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Revue Internationale no 22 - 3e trimestre 1980

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La signification du raid américain sur l'Iran

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Dans les moments de crise de la société, l'histoire semble s'accélérer. En quelques semaines, des événements qui avaient, au moment où ils se sont produits, secoué les esprits, apparaissent comme de petites péripéties lointaines. Après deux mois, le raid américain du 24 avril sur l'Iran sombre déjà dans le quasi-oubli. Cependant, les problèmes qu'il a mis en évidence ou qu'il a rappelés demeurent avec toute leur importance :

-                            le rôle déterminant de l'Iran dans le dispositif stratégique du bloc américain,

-                            le chaos qui continue de régner dans ce pays dont l'incapacité des autorités légales à régler le problème des otages n'est qu'un des aspects, chaos qui ne fait qu'exprimer le chaos général dans lequel s'enfonce le monde actuel,

-                            l'accentuation des préparatifs de guerre de la part des blocs impérialistes et notamment des U.S.A. dont le raid sur l'Iran avait une résonance qui allait bien au delà des événements qui secouent ce pays : mise en garde au bloc adverse, resserrement des liens des pays du bloc autour de leur chef de file, poursuite et intensification du bourrage de crâne de la population.

C'est dans la mesure où elle tente d'éclairer ces différents problèmes que cette prise de position du C.C.I. à la suite du raid américain, malgré le côté "daté" de certains événements (notamment ceux d'Iran), demeure d'actualité.

Une nouvelle fois, avec le raid américain du 24 avril en Iran, ce pays, ainsi que la menace d'une guerre mondiale, viennent d'être placés au centre du jeu politique international. Au delà de toutes les campagnes de brouillage mises en œuvre par la bourgeoisie et ses mass-médias, autour du "fiasco" des U.S.A., il importe que les révolutionnaires et la classe ouvrière aient une idée claire

-            des véritables objectifs de la bourgeoisie américaine,

-            de la situation, tant en Iran que sur la scène internationale, que traduit cet événement.

A - L'opération américaine en Iran n'est pas un fiasco.

C'est au contraire une réussite. On pourrait parler de fiasco si les objectifs qui étaient visés n'avaient pas été atteints, or, ils l'ont été. Ces objectifs étaient les suivants :

1)  signifier à la bourgeoisie iranienne que les USA n'étaient pas disposés à supporter plus longtemps l'anarchie qui règne dans son pays,

2)    signifier aux autres pays du bloc qu'on attendait d'eux une solidarité active non pas seulement face à la question de l'Iran mais à l'ensemble des problèmes auxquels les USA et son bloc sont confrontés sur la scène internationale,

3)    signifier à l'URSS la détermination des USA face à toute tentative de ce pays de mettre à profit quelque situation que ce soit pour élargir sa zone d'influence : les USA ne toléreront pas un nouveau Kaboul,

4)  relancer sur le plan interne le mouvement de "solidarité nationale" déjà mis sur rails au moment de la "découverte" des troupes russes à Cuba et considérablement amplifié au moment de la prise des otages de Téhéran et de l'invasion de l'Afghanistan.

Il est clair que si l'objectif des USA avait été de délivrer les otages de Téhéran on pourrait alors parler de fiasco. Par contre, si ces objectifs sont bien ceux énumérés ci-dessus, c'est bien de réussite qu'il faut parler :

-            la bourgeoisie iranienne n'a aucunement profité du raid pour renforcer sa campagne anti-américaine; au contraire, la modération de sa réponse, mis à part les bavures imputables aux éléments les plus fanatiques et stupides du clergé, a indiqué qu'elle avait bien reçu le message,

-            les gouvernements de tous les principaux pays du bloc U.S. ont apporté un soutien sans faille à Carter après l'opération américaine : il est même intéressant de constater que c'est le seul point où il y a eu accord lors du récent sommet des pays de la C.E.E., à Luxembourg,

-                        l'URSS a fait preuve, elle. aussi, d'une grande modération dans sa condamnation des "menées" américaines, se contentant de dénoncer "l'irresponsabilité" de Carter : elle indiquait par là qu'elle avait bien compris la mise en garde qui lui était adressée,

-            une majorité de la population américaine et l'ensemble de l'appareil politique des USA ont apporté leur appui à Carter malgré l'échec officiel de l'opération.-

B - Pour quelles raisons faut-il considérer que ce sont bien là les principaux objectifs de la bourgeoisie américaine ?                                                                                   

1) L'Iran constitue une pièce essentielle du dispositif stratégique du bloc américain. En premier lieu, son importance comme producteur de pétrole, c'est-à-dire un des nerfs de la guerre moderne, n'est pas à démontrer. Mais là n'est pas la raison essentielle de son importance, le bloc US dis posant avec le Mexique, le Venezuela, l'Arabie Saoudite, les Emirats et l'Irak de stocks considérables (sans compter que les gisements iraniens pourraient être, si nécessaire, conservés à l'occident par l'Irak interposé). En fait, c'est bien la position géographique de ce pays :

- qui contrôle le détroit d'Ormuz, point de passage des pétroliers       

- qui a une frontière de plusieurs milliers de kilomètres avec l'URSS,

- qui constitue un obstacle dans la progression de l'URSS vers les "mers chaudes" dont la mainmise sur l'Afghanistan a constitué un pas important, qui lui confère cette importance exceptionnelle pour le bloc US et qui a motivé le fait que celui-ci l'équipe, du temps du Shah, d'une des armées les plus puissantes du monde.

Les secteurs les plus importants de la bourgeoisie iranienne ont depuis longtemps été conscients de ce fait et de l'intérêt qu'ils avaient de monnayer l'importance de leur pays au sein du bloc US plutôt que de le laisser devenir un satellite de l'URSS. Même aux moments de plus fort anti-américanisme de ces derniers mois, il ne s'est dégagé de force politique importante en faveur du bloc russe. C'est pour cela que les événements d'Iran, le conflit entre ce pays et les USA n'ont constitué à aucun moment une expression du conflit entre les grands blocs, mais une affaire interne du bloc US. C'est notamment pour cette raison que les USA ne sont pas intervenus militairement jusqu'à présent ; préférant faire un maximum d'efforts pour reprendre les choses en main de façon progressive et donc plus efficace.

Cependant, l'Iran ne peut assumer son rôle de pion essentiel du jeu américain que s'il dispose d’un minimum de stabilité interne et d'un pouvoir fort : son incapacité à jouer son rôle de gendarme de la région n'est certainement pas étrangère à la décision de l'URSS d'envahir l'Afghanistan.

Or, depuis la chute du Shah, il y a plus d'un an, l'Iran n'est pas sorti de l'anarchie ; depuis date, il ne s'est dégagé dans ce pays de force politique en mesure de reprendre en main la situation, de constituer un réel pouvoir. C'est d'ailleurs bien parce qu'ils prévoyaient une telle situation et non par aveuglement que les Etats-Unis ont soutenu pratiquement jusqu'au dernier moment un régime qui pourtant faisait l'unanimité contre lui. Successivement Baktiar et Bazargan ont échoué dans tentative de remettre de l'ordre dans le pays pour le compte du capital national et du bloc US. En fait, l'affaiblissement considérable, à cause de     ses liens trop étroits avec le régime du Shah, de la seule force qui soit en général en mesure dans les pays sous-développés d'exercer le pouvoir, l'armée, a pratiquement privé le capital iranien de carte politique de rechange : l'Eglise a très bien joué son rôle en tant que force de mystification mais n'a, comme nulle part ailleurs, de quelconque compétence pour assumer le pouvoir politique. La prise des otages de Téhéran :

- en refaisant dans un premier temps une unité nationale fortement menacée par les soulèvements nationalistes et les luttes ouvrières,

- en pouvant permettre dans un deuxième temps de mettre en évidence l'impasse dans laquelle les secteurs les plus arriérés et fanatiques de la classe dominante entraînaient le pays et d'isoler ces secteurs, aurait pu marquer le début d'une reprise en main de la situation au bénéfice des Etats-Unis. Bani Sadr, représentant, après Bakhtiar et Bazargan, les secteurs les plus modernes et lucides de la bourgeoisie nationale, mais jouissant d'une audience "populaire" plus grande que ses prédécesseurs, a pu porter les espoirs américains d'une telle reprise en main. Son élection à la présidence de la république constituait une première étape d'un tel processus mais il est rapidement apparu qu'il était incapable d'exercer une réelle autorité sur l'ensemble de la classe dirigeante et notamment sur le secteur ecclésiastique. Pour le moment, il n'existe pas de pouvoir réel en Iran : l'appareil étatique légal est paralysé tant par ses dissensions internes que par l'action de multiples forces sociales et politiques qui n'acceptent pas son autorité :

- classe ouvrière

- minorités nationales

- église

- forces paramilitaires "islamiques" (les "gardiens de la révolution") ou "de gauche" (les "moudjahidin").

La classe ouvrière a joué un rôle déterminant dans le renversement du régime du Shah : à l'automne 78 ce sont ses grèves qui, en paralysant l'appareil économique du pays, ont donné le signal du "lâchage" du Shah par les dernières forces qui le soutenaient encore, notamment les USA. Depuis, les différents gouvernements qui se sont succédés à la tête de la "république islamique" n'ont pas réussi à la mettre réellement au pas.

De même les minorités nationales, Baloutches, Arabes et surtout Kurdes, ont mis à profit les bouleversements de Téhéran pour entrer en sécession, sécession que les efforts successifs de l'armée et des "pasdars" (ou "gardiens de la révolution") n'ont pas réussi à liquider malgré des massacres répétés.

Face à ces deux forces de désagrégation du pays, le capital iranien a trouve un soutien actif de la part de l'église chiite et des "gardiens de la révolution" qui se sont illustrés dans la répression. Mais, en même temps, ces forces n'ont cessé de mettre à profit leur place dans cette répression pour agir pour leur propre compte par dessus le pouvoir légal dont l'armée semble constituer, malgré sa désorganisation et ses tensions internes, le seul pilier. Ces divisions entre les différents secteurs de l'appareil politique, idéologique militaire du pays n'ont pu, en fin de compte, qu'encourager les soulèvements des minorités nationales et la lutte ouvrière. Une remise en ordre du pays pour le compte du capital national et du bloc US passe donc par une remise en ordre préalable au sein de cet appareil, remise en ordre qui ne peut, en fin de compte, se faire qu'autour de l'armée et de la bourgeoisie industrielle.

Le message que les USA, à travers leur opération, ont envoyé à la bourgeoisie iranienne est donc clair : "remettez de l'ordre dans votre maison, sinon nous viendrons nous-mêmes le faire". Et il semble que ce message commence à être compris, notamment par Khomeiny qui vient d'autoriser Bani Sadr à nommer un premier ministre et à prendre le commandement suprême de toutes les "forces de l'ordre" ainsi que le contrôle de l'ensemble des moyens d'information (même si, en même temps, il continue à lui mettre des bâtons dans les roues en appelant à "voter islamique") ([1] [1]).Apparemment affaibli par le raid américain, Bani-Sadr s'en révèle en fait un des bénéficiaires : c'était bien un des objectifs des U.S.A.

2) Globalement, depuis le début de l'aggravation des contradictions économiques du capitalisme à la fin des années 60 et des tensions inter-impérialistes qui en ont résulté, le bloc US a fait preuve d'une bonne cohésion tendant à se renforcer au fur et à mesure que ces tensions devenaient plus vives et non à "s'effriter" comme l'ont pensé certains groupes comme le P.I.C. ("Pour une Intervention Communiste"). S'il s'est maintenu en son sein des orientations diplomatiques ou militaires apparemment différentes, cela résultait du fait :

-            que l'existence de blocs n'élimine nullement les antagonismes d'intérêts, notamment commerciaux, entre les pays qui les constituent,

-            qu'il est souvent plus facile pour le bloc de faire exécuter certaines tâches par des pays apparemment "indépendants" (par exemple les interventions militaires et diplomatiques de la France en Afrique et au Moyen Orient).

Cependant, même limitée et relative, cette "souplesse" du bloc US est de moins en moins de mise au fur et à mesure que s'exacerbent les tensions inter-impérialistes. Avec une telle exacerbation :

-            les intérêts nationaux doivent céder de plus en plus le pas aux intérêts généraux du bloc qui, pour une bonne part, s'identifient avec les intérêts nationaux du pays leader. Par exemple, la "mauvaise humeur" manifestée par certains alliés des U.S.A., en constatant que ce pays favorisait en sous-main les hausses pétrolières, devait faire place à une plus grande « discipline » ;

-        l'utilité pour le bloc d'une apparente "indépendance" de certains de ses composants -surtout efficace sur le plan diplomatique- s'amoindrit pour tendre à se convertir en handicap quand s'impose le langage des armes dans la mesure où une telle "indépendance" risque, sur le plan international, d'être comprise comme un manque de cohésion et une faiblesse du bloc et ne favorise pas, sur le plan interne, les campagnes de mobilisation idéologique.

Ce besoin d'une plus grande cohésion du bloc autour du chef de file, rendu nécessaire par les nouvelles données de la situation internationale, mais qui n'avait pas été suffisamment perçu, au gré des USA par tous les alliés, notamment par ceux qui se faisaient tirer l'oreille pour s'associer aux restrictions commerciales envers l'URSS et au boycott des jeux olympiques; ce besoin a été affirmé avec fracas par le raid américain du 24 avril. Cette opération venait souligner et concrétiser la détermination des USA de s'assurer une plus grande solidarité de la part de ses alliés, détermination qui s'était exprimée par les déclarations de Carter à quatre chaînes de télévision européennes le 13 avril et qui avaient été accueillies avec des réticences par certains pays européens. L'opération du 24 avril, en contradiction avec l'assurance de ne pas intervenir militairement avant la mi-mai donnée aux alliés, mettait ceux-ci au pied du mur : le 28 avril, au sommet de Luxembourg, les neuf "réaffirment leur solidarité avec le gouvernement et le peuple des Etats-Unis". Le deuxième objectif du raid américain est atteint.

3) Si l'URSS a envahi l'Afghanistan, c'est qu'elle avait la certitude qu'elle n'allait pas se heurter de front aux forces armées du bloc occidental, certitude qui s'appuyait notamment sur le fait que le gendarme local de ce bloc, l'Iran, était paralysé par des convulsions internes. Les USA ont été obligés d'inscrire l'Afghanistan à la colonne "pertes" de leur bilan mais il était très important pour eux et pour leur bloc que cette mésaventure rie se renouvelle pas. Il leur importait donc de signaler très clairement à l'URSS qu'eux aussi étaient capables de mener des actions militaires en dehors de leurs frontières, chose qu'ils n'avaient pas faite depuis la guerre du Vietnam. En particulier, ils se devaient d'avertir très clairement l'URSS qu'ils n'accepteraient pas qu'elle sorte de la prudence qu'elle avait manifestée jusqu'à présent à l'égard de l'Iran, qu'elle utilise l'instabilité de ce pays pour y avancer ses propres pions. Et un tel avertissement avait besoin, pour être pris pleinement au sérieux, d'être ponctué par une manifestation concrète de la détermination américaine : l'intervention en Iran remplissait également cet office. Lorsque le 9 mai, Carter a rappelé ses paroles du 23 janvier : "Toute tentative extérieure pour prendre le contrôle de la région du Golfe serait considérée comme étant une attaque contre les intérêts vitaux des Etats-Unis et serait repoussée par tous les moyens, y compris par les armes", il était mieux en mesure de signifier que sa détermination n'était pas uniquement verbale, qu'il ne s'agissait nullement de velléités mais bien d'un choix politique et militaire délibéré et décidé

4) Depuis novembre 79, la population américaine subit un bourrage de crâne quotidien destiné à la préparer aux impératifs militaires de sa bourgeoisie et, en particulier, à l'idée d'une intervention extérieure, idée qui, depuis la guerre du Vietnam était fort peu populaire. Dans l'ensemble, cette opération a donné ses fruits mais on a pu noter quelques "couacs" dans l'exécution de la partition composée par le maestro Carter :

-         réactions contre le recensement en vue de la mobilisation,

-         persistance de grèves ouvrières.

En réalité, le battage intensif mis en œuvre par l'ensemble des médias ne peut conserver à la longue son efficacité, de même qu'il ne peut faire oublier de façon permanente les dures conséquences de la crise qui frappent la classe ouvrière, que s'il est relancé à intervalles réguliers par quelque événement spectaculaire. Après l'affaire des otages, la bourgeoisie américaine a exploité au maximum l'invasion de l'Afghanistan (même si l'importance de l'enjeu de ce dernier événement va de très loin au delà d'une simple campagne idéologique) et a cultivé avec application le sentiment antirusse notamment à travers le battage sur les jeux olympiques, mais il était utile de donner plus de corps aux campagnes bellicistes en ajoutant "des actes à la parole". Le raid américain en Iran présentait le triple avantage :

-         de donner satisfaction aux secteurs de la population qui demandaient que "quelque chose soit tentée" pour libérer les otages,

-         de tester le degré d'adhésion de la population à l'idée d'une intervention extérieure,

-         de préparer par la pratique et non seulement par les mots cette population à des interventions futures bien plus importantes.

Bien que l'opération se présente comme un fiasco piteux, il ne faut pas se cacher que son principe a reçu, de façon majoritaire, l'approbation de la population américaine. Par ailleurs, cette opération a été l'occasion de mettre en évidence et de renforcer encore l'unité qui existe au sein de la bourgeoisie sur les problèmes de politique extérieure. Par exemple, aucun des concurrents de Carter pour l'élection présidentielle n'a tenté de tirer profit du "fiasco" pour l'attaquer sur ce terrain. Au contraire, c'est une belle unanimité qui s'est manifestée. A cet égard, il serait erroné de considérer la démission de Cyrus Vance comme une manifestation de crise politique. En réalité elle correspond à l'infléchissement de la politique extérieure des USA vers une orientation de plus en plus belliciste et militaire qui n'est remise en cause par aucun secteur important de la bourgeoisie mais que Vance, qui est l'homme d'un certain type de politique, plus basé sur la composante diplomatique, ne pouvait pas personnellement mettre en œuvre.

C - Par rapport à des objectifs qui se révèlent essentiels pour les USA et leur bloc, le raid américain du 24 avril apparaît donc comme une réussite remarquable. Cependant cette opération est présentée presqu'unanimement comme un "fiasco" dans la mesure où :

1°) elle n'a pas atteint son objectif officiel : la libération des otages,

2°) elle affiche une faiblesse de l'armée américaine tant sur le plan de son équipement que de son personnel, ce qui altère la crédibilité de la puissance militaire des USA dans le monde,

3°) elle renforce l'image de marque de Carter corme "l'homme des échecs" ce qui risque, d'après certains, de lui coûter sa réélection.

La bourgeoisie américaine, est-il besoin de le dire, se moque totalement du sort des cinquante otages. Jusqu'à présent, au contraire, cette prise d'otages a servi remarquablement ses desseins (cf. Revue Internationale n° 20 et 21). Pour elle la question de la restitution des otages, si elle s'y intéresse, a uniquement valeur d'indicateur de la capacité du gouvernement officiel iranien à reprendre le contrôle de la situation et de ses dispositions à l'égard des USA : le jour où les otages seront restitués, cela voudra dire que cette puissance pourra de nouveau compter sur l'Iran comme pièce de son jeu militaire. En ce sens, la libération par la force des otages, outre qu'elle aurait privé la campagne idéologique d'un de ses thèmes les plus utilisés, aurait également privé le gouvernement US de cet indicateur. De plus, si l'expédition était arrivée à Téhéran, elle n'aurait très probablement pu délivrer les otages (au cas où ils auraient été encore en vie) qu'au prix de combats assez meurtriers en particulier pour les iraniens (voir la récente opération à l'ambassade d'Iran â Londres), ce qui n'aurait pas facilité un règlement rapide du contentieux entre USA et Iran. D'ailleurs, Carter, dans sa déclaration spectaculaire annonçant "l'échec" de l'opération s'est bien empressé de dire que le sang iranien n'avait pas été versé et que cette opération se voulait "uniquement humanitaire" et non belliqueuse à l'égard de l'Iran : la porte restait ainsi ouverte à une issue à l'amiable du conflit. Ainsi, "l'échec" du raid américain se révèle plus payant à l'égard d'une reprise en main de l'Iran par le bloc US que son éventuelle réussite.

Sur le plan de la campagne idéologique actuelle du bloc américain, "l'échec" du raid est un élément très positif ; il vient renforcer l'argument totalement mensonger qui veut que ce bloc soit en état de faiblesse face au bloc russe. Pour alimenter un mythe il faut un semblant de réalité : de ce point de vue, également, le "fiasco" américain est une belle réussite. Quant à l'idée que peuvent se faire les gouvernements des principaux pays du monde (tant alliés qu'ennemis) sur la puissance réelle des USA, elle est basée sur des éléments bien plus sérieux que cet événement.

Ainsi, même là où elle apparaît comme un échec, l'opération montée par le gouvernement américain se révèle une réussite : même s'il faut se méfier d'une interprétation trop machiavélique des faits et gestes de la bourgeoisie, on peut quand-même affirmer que toute l'opération y compris "l'échec" ressemble fortement à une énorme mise en scène, ce qui est corroboré par :

-         le caractère peu vraisemblable des explications techniques de "l'échec" quand on connaît le degré de perfectionnement de l'armement américain,

-         le côté spectaculaire et dramatique de l'annonce de cet "échec".

Quant à l'argument de "l'image de marque de Car­ter" contre une telle interprétation des faits, il n'a pas la moindre consistance d'une part, cette image ne semble pas réellement avoir été affectée par ce "fiasco" de même que ses chances de réélection, d'autre par, un tel argument fait la part belle à l'illusion que la politique de la bourgeoisie serait encore influencée par le suffrage universel : lorsque la bourgeoisie US a décidé de se retirer du Vietnam, elle a sacrifié allégrement la réélection de Johnson en 1968.

En réalité, la bourgeoisie américaine est déjà familière de ce genre de "catastrophes" qui se transforment en réussites. De même qu'il a été établi que la destruction de la flotte américaine du Pacifique en 1941 avait été voulue par Roosevelt afin d'entraîner la population et les secteurs réticents de la bourgeoisie dans la guerre contre le Japon, peut-être apprendra-t-on un jour que le "Pearl Harbour" en petit de Jimmy Carter était cousu de fil blanc.

 

D - Quel que soit le degré d'authenticité de l'opération américaine en Iran, il est important de souligner qu'elle révèle, sur la présente situation internationale, les faits suivants :

- une nouvelle accentuation très nette de l'orientation belliciste de la politique américaine : si avec ses "prêches" et ses "droits de l'homme" Carter s'était révélé depuis le début comme l'homme des préparatifs de guerre, il confirme aujour­d'hui amplement cette orientation ; désormais l'URSS n'aura plus le quasi monopole des expéditions militaires, après s'être essentiellement appuyé sur sa puissance économique, l'impérialisme US s'appuiera de plus en plus sur sa puissance militaire ;

- une nouvelle aggravation des tensions inter-impérialistes (même si l'Iran n'est pas aujourd'hui un enjeu direct).

Plus que jamais, il revient aux révolutionnaires de mettre en évidence et de dénoncer ces préparatifs de guerre et d'en faire un élément de propagande dans leur tâche de participation au développement de la conscience de la classe ouvrière.

C.C.I. le 10.05.80


[1] [2] La récente libération par les "S.A.S." anglais des diplomates iraniens pris en otage dans leur ambassade de Londres, qui a valu au gouvernement britannique les remerciements de Bani Sadr, constitue la face "positive" de ce message, l'expression de la "bonne volonté" du bloc occidental.

Géographique: 

  • Moyen Orient [3]

Questions théoriques: 

  • Impérialisme [4]

Le sectarisme, un héritage de la contre- révolution à dépassé.

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La troisième Conférence des Groupes de la Gauche Communiste a abouti à une dislocation. Deux des principaux groupes qui l'animaient ([1] [5]) (Partito Comunista Internazionalista -Italie- et Communist Workers Organisation - Grande-Bretagne) ont posé comme condition à la poursuite de leur participation, la fermeture du débat sur la question du rôle du parti révolutionnaire. Le C.C.I. a rejeté une telle condition.

La situation présente de l'effort mené depuis près de quatre ans par un certain nombre de groupes révolutionnaires en vue de créer un cadre facilitant le regroupement des organisations politiques du prolétariat peut se résumer en deux phrases

-                     il n'y aura certainement plus de conférences comme les trois qui viennent d'avoir lieu ;

-                     les nouvelles conférences devront, pour être viables,

1°) se débarrasser des restes de sectarisme qui pèsent encore lourdement sur certains groupes, 2°) être politiquement responsables.

Les lecteurs intéressés par les détails du déroulement de la Conférence elle-même, pourront lire le compte-rendu des débats que nous publierons prochainement.

Ce que nous voulons ici, c'est tirer les leçons de l'expérience qu'ont constitué ces trois conférences.

Ces quatre années d'effort pour "le regroupement des révolutionnaires" ont constitué la tentative la plus sérieuse depuis 1968 pour briser l'isolement et la division des groupes révolutionnaires. Quelles qu'aient été ses gigantesques faiblesses, c'est seulement en tirant toutes les leçons que le travail général de regroupement des révolutionnaires pourra être poursuivi.

Il faut, pour aller de l'avant, comprendre les raisons qui ont conduit à la dislocation de la 3ème conférence et définir ce qu'il faut en déduire pour le déroulement des prochaines conférences.

POIDS DU SECTARISME

Au cours de la deuxième conférence, il y eut un débat entre le P.C.Int. ("Battaglia Comunista", selon le nom de son journal) et le C.C.I. à propos du sectarisme. Le C.C.I. avait proposé une résolution condamnant l'attitude sectaire des groupes révolutionnaires qui avaient refusé l'invitation à participer aux conférences internationales. Le P.C.Int rejette la résolution affirmant, entre autres, que le refus des groupes n'était pas une question de sectarisme mais de divergences politiques. Et d'affirmer que nous chassions des fantômes de sectarisme au lieu de nous occuper des divergences politiques. Le PCInt ne parvenait pas à localiser le cheval du sectarisme parce que c'était celui qu'il était en train d'enfourcher. Le sectarisme existe. Nous l'avons rencontré. Tout au long des travaux de ces conférences.

Qu'appelle-t-on sectarisme ?

Le sectarisme c'est l'esprit de secte, l'esprit de petite église. Dans le monde de la religion, la question de savoir qu'est-ce-qui est vrai et qu'est ce-qui ne l'est pas apparaît comme une question d'affrontement d'idées dans le monde éthéré de la pensée abstraite.

Puisqu'à aucun moment la réalité, la pratique matérielle des mortels ne peut être supérieure aux textes sacrés et à leurs interprétations divines, puisque la réalité ne peut trancher les débats, chaque secte en divergence avec d'autres n'a que deux possibilités : ou bien renoncer à ses divergences et disparaître, ou bien vivre éternellement isolée et en opposition avec les sectes "rivales".

Puisque la pratique sociale et matérielle ne peut pas permettre de déterminer où est la vérité, les sectes qui survivent le font inévitablement isolées les unes par rapport aux autres, cultivant amoureusement dans leur mini-monastère "leur vérité" à elles.

Engels disait, parlant des sectes dans le mouvement ouvrier, que l'essentiel de leur vie se résumait à mettre toujours en avant ce qui -les différencie du reste du mouvement.

Et c'est certainement là la manifestation majeure de cette maladie qui isole ses victimes de la réalité

Face à tout problème posé, les sectes n'ont qu'une préoccupation : affirmer ce qui les distingue, ignorer ou condamner ce qui tend à les confondre avec le reste du mouvement.

Cette crainte de reconnaître ouvertement ce qu'on peut avoir de commun avec l'ensemble du mouvement, de peur de disparaître, cette manifestation caricaturale du sectarisme, a toujours entravé les travaux des trois conférences des groupes de la gauche communiste et a finalement conduit à la dislocation de la troisième.

"PAS DE DECLARATIONS COMMUNES" ?

On sait que la 3ème conférence, mai 1980, s'est ouverte dans une situation dominée au niveau de l'actualité par la menace d'une troisième guerre mondiale. Les contributions des groupes pour la préparation de la conférence ont toutes souligné la gravité de la situation et affirmé des positions de classe face à cette menace : une telle guerre serait de même nature que les deux guerres mondiales précédentes : impérialiste. La classe ouvrière mondiale n'a d'intérêts à défendre dans aucun bloc. La seule lutte efficace contre la guerre est celle du prolétariat contre le capitalisme mondial.

Le C.C.I. demanda que la conférence prît position sur cette question et proposa une résolution, à discuter et amender si nécessaire, pour affirmer ensemble la position des révolutionnaires face à la guerre.

Le P.C.Int. refusa et, à sa suite, la C.W.O. et l'"Eveil Internationaliste". Et la conférence resta muette.

Du fait même des critères de participation à la conférence, tous les groupes présents partageaient inévitablement la même position de fond sur l'attitude qui doit être celle du prolétariat en cas de conflit mondial et face à sa menace. "Mais, attention!", nous disent les groupes partisans du silence, "C'est que nous, on ne signe pas avec n'importe qui! Nous ne sommes pas des opportunistes!" Et nous leur répondons : l'opportunisme c'est trahir des principes à la première opportunité. Ce que nous proposions ce n'était pas de trahir un principe, mais de l'affirmer avec le maximum de nos forces.

Le principe internationaliste est un des plus hauts et des plus importants pour la lutte prolétarienne. Quelles que soient les divergences qui séparent les groupes internationalistes par ailleurs, peu d'organisations politiques au monde le défendent de façon conséquente. Leur conférence devait parler sur la guerre et parler le plus fort possible.

Au lieu de cela, elle se tut..."parce qu'on a des divergences sur ce que sera le rôle du parti révolutionnaire de demain !".

Le contenu de ce brillant raisonnement "non opportuniste" est le suivant : puisque les organisations révolutionnaires ne sont pas parvenues à se mettre d'accord sur toutes les questions, elles ne doivent pas parler de celles sur lesquelles elles sont d'accord depuis longtemps.

Les spécificités de chaque groupe priment par principe sur ce qu'il y a de commun à tous. C'est cela le sectarisme.

Le silence des trois conférences (dans les trois le P.C.Int puis le CWO ont refusé toute déclaration commune malgré l'insistance du CCI ([2] [6]) est la plus nette démonstration de l'impuissance a laquelle conduit le sectarisme.

LES CONFERENCES NE SONT PAS UN RING

Sélection ! Sélection ! Telle est la seule fonction que le P.C.Int et le CWO voient aux conférences.

Comment expliquer à une secte qu'elle doit apprendre à envisager l'idée que...peut-être... elle se trompe ? Comment faire comprendre à des sectaires que dans les conditions actuelles, parler d'une conférence qui sélectionne quels sont les groupes qui construiront le parti de demain c'est une absurdité.

Il est certain que dans le processus révolutionnaire il y a des sélections qui se produisent entre les organisations qui se réclament du mouvement ouvrier. Mais ces sélections c'est la pratique de la classe ou les grandes guerres mondiales qui les font et non quelques conciliabules entre organisations. Même des ruptures aussi importantes que celle des bolcheviks et mencheviks ne se sont réellement concrétisées qu'au fur et à mesure de la guerre de 1914 et des luttes de 1917.

C'est pourquoi, en premier lieu, il ne faut pas surestimer la capacité "d'auto-sélection" au niveau du simple débat, des conférences. En deuxième lieu, dans les conditions actuelles, les débats entre révolutionnaires sont loin d'en être au point de pouvoir être tranchés en commun. Pour le moment on en est à peine à tenter de créer un cadre dans lequel un débat puisse commencer à avoir lieu de façon efficace et utile à la classe ouvrière. La sélection, on en parlera en temps voulu.

CONCLURE UN DEBAT QUI N'A PAS EU LIEU ?

Le P.C.Int et le CWO, par impatience... ou par peur, ont refusé de continuer le débat jusqu'à ses conclusions sur le problème du parti. Cette question est une des plus graves et des plus importantes à laquelle sont confrontés les groupes révolutionnaires actuels, en particulier eu égard à l'appréciation que l'on a de la pratique du parti bolchévik pendant la révolution russe (répression des conseils de Kronstadt -des milliers de morts commandée par le parti bolchevik à la tête de l'Etat et de l'armée, par exemple). Le débat sur cette question n'a jamais encore été sérieusement abordé.

Cela n'a pas empêché le P.C.Int et C.W.O. de décider un beau jour, on ne sait pourquoi, de déclarer la question close et de disloquer la conférence, découvrant soudain qu'ils ne sont pas d'accord avec "les spontanéistes du C.C.I.".

Indépendamment du fait que ni le P.C.Int. ni le C.W.O. ne savent ce que veut dire "spontanéiste"  (sinon que c'est quelque chose de différent de ce que EUX ils pensent), il est pour le moins inconséquent de déclarer un débat qui n'a pas eu lieu...CLOS, alors que par ailleurs on le considère de la plus haute importance... au point de servir doivent pas parler de celles sur lesquelles elles  sont d'accord depuis longtemps.de justification au fait de se taire sur la menace de guerre mondiale. La gravité de la question ne rend que plus importante la nécessité de la traiter.

LA NECESSITE DU DEBAT ORGANISE ENTRE REVOLUTIONNAIRES

Ce débat doit avoir lieu. Peut-être que nous ne parviendrons pas à le résoudre avant qu'une nouvelle vague révolutionnaire de l'ampleur de celle de 1917-1923 ne vienne trancher dans la pratique la question. Mais au moins nous arriverons aux combats décisifs avec les problèmes correctement posés, débarrassés des incompréhensions et des esprits de chapelle.

La période de luttes de 1917-23 a posé, du point de vue de la question du rôle des avant-gardes, plus de questions qu'elle n'en a résolues.

De l'impuissance du nouveau-né Parti Communiste allemand en janvier 1919 à la répression sanglante de Kronstadt par les bolcheviks en 1921, l'expérience de ces années de soulèvements échoués nous ont plus montre ce qu'il ne faut pas faire que ce qu'il  faut faire. Mais encore faut-il savoir quoi et qu'est-ce-qu'on en déduit. Ce débat n'est pas nouveau, il existe, sous ses premières formulations, depuis les années des premiers congrès de l'Internationale Communiste.

Mais c'est inévitablement ce débat que les révolutionnaires devront reprendre aujourd'hui, ouvertement, sérieusement, de façon conséquente, responsable, face à la classe et à l'ensemble des nouvelles forces révolutionnaires qui se développent  et vont se développer partout dans le monde. Considérer ce débat clos, terminé aujourd'hui, c'est non seulement ignorer ce que "débat" veut dire, mais c'est surtout fuir sa responsabilité historique (même si ce mot peut sembler un peu grand pour certaines chapelles).

Refuser de le mener dans le cadre d'une conférence de groupes révolutionnaires, c'est refuser de le mener dans le seul cadre sérieux où il puisse avancer ([3] [7]).

Ceux qui fuient ce débat, fuient les nécessités du mouvement révolutionnaire présent, tel qu'il existe actuellement, pour se réfugier dans leurs certitudes livresques.

Dans les luttes futures, ce débat aura lieu dans la classe, à la lumière des problèmes qu'elle rencontrera dans sa lutte, que les révolutionnaires actuels l'aient préparé ou non. Mais ceux qui refusent de l'éclaircir aujourd'hui dans un cadre organisé, que ce soit les super-partitistes de "Programme Communiste" ("Parti Communiste International") ou que ce soit les "anti-constructeurs de parti" du P.I.C. ("Pour une intervention communiste"), ou encore les "non opportunistes" du P.C.Int ou du C.W.O., auront tout fait pour qu'il soit abordé dans les pires conditions.

EXPRIMER LA TENDANCE A L'UNITE DE LA CLASSE

La tendance à l'unification est le propre du prolétariat. La tendance à l'unification des organisations révolutionnaires en est une manifestation. Comme la classe dont elles ont épousé la cause, ces organisations ne sont pas divisées entre elles par des intérêts matériels. Contrairement aux organisations politiques bourgeoises qui incarnent et reflètent les intérêts matériels de certaines fractions de la classe exploiteuse, les organisations révolutionnaires expriment toutes en premier lieu la nécessité de l'unification consciente de la classe. Les révolutionnaires débattent et divergent souvent sur les moyens de cette unité, mais tous leurs efforts sont tendus vers elle.

Etre à la hauteur de leur classe c'est d'abord, pour des révolutionnaires, être capable d'exprimer cette tendance prolétarienne à l'unité, tendance qui fait de cette classe la porteuse de la réalisation de ce que Marx appelait "la Communauté humaine".

UN DIALOGUE DE SOURDS ?

Dans l'esprit de secte, le dialogue avec d'autres ne sert évidemment à rien. "On n'est pas d'accord ! On n'est pas d'accord ! On ne va pas se convaincre !"

Et pourquoi des organisations révolutionnaires

ne convaincraient pas d'autres organisations à travers le débat ? Seules les sectes refusent de remettre en question leurs certitudes ([4] [8]).

Comment se sont donc faits tous les regroupements  de révolutionnaires dans le passé si ce n'est en parvenant à travers le débat à "se convaincre" ? Pour la secte, "être convaincu par une autre organisation" ce n'est jamais parvenir à une nouvelle  clarté. Pour "les programmistes" c'est être "fottuto" -foutu (d'après un article publié dans "Pro­gramma Comunista"). Pour le C.W.O. ou le G.C.I. (Groupe Communiste Internationaliste), c'est tomber sous l'impérialisme d'un autre groupe. Dans les deux cas, c'est le pire malheur qui leur puisse arriver ([5] [9]). Cela peut et doit arriver aux autres, mais pas à eux.

C'est ça l'esprit de secte.

Il est certain que le débat est difficile. Il est très possible, comme nous l'avons déjà dit, que les révolutionnaires ne parviennent pas à trancher ces débats en l'absence de grands mouvements des masses ouvrières, mais :

1°) la difficulté de la tâche n'est pas un argument en soi ;

2°) depuis 1968, une nouvelle pratique de classe a repris dans le monde entier : des U.S.A. à la Corée, de Gdansk et Togliattigrad à Sao Paolo, créant les bases d'une nouvelle réflexion et mettant les minorités révolutionnaires devant leurs responsabilités.

Il n'est de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre.

Souhaitons que les révolutionnaires n’attendent pas trop longtemps encore pour entendre la puissance des grondements des bouleversements historiques qui se préparent.

CE QUE DEVRONT ETRE LES PROCHAINES CONFERENCES

Un pôle de référence

Les années 80 connaîtront un développement sans précédents de la lutte des classes sous la pression de la crise économique. L'évidence de la faillite du capitalisme, de l'impasse meurtrière dans laquelle il conduit l'humanité si celle-ci ne réagit pas, fait et fera apparaître le projet révolutionnaire prolétarien de moins en moins comme un rêve utopique et chimérique et de plus en plus comme la seule façon de répondre à l'holocauste planétaire que développe la survie du système d'exploitation.

Le développement des luttes prolétariennes s'accompagne et s'accompagnera de plus en plus du surgissement de nouveaux éléments, cercles, organisations révolutionnaires.

Ces nouvelles forces, en cherchant à devenir des facteurs actifs et efficaces dans la lutte internationale du prolétariat, sont et seront rapidement confrontées à la nécessité de se réapproprier les leçons de l'expérience des luttes passées du prolétariat mondial. Tant bien que mal, ce sont les groupes révolutionnaires dont l'existence a précédé le surgissement de ces forces qui ont cherché à définir ces leçons et à reprendre les enseignements du mouvement ouvrier international du passé. Aussi, est-ce inévitablement vers ces organisations que tôt ou tard tendront à se tourner les nouveaux éléments surgis du mouvement, pour tenter de s'armer des acquis fondamentaux du passé. Une des fonctions les plus importantes des Conférences Internationales est celle de permettre à ces nouvelles forces DE TROUVER UN CADRE OU CETTE TACHE PUISSE COMMENCER A ETRE REALISEE DANS LES MEILLEURES CONDITIONS POS­SIBLES. Ce cadre c'est celui de la confrontation OUVERTE, RESPONSABLE, et LIEE AUX LUTTES EN COURS entre organisations se situant sur un terrain révolutionnaire.

L'écho rencontré par les trois conférences des groupes de la gauche communiste, l'intérêt soulevé par cette expérience des Etats-Unis à l'Algérie, de l'Italie à la Colombie, démontre, par delà les énormes insuffisances des Conférences elles-mêmes, que ce type de travail REPOND A UNE NECESSITE RE­ELLE dans le mouvement révolutionnaire.

C'est pourquoi la poursuite de ce type de travail constitue aujourd'hui une des responsabilités de premier ordre dans l'intervention des groupes révolutionnaires.

DES CRITERES DE PARTICIPATION SERIEUX

Pour pouvoir remplir cette fonction, les conférences doivent posséder des critères de participation précis, qui permettent le mieux possible de délimiter un terrain de classe. Ces critères ne peuvent pas être le résultat de "coups de tête" de quelques organisations. Contrairement à l'idée initiale du P.C.Int., qui, lors de la préparation de la 1ère Conférence refusait l'établissement de critères de participation, le C.C.I. a toujours défendu

1) la nécessité de ces critères,

2) le fait que ceux-ci doivent reprendre d'une part les principaux acquis de la dernière grande organisation internationale du prolétariat, expression de la dernière vague de lutte révolutionnaire prolétarienne internationale (1917-23) : les deux premiers Congrès de la IIIe Internationale. D'autre part, les principaux enseignements de l'expérience de la 2ème guerre mondiale : nature capitaliste de l'URSS et de tous les Etats soi-disant 'socialistes" ou "en voie de le devenir" ainsi que de toutes les organisations qui, des P.C. aux P.S. en passant par les trotskystes, les "défendent".

Les critères de participation définis par les trois Conférences, constituent en ce sens -avec quelque reformulation mineure telle le remplacement du terme "science du prolétariat" en parlant du marxisme, par celui de "théorie du prolétariat"- une base solide ([6] [10]).

Depuis la IIIe Internationale, les importants débats qui avaient commencé à se dérouler en son sein, en particulier entre les bolcheviks et les "gauches" d'Europe occidentale ont été éclairés par plus de soixante ans d'expérience critique.

Des questions telles que celle du Parti révolutionnaire et de son rôle, la nature des syndicats dans le capitalisme après la 1ère guerre mondiale, la nature des "luttes de libération nationale", les questions du "parlementarisme révolutionnaire" et des tactiques de "fronts uniques", etc. n'ont pas perdu de leur importance depuis lors, au contraire. Ce n'est pas par hasard si ce sont elles qui divisent encore aujourd'hui les groupes révolutionnaires.

Mais leur importance, leur gravité, loin de constituer une entrave à la confrontation organisée entre révolutionnaires, comme le prétendent le CWO et le P.C.Int -devenu soudain un féroce partisan de "nouveaux critères de sélection"- ne rend que plus urgente et inévitable cette confrontation. En ce sens, fermer les conférences en fonction de ces questions, constituerait, dans l'état actuel du mouvement, une condamnation à l'impuissance. Cela transformerait très vite ces conférences en "de nouvelles chapelles".

Les Conférences ne sont pas le regroupement lui-même. Elles sont un cadre, un instrument dans le processus plus global et général du regroupement des révolutionnaires. C'est en les considérant comme telles qu’elles pourront remplir leur fonction et non en cherchant précipitamment à les transformer en une nouvelle organisation politique définie ([7] [11]).

Cependant, l'expérience a démontré, surtout lors de la IIIe Conférence, que les critères politiques généraux de principe, ne suffisent pas à eux seuls.

Les prochaines conférences devront exiger de leurs participants une conviction réelle de l'utilité et du sérieux avec lequel doivent être menées ces conférences. Des groupes qui, tels le G.C.I. (Groupe Communiste Internationaliste) n'assistent (à la IIIe Conférence) que pour "dénoncer" les conférences et faire de la "pêche à la ligne" n'y ont pas leur place.

La première condition évidente pour l'efficacité d'un travail collectif c'est que ceux qui le réalisent soient convaincus de son utilité. Cela devrait aller de soi, mais lors des prochaines conférences, il faudra en tenir compte explicitement.

Se taire, c'est pour des révolutionnaires, nier leur existence. Les communistes n'ont rien à cacher à leur classe. Face à elle, dont ils se veulent l'avant-garde, ils assument de façon responsable leurs actes et leurs convictions.

Pour cela, les prochaines conférences devront rompre avec les habitudes "silencieuses" des trois conférences précédentes.

Elles devront savoir affirmer et assumer CLAIRE­1ENT, explicitement, dans des textes et des résolutions courtes et précises, et non dans les centaines de pages des procès-verbaux, les résultats de leurs travaux, qu'il s'agisse de l'éclaircissement des DIVERGENCES et de ce sur quoi elles portent, ou qu'il s'agisse des positions COMMUNES partagées par l'ensemble des groupes.

L'incapacité des conférences passées à mettre noir sur blanc le contenu réel des divergences a été une manifestation de leur faiblesse.

Le silence jaloux de la Ille Conférence sur la question de la guerre est une honte.

Les prochaines conférences devront savoir assumer leurs responsabilités, si elles veulent être viables.

CONCLUSION

Le regroupement des révolutionnaires est une nécessité et une possibilité qui va de pair avec le mouvement vers l'unification de la classe ouvrière mondiale.

Ceux qui, à l'heure actuelle, prisonniers de l'esprit de secte imposé par des années de contre-révolution et d'atomisation du prolétariat, ignorent cette tâche des révolutionnaires, ceux dont le crédo révolutionnaire commence par "NOUS SOMMES LES SEULS !" seront impitoyablement jugés par l'histoire comme des sectes irresponsables et égocentriques.

Pour notre part, nous restons convaincus de la validité et de l'URGENCE du travail de regroupement des révolutionnaires, aussi long, pénible et difficile soit-il.

Et c'est en ce sens que nous continuerons d'agir.

R. Victo

 

 
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[1] [12] Organisations qui ont participé à la conférence : le "Partito Comunista Internazionalista" (P.C.Int. qui publie "Battaglia Comunista"), le"Courant Communiste International"(C.C.I.),"I Nuclei Leninisti"(fusion de l'ex-Nucleo Comunista Internazionalista et ex-Il Leninista), la "Communist Workers Organisation", le "Groupe Communiste Internationaliste", l'"Eveil Internationaliste". L'"Organisation Communiste Révolutionnaire Internationaliste d'Algérie" (OCRIA qui publie "Travailleurs Immigrés en Lutte") envoya des contributions écrites. Le groupe américain "Marxist Workers Group" s'y associa et devait envoyer un délégué qui fut empêché à la dernière minute.

[2] [13] Lors de la 1ère conférence, le P.C.Int refusa même une déclaration tentant de résumer les divergences.

[3] [14] Rien ne remplace le débat oral organisé et en prise avec les problèmes de la lutte de classe présente.

[4] [15] Ce n'est pas par simple esprit de boutade que Marx disait que sa devise personnelle était :"Doute de tout". C'est quelqu'un qui n'a cessé toute sa vie de combattre l'esprit de secte dans le mouvement ouvrier

[5] [16] Est-ce-que pour ces groupes, les fractions de gauche de la deuxième Internationale convaincues par les arguments de Rosa, de Lénine, de Pannekoek, de Trotsky, de mener la lutte la plus intransigeante contre la guerre et contre la social-démocratie pourrissante, étaient des "VICTIMES" ?

[6] [17]  Critères de participation aux conférences internationales définis lors de la 2ème Conférence :

-         Reconnaissance de la Révolution d'Octobre comme révolution prolétarienne

-         Reconnaissance de la rupture avec la social-démocratie effectuée par le 1er et le 2ème Congrès de l'Internationale Communiste

-            Rejet sans réserve du capitalisme d'Etat et de l'autogestion

-         Rejet de tous les partis communistes et socialistes en tant que partis bourgeois

-         Orientation vers une organisation de révolutionnaires qui se réfère à la doctrine et à la méthodologie marxiste comme science du prolétariat

Reconnaissance du refus de l'encadrement du prolétariat derrière, et sous une forme quelconque, les bannières de la bourgeoisie

[7] [18] Le déroulement des conférences, leur élargissement à d'autres groupes n'a pas empêché qu'entre temps des regroupements aient lieu parmi les participants. Ainsi, depuis les premières conférences, le "Nucleo Comunista Internazionalista" et "Il Leninista" se sont unifiés en une seule organisation. De même, l'essentiel des éléments qui constituaient le groupe "For Komunismen" de Suède, présent à la IIe Conférence, a constitué depuis le section en Suède du C.C.I.

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [19]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • L'organisation révolutionnaire [20]

Les théories des crises, de Marx à l'Internationale Communiste.

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Dans la période qui précéda la 1ère Guerre Mondiale, puis au cours de la guerre elle-même, les révolutionnaires marxistes se sont efforcés non seulement de dénoncer la nature impérialiste de la guerre, mais aussi d’en démontrer le caractère inévitable tant que le capitalisme resterait le mode de production mondialement dominant.

Contre les pacifistes qui appelaient de leurs vœux un capitalisme sans guerres, les révolutionnaires mettaient en avant l'impossibilité d'empêcher les guerres impérialistes sans détruire en même temps le capitalisme lui-même. L'Accumulation du Capital ou la Brochure de Junius de Rosa Luxemburg, tout comme L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine, furent écrits essentiellement avec cet objectif. Les moyens de l'analyse dans ces travaux, tout comme certaines conclusions, y sont différents, mais la préoccupation qui traverse ces ouvrages de bout en bout est la même : celle de l'action révolutionnaire du prolétariat international face à la barbarie capitaliste.

Aujourd'hui, lorsqu'une nouvelle crise  ouverte du capitalisme vient de nouveau faire peser la menace d'une guerre impérialiste mondiale, et crée des conditions pour une nouvelle attaque révolutionnaire du prolétariat contre le capital à l'échelle de la planète, il revient aux révolutionnaires de poursuivre ce travail d'analyse de la société capitaliste dans ce même esprit d'INTERVENTION MILITANTE.

Contrairement à ce que peuvent penser les professeurs de marxisme en université, le marxisme ne fait pas partie de l'économie politique : il en est la critique révolutionnaire. Pour les révolutionnaires, l'analyse de la crise actuelle du capitalisme ne saurait être une spéculation académique flottant dans le monde éthéré de l'analyse économique. Elle n'est qu'un moment dans leur intervention globale en vue de préparer les armes de la révolution prolétarienne. Elle n'est pas une pure interprétation du monde capitaliste, mais une arme pour le détruire.

II

Face aux convulsions économiques croissantes  que Connaît actuellement le capitalisme, il s'agit donc pour les révolutionnaires de mettre en évidence la vérification  des perspectives révolutionnaires marxistes en démontrant :

  • que la crise actuelle n'est pas une difficulté passagère du capitalisme, mais une nouvelle convulsion mortelle après plus d’un demi-siècle de décadence
  • que, comme en 1914 et en 1939, la seule "solution"  que peut offrir le capitalisme décadent à sa crise, c'est une nouvelle guerre mondiale qui risque, cette fois-ci, de mettre en question l'existence même de l'humanité ;
  • que la seule issue pour l'humanité face à cette impasse apocalyptique, c'est l'abandon et la destruction de l'ensemble des rapports de production qui constituent le capitalisme, et l'instauration d'une société d'où auront disparues les causes qui ont conduit à cette situation : une société sans marchandise ni échange, sans profit ni salariat, sans nations ni Etat, la société communiste ;
  • que la seule force sociale capable de prendre l'initiative d'un tel bouleversement, c'est la principal classe productive elle-même : la classe ouvrière mondiale.

III

Pour s'acquitter de cette tâche, les révolutionnaires doivent être capables de traduire en termes clair largement vérifiables par la réalité de la crise telle que la vit l'ensemble de la société et en particulier la classe ouvrière, les fondements principaux de l'analyse marxiste des contradictions internes du capitalisme. Défendre l'idée de la nécessité et de la possibilité de détruire le capitalisme sans être capables clairement et simplement les origines de la crise de ce système, c'est se condamner à passer soit pour des professeurs d'économie universitaire, soit pour des illuminés utopistes ([1] [21]). Et cette nécessité est d'autant plus algue aujourd'hui que tout indique, contrairement aux mouvements révolutionnaires de 1871, de 1905 ou de 1917-23, la prochaine vague révolutionnaire prolétarienne éclatera non pas à la suite d'une guerre, mais d'une crise économique. De plus en plus le débat sur les causes de la crise du capitalisme se déroulera non plus dans les revues théoriques de quelques groupes révolutionnaires exigus, mais dans les assemblées de chômeurs, les assemblées d'usine, au cœur même de la classe ouvrière en lutte contre les attaques croissantes du capitalisme aux abois. La tâche des communistes dans ce domaine est de savoir se préparer à y être des facteurs efficaces de clarté.

IV

Paradoxalement, la question des fondements de la du capitalisme, pierre de touche du socialisme scientifique, a été l'objet, surtout depuis les débats sur l'impérialisme, de nombreux désaccords entre marxistes.

Tous les courants communistes partagent en général la conception fondamentale suivant laquelle l'instauration d'une société communiste constitue une nécessité et une possibilité à l'ordre du jour de l'histoire à partir du moment où les rapports de production capitalistes cessent de constituer des facteurs indispensables au développement des forces productives pour se transformer en entraves, ou, pour reprendre.la formule du Manifeste Communiste, lorsque "les institutions bourgeoises sont devenues trop étroites pour contenir la richesse qu'elles ont créée".

Les désaccords surgissent lorsqu'il s'agit de préciser la façon dont se concrétise cette contradiction générale, lorsqu'il s'agit de définir les caractéristiques et le moment du phénomène économique qui transforme ces institutions, le salariat, le profit, la nation, etc., en entraves définitives du développement précipitant le capitalisme dans la crise, la  faillite et le déclin.

Ces désaccords subsistent aujourd'hui, recouvrant souvent les mêmes divergences qui opposèrent les révolutionnaires au début du siècle ([2] [22]). Cependant, l'extraordinaire affaiblissement des forces révolutionnaires, sous les coups de 50 ans de contre-révolution triomphante, la rupture organique quasi-totale avec les organisations du passé, ainsi que l'isolement extrême dans lequel ont vécu les groupes communistes pendant des décennies, ont rendu presque inexistant le débat entre révolutionnaires sur cette question.

Avec la reprise des luttes prolétariennes et le surgissement de nouveaux groupes révolutionnaires depuis dix ans, la discussion a eu une certaine tendance à reprendre, aiguillonnée par la nécessité de comprendre les difficultés économiques croissantes que connaît le capitalisme mondial. Le débat reprend trop souvent cependant sur des bases qui en réduisent la portée et les chances de le faire aboutir à des résultats conséquents pour l'enrichissement de l'analyse.

C'est tout naturellement que le débat a repris autour des discussions laissées en suspens par les théoriciens marxistes du début du siècle et reprises depuis, entre autres, par des groupes comme Bilan, Internationalisme, ou la revue Living Marxism. Au centre du débat, la confrontation entre les analyses de Rosa Luxemburg et celles de ceux qui, rejetant celles-ci, se sont attachés à défendre l'analyse de la baisse tendancielle du taux de profit comme explication fondamentale des contradictions du capitalisme. Mais, malheureusement, ce débat a eu jusqu'à présent une trop forte tendance à se cantonner dans un débat d'exégèses des écrits de Marx, les uns s'efforçant de démontrer que les thèses de Rosa Luxemburg sont "totalement étrangères au marxisme", ou du moins une très mauvaise interprétation des travaux du fondateur du socialisme scientifique, les autres s'attachant à mettre en relief la continuité marxiste des thèses de L'Accumulation du Capital.

Aussi importante puisse être la question de replacer toute analyse "marxiste" par rapport aux travaux de Marx, le débat serait condamné à une impasse totale s'il se cantonnait à cette seule préoccupation. C'est dans la CONFRONTATION AVEC LA REALITE qu'elle prétend  expliquer qu'une théorie trouve sa confirmation ou son infirmation  C'est seulement au crible de la critique des évènements qu'une pensée peut se développer positivement et trouver les moyens de devenir une force matérielle.

Pour pouvoir se développer avec des perspectives  constructives, l'actuel débat sur les fondements de la crise du capitalisme doit donc :

  • savoir considérer les analyses des marxistes par le passé, y compris Marx, non pas comme des livres saints dont il suffirait de faire l'exégèse pour qu'ils nous fournissent l'explication de tous les phénomènes économiques du capitalisme présent, mais comme des efforts théoriques qui doivent, pour être compris et repris, être replacés dans le contexte  des conditions historiques dans lesquelles ils ont été élaborés ;
  • s'attacher à "l'analyse concrète de la réalité concrète" de l'évolution du capitalisme, en confrontant avec cette réalité les différentes théories  qui  se réclame  du marxiste.

C'est alors, et seulement alors, que nous pourrons commencer à déterminer véritablement qui de Luxemburg ou de Grossmann-Mattick par exemple, a fourni des instruments valables de la compréhension du prolétariat des conditions objectives de son action historique. C’est ainsi que nous pourrons véritablement contribuer à l'effort de la classe ouvrière pour s'élever à la conscience des conditions générales de sa mission révolutionnaire.

Il nous apparaît donc fondamental de :

  1. Replacer de façon générale les principaux travaux des marxistes par le passé dans leur contexte historique afin de mieux en cerner la portée pour la période historique actuelle ;
  2. Confronter ces résultats à la seule chose qui puisse permettre de trancher et d'avancer dans le débat, à savoir, la réalité du capitalisme, aussi bien dans son évolution depuis la 1ère Guerre Mondiale que dans son actuelle crise.

MARX

C'est au cœur de la crise économique de 1847-48 et en vue d'intervenir dans le mouvement des luttes ouvrières engendré par elle, que Marx expose dans des conférences à l'Association des Ouvriers Allemands de Bruxelles (Travail Salarié et Capital) puis dans le Manifeste Communiste, les fondements de l'explication des crises du capitalisme. En quelques formules simples mais précises, Marx dégage la spécificité majeure de la crise économique capitaliste par rapport aux crises économiques des sociétés passées : contrairement à ce qui se produisait dans les sociétés précapitalistes où la production avait toujours pour objectif immédiat la consommation, dans le capitalisme, où l'objectif du capitaliste est la vente et l'accumulation du capital, la consommation n'étant qu'un pis-aller, la crise économique ne se traduit pas par une pénurie de biens, mais par la SURPRODUCTION : les biens nécessaires à la subsistance ou les conditions matérielles pour les produire existent, mais la masse des producteurs' qui ne reçoit des maîtres que le coût de sa force de travail, est privée des moyens et de l'argent nécessaire pour les acheter. Qui plus est, en même temps que la crise précipite les producteurs dans la misère et le chômage, les capitalistes détruisent les moyens de production qui permettraient de pallier à cette misère.

En même temps, Marx ébauche la raison profonde de ces crises : vivant dans la concurrence permanente entre eux, les capitalistes ne peuvent vivre qu'en développant leur capital et ils ne peuvent développer leur capital sans disposer de nouveaux débouchés. C'est ainsi que la bourgeoisie est contrainte d'envahir toute la surface du globe à la recherche de nouveaux marchés. Mais en même temps qu'elle se livre à cette expansion qui seule lui permet de dépasser et surmonter ses crises, elle rétrécit le marché mondial et crée par là même les conditions de nouvelles crises plus puissantes.

En résumé : par la nature même du salariat et du profit capitaliste, le capital ne peut fournir à ses salariés les moyens d'acheter tout ce qu'il produit. Les acheteurs de ce qu'elle ne peut vendre à ses exploités, la bourgeoisie les trouve dans les secteurs et les nations où ne domine pas le capitalisme. Mais en vendant sa production à ces secteurs, elle les oblige à adopter le mode de production bourgeois, ce qui les élimine comme débouchés et engendre à son tour le besoin de nouveaux débouchés.

"Depuis plusieurs décennies, -écrit Marx dans le Manifeste  de 1848- l'histoire de l'industrie et du commerce n'est que l'histoire de la révolte des forces productives contre les rapports de production modernes, contre le système de propriété qui est la condition d'existence de la bourgeoisie et de son régime. Il suffit de rappeler les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l'existence de la société bourgeoise. Dans ces crises, une grande partie, non seulement des produits déjà créés, mais encore des forces productives existantes est livrée à la destruction. Une épidémie sociale éclate, qui, dans toute autre époque, eut semblé absurde : l'épidémie de la surproduction. Brusquement, la société se voit rejetée un état de barbarie momentanée : on dirait qu'une famine, une guerre de destruction universelle qui ont coupé les vivres ; l'industrie, le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de vivres, trop d'industrie, trop de commerce...".

"... Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'une part en imposant la destruction d'une masse de forces productives ; d'autre part en s'emparant de marchés nouveaux et en exploitant mieux les anciens. Qu’est--ce à dire ? Elle prépare des crises plus générales et plus profondes, tout en réduisant les moyens de les prévenir." (Souligné par nous).

Qu'entendent Marx et Engels par "s'emparer de marchés nouveaux" ? Le Manifeste répond :

"Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe. Partout elle doit s'incruster, partout il lui faut bâtir, partout elle établit des relations... Le bas prix de ses marchandises est la grosse artillerie avec laquelle elle démolit toutes les murailles de Chine et obtient la capitulation des barbares les plus opiniâtrement xénophobes. Elle contraint toutes les nations, sous peine de courir à leur perte, d'adopter le mode de production bourgeois ; elle les contraint d’importer chez elles ce qui s'appelle la civilisation, autrement dit : elle fait des nations de bourgeois. En un mot, elle crée un monde à son image... De même qu'elle a subordonné la campagne à la ville, elle a assujetti les pays barbares et demi-barbares aux pays civilisés, les nations paysannes aux nations bourgeoises, l'Orient à l'Occident.".

Comment cette conquête du monde constitue le moyen pour la bourgeoisie de surmonter ses crises et en même temps sa condamnation à des "crises plus générales et plus profondes" ? Dans Travail Salarié et Capital  Marx répond :

"C'est que la masse des produits et donc le besoin de débouchés s'accroît, alors que le marché  mondial se rétrécit ; c'est que chaque crise soumet au monde commercial un marché non encore conquis ou peu exploité et restreint ainsi les débouchés." .

Ces formules constituent certainement un raccourci magistral de la théorie marxiste des crises. Ce n'est pas par hasard que Marx et Engels les formulent dans des documents qu'ils ont rédigés dans l'objectif de présenter à la classe ouvrière la quintessence des analyses des communistes. Ni Marx, ni Engels n'ont par la suite remis en question ces formulations, au contraire. Cependant, on ne trouve pas, dans la suite des travaux économiques de Marx un exposé systématique et achevé de ces thèses. Il y a à cela deux raisons majeures :

  • La première tient à la façon mime dont Marx avait conçu l'organisation de son étude sur l'économie. La partie consacrée au marché mondial et aux crises mondiales, il l'a toujours envisagée comme devant être la dernière. Or, comme on le sait, il est mort avant de pouvoir mener à leur terme ses travaux sur l'économie.
  • La deuxième raison, qui en fait explique en partie la première, tient aux conditions historiques qui ont caractérisé la période vécue par Marx.

En effet, la période historique du 19ème siècle est celle qui voit l'apogée du mouvement de constitution du marché mondial. "La bourgeoisie envahit toute la surface du globe... et crée un monde à son image" constate Marx. Mais le mouvement de constitution du marché mondial n'est pas encore réellement achevé. Le mouvement décrit par Marx suivant lequel le capital "soumet au monde commercial un marché mondial non encore conquis ou peu exploité et restreint ainsi les débouchés", ce mouvement au travers duquel "le marché mondial se rétrécit", ce mouvement historique qui fait que la bourgeoisie "prépare des crises plus générales et plus profondes tout en réduisant les moyens de les prévenir", ce mouvement donc n'est pas encore parvenu au point critique où le marché mondial est tellement rétréci, que la bourgeoisie ne dispose plus de moyens pour prévenir et surmonter ses crises. Le rétrécissement du marché mondial, la restriction des débouchés, n'a pas encore atteint un niveau qui rend la crise du capitalisme un phénomène permanent.

Les crises du 19ème siècle que Marx décrit sont encore des crises de croissance, des crises dont le capitalisme sort à chaque fois renforcé. Les crises commerciales dont parle Marx "qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l'existence de la société bourgeoise", ne sont pas encore des râles d'agonie -comme Marx le reconnaîtra d'ailleurs lui-même quelques années plus tard dans la préface de : Les luttes de classes en France- mais des crises de développement. Au 19ème siècle, comme le dit encore Marx, "la bourgeoisie surmonte ses crises en s'emparant de nouveaux marchés et en exploitant mieux les anciens". Cela lui est possible parce que le marché mondial est encore en constitution. Après chaque crise, il y a encore des débouchés nouveaux à conquérir par les pays capitalistes.

Ainsi, par exemple, de 1860 à 1900, l'Angleterre colonise encore près de 7 millions de milles carrés de territoires, peuplés par 164 millions de personnes (ce qui triple la surface et double la population de son empire) et la France accroit son empire de 3,5 millions de milles carrés et de 53 millions d'habitants (ce qui multiplie par 18 l'étendue et par 16 la population de ses colonies).

Marx assiste au mouvement de développement des contradictions du capitalisme et il définit la contradiction fondamentale qui d'une part IMPULSE ce mouvement et d'autre part le CONDAMNE à une impasse, Marx décèle dans le capitalisme à l'apogée de sa puissance historique, la maladie qui le condamnera à mort. Mais cette maladie ne présentait pas encore à ce stade de développement un caractère mortel. Et de ce fait, Marx ne parvint pas à en étudier tous les aspects.

De même que pour mesurer la résistance d'un matériau, il faut le solliciter jusqu'au point de rupture, de même que pour comprendre toutes les fonctions d'une substance nutritive sur un être vivant il faut en priver celui-ci jusqu'au point où le manque se fait sentir dans toutes ses conséquences, de même il fallait que le marché mondial se soit rétréci au point de bloquer de façon définitive l'épanouissement du capitalisme pour que puisse être analysée dans toute sa complexité sa contradiction fondamentale.

Il faudra attendre le début du 20ème siècle et l'exacerbation des antagonismes entre pays capitalistes pour la conquête de nouveaux débouchés au point de conduire à la préparation de la guerre mondiale, pour que l'analyse du problème franchisse une nouvelle étape et atteigne un niveau plus élevé de compréhension. C'est ce qui sera fait dans les débats sur l'impérialisme.

Marx n'avait pas pour autant cessé toute analyse des contradictions internes du capitalisme après le Manifeste. Dans Le Capital, on retrouve à plusieurs reprises des études détaillées des conditions des crises capitalistes. Mais dans presque toutes ces études, il fait explicitement abstraction du marché mondial  renvoyant le lecteur à une étude ultérieure qu'il devait entreprendre sur la question. Plutôt qu'une vision totale du monde capitaliste, qui ne pouvait être autre que celle du marché mondial, il analyse des mécanismes internes au "processus d'ensemble du capital", abstraction faite de tous ces secteurs de l'économie mondiale qu'il nommait dans le Manifeste "les débouchés nouveaux".

Il en est ainsi, en particulier, de la fameuse LOI DE LA BAISSE TENDANCIELLE DU TAUX DE PROFIT". Cette loi, qu'il a découverte, met en évidence les mécanismes à travers lesquels, en l'absence d'un certain nombre de facteurs contraires, l'élévation de la composition organique du capital (c'est-à-dire l'accroissement de la productivité du travail par l'introduction dans le processus de production d'une proportion croissante de travail mort -machine en particulier- par rapport au travail vivant), conduit le taux de profit du capitaliste à la baisse. Elle décrit les mécanismes économiques qui traduisent au niveau du taux de profit du capital, la contradiction entre, d'une part le fait que le profit capitaliste ne peut être tiré que du travail vivant contenue dans chaque marchandise capitaliste diminue en permanence au profit de celle du travail mort. Dans un monde sans ouvriers où seules les machines produiraient, le profit capitaliste serait un non-sens. La loi de la baisse tendancielle du taux de profit décrit comment, en mécanisant et automatisant de plus en plus la production, le capitaliste doit recourir à une série de mesures pour empêcher la tendance à la baisse de devenir effective.

Marx a ébauché l'étude de ces mesures destinées à enrayer cette baisse et qui font de la loi une loi tendancielle et non absolue. Or, les principaux facteurs qui contrecarrent cette loi sont eux-mêmes dépendants de la capacité du capital à étendre l'échelle de sa production, et donc de sa capacité à se procurer des débouchés nouveaux.

Qu'il s'agisse des facteurs qui compensent la baisse du taux de profit par l'augmentation de la masse du profit, ou qu'il s'agisse des facteurs qui empêchent cette baisse par l'accroissement du degré d'exploitation de l'ouvrier (élévation du taux de plus-value) grâce à l'élévation de la productivité sociale (baisse des salaires réels, extraction croissante de plus-value relative), ces deux types de facteurs fondamentaux ne peuvent jouer que si le capitaliste trouve en permanence de nouveaux débouchés lui permettant d'accroître l'échelle de sa production et donc :

  1. augmenter la masse des profits ;
  2. accroître l'extraction de plus-value relative.

C'est pourquoi Marx insiste tant sur le caractère tendanciel  et non absolu de cette loi. C'est pourquoi aussi au cours de son exposé de la loi et des facteurs qui la contrecarrent. Il renvois à plusieurs reprises le lecteur à des travaux ultérieurs.

La loi de la baisse tendancielle du taux de profit décrit en réalité la course entre deux mouvements parallèles dans la vie du capitalisme : le mouvement vers la mécanisation et l'automatisation croissante du processus de production d'une part, et le mouvement du capitalisme vers une intensification toujours plus grande de l'exploitation du prolétariat d'autre part ([3] [23]). Si la mécanisation de la production capitaliste se développe plus rapidement que la capacité du capital à intensifier l'exploitation du prolétariat, le taux de profit baisse. Si, par contre, l'intensification de l'exploitation se développe plus vite que le rythme de mécanisation de la production, le taux de profit tend à augmenter.

En décrivant cette course contradictoire, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit met en lumière un phénomène réel. Mais elle ne décrit pas par elle-même tous les éléments de la réalité de ce phénomène, ses causes et ses freins. Aux questions fondamentales : qu'est-ce qui détermine la vitesse de chacun de ces mouvements ? Qu’est-ce qui engendre et entretient la course à la modernisation du processus de production ? Qu’est-ce qui provoque en permanence le mouvement d'intensification de l'exploitation ? A ces questions, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit ne répond pas et ne prétend d'ailleurs pas répondre. La réponse se trouve dans la spécificité historique fondamentale du capitalisme, à savoir, son caractère de système marchand et universel.

Le capitalisme n'est pas le premier mode de production dans l'histoire à connaître l'échange marchand et l'argent. Dans le mode de production esclavagiste, tout comme dans le féodalisme, l'échange marchand existait, mais il ne régissait alors que certains aspects, toujours limités, de la vie productive sociale. Ce qui est spécifique au système capitaliste, c'est sa tendance à universaliser cet échange, non seulement à toute la planète, mais aussi et surtout à tous les domaines de la production sociale, et tout particulièrement à la force de travail. Ni l'esclave, ni le serf ne vendaient leur force de travail. La part qui leur revenait dans la production sociale dépendait d'une part de la production réalisée, d'autre part des règles en usage pour cette répartition.

Dans le capitalisme, l'ouvrier vend sa force de travail. La part qui lui revient dans la production sociale est déterminée par la loi du salaire, c'est-à-dire par la valeur de sa force de travail transformée par le capital en marchandise. Sa "part" n'est que l'équivalent du coût de sa force de travail pour le capitaliste, et encore à condition qu'il ne soit pas au chômage (ce qui ne se posait ni pour le serf, ni pour l'esclave). C'est pourquoi le capitaliste peut connaître cette situation, inconnue auparavant dans l'histoire, d'être en SURPRODUCTION, c'est-à-dire dans une situation où les exploiteurs se retrouvent avec "TROP" de produits, "TROP" de richesses entre les mains, qu'ils ne parviennent pas à réintroduire dans le processus de production.

Ce problème ne se pose pas au capital tant qu'il dispose de marchés autres que ceux constitués par ses propres salariés. Mais de ce fait même, la vie de chaque capitaliste se confond avec une course permanente aux marchés. La CONCURRENCE entre capitalistes, cette caractéristique essentielle de la vie du capital, n'est pas une concurrence pour des honneurs ou des idéaux, mais pour des MARCHES. Un capitaliste sans marchés est un capitaliste mort. Même un capitaliste qui parviendrait le miracle biologique de faire travailler ses ouvriers gratuitement (réalisant alors un taux d'exploitation infiniment grand et donc un taux de profit aussi énorme, ferait faillite du moment qu'il ne parviendrait pas à écouler les marchandises créées par ses exploités. C'est pourquoi la vie du capital est constamment confrontée au choix : conquérir des marchés ou mourir.

Telle est la concurrence capitaliste à laquelle aucun capital ne peut échapper. C'est cette concurrence pour des marchés (ceux qui existent déjà comme ceux à conquérir) qui contraint impitoyablement chaque capitaliste à chercher à produire à des coûts toujours plus bas. Le bas prix des marchandises est non seulement "la grosse artillerie" avec laquelle le capital "démolit toutes les murailles de Chine", qui encerclent les secteurs extra-capitalistes, mais aussi l'arme économique essentielle de la concurrence entre capitalistes.

C’est cette lutte pour baisser les prix de leurs marchandises afin de maintenir ou conquérir des marchés, qui constitue le moteur des deux mouvements dont la vitesse détermine le taux de profit. Les deux moyens principaux dont dispose le capital pour baisser ses couts de production sont en effet :

  1. la plus grande mécanisation de son appareil productif ;
  2. la diminution de ses coûts de main d’œuvre, c'est-à-dire une intensification de l'exploitation.

Un capitaliste ne modernise pas ses usines par goût d'un idéal de modernisme quelconque, mais parce qu'il y est contraint, sous peine de mort, par la concurrence sur les marchés. Il en est de même pour la contrainte d'intensifier l'exploitation de la classe ouvrière.

Qu'on envisage donc la baisse tendancielle du taux de profit du point de vue des forces qui la provoquent, ou qu'on l'envisage du point de vue des facteurs qui la modèrent et la contrarient, on a toujours affaire à un phénomène dépendant de la lutte du capital pour de nouveaux marchés.

La contradiction économique exprimée par cette loi, comme toutes les autres contradictions économiques du système, se résolvent toujours dans la contradiction fondamentale entre d'une part la nécessité pour le capital d'élargir toujours plus la production, et d'autre part le fait qu'il ne peut jamais créer en son propre sein, en donnant à ses salariés le pouvoir d'achat nécessaire, les débouchés indispensables à cet élargissement.

C'est pourquoi, après avoir exposé la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, Marx écrit (deux sections plus loin, dans le même 3ème Livre du Capital) :

"Le pouvoir de consommation des travailleurs est limité en partie par les lois du salaire, en partie par le fait qu'ils ne sont employés qu'aussi longtemps que leur emploi est profitable pour la classe capitaliste. La raison unique de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économe capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société." ([4] [24])

Comme on l'a déjà dit, et pour les raisons que nous avons exposé (la mort de Marx avant d'avoir mené à bout son étude sur l'économie, les limites de la période historique qu'il vivait), Marx n'a pas pu développer et systématiser l'analyse de "la raison ultime de toutes les crises réelles" du capitalisme. Mais du Manifeste au 3ème Livre du Capital, son énoncé reste le même.

Une théorie sous-consommationniste ?

Afin de mieux préciser le contenu de ce que Marx a effectivement formulé -et au risque de faire encore des concessions aux débats d'exégètes- il nous faut ici répondre à un des derniers arguments développés par un des défenseurs les plus connus de l'idée suivant laquelle la baisse tendancielle du taux de profit constituerait la seule théorie des crises de Marx. D'après Paul -Mattick, dans son livre Crise et théories des crises, les formulations de Marx se référant aux problèmes des marchés provoqués par la consommation inévitablement restreinte des travailleurs, seraient, soit des "fautes de plume", soit des concessions aux théories sous-consommationnistes en particulier de Sismondi.

Marx a critiqué la théorie sous-consommationniste de Sismondi., Mais ce qu'il a rejeté dans cette théorie, ce n'est pas l'idée suivant laquelle le capitalisme est confronté à des problèmes de marché du fait même qu'en élargissant son champ d'action, il restreint toujours en permanence la capacité d'achat et la consommation des travailleurs ; ce que Marx rejette des théories sous-consommationnistes c'est :

  1. le fait qu'elles envisagent la "sous-consommation" ouvrière comme quelque chose qui pourrait être évité dans le cadre du capitalisme, par des augmentations de-salaires ; montre comment, dans la réalité, c'est exactement l'inverse qui se produit : plus les capitalistes sont confrontés à la surproduction et au manque de marchés, et plus ils réduisent les salaires des ouvriers ; pour que le capitalisme puisse résoudre ses crises par des augmentations de salaires, il faudrait que la concurrence qui le contraint à réduire toujours plus ses coûts salariaux disparais se, bref il faudrait que le capitalisme ne soit pas le capitalisme ;
  2. Sismondi était en fait l'expression au 19ème siècle de la petite bourgeoisie condamnée par le capitalisme à la prolétarisation ; au bout de sa théorie, il y avait la revendication d'un capitalisme qui ne 'détruise pas la petite bourgeoisie; la théorie sous-­consommationniste de Sismondi' cherchait à démontrer non pas la nécessité pour l'humanité de se libérer de l'échange marchand et donc du salariat pour permettre un épanouissement libre des forces productives dans une société communiste, mais a préconiser un retour en arrière dans l'histoire en freinant la croissance capitaliste qui balaie sur son passage tous les secteurs précapitalistes de la petite bourgeoisie ; si le capitalisme parvenait à contrôler cette soif de croissance aveugle, dit Sismondi, le problème de trouver en permanence des débouchés nouveaux ne se poserait pas... et la petite bourgeoisie agricole, artisanale et commerciale pourrait survivre ; c'est cette vision utopique et réactionnaire que Marx rejette en démontrant qu'elle aboutit ici encore, à nier la réalité et à rêver d'un capitalisme qui ne peut exister.

En résumant le fond de la critique de Marx aux sous-consommationnistes, on peut dire que celui-ci ne rejette pas le problème économique qu'ils posent mais :

  1. la façon dont ils le posent,
  2. les réponses qu'ils lui donnent.

La théorie des crises de Marx place au centre de son analyse le problème de l'incapacité pour le capitalisme de créer tous les débouchés nécessaires à son expansion et donc celui de la consommation restreinte des masses de travailleurs. Mais elle n'est pas pour autant une théorie "sous-consommationniste".

DE MARX AUX DÉBATS SUR L'IMPERIALISME

Le dernier quart du 19ème siècle constitua sans aucun doute l'apogée historique du capitalisme. Le colonialisme capitaliste domine presque entièrement la planète. Le capitalisme se développe à des rythmes sans précédent aussi bien en extension qu'en productivité interne. Les luttes syndicales et parlementaires du mouvement ouvrier parviennent à arracher de véritables réformes durables au capitalisme. Les conditions d'existence du prolétariat connaissent dans les pays les plus développés des améliorations certaines en même temps que l'expansion foudroyante du capital mondial semble avoir relégué aux souvenirs du passé les grandes crises économiques.

Dans le mouvement ouvrier se développe alors le "révisionnisme", c'est-à-dire des tendances remettant en question l'idée de Marx du capitalisme condamné à des crises mortelles et mettant en avant la possibilité de passer au socialisme graduellement, pacifiquement par des réformes sociales progressives. Le mot de Bernstein "Le mouvement est tout, le but n'est rien" en résume le contenu.

En 1901, un des principaux "marxistes" révisionnistes, le professeur russe Tougan-Baranovsky, publie un livre soutenant l'idée que les crises du capitalisme découlaient non pas d'un défaut de consommation solvable par rapport à la capacité d'extension de la production capitaliste, mais d'une simple dis-proportionnalité entre les différents secteurs, dis-proportionnalité qui pouvait être évitée au moyen des interventions adéquates des gouvernements. Il s'agissait en fait d'une reprise d'une des thèses fondamentales de l'économie bourgeoise, formulée par J.B.Say, selon laquelle le capitalisme ne peut jamais connaître de véritables problèmes de marchés.

Ces thèses donnèrent lieu à un débat qui porta la Social-Démocratie à se pencher à nouveau sur la cause des crises. Il revint à Kautsky, qui était encore alors le porte-parole le plus reconnu dans tout le mouvement ouvrier des théories de Marx, de répondre à Tougan-Baranovsky. Nous citons ici un extrait de l'article de réponse de Kautsky qui met en évidence comment à cette époque encore il ne faisait aucun doute dans le mouvement ouvrier que la cause des crises du capitalisme résidait bien dans son incapacité à créer les débouchés nécessaires à son expansion.

"Les capitalistes et les ouvriers qu'ils exploitent constituent un marché pour les moyens de consommation produits par l'industrie, marché qui s'agrandit avec l'accroissement de la richesse des premiers et le nombre des seconds, moins vite cependant que l'accumulation du capital et que la productivité du travail, et qui ne suffit pas d lui seul pour absorber les moyens de consommation produits par la grande industrie capitaliste. L'industrie doit chercher des débouchés supplémentaires d l'extérieur de sa sphère dans les professions et les nations qui ne produisent pas encore selon le mode capitaliste. Elle les trouve et les élargit sans cesse, mais trop lentement. Car ces débouchés supplémentaires ne possèdent pas, et de loin, l'élasticité et la capacité d'extension de la production capitaliste.

Depuis le moment où la production capitaliste s'est développée en grande industrie, comme c'était le cas en Angleterre au 19ème siècle, elle possède la faculté d'avancer par grands bonds, si bien qu'elle dépasse en peu de temps l'extension du marché. Ainsi chaque période de prospérité qui suit une extension brusque du marché est condamnée d une vie brève, la crise y met un terme inévitable. Telle est en quelques mots la théorie des crises adoptée généralement, pour autant que nous le sachions, par  les "marxistes orthodoxes" et fondée par Marx." ([5] [25]).

Kautsky donne la dimension politique du débat en écrivant dans le même article de 1902 :

"Ce n'est pas par hasard que le révisionnisme a attaqué avec une violence particulière la théorie des crises de Marx."(Le révisionnisme veut faire du parti prolétarien) un parti démocratique où l'aile gauche du parti démocratique des réformes sociales."

Cependant, pour autant que cette théorie résumée "en quelques mots" par Kautsky fut "généralement adoptée" dans le mouvement ouvrier marxiste, personne n'avait entrepris de la développer de façon plus systématique comme se l'était proposé Marx.

C'est ce que tenta de faire Rosa Luxemburg dans les débats sur la nature de l'impérialisme à l'époque de l'explosion de la 1ère Guerre Mondiale.

LES DEBATS SUR L'IMPERIALISME

Le début du 20ème siècle voit l'achèvement des tendances contradictoires décelées par Marx. Le capital a effectivement étendu sa domination au monde entier. Il n'est pour ainsi dire plus un kilomètre carré de territoire sur la planète qui ne soit sous les griffes de l'une ou l'autre des métropoles impérialistes. Le processus de constitution du marché mondial, c'est-à-dire l'intégration de toutes les économies du monde dans un même circuit de production et d'échange, a atteint un degré tel que la lutte pour les derniers territoires non capitalistes devient une question de vie ou de mort pour tous les pays.

De nouvelles puissances, telles l'Allemagne, le Japon, les Etats-Unis, sont devenues capables de concurrencer la toute-puissante Angleterre sur le plan industriel, et cependant, dans le partage colonial du monde, elles sont quasiment inexistantes. Aux quatre coins de la planète, les antagonismes entre toutes les puissances s'exacerbent. De 1905 à 1913, à cinq reprises les antagonismes éclatent en incidents où la marche à la guerre généralisée apparaît de plus en plus comme la seule solution que peut trouver le capitalisme pour se partager le marché mondial. Enfin, l'explosion de la 1ère Guerre Mondiale vint marquer par le plus grand holocauste que l'humanité n'avait jamais connu dans son histoire, l'impossibilité pour le capitalisme de continuer à vivre comme il l'avait fait jusqu'alors. Les nations capitalistes ne peuvent plus se développer parallèlement les unes aux autres, laissant le libre échange et les courses d'explorateurs régler l'étendue de leur domination. Le monde est devenu trop restreint pour trop d'appétits capitalistes. Le libre échange doit laisser la place à la guerre et les explorateurs aux canons. Le développement d'une nation capitaliste ne pourra se faire qu'aux dépens d'une ou plusieurs autres. Il n'y a plus de véritable possibilité d'élargir le marché mondial. Celui-ci ne pourra plus être que repartagé de façons différentes. Le capitalisme ne pourra donc plus vivre que par des guerres et des préparations de guerres pour ces partages et repartages.

"Pour la première fois, le monde se trouve entièrement partagé, si bien qu'à l'avenir il pourra uniquement être question de nouveaux partages c'est-à-dire du passage d'un "possesseur" à à un autre, et non de la "prise de possession" de territoires sans martre".

(Lénine - L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme)

Sans destruction du capitalisme mondial, l'humanité est condamnée à vivre dans une situation de guerre quasi permanente. "Socialisme ou Barbarie" devient le mot d'ordre de tous les révolutionnaires.

La troisième Internationale se constitue en 1919 sur la base de la reconnaissance et de la compréhension de ce changement, cette rupture historique de caractère qualitatif. Ainsi, le premier point de la Plateforme de l'Internationale Communiste déclare :

"Les contradictions du système mondial, auparavant cachées en son sein, se sont révélées avec une force inouïe en une formidable explosion : la grande guerre impérialiste mondiale. ... UNE NOUVELLE EPOQUE EST NEE. EPOQUE DE DESA­GREGATION DU CAPITALISME, DE SON EFFONDREMENT INTERIEUR. EPOQUE DE LA REVOLUTION COMMUNISTE DU PROLETARIAT".

Par ces formules, l'I.C. réaffirmait sa rupture avec les tendances réformistes et patriotardes qui s'étaient développées au sein de la IIe Internationale et qui venaient de conduire le prolétariat à la boucherie inter-impérialiste au nom de la possibilité d'un développement continu des forces productives qui permettrait un passage pacifique du capitalisme au socialisme.

L'I.C. affirmait clairement :

  1. que la guerre mondiale n'était pas un choix que le capitalisme aurait pu éviter mais la conséquence inévitable, la révélation violente de ses contradictions internes, "auparavant cachées en son sein";
  2. que cette guerre n'avait pas été une guerre comme les guerres capitalistes précédentes. Elle marquait la fin d'une ère et l'ouverture d'une nouvelle époque, "l'époque de désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur";
  3. l'I.C. affirmait enfin que l'entrée du capitalisme dans cette époque de déclin, correspond historiquement à la mise à l'ordre du jour de la révolution prolétarienne, à l'ouverture de l'"époque de la révolution communiste du prolétariat":

Toute l'Internationale Communiste reconnaissait donc dans la Première Guerre Mondiale la manifestation du fait que le développement des contradictions internes du capitalisme avait atteint un point de non retour historique.

Cependant si tous les révolutionnaires marxistes partageaient ces conclusions, il n'en était pas de même des analyses qui devaient rendre compte de la nature précise de ces contradictions et de leur développement.

Au sein de ce qui avait constitué la Gauche de la IIIe Internationale, avaient été développées deux théories principales concernant l'analyse de l'impérialisme et des contradictions économiques du capitalisme qui l'engendrent. L'une, celle de Rosa Luxemburg , développée dans L'Accumulation du  Capital (1912) puis dans La crise de la social-démocratie allemande, écrit en prison pendant la guerre ; l'autre, celle de Lénine dans L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916).

Pour les deux théories, l'analyse de l'impérialisme et celle des contradictions fondamentales du capitalisme n'étaient que deux aspects d'une même question. Leurs travaux visent les conceptions sociale-démocrates patriotardes qui défendent un pacifisme de parade derrière l'illusion de la possibilité d'empêcher la guerre impérialiste et l'impérialisme lui-même par des luttes légales parlementaires susceptibles d'influencer la politique du gouvernement. Pour Rosa Luxembourg comme pour Lénine, il est impossible d'empêcher la guerre autrement qu'en détruisant le capitalisme, car l'impérialisme n'est que la conséquence des contradictions internes du capitalisme. Répondre à la question : qu'est-ce-que l'impérialisme ? Impliquait donc répondre à cette autre question : quelle est la contradiction fondamentale que le capitalisme cherche à pallier par sa politique impérialiste ?

LA REPONSE DE ROSA LUXEMBURG

La réponse de Rosa Luxemburg se veut -et nous pensons qu'elle le constitue- une poursuite des travaux de Marx sur le développement du capitalisme en le considérant non plus sous la forme abstraite et simplifiée d'un système pur, fonctionnant dans un monde où il n'y aurait 'que des ouvriers et des capitalistes, mais sous sa forme historiquement concrète, c'est-à-dire comme cœur et partie du marché mondial. Sa réponse constitue un développement systématique de l'analyse des crises de Marx, à peine ébauchée du Manifeste au Capital. Dans L'Accumulation du Capital, elle entreprend une analyse de la question de la croissance capitaliste en rapport avec le reste du monde, non capitaliste, en passant au crible d'une méthode marxiste parfaitement maîtrisée, les grandes étapes historiques de cette croissance, puis les différentes approches théoriques du problème.

Sa réponse à la question de l'impérialisme est la simple actualisation des analyses du Manifeste Communiste, soixante ans plus tard. Le capitalisme ne peut pas  créer lui-même, en son propre sein, les débouchés nécessaires à son expansion. Les ouvriers, les capitalistes et leurs serviteurs directs, ne peuvent acheter qu'une partie de la production réalisée. La partie de la production qu'ils ne consomment pas, c'est-à-dire, cette partie du profit qui doit être réinvestie dans la production, le capital doit la vendre à quelqu'un en dehors des agents qu'il soumet à sa domination directe et qu'il paie de ses propres deniers. Ces acheteurs il ne peut les trouver que dans les secteurs qui produisent encore suivant des modes de production précapitalistes.

Le capital s'est développé en vendant le surplus du produit de leurs manufactures d'abord aux seigneurs féodaux, puis aux secteurs artisanaux et agricoles arriérés, enfin aux nations "sauvages", précapitalistes, qu'il a colonisées.

Ce faisant, le capital a éliminé les seigneurs, transformé les artisans et les paysans en prolétaires ; dans les nations précapitalistes il a prolétarisé une partie de la population et réduit le reste à l'indigence en détruisant avec le bas prix de ses marchandises les anciennes économies de subsistance.

Pour Rosa Luxemburg, l'impérialisme est essentiellement la forme de vie que prend le capitalisme lorsque les marchés extra-capitalistes devenant trop restreints pour les besoins d'expansion d'un nombre croissant de puissances toujours plus développées, celles-ci sont contraintes à des affrontements permanents et de plus en plus violents pour trouver une place dans le partage du marché mondial.

"L'impérialisme actuel... est la dernière étape du processus historique (du capitalisme) : la période de concurrence mondiale accentuée et généralisée des Etats capitalistes autour des derniers restes de territoires non capitalistes du globe".

(R. Luxemburg - Critique des critiques, ed. Maspé­ro, p. 229).

La contradiction fondamentale du capitalisme, c'est-à-dire CELLE QUI EN DERNIERE INSTANCE DETER­MINE LES LIGNES DE FORCE DE L'ACTION ET LA VIE DU CAPITALISME, est celle entre d'une part, le besoin permanent d'expansion du capital de chaque nation sous la contrainte de la concurrence et d'autre part le fait qu'en se développant, en généralisant l'instauration du salariat, il restreint les débouchés indispensables à cette expansion.

"Par ce processus, le capital prépare doublement son propre effondrement : d'une part en s'étendant aux dépens des formes de production non capitalistes, il fait avancer le moment où l'humanité toute entière ne se composera plus effectivement que de capitalistes et de prolétaires et où l'expansion ultérieure, donc l'accumulation, deviendront impossibles. D'autre part, à mesure qu'il avance, il exaspère les antagonismes de classe et l'anarchie économique et politique internationale d tel point qu'il provoquera contre sa domination la rébellion du prolétariat international BIEN AVANT QUE L'EVO­LUTION ECONOMIQUE AIT ABOUTI A SA DERNIERE CONSE­QUENCE : la domination absolue et exclusive de la production capitaliste dans le monde". (Rosa Luxemburg - Critique des critiques, p.152).

Le terme final de cette contradiction théorique ne sera jamais atteint, précise Rosa Luxembourg, car "l'accumulation du capital n'est pas seulement un processus économique mais un processus politique".

"L'impérialisme est d la fois une méthode historique pour prolonger les jours du capital et le moyen le plus sûr et le plus rapide d'y mettre objectivement un terme. Cela ne signifie pas que le point final ait besoin à la lettre d'être atteint. La seule tendance vers ce but de l'évolution capitaliste se manifeste déjà par des phénomènes qui font de la phase ultime du capitalisme une période de catastrophes". (Rosa Luxemburg - L'accumulation du capital, ed. Maspéro, p. 364).

L'exacerbation des antagonismes inter-impérialistes pour la conquête de colonies à la fin du XIXe siècle et début du XXe, avait contraint Rosa Luxemburg, plus que Marx, à se pencher sur l'analyse de l'importance des secteurs non capitalistes pour la croissance du capitalisme. Le recul de l'histoire et les spécificités de la période historique qui la séparait de Marx ont fondé sa conviction de poursuivre par ses travaux l'analyse du maître.

Cependant, en développant son analyse, Rosa Luxemburg a été conduite à faire la critique des travaux de Marx sur la reproduction élargie (en particulier les schémas mathématiques) dans le IIe livre du Capital. Cette critique consistait surtout à montrer d'une part le caractère inachevé de ces travaux que l'on avait trop tendance à présenter comme définitifs et achevés ; d'autre part, à mettre en évidence que le postulat théorique sur lequel ils pétaient fondés -étudier les conditions de l'élargissement de la reproduction capitaliste en faisant abstraction du milieu non capitaliste qui l'entoure, c'est-à-dire en considérant le monde comme un monde purement capitaliste- ne permettait pas de comprendre le problème dans sa totalité.

La publication des travaux de Rosa Luxemburg à la veille de la guerre mondiale provoqua au sein de l'appareil officiel de la Social-Démocratie allemande une réaction extrêmement violente et énergique souvent sous prétexte de "sauvegarder" l’œuvre de Marx : Rosa aurait inventé un problème là où il n'y en avait pas ; le problème des marchés serait un faux problème ; Marx l'aurait "démontré" par ses fameux schémas sur fa reproduction élargie, etc. et au bout de toutes ces critiques "officielles", la thèse des futurs patriotes : l'impérialisme n'est pas inévitable dans le capitalisme.

LA REPONSE DE LENINE

L'analyse de Lénine dans L'Impérialisme, stade  suprême du capitalisme, écrit en 1916, ne se réfère pas aux travaux de Rosa Luxemburg et ne traite la question des marchés que de façon accessoire. Pour démontrer le caractère inévitable de l'impérialisme dans le capitalisme "en putréfaction", Lénine met l'accent sur le phénomène de concentration accélérée du capital au cours des décennies qui ont précédé la guerre. En cela son analyse reprend la thèse de Hilferding, Le Capital financier (1910), suivant laquelle ce phénomène de concentration constitue l'élément essentiel de l'évolution du capitalisme à cette époque.

"Si l'on devait définir l'impérialisme aussi brièvement que possible, écrit Lénine, il faudrait dire qu'il est le stade monopoliste du capitalisme."

Lénine définit cinq caractères fondamentaux de l'impérialisme : "Aussi, sans oublier ce qu'il y a de conventionnel et de relatif dans toutes les définitions en général, qui ne peuvent jamais embrasser les liens multiples d'un phénomène dans l'intégralité de son développement, devons-nous donner de l'impérialisme une définition englobant les cinq caractères fondamentaux suivants : 1) concentration de la production et du capital parvenu à un degré de développement si élevé qu'elle a créé les monopoles, dont le râle est décisif dans la vie économique ; 2) fusion du capital bancaire et du capital industriel, et création sur la base de ce "capital financier" d'une oligarchie financière ; 3) l'exportation de capitaux, d la différence de l'exportation de marchandises, prend une importance toute particulière ; 4) formations d'unions internationales monopolistes de capitalistes se partageant le monde, et ; 5) fin du partage territorial du globe entre les grandes puissances capitalistes." (chap.VII).

De ces cinq "caractères fondamentaux", trois ont trait à la concentration croissante du capitalisme au niveau national et international. Pour Lénine, la contradiction fondamentale du capitalisme, celle qui le conduit au stade de l'impérialisme et de la "putréfaction", est celle entre sa tendance au "mo­nopolisme" qui fait devenir la production capitaliste toujours plus sociale, et les conditions générales du capitalisme propriété privée, production marchande, concurrence) qui les contredisent.

"Le capitalisme arrivé à son stade impérialiste conduit aux portes de la socialisation intégrale de la production ; il entraîne en quelque sorte les capitalistes, en dépit de leur volonté et sans qu'ils en aient conscience, vers un nouvel ordre social, intermédiaire entre l'entière liberté de la concurrence et la socialisation intégrale. La production devient sociale, mais l'appropriation reste privée. Les moyens de production sociaux restent la propriété privée d'un petit nombre d'individus. Le cadre général de la libre concurrence nominalement reconnue subsiste, et le joug exercé par une poignée de monopolistes sur le reste de la population devient cent fois plus lourd, plus tangible, plus intolérable." (chap. I)

Puis, dans le chapitre sur "Le parasitisme et la putréfaction du capitalisme" : "...la principale base de l'impérialisme est le monopole. Ce monopole est capitaliste, c'est-à-dire- né du capitalisme ; et, dans les conditions générales du capitalisme, de la production marchande, de la concurrence, il est EN CONTRADICTION PERMANENTE ET SANS ISSUE avec ces conditions générales."

Cette contradiction entre le caractère de plus en plus "social" que prend la production capitaliste au fur et à mesure qu'elle s'étend et se concentre, et d'autre part la subsistance de l'appropriation privée capitaliste, est une contradiction réelle du capitalisme, mise en évidence par Marx à plusieurs reprises. Mais par elle-même, elle est loin de rendre compte réellement ni de l'impérialisme ni des effondrements du capitalisme.

La tendance vers le "monopolisme" n'explique pas pourquoi à partir d'un certain degré de développement les pays capitalistes sont contraints à une guerre à mort pour les colonies. C'est au contraire la nécessité de mener une guerre de plus en plus âpre pour les colonies qui explique la tendance dans chaque nation capitaliste à l'unification et la concentration de tout le capital national. Les puissances capitalistes qui connaissent les concentrations les plus rapides et étendues ne sont justement pas celles qui possèdent les plus grands empires (Angleterre, France), mais celles qui doivent se faire une place dans le marché mondial (Allemagne, Japon).

En négligeant le problème des marchés pour le capitalisme, Lénine est conduit à prendre pour cause, de l'impérialisme ce qui en réalité n'est qu'une conséquence -tout comme l'impérialisme lui-même - de la lutte des capitalistes pour de nouveaux débouchés. De même il est amené à voir dans l'exportation de capitaux un phénomène fondamental de l'impérialisme ("à la différence de l'exportation de marchandises") alors que dans la réalité l'exportation de capitaux n'était qu'une des armes de la lutte entre puissances pour les marchés où placer leurs marchandises (Lénine le reconnaît d'ailleurs lui-même dans son ouvrage :

"L'exportation de capitaux devient ainsi un moyen d'encourager l'exportation de marchandises" chap.IV).

En prenant comme point de départ de son analyse les travaux de Hilferding sur le monopolisme, Lénine pouvait difficilement parvenir à des conclusions cohérentes avec ses prémisses. Hilferding était un des théoriciens de l'aile réformiste de la 2ème Internationale ; derrière l'importance démesurée qu'il donnait au phénomène de concentration du capital dans le capital financier, il y avait la volonté de démontrer la possibilité du passage au socialisme par des voies pacifiques et progressives. (D'après Hilferding, la concentration croissante imposée par le monopolis­me permettrait de réaliser au sein du capitalisme une série de mesures qui progressivement jetteraient les bases du socialisme : élimination de la concurrence, élimination de l'argent, élimination des nations...jusqu'au communisme). Tout l'effort théorique de Hilferding était tendu vers la démonstration de la fausseté de la voie révolutionnaire au communisme. Tout l'effort de Lénine visait l'inverse. En empruntant à Hilferding les bases de sa théorie sur l'impérialisme, Lénine ne pouvait aboutir à des conclusions révolutionnaires qu'en faisant subir à la théorie des contorsions contradictoires.

LA POSITION DE L'INTERNATIONALE COMMUNISTE

Dans sa plateforme, l'IC ne se prononce pas réellement sur le fond du débat. Cependant, l'explication esquissée de l'évolution du capitalisme vers son "effondrement intérieur" se réfère explicitement au mo­nopolisme et à l'anarchie du capitalisme, alors que la question des marchés n'est que signalée pour expliquer partiellement l'impérialisme.

"Le capitalisme a tenté de surmonter sa propre anarchie par l'organisation de la production. Au lieu de nombreuses entreprises concurrentes, se sont organisées de vastes associations capitalistes (syndicats, cartels, trust, le capital bancaire s'est uni au capital industriel, toute la vie économique est tombée sous le pouvoir d'une oligarchie financière capitaliste qui, par une organisation basée sur ce pouvoir, acquit une maîtrise exclusive. Le monopole supplante la libre-concurrence. Le capitaliste isolé se transforme en membre d'une association capitaliste. L'organisation remplace l’anarchie insensée.

Mais dans la mesure môme où, dans les Etats pris séparément, les procédés anarchiques de la production capitaliste étaient remplacés par l'organisation capitaliste, les contradictions, la concurrence, l'anarchie, atteignaient dans l'économie mondiale une plus grande acuité. La lutte entre les plus grands Etats conquérants conduisait, avec une inflexible nécessité, d’une monstrueuse guerre impérialiste. La soif  de bénéfices poussait le capitalisme mondial à la lutte pour la conquête de nouveaux marchés, de nouvelles sources de matières brutes, de la main  d’œuvre  bon marché des esclaves coloniaux. Les Etats impérialistes qui se sont partagés le monde entier, qui ont transformé des millions de prolétaires et de paysans d'Afrique, d'Asie, d'Amérique, d'Australie en bêtes de somme, devaient révéler tôt ou tard dans un gigantesque conflit la nature anarchique du capital. Ainsi, se produisit le plus grand des crimes. La guerre du banditisme mondial."

Il serait difficile de dégager de ces formulations une idée vraiment claire sur les questions de l'impérialisme et des contradictions fondamentales du capitalisme. A la question des contradictions internes du système, l'IC répond, à la suite de Lénine et donc suivant l'influence de Hilferding, par l'évolution du système vers des monopoles. Et tout comme Lénine, elle affirme immédiatement l'impossibilité d'une évolution continue jusqu'à l'élimination des nations par des concentrations internationales successives. La concentration au niveau national conduit à ce que "les contradictions, la concurrence, l'anarchie, atteignent dans l'économie mondiale une plus grande acuité", laissant entendre encore comme Lénine, que cette tendance à la concentration est cause et non conséquence de l'exacerbation des "contradictions, concurrences et anarchie" internationales.

Quant aux politiques impérialistes de conquêtes, l'IC se contente de parler de "soif de bénéfices" qui "poussait le capitalisme mondial à la lutte pour la conquête de nouveaux marchés, de nouvelles sources de matières brutes, de la main d’œuvre à bon marché des esclaves coloniaux". Ce qui est juste, au niveau de la dénonciation des idéologies qui parlaient de l'impérialisme comme un moyen de porter "la civilisation", mais reste au niveau économique une pure description qui ne permet pas de comprendre en quoi l'impérialisme est lié à la contradiction fondamentale du capitalisme.

Enfin, quant à l'explication de la 1ère Guerre Mondiale, et des raisons de son explosion, l'IC se réfère tout comme Lénine et Rosa au fait que "les Etats impérialistes se sont partagés le monde entier" mais sans dire pourquoi le fait que ce partage soit achevé conduit inévitablement à la guerre, pourquoi ce partage ne pouvait pas s'accompagner d'une évolution parallèle des différentes puissances.

Quant à la question des crises de surproduction, du marché mondial, de son rétrécissement, etc. dont parlait le Manifeste, l'IC n'en dit mot.

L'Internationale Communiste ne parvient pas dans son ensemble à se mettre d'accord sur cette question. Les partis communistes en 191.9 avaient d'ailleurs d'autres problèmes bien plus urgents et importants à discuter : le prolétariat détenait le pouvoir en Russie, l'explosion de la révolution allemande avait été une confirmation de la vision des communistes d'après laquelle la guerre engendrerait un mouvement révolutionnaire international. Mais la défaite immédiate de ce premier assaut révolutionnaire en Allemagne posait la question de la force réelle de ce mouvement international. Dans une telle situation, la question de savoir les raisons théoriques de l'explosion de la guerre mondiale passaient au second plan. L'histoire s'était chargée de balayer dans la barbarie de la guerre et le feu de la révolution toutes les théories qui parlaient de développement continu du bien-être dans le capitalisme et du pas sage pacifique au socialisme.

La guerre, la plus violente forme de la misère humaine était là. Elle avait engendré un mouvement révolutionnaire international, et c'était inévitablement les questions concernant directement la lutte révolutionnaire qui passaient au premier plan.

Mais cela n'est pas la seule raison qui explique le fait que l'IC ne soit pas parvenue à un accord sur les, fondements des crises économiques du capitalisme. La 1ère Guerre Mondiale prend la forme d'une guerre totale, c'est-à-dire la forme d'une guerre qui, pour la première fois, exige la participation active non seulement des soldats sur le front, mais aussi de toute la population civile encadrée par un appareil d'Etat devenu l'omniprésent organisateur de la marche au massacre et de la production industrielle d'instruments de mort.

La monstrueuse réalité de la guerre se construisait avec des usines qui "tournaient à plein rendement", des dépenses de vies humaines, en uniformes ou non, qui faisaient "disparaitre le chômage". La réalité du premier holocauste qui coûta 24 millions de morts à l'humanité cachait, sous le vrombissement des usines produisant la destruction, le fait que le capitalisme n'était plus capable de produire. La sous-production d'armements cachait la surproduction de marchandises... Les ventes aux Etats pour la guerre cachaient le fait que les capitalistes ne pouvaient plus rien vendre d'autre. Ils devaient vendre pour détruire parce qu'ils ne pouvaient plus produire pour vendre.

Telle est certainement la raison majeure du fait surprenant de voir la plateforme de l'IC ne plus reprendre une virgule des formulations du Manifeste  sur la question soixante ans plus tôt à propos des crises de surproduction et du rétrécissement du marché mondial.

En conclusion, on peut dire que la nécessité d'expliquer l'impérialisme permit de poursuivre la compréhension développée par Marx. Mais les conditions mêmes de cette crise (mouvements prolétariens révolutionnaires qui font passer au second plan les préoccupations d'ordre théorico-économique, le caractère récent de la rupture communiste avec la 2ème Internationale et le poids de l'influence sur l'analyse des révolutionnaires des théoriciens social-démocrates réformistes, enfin le fait que la guerre dissimule des spécificités fondamentales de la crise du capitalisme, en particulier la surproduction) entravaient l'aboutissement à un accord sur le fond sur l'analyse des causes de la crise entre les révolutionnaires dans l'Internationale Communiste

 

R.V.


[1] [26] Ce n'est pas par prétention académique que le livre de Lénine L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme porte comme sous-titre : Essai de vulgarisation.

[2] [27] Sur cette question, lire les articles Marxisme et théories des crises, Théories économiques et  lutte pour le socialisme, Sur l'impérialisme (Marx,  Lénine, Boukharine, Luxemburg), Les théories des  crises dans la Gauche Hollandaise, dans la REVUE INTERNATIONALE, respectivement N° 13, 16, 19, 21.

[3] [28] En utilisant les notations de Marx, le taux de profit, c'est-à-dire le rapport entre le profit obtenu et le capital total dépensé, s'écrit : pl/c+v où pl représente la plus-value, le profit, c le capital constant dépensé, c'est-à-dire le coût pour le capitaliste des machines et des matières premières, v le capital variable, c'est-à-dire les coûts salariaux. En divisant le numérateur et le dénominateur de cette expression par y, le taux de profit devient :


 

C’est-à-dire le rapport du taux de plus-value ou taux d'exploitation (pl/v, ou travail non payé divisé par le travail payé v) sur la composition organique du capital (c/v, ou dépense du capitaliste en travail mort sur dépense en travail vivant, expression en valeur de la composition technique du capital dans le processus de production).

[4] [29] Le Capital, Livre III, Cinquième Section, p.1206 Editions La Pléiade.

[5] [30] NEUE ZEIT, 1902, N°5 (31), p.140, cité par Rosa Luxemburg dans la "critique des critiques".

Questions théoriques: 

  • L'économie [31]

Heritage de la Gauche Communiste: 

  • Le Marxisme : la theorie de la révolution [32]

Économie de guerre et crise en Allemagne de l'Est

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Nous avons choisi d'étudier ici le développement de la crise en Allemagne de l'Est pour les raisons suivantes :

- l'Allemagne de l'Est, étant le capital national le plus développé du bloc de l'Est, la crise est supposée y être "introuvable" ;

-           l'économie d'Allemagne de l'Est, comme celle de la Tchécoslovaquie, est une pièce maîtresse de l'économie de guerre russe ; par conséquent, le développement de la crise dans ce pays revêt une importance particulière ;

-           la possibilité de la lutte de classe à l'Est de freiner la marche vers la guerre en bouleversant l'économie de guerre, dépend du développement de la crise et de la résistance ouvrière en Allemagne de l'Est (et en Tchécoslovaquie), car c'est dans ces pays que la classe ouvrière est le plus concentrée dans le bloc de l'Est. En plus, la situation géographique de ces deux pays, qui ont frontière commune avec l'Europe occidentale, pose la possibilité de l'extension de la lutte par delà le "rideau de fer".

Pour les révolutionnaires d'aujourd’hui, il ne suffit plus de savoir qu'il y a la crise du capitalisme dans les pays de l'Est. Il faut encore comprendre :

-                       comment la crise économique s'approfondit

-                       le niveau que la crise a atteint dans le bloc russe et dans chacun de ses capitaux nationaux - la perspective pour l'avenir

-                       l'effet que produit la crise économique sur :

1)     la crise politique de la bourgeoisie

2)     le développement de la lutte du prolétariat

3)     le comportement des autres couches sociales et en particulier des grandes masses paysannes.

L'APRES-GUERRE

La 2ème guerre mondiale a décimé le territoire qui allait devenir la République Démocratique Allemande (R.D.A.). A la fin de 1945, le ravitaillement des villes, l'industrie et les moyens de transport étaient pratiquement inexistants. Dans leur zone d'occupation, les "libérateurs" russes avaient enlevé des usines entières pour les transporter en Russie ; ils se sont emparés des positions-clé de l'économie d'Allemagne de l'Est à travers des holdings soviétiques. Ce n'est qu'au début des années 50 que l'URSS a un peu relâché sa poigne de fer sur l'économie d'Allemagne de l'Est. Pendant la guerre et l'occupation, la capacité industrielle de la zone d'occupation soviétique était tombée à moins de la moitié du niveau de 1939.

Cependant, la reconstruction d'après-guerre a suivi, à un rythme inégal. Vers 1959, la R.D.A. était le neuvième producteur industriel au niveau mondial. En 1969, avec ses 17 millions d'habitants, la R.D.A. avait atteint un niveau de production industriel plus élevé que celui du Reich allemand de 1936 qui avait une population de 60 millions d'habitants. De même que le "miracle économique" de l'Allemagne de l'Ouest et d'autres pays occidentaux après la guerre a servi de base aux mythes sur un "capitalisme qui ne connaîtrait plus de crises" et sur la "société de consommation", de même la reconstruction en-R.D.A. et dans d'autres pays de l'Est est devenue "la preuve" de la nature socialiste -ou non capitaliste- de ces économies. Mais, pour les marxistes, la capacité d'accumuler rapidement du capital n'a jamais été une preuve de socialisme ; au contraire. Aujourd'hui, la crise économique mondiale du capitalisme prouve, sinon aux staliniens et aux trotskystes, au moins à la classe ouvrière, la nature capitaliste des pays du bloc de l'Est.

LE DEVELOPPEMENT DE LA CRISE

La crise mondiale du capitalisme qui se manifeste aujourd'hui en R.D.A. met en danger non seulement la stabilité politique de la bourgeoisie locale mais aussi la machine de guerre russe. La R.D.A. n'est pas seulement le principal fournisseur d'industrie lourde de la Russie ; elle est aussi le gendarme de Moscou sur la frontière occidentale du bloc.

On admet maintenant à Berlin-Est que la R.D.A., de même que n'importe quel autre capital national aujourd'hui, souffre des effets d'un ralentissement da son taux de croissance économique. Les taux d'expansion élevés des années 50 et 60 appartiennent au passé. Cette stagnation signifie que la phase de reconstruction qui a suivi la 2ème guerre mondiale a laissé la place à une crise générale et ouverte. Le tournant s'est accompli avec les années de crise 1969 et 1970 pendant lesquelles la production a été sérieusement freinée par des coupes sombres dans l'économie. Grâce à une intervention de l'Etat encore plus énergique qu'auparavant dans le développement conjoncturel et grâce à une relance des exportations, il a été possible de surmonter les goulots d'étranglement et les déséquilibres de ces deux années et d'atteindre un taux de croissance du revenu national d'environ 5,5 % en moyenne pour les années suivantes. Malgré cette reprise, tous les signes dénotaient que le taux de croissance général était en train ' de ralentir, de sorte que le plan quinquennal de 1976-80 escomptait depuis le départ un ralentissement de l'expansion économique. Déjà en 1971, et pour la première fois, on avait planifié moins  d'investissements.

Ce qui est certain est que le taux de croissance du revenu national n'a pas cessé de décroître au '.cours de ce plan quinquennal :

"Déjà avant que les effets de la seconde crise du pétrole ne soient ressentis (les taux de croissance) avaient atteint un niveau tel que le "Neues -Deutschland" ne voulait plus en publier les chiffres"

(Miner Stadt-Anzeiger, 21-22 juillet 1979).

L'Institut Allemand de Recherche Economique estime que la réduction annuelle réelle de la productivité . du capital industriel en R.D.A. est de 1 % "ce qui correspond presque exactement aux chiffres de la ; R.F.A." (Voir D.D.R. Wirtschaft, DIW). Les dirigeants staliniens blâment les directeurs d'usine de la R.D.A. pour la sous utilisation des capacités productives. Ce n'est pas le manque de demande qui en est la cause, mais le chaos économique général : les machines qui commencent à être usées ne peuvent pas être modernisées ou remplacées par manque de capitaux ; les services de dépannage ' laissent à désirer. Il y a en particulier pénurie de pièces de rechange. Cette pénurie de capital  est exacerbée par la nécessite d'investir autant, de plus-value que possible dans l'industrie lourde ; or, ceci déséquilibre toute l'économie de , façon dramatique en désorganisant les autres secteurs de production : produits manufacturés défectueux ou inutilisables, diminution des exportations... Nous avons bien à faire ici à l'anarchie de la production capitaliste, à la crise capitaliste.

Cette stagnation de l'économie se reflète dans les résultats des plans quinquennaux. Les chiffres visant à l'expansion sont de plus en plus modestes ou bien ils n'arrivent pas à être tenus. On a reconnu il y a quelque temps déjà l'échec du plan quinquennal qui prend fin cette année. Le gigantesque appareil de contrôle de "l'économie planifiée" arrive de moins en moins à maîtriser le chaos. Pendant l'année 1978, de hauts fonctionnaires du Parti Socialiste Unifié d'Allemagne (de l'Est - "S.E.D") y compris Honecker et Stoph, ont fait allusion à ces problèmes lors de discours sur la situation économique. Il a été admis que le plan quinquennal actuel, par exemple, n'arrive pas à atteindre son but à cause d'un manque d'investissements de l'ordre de milliards de marks. Par ailleurs, on durcit la lutte contre le marché noir qui devient de plus en plus important, non seulement pour les biens de consommation et les devises (le mark d'Allemagne de l'Ouest est actuellement pratiquement la seconde monnaie de la R.D.A -certains disent même la première), mais aussi en matières premières et en énergie : les grandes compagnies étatisées se livrent à une concurrence acharnée entre elles pour la possession de ces marchandises si estimées et échangent fiévreusement (achètent ou vendent) des matières premières et des pièces de rechange pour pouvoir remplir leur plan. Cela s'accompagne d'investissements massifs en dehors du plan dont l'ampleur est en train de devenir un vrai casse-tête pour les "planificateurs".

BALANCES COMMERCIALES NEGATIVES A L'EST ET A L'OUEST

La R.D.A a toujours été connue pour être un grand exportateur au sein du Comecon et, entre 1960 et 1973 elle a eu une balance commerciale excédentaire de l'ordre de 3 % .Durant cette période, la R.D.A a connu un excédent commercial de 9 % par rapport aux pays du Comecon et de 23 % par rapport aux "pays en voie de développement", mais un déficit commercial de 20 % par rapport au bloc de l'Ouest. Ce beau bilan n'a pas survécu longtemps aux coups que lui a portés la crise mondiale. Afin de défendre sa propre économie et face à l'endettement croissant du Comecon vis-à-vis du bloc occidental (plus de 50 milliards de dollars), l'URSS s'est vue obligée à reporter le poids de la crise sur les épaules plus étroites de ses alliés ; en 1973 elle a augmenté le prix à l'exportation de toute une série de matières premières et de sources d'énergie. Ces mesures ont frappé particulièrement fort la R.D.A qui dispose de très peu de matières premières sur son sol. L'excédent commercial de 5,7 milliards de marks-devises que la R.D.A avait accumulé pendant la période de 1960-73 a cédé la place, dans les  deux années suivantes -1974-75- à un déficit commercial de 7,3 milliards de marks. Les prix à l'exportation de la R.D.A. ont augmenté de 1972 à 1975 d'environ un quart. Jusqu'à la fin de 1979 la R.D.A devait, rien qu'à l'Allemagne de l'Ouest 2,6 milliards de marks-devises, ce qui n'est qu'une partie de sa dette de 16 milliards au bloc de l'Ouest. "Der Spiegel" note que la R.D.A. a encore plus de dettes vis-à-vis de l'Ouest que la Grande-Bretagne      (Der Spiegel du 16.01.78).

A cause de cet endettement envers l'Ouest, la proportion du commerce extérieur de la R.D.A. avec les autres pays du Comecon est passée à 73,5 %. Le commerce entre la R.D.A. et l'URSS a augmenté particulièrement. Ce développement est un facteur essentiel pour le renforcement du bloc russe contre le bloc occidental. Alors que le commerce entre l'URSS et les pays industriels occidentaux a connu une lente expansion, le commerce entre l'Ouest et les autres pays du Comecon a eu tendance à stagner ou même à décroître. Les satellites d'Europe de l'Est, et en particulier l'Allemagne de l'Est, resserrent les rangs autour de l'URSS.

La balance commerciale de Berlin-Est par rapport à la Russie est aussi source de préoccupations. Le "Frankfurter Allgemeine Zeitung" observe : "En 1977 la balance commerciale par rapport à l'URSS a été déficitaire de 3 milliards de marks-devises. C’est le déficit commercial le plus élevé en chiffres relatifs et absolus qu'un pays de l'Est ait connu par rapport à l’U.R.S.S. "                                  (F.A.Z. du 5.07.78). La concurrence provenant des pays industrialisés occidentaux -en particulier la R.D.A.-sur le marché russe vient s'ajouter aux difficultés de la R.D.A. Pour relever ce défi, Berlin-Est, par exemple, a été obligé d'acheter de l'acier et des produits semi-manufacturés à l'Ouest afin de pouvoir remplir ses contrats avec l'URSS dans les temps et avec une qualité compétitive.

QU'EST-IL ARRIVE AU "MIRACLE ECONOMIQUE" ?

Le "boom" d'après-guerre -baptisé "socialiste"- a en fait été rendu possible par la destruction qu’ont causée la 2ème guerre mondiale et le démantèlement de l'industrie qui a suivi. Il a fallu faire fonctionner l'infrastructure développée de la R.D.A. et mettre au travail sa classe ouvrière, très spécialisée et disciplinée, pour renforcer le bloc russe. On a installé en R.D.A. des moyens de production nouveaux et plus modernes, provenant en particulier de la Tchécoslovaquie qui avait une capacité industrielle avancée en encore intacte ; on les a payés avec une exploitation inimaginable du prolétariat d'Allemagne de l'Est, en état de défaite et de prostration. C'est comme cela que la R.D.A. est devenue le bastion industriel le plus moderne du bloc, mû par une classe ouvrière qui, jusqu'en 1953 n'a pas eu la force de résister à la terreur capitaliste.

C'est la faiblesse économique du bloc russe dans son ensemble qui a donné lieu aux nationalisations par delà les frontières et à une administration étatique à tous les niveaux de l'économie. Ce contrôle brutal exercé par le capitalisme d'Etat a pu permettre pendant un temps de forcer le pas de la reconstruction, sans pour autant résoudre les contradictions inhérentes au système.

L'impérialisme mondial, avec ses chambres à gaz et ses bombardements massifs a rendu au capitalisme allemand, autant de l'Est que de l'Ouest, un service inoubliable en massacrant les chômeurs et en liquidant une large fraction de la petite-bourgeoise; débarrassé de ces fardeaux qui ponctionnent l'économie, il n'est pas étonnant que le capitalisme en Allemagne ait connu une rapide expansion.

Afin de favoriser le développement économique de l'après-guerre, l'Etat de la R.D.A. s'est attaqué aux petits fermiers et petits producteurs qui restaient encore. Déjà, la "Réforme agraire" de septembre 1945 avait exproprié tous les propriétaires qui possédaient plus de 100 hectares de terre. La terre a été divisée parmi les paysans pauvres, en des parcelles si minuscules et si peu rentables que les paysans ont été obligés, depuis le début, d'aller rejoindre les coopératives agricoles étatiques. En 1960, il ne restait plus aucun fermier indépendant ; la croisade contre la petite bourgeoisie a servi non seulement à baisser les prix de la production agricole en la rationalisant (grandes exploitations dans les coopératives étatiques au lieu de petits lopins non rentables), mais également à baisser le coût des produits industriels (puisqu'en baissant les prix des produits agricoles, les salaires des ouvriers ont pu être réduits d'autant). Elle a également permis de faire face au problème de pénurie de main-d’œuvre dans l'industrie lourde, puisqu'une partie de ces paysans n'a plus eu qu'à aller vendre leur force de travail dans ce secteur de l'industrie.

Même dans la période de reconstruction, l'Etat a eu à lutter contre les effets de la crise capitaliste qui, avec la décadence du système, prend un caractère permanent. Les plans quinquennaux, par exemple, n'ont été que des tentatives brutales de faire face à la crise. L'aspect essentiel des plans est que la production de biens de consommation et que l'expansion de la consommation privée doit rester au plus bas de l'échelle de croissance. Les augmentations de salaires du premier plan quinquennal de 1951 ont été annulées par la pénurie chronique de biens de consommation - situation qui a ouvert la voie aux soulèvements ouvriers de 1953. Le plan septennal qui a suivi, de 1959 à 1965, fut reconnu comme un échec dès 1962 et abandonné. Au lieu d'augmenter, le taux de croissance de l'économie a baissé (DIW, DDR Wirtschaft, p.26). Le plan de 1965-70 était supposé surmonter ces problèmes en forçant sur les exportations. Mais qu'est-il réellement arrivé ? Les importations ont augmenté plus vite que les exportations. Autant pour la "planification socialiste de la R.D.A''

LES MESURES DE LA BOURGEOISIE

Quelles mesures prend la bourgeoisie aujourd'hui pour ralentir le développement de la crise ouverte ?

- En particulier depuis la fin des années 60, on essaie de stimuler la croissance en augmentant la concentration (en particulier en formant des combinaisons industrielles). La part des entreprises nationalisées dans la production industrielle a augmenté de 82 % en 1971 à 99 % en 1972: Pendant les années 70, des secteurs entiers de l'économie, tels que la machinerie agricole, l'industrie automobile, la science et la technologie, ont été transformés en combinaisons géantes. Cependant, une grande part de cet effort de concentration de l'industrie n'existe que sur du papier et n'arrive pas à couvrir la très réelle faiblesse et incohérence de l'économie.

- On essaie de favoriser de nouveaux secteurs d'exportation mais nous avons vu plus haut le "succès" de ces efforts.

- Les mesures mentionnées ci-dessus s'avérant impuissantes, il devient d'autant plus nécessaire d'attaquer de front le niveau de vie de la classe ouvrière. Et cette attaque elle-même ne peut être qu'un prélude à la "solution" capitaliste à la crise : une troisième guerre mondiale.

LA R.D.A. ET L'ECONOMIE DE GUERRE RUSSE

Par elle-même, la R.D.A, malgré sa capacité économique, ne dispose pas d'une industrie de guerre significative. L'A.N.P. (Armée nationale du Peuple -sic) est équipée avec des armes russes. En outre, la R.D.A. n'investit que 22 millions de marks par an dans l'"aide au développement militaire" des pays du tiers-monde, contrairement à l'Allemagne de l'Ouest qui en investit 82 milliards ("Der Spie­gel", 30.07.78). Mais l'industrie est-allemande participe pour une grande part au développement de la machine de guerre russe. En fait, l'industrie de la R.D.A. produit essentiellement pour l'économie de guerre russe. C'est-à-dire qu'elle produit directement ou indirectement pour les forces armées du Pacte de Varsovie. L'économie de guerre russe n'absorbe pas seulement la part du lion de la plus-value extraite en Russie-même ; elle s'accapare aussi une part importante de la richesse produite dans les pays de l'Est. Si elle ne le faisait pas, elle n'aurait pas la moindre chance de rivaliser avec le développement militaire des U.S.A.

Le commerce extérieur entre la R.D.A. et l'URSS s'est multiplié par cinq depuis le début des années 50. Représentant 16 % du commerce extérieur russe, la R.D.A. est le partenaire commercial le plus important de l'URSS ; elle est aussi son principal fournisseur de biens-capitaux (ou biens de production). Un bon quart des importations russes en machinerie et en pièces détachées proviennent de la R.D.A. Alors que les autres pays du Comecon fournissent essentiellement à l'URSS des matières premières et des produits semi-finis, seules la R.D.A et la Tchécoslovaquie sont en mesure de fournir des moyens de production, qui sont utilisés en Russie pour la construction de chemins de fer, le développement de sources d'énergie ou directement pour la production de chars de guerre, de camions, de bateaux de guerre, etc. Il existe aussi, bien entendu une coopération directe dans le domaine de la production militaire entre l'URSS et ses alliés, comme par exemple, la coopération entre l'URSS et la fameuse entreprise "Skoda" de Tchécoslovaquie pour la production d'armes, de camions et de réacteurs nucléaires. Mais jusqu'à présent la R.D.A n'a pas été associée à ce type de coopération à grande échelle.

Les économies des pays d'Europe de l'Est sont constamment sous la pression (futile) de vouloir arriver à se doter d'une industrie lourde comparable à celle du bloc américain. La capacité guerrière des blocs ne doit pas se mesurer seulement en fonction de la capacité actuelle à produire des chars ou autre chose, mais aussi dans leur capacité à doubler ou tripler cette production dans un laps de temps déterminé. Indépendamment de l'efficacité de sa production, le bloc russe n'arriverait jamais à produire autant d'armements que le bloc américain. La nécessité de survivre en tant que bloc impérialiste distinct a obligé le Pacte de Varsovie à mobiliser toutes ses ressources disponibles pour l'économie de guerre, de façon à rester compétitif par rapport à l'Ouest au moins à ce niveau. Ainsi, alors que nous avons d'un côté tous les signes d'une surproduction massive dans les pays industrialisés du bloc de l'Ouest (trop d'ouvriers, trop d'industrie, etc.), la crise à l'Est prend  la forme d'une sous-production, parce qu'il n'y a pas assez de capital et de travail disponible pour satisfaire les nécessités de l'économie de guerre. Alors que la crise de surproduction dans le bloc de l'Ouest entraîne une réduction de la production dans tous les secteurs de l'économie sauf dans le militaire, on peut voir que ce développement exclusif du secteur militaire existe  dans le bloc de l'Est depuis des années.

Ce phénomène de sous-production à l'Est est l'expression de la division du globe en deux blocs militaires rivaux ; il est le résultat de la pénurie mondiale de marchés. C'est la preuve que les entraves du marché mondial bloquent le développement des forces productives. Le marché mondial est trop restreint pour permettre la réalisation de tout le capital qui a été accumulé. Après la 2ème guerre mondiale, les pays avancés du bloc américain qui avaient à leur disposition la majeure partie du marché mondial ont pu (pour une série de raisons que nous ne pouvons pas examiner ici) connaître un certain développement des forces productives aux dépens de l'appauvrissement du reste du monde. Quant au bloc russe, qui n'a presque rien retiré de la re divisions impérialiste du monde à la suite de la 2ème guerre mondiale, il n'a pu réaliser qu'une économie de guerre. Cette nécessité de développer l'économie de guerre à partir d'une position de faiblesse économique et stratégique, entraîne une profonde modification dans le fonctionnement de la loi de la valeur à l'intérieur du bloc russe, de sorte que la crise capitaliste y prend des formes différentes qu'à l'Ouest. Ces différences sont utilisées *par les staliniens et les trotskystes pour "prouver" la nature non capitaliste du bloc de l'Est. Mais aucun de ces mensonges ne peut cacher les effets dévastateurs de la crise capitaliste sur les conditions de vie du prolétariat d'Europe de l'Est, de la Russie ou de la Chine.

Afin de développer l'industrie lourde (base de l'économie de guerre), la bourgeoisie d'Europe de l'Est doit négliger toutes les autres branches de l'économie. Ce simple fait produit crise après crise. Par exemple, en R.D.A, seulement 36 % des investissements reviennent au secteur tertiaire et à l'infrastructure, contre environ 58 % en R.F.A. Une telle orientation des investissements, en entraînant inévitablement un rétrécissement du secteur des biens de consommation et des services, entraîne un rétrécissement encore plus fort des marchés, une baisse du taux de profit et une stagnation dramatique de l'économie. Comme le secteur militaire ne produit ni des biens de production ni des biens de consommation mais ne fait qu'avaler de la plus-value sans contribuer au renouvellement du cycle d'accumulation, la stagnation risque de se transformer en paralysie.

Les choix qui s'offrent à l'Allemagne de l'Est ou à la bourgeoisie russe ne sont pas la "planification" stalinienne ou une "économie de marché". En fait, les seules alternatives, dans l'abstrait, sont : soit une économie de guerre désespérément renforcée et dirigée par l'Etat avec ses industries de base -ce qui ne peut conduire qu'à une stagnation plus poussée et au chaos-, soit un ralentissement des taux de croissance dans ces industries de façon à niveler le développement général de tous les secteurs de l'économie -ce qui conduirait à uns stagnation globale, en quelque sorte "plus douce". Mais en réalité, elles ne peuvent pas choisir la seconde alternative parce que cela voudrait dire perdre la bataille la plus importante avec le bloc américain : la course aux armements. Les dirigeants staliniens n'ont donc d'autre alternative que de suivre le cours précédent. Il ne leur reste qu'à préparer et tenter de gagner une nouvelle guerre mondiale, afin de tirer profit du programme d'investissements massifs dans l'économie d'armements.

LA SITUATION DE LA CLASSE OUVRIERE DANS L'ECONOMIE DE GUERRE

L'Allemagne de l'Est a actuellement le taux le plus élevé du monde de population active

(53,3 % de la population). Alors qu'entre 1950 et 1969 le nombre d'Allemands de l'Est en âge de travailler abaissé de 1,9 million, le nombre réel de travailleurs a augmenté de 700.000 -soit, environ 10 % Cette augmentation a été possible grâce à l'intégration de plus de femmes, mais aussi de retraités, à la vie économique. Par ailleurs, l'Allemagne de l'Est n'a pu attirer qu'un nombre relativement faible d'ouvriers immigrés de Pologne, des Balkans, etc.

Cette pénurie croissante de main-d’œuvre est un résultat direct de l'économie de guerre. L'Etat est obligé de baisser le prix de la marchandise force de travail en dessous du niveau nécessaire pour en assurer la rénovation et l'expansion. Ce niveau nécessaire, comme l'explique Marx, n'est pas un absolu qui se situerait en dehors de l'histoire, mais évolue avec le développement de la société. Dans une société industrielle moderne comme la R.D.A, où les ouvriers travaillent sous un régime d'exploitation brutal, automatisé et scientifiquement dirigé, ce niveau de vie nécessaire à la reproduction et l'élargissement de la force de travail n'est pas garanti : dans les familles ouvrières, la plupart du temps, les deux parents travaillent et doivent faire des heures ou des brigades de travail supplémentaires ; en plus, il faut faire des heures de queue dans les magasins ou aller marchander dans le marché noir illégal pour obtenir les biens de première nécessité ; les ouvriers doivent vivre dans des appartements minuscules, souvent à huit ou dix sous le même toit parce que la tante, la grand-mère et les deux fils mariés ne peuvent pas obtenir d'appartement pour eux-mêmes ; dans les grandes villes et les banlieues industrielles, les ouvriers habitent dans des logements provisoires, à des kilomètres de distance de leur lieu de travail et de n'importe quel centre ; ils doivent attendre des années sur des listes d'attente avant de pouvoir obtenir un moyen de transport décent. Il n'est pas étonnant que les gens aient essayé de s'échapper à l'Ouest, tant que le "boom" de l'après-guerre y existait encore, ou que si peu d'ouvriers étrangers veuillent aller travailler en R.D.A. ; il n'est pas étonnant non plus que les familles d'Allemagne de l'Est ne puissent se permettre d'avoir que peu de membres malgré toute la propagande de l'Etat sur les "booms" à la natalité. Les ouvriers de la RDA ne connaissent que le besoin parce qu'ils doivent porter sur leurs épaules tout le poids de l'économie de guerre.

Le prix de la marchandise force de travail, comme pour n'importe quelle autre marchandise, est déterminé par son coût moyen de production, ainsi que par la loi de l'offre et la demande. Ici aussi, l'Etat stalinien intervient pour maintenir ce prix aussi bas que possible. Cette intervention dans les lois de l'économie revêt un caractère militaire. La loi du marché      a dicté que les ouvriers iront là où ils peuvent vendre leur force de travail au plus haut prix. Mais la bourgeoisie est-allemande a résolu le problème. Elle a construit un mur le long de la frontière occidentale et l'a habillé de fil barbelé, parsemé de mines et de miradors, parce que les salaires en R.F.A. sont plus élevés qu'en R.D.A.

Un autre exemple : là où il y a pénurie de main d’œuvre, les salaires tendent à augmenter ; il existe un marché de l'emploi. Pour éliminer cela, l'Etat a rendu extrêmement difficiles le changement de travail ou de lieu de résidence.

LES ATTAQUES CONTRE LA CLASSE OUVRIERE

L'approfondissement de la crise attaque le niveau de vie de la classe ouvrière de tous côtés :

-    par une augmentation de l'exploitation

-    par une réduction des salaires réels, ce qui s'opère de l'une des manières suivantes :

.            la quantité de marchandises qui sont difficiles ou impossibles à trouver augmente rapidement ; cela va du café et du beurre, au logement et même à l'électricité qui est régulièrement coupée dans beaucoup d'endroits du pays ;

.            la qualité des marchandises disponibles se détériore ;

.            l'inflation passe sous la forme d'augmentations

.            de prix déclarées ou déguisées et par la disparition des subventions de l'Etat ;

.                 les services sociaux, l'assistance médicale, etc., sont réduits, abaissant ainsi le salaire social ;

.                 des interruptions continuelles dans le procès de production causent des chutes catastrophiques dans les salaires des ouvriers payés à la pièce ;

.                 le "Nouveau Système Salarial", introduit en 1978, transforme une augmentation de salaire avant impôts en une baisse de salaire après impôts, par l'augmentation de ceux-ci. Le Parti Socialiste Unifié d'Allemagne, cynique comme toujours, a fait appel aux ouvriers pour qu'ils compensent les "possibles" pertes de salaire en augmentant les heures supplémentaires ;

.                 l'augmentation du travail supplémentaire et l'introduction de brigades de travail supplémentaires, c'est-à-dire l'augmentation de la durée de la journée de travail est une autre caractéristique des attaques actuelles contre la classe ouvrière. Ici encore, nous n'avons pas de statistiques dans ce domaine.

On assiste à un développement lent mais sûr du chômage. Un des paradoxes du système capitaliste est que les pays qui souffrent de pénurie de main-d’œuvre souffrent aussi du chômage. Nous savons, par exemple, qu'en Chine (un pays où la production est à un niveau si primitif qu'il souffre de pénurie de main-d’œuvre malgré ses milliards d'habitants), il y a environ 20 % de chômeurs dans les villes. Nous n'avons pas de chiffres exacts pour la R.D.A. bien qu'il semble que l'on puisse affirmer que le nombre de chômeurs est considérablement moindre qu'en URSS ou en Pologne (600.000). Même si les chômeurs en R.D.A. n'ont plus à craindre de se retrouver en camps de concentration, ils sont néanmoins criminalisés par l'Etat. Ils reçoivent de 1,20 à 2 marks par jour, plus 35 centimes pour chaque personne à charge, tout cela payé par l'"Etat ouvrier". Le chômage à l'Est est dû à la pénurie de capital et la chute de la production qui s'ensuit. Mais le développement énorme d'un chômage masqué dans le bloc de l'Est est beaucoup plus significatif que le développement du chômage déclaré. Les goulots d'étranglement qui se forment régulièrement dans le procès de production rendent inutilisable une proportion importante des capacités productives. Ce chaos entraîne un excès permanent de main-d’œuvre au niveau des lieux de travail dans toute l'économie. Ce chômage masqué pèse sur l'économie du bloc de l'Est autant que le chômage déclaré pèse à l'Ouest. Et tant à l'Est qu'à l'Ouest, la cause réelle du chômage réside dans l'incapacité du capitalisme à développer réellement les forces productives.

PERSPECTIVES POUR LA LUTTE DE CLASSE

Nous n'avons pas l'intention ici d'essayer de tracer dans le détail des perspectives pour le cours ultérieur de la crise et de la lutte de classe. Ce que nous voulons c'est simplement mentionner quelques unes des implications d'importance dé notre analyse sur la crise et notre estimation du stade que la crise a atteint actuellement dans es pays du bloc de l'Est. Nous attirons l'attention sur les points suivants :

-              La méthode qui consiste à essayer de mesurer la profondeur de la crise seulement à travers les critères classiques tels que la comparaison des taux d'inflation et du nombre de chômeurs -ce qui, en fait, tendrait à indiquer que la crise est "plus jeune", moins avancée dans les pays du bloc de l'Est- s'avère en fait une méthode inutile lorsqu'il s'agit de comparer le niveau de la crise à l'Est et à l'Ouest.

-             La crise -et nous parlons ici de la crise historique du capitalisme décadent telle qu'elle s'est développée tout au long de ce siècle- est en réalité plus aiguë, à l'heure actuelle, dans les pays du bloc de l'Est que dans les pays industriellement avancés du bloc de l'Ouest.

-             Cela prouve à son tour que même la militarisation totale de l'économie et la soumission totale de la vie économique et de la société civile au contrôle direct, dictatorial, du capitalisme d'Etat, ne résous aucune des contradictions du capitalisme décadent. Ces mesures entraîneront une modification des formes sous lesquelles la crise se fait jour et, à la rigueur, permettront un ralentissement du rythme de la crise. Mais l'Etat ne peut pas arrêter la dégénérescence du capitalisme.

La crise à l'Ouest apparaît comme une vaste surproduction de marchandises, qui entraîne des coupures drastiques dans la production. A l'Est, l'incapacité du bloc russe d'être concurrentiel sur le marché mondial, accentue la chute du taux de profit à un point tel que l'Etat doit absorber du capital de tous les autres secteurs de façon à assurer un minimum d'expansion à l'industrie lourde et à l'industrie de guerre en général. Ceci conduit à son tour à un étranglement de la production à tous les niveaux et, par conséquent, à une CHUTE MASSIVE DE LA PRODUCTION, d'abord dans le domaine de la consommation et de l'infrastructure (comme par exemple la baisse actuelle dans la production agricole en URSS, consécutive à la stagnation marquée de ce secteur que l'on constate depuis longtemps) et qui sera suivie par une chute de la production dans les secteurs-clé de l'industrie également (en 1979 Brejnev lui-même devait annoncer une productivité stagnante, voire même décroissante dans le secteur de l'énergie en URSS).

-                Pour la classe ouvrière, cela signifiera -et dans des pays comme la Pologne, l'URSS et la Roumanie c'est déjà une réalité- une chute des plus brutales du niveau de vie, à mesure que la bourgeoisie se voit forcée à délaisser de plus en plus l'infrastructure, le secteur de biens de consommation, des services, le secteur agricole, etc. Cela impliquera aussi la nécessité pour la bourgeoisie de mettre en œuvre une militarisation totale de la classe ouvrière. Cela voudra dire créer une "armée" de millions d'ouvriers qui pourront être envoyés d'un secteur à un autre de la production, en fonction du secteur qui est en train de fonctionner à un moment donné et en fonction des secteurs où les goulots d'étranglement doivent ' être éliminés. La militarisation de la main-d’œuvre permettra une certaine diminution du poids effroyable du chômage "masqué"-pour autant que les ouvriers le permettent, bien entendu ! Le chômage "masqué" deviendra alors ouvertement une armée de chômeurs, vivant bien en-dessous du minimum vital.

Ces perspectives ne sont pas de simples spéculations sur le futur. En fait, elles sont la projection des tendances qui se font jour sous nos yeux. Ainsi, par exemple, les opposants polonais autour du "KOR" ont rapporté qu'un tiers de l'équipement industriel en Pologne n'est actuellement pas utilisé. Il en résulte, évidemment, une pénurie chronique de produits alimentaires, des coupures régulières d'électricité dans les foyers et même dans les usines, la disparition d'une grande partie des transports en commun et dans d'autres services, etc. En Roumanie, en Bulgarie, même en Hongrie, c'est la même histoire à peu de chose près ; en R.D.A. aussi, bien que ce ne soit pas si poussé. Dans tous ces pays, on est en train de mobiliser les ouvriers pour faire du travail et des brigades supplémentaires, mais aussi pour travailler dans des brigades mobiles qui pourront être utilisées pour construire des pipelines à l'Ouest de la Russie aujourd'hui et pour extraire du lignite en Allemagne de l'Est demain. C'est là le début de la militarisation que nous avons mentionnée. Les sursauts de lutte de classe en Europe de l'Est, en réponse à la crise depuis la fin des années 60 (Pologne 70 et 76, Tchécoslovaquie 68, Roumanie 77, ont été les exemples les plus notables) ont été très puissants mais ont eu tendance à rester sporadiques et isolés ; ils n'ont pas évolué vers un niveau plus élevé de politisation. Cela se comprend vu le manque d'expérience des ouvriers concernés, le poids de cinquante ans de contre-révolution, la sévérité de la répression étatique, pour ne mentionner que ces quelques facteurs. Ces luttes n'ont pas réellement dépassé le niveau de luttes défensives contre la chute des salaires réels et l'augmentation de l'exploitation. Mais la lutte de classe des années 80 devra aller au-delà de ce niveau, parce que ce que nous avons en face maintenant -et on peut le voir particulièrement clairement en Europe de l'Est-est la destruction de la société humaine sous le poids des rapports économiques et sociaux capitalistes. Le capitalisme ne peut même plus garantir l'assouvissement des besoins les plus vitaux pour la survie de la société humaine sous quelque forme que ce soit. La pénurie de produits alimentaires et de logements d'Europe de l'Est -nous en voyons de plus en plus en Europe occidentale aussi!- rend cela parfaitement clair. La classe ouvrière sera forcée de poser le problème du pouvoir afin de sauver société de la destruction totale, de la sauver du capitalisme. L'approfondissement de la crise est donc en train de créer les conditions nécessaires à l'unification et la politisation de la lutte de classe contre la crise capitaliste et la militarisation de la société. La profondeur de la crise et la réponse des ouvriers à cette crise, permettront au prolétariat d'entraîner les vastes masses paysannes et les couches non exploiteuses derrière lui, corme le fit le prolétariat russe en 1917.

Il n'est pas certain que cette lutte triomphera. Cela dépend de la capacité du prolétariat dans ces pays à se réapproprier les leçons du passé et, en coordonnant ses luttes avec celles des ouvriers à Ouest, à ouvrir ses rangs à 1 influence politique et à la solidarité du mouvement révolutionnaire qui est actuellement en formation en occident.

Krespel,  Novembre 1979

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Sur la publication des textes de «l'Internationale» sur la guerre d'Espagne

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Le milieu révolutionnaire en France des années 30 constituait un véritable microcosme des courants révolutionnaires existants. Alors que le trotskysme allait perdre son caractère prolétarien pour devenir une authentique force contre-révolutionnaire, quelques rares groupes se maintenaient dans cette période sur des positions de classe. La gauche communiste italienne fut l'expression la plus authentique d'une cohérence et fermeté révolutionnaires.

La confusion ambiante, à laquelle céda le groupe "UNION COMMUNISTE", n'allait malheureusement pas lui permettre de passer positivement le test des événements d'Espagne. Né dans la confusion, il disparut en 1939 dans la confusion, sans avoir donné un apport substantiel au prolétariat.

L'un de ses fondateurs (Chazé), plus de quarante ans après, a réédité avec une préface, un recueil de textes de son organe "L'Internationale". Malheureusement, en restant souvent fixés sur des positions qui ont fait faillite (conseillisme, anarchisme), en soufflant parfois pessimisme et amertume, de vieux militants prolétariens illustrent de façon tragique la coupure entre les anciennes générations révolutionnaires usées et démoralisées par la contre-révolution et les nouvelles générations qui souffrent d'une difficulté à se réapproprier les expériences passées. Que le bilan critique du passé fasse grandir la flamme nouvelle des prolétaires qui n'ont pas connu l'ambiance étouffante de la contre-révolution.

La guerre en Espagne (1936-1939) a suscité de nombreuses études depuis quelques années, souvent malheureusement sous forme universitaire ou de "mémoires" de caractère équivoque. C'est bien souvent la voix "Frente Popular", "POUMiste", trotskyste, anarchiste qui se faisait entendre. Toutes ces "voix", ces "visions" multiples se confondaient en un chœur pour chanter qui les mérites du "Frente Popular", qui la vertu des collectivisations, qui le courage des "combattants antifascistes".

La voix des révolutionnaires, par contre, ne pouvait que faiblement se faire entendre. La publication dans la REVUE INTERNATIONALE du CCI puis dans une édition de poche française de texte de Bilan ([1] [35]) consacrés à cette période est venue combler faire résonner -faiblement certes- la voix des révolutionnaires internationalistes. Cet intérêt pour les positions de classe, exprimées dans le plus total isolement, est un signe positif ; peu à peu, et trop lentement encore, se desserre et se fissure l'étau de fer idéologique que la bourgeoisie mondiale a fixé sur le prolétariat pour annihiler sa capacité théorique et organisationnelle à surgir sur son seul terrain, où s'exprime sa véritable nature : la révolution prolétarienne mondiale.

C'est donc avec un grand intérêt que le petit milieu révolutionnaire internationaliste a vu paraître en français Chroniques de la révolution espagnole, recueil de textes de l'Union Communiste parus de 1933 à 1939, et dont H.Chazé qui les republie aujourd’hui était un des principaux rédacteurs.

ORIGINES ET ITINERAIRE POLITIQUE DE L'"UNION COMMUNISTE"

L'Union Communiste était née en 1933. Sous le nom de Gauche Communiste, elle avait regroupé en avril de cette année les anciennes Oppositions du 15ème rayon de Courbevoie, de Bagnolet ([2] [36]), ainsi que le groupe de Treint (ancien dirigeant du Parti Communiste Français, avant son exclusion) qui avait scissionné de la Ligue communiste trotskiste de Frank et Molinier. En décembre, 35 exclus de la Ligue, presque tous issus du "Groupe juif" se fondaient dans la Gauche Communiste pour fonder l'Union Communiste.

Ce groupe se prononçait contre la fondation d'une 4ème Internationale, contre le "socialisme en un seul pays". Groupe révolutionnaire, l'Union Communiste (UC) gardait d'un héritage trotskyste beaucoup de confusions. Non seulement elle se prononçait pour la "défense de l'URSS", mais ses positions se démarquaient mal de l'antifascisme ambiant. En février 1934, elle demandera des milices ouvrières, reprochant au PCF et à la SFIO (socialistes) de ne pas vouloir constituer un "Front unique" pour battre le "fascisme". En avril 1934, elle verra avec satisfaction la "Gauche socialiste" de Marceau Pivert "prendre une attitude révolutionnaire", poussée "à poser le problème de la conquête révolutionnaire du pouvoir" (L'Internationale n°5, organe de l'UC). En 1935, elle prendra contact avec la "Révolution prolétarienne" ([3] [37]), des pacifistes, des trotskystes, tous "antifascistes", pour préconiser un rassemblement de ces organisations. En 1936, elle participera à titre consultatif à la Création du nouveau parti trotskyste (Parti Ouvrier Internationaliste).

C'est dire les difficultés énormes qu'eut l'UC à se définir comme une organisation prolétarienne.

Dans la confusion ambiante qui traduisait le poids  de la contre-révolution, les militants révolutionnaires se réduisaient à peu, et leur marche vers une  clarification des positions de classe se heurtait à e, mille obstacles. Dans l'introduction à Chroniques de la révolution espagnole, H.Chazé le reconnaît et jette un œil critique sur le passé :

"Sur la nature et le rôle contre-révolutionnaire de l'URSS, nous avions au moins dix ans de retard par rapport à nos camarades hollandais (communistes de conseils) et à ceux de la gauche allemande."

Il ajoute que ce retard allait amener des membres de l'UC à abandonner :

...les uns pour chercher des auditoires chez Doriot en 34-35, d'autres parce que dans l'UC ils ne pouvaient jouer au "number one", d'autres encore tout simplement parce que notre évolution rapide les effrayait. Départs sur la pointe des pieds ou après discussion, courte et amicale. Quelques années après, presque tous ces camarades étaient ou dans la Gauche socialiste de Marceau Pivert ou chez les "staliniens de gauche" du groupe qui éditait 'Que Faire ?". ([4] [38]).

L'UC s'était donc constituée dans la plus grande hétérogénéité politique. Néanmoins elle fut capable, et c'est là son mérite, de se rattacher progressivement aux positions de classe, en rejetant la "défense de l'URSS" et le Front Populaire défini à très juste titre comme "front national".

        Cette clarification s'était-elle vraiment opérée totalement ? Les évènements d'Espagne, si déterminants par le  massacre du prolétariat espagnol la guerre du prolétariat impérialiste espagnole allaient-ils amener l'UC à rompre définitivement avec les confusions du passé et en faire une aide sûre de la conscience révolutionnaire ?

C'est ce qu'affirme H.Chazé dans sa préface :

"Après quarante années de franquisme, les travailleurs espagnols ont commencé à affronter les pièges de la démocratie bourgeoise dans un contexte de crise économique et sociale mondiale.(...) la lutte de classe ne se laisse pas piéger durablement...à condition toutefois que les travailleurs tiennent compte des enseignements des luttes passées. C'est pour les aider à briser la camisole de force de l'encadrement que nous publions cette chronique de la révolution de 1936-37.".

De quelle "aide" s'agit-il ?

LES "ENSEIGNEMENTS" DE LA "REVOLUTION ESPAGNOLE" : "L'INTERNATIONALE" EN 1936-37

A la lecture des textes de L'Internationale, force est de constater que les positions exprimées n'aident pas à briser la camisole de force de 1`'encadrement. L'Internationale croit, tout comme les trotskystes, que la révolution a commencé en Espagne. Elle affirme en octobre 1936, après l'insurrection du 18 juillet des ouvriers de Barcelone, puis celle de Madrid : "l'armée, la police, la bureaucratie étatique se sont coupées et l'intervention directe du prolétariat a pulvérisé les morceaux républicains. Le prolétariat a créé de toutes pièces et en quelques jours ses milices, sa police, ses tribunaux, et il a jeté les bases d'un nouvel édifice économique et social" (N°23). L'UC voit surtout dans les collectivisations et la fondation des milices la base de la "Révolution espagnole".

Pour soutenir cette "révolution", l'UC fonde à la fin de l'année 1936 un "Comité pour la révolution espagnole" auquel participent trotskystes et syndicalistes. Comme le rappelle H.Chazé, ce soutien était aussi militaire bien que l'UC n'ait pas participé formellement aux milices espagnoles : "Quelques camarades techniciens spécialisés dans les fabrications d'armements, membres de la Fédération des ingénieurs et techniciens m'avaient demandé de m'informer auprès des responsables de la CNT pour savoir s'ils pouvaient être utiles. Ils étaient prêts à quitter leur emploi en France pour travailler en Catalogne."

Dans cette voie, l'UC fait chorus avec les trotskystes et le PCF qui demandent des armes pour l'Espagne. L'Internationale proclame : "la non-intervention (du Front Populaire, NDLR), c'est le blocus de la Révolution espagnole". Enfin, l'UC voit dans la CNT et le POUM des organisations ouvrières d'avant-garde. Le POUM surtout, malgré "ses grossières erreurs", lui paraissait "appelé à jouer un rôle important dans le regroupement international des révolutionnaires", à condition de rejeter la "défense de l'URSS". L'Internationale, jusqu'à sa disparition, se faisait le conseiller du  POUM puis de son aile "gauche" ; elle voyait dans les jeunesses anarchistes un ferment révolutionnaire et se félicitait de voir sa revue lue en Espagne par les jeunes POUMistes et anarchistes.

Toutes ces positions, sur lesquelles nous reviendrons, étaient d'ailleurs très confuses. Dans le même article cité, on peut lire un paragraphe plus loin que l'Etat républicain qui était "pulvérisé" existait bel et bien : "il reste beaucoup à démolir, car la bourgeoisie démocratique se cramponne aux derniers morceaux du pouvoir bourgeois qui subsistent." A côté d'un appel pour l'"intervention" en Espagne, on peut lire plus loin : "la lutte pour le soutien effectif de nos camarades d'Espagne se ramène en réalité à la lutte révolutionnaire contre notre propre bourgeoisie."

L'enthousiasme pour la "Révolution espagnole" devait tomber au fil des jours. En décembre 1936, on pouvait lire dans le N°24 de L'Internationale :

"La révolution espagnole recule...La guerre impérialiste menace.(...) la faillite de l'anarchisme devant le problème de l'Etat (...) le POUM se trouve engagé dans une voie qui peut le mener rapidement à la trahison de la révolution, s'il ne modifie pas radicalement sa politique."

Le massacre des ouvriers de Barcelone en mai 1937 amènera L'Internationale à dénoncer la trahison des dirigeants anarchistes Elle soulignera que la contre-révolution a triomphé. Elle continuera cependant à voir des potentialités révolutionnaires dans l'aile "gauche" du POUM et chez "Les Amis de Durruti".

Deux ans après, à l'éclatement de la guerre, l'UC se dissolvait.

LA CONTRE-REVOLUTION EN ESPAGNE

De quelle révolution s'agissait-il donc ? H.Chazé ne cite que les collectivisations anarchistes et les "comités" de Front Populaire en 1936. S'attaquant à Révolution Internationale, organe du CCI en France, il affirme que nous parlons de contre-révolution en "niant qu'il y ait eu au moins un foyer révolutionnaire provoquant cette 'contre-révolution'", et il ajoute : "Ils affirment que le prolétariat espagnol ne s'était pas organisé en 'conseils'. Mais qu'étaient donc ces comités de toute sorte nés au lendemain du 19 juillet ? Le mot 'conseil' est le plus souvent, en France, utilisé par la bourgeoisie pour désigner les instances directoriales, juridiques et politiques.".

S'il est vrai que le 19 juillet 1936 a exprimé des potentialités révolutionnaires du prolétariat espagnol, celles-ci se sont rapidement épuisées. Ce furent justement ces comités, fondés à l'initiative bien souvent des anarchistes et POUMistes qui allaient ranger le prolétariat derrière la défense de l'Etat républicain. Très rapidement, ces comités allaient enrôler les ouvriers dans des milices qui les éloignèrent des villes pour les transporter sur le front militaire. Ainsi, la bourgeoisie républicaine conservait quasiment intact son appareil d'Etat, et en premier lieu son gouvernement, qui n'allaient pas tarder à interdire les grèves, les manifestations, au nom de "l'unité nationale" pour "la défense de la révolution". Ce rôle ouvertement contre-révolutionnaire du Front Populaire allait être pleinement soutenu par la CNT et le POUM, dans lesquels H.Chazé voit encore 40 ans après des vertus révolutionnaires.

"Des révolutionnaires existaient, nous le savions, et ils se manifestèrent notamment au cours des journées de mai 37." affirme-t-il dans sa préface. Mais que des individus soient restés révolutionnaires, qu'ils aient lutté les armes à la main contre le gouvernement républicain en mai 37, ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt. La leçon ineffaçable de ces évènements, c'est qu'anarchistes et POUMistes ont mené par leur politique le prolétariat au massacre. Ce sont eux qui mirent fin en juillet 36 à la grève générale ; ce sont eux qui poussèrent les ouvriers hors des villes ; ce sont eux qui soutinrent la "Généralité de Catalogne" ; ce sont eux qui firent de ces "comités" des instruments contraignant les ouvriers à produire d'abord, revendiquer ensuite.

Voila le triste bilan de cette politique "révolutionnaire" où les "comités" furent un instrument aux mains du capitalisme. Rien à voir avec les "conseils ouvriers", véritables organes de pouvoir qui surgissent d'une révolution. Ce n'est pas une question de mot !

Mais le plus grave dans la position de l'Union Communiste, toujours défendue par H.Chazé aujourd'hui, ces son appel aux armes pour l'Espagne, la sous-estimation sinon la négation du caractère impérialiste de la guerre en Espagne. H.Chazé est encore tout fier de rappeler que son organisation se mit à la disposition de la CNT pour l'aider à fabriquer des armes. Ignore-t-il que ces armes servirent à jeter dans le carnage les ouvriers ? Il se plaint que le gouvernement Blum n'ait pas donné des armes. L'URSS en a donné. A quoi ont-elles servi, sinon ² en mai 37 ? De cela, H.Chazé ne pipe mot. Il préfère cacher la nature contre-révolutionnaire de cette politique en la définissant comme une "solidarité de classe avec les travailleurs espagnols en lutte".

On ne peut qu'être peiné de voir un vieux militant comme H.Chazé conserver la même confusion que L'Internationale en 1936-39. En affirmant encore aujourd'hui que la position de défaitisme révolutionnaire dans la guerre en Espagne était "insensée", il nie le caractère impérialiste de cette "guerre civile". "Cette guerre est bien une guerre de classe" affirmait L'Internationale en octobre 36. H.Chazé le réaffirme aujourd'hui. Ces mêmes articles de L'Internationale montrent pourtant clairement le caractère impérialiste de la guerre : "D'un côté Rosenberg, ambassadeur soviétique à Madrid est l'éminence grise de Caballero ; de l'autre côté, Hitler et Mussolini prennent la direction des opérations...Dans le ciel de Madrid, les avions et aviateurs russes combattent les avions et aviateurs allemands et italiens" (N°24, 5 décembre 1936). Ce passage pourtant très clair ne suffit pas à éclairer l'UC (et H.Chazé aujour­d'hui)qui se demande : "La guerre civile d'Espagne se transformera-t-elle en guerre impérialiste ?". H.Chazé ne voit la transformation en guerre impérialiste qu'après mai 37, comme si ce massacre n'était pas la conséquence du carnage impérialiste commencé en juillet 36 !

"MENSONGE", "FALSIFICATION", "AMALGAME" ?

La préface de H.Chazé aux Chroniques de la révolution espagnole est l'occasion pour lui de se livrer à un règlement de comptes contre Bilan et Communisme, organes respectifs à l'époque des fractions italienne et belge de la gauche communiste, dite "bordiguiste". Il affirme : "une poignée de jeunes bordiguistes belges, dès 1935 et donc avant de publier Communisme, pratiquaient allègrement le mensonge, la falsification de textes et l'amalgame... Ils continuèrent à propos de l'Espagne dans Communisme et furent épaulés par la direction de l'organisation italienne des bordiguistes qui publiait Bilan, et bien souvent en utilisant les mêmes procédés indignes de militants révolutionnaires". Et il conclut : "la position 'a priori' de la direction bordiguiste la conduisit à un monstrueux refus de la solidarité de classe avec les travailleurs espagnols en lutte".(Préface, p.8).

On chercherait en vain des arguments étayant des accusations aussi graves. Ce qui est sûr, c'est que Bilan et Communisme, lors de la guerre en Espagne, ont défendu sans concession aucune au courant ambiant, "interventionniste", les positions internationalistes. Ils ont refusé de soutenir un camp impérialiste ou un autre, et affirmé inlassablement que seule la lutte sur les "fronts de classe" contre toutes les fractions bourgeoises, anarchistes et POUMistes inclus, pourrait mettre fin au massacre sur les "fronts militaires" impérialistes. Au refrain classique de tous les traîtres au prolétariat "faire la guerre d'abord, la révolution ensuite", le courant "bordiguiste" opposait le seul mot d'ordre interna­tionaliste "faire la révolution pour transformer la guerre impérialiste en guerre civile". Cette position sans concession, seule la Gauche italienne et belge avec le Groupe des Travailleurs Marxistes du Mexique ([5] [39]) l'a défendue avec fermeté contre le courant de démission et de trahison gagnant même les petits groupes communistes de gauche, à gauche du trotskysme Une telle position ne pouvait que laisser isolée la Gauche communiste italienne et belge. Ce choix, elle l'a fait délibérément, pour ne pas trahir le prolétariat international.

Ce qui se cache derrière les mots "falsification", "mensonge", "amalgame", c'est une intransigeance politique que le groupe Union Communiste n'a pas su adopter. L'UC se situait-ans un marais indéfini où elle essayait de concilier tant bien que mal des positions de classe et des positions bourgeoises. Ce fut la raison de la rupture définitive entre la Gauche italienne et l'UC, qui jusqu'alors conservaient quelques liens. Le courant "bordiguiste" pensait même que l'UC avait passé la barricade lors du massacre en Espagne ([6] [40]).

La guerre en Espagne, parce que, dès le début, elle préparait le second grand massacre impérialiste, a été un test décisif pour toutes les organisations prolétariennes. Si l'UC n'est pas passée dans le camp ennemi en 1939, comme les trotskystes, par ses confusions, son manque de cohérence politique, elle a été condamnée à disparaître sans avoir pu donner de véritables contributions au prolétariat.

H.Chazé croit sans doute beaucoup nous blesser en nous présentant comme les héritiers des "falsificateurs" "...nos censeurs de 36 ont des héritiers qui sévissent dans leur journal Révolution Internationale". Passons sur la réduction du CCI à RI, procédé habituel employé pour nier la réalité internationale de notre courant. Loin de nous sentir atteints nous ne pouvons qu'être flattés d'être présentés comme les "héritiers" des "censeurs" de l'UC. L'héritage de la Gauche communiste italienne et belge, que H.Chazé présente comme "monstrueux", est un très riche héritage de fidélité et de fermeté révolutionnaires, qui lui a permis pendant la 2ème Guerre Mondiale de se perpétuer comme courant prolétarien. Ce que Bilan, Communisme ont dénoncé, c'est précisément le mensonge d'une guerre impérialiste présentée aux ouvriers espagnols comme une "guerre de classe". Ce qu'ils ont dénoncé, c'est la plus gigantesque falsification historique qui a travesti le massacre d'ouvriers sur les fronts militaires, en mai 37, comme une "révolution ouvrière". Le pire amalgame, c'était, et c'est toujours aujourd'hui, de confondre terrain capitaliste et terrain prolétarien, là où ils s'excluent, le terrain prolétarien étant la destruction de l'Etat capitaliste, le terrain capitaliste, celui de l'embrigadement du prolétariat derrière la cause ennemie, au nom de la "révolution".

Les leçons de la Gauche communiste ne sont pas un héritage mort. Demain, comme hier, les prolétaires peuvent parfaitement être entraînés en dehors de leur terrain de classe et être appelés à mourir pour la cause ennemie. Dans une situation aussi difficile que celle de l'Espagne 36, il est décisif de comprendre -quelles que soient les difficultés rencontrées par le prolétariat sur un terrain militaire où s'avancent les armées capitalistes- que les fronts militaires ne peuvent être abattus que si le prolétariat y oppose fermement et résolument son front de classe. Un tel front ne peut s'affermir que s'il se dresse contre l'Etat capitaliste et ses partis "ouvriers". Le prolétariat n'a pas d'"alliances" momentanées et "tactiques" à nouer avec eux : il doit, seul, par ses propres forces, se battre contre ses prétendus "alliés" qui l'immobilisent pour le massacre et le condamnent à un nouveau mai 37. Le prolétariat d'un pays donné n'a d'alliés que dans sa classe qui est mondiale.

LA VOIE DU DEFAITISME OU LA VOIE DE LA REVOLUTION ?

H.Chazé explique qu'il a voulu republier les textes de L'Internationale pour aider à "briser la camisole de force de l'encadrement". Sa tentative va malheureusement dans le sens opposé. Non seulement il ne bouge pas d'un iota par rapport aux positions de l'UC et montre une incapacité à faire un bilan sérieux des évènements de l'époque, mais qui plus est, tout au long de la préface aux Chroniques de  la révolution espagnole, il se dégage ici et là un ton nettement défaitiste. Alors qu'aujourd'hui, l'activité et l'organisation des révolutionnaires est une donnée fondamentale à comprendre pour la lutte du prolétariat, un instrument qui sera décisif dans la maturation de la conscience de classe, H.Chazé préconise la voie du "communisme (ou socialisme) libertaire" qui précisément a fait lamentablement faillite en Espagne. Il rejette toute possibilité et nécessité d'une organisation prolétarienne de révolutionnaires en affirmant : "la notion du parti (groupe ou groupuscule), seul porteur de la 'vérité' révolutionnaire, contient en germe le totalitarisme". Quant à la période actuelle, H.Chazé nourrit le plus noir pessimisme en affirmant n'avoir "pas trop d'illusions sur le contexte international, guère différent de ce qu'il était en 1936, malgré le nombre de grèves sauvages, dures, longues, contre la politique d’"austérité à sens unique du patronat des pays industrialisés." (...) "les forces contre-révolutionnaires se sont accrues partout dans le monde". Si nous sommes encore dans une période de contre-révolution, à quoi bon serviront les "leçons" que H.Chazé veut donner à ses lecteurs ? H.Chazé fait partie de ces vieux militants dont l'immense mérite a été de résister au courant contre-révolutionnaire. Mais comme beaucoup qui ont traversé la période la plus noire de l'histoire du mouvement ouvrier, tragiquement impuissants, il en a gardé une immense amertume, un désabusement sur la possibilité d'une révolution prolétarienne. Non, les leçons que H.Chazé veut donner, son pessimisme, ne sont pas nôtres([7] [41]).Aujourd'hui, depuis plus de dix ans, s'est close la longue nuit de la contre-révolution. Le prolétariat a ressurgi sur le terrain de la lutte de classe. Face à un capitalisme en crise qui voudrait le mener, comme dans les années 30, à une boucherie impérialiste, il garde une combativité intacte, il n'est pas battu. Malgré le poids des illusions qui pèsent sur lui, que souligne d'ailleurs à juste raison H.Chazé, il est une force immense qui attend son heure pour se dresser et proclamer à la face du monde capitaliste "J'étais, je suis, je serai.".

Roux/Ch.



[1] [42] Voir Revue Internationale n° 4, 6 et 7.

"La contre-révolution en Espagne", UGE 1979, avec une préface de Barrot dont nous critiquons le contenu dans ce numéro. Les éditions "Etcetera" à Barcelone ont publié en 1978 la traduction de certains textes de Bilan  sur l'Espagne: "Textos sobre la revolucion espanola, 1936-39".

[2] [43] Rayon : organisation de base du PCF. Courbevoie, Bagnolet: banlieues ouvrières de Paris.

[3] [44] "La révolution prolétarienne" : revue syndicaliste révolutionnaire.

[4] [45] "Que Faire ?", dirigée par Ferrat, était une scission du PCF, partisane du "Front Unique" avec la SFIO socialiste. Après la guerre, Ferrat intégra le parti de Léon Blum.

[5] [46] Voir les textes publiés dans les Revues Internationales n° 10, 19 et 20.

[6] [47] La question espagnole entraîna la rupture entre Bilan et la Ligue des Communistes Internationalistes  de Belgique en 1937. De cette dernière sortit la Fraction belge qui publia jusqu'à la guerre la revue Communisme. L'attitude face à la guerre d'Espagne fut à l’origine de la scission. Sur le fond, la LCI avait les mêmes positions que l'Union Communiste de H.Chazé et Lastérade.

[7] [48] Le recueil de textes de L’Internationale préfacé par H.Chazé a trouvé des admirateurs

Géographique: 

  • Espagne [49]

Evènements historiques: 

  • Espagne 1936 [50]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [19]

Sur la publication des textes de «Bilan» sur la guerre d'Espagne

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La reparution des textes de "BILAN" consacrés aux événements d'Espagne de 1936 à 1938, dans une collection de poche, est un événement important. Longtemps refoulées par la puissance de la vague contre-révolutionnaire, les positions internationalistes ré émergent peu à peu dans la mémoire, prolétarienne. Depuis quelques années, un intérêt croissant se manifeste pour la gauche communiste en général, pour la véritable gauche italienne, incarnée par "BILAN" en particulier.

On ne sera pas surpris que de prétendus "héritiers" de la gauche italienne - le courant bordi­guiste - n'aient pas jugé bon de publier les textes de BILAN. Leur politique du silence n'est pas fortuite. La gauche italienne des années 30 est un "ancêtre" gênant qu'ils auraient bien voulu ensevelir dans un oubli définitif.

En réalité, les "bordiguistes" d'aujourd'hui n'ont qu'un rapport très lointain avec BILAN et ne peuvent sous aucun titre se revendiquer d'une filiation de lui.

Nous nous proposons, d'ici quelques mois, de publier une histoire de la gauche communiste italienne de 1926 à 1945, sous forme de livre, afin que son apport reste bien vivant pour les nouvelles générations révolutionnaires.

Au mois de juin 1979, c'est avec beaucoup d'intérêt et de satisfaction que nous avons vu la publication d'un choix de textes de Bilan sur la guerre' d'Espagne, sous l'égide de 3: Barrot. Ce travail de réimpression avait déjà été fait en partie par le CCI dans sa Revue Internationale (n° 4, 6 et 7), et concernant notre analyse de l'importance du travail effectué par la Fraction Italienne de la Gauche Communiste, nous renvoyons le lecteur aux introductions écrites à cette occasion.

Avec la volonté de situer Bilan dans l'histoire des fractions de gauche qui ont lutté contre la dégénérescence de la IIIème Internationale, Barrot a écrit une longue introduction où, bien qu'il affirme et rappelle des positions révolutionnaires, l'auteur finit certainement par égarer le lecteur profane en mêlant les genres : considérations personnelles mêlées à celles de Bilan, comparaisons historiques avec la période actuelle,  définition de concepts, histoires d'autres groupes, polémiques contre le CCI et Bilan. Si beaucoup d'annotations sont justes, et nous ne nions pas qu'il ne faille pas porter des critiques sur Bilan, qui était le produit comme tout groupe d’une période donnée, il faut constater malheureusement que Barrot se situe en juge de l'histoire et que ses conceptions propres viennent jeter la confusion sur les positions fondamentales pour l'émancipation de la classe ouvrière, sur la vie de celle-ci et sur son rôle historique.

  1. MESURES CONCRETES ET PERSPECTIVE REVOLUTIONNAIRE

L'expérience espagnole, la réaction spontanée des prolétaires se dotant de milices contre l'attaque franquiste en dépit des tentatives de conciliation du Front Populaire, puis ces mêmes prolétaires se soumettant à l'encadrement de la gauche bourgeoise, montre la nature des barrières politiques dressées contre le prolétariat et l'échec auquel il est voué s'il ne les franchit pas.

Saluant les positions claires de Bilan à ce propos, et ne pouvant faire autrement car là il n'invente rien, J. Barrot se pose cependant en contempteur du haut de sa chaire à propos de ces évènements d'Espagne en 36-37 :

"Bilan a tendance à ne voir qu'un étouffement des prolétaires (ce qui est vrai), et non l'apparition d'un mouvement social susceptible dans d'autres conditions d'avoir un effet révolutionnaire." "Dénoncer la contre-révolution sans en énoncer aussi les mesures positives et leur enracinement dans chaque situation, c'est agir de façon purement négative. Le parti (ou la 'fraction') n'est pas un sécateur." (page 88)

Si J. Barrot entend par mouvement social, le bouleversement inévitable des institutions bourgeoises en temps de crise, tel que grèves et occupations des terres, c'est un fait que Bilan ne nie pas. Ce que dit Bilan, c'est qu'un tel bouleversement est insuffisant sans le renversement de l'Etat bourgeois !

Quand Bordiga disait qu'il faut détruire le monde capitaliste avant de prétendre construire la société communiste, ce n'était pas pour énoncer un adage de plus, c'était surtout pour montrer comme le faisait Rosa Luxembourg que les révolutionnaires ne disposent que de quelques poteaux indicateurs pour la voie du communisme. Mais J. Barrot a sans doute la prétention, comme les utopistes, de définir dans les détails la marche et la constitution d'une société que bâtiront des millions de prolétaires et sur laquelle nous savons peu, sinon, à grands traits, qu'elle verra le dépérissement de l'Etat, l'abolition du salariat et la fin de l'exploitation de l'homme par l'homme ([1] [51]).

J. Barrot semble avoir oublié la part fondamentale de la dénonciation de la société bourgeoise quand il reprend à son compte, avec d'autres mots, l'accusation traditionnelle du bourgeois, selon laquelle les révolutionnaires (la Fraction Bilan en l'occurrence) seraient purement nihiliste.

Alors oui, et qui plus est, à propos du massacre des travailleurs en Espagne, le rôle de la Fraction était et ne pouvait être que sécateur entre les idées bourgeoises et prolétariennes, et, sans aucun nihilisme, de dresser la perspective de lutte autonome de la classe -qui en tant que telle n'a rien à voir avec la lutte syndicale basée sur les revendications de la gauche- d'affirmer la nécessité de s'opposer à tout envoi d'armes pour l'un ou pour l'autre camp impérialiste, de mettre en avant la nécessaire fraternisation des prolétaires, sans quoi (ce qu'il advint) ils seraient tués dans la guerre locale d'abord, puis dans l'holocauste mondial. Telles étaient les mesures concrètes politiques à mettre en avant, et Bilan les a défendues!

2. CRISE DU PROLETARIAT OU NECESSAIRE RECONSTITUTION DE SON INDEPENDANCE DE CLASSE ?

Oubliant un demi-siècle de contre-révolution et dénaturant l'affirmation de l'autonomie de classe par Bilan, J. Barrot semble rabaisser cette indépendance de l'action du prolétariat au niveau du danger que la lutte économique reste sur le terrain économique (et plus loin d'ailleurs il nie la primauté du politique quand l'action de la classe englobe nécessairement le politique et l'économique):

"...Dans ces conditions, insister sur "l'autonomie" des actions ouvrières ne suffit pas. L'autonomie n'est pas plus un principe révolutionnaire que le "dirigisme" par une minorité: la révolution ne se revendique pas plus de la démocratie que de la dictature."

Bien qu'il rappelle l'importance du contenu pour l'autonomie, on se demande quel contenu met Barrot dans la dictature du prolétariat, dans la démocratie prolétarienne, dans les organes de masse du prolétariat ?

On comprend que pour cet auteur, l'autonomie ne soit pas un principe car ainsi il rejette l'affirmation du prolétariat comme classe distincte des autres classes et qui forge son expérience à travers ses multiples luttes même sous la domination du capital. C'est lui qui fait la séparation entre la lutte économique et politique, alors que ni Bilan ni le CCI, qu'il met en cause, n'ont jamais fait précéder l'un ou l'autre de façon mécanique; Rosa et Lénine ont assez souvent démontré en quoi les phases de luttes économiques et politiques se succèdent en s'interpénétrant au point qu'elles se confondent, parce qu'elles sont des moments d'une même lutte de la classe ouvrière contre le capital.

Les révolutionnaires ont toujours mis en avant que les ouvriers sont amenés à dépasser le stade strictement revendicatif, faute de quoi les luttes sont vouées à l'échec. Pour autant, les échecs de nombreuses luttes ces dernières années sont le ferment de la lutte décisive à l'avenir, mais J. Barrot y voit une contradiction :

"...contradiction (qui) engendre une véritable crise  du prolétariat, reflétée entre autres par la crise des quelques groupements révolutionnaires. Seule une révolution pourrait dépasser pratiquement cette contradiction."

Pour résoudre ce qu'il comprend de cette apparente contradiction, Barrot secoue le mot révolution comme le curé prodigue l'encens pour chasser le diable.

Il est de peu d'intérêt ici de retenir toutes les jongleries contradictoires de Barrot, mais si par exemple, d'un côté il reconnaît que "l'expérience prolétarienne s'enracine toujours dans les conflits immédiats", comment peut-il soutenir l'idée selon laquelle: "c'est l'activité réformiste des salariés eux-mêmes qui les enchaîne au capital" ?

Que vient faire là le réformisme, alors que les prolétaires se battent contre l'aggravation de leurs conditions de vie ? A moins que Barrot -comme tout gauchiste moyen- identifie la classe aux partis contre-révolutionnaires qui prétendent la représenter et qui passent pour être "réformistes" ?

Si les prolétaires s'enchaînent par eux- mêmes au capital, autant dire que les partis de gauche en Espagne (et ailleurs !) n'ont aucune responsabilité dans la guerre impérialiste et que les idées bourgeoises ne sont plus des forces matérielles ! Alors, le prolétariat n'existe plus comme classe révolutionnaire et la société communiste n'aura été qu'une utopie de plus !

Mais Barrot risque encore de dire que nous dénaturons les questions qu'il pose - certes, ce serait de la mauvaise foi - si seulement Barrot ne confirmait pas la nature de ses questions par ses réponses modernistes et ses jugements a-historiques !

Nous avons appris successivement que l'autonomie de classe n'était pas un principe, que les prolétaires s'enchaînaient au capital. Nous apprenons ensuite que le CCI sait "à peu près ce que la révolution doit détruire, mais non ce qu'elle doit faire pour pouvoir le détruire" (page 87); ceci nous renvoie aux "mesures concrètes„ telles qu'elles entrent dans le schéma barrotien, et on verra que c'est Barrot qui fait l'ignorant.

3. AUCUNE MODIFICATION TANGIBLE DE LA STRUCTURE SOCIALE N'EST VIABLE SANS DESTRUCTION DE L'ETAT BOURGEOIS 1

Nous avons déjà noté l'insuffisance de certains bouleversements sociaux ; que la classe ouvrière tende à remettre en route la production et que les paysans sans terre exproprient les propriétaires fonciers n'a pas un effet révolutionnaire en soi, mais est au contraire un des moments du processus de tâtonnement de la classe, qui, en lui-même n'est pas émancipateur si ce contrôle de la production devient "l'autogestion" et si les prolétaires, comme en Espagne sont soumis à une fraction de la bourgeoisie au nom de "l'antifascisme". Barrot reconnaît les limites de tels bouleversements, mais tout de même en les présentant comme "une immense poussée révolutionnaire".

Tout en reconnaissant partiellement que l'Etat bourgeois républicain "répugnait" (évidemment) à l'emploi de méthodes de lutte sociale pour envoyer en fin de compte les prolétaires au front impérialiste, Barrot pense que :

"La non-destruction de l'Etat empêche aux socialisations et collectivisations d'organiser une 'économie anti-mercantile' à l'échelle de toute la société."

Ce qui est vrai en un sens, mais pour cet auteur, socialisations et collectivisations sont forcément "la tendance potentielle" au communisme. Pour nous, si tendance potentielle au communisme il y a, elle s'exprime dans la capacité de la classe ouvrière à généraliser ses luttes, à centraliser et coordonner son organisation, à faire la démarcation avec les partis bourgeois, à s'armer pour mettre fin à la domination capitaliste, comme condition première de la transformation sociale, plutôt qu'un contrôle de la production visant à atténuer la faillite de la bourgeoisie, ou pire, prétendant, avant la destruction de l'Etat, instituer des rapports de production nouveaux !

En octobre 17 en Russie, ce type d'expérience d'autocontrôle des usines tourne vite court. Ce qui se dégage d'abord et avant tout, c'est la centralisation de la lutte, une centralisation qui, soit n'existe pas en Espagne, soit...est prise en charge par l'Etat bourgeois. Les prolétaires en Russie, après la destruction de l'Etat bourgeois, ont pu croire un court moment organiser une économie anti mercantile avec toutes les difficultés que l'on sait : ce qui s'est confirmé, c'est une impossibilité de la faire dans un cadre national, même après la destruction de l'Etat bourgeois.

Il est évident que les prolétaires, dès avant l'assaut contre l'Etat, dans la période de maturation, bouleversent la bonne marche de l'exploitation, mettent en avant une réduction du temps de travail (les 8 heures), imposent des décrets sur la terre et sur la paix, mais ces mesures ne sont pas en soi communistes. Leur application n'est que la satisfaction de revendications que le capitalisme n'est même plus capable de satisfaire. Et même si le capital cède avant sur certaines de ces mesures, le degré de conscience atteint par les prolétaires au cours du processus de la lutte ne peut leur faire négliger la nécessité de l'insurrection politique.

Après l'insurrection, les prolétaires d'une aire géographique donnée continuent à subir le joug de la loi de la valeur. Si on ne le reconnaît pas, il faut alors nier que le capitalisme impose sa loi à l'ensemble de la planète tant qu'il existe, c'est la porte ouverte à la thèse stalinienne du "socialisme dans un seul pays". Tout ce que nous savons, c'est que le prolétariat ne se trouvera pas avec un mode de production fixe, mais qu'il lui faudra constamment le bouleverser dans un sens anti-mercantile

Pour ce qui est d'établir aujourd'hui de façon précise le quand et le comment sera effectuée la distribution des richesses sociales selon les besoins à long terme (hormis la satisfaction des revendications les plus immédiates, la nourriture, le logement, la suppression de la hiérarchie des salaires, etc.), cela relève de la spéculation hasardeuse ou du bricolage politique. A ce niveau, nous nous trouvons dans la société en transition du capitalisme au communisme, étape inévitable comme l'a toujours affirmé le marxisme.

4. DE LA LUTTE DE CLASSE SOUS LA DOMINATION DU CAPITAL A L'AFFIRMATION DU PROLETARIAT

Il est facile à tous les novateurs en théorie sociologique de théoriser les faiblesses du mouvement ouvrier, de voir les ouvriers récupérés par la "société de consommation" ou intégrés au capital. La prétention de ces fabricants d'idées n'est au vrai qu'une tentative de plus pour liquider le marxisme en tant que méthode et instrument de combat d'une lutte de classe qui tend à détruire l'infrastructure de leur classe d'appartenance, la bourgeoisie. Tel est le chemin sur lequel Barrot risque fort de s'embourber.

Malheureux prolétariat d'Espagne 1936 qui n'obéit pas aux considérations d'un grand observateur au dessus de l'histoire. Au début, il y a un "comportement communiste bien rapporté par Orwell" et ensuite "il ne s'organise pas de façon communiste parce qu'il n'agit pas de façon communiste." Comprenne qui pourra ! En réalité, Barrot met la charrue avant les bœufs :

"Le mouvement communiste ne peut vaincre que si les prolétaires dépassent le simple soulèvement (mine armé) qui ne s'en prend pas au salariat lui-merle. Les salariés ne peuvent mener la lutte armée qu'en se détruisant comme salariés."

Barrot s'engage à la légère pour tirer une leçon des évènements en Espagne, nonobstant le fait qu'il ne s'agit pas alors (en juillet 36) d'un soulèvement armé contre l'Etat. Après avoir été incapable de nous expliquer comment les ouvriers atomisés en individualités peuvent devenir le prolétariat s'affirmant pour le renversement de l'ordre établi, autrement que par des formules du genre "éclatement de la théorie du prolétariat" (!), il veut nous faire croire à la simultanéité absolue de l'abolition du salariat et du renversement de l'Etat bourgeois. Autant rêver encore une fois de la constitution immédiate du communisme !

Effectivement, les prolétaires insurgés ne sont plus à proprement parler des salariés, mais cesseront-ils pour autant de produire dans les usines - même avec un fusil en bandoulière - ? Travailleront-ils gratuitement pour des millions de sans-travail ? Est-il possible au sein du secteur sous contrôle prolétarien de supprimer toute rétribution dans l'anarchie léguée par le capitalisme international, qui dans sa tentative matérielle pour écraser la révolution, imposera par exemple une plus grande production d'armes ou de matériaux de première nécessité? Et de toute façon, qui peut décider du mode de rétribution et de la meilleure façon d'aller au plus vite à l'abolition du salariat dans la division du travail encore existante : Marx et ses bons du travail évoqués dans la Critique du Programme de Gotha ? Barrot ? Le Parti ? Ou plutôt l'expérience même de la classe.

Ce qui distingue aujourd'hui les révolutionnaires de tous les élucubrateurs du communisme en imagination, c'est l'affirmation que toutes les mesures économiques ou de transformation sociale, seront assumées sous la dictature du prolétariat, sous le contrôle politique de cette classe et qu'il n'y aura pas de mesures économiques acquises définitivement, garantissant l'avance vers le communisme ou dont on soit sûr qu'elles ne se retournent pas contre le prolétariat, tant que la politique bourgeoise ne sera pas définitivement vaincue.

Barrot n'a même pas encore levé un coin du voile de la société en transition vers le communisme, qu'il définit déjà la révolution comme "la réappropriation des conditions de la vie et de la production des rapports nouveaux" en traitant par dessus la jambe la période insurrectionnelle décisive. On comprend qu'il reproche, comme tous les modernistes, à la Gauche italienne "un formalisme ouvrier voire un économisme" (!), même s'il est lui-même obligé de reconnaître un rôle-clé aux ouvriers. Par le manque de clarté de toutes ces formulations, n'est-on pas fondé de croire que la démonstration implique le rejet de l'affirmation du prolétariat comme classe sujet de la révolution ?

Tous ceux qui dissolvent déjà le prolétariat en voulant faire croire qu'il est en crise parce qu'il n'arriverait pas à dépasser ses triviales luttes immédiates qui l'enchaîneraient au capital, tous ceux qui envisagent la disparition de la classe ouvrière avant l'assaut révolutionnaire, avant le communisme, sont inutiles au prolétariat parce qu'ils gomment d'un trait toutes les difficultés du passage au communisme. Leurs théories fumeuses 'sur papier glacé finiront à la corbeille à papier de l'histoire.

Loin d'aider à une juste appréciation du rôle des fractions de gauche et de leurs apports à l'usage de notre génération, Barrot les déforme en accusant la Gauche Italienne d'hypertrophier le politique, d'en rester à une conception successive de la révolution (politique puis économique); et qui plus est, bien que Bilan ait tracé les caractères généraux de la révolution communiste future, en l'accusant d'avoir "opposé" le but au mouvement".

Ce genre de commentaires confine au charlatanisme. A l'encontre de ce que tente de démontrer Barrot il suffit de lire le choix des textes publiés, pour voir le soin que Bilan met dans l'analyse du rapport des forces, à rappeler les percées prolétariennes et les sacrifices de la classe, pour montrer en quoi la classe vit et lutte, même handicapée par le poids de l'anarchisme en Espagne, même déviée de la perspective communiste, en quoi les expériences de luttes en 36 constituent une part irremplaçable de l'expérience de la classe dans sa recherche du but final.

La guerre d'Espagne n'a aucunement bloqué le développement théorique de la Gauche Italienne, elle a au contraire vérifié les analyses de Bilan, confirmé qu'il ne fallait pas abandonner d'un pouce la politique prolétarienne. Quant au mouvement "potentiel" dont parle Barrot pour les besoins de sa théorie, les mesures concrètes telles que les "socialisations et collectivisations", elles ont été exagérées dans leur importance et utilisées par la bourgeoisie comme exutoire au problème politique fondamental : l'attaque contre l'Etat bourgeois. Pour Barrot, le communisme est pour tout de suite ou pour jamais. Il clame à qui veut l'entendre : "le communisme théorique ne peut plus exister que comme affirmation positive de la révolution" (souligné par nous). Dans ces conditions, le lecteur de la préface aux textes de Bilan aura pu se demander de quoi se revendique la révolution barrotien­ne, si elle n'est pas quelque chose qui mène nulle par pour aller n'importe où.

Le lecteur attentif a compris que la révolution viendrait toute seule un beau jour pour résoudre la "crise du prolétariat" par la négation pure et simple de cette classe, qu'elle se passerait de ces petits groupes révolutionnaires émiettés qui "ressemblent plus à des maisons d'édition" ou de groupes comme le CCI qui ne savent pas "ce que la révolution doit faire". La force du trait de plume de Barrot élimine les acquis programmatiques du mouvement révolutionnaire, le débat sur la période de transition, rejette la conscience de classe et l'importance de l'activité des révolutionnaires et fait un grand saut dans le vide intersidéral ! Barrot a un grand mérite : c'est d'avoir fait publier des textes de Bilan sur la guerre d'Espagne.

J.L.



[1] [52] Sur la période de transition, consulter les travaux de Bilan et différents textes dans la Revue Internationale du CCI.

Géographique: 

  • Espagne [49]

Evènements historiques: 

  • Espagne 1936 [50]

Courants politiques: 

  • Gauche Communiste [19]

Source URL:https://fr.internationalism.org/en/content/revue-internationale-no-22-3e-trimestre-1980

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