 7,5 % pour les instances indépendantes. Et les prix des fruits et des légumes se sont littéralement envolés en juin-juillet, avec une hausse de près de 40 % !

En Inde, le déficit budgétaire se creuse dangereusement (5,8 % du PIB attendu pour 2012), le secteur industriel est en récession (– 0,3% au premier trimestre de cette année), la consommation ralentit fortement, l’inflation est très forte (7,2 % au mois d’avril, en octobre dernier l’envolée des prix alimentaires avait même frôlé les 10 %). L’Inde est aujourd’hui considérée comme un pays à risque par le monde financier : elle est notée BBB- (la note la plus basse de la catégorie “qualité moyenne inférieure”). Elle est menacée d’être prochainement classée aux côtés des pays où il est formellement déconseillé d’investir.

En Chine, l’économie ne cesse de ralentir et les dangers de s’accumuler. L’activité manufacturière s’est contractée en juin pour le huitième mois consécutif. Le prix des appartements s’est effondré et l’activité des secteurs liés à la construction est en chute libre. Un seul exemple très significatif : la ville de Pékin a, à elle seule, 50 % de logements vacants de plus que l’ensemble des États-Unis (3,8 millions de foyers disponibles à Pékin contre 2,5 millions sur les terres américaines). Mais le plus menaçant est sans aucun doute l’état budgétaire des provinces. Car si l’État ne croule pas officiellement sous les dettes, c’est seulement le fait du truchement d’écriture qui fait peser tous les déficits à l’échelle locale. Nombreuses sont ainsi les provinces au bord de la faillite.

Les investisseurs sont tout à fait conscients de la mauvaise santé des BRICs ; c’est pour cette raison qu’ils fuient comme la peste ces quatre monnaies nationales – real, rouble, roupie et yuan – qui plongent de façon continue depuis des mois.

Aux États-Unis, les étudiants bullent… et ça se voit !

La ville de Stockton en Californie a déposé le bilan mardi 26 juin tout comme, avant elle, Jefferson County en Alabama et Harrisburg en Pennsylvanie. Pourtant depuis trois ans, les 300 000 habitants de cette ville ont subit tous les “sacrifices nécessaires à la relance” : réductions budgétaires de 90 millions de dollars, licenciements de 30 % des pompiers et de 40 % des autres employés municipaux, coupe de 11,2 millions de dollars dans les salaires des employés municipaux, réduction drastique du financement des pensions de retraite.

Cet exemple très concret révèle l’état de déliquescence réelle de l’économie américaine. Les ménages, les entreprises, les banques, les villes, les États et le gouvernement fédéral. Tous les secteurs sont littéralement ensevelis sous des monceaux de dettes qui ne seront jamais honorées. Dans ce contexte, la prochaine négociation entre républicains et démocrates lors du relèvement du plafond de la dette à l’automne risque fortement de tourner au psychodrame comme pendant l’été 2011. Il faut dire que la bourgeoisie américaine fait face à un problème insoluble : pour relancer l’économie, elle doit engendrer toujours plus de dettes ; pour ne pas faire faillite, elle doit réduire l’endettement.

Chaque pan endetté de l’économie est une bombe en puissance : ici une banque proche du dépôt de bilan, là une ville ou une entreprise en quasi-faillite… et si une mine explose, attention à la réaction en chaîne.

Aujourd’hui, c’est la “bulle des prêts étudiants” qui inquiète le monde de la finance. Les études coûtent de plus en plus chers et les jeunes trouvent de moins en moins de travail en sortant des bancs de l’université. Autrement dit, les prêts aux étudiants sont de plus en plus importants et les risques de défaut de remboursement de plus en plus probables. Pour être précis :

–  au bout de leur cursus universitaire, les étudiants américains sont endettés à hauteur de 25 000 dollars en moyenne ;

–  l’encours de leurs prêts dépasse celui de l’ensemble des crédits à la consommation du pays, soit 904 milliards de dollars (il a quasiment doublé au cours des cinq dernières années) ce qui correspond à 6 % du PIB ;

–  le taux de chômage des universitaires diplômés de moins de 25 ans est de plus de 9 % ;

–  14 % des étudiants diplômés qui avaient contracté un prêt font défaut trois ans après leurs sortie de l’université.

Cet exemple est très significatif de ce qu’est devenu le capitalisme : un système malade qui ne peut qu’hypothéquer (au sens propre comme au figuré) son avenir. Pour vivre les jeunes doivent aujourd’hui s’endetter et “investir” le salaire que demain… ils n’auront pas. Ce n’est pas un hasard si dans les Balkans, en Angleterre ou au Québec, ces deux dernières années, la nouvelle génération a fortement réagi aux hausses des coûts d’inscription aux universités par de grands mouvements de contestation : crouler sous les dettes à 20 ans en se devinant au chômage ou sous-payés dans quelques années, voilà le parfait symbole du “no future” qu’offre le capitalisme.

Les États-Unis sont, comme l’Europe, comme tous les pays du monde, malades ; et il n’y aura aucune rémission réelle et durable sous le capitalisme car ce système d’exploitation est la source de l’infection.

A la fin de cet article, peut être reste-t-il quelques lecteurs qui veulent tout de même espérer et croire qu’un “miracle économique” est toujours possible ? Si vous êtes de ceux-là… sachez que même le budget du Vatican est dans le rouge.

Pawel, 6 juillet

Récent et en cours: 

  • Crise économique [9]

Rubrique: 

Economie

La solidarité humaine et le gène égoïste (article de l'anthropologue Chris Knight)

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Nous publions ci-dessous un texte de l’anthropologue Chris Knight, “La solidarité humaine et le gène égoïste” [1]. Ce texte scientifique s’appuie sur la théorie néodarwinienne du gène égoïste [2], dont il résume les bases, pour battre en brèche les allégations selon lesquelles l’Homme serait par essence “un loup pour l’Homme” ; de ce fait, il constitue une précieuse contribution combattant l’idée que le communisme serait incompatible avec la nature humaine, et arrivant à la conclusion que la solidarité serait, au contraire, inhérente à notre nature.

En 1844, suite à un voyage de quatre années autour du monde, Charles Darwin confia à un ami proche qu’il était parvenu à une conclusion dangereuse. Pendant sept ans, écrivit-il, il s’était “engagé dans un travail très présomptueux”, voire “très stupide”. Il avait remarqué que, sur chacune des Îles Galapagos, les pinsons locaux mangeaient une nourriture légèrement différente, et avaient des becs présentant des modifications correspondantes. En Amérique du Sud, il avait examiné un grand nombre de fossiles extraordinaires d’animaux éteints. Réfléchissant à la signification de tout ceci,il s’était senti obligé de changer d’avis sur l’origine des espèces. À son ami, Darwin écrivit : “Je suis presque convaincu (d’une manière assez opposée à mon opinion de départ) que les espèces ne sont pas (c’est comme confesser un meurtre) immuables.”

En ces temps là, la conviction de la transmutation – l’idée que les espèces pouvaient évoluer en d’autres – était politiquement dangereuse. Au moment même où Darwin écrivait à son ami, des athées et des révolutionnaires diffusaient des journaux à bas prix dans les rues de Londres, se faisant les champions des idées évolutionnistes en opposition aux doctrines établies de l’Église et de l’État. À cette époque, le théoricien évolutionniste le plus connu était Jean-Baptiste Lamarck, qui était responsable des expositions des insectes et des vers au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris. Étroitement assimilé à l’athéisme, au chartisme et à d’autres formes de subversion tenues comme émanant de la France révolutionnaire, l’évolutionnisme en Grande-Bretagne était désigné sous le terme de “lamarckisme”. Tout “lamarckien” – en d’autres termes, tout scientifique qui mettait en question l’immuabilité d’origine divine des espèces – risquait d’être assimilé aux communistes, émeutiers et insurgés. Pris entre ses prudentes opinions politiques libérales et sa science, Darwin était si anxieux qu’il se rendit malade, dissimulant et étouffant ses conclusions comme s’il avait secrètement commis un meurtre.

La période de soulèvements révolutionnaires culmina avec les événements de 1848, quand les ouvriers organisèrent des insurrections et descendirent dans les rues en Grande-Bretagne et à travers l’Europe. Avec la défaite de ces soulèvements, la contre-révolution s’installa. Durant la décennie suivante, la menace provenant de la gauche s’éloigna. En 1858, un autre scientifique – Alfred Wallace – trouva indépendamment le principe d’évolution par sélection naturelle ; si Darwin ne publiait pas, Wallace gagnerait toute la gloire scientifique. Sans danger immédiat de révolution, le courage de Darwin crût et en 1859 il publia enfin l’Origine des espèces.

Dans son remarquable ouvrage, Darwin exposa les grandes lignes d’un concept d’évolution assez différent de celui de Lamarck. Lamarck avait expliqué l’évolution comme la conséquence des efforts constants de tous les animaux pour l’auto-amélioration durant leur existence. L’idée plus sinistre et plus cruelle de Darwin était empruntée au Révérend Thomas Malthus, un économiste employé par la Compagnie des Indes orientales. Malthus ne s’intéressait pas à l’origine des espèces ; son idée était politique. Les populations humaines, affirmait-il, croîtront toujours plus vite que l’offre de nourriture. Lutte et famine en résultent inévitablement. La charité publique, dit Malthus, ne peut qu’aggraver le problème : les aides font que les pauvres se sentent à l’aise, ce qui les encourage à se reproduire. Plus de bouches à nourrir conduit à une plus grande pauvreté et donc à davantage encore de demandes – insatiables – d’aide sociale. La meilleure politique est de laisser les pauvres mourir.

Le génie de Darwin fut de lier la botanique et la géologie à ce plaidoyer, politiquement motivé, en faveur de la libre compétition et de la “lutte pour la survie”. Darwin vit la moralité “laissez-faire” de Malthus à l’œuvre partout dans la nature. La croissance de population dans le monde animal devançait toujours l’offre locale de nourriture ; d’où l’inéluctabilité de la compétition se soldant par la famine et la mort pour les plus faibles. Alors que moralistes et sentimentalistes auraient cherché à adoucir cette image d’une Nature cruelle et sans cœur, Darwin suivit Malthus en la célébrant. Tout comme le capitalisme punissait brutalement pauvres et nécessiteux, la “sélection naturelle” éliminait aussi ces créatures moins à même de se débrouiller. Puisque les moins aptes de chaque génération ne cessaient de mourir, la progéniture des survivants était donc disproportionnellement plus nombreuse, transmettant à toutes les futures générations leurs bénéfiques caractéristiques héréditaires. Famine et mort, par conséquent, étaient des facteurs positifs, dans une dynamique évolutive qui punissait inexorablement l’échec tout en récompensant le succès.

De cette manière, Darwin parvint à transformer les implications politiques de la théorie évolutionniste. Loin de servir à justifier la résistance à l’exploitation capitaliste ou à l’inégalité sociale, cette version malthusienne de l’évolutionnisme était faite pour servir une fonction politique inverse. Darwin décrivit la nature comme un monde sans morale. Par conséquent, ceci donnait une certaine justification à un système économique basé sur une compétition effrénée, libre de toute ingérence “morale” fourvoyée venant de la religion ou de l’État. Du vivant de Darwin, les controverses publiques majeures autour de sa théorie opposèrent les évolutionnistes contre ces philosophes, ecclésiastiques et autres qui craignaient qu’une telle vision puisse mener à l’effondrement de toute morale dans la société.

Après la mort de Darwin en 1881, beaucoup de penseurs influents tentèrent d’émousser la force du raisonnement apparemment dur et amoral de Darwin, cherchant des façons de réconcilier la théorie évolutionniste avec les valeurs religieuses ou humanistes. En Russie, le penseur anarchiste Pierre Kropotkine écrivit l’Entraide, où il affirma que la coopération, non la compétition, était la loi fondamentale de la nature. Une façon très courante de sauver une dimension “morale” du raisonnement de Darwin était de suggérer que le moteur compétitif du changement évolutif opposait des groupes entre eux, et non des individus entre eux. L’expression “survie du plus apte” – comme on disait alors – signifiait la survie du plus apte des groupes ou de la plus apte des espèces, l’un et l’autre considérés dans leur totalité, impliquant une étroite coopération au sein de chaque espèce. Selon ce raisonnement, les individus étaient créés pour favoriser les intérêts de l’espèce. Les membres de n’importe quelle espèce devaient coopérer les uns avec les autres, leur survie individuelle dépendant du sort du plus grand ensemble.

Cette idée devint prisée car elle était tout à fait en accord avec des tendances de la philosophie morale, incluant la tendance “classe moyenne” du socialisme et du nationalisme, au tournant du siècle. Les nations étaient associées aux “races” et comparées aux espèces animales. Chaque espèce, race ou nation était supposée être engagée dans une compétitive lutte à mort contre ses rivales. Ceux dont les membres coopéraient par besoin collectif survivaient ; ceux dont les membres agissaient “égoïstement” finissaient par s’éteindre. Quand des animaux ou des humains affichaient un comportement coopératif, ceci était expliqué en termes “moraux” en référence aux besoins du groupe.

En Grande-Bretagne, Winston Churchill affirma que les plus pauvres éléments de la société ne devraient pas être autorisés à se reproduire, puisqu’ils ne pouvaient qu’affaiblir le “cheptel national” en le faisant. L’eugénisme devint largement prisé, y compris chez un grand nombre de personnes de gauche ; en Allemagne, il joua un rôle clé dans la formation de l’idéologie nazie. Dans les années 1940, l’éthologue pionnier Konrad Lorenz ravit les propagandistes nazis quand il affirma que la guerre était naturelle et précieuse. Il la comparait à un modèle général dans lequel les mammifères mâles, durant la saison des amours, s’engageaient dans un féroce combat mutuel, les femelles ne s’accouplant qu’avec les vainqueurs. Ceci, affirma Lorenz, est un sain mécanisme d’élimination des faibles qui, par conséquent, préserve et améliore la pureté et la vigueur de la race.

La théorie évolutionniste de la “sélection de groupe” – comme elle est appelée actuellement – reçut sa formulation la plus sophistiquée et explicite en 1962, quand le naturaliste écossais V. C. Wynne-Edwards publia un livre intitulé Animal Dispersion in Relation to Social Behaviour. Pour Wynne-Edwards, suivant en cela Malthus, le problème fondamental rencontré par chaque groupe ou espèce était celui de la reproduction effrénée. La surpopulation menait finalement à des pénuries, provoquant la famine à une échelle qui pourrait menacer la population locale entière. Quelle était la solution ? Selon Wynne-Edwards, c’était l’espèce dans son ensemble qui devait agir. Des mécanismes spéciaux devaient avoir évolué afin d’éviter la reproduction au delà de la capacité de charge de son environnement. On s’attendait à ce que les individus réfrènent leur fécondité dans l’intérêt du groupe.

Sur la base de cette théorie, Wynne-Edwards chercha à expliquer nombre de curieuses caractéristiques de la vie sociale animale et humaine. En particulier, il prétendit expliquer des comportements apparemment répugnants comme le cannibalisme, l’infanticide et le combat ou la guerre entre groupes. En apparence négatives, à un niveau plus large de telles pratiques constitueraient une série d’adaptations bénéfiques par lesquelles chaque espèce s’efforcerait de limiter sa population. Beaucoup de naturalistes avaient été perplexes en observant des cas d’oiseaux en grandes colonies détruire leur progéniture réciproque, ou de lions mordant mortellement des lionceaux à leur naissance. Tout ceci, dit Wynne-Edwards, pouvait maintenant être compris. Ceux présentant un tel comportement n’agissaient pas de façon égoïste ou antisociale ; ils avantageaient l’espèce en contenant la population. Chez l’humain, les activités violentes telles que la guerre avaient une fonction similaire. D’une manière ou d’une autre, les niveaux de populations humaines devaient être limités ; la guerre, accompagnée d’autres formes de violence, aidaient à y parvenir.

Ce genre de pensée “sélectionniste de groupe” resta influent au sein du darwinisme jusqu’aux années 1960. Mais précisément, en le formulant en des termes aussi véhéments et explicites, Wynne-Edwards exposa involontairement le raisonnement de l’”avantage pour l’espèce” à une attaque plus finement ciblée, sapant l’ensemble de l’édifice théorique. Dès que les scientifiques commencèrent à réfléchir aux prétendus “mécanismes de réduction de population”, les raisons pour lesquelles ils ne pouvaient pas fonctionner devinrent claires sur un plan purement théorique. Comment une espèce entière pouvait-elle mobiliser ses membres pour une action collective, comme si elle réagissait en prévision de futures pénuries de nourriture ? Supposons, à titre d’exemple, l’existence d’un gène qui susciterait ou faciliterait un comportement présentant les deux caractéristiques suivantes : (a) il bénéficierait à l’espèce à une date ultérieure, et en même temps (b) il entraverait maintenant le succès reproductif de son possesseur. Comment un tel gène pourrait-il bien être transmis au futur, où ses bénéfices supposés se réaliseraient ? Parler d’un gène de moindre succès reproducteur est simplement une contradiction. Celui-ci ne serait pas transmis. Ses futurs bénéfices supposés ne pourraient jamais se réaliser. La théorie de la “sélection de groupe” dans sa totalité était simplement illogique.

Cette compréhension inaugura une révolution scientifique – un des plus monumentaux bouleversements de l’histoire scientifique récente, avec un grand nombre d’implications pour les sciences humaines et sociales. Si Marx et Engels étaient vivants aujourd’hui, ils se placeraient eux-mêmes à la tête de tels développements. Quasiment tous les scientifiques évolutionnistes sont aujourd’hui d’accord que la théorie de la “sélection de groupe” de Wynne-Edwards était erronée. L’idée que le sexe, la violence ou toute autre forme de comportement animal peut évoluer “pour le bien de l’espèce” est maintenant complètement discréditée. Les animaux ne pratiquent pas le sexe “pour perpétuer l’espèce” ; ils le font pour une raison plus terre-à-terre – pour perpétuer leurs propres gènes particuliers. Aucun gène ne peut être conçu pour minimiser sa propre auto-réplication – dans un monde compétitif, il serait rapidement éliminé et remplacé. Supposons qu’un lion tue ses propres lionceaux afin d’aider à réduire le niveau de population totale. Par rapport aux autres lions, cet individu particulier aurait un faible succès reproducteur. Indépendamment de ce qui arriverait finalement au groupe entier, tous les individus de n’importe quelle population future seraient exclusivement les descendants des reproducteurs les plus “égoïstes” – ces lions programmés pour maximiser la transmission de leurs gènes (aux dépens des gènes rivaux) aux générations futures.

Une fois ceci compris, les scientifiques furent capables de montrer que les lions qui tuaient des petits lionceaux ne tuaient effectivement pas leur propre progéniture, mais celles engendrées par des mâles rivaux. La même chose s’appliquait aux autres cas de soi-disant “régulation de population”. Dans tous les cas, il pouvait être montré que les animaux responsables agissaient “égoïstement” d’un point de vue génétique, leurs gènes œuvrant à transmettre autant de copies d’eux-mêmes que possible aux générations futures, sans trop se soucier de quelconques conséquences sur le niveau de population à long terme. La “valeur sélective” signifiait la capacité à faire entrer ses gènes dans le futur ; elle ne pouvait être définie autrement. Une conséquence était que les idées eugénistes telles que celles de Winston Churchill n’avaient aucune signification darwinienne. Churchill estimait que les pauvres se reproduisaient trop rapidement ; étant “moins aptes”, leur fertilité devrait être refrénée. À titre d’exemple, supposons que les pauvres à l’époque de Churchill se reproduisaient effectivement beaucoup plus que les riches. Selon les standards darwiniens modernes, ceci aurait rendu les pauvres plus “aptes”, pas moins. Même chose lorsque des minorités ethniques se reproduisent à un rythme plus élevé que celles les entourant. La “valeur sélective”, comme ce terme est compris par les darwiniens modernes, peut être mesurée en se référant uniquement aux gènes – pas aux races ou aux espèces. À l’avenir, par conséquent, les politiciens réactionnaires, racistes ou autres, devront répandre leurs théories sans l’aide du darwinisme.

Le nouveau darwinisme rendit désormais impossible l’élévation de l’intérêt personnel d’un individu au niveau de celui de l’espèce. Les penseurs “sélectionnistes de groupe” avaient obstinément enveloppé de “morale” l’infanticide, la violence ou l’agression, eu égard aux intérêts supérieurs “de la nation” ou “du groupe”. Les militaristes et les génocidaires avaient été reconceptualisés comme les gardiens d’intérêts supérieurs, abattant la population excédentaire ou éliminant les faibles pour le plus grand bien. Le darwinisme “gène égoïste” mit brusquement fin à tout ceci. Les groupes ou espèces animales ne pouvaient désormais plus être comparés aux États-nations, décrits comme des ensembles cohésifs et moralement régulés. Au lieu de cela, on s’attendait à ce que les animaux cherchent à optimiser leur valeur sélective, œuvrant consciemment ou inconsciemment à propager leurs gènes. En conséquence, on s’attendait aussi à ce que les unités sociales n’affichent pas seulement la coopération mais aussi le conflit, opposant de façon récurrente les femelles et les mâles, les jeunes et les vieux, et même les enfants et leurs propres parents. Cette insistance sur la lutte et le conflit fit converger le darwinisme et le marxisme, qui n’admet pas l’harmonie ou la fraternité mais voit à la place un monde social humain déchiré par des conflits de classes, de sexes et d’autres formes. Là où l’harmonie existe ou est établie avec succès, ceci doit être expliqué, non admis.

Une fois le “sélectionnisme de groupe” renversé, les scientifiques furent contraints d’observer à nouveau la vie, abordant, clarifiant et souvent résolvant une batterie d’énigmes scientifiques en chemin. Comment la vie apparut-elle sur Terre ? Quand et pourquoi le sexe évolua-t-il ? Comment les insectes sociaux devinrent-ils si coopératifs ? Pourquoi, comme tous les organismes vivants, tombons-nous malades et finalement mourrons-nous ? Dès lors, chaque théorie devait démontrer sa cohérence avec l’implacable “égoïsme” sans complaisance des gènes. Le résultat fut une spectaculaire série de percées intellectuelles, représentant une véritable révolution, toujours en cours, dans les sciences de la vie. Le livre de Richard Dawkins, le Gène égoïste, résumait nombre de ces nouvelles découvertes quand il fut publié sous les acclamations générales – et les dénonciations d’une véhémence équivalente de la “gauche classe moyenne” – en 1976.

Tout comme Karl Marx et Friedrich Engels s’opposaient aux théories “utopiques” du socialisme, les darwiniens modernes s’opposent vigoureusement à toutes les théories évolutionnistes larmoyantes et irréalistes. Le socialisme “utopique” échoua car il ne se confronta jamais au capitalisme. Il n’expliqua jamais comment passer de “A” à “B” – de la logique compétitive du capitalisme à son antithèse socialiste ou communiste. Au lieu de cela, les rêveurs “utopiques” ne firent qu’opposer leurs visions idéalistes aux dures réalités de la vie contemporaine, sans jamais se soucier de comprendre le fonctionnement du capitalisme lui-même. D’une façon comparable, avant la révolution “gène égoïste” dans les sciences de la vie, les biologistes avaient fait appel à la “coopération” dans le monde animal en tant que principe explicatif sans avoir jamais expliqué d’où venait ce principe lui-même. Le grand mérite du nouveau darwinisme était de ne pas être “utopique”. Quand on constatait que des animaux s’entraidaient ou même risquaient leur vie l’un pour l’autre – comme cela arrive souvent – un tel altruisme devait être expliqué plutôt que seulement admis. Par dessus tout, tout altruisme au niveau du comportement social devait être concilié avec l’”égoïsme” réplicatif des gènes de ces animaux.

De ce point de vue, le nouveau darwinisme pourrait presque être appelé la “science de la solidarité”. L’égoïsme est facile à expliquer. Le vrai défi est d’expliquer pourquoi les animaux, si souvent, ne sont pas égoïstes. C’est un défi particulier dans le cas des humains, qui – peut-être plus que n’importe quel autre animal – peuvent se lancer dans des actes de courage et de sacrifice de soi pour le bénéfice des autres. Il existe des histoires, à l’authenticité bien établie, sur la façon dont des soldats durant la Première Guerre mondiale se jetaient sur une grenade en train d’exploser, sauvant par là-même leurs camarades. Un tel courage devait-il être laborieusement appris ou inculqué aux humains, ou était-il fait appel à de puissants instincts ? Si, en suivant la plupart des darwiniens, nous supposons que les gens ont en eux-mêmes la capacité d’être naturellement coopératifs et même héroïques, alors se dresse un paradoxe intellectuel. Pourquoi les gènes permettant ou rendant possible l’héroïsme – ces courageux instincts qui, en temps de crise, peuvent outrepasser nos pulsions plus lâches et égoïstes – ne sont-ils pas éliminés au cours du temps évolutif ? L’homme qui meurt au combat n’aura plus d’enfants. Par contraste, le lâche peut laisser de nombreux descendants. Sur cette base, ne devrions-nous pas nous attendre à ce que chaque génération soit moins héroïque – plus égoïste – que la précédente ?

La théorie utopique de la “sélection de groupe” avait obscurci ce problème en proposant une réponse bien trop facile. L’héroïsme œuvrait pour le bien du groupe. Le problème était que ceci échouait à expliquer comment un tel courage pouvait faire partie de la nature humaine, transmis de génération en génération. C’est précisément cette difficulté qui poussa les nouveaux darwiniens à proposer une meilleure réponse. Quand la solution fut trouvée, elle devint la pierre angulaire de la science évolutionniste.

La solution à l’énigme résidait dans l’idée de “valeur sélective inclusive”. La bravoure au combat repose sur des instincts non radicalement différents de ceux motivant une mère à prendre des risques en défendant ses enfants. C’est précisément parce que ses gènes sont “égoïstes” – et non malgré cet “égoïsme” – que le courage d’une mère peut faire appel à de profondes ressources instinctives. En effet, la mère qui prend instinctivement des risques pour ses enfants inclut ces enfants comme partie de son “soi” potentiellement immortel. En termes génétiques, ceci est réaliste car ses enfants partagent ses gènes. Nous pouvons voir aisément pourquoi les gènes “égoïstes” d’une mère peuvent la pousser à se comporter de façon désintéressée – c’est clairement dans le propre intérêt des gènes. Une logique comparable pourrait pousser frères et sœurs à se comporter de façon désintéressée les uns envers les autres.

Loin dans le passé évolutif, les humains évoluaient en groupes de relativement petite échelle basés sur la parenté. Toute personne avec qui tu travaillais, ou avec qui tu t’étais étroitement lié, avait une bonne chance statistique de partager tes gènes. De fait, les gènes auraient dit : “Réplique-nous en prenant des risques pour défendre tes frères et sœurs.” Nous, humains, sommes conçus pour nous aider les uns les autres – et même mourir les uns pour les autres – à condition d’avoir d’abord eu une chance de former des liens. Aujourd’hui, même dans des conditions où nous avons beaucoup moins de chances d’être apparentés, ces instincts continuent à nous pousser aussi fortement qu’autrefois. La notion de “solidarité fraternelle” n’est pas totalement dépendante de facteurs externes et sociaux, tels que l’éducation ou la propagande. Elle n’a pas besoin d’être inculquée chez les gens à l’encontre de leur nature profonde. La solidarité fait partie d’une ancienne tradition – une stratégie évolutive – qui, il y a longtemps, devint centrale à la nature humaine elle-même. C’est une expression sans prix de l’”égoïsme” de nos gènes.

Chris Knight

 

[1]) "Human Solidarity and The Selfish Gene [10]".

Nous avons déjà publié un autre texte de Chris Knight dans notre presse : “Marxisme et science”.

 http ://fr.internationalism.org/node/4850 [11]

[2]) La théorie du gène égoïste, bien que combattue par une minorité de théoriciens de l’évolution (notamment par le défunt Stephen Jay Gould dans la Structure de la théorie de l’évolution), est défendue par la majorité d’entre eux (notamment par Richard Dawkins dans le Gène égoïste et The Extended Phenotype).

En décrivant les gènes comme étant « égoïstes », Dawkins n’entend pas par là qu’ils sont munis d’une volonté ou d’une intention propre, mais que leurs effets peuvent être décrits comme si ils l’étaient. Sa thèse est que les gènes qui se sont imposés dans les populations sont ceux qui provoquent des effets qui servent leurs intérêts propres (c’est-à-dire de continuer à se reproduire), et pas forcément les intérêts de l’individu même. Cette vision des choses explique, comme nous allons le découvrir plus loin dans cet article de Chris Knight, l’altruisme au niveau des individus dans la nature, en particulier dans le cercle familial : quand un individu se sacrifie pour protéger la vie d’un membre de sa famille, il agit dans l’intérêt de ses propres gènes.

 

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Science

"L'affaire des neutrinos" et la méthode scentifique

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“L’Affaire des neutrinos” a débuté en septembre 2011, lorsque l’équipe internationale de scientifiques participant à l’expérience OPERA rendit publics ses résultats selon lesquels les neutrinos se déplaçaient à une vitesse supérieure à celle de la lumière, remettant par là-même en question un des cadres théoriques fondamentaux de la physique actuelle, la théorie de la relativité restreinte, élaborée par Albert Einstein en 1905 et jamais infirmée depuis ([1]).

Considérant ses propres résultats comme très probablement erronés mais incapable d’identifier l’origine de cette erreur, l’équipe scientifique d’OPERA comptait ainsi sur l’aide de la communauté scientifique internationale afin de résoudre cette énigme. Après plusieurs mois de minutieuses vérifications couplées à de nouvelles expériences, les conclusions furent officiellement présentées à l’occasion de la 25e Conférence internationale sur la physique du neutrino et l’astrophysique, qui s’est tenue au mois de juin au Japon : “Au final, deux défaillances étaient en cause, d’une part la liaison GPS-ordinateur, mais aussi une horloge atomique mal réglée. Les problèmes étant résolus, l’expérience a été tentée une dernière fois avec succès : les neutrinos se déplacent bien moins vite que la lumière. De plus, trois autres expériences menées en parallèle ont conclu au même résultat” ([2]).

Sans attendre l’annonce officielle, les deux principaux responsables d’OPERA, poussés vers la sortie par certains de leurs pairs suite à de nombreuses tensions internes, avaient déjà démissionné. Quant aux principaux médias, après avoir multiplié les annonces aussi racoleuses que stupides au début de ladite “affaire”, leur attitude oscille désormais entre silence assourdissant et mépris ostensible : un des responsables d’OPERA a ainsi été qualifié de “physicien du flop” par le journal italien Corriere della Sera.

Et pourtant, comme le souligne le communiqué fait lors de la Conférence internationale, il est tout à fait normal que les scientifiques acceptent “le questionnement de principes, même et surtout les plus fondamentaux, et se basent avant tout sur l’expérience et l’examen par les pairs afin de faire progresser notre connaissance des lois de la nature. [...] La démarche critique qui a été effectuée constitue un bel exemple du fonctionnement de la science et du doute scientifique [...] si in fine nous avons eu affaire à une erreur expérimentale, il est impossible de parler de faute” ([3]).

Finalement, quelles leçons tirer de toute cette histoire ? “L’annonce de ces résultats à coups de grands titres dans les médias, puis leur réfutation peu après, a – selon certains – contribué à faire que les gens croient moins en la Science. Cependant, la Science n’est pas la magie, et la Science – souvenons-nous du système solaire géocentrique – n’a pas été exempte d’erreurs au cours de l’histoire. C’est donc à force de remises en question, d’erreurs commises que l’on avance. Cette pensée est au final bien résumée dans la conclusion de l’édito de Nature : “Le message [d’OPERA] est que les scientifiques n’ont pas peur de se frotter aux grandes questions. Ils n’ont pas peur de soumettre à la vue du grand public leur activité de recherche. Et ils ne doivent pas avoir peur de se tromper”” ([4]).

DM, 28 juin

 

[1]) Pour en savoir davantage sur les aspects scientifiques de cette expérience, voir : sciences.siteduzero.com/news-62-42559-p1-la-relativite-restreinte-remise-en-question.html. Voir aussi notre article de Révolution internationale no 427 : http ://fr.internationalism.org/ri427/confirmation_de_l_existence_des_neutrinos_le_progres_scientifique_est_il_plus_rapide_que_son_ombre.html [12] , dont le titre contient une erreur factuelle importante ; en effet, la confirmation de l’existence des neutrinos date en réalité de... 1956 ! (voir à ce sujet : http ://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_du_neutrino [13]).

[2]) sciences.siteduzero.com/news-62-44749-les-neutrinos-supraluminiques-qui-ne-l-etaient-pas.html

[3]) Idem.

[4]) Idem.

 

 

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Science

Existe-t-il un danger fasciste ?

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Nous publions ci-dessous l’exposé qui a introduit le débat lors de notre Réunion publique du 30 juin à Paris.

D'élection en élection, depuis longtemps déjà, les scores électoraux de l’extrême-droite alimentent la crainte d’une menace fasciste. Il est vrai que cette frange de la classe politique se distingue par un discours particulièrement haineux, xénophobe, raciste…

C’est aussi vrai qu’un tel discours n’est pas sans rappeler les thèmes nauséabonds mis en avant par les partis fascistes en ascension vers le pouvoir dans les années 1930, en particulier en Allemagne et en Italie.

Cette similitude nous permet-elle de conclure qu’il existe aujourd’hui un danger d’accession du fascisme au pouvoir comme dans les années 1930 ?

Notre réponse à cette question, et sa discussion, sont justement l’objet de cette réunion publique.

Un ensemble d’éléments semblent aller dans le sens d’une réponse affirmative à cette question :

•   aujourd’hui, comme dans les années 1930, la crise économique frappe très violemment la très grande majorité de la population ;

•   aujourd’hui, comme dans les années 1930, il y a dans les discours de l’extrême-droite la recherche d’un bouc-émissaire aux maux de la société. Hier les juifs, désignés comme les représentants du grand capital apatride ou encore comme liés au péril bolchevique, aujourd’hui les musulmans ou les Arabes qui nous “prennent nos emplois” ou “fauteurs de troubles” de par le monde ;

•   aujourd’hui, comme dans les années 1930, les catégories sociales les plus réceptives aux thèmes d’extrême-droite sont souvent des petits artisans ou commerçants ruinés par la crise, mais également une partie de la classe ouvrière ;

•   aujourd’hui, l’extrême-droite se développe dans beaucoup de pays, plus nombreux encore que dans les années 1930, et tend à acquérir une importance politique croissante :

–   Aux Pays-Bas, le parti de la liberté, eurosceptique et islamophobe, allié au Parti libéral et aux chrétiens démocrates, assurait depuis 2010 une majorité parlementaire au gouvernement dirigé par un Premier ministre libéral, avant de s’en désolidariser en mars de cette année ;

–   en Hongrie, le Premier ministre issu des élections législatives de 2010, V. Orban, instaure un gouvernement autoritaire ayant “liquidé la démocratie”, selon les termes de ses opposants démocrates ; et c’est vrai qu’en plus d’attaques très fortes contre les conditions de vie de la classe ouvrière, il a supprimé un certain nombre de mécanismes de la démocratie ;

–   en Autriche, aux élections législatives de 2008, les deux principaux partis d’extrême-droite, le FPÖ et le BZÖ, obtenaient à eux deux 29 % des suffrages ;

–   aux États-Unis, le Tea Party, qui développe des thèmes de propagande parmi les plus rétrogrades, tel que la demande de l’enseignement du créationnisme dans les écoles, constitue une force très influente au sein de la droite.

•   Même des partis qui ne se revendiquent pas de l’extrême-droite reprennent ouvertement ses thèmes. En Suisse, par exemple, la populiste Union démocratique du Centre avait fait une campagne publicitaire présentant un mouton blanc chassant un mouton noir, ce dernier symbolisant les Arabes et les Roumains qui sont les deux nationalités stigmatisées dans ce pays.

Tous ces exemples et éléments d’analyse semblent valider, en première analyse, la thèse d’un danger fasciste dans la période actuelle.

On ne peut cependant en rester à ce niveau d’analyse. Pour comparer deux périodes historiques, en l’occurrence celle des années 1930 et celle que nous vivons actuellement, on ne peut pas se limiter à extraire des éléments de l’une et l’autre, aussi importants soient-ils comme la crise, une poussée de l’extrême-droite, un certain succès des thèmes xénophobes et racistes, etc. Il faut replacer ces éléments dans le contexte de la dynamique de la société et du rapport de force, au sein de celle-ci, entre bourgeoisie et prolétariat.

C’est justement ce qu’on se propose de faire ici.

De quoi le fascisme des années 1930 est-il le produit ?

De la crise, nous l’avons déjà dit. Cependant, pour comprendre l’irruption, dans un certain nombre de pays, de cette forme particulière de la domination du capitalisme sur la société, un autre facteur, essentiel selon nous, doit être pris en compte.

Il s’agit de la plus lourde défaite que la classe ouvrière ait eu à subir de toute son existence, celle de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Rappelons pour mémoire que celle-ci avait pris la forme de la dégénérescence de la révolution russe et de l’écrasement physique et idéologique du prolétariat par la bourgeoisie. Et cela en particulier dans les pays où celui-ci était allé le plus loin, à travers sa lutte révolutionnaire, dans la remise en cause de l’ordre capitaliste. Tous les partis communistes se sont transformés en organes de défense du capitalisme, sous une forme particulière, celle du capitalisme d’État sous sa forme existant en URSS.

Une telle défaite allait donner naissance à la plus longue et profonde période de contre-révolution mondiale, comme le prolétariat n’en avait jamais connu. Le principal signe distinctif de cette contre-révolution, c’est qu’elle a rendu le prolétariat du monde entier toujours plus soumis aux impératifs de la bourgeoisie. Le summum de cette soumission a été son enrôlement, comme chair à canon, dans la Seconde Guerre mondiale impérialiste.

Durant la Seconde Guerre mondiale, parmi les principaux pays belligérants des deux blocs qui s’opposent, on trouve trois modèles différents d’organisation de la société, tous trois capitalistes et tous trois bâtis autour du renforcement du capitalisme d’État, qui est alors une tendance générale affectant tous les pays du monde :

–  l’État capitaliste démocratique,

–  l’État capitaliste stalinien,

–  l’État capitaliste fasciste.

Les différences que présente l’État capitaliste démocratique avec les deux autres modes sont évidentes. Avec le recul dont on dispose aujourd’hui, il est aussi évident qu’il est plus efficient que les deux autres modes, tant en ce qui concerne la gestion de l’appareil de production que le contrôle sur la classe ouvrière. Il existe bien sûr des différences de forme entre l’État capitaliste fasciste et le stalinien, ce dernier s’étant développé sur la base de la bureaucratie étatique qui a progressivement pris la place de l’ancienne bourgeoisie déchue. Mais notre propos n’est pas de nous étendre là-dessus à présent.

Comment expliquer l’existence de l’État capitaliste fasciste à cette époque ?

Le fait que l’État capitaliste fasciste (tout comme le stalinien) soit dénué de tout mécanisme démocratique destiné en premier lieu à mystifier la classe ouvrière, cela ne constitue pas un problème au moment où ces régimes s’instaurent, en URSS, en Allemagne et en Italie. En effet, il n’est alors nullement nécessaire de mystifier le prolétariat vu que celui-ci sort exsangue de la défaite de la vague révolutionnaire (en particulier en URSS et en Allemagne). Ce qu’il faut, c’est le maintenir exsangue au moyen de la violence d’une féroce dictature ouverte.

En Allemagne et en Italie, c’est aux partis fascistes qu’il revient d’assumer, pour les intérêts du capital national, l’option politique capitaliste d’État, dans le contexte d’une économie désorganisée par la guerre, acculée par une crise économique profonde : la bourgeoisie de ces pays ayant devant elle la nécessité de préparer une nouvelle guerre. Celle-ci sera placée sous le signe de la revanche par rapport à la défaite et/ou l’humiliation subie lors de la Première Guerre mondiale. Or les fascistes étaient depuis le début des années 1920 les champions d’une telle option.

Il est à noter que dans ces deux pays la transition de la démocratie au fascisme s’est effectuée de façon démocratique, avec le soutien du grand capital.

Nous avons parlé de défaite profonde de la classe ouvrière comme étant la condition essentielle de l’instauration du fascisme dans les pays où il est arrivé au pouvoir. Selon une croyance largement entretenue par la bourgeoisie, c’est le fascisme qui aurait été l’instrument de la défaite de la classe ouvrière dans les années 1920-1930. Rien n’est plus faux. Le fascisme n’a fait que parachever une défaite dont le principal instrument avait été la gauche de l’appareil politique de la bourgeoisie. Cette dernière était représentée, au moment de la vague révolutionnaire, par les partis de la social-démocratie qui avaient trahi la classe ouvrière et l’internationalisme prolétarien. Lors de la Première Guerre mondiale, ceux-ci avaient en effet appelé le prolétariat à soutenir l’effort de guerre de la bourgeoise dans différents pays, contre les principes même de l’internationalisme prolétarien.

Et pourquoi se sont-ils retrouvés à jouer ce rôle ? Cela a-t-il été circonstanciel ou bien la réponse à une nécessité ? Face à une classe ouvrière qui n’est pas vaincue et, qui plus est, développe sa lutte révolutionnaire en rendant inopérantes certaines forces répressives, il aurait été suicidaire pour la bourgeoisie d’employer d’abord et avant tout la force brute. Cette dernière ne peut être efficace que si elle est mise au service d’une stratégie capable de mystifier le prolétariat pour le “pousser à la faute”, l’orienter vers des impasses, lui tendre des pièges. Et cette basse besogne ne peut être prise en charge que par des partis politiques qui, bien qu’ayant trahi le prolétariat, conservent encore la confiance de fractions importantes de celui-ci.

Ainsi, en 1919, c’est au très démocrate SPD allemand, dernier pilier politique de la domination capitaliste encore debout au moment de la révolution en Allemagne, qu’échoie la tâche d’être le bourreau de la classe ouvrière révolutionnaire. A cette fin, il s’appuie sur les restes de l’armée demeurés fidèles à l’État et met sur pieds les corps francs, corps répressifs, qui constituèrent les ancêtres des troupes de choc du nazisme.

Une vérification supplémentaire du même phénomène a été donnée par les événements en Espagne dans les années 1930. La classe ouvrière est d’abord affaiblie de façon sanglante par la république et, ensuite, elle est immobilisée et livrée par le Front populaire au massacre des troupes franquistes. C’est alors que s’instaure la dictature fasciste de Franco.

C’est la raison pour laquelle, parmi tous les ennemis de la classe ouvrière, droite démocrate, gauche démocrate, extrême-gauche démocrate ou non, populistes fascisants ou non, les plus dangereux sont ceux qui sont à même de mystifier le prolétariat afin de l’empêcher d’avancer dans la direction de son projet révolutionnaire. Ceux-là, qui sont en premier lieu la gauche et l’extrême-gauche du capital, doivent absolument être démasqués pour ce qu’ils sont.

Quelle est la situation dans la période actuelle ?

La grande différence avec les années 1930, c’est que la classe ouvrière a ouvert avec 1968 en France et internationalement un nouveau cours de la lutte de classe, une nouvelle dynamique de celle-ci pouvant déboucher sur des confrontations majeures entre les classes et sur la révolution. Bien que depuis lors elle ait rencontré des difficultés très importantes, la classe ouvrière n’a pas subi de défaite majeure à même d’ouvrir une période de contre-révolution mondiale similaire à celle des années 1930.

C’est la raison pour laquelle la condition essentielle pour l’instauration du fascisme, à savoir un prolétariat défait à l’échelle mondiale, vaincu idéologiquement et physiquement dans certains pays centraux du capitalisme, n’est pas présente actuellement.

Dans la période actuelle, ce qui est le plus à redouter pour le prolétariat, ce n’est pas un péril direct lié à l’instauration du fascisme, mais bien les mystifications démocratiques et l’action de ces partis anciennement ouvriers et passés à l’ennemi de classe. En effet, leur fonction est de saborder tout effort de la classe ouvrière pour se défendre face au capitalisme et affirmer sa nature révolutionnaire. Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, ces partis sont les premiers à agiter la menace du fascisme afin de rabattre les ouvriers vers la défense de la démocratie et de la gauche.

Dans ces conditions comment expliquer alors la montée actuelle des partis populistes agitant des thèmes propres au fascisme des années 1930 ?

Elle est la conséquence des difficultés de la classe ouvrière à dégager sa perspective propre, celle de la révolution prolétarienne, en tant qu’alternative à la faillite du mode de production capitaliste.

 Ainsi, même si la bourgeoisie n’a pas les mains libres pour déchaîner sa logique propre face à la crise de son système, à savoir la guerre impérialiste généralisée, la société, sous les effets de la crise économique, pourrit sur pieds. Ce processus de décomposition de la société sécrète un ensemble d’idéologies obscurantistes, xénophobes, basées sur la haine de l’autre vu comme un concurrent ou un ennemi, etc. Une partie significative de la population, y compris de la classe ouvrière, se trouve influencée à différents niveaux par cette ambiance.

Face à cela, la solution ne consiste certainement pas dans une mobilisation ou une lutte spécifiques contre le fascisme comme le propose Mélenchon, ni dans la défense de la démocratie, mais dans le développement de la lutte autonome du prolétariat contre le capitalisme et toutes ses composantes.

CCI, 30 juin

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La condition de la femme au XXIe siècle

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“La condition de la femme au xxie siècle” ; pourquoi un tel titre, pourquoi se pencher sur un tel sujet ? N’est-ce pas anachronique ou dépassé ? Après tout, ne sommes-nous pas en 2012 ? Les droits des femmes à l’égalité ne sont-ils pas reconnus en France et dans une foultitude de conventions et de déclarations à travers le monde ?

En réalité, la question de la souffrance des femmes dans une société qui demeure fondamentalement patriarcale reste entière ([1]). Partout dans le monde, la violence conjugale, la mutilation génitale rituelle, le développement d’idéologies complètement anachroniques, comme le fondamentalisme religieux, par exemple, continuent de sévir et de se développer ([2]).

Ce que les socialistes du xixe siècle appelaient “la question de la femme” reste donc posé : comment créer une société où les femmes ne subissent plus cette oppression particulière ? Et quelle doit être l’attitude des communistes révolutionnaires envers “les luttes des femmes” ?

Une première constatation : la société capitaliste a jeté les bases pour le changement le plus radical que la société humaine ait jamais connu. Toutes les sociétés antérieures, sans exception, étaient fondées sur la division sexuelle du travail. Quelle que soit leur nature de classe, et que la situation de la femme y soit plus ou moins favorable, il allait de soi que certaines occupations étaient réservées aux hommes, d’autres aux femmes. Les occupations masculines et féminines pouvaient varier d’une société à une autre mais le fait de la division était universel. Nous ne pouvons entrer ici dans une étude approfondie sur le pourquoi de ce fait, mais très vraisemblablement il est lié aux contraintes de l’enfantement, et remonte à l’aube de l’humanité. Le capitalisme, pour la première fois dans l’histoire, tend à éliminer cette division. Dès ses débuts, le capitalisme rend le travail abstrait. Là où autrefois il y avait le travail concret de l’artisan ou du paysan, encadré par les règles des guildes ou les lois coutumières, maintenant il n’y a que la main d’œuvre comptabilisée au taux horaire ou à la pièce, et peu importe qui exécute le travail. Puisque les femmes sont payées moins cher, on les fait entrer à l’usine souvent pour remplacer les hommes qui y travaillaient autrefois. C’est le cas des tisserandes notamment. Le machinisme aidant, le travail exige de moins en moins de force physique puisque la force humaine est remplacée par celle, décuplée, des machines. De nos jours, le nombre d’emplois qui exigent encore la force physique masculine est limité et on voit de plus en plus de femmes entrer dans des domaines autrefois réservés aux hommes. Les vieux préjugés sur “l’irrationalité” supposée des femmes tombent presque d’eux-mêmes, et on voit de plus en plus de femmes occuper des postes de chercheurs ou dans les professions médicales autrefois réservées aux hommes.

L’entrée massive des femmes dans le monde du travail associé ([3]) a deux conséquences potentiellement révolutionnaires :

La première conséquence, c’est qu’en mettant fin à la division sexuelle du travail, le capitalisme ouvre la voie vers un monde où hommes et femmes ne seront plus cantonnés dans des occupations sexuellement déterminées mais pourront réaliser pleinement leur talents et leurs capacités humaines. Cela ouvre aussi la perspective d’établir les relations entre les sexes sur des bases entièrement nouvelles.

La deuxième conséquence, c’est que les femmes acquièrent une indépendance économique. Une travailleuse salariée n’est plus dépendante de son mari pour vivre, et cela ouvre la possibilité, pour la première fois, aux masses de femmes ouvrières de participer à la vie publique et politique.

Dans le capitalisme, au tournant du xixe et du xxe siècle, la revendication de participer à la vie politique n’était pas limitée aux femmes ouvrières. Les femmes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie revendiquaient elles aussi l’égalité des droits, et le droit de vote en particulier. Pour le mouvement ouvrier, cela posait la question de l’attitude à adopter vis-à-vis des mouvements féministes. Car si le mouvement ouvrier s’opposait à toute oppression de la femme, les mouvements féministes, en posant la question sociale à partir du sexe et non pas des classes, niaient le besoin d’un renversement révolutionnaire de la société, réalisé par une classe sociale composée d’hommes et de femmes : le prolétariat. Mutatis mutandis, la même question se pose aujourd’hui : quelle attitude les révolutionnaires doivent-ils adopter envers le mouvement de libération de la femme ?

Dans un article publié en mai 1912 sur la lutte pour le suffrage féminin, la révolutionnaire Rosa Luxemburg fait une nette distinction entre les femmes de la classe bourgeoise et le prolétariat féminin : “Nombre de ces femmes bourgeoises qui agissent comme des lionnes dans la lutte contre les “prérogatives masculines” marcheraient comme des brebis dociles dans le camp de la réaction conservatrice et cléricale si elles avaient le droit de vote (…) Économiquement et socialement, les femmes des classes exploiteuses ne sont pas un segment indépendant de la population. Leur unique fonction sociale, c’est d’être les instruments de la reproduction naturelle des classes dominantes. A l’opposé, les femmes du prolétariat sont économiquement indépendantes. Elles sont productives pour la société, comme les hommes” ([4]). Luxemburg fait donc une distinction très nette entre la lutte pour le suffrage des femmes prolétaires, et celle des femmes de la bourgeoisie, et elle insiste en plus sur le fait que la lutte pour les droits des femmes est une question pour toute la classe ouvrière : “Le suffrage féminin, c’est le but. Mais le mouvement de masse qui pourra l’obtenir n’est pas que l’affaire des femmes, mais une préoccupation de classe commune des femmes et des hommes du prolétariat.”

Le rejet du féminisme bourgeois est tout aussi clair chez Alexandra Kollontaï, membre du Parti bolchevique, qui publie en 1908 : La base sociale de la question de la femme : “Quoiqu’en disent les féministes, l’instinct de classe se montre toujours plus puissant que les nobles enthousiasmes de la politique “au-dessus des classes”. Tant que les femmes bourgeoises et leurs “petites sœurs” [c’est-à-dire les ouvrières, ndlr] sont égales dans leur inégalité, les premières peuvent en toute sincérité faire de grands efforts pour défendre les intérêts généraux des femmes. Mais une fois la barrière détruite et que les femmes bourgeoises ont eu accès à l’activité politique, les défenseurs récents des “droits pour toutes les femmes” deviennent les défenseurs enthousiastes des privilèges de leur classe (…) Lorsque les féministes parlent aux ouvrières de la nécessité d’une lutte commune pour réaliser un quelconque “principe général des femmes”, les femmes de la classe ouvrière sont naturellement méfiante” ([5]).

Que cette méfiance avancée par Kollontaï et Luxemburg était entièrement justifiée, fut montré dans la pratique lors de la Première Guerre mondiale. Le mouvement des “suffragettes” s’est scindé en deux : d’un côté, les féministes menées par Emmeline Pankhurst et sa fille Christabel ont donné leur soutien sans équivoque à la guerre et au gouvernement ; de l’autre, Sylvia Pankhurst en Grande-Bretagne et sa sœur Adela en Australie se sont séparées du mouvement féministe pour défendre une position internationaliste. Pendant la guerre, Sylvia Pankhurst abandonna petit à petit la référence au féminisme : sa “Women’s Suffrage Federation” devint la “Workers’ Suffrage Federation” en 1916, et son journal le Women’s Dreadnought ([6]) changea de nom pour devenir le Workers’ Dreadnought en 1917.

Luxemburg et Kollontaï admettent que les luttes des féministes et celles des femmes prolétaires peuvent se trouver momentanément sur un terrain commun, mais non pas que les femmes prolétaires doivent se fondre dans la lutte des féministes sur le terrain purement des “droits de femmes”. Il nous semble que les révolutionnaires doivent adopter la même attitude aujourd’hui, dans les conditions de notre époque évidemment.

Nous voulons terminer par une réflexion sur “l’égalité” comme revendication pour les femmes. Parce que le capitalisme traite la force de travail comme une abstraction, financièrement comptable, sa vision de l’égalité est également abstraite, comptable : une “égalité des droits”. Mais puisque les êtres humains sont tous différents, une égalité de droits devient très vite une inégalité dans les faits ([7]), et c’est pourquoi les communistes depuis Marx ne se revendiquent pas d’une “égalité” sociale. Au contraire, le slogan de la société communiste est : “De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins”. Et il y a un besoin, et capacité, que les femmes ont, que les hommes n’auront jamais : celui d’enfanter.

Une femme doit donc avoir la possibilité de mettre au monde son enfant, de le soigner pendant ses premières années, sans que cela ne se trouve en contradiction ni avec son indépendance ni avec sa participation à la vie sociale dans toutes ses dimensions. C’est un besoin, un besoin physique, que la société doit soutenir ; c’est une capacité dont la société a tout intérêt à permettre l’expression puisqu’il s’agit là de son avenir ([8]). Il n’est donc pas difficile de voir qu’une société vraiment humaine, une société communiste, ne cherchera pas à imposer une “égalité” abstraite aux femmes, qui ne serait qu’une inégalité réelle dans les faits. Elle cherchera au contraire à intégrer cette capacité spécifique aux femmes dans l’ensemble de l’activité sociale, en même temps qu’elle complétera un processus que le capitalisme n’a pu qu’entamer, et mettra fin pour la première fois de l’histoire à la division sexuelle du travail.

Jens, juin 2012



[1]) Selon l’enquête nationale sur les violences envers les femmes de 2000, “en 1999, plus d’un million et demi de femmes ont été confrontées à une situation de violence, verbale, physique et/ou sexuelle. Une femme sur 20 environ a subi en 1999 une agression physique, des coups à la tentative de meurtre, [alors que] 1,2 % ont été victimes d’agressions sexuelles, de l’attouchement au viol. Ce chiffre passe à 2,2 % dans la tranche d’âge des 20-24 ans”

(cf. http ://www.sosfemmes.com/violences/violences_chiffres.htm [15])

[2]) Pour ne prendre qu’un exemple, selon un article publié en 2008 par Human Rights Watch, les Etats-Unis ont connu une augmentation dramatique de la violence contre les femmes pendant les deux années précédentes

(cf. http ://www.hrw.org/news/2008/12/18/us-soaring-rates-rape-and-violence-against-women [16])

[3]) Les femmes, évidemment, ont toujours travaillé. Mais dans les sociétés de classes antérieures au capitalisme, leur travail restait majoritairement dans le domaine domestique privé.

[4]) http ://www.marxists.org/francais/luxembur/works/1912/05/suffrage.htm [17]

[5]) Publié dans Alexandra Kollontai : Selected writings, Alison & Busby, 1977, p. 73. Traduit en français par nous.

[6]) Référence aux cuirassées de la marine britannique de l’époque.

[7]) “Le droit par sa nature ne peut consister que dans l’emploi d’une même unité de mesure ; mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s’ils n’étaient pas inégaux) ne sont mesurables d’après une unité commune qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on ne les saisit que sous un aspect déterminé ; par exemple, dans le cas présent, qu’on ne les considère que comme travailleurs et rien de plus, et que l’on fait abstraction de tout le reste” (Marx, Critique du Programme de Gotha).

[8]) Nous parlons ici de façon générale. Il est évident que toutes les femmes ne ressentent pas forcément ce besoin.

 

 

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