Nous publions ci-dessous la traduction de la prise de position de World Revolution, organe de presse du CCI en Grande-Bretagne, sur les émeutes qui ont fait rage cet été outre-manche. Ce texte a été publié immédiatement sur notre site en anglais alors que les rues n’avaient toujours pas retrouvé leur calme.
Suite aux émeutes qui ont éclaté à travers le pays, les porte-paroles de la classe dominante – le gouvernement, les politiciens, les médias, etc. – nous demandent de participer à la défense d’une campagne ayant pour but de soutenir leur “programme” : accroissement de l’austérité et répression accrue contre quiconque s’y opposerait.
Une austérité accrue parce qu’ils n’ont aucune solution à apporter pour remédier à la crise économique de leur système en phase terminale. La seule chose qu’ils puissent faire, c’est de supprimer des emplois, de baisser les salaires, de sabrer les aides sociales, d’amputer les dépenses sur les retraites, dans la santé, l’éducation. Tout cela ne peut signifier qu’une aggravation considérable des conditions sociales mêmes qui ont précisément poussé à ces émeutes, conditions entraînant la conviction chez une partie importante de toute une génération qu’ils n’ont plus d’avenir devant eux. C’est pourquoi toute discussion sérieuse sur les causes économiques et sociales des émeutes a été dénoncée comme voulant trouver “une excuse” aux émeutiers. On nous a raconté que c’étaient des criminels et qu’ils seraient traités comme tels. Point final. Ce qui est très pratique parce que l’Etat n’a aucune intention de donner de l’argent pour les centres urbains, comme il l’avait fait après les émeutes des années 1980.
Une répression accentuée parce que c’est la seule chose que la classe dominante puisse nous offrir. Elle tire au maximum avantage de l’inquiétude des populations concernant les destructions causées par les émeutes pour accroître les dépenses de la police, pour l’équiper de balles en caoutchouc, de canons à eau et même pour mettre en avant l’idée d’imposer des couvre-feux et l’armée dans la rue. Ces armes, en même temps que la surveillance accrue des réseaux sociaux sur Internet et la “justice” expéditive qui s’est abattue sur ceux qui ont été arrêtés après les émeutes, ne seront pas seulement utilisées contre les pillages et les saccages. Nos dirigeants savent très bien que la crise ne peut que déboucher sur un torrent de révoltes sociales et de luttes ouvrières qui s’est déjà répandu de l’Afrique du Nord à l’Espagne et de la Grèce jusqu’en Israël. Ils sont parfaitement conscients qu’ils seront confrontés à l’avenir à des mouvements massifs et que toutes leurs prétentions démocratiques servent uniquement à justifier le recours à la violence contre ces mouvements, de la même manière que l’ont fait les régimes ouvertement dictatoriaux, comme en Egypte, au Bahreïn ou en Syrie. Ils l’ont déjà démontré lors de la lutte des étudiants en Grande-Bretagne l’an dernier.
La campagne sur les émeutes est basée sur la proclamation de nos dirigeants qu’ils défendent ainsi la moralité de la société. Cela vaut la peine de considérer le contenu de ces déclarations.
Les porte-parole de l’Etat condamnent la violence des émeutes. Mais c’est l’Etat lui-même qui exerce aujourd’hui la violence, à une bien plus large échelle, contre les populations en Afghanistan et en Libye. Une violence qui chaque jour est présentée comme héroïque et altruiste alors qu’elle sert uniquement les intérêts de nos dirigeants.
Le gouvernement et les médias condamnent les hors-la-loi et la criminalité. Mais c’est la brutalité de leurs propres forces de répression au nom du maintien de la loi et de l’ordre, la police, qui, dès le début, a mis le feu aux poudres, avec l’assassinat de Mark Duggan et le comportement méprisant envers sa famille et ses amis qui manifestaient autour du poste de police de Tottenham afin de savoir ce qui s’était réellement passé. Et cela fait suite à toute une longue série de gens morts dans des commissariats situés dans des quartiers similaires à celui de Tottenham ou subissant quotidiennement le harcèlement policier dans les rues.
Le gouvernement et les médias condamnent l’avidité et l’égoïsme des émeutiers. Mais ce sont eux les gardiens et les propagandistes d’une société qui fonctionne sur la base de l’avidité organisée, de l’accumulation de richesses entre les mains d’une petite minorité. Alors que nous sommes sans cesse encouragés à consommer davantage pour réaliser leurs profits, à identifier notre valeur sociale à la quantité de biens que l’on peut s’acheter. Puisque non seulement ce système repose sur l’inégalité, et que celle-ci devient de pire en pire, il n’est pas surprenant que ceux qui sont au bas de l’échelle sociale, qui ne peuvent pas s’offrir les “belles choses” dont on leur vante le besoin, pensent que la réponse à leur problème est de piquer tout ce qu’ils peuvent, quand ils le peuvent.
Les dirigeants condamnent ce pillage “à la petite semaine” alors qu’eux mêmes participent à une vaste opération de pillage à l’échelle planétaire : les compagnies pétrolières ou forestières qui détruisent la nature pour leur profit, les spéculateurs qui s’engraissent en faisant grimper le cours des produits alimentaires, les trafiquants d’armes qui vivent de la mort et des destructions, les respectables institutions financières qui blanchissent des milliards du trafic de drogue. Une contrepartie essentielle de ce pillage est qu’une partie croissante de la classe exploitée est jetée dans la pauvreté, dans le désespoir et la délinquance. La différence, c’est que les petits délinquants sont habituellement punis alors que les grands criminels ne le sont pas.
En résumé : la moralité de la classe dominante ? Elle n’existe pas.
La question réelle à laquelle est confrontée l’immense majorité qui ne profite pas de cette gigantesque entreprise criminelle appelée capitalisme, est celle-ci : comment pouvons-nous nous défendre réellement alors que ce système, maintenant en train de crouler sous les dettes, est contraint de tout nous prendre ?
Est-ce que les émeutes que nous avons vues début août 2011 en Grande-Bretagne nous donnent une méthode pour lutter, pour prendre le contrôle de ces luttes, pour unir nos forces, pour créer un futur différent pour nous-mêmes ?
Beaucoup de ceux qui ont pris part aux émeutes ont clairement exprimé leur colère contre la police et contre les possesseurs de richesses qui sont ressentis comme la cause essentielle de leur misère. Mais, presque immédiatement, les émeutiers ont sécrété les aspects les plus négatifs, les comportements les plus troubles, alimentés par des décennies de désintégration sociale dans les quartiers urbains les plus pauvres, par des mœurs propres aux gangs, allant puiser dans la philosophie dominante du “chacun pour soi” et du “sois riche ou crève en essayant de le devenir !” C’est ainsi qu’au début une manifestation contre la répression policière a dégénéré dans un chaos franchement anti-social et dans des actions anti-prolétariennes : intimidation et agression vis-à-vis d’individus, mise à sac de boutiques dans le voisinage, attaques contre les ambulanciers et les pompiers, incendies d’immeubles sans discrimination, alors que souvent les occupants se trouvaient encore à l’intérieur.
De telles actions n’offrent absolument aucune perspective permettant de se dresser contre ce système de rapine dans lequel nous vivons. Au contraire, elles servent uniquement à élargir les divisions parmi ceux qui souffrent de ce système. Face aux attaques contre les boutiques et les immeubles, des habitants se sont armés eux-mêmes de battes de base-ball et ont formé des “unités d’auto-défense”. D’autres se sont portés volontaires pour des opérations de nettoyage au lendemain des émeutes. Beaucoup se sont plaints du manque de présence policière et ont demandé des mesures plus fortes.
Qui profitera le plus de ces divisions ? La classe dominante et son Etat. Comme nous l’avons dit, ceux qui sont au pouvoir se revendiqueront dorénavant d’un mandat populaire pour renforcer l’appareil répressif policier et militaire, pour criminaliser toute forme de manifestations et de désaccords politiques. Déjà les émeutes ont été imputées à “des anarchistes” et, il y a une semaine ou deux, la police londonienne (le MET) a fait l’erreur de publier des enquêtes sur des personnes militant pour une société sans Etat.
Les émeutes sont le reflet de l’impasse atteint par le système capitaliste. Elles ne sont pas une forme de la lutte de la classe ouvrière ; elles sont plutôt une expression de rage et de désespoir dans une situation où la classe ouvrière est absente en tant que classe. Les pillages ne sont pas un pas vers une forme de lutte supérieure, mais un obstacle sur ce chemin. D’où la frustration justifiée d’une femme du quartier londonien d’Hackney qui a été regardée par des milliers de gens sur Youtube (1), dénonçant les pillages parce que cela empêchait les gens de se regrouper et de réfléchir ensemble sur comment mener la lutte. “Vous me faites chier... nous ne sommes pas rassemblés pour nous battre autour de la défense d’une cause. Nous sommes en train de piller Footlocker...” (NDT : un magasin de chaussures à Londres).
Se rassembler et lutter pour une cause : ce sont là les méthodes de la classe ouvrière ; c’est la morale de la lutte de classe prolétarienne mais ces méthodes courent le danger d’être happées par l’atomisation et le nihilisme au point que des pans entiers de la classe ouvrière oublient qui ils sont.
Mais il existe une alternative. On peut la percevoir dans les mouvements massifs qui se déroulent en Tunisie, en Egypte, en Espagne, en Grèce ou en Israël avec la re-émergence d’une identité de classe, avec la résurgence de la lutte de classe. Ces mouvements, avec toutes leurs faiblesses, nous donnent un aperçu sur une manière toute différente de mener le combat prolétarien : à travers des assemblées de rues où chacun peut prendre la parole ; à travers un intense débat politique où chaque décision peut être discutée ; à travers une défense organisée contre les attaques de la police et des voyous ; à travers les manifestations et les grèves des travailleurs ; à travers la montée de la question de la révolution, de l’interrogation sur une forme de société totalement différente, non pas basée sur la vision que l’homme est un loup pour l’homme mais sur la solidarité entre les êtres humains, basée non sur une production en vue de la vente de marchandises et du profit mais sur une production qui corresponde à nos réels besoins.
A court terme, à cause des divisions créées par les émeutes, parce que l’Etat a réussi son coup en matraquant le message selon lequel toute lutte contre le système actuel est vouée à finir dans des destructions gratuites, il est probable que le développement d’un réel mouvement de classe au Royaume-Uni se confrontera à des difficultés encore plus grandes qu’auparavant. Mais à l’échelle mondiale, la perspective reste la même : l’enfoncement dans la crise de cette société vraiment malade, la résistance de plus en plus consciente et organisée des exploités. La classe dominante en Grande-Bretagne ne pourra être épargnée ni par l’un ni par l’autre.
CCI (14 août)
Les mois de juillet et d’août de cette année auront été marqués par des événements apparemment stupéfiants. On assiste à un affolement généralisé des gouvernements, des dirigeants, des banques centrales et autres institutions financières internationales. Les maîtres de ce monde semblent avoir totalement perdu la boussole. Chaque jour se tiennent de nouvelles réunions de chefs d’Etat, des G8, G20, de la BCE, de la FED, etc Au même rythme ahurissant, dans une totale improvisation, sont prononcées des déclarations paraissant dérisoires au regard des problèmes rencontrés, et des décisions sont annoncées sans que, pour autant, la crise économique mondiale ne cesse de poursuive son cours catastrophique. La faillite généralisée avance. La dépression plonge dans le gouffre de manière irréversible. En quelques semaines, le plan de sauvetage de l’économie de la Grèce est dépassé et la crise de la dette gagne spectaculairement des pays aussi importants que l’Italie et l’Espagne.
La première puissance économique mondiale elle-même, les Etats-Unis, a connu une crise politique majeure devant la nécessité absolue pour elle de relever le plafond de sa dette de 14 500 à 16 600 milliards de dollars. Les difficultés de cet État ont conduit à la dégradation de la note évaluant sa capacité à honorer sa dette. Ce qui est une première dans son histoire. Et les conducteurs perdent le contrôle de leur machine qui s’emballe toujours plus dangereusement. Mais où va donc l’économie mondiale ? Pourquoi celle-ci semble-t-elle tomber dans un précipice sans fond ? Où l’économie mondiale en faillite entraîne-t-elle l’humanité ? Autant de questions auxquelles il est nécessaire de répondre.
Il faut se souvenir. À la fin de l’année 2007 et au début de l’année 2008, la faillite de la banque américaine Lehman Brothers et la crise des subprimes avaient amené l’économie au bord du gouffre. Tout le système financier, tel un château de cartes, risquait alors de s’effondrer. Les Etats ont dû reprendre à leur compte une partie de la dette bancaire, d’un montant souvent astronomique, qui a eu pour effet de les engager, à leur tour, sur le chemin de la faillite Dans ce contexte, les banques centrales elles-mêmes n’allaient pas tarder à se retrouver dans une situation périlleuse. Et, pendant tout ce temps, la bourgeoisie s’est cyniquement moquée du monde. Nous avons eu droit à des discours plus mensongers les uns que les autres. Certes, les bourgeois sont en partie dupes de leur propres discours, les exploiteurs ne pouvant jamais faire preuve de lucidité totale face à l’effondrement de leur propre système. Toutefois, ils doivent aussi mentir, tricher pour cacher les faits afin de maintenir les exploités sous leur joug.
Ils ont commencé par dire que tout cela n’était pas grave, qu’ils gardaient un contrôle total sur la situation. Il était déjà difficile de faire plus ridicule. Pourtant, dans ce domaine, le meilleur était à venir. Au début de l’année 2008, après la chute des bourses de près de 20 % et le recul de la croissance mondiale, on nous promettait, sans rire, une sortie rapide de la crise. Celle-ci était présentée comme passagère et ponctuelle ; mais les faits sont plus têtus que les discours. La situation, se moquant résolument de tous ces bonimenteurs, continuait de s’aggraver. Ces messieurs sont alors passés à des arguments bassement nationalistes, aussi faux et perfides qu’ignobles. La population américaine fut accusée d’avoir dépensé à crédit sans réfléchir, achetant des maisons sans avoir les moyens de rembourser les emprunts contractés à cet effet ; il s’agit ici des célèbres subprimes. Bien sûr, cette explication ne pouvait que révéler sa vacuité lorsqu’il est devenu évident que l’Etat grec ne pourrait pas éviter la faillite. L’ignominie est alors montée d’un cran : les exploités de ces pays ont tout simplement été traités de fainéants et de profiteurs. La crise en Grèce était alors présentée comme une spécificité de ce pays, comme avant elle il avait existé une spécificité islandaise et, quelques mois plus tard, il existera une spécificité irlandaise. Sur les écrans de télé, à la radio, tous les dirigeants y allaient de leurs petites phrases assassines. Selon eux, les gens dépensaient trop ; à les entendre, les exploités de ces pays vivaient au-dessus de leurs moyens ou comme des pachas ! Mais devant la colère légitime qui se développait au sein de ces pays, les discours mensongers ont encore une fois évolué. En Italie, l’inénarrable Berlusconi, président du Conseil, est désigné comme le seul responsable d’une politique économique totalement... irresponsable. Mais il était difficile de faire de même avec le très sérieux président du gouvernement espagnol Zapatero.
La bourgeoisie reprend à présent le thème utilisé au début de la crise des subprimes, en rendant le monde de la finance, fait de requins avides de gains toujours croissants, en grande partie responsable de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Aux Etats-Unis, en décembre 2008, B. Madoff, ancien dirigeant du Nasdaq et l’un des conseillers en investissements les plus connus et respectés à New York, était devenu, du jour au lendemain, le pire escroc de la planète. De même, les agences de notation ne cessent de servir de boucs-émissaires. Fin 2007, on les taxait d’incompétence pour avoir négligé le poids les dettes souveraines des Etats dans leurs évaluations. Aujourd’hui, elles sont accusées au contraire de trop pointer du doigt ces mêmes dettes souveraines de la zone euro (pour Moody’s) et des Etats-Unis (pour Standard & Poor’s). La crise devenant visiblement et explicitement mondiale, il fallait trouver un mensonge plus crédible, plus proche de la réalité. C’est ainsi que, depuis un certain nombre de mois, circule une rumeur de plus en plus tenace selon laquelle la crise serait due à un endettement généralisé, insupportable, organisé par la finance dans l’intérêt des grands spéculateurs. Avec l’été 2011, et la nouvelle explosion de la crise financière, ces discours ont envahi nos écrans.
Ainsi, pour les partis de gauche, les gauchistes et un grand nombre d’économistes, ce serait la finance, et non le capitalisme en tant que tel, qui serait responsable de l’aggravation actuelle de la crise. Certes, l’économie croule sous des dettes qu’elle ne peut plus ni rembourser, ni supporter. Celles-ci mettent à mal la valeur des monnaies, poussent à la hausse le prix des marchandises et sont à l’origine d’un processus de faillite des particuliers, des banques, des assurances et des Etats, posant en perspective la paralysie des banques centrales. Mais cet endettement n’a pas pour origine fondamentale l’avidité insatiable des financiers et autres spéculateurs, et encore moins la consommation des exploités. Au contraire, cet endettement généralisé était nécessaire, vital même à la survie du système depuis plus d’un demi-siècle pour lui permettre de créer des débouchés à ses marchandises produites de façon croissante et qui, sans cela, n’auraient pas trouvé d’acquéreur solvable. Le développement progressif de la spéculation financière n’est donc pas la cause de la crise, mais la conséquence des moyens que les Etats ont pris pour tenter de faire face à la surproduction depuis cinquante ans. En fait, c’est l’accroissement de cet endettement qui a permis au capitalisme, pendant toute cette période, de soutenir sa croissance. Le développement monstrueux de la finance spéculative, devenant progressivement un véritable cancer pour le capitalisme, n’est en réalité que le produit de la difficulté croissante pour ce système d’investir et de vendre avec profit. L’épuisement historique de cette capacité, à la fin 2007/début 2008, a ouvert en grand les portes de la dépression (1).
Les événements qui se déroulent en ce mois d’août en sont la claire manifestation. Le président de la Banque centrale européenne, J.-C. Trichet, vient de déclarer que “la crise actuelle était aussi grave que celle de 1930”. Pour preuve, depuis l’ouverture de la phase actuelle de la crise à la fin de l’année 2007, la survie de l’économie mondiale tient en peu de mots : création monétaire accélérée et titanesque par les banques centrales et en tout premier lieu par celle des Etats-Unis. Ce qui a été appelé les “Quantitative Easing” nos 1 et 2 (2) ne sont que les parties visibles de l’iceberg d’une création monétaire massive. En réalité, la FED a littéralement inondé l’économie, les banques et l’Etat américain de nouveaux dollars et, par ricochet, l’ensemble de l’économie mondiale. Le résultat en a été la survie du système bancaire et une croissance mondiale ainsi maintenue sous perfusion permettant de contenir momentanément la dépression initiée il y a quatre ans. Cette dernière fait son grand retour sur la scène mondiale en cet été 2011. Une des choses qui effraie le plus la bourgeoisie, c’est le ralentissement brutal actuel de l’activité. La croissance de la fin de l’année 2009 et de l’année 2010 s’effondre.
Aux Etats-Unis le PIB est remonté, au troisième trimestre 2010 de 3,5 % depuis son point le plus bas de la mi-2009. Il restait toutefois inférieur de 0,8 % par rapport à son niveau d’avant fin 2007. Alors qu’il avait été prévu un taux de croissance annualisé de 1,5 % au premier trimestre 2011, le chiffre réel s’établit en réalité à 0,4 %. Pour le second semestre la croissance y était prévue de 1,3 % et sera en réalité toute proche de 0. C’est la même tendance qui se fait jour en Grande-Bretagne et dans la zone euro. L’économie mondiale s’oriente vers des taux de croissance en réduction, et même dans certains pays majeurs, comme les Etats-Unis, vers ce que la bourgeoisie appelle des taux de croissance négatifs. Et dans le même temps, dans ce contexte récessionniste, l’inflation ne cesse d’augmenter. Elle est officiellement de 2,9 % aux Etats-Unis mais de 10 % selon le mode de calcul de l’ancien directeur de la FED Paul Volcker. Pour la Chine, qui donne le ton de tous les pays émergents, elle s’élève annuellement à plus de 9 %.
En ce mois d’août 2011, la panique générale sur les marchés financiers traduit, entre autres choses, la prise de conscience que l’argent injecté depuis la fin 2007 n’aura pas permis de relancer l’économie et de sortir de la dépression. Par contre il aura, en quatre ans, exacerbé le volume de la dette mondiale au point que l’effondrement du système financier est de nouveau d’actualité, mais dans une situation économique bien plus dégradée qu’à la fin 2007. Actuellement, la situation économique est telle que l’injection de nouvelles liquidités est chaque jour nécessaire et vitale pour permettre, par exemple, à la Banque centrale européenne (BCE) d’acheter quotidiennement de la dette italienne et espagnole pour une somme d’environ 2 milliards d’euros, sous peine de voir ces pays s’effondrer. Mais il faudrait beaucoup plus pour éponger des dettes qui, pour l’Espagne et l’Italie (et ils ne sont pas les seuls), se chiffrent en centaines de milliards d’euros. L’éventualité d’une dégradation de la note de la France, actuellement “AAA”, serait vraisemblablement fatale à la Zone Euro. En effet, seuls les pays bénéficiant d’une telle note peuvent financer le fonds de soutien européen. Si la France ne le peut plus, c’est toute cette zone qui s’effondre. C’est dire que la panique de la première quinzaine du mois d’août n’est pas encore pas finie ! Nous sommes en train d’assister à la prise de conscience brutale par la bourgeoisie et ses dirigeants que le soutien nécessaire et continu à la croissance de l’activité économique – même modérée – devient impossible. Voilà les raisons profondes du déchirement de la bourgeoisie américaine sur la question du relèvement du plafond de sa dette. Il en va de même des soi-disant accords – proclamés en fanfare – des dirigeants de la zone euro sur le sauvetage de la Grèce, plans remis en cause quelques jours plus tard par certains gouvernements européens. L’incapacité des dirigeants de la zone euro à se mettre d’accord sur une politique ordonnée et consensuelle de soutien aux pays européens qui sont en situation de ne plus pouvoir faire face au remboursement de leurs dettes, ne relève pas que des antagonismes entre les intérêts mesquins des dirigeants de chaque capital national. Elle traduit une réalité bien plus profonde encore et plus dramatique pour le capitalisme. La bourgeoisie est tout simplement en train de prendre conscience qu’un nouveau soutien massif de l’économie, comme celui qui a été pratiqué entre 2008 et 2010, est particulièrement périlleux. Car il risque de provoquer tant l’effondrement de la valeur des Bons du Trésor des différents pays que celle de la monnaie de ces mêmes pays, y compris de l’euro ; effondrement qu’annonce, ces derniers mois, le développement de l’inflation.
La dépression est là et la bourgeoisie ne peut plus empêcher son développement. Voilà ce que cet été 2011 nous apporte. L’orage a éclaté. La première puissance mondiale autour de laquelle s’organise toute l’économie de la planète depuis 1945 est sur le chemin du défaut de paiement. Impossible à imaginer il y a encore quelques temps, cette réalité historique marque au fer rouge le processus de faillite de toute l’économie mondiale. Comme les Etats-Unis viennent de le démontrer publiquement, le rôle de locomotive économique qu’ils ont tenu depuis plus de soixante ans est maintenant révolu. Ils ne peuvent plus continuer comme avant, quel que soit le montant du rachat d’une partie de leur dette par des pays tels que la Chine ou l’Arabie Saoudite. Leur propre financement est devenu un problème majeur et, par conséquent, ils sont dorénavant dans l’incapacité de financer la demande mondiale. Qui va prendre la relève ? La réponse est simple : personne ! La zone euro ne peut qu’aller de crise en crise tant au niveau de la dette publique que privée, s’acheminant à terme vers l’éclatement de cette zone sous sa configuration actuelle. Les fameux “pays émergents”, dont la Chine, sont, quant à eux, complètement dépendants des marchés américains, européens et japonais. Malgré leurs coûts de production très bas, ces dernières années montrent qu’il s’agit d’économies qui se développent à travers ce que les médias dénomment une “économie de bulle”, c’est-à-dire un investissement colossal qui ne pourra jamais être rentabilisé. C’est le même phénomène que nous avons bien connu avec ce que les spécialistes et les médias ont appelé “la crise de l’immobilier” aux Etats-Unis et “la nouvelle économie” quelques années auparavant. Dans les deux cas, nous avons assisté à un effondrement. La Chine a beau augmenter le coût de son crédit, rien n’y fait. Des krachs guettent l’Empire du Milieu à l’image de ce qui se passe en Occident. La Chine, l’Inde, le Brésil, loin d’être les futurs pôles de croissance de l’économie, ne peuvent que prendre leur place dans le processus de dépression mondiale. L’ensemble de ces craquements majeurs dans l’économie vont constituer un facteur très puissant de déstabilisation et de désorganisation de celle-ci. La dynamique économique actuelle aux Etats-Unis et dans la zone euro propulse le monde vers des dépressions et des faillites se nourrissant les unes les autres, de manière de plus en plus rapide et profonde. Le répit relatif que nous avons connu depuis la mi-2009 s’effiloche à vitesse grand V.
Ce processus de faillite du capitalisme dans lequel l’économie mondiale est maintenant entrée pose aux exploités du monde entier des exigences qui vont bien au-delà de la nécessité de refuser de payer au quotidien les effets de cette crise majeure du système. Avec cette dernière, il ne s’agit plus seulement de licenciements massifs ou de diminution de nos salaires réels mais de la marche vers une généralisation de la misère, une incapacité croissante pour tous les prolétaires de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires. Cette perspective dramatique nous oblige à comprendre que ce n’est pas une forme particulière du capitalisme qui s’effondre, tel le capital financier par exemple, mais le capitalisme en tant que tel. C’est toute la société capitaliste qui est entraînée dans le gouffre et nous avec si nous nous laissons faire. Il n’y a aucune autre alternative que son renversement complet, que le développement de la lutte massive contre ce système pourrissant et sans aucun avenir. À la faillite du capitalisme, nous devons opposer l’alternative d’une société nouvelle dans laquelle les hommes ne produisent pas pour le profit de quelques-uns mais pour satisfaire les besoins humains, une société véritablement humaine, collective et solidaire. L’établissement d’une telle société est à la fois indispensable et possible.
TX (14 août)
1) On qualifie de dépression une longue période de chute de l’activité économique comme cela a été le cas dans les années 1930. Les medias nous parlent aujourd’hui d’un risque d’une nouvelle “récession”. Si nous pouvons qualifier la période dans laquelle nous sommes de dépression, c’est parce que la période de stagnation et de chute de la production dans laquelle nous nous trouvons n’a rien à voir, comme la suite de l’article le montre, avec la durée limitée de la période qui définit, d’après la classe dominante, une récession.
2) Les banques centrales créent toujours de la monnaie pour permettre à la masse de marchandises créées par le capital national de circuler ; l’augmentation de cette création de monnaie dépend donc en temps normal de la croissance de la production. En fait, depuis le début de l’aggravation de la crise en 2007, les banques centrales ont créé beaucoup plus de monnaie que ce qui était nécessaire à la circulation des marchandises (qui elle, de manière globale, a diminué pour les pays développés) car il a été très rapidement nécessaire pour elles d’acheter aux banques et aux Etats des créances qui ne pourraient pas être remboursées à leur valeur par les débiteurs. Malgré cette augmentation, parce qu’il était devenu évident que ni les banques américaines, ni l’Etat américain n’étaient capables de rembourser un grand nombre de dettes, il est apparu nécessaire à la Réserve Fédérale de définir elle-même qu’elle devait émettre plus de monnaie que ce que son statut et ses livres de comptes étaient censés lui permettre en vue de racheter ces créances “pourries”. C’est ainsi qu’à la fin 2009, elle a décidé qu’elle émettrait une somme supplémentaire de 1700 milliards de dollars (ce fut le Quantitive Easing – QE no 1) et qu’en novembre 2010, elle a décidé d’émettre, dans le même but, une nouvelle quantité d’argent (appelée QE no 2 et représentant un montant de 600 milliards de dollars).
En France, comme partout dans le monde, la crise économique est de plus en plus synonyme de pauvreté. Ainsi, fin août, un nouveau plan de 12 milliards d’Euros d’économies a été annoncé. Le Premier ministre, François Fillon s’est fendu d’un long discours pour enrober cette énième aggravation de l’austérité et faire croire à une répartition juste et équitable de “l’effort national”. Il n’en est rien, bien entendu. La hausse sur le prix du tabac, des alcools, des sodas et surtout de la taxation des mutuelles de santé vont inévitablement se répercuter lourdement sur les revenus les plus modestes. Ce qui a été présenté comme la mesure-phare de ce plan, la taxation exceptionnelle pour 2 ans de 3 % supplémentaires sur les plus hauts revenus, n’est que de la poudre aux yeux. Non seulement elle ne va représenter qu’une part ridicule (220 millions) des économies escomptées mais le battage publicitaire dont elle a bénéficié risque même d’être contre-productif tant cela frôle le ridicule. Qui peut croire à la sincérité de la déclaration, publiée dans le Nouvel Obs’, des 16 d’entre les plus grandes fortunes du pays (dont l’inénarrable Liliane Bettencourt) réclamant en chœur “d’être taxés plus” (à l’instar du milliardaire américain Warren Buffett). La ficelle est trop grosse : un article de Marianne daté du 20 août intitulé “Y a un truc”, lève d’ailleurs le lièvre, non sans humour : “Certains membres de la nomenklatura du business ont dû profiter de leurs vacances pour revoir le Guépard de Luchino Visconti et réfléchir à la fameuse phrase du comte de Lampedusa, proposant de tout changer pour que rien ne change.” L’article rapporte que le principal promoteur de cette campagne pour la “taxation exceptionnelle des nantis”, “Maurice Lévy, président de Publicis et patron de l’Association française des entreprises privées (le gratin du gratin) sait qu’il est des moments où il faut soulever le couvercle de la bouilloire pour éviter qu’elle n’explose (...) Il essaie de sauver ce qui peut l’être pour éviter le pire.” Et le pire, ce n’est pas pour la droite de perdre les élections prochaines, comme tous les médias et les politicards nous le laissent entendre, mais c’est le risque d’explosions sociales incontrôlées. La classe dominante est parfaitement consciente que le risque en France est particulièrement élevé. Comme le rapporte toujours l’article de Marianne : “Un autre parrain du capitalisme, Claude Bébéar, ex-PDG d’Axa, président de l’Institut Montaigne avait déjà tiré la sonnette d’alarme. Dans un texte publié par le Figaro (...), il lançait : “Nous pouvons craindre bien plus qu’un énième krach : un rejet radical et violent du capitalisme””. On ne saurait être plus clair. D’ailleurs, c’est cette crainte qui explique aussi le caractère timoré des nouvelles mesures proposées par le gouvernement, bien en deçà des autres plans d’austérité en Europe face au coup d’accélérateur de la crise et à l’explosion de l’endettement : 93 milliards d’euros en Italie annoncés en deux temps, près de 100 milliards en Grande-Bretagne, 78 milliards en Grèce, 55 milliards en Espagne (malgré la pression sociale du mouvement des Indignés) ou encore en Allemagne où les économies à réaliser seront de 80 milliards en 3 ans. C’est pourquoi, dans sa présentation du plan français, Fillon l’a justifié en invoquant des “obligations économiques et sociales”. C’est que la bourgeoisie nationale redoute des réactions sociales très fortes dans un pays où non seulement existe une longue tradition de luttes (de la Commune de Paris à Mai 68) mais aussi où s’est affirmé ces dernières années une claire volonté de lutter massivement et de dépasser le carcan corporatiste et sectoriel comme l’ont prouvé la tenue de très nombreuses assemblées générales lors mouvement des étudiants contre le CPE en 2006 et l’apparition de comités interprofessionnels, autonomes et non syndicaux lors de la lutte contre la réforme des retraites en 2010. D’ailleurs, les déclarations de B. Thibault, Secrétaire général de la CGT dans Libération du 29 août dernier (à la veille d’être reçu par Fillon lui-même) sont édifiantes. Il appelle les autres syndicats à se mobiliser contre l’austérité le 11 octobre alors que cette énième journée d’action apparaît déjà pour beaucoup comme une simple parade stérile, une gesticulation d’ailleurs d’ores et déjà promise au spectacle lassant de la division syndicale (FO a fait savoir qu’elle était contre une mobilisation de rue, la CFDT s’est déclarée “pas très chaude”). En réalité, si certains syndicats prennent ainsi les devants pour jeter de l’eau sur le feu, tout en se partageant les rôles, il s’agit d’une manœuvre délibérée destinée à prendre les devants pour freiner toute possibilité d’élan de mobilisation massive, spontanée, et donc hors du contrôle syndical.
De fait, les travailleurs comme ceux réduits au chômage seront d’emblée confrontés à une rentrée plus dure que jamais avec :
– un chômage et une précarité qui se sont aggravés durant l’été (notamment avec l’amplification du phénomène de chômage de longue durée) ;
– l’enfoncement d’une part croissante de prolétaires dans la grande misère (1). L’été a une nouvelle fois fait plus de morts dans la rue que l’hiver alors que les centres d’hébergement du Samu social sont complètement débordés, au point que son président, l’ancien ministre Emmanuelli, a démissionné de son poste, écœuré par l’étranglement croissant des moyens budgétaires réservé aux sans-abri ;
– la suppression de 16 000 postes supplémentaires à la rentrée 2011 dans l’Education nationale (dont 9000 dans le primaire et 4800 dans le secondaire – alors qu’il y a 80 000 élèves de plus que l’an dernier dans les lycées et collèges). Les syndicats enseignants se sont d’ailleurs empressés d’organiser une journée de mobilisation spécifique dans ce secteur dès le 27 septembre ;
– de même sont particulièrement touchés le milieu hospitalier où les fermetures d’hôpitaux et de lits se multiplient, comme l’ensemble de la fonction publique, avec le non-remplacement systématique de plus d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite ;
– un nouveau coup sur les retraites a été porté en catimini début juillet par le Conseil d’orientation des retraites avec l’aval du gouvernement qui légalisera une nouvelle mesure par décret d’ici la fin de l’année : le prolongement de la durée des cotisations à 166 trimestres (41 ans et demi pour tous les salariés nés après 1954 afin de pouvoir toucher une retraite à taux plein alors que la réforme de 2010 a entériné le recul de l’âge de la retraite à 62 ans). Ce qui était naguère présenté comme une mesure alternative au recul de l’âge légal fait désormais office de “double peine” : il s’agira désormais de travailler plus longtemps pour toucher moins de pension… Aujourd’hui, cela nous est présenté comme une “mesure d’ajustement technique” de la réforme alors que l’an dernier, promis, juré, on nous avait dit que la réforme dispenserait de toute autre retouche… d’ici 2020 !
Bref, nos conditions de vie sont en train de se dégrader brutalement. Et il ne faut pas avoir d’illusion, les présidentielles de 2012, quel qu’en soit le résultat, n’y changeront rien. Pendant les huit mois à venir, la bourgeoisie va tenter de nous abrutir sans discontinuer avec ses boniments électoraux. “Votez ! Votez ! Votez !”, tel va être le message que ses médias vont tenter de nous enfoncer de force dans le crâne. Mais il suffit de regarder en Espagne ou en Grèce pour constater que les Partis socialistes au pouvoir réservent le même triste sort aux populations. Que ce soit la gauche ou la droite qui gouverne, les mêmes attaques pleuvent sur nos têtes, la même crise économique fait ses ravages. Le seule voie dans laquelle nous devons résolument nous engager, c’est de nous préparer à nous mobiliser massivement sans attendre pour défendre pied à pied nos conditions de vie en développant, en élargissant, en unifiant et en organisant nous-mêmes nos combats contre le système capitaliste et son exploitation.
W (2 septembre)
1) Un rapport de l’INSEE vient d’établir officiellement que 8,2 millions de personnes vivaient sous le seuil de pauvreté en France en 2009, soit 13,5 % de la population (contre 7,8 millions l’année précédente), confirmant les effets ravageurs de la crise de 2008 sur les plus déshérités. Le Secours populaire prévoit que ces chiffres, sous-évalués, vont augmenter vertigineusement pour les années suivantes.
Le mouvement des Indignés en Espagne est riche en enseignements. Il révèle la montée progressive de la combativité des exploités face à l’incessante dégradation de leurs conditions de vie et l’avancée de la réflexion sur “Comment lutter ? Comment faire face collectivement à la crise économique et aux attaques du Capital ?”. Il a d’ailleurs fait des émules dans toute l’Europe, notamment en Grèce, mais aussi plus largement encore dans le reste du monde, jusqu’en Israël et au Chili.
Et les derniers événements de la fin juillet sont venus confirmer cette profondeur du mécontentement social et cette maturation de la conscience ouvrière. En effet, alors que les médias internationaux ont largement passé sous silence les manifestations qui ont frappé Madrid au cœur de l’été, préférant braquer leurs projecteurs sur la levée des derniers camps et proclamer la mort du mouvement, les militants du CCI présents sur place ont pu au contraire constater que les dizaines de milliers d’Indignés qui envahissaient les rues étaient animés d’une véritable volonté de poursuivre la lutte, conscients que la crise allait continuer de faire ces ravages et que la lutte devra donc nécessairement reprendre. Mais c’est surtout la qualité des discussions sur la véritable nature de la démocratie bourgeoise, le piège du réformisme, le sabotage du mouvement par “Démocratie Real Ya !” (DRY), l’importance des débats en assemblée… qui ont littéralement enthousiasmé nos camarades. Ils ont alors immédiatement réalisé un compte-rendu de leur intervention destiné à informer tous les militants du CCI de par le monde de ce qu’ils avaient vu et vécu. C’est ce texte que nous publions ci-dessous tel quel, presque dans son intégralité, ce qui explique son style très direct et parfois télégraphique.
Sur les rassemblements à Madrid en juillet
Vendredi 22 juillet : Les premiers cortèges arrivent des villes ouvrières de la banlieue de Madrid. D’après de nombreux témoignages, l’arrivée de ces marches a donné lieu à des assemblées massives et les gens étaient très heureux d’être ensemble avec des embrassades, chants et débats animés.
Samedi 23 : La place de la Puerta del Sol était remplie, ainsi que les rues adjacentes. Peut-être 10 000 personnes ou plus, très au-delà de ce qu’a rapporté la presse et la TV qui parlaient de “centaines d’Indignés”. Nous étions présents et nous avons diffusé notre supplément (1). Il a été très bien accueilli. Autour de nous se formaient des petits rassemblements. Il était frappant de constater l’envie de parler des gens qui s’exprimaient, de façon spontanée, contre le capitalisme et pour les assemblées comme l’instrument le plus précieux. L’assemblée générale a commencé après 10 heures du soir, elle était consacrée entièrement au récit des marches. Il y a eu des moments très émouvants puisque les orateurs étaient enthousiasmés, presque tous ont parlé de révolution, de dénonciation du système, de radicalité (dans le sens “d’aller aux racines des problèmes” comme a précisé l’un d’eux).
Dimanche 24 : Dans la matinée, au parc du Retiro, il y avait des assemblées thématiques : coordination internationale, coordination nationale, action politique, moyens informatiques… Au sein de la coordination internationale, il y avait des éléments d’Italie, de Grèce, de Tunisie, de France et aussi des jeunes espagnols émigrés. Il a été proposé la convocation d’une journée européenne des Indignés, mais il y a eu aussi deux interventions parlant d’une “journée mondiale” ayant comme axe “la lutte contre les coupes dans les budgets sociaux qui aujourd’hui tombent partout”. L’un de nous est intervenu en insistant sur cette convergence des problèmes qui nous affectent. Un autre a présenté une initiative surgie à Valence d’une “journée internationaliste de débat sur le 15 M” où sont convoqués des collectifs non seulement de l’Espagne mais aussi d’autres pays (2). Cette initiative a été explicitement soutenue par le modérateur de l’assemblée.
Ceci dit, dans l’assemblée générale qui a suivi, il y a eu des manipulations. Elle était seulement centrée sur les rapports de chaque assemblée “thématique” empêchant les interventions “libres”. De surcroît, les rapports des porte-parole étaient trop longs. Le rapport sur le comité de coordination internationale a été relégué à la dernière place et beaucoup de participants étaient partis. Le rapporteur –que nous n’avions pas vu dans le comité- n’a pas soufflé mot sur la journée proposée. Nous n’avons pu intervenir pour le corriger.
Dans l’après-midi a eu lieu la manifestation qui a été très massive (100 000 personnes). L’ambiance était très animée, la diffusion de notre presse a été un succès avec beaucoup de discussions. A un moment donné, la police faisait un barrage dans le Paseo de La Castellana. Les manifestants, au lieu de s’affronter, les ont encerclés en se divisant sur plusieurs rues adjacentes et en se regroupant après. Le dispositif policier a viré au ridicule pitoyable puisque il s’est retrouvé entouré de tous les côtés sans possibilité de réagir (3).
Dans la soirée, il y avait une assemblée “thématique” sur “Etat et économie”. Un Catalan qui sentait l’idéologie d’ATTAC à plein nez, s’est fait remarquer par un très long discours de 30 minutes, dans lequel il disait qu’il faudrait un “système coopératif”, que l’Etat “disparaîtrait” sous le poids “des marchés” et qu’aussi les nations étaient “écrasées”. Il a présenté l’Etat et la nation comme des “alternatives révolutionnaires face au capitalisme, aujourd’hui. Ce qui est révolutionnaire, c’est de défendre l’Etat et la nation”. Un certain nombre d’interventions, dont les nôtres, ont combattu vigoureusement ces propos.
Lundi 25 : Il y avait un forum débattant de plusieurs sujets : écologie, féminisme, politique, coopératives… Nous avions prévu de mettre une table pour vendre la presse et participer à un de ces forums. Nous avons choisi celui qui a abordé le sujet Pour ou contre une nouvelle constitution.
Une femme a fait une longue présentation. Elle parlait d’une évolution de la démocratie “représentative” vers une démocratie “participative” dont les assemblées étaient le fer de lance. Il devrait y avoir des assemblées pour tout : pour choisir les candidats des partis politiques, pour élire les leaders syndicaux, pour approuver les budgets municipaux… Cela ferait d’après ses paroles “un nouvel ordre, un ordre assembléiste”. Tout cela, elle l’a présenté comme un nouvel apport à la “science politique” (sic)…
L’assemblée ne s’est pas laissée impressionner par cette “découverte”. Un jeune a dit franchement que le problème était le capitalisme et qu’il était impossible de le “réformer” ou de le “démocratiser”. Un autre a parlé de révolution et a demandé de revenir aux enseignements de Lénine pour former un parti révolutionnaire. Cela a provoqué la colère d’un anarchiste qui, tout en défendant le besoin de détruire l’Etat et d’instaurer le pouvoir des assemblées (ou Soviets, a-t-il ajouté) a dit que Lénine voulait former un parti sans ouvriers, seulement avec des intellectuels. Un autre intervenant a dit qu’il faut un parti révolutionnaire qui ne participe pas au jeu électoral ni parlementaire mais “qui accepte seulement la loi des assemblées.”
D’autres interventions ont dénoncé la proposition d’une nouvelle constitution. “En 1978, ils nous ont trompés. Pourquoi tomber aujourd’hui dans la même erreur ?”. Un jeune de Ciudad Real a parlé de “double pouvoir” : le pouvoir des assemblées et le pouvoir de “ce qu’on appelle la démocratie”, il a ajouté que nous devions avoir “une stratégie pour parvenir à faire triompher le premier”. Une fille a développé l’idée suivante : “on veut concilier assemblées et constitution mais cela est impossible, les assemblées n’ont rien à voir avec la constitution, elles sont en totale opposition.” Parfois, il y avait des interventions en défense d’une nouvelle constitution, mais un type qui au début a lu un long texte sur un “projet de nouvelle constitution rédigé par un groupe de Grenade” est revenu en arrière dans une deuxième intervention en disant qu’il n’avait été que le porte-parole du groupe mais qu’il préférait “le pouvoir des assemblées”. Les interventions sur l’impossibilité de réformer le capitalisme ont été très applaudies ainsi que le besoin de ne pas parler de démocratie en général mais de l’Etat. Un de nos camarades est intervenu en précisant que l’Etat était l’organe de la classe dominante, qu’il constituait son appareil répressif et bureaucratique avec ses troupes, ses forces de police, ses tribunaux et ses prisons, tout cela masqué par sa façade démocratique : “Nous, les exploités, nous avons seulement l’instrument des assemblées pour nous unifier, pour penser collectivement et décider ensemble, le pouvoir aux assemblées – même s’il s’agit d’un long combat – n’est pas une utopie si ce combat s’inscrit dans un processus mondial.” Plusieurs personnes sont venues nous féliciter de cette intervention.
Sentant le vent tourner, le Catalan de la veille a retourné sa veste : il s’est prononcé pour “tout le pouvoir aux assemblées” et pour un “gouvernement mondial” et que “dans ce cadre, on aurait assez de force pour établir des nouvelles constitutions” (sic). Un discours “marxiste”, ça ? Peut-être, mais alors “tendance Groucho” (4) !
Dans l’après-midi, nous sommes allés à Móstoles – une ville industrielle de la banlieue de Madrid – pour visiter la coordination d’assemblées du Sud, celle ayant convoqué la manifestation du 19 juin. En fait il s’agissait du local d’un collectif très combatif et ayant participé au 15 M avec une démarche de classe. Un jeune, qui y avait participé très activement nous a manifesté sa joie sur ce mouvement du 15 M et a discuté avec nous sur l’analyse qu’il en a faite : la dénonciation de la démocratie, les magouilles de DRY sur lesquelles il a apporté des éléments très concrets, la perspective révolutionnaire, le réveil du prolétariat, la piège de l’immédiatisme, le besoin d’une prise de conscience… Le seul point sur lequel il était en désaccord avec nous était l’analyse sur l’Espagne de 1936 qu’il voyait comme une révolution autogestionnaire. Il était très content de nous accueillir et on a décidé l’envoi de notre presse au local et aussi il va proposer au collectif la participation à la Rencontre d’octobre à Valence.
Quelques réflexions
Ces 3 journées ont été très intenses, révélant un mouvement d’une grande profondeur.
Il semblerait que le mouvement garde des énormes réserves de mécontentement mais aussi d’autres aspects très importants : une envie de discuter et de se clarifier, un goût pour être ensemble, une recherche permanente de liens…
Dès le début, DRY et ses satellites, ont fait tout leur possible pour enfermer le mouvement dans le carcan d’une série de “revendications concrètes” –le fameux catalogue de revendications démocratiques. Il y a toujours une résistance sourde dans une large frange et une opposition frontale de la part d’une grosse minorité.
Cela dit, deux mois sont passés et “l’affrontement entre les classes” n’est pas encore à l’ordre du jour5. Est-ce que cela représente une faiblesse ? Est-ce le signe d’un essoufflement du mouvement ? Si nous passons en revue les raisons de l’essoufflement des mouvements de classe de ces dernières décennies, nous voyons qu’une de ses causes, c’est la défaite physique mais la cause la plus fréquente a été la défaite idéologique. Dévoyée sur un terrain étranger, la classe s’est trouvée enfermée dans un combat qui la désintégrait, ce qui a fini par provoquer une profonde démoralisation. Mais l’essoufflement du mouvement de l’automne en France 2010 n’a répondu exactement à aucune de ces deux causes. Cela est principalement dû au constat que le gouvernement n’allait pas céder malgré la massivité et, face à cela, à la difficulté pour développer des embryons d’assemblées qui se confrontent aux syndicats. Ce que nous trouvons en Espagne, c’est une caractéristique un peu plus “inédite” encore et certainement un peu déboussolante pour certaines minorités politisées mais aussi pour la bourgeoisie elle-même : le mouvement évite l’affrontement frontal et se consacre à un travail de réflexion et de développement de liens, de solidarité… On pourrait dire que le mouvement préfère préparer les affrontements inévitables en “accumulant des forces”.
D’un coté, une certaine conscience émerge par rapport à l’ampleur des enjeux qui se dressent à l’horizon le plus immédiat (6). Mais il y a aussi une certaine conscience sur la faiblesse de la classe, sur son manque de confiance en elle, sur la nécessité de récupérer son identité de classe ; en résumé, sur le manque de maturité pour entamer une réponse aux graves attaques en cours et à la dégradation des conditions de vie dont on pâtit.
Dans ce contexte, cette tentative “d’accumulation de forces” est aussi l’expression d’une certaine clairvoyance. Il s’agit sans doute d’une phase nécessaire et inévitable dans une période contenant en perspective des vastes affrontements de classes. Le mouvement du 15 M reprend et développe toute une série de traits déjà présents à l’état embryonnaire dans le mouvement de 2006 contre le CPE : les assemblées, l’irruption des nouvelles générations, l’attention aiguë aux facteurs subjectifs et éthiques, la volonté de créer des liens, d’entamer une bataille consciente…
Lorsqu’on regarde avec un peu de recul les journées de Madrid, une série de constats sont frappants :
– on parle très naturellement de “révolution”, du fait que le problème posé, c’est “le système” ;
– “tout le pouvoir aux assemblées” commence à sortir des rangs d’une petite minorité pour devenir plus étendu et populaire (7).
– la poussée vers “l’extension internationale” des assemblées est très remarquable, comme le montre la proposition de plus en plus populaire d’une “journée mondiale d’assemblées”.
C’est vrai que tout cela a lieu au milieu d’une énorme confusion. Dans la bouteille “révolution”, on met toute sorte de breuvages : autogestion, coopératives, nationalisation de la banque… Sur l’internationalisation, on pourrait raconter une conversation avec un jeune de Valence : il nous reprochait nos dénonciations acerbes de DRY et apportait comme réfutation la proposition de la DRY d’une “journée européenne de lutte qui pourrait devenir mondiale”. Mais en même temps, il ajoutait : “ce qui me pose problème, c’est le contenu de cette journée. Si l’objectif est la démocratie, pourquoi est-ce qu’aucun pays n’a une véritable démocratie ?”
Le prolétariat souffre du poids de l’idéologie dominante, dans les assemblées sont présentes DRY et d’autres forces bourgeoises (8) relayées par les politiciens et les médias et le prolétariat compte avec des minorités communistes dont la taille et l’influence restent faibles. Dans ce contexte pourrait-on attendre autre chose qu’un débat qui a lieu au milieu d’une énorme confusion, avec une prolifération des théories les plus disparates, les propositions les plus saugrenues ? La conscience doit se frayer un chemin dans cette situation à la fois chaotique et vertigineuse.
Les collectifs prolétariens
Dans les assemblées, nous voyons que DRY – la tentacule de l’Etat en leur sein – se confronte à une résistance sourde et à une minorité de plus en plus active (9). Il faut différencier les deux secteurs : le premier, probablement plus large que ce qu’on pourrait croire, résiste passivement aux propositions de DRY, il le laisse faire, n’ose pas lui enlever les postes de commande, mais manifeste une résistance diffuse à ses propositions.
Par contre, une minorité mène un combat contre la politique démocratique, citoyenne et réformiste en y opposant une tentative de politique de classe, pour s’inscrire dans la perspective révolutionnaire de lutte contre le capitalisme et pour le pouvoir des assemblées.
Cette minorité tend à s’organiser en “collectifs” qui prolifèrent partout et développent un effort considérable de réflexion, à notre connaissance, notamment à Valence, Alicante ou Madrid, même si, pour le moment ces collectifs restent dispersés, éparpillés sans trop réussir à sortir d’un cadre d’action local.
CCI (1er aout)
1) Fait avec des extraits de l’éditorial de la Revue internationale n° 146 dédié au bilan du “mouvement 15 M” (qui est également disponible en français sur notre site).
2) A Valence fonctionne une “Assemblée des Égaux” regroupant 5 collectifs avec une forte composante anarchiste. Un collectif de jeunes a notamment proposé la tenue d’une Journée de Débat sur le 15 M pour septembre ou octobre. Nous avons soutenu cette proposition en ajoutant la possibilité d’inviter des collectifs au niveau international, ce qui a été approuvé. Il s’agit à notre avis d’une initiative importante.
3) La sensibilité envers la répression et la volonté de lui répondre massivement continue à être vivante dans le mouvement. Le 27 juillet, il y a eu une protestation devant le parlement et la police a durement frappé les participants. Dans l’après-midi, une manifestation spontanée de solidarité s’est formée regroupant 2000 personnes qui a parcouru le centre de la ville en criant “Si vous frappez l’un d’entre nous, c’est nous tous qui sommes frappés !”
4) Groucho Marx disait : “Voilà mes principes mais s’ils ne vous plaisent pas, j’en ai d’autres dans la poche”.
5) Comme nous expliquons dans l’article éditorial de la Revue internationale no 146, l’affrontement entre les classes a été présent dés le début mais pas d’une façon explicite ou sur un terrain directement politique ou économique mais plutôt sur des questions on pourrait dire plus “subjectives” : le développement de la conscience, la solidarité, la construction d’un tissu d’actions collectives.
6) Des énormes attaques – notamment dans le secteur de la santé et celui de l’éducation avec beaucoup de licenciements – vont tomber après septembre (en Catalogne, elles tombent d’ores et déjà)
7) Dans la rue Alcalá, très près des Cortes (du Parlement) un graffiti réclame : “Tout le pouvoir aux assemblées !”. En fait, la tentative d’écrire ce message a provoqué l’intervention de la “commission de respect” – une sorte de police intérieure crée par DRY – qui a jugé une telle écriture “trop violente” et a encerclé les 3 jeunes “coupables”, mais un groupe nombreux de manifestants a encerclé à son tour les “commissionnés” pour leur demander de laisser “s’exprimer” les jeunes.
8) A coté de DRY, il y a IU (Gauche Unie, front créé par le stalinisme), UPYD (un parti de centre libéral), MPPC (un mouvement républicain), ainsi que plusieurs groupes gauchistes, notamment trotskistes.
9) A Valence sont apparu des graffitis proclamant “DRY ne nous représente pas”, ce qui retourne contre DRY un de ses propres slogans très répandu vis à vis des politiciens : “Ils ne nous représentent pas”.
Depuis quelques semaines, au milieu des panneaux publicitaires L’Oréal, Décathlon, Dior, etc., une nouvelle affiche de l’Unicef a fait son apparition : “Urgence malnutrition : 2 millions d’enfants menacés par la crise nutritionnelle dans la Corne de l’Afrique !” Cette fois, les spécialistes de la “com” n’hésitent pas à exhiber des photos de désespoir sur lesquelles on peut voir une mère exténuée qui tient dans ses bras un enfant malade, sans doute mal nourri. Mais là, nous dit-on, c’est pour la bonne cause. A l’instar de ses consœurs publicitaires qui attirent notre œil de consommateur potentiel, son objectif est clair : d’une part, tout en nous poussant à mettre la main à la poche et nous délester de quelques Euros, cela donne l’illusion que l’Etat “démocratique” (comme il se nomme lui-même) met en place des structures afin que nous tous, en bons “citoyens”, nous puissions venir en aide aux plus démunis. Une grave illusion que nous nous devons de dénoncer. D’autre part, cela contribue d’une manière tout à fait insidieuse et méprisable à nous faire passer pour des privilégiés. Des épargnés de la misère qui passent leur temps à se plaindre pour si peu : pour les quelques mesures de rigueur que prennent “courageusement” la plupart des gouvernants des pays centraux. Cette campagne est encore une farce ignoble ! Alors, que faire ?
Il est vrai que la situation en Somalie, Djibouti, Ethiopie, Kenya et Erythrée qui constituent la corne de l’Afrique, est particulièrement dramatique et révoltante. Une sécheresse d’une ampleur inédite (1) s’abat impitoyablement sur la région déjà en proie à la guerre depuis plus de deux décennies. Dans une interview parue dans le Figaro.fr, Andrée Montpetit, conseillère qualité de l’ONG Care en Ethiopie, confie : “J’entends des choses que je n’ai jamais entendues avant. Un villageois de Dambi, dans la région de Morena, m’a expliqué vendredi que même les chameaux mouraient de soif, alors que lors de la grande sécheresse de 1991 les chameaux avaient tenu le coup. Toujours à Borena, il faut marcher six heures aller-retour pour avoir accès à un point d’eau. C’est du jamais vu. Il n’y a ni eau, ni herbe, les vaches tombent comme des mouches.” L’ONU estime à plus de 12 millions le nombre de personnes en situation de détresse. En Somalie, la situation est insoutenable. Avec la guérilla qui oppose depuis 2006 l’armée éthiopienne aux 7000 combattants Chabab, le mouvement de la jeunesse des tribunaux islamiques qui contrôle 80 % de la Somalie et impose une application extrémiste de la Charia, c’est plus de 9 millions d’habitants qui vivent l’enfer au quotidien. Crevant la bouche ouverte dans des conditions abjectes, souffrant de maladies dans une chaleur atroce, sans eau pour se laver. Quant à l’aide humanitaire, les ONG elles-mêmes, dénoncent le manque de moyens mis en œuvre. Pire encore, lorsque l’aide arrive enfin, elle est souvent bloquée ou détournée par les rebelles islamistes qui combattent le gouvernement de transition, ou à l’inverse, par l’armée somalienne pour les mêmes raisons militaires. “Dernier exemple en date, vendredi passé [le 12 août], le pillage de deux camions d’aide alimentaire par des soldats somaliens, juste avant une distribution de nourriture à des familles affamées dans un quartier de la capitale. La fusillade qui s’est ensuivie à fait cinq morts” (2). On ose à peine imaginer ce que sont devenues ces familles affamées, terrées dans des quartiers de Mogadiscio. Tout comme des milliers d’autres familles ayant fui la capitale, entassées dans les tentes des camps de réfugiés, sous un soleil de plomb, et avec juste ce qu’il faut d’eau et de nourriture pour survivre encore un jour de plus. “Mahieddine Khelladi, directeur exécutif de l’ONG Secours islamique, préfère parler de “risque important” de détournement : ‘Dans un hôpital que j’ai visité auquel on avait envoyé des médicaments, la pharmacie était vide” , raconte-t-il” (3). Et ce n’est pas l’intervention des grandes puissances qui va améliorer le sort de ces malheureux, bien au contraire ! “Depuis l’effondrement du gouvernement en 1990, les Etats-Unis occupent une partie du terrain militairement. Cela c’est fait en 1992 à travers l’opération baptisée Restore Hope (“Restaurer l’espoir” – sic !). A la même époque, tout le monde se souvient des images diffusées partout de Bernard Kouchner arrivant en Somalie avec des sacs de riz sur les épaules, suivi de près, discrètement, par quelques contingents de l’armée française !”, écrivions-nous en février 2010, dans un article intitulé : “Au Yémen, en Somalie, les grandes puissances accentuent le chaos”. Ne visant que la défense de leurs intérêts capitaliste dans cette zone géostratégique d’une importance majeure (4), les grandes puissances n’ont que faire du sort des pauvres habitants. En fait, l’exacerbation des tensions impérialistes dans la région est un facteur aggravant qui pousse, entre autres choses, les groupes armés à recruter des combattants de plus en plus jeunes. “Selon un récent rapport d’Amnesty International, les Chabab, qui ont perdu beaucoup d’hommes depuis le début de l’année, en sont réduits à recruter de plus en plus d’enfants” (5).
Des œdèmes aux joues et aux paupières, la peau amincie, vernissée, craquelée ou sanguinolente, le ventre démesurément gonflé : syndrome de malnutrition, ou bien encore les traits du visage marqués par la guerre, les yeux noirs et plein de haine, une mitrailleuse entre les mains, voici désormais le visage des enfants du “berceau de l’humanité”. Le visage, qu’ont sculpté quelques décennies de barbarie capitaliste. Des milliers d’années d’évolution sont remises en cause par la survie de ce système totalement cynique. Il ne faut pas s’y tromper : ce qui se passe en Afrique et dans les pays en proie à la guerre et à la misère n’est que le reflet du sort que le capitalisme réserve à toute l’humanité. Nul gouvernement, nulle ONG ou force armée ne peut enrayer cette dynamique destructrice dictée par les lois du profit et des intérêts impérialistes. Dans les pays centraux, l’inflation galopante et les cures d’austérité à répétition en sont les prémices. Seul le renversement du capitalisme, œuvre de la majorité en recherche d’une solidarité authentique, pourra libérer l’humanité des griffes de ce système moribond.
Maxime (27 août)
1) L’ONU parle de “la pire sécheresse depuis 60 ans”.
2) Courrier international no 1085, du 18 au 24 août 2011.
3) Selon le quotidien 20 Minutes du 22 août 2011, “Somalie : l’aide humanitaire détournée ?”.
4) Le Golfe d’Aden, voie maritime vers la mer Rouge et les champs pétroliers du Golfe persique et traversé par la moitié de la flotte mondiale des porte-conteneurs et 70 % du trafic total des produits pétroliers qui passent par la mer d’Arabie et l’Océan Indien. Nous incitons nos lecteurs à se référer à notre article cité plus haut pour comprendre les enjeux de cette zone géostratégique.
5) Courrier international no 1085.
Après six mois de combats, les “rebelles” libyens fêtent leur victoire contre le tout-puissant Kadhafi, provocateur qui narguait depuis 42 ans les démocraties occidentales et leurs dirigeants, jouant au chat et à la souris avec ces derniers. Des démocraties qui, après avoir, bon an mal an, essayé de s’attirer les bonnes grâces du “Guide” libyen, ont apporté leur soutien militaire le plus actif au Conseil national de transition de Libye, dès lors que la véritable révolte populaire contre le régime de la “Jamahyria” du dictateur libyen s’est transformée en sinistre lutte de chefs de tribus occasionnellement ligués contre ce dernier (voir RI no 421). Des démocraties qui ont orchestré et dirigé toutes les opérations des “rebelles”. Combien de morts et de blessés, d’estropiés à vie, dans cette guerre de fractions bourgeoises que les médias aux ordres ont cherché à faire passer pour la continuation des “révoltes arabes du printemps” ? Depuis des mois, pas un seul chiffre clair du nombre de victimes de ces tueries n’est encore sorti dans une presse qui, pourtant, pour mieux justifier l’intervention de l’OTAN, n’a cessé durant les premiers mois d’étaler les massacres provoquées par les forces kadhafistes. Depuis la première Guerre du Golfe, on nous ressert ce mensonge infect et grossier des “frappes ciblées”, qui ne tuent que les “méchants” et pas les civils, alors que des milliers d’exemples ont prouvé le contraire. Or, selon ses propres estimations, l’OTAN a effectué 20 000 sorties aériennes et 8000 missions de frappes “humanitaires” depuis le 31 mars. Et là, alors que l’OTAN a bombardé les villes pour “préparer la voie aux rebelles”, 9 morts seulement sont reconnus officiellement. Or, malgré le black-out opéré, des quartiers et des villages entiers ont été rasés dans différentes batailles, comme à Tripoli et dans les autres villes “libérées”, comme encore avec le pilonnage en règle de Syrte et de sa population, qui subit à l’heure actuelle un vrai massacre, “coupable” du fait que l’armée loyaliste s’y trouve, et peut-être Kadhafi lui-même. De plus, une catastrophe humanitaire se profile : à Tripoli, il n’y a plus d’eau, plus d’électricité, plus d’approvisionnement de nourriture, tandis que les cadavres pourrissent. C’est cela, la “libération” libyenne.
Les forces de l’OTAN ne se sont d’ailleurs pas contentées de bombarder, soi-disant pour “couvrir” les rebelles, mais elles ont également envoyés des forces sur le terrain. Cinq cent commandos britanniques y opéraient, et des centaines de français. Et non seulement cela, mais elles ont armé les forces militaires anti-Kadhafi : la France a reconnu avoir largué comme “moyens d’autodéfense” (sic) des armes telles que des lance-roquettes, des fusils d’assaut, des mitrailleuses et des missiles anti-char ! Sans compter la présence de certaines forces de la CIA, et cela bien que les Etats-Unis se soient prétendument retirés de l’intervention militaire.
Dans cette guerre où le mensonge, la désinformation généralisée, l’inhumanité et le mépris envers les “peuples” ont été les maîtres-mots, l’hypocrisie meurtrière tant des chefs tribaux libyens que des grandes ou moyennes puissances a montré qu’elle était une marque de fabrique de l’après-Kadhafi. Personne ne regrettera bien sûr cet odieux dictateur sanguinaire qui depuis des mois exhorte la population à se sacrifier et abrite ce qui lui reste de pouvoir derrière de véritables boucliers humains pris en otage, mais la suite des événements ne peut être qu’à la mesure de la cacophonie nationale et internationale qui a dominé, et dominera encore plus, derrière les discours de façade. Une fois de plus, après l’Irak, l’ex-Yougoslavie, l’Afghanistan, la Côte d’Ivoire, etc., “l’aide internationale” aux “opprimés” ouvre la voie royale à une situation de chaos qui n’aura pas de fin. Jamais dans l’histoire autant de pays, de régions n’ont été la proie permanente de la guerre et des attentats, de la destruction humaine et matérielle : la Libye vient se joindre dès à présent à ce concert mondial de l’enfer impérialiste.
En effet, on nous raconte que les “combattants de la liberté” du Conseil national de transition vont maintenant oeuvrer à l’établissement d’un régime de “stabilité, de démocratie et de respect”, avec le soutien de la communauté internationale prête à dégeler (au compte-gouttes) les avoirs libyens pour financer le nouveau régime. Cette coalition (qui prévoit des élections pour dans… 20 mois) est un ramassis plus qu’hétéroclite composé de chefs de tribus, d’islamistes militants et d’anciens membres éminents du gouvernement de Kadhafi. Le chef du Conseil militaire du CNT est lui-même un ex-djihadiste, proche d’Al-Qaïda, au passé afghan et américain plus que trouble ; le président du CNT était encore récemment le ministre de la Justice de ce régime exécré, celui qui avait condamné à mort les infirmières bulgares ; le Premier ministre est un ami d’enfance du dictateur déchu...
La brève histoire du CNT montre de surcroît déjà une ombre au tableau, celle de l’assassinat de Younès, chef d’état-major, et chef d’une puissante tribu, tué fin juillet dans des conditions obscures. Tous ces ingrédients, auxquels il faut ajouter les rivalités tribales ancestrales que le “Guide vert” avait réussi à faire taire, sont donc réunis pour voir se développer une foire d’empoigne générale. Et si cela ne suffisait pas, la curée à laquelle vont se livrer les rapaces européens, américains et arabes (comme le Qatar ou la Jordanie, ou même encore l’Algérie), chacun pour défendre leur part du gâteau de ce pays pétrolier, ne pourra qu’aggraver l’instabilité.
La France, dont le chef d’Etat bombe le torse et hausse les talonnettes plus que jamais, s’auto-proclamant sauveur du peuple libyen, a organisé avec la Grande-Bretagne la “Conférence internationale de soutien à la Libye nouvelle” à Paris, le 1er septembre. Belle image trompeuse, car derrière l’unité de façade des 60 délégations représentant les “amis de la Libye”, c’est en fait un avenir plein de nuages qui s’annonce. La manne pétrolière libyenne est en soi un enjeu de taille. Paris et Londres, se targuant de leur soutien actif à la rébellion, prétendent ainsi obtenir des contrats préférentiels avec le nouveau “gouvernement”, tout comme les Etats-Unis, déjà présents sur place avec deux compagnies pétrolières. Sarkozy aurait semble-t-il négocié l’attribution à l’Etat français de 35 % du brut libyen, en échange de ses bons et loyaux services à l’égard du CNT.
Mais derrière eux se pressent des pays comme l’Italie, l’Allemagne, la Russie et la Chine. Que ce soit avant ou pendant le conflit, on a vu ces derniers montrer une opposition plus ou moins ouverte. L’Italie, dont 21 % des exportations étaient destinées à l’ancien gouvernement libyen (contre 4 % pour la France) et qui craint de voir ses accords pétroliers existants révisés à la baisse, n’a cessé d’essayer de contrecarrer l’intervention (“pour des raisons humanitaires” !), avant comme après la résolution 1973 de l’ONU du 31 mars, tout en étant bien forcée d’y participer de crainte de tout perdre. En effet, comme l’a dit le porte-parole du CNT à cette conférence, “le peuple libyen sait qui a soutenu sa bataille de liberté et qui ne l’a pas fait”. Le message est clair envers la Russie et la Chine, mais les jeux ne sont pas faits.
Car le territoire de la Libye lui-même est un enjeu de taille, non seulement pour le pétrole mais aussi en ce qui concerne le contrôle géographique de la région. Tout d’abord, la mission de l’OTAN est supposée durer jusqu’à la fin septembre et il est clair qu’il fallait accélérer le départ de Kadhafi (ou sa mort – sa tête étant très chèrement mise à prix – comme l’ont préconisé Juppé, BHL et autres) afin que les forces militaires des pays qui ont participé aux opérations trouvent un prétexte pour s’installer, histoire de “stabiliser” le pays. Un document de l’ONU prévoit l’envoi – officiel cette fois – d’une force militaire et policière, “pour le désarmement de la population”, dans le cadre de “l’établissement d’un climat de confiance”.
C’est donc clair, l’ONU et ses protagonistes principaux ne vont pas lâcher le morceau : “Le mandat de “protection des civils” du Conseil de sécurité appliqué par les forces de l’OTAN ne prend pas fin avec la chute du gouvernement Kadhafi.” Si la foire d’empoigne au sein du repaire de brigands du CNT est assurée, celle des grandes puissances qui vont venir du même coup attiser les tensions est tout aussi certaine. Les quarante, et surtout les dix dernières années nous ont montré ce que cela voulait dire : tirer la couverture à soi et jouer des dissensions entre les différentes fractions en présence, et on sait qu’elles sont nombreuses dans ce pays resté fondamentalement tribal. Mais les vieilles puissances impérialistes comme la France ou la Grande-Bretagne, tout comme les Etats-Unis, ont une expérience notoire pour semer la zizanie et diviser pour mieux régner. Excepté qu’ici, personne ne va régner sinon le chacun pour soi le plus explosif.
L’instabilité permanente à venir de la Libye est un nouvel exemple de la folie du système capitaliste.
Wilma (3 septembre)
Links
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/ri_425.pdf
[2] https://www.youtube.com/watch?v=G18EmYGGpYI
[3] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/crise-economique
[4] https://fr.internationalism.org/en/tag/situations-territoriales/situation-sociale-france
[5] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/elections-2012
[6] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/41/espagne
[7] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/luttes-classe
[8] https://fr.internationalism.org/en/tag/geographique/afrique
[9] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/230/libye