LA REVOLUTION en Russie de 1917 a représenté à ce jour la plus grandiose action des masses exploitées pour tenter de détruire l’ordre qui les réduit à l’état de bêtes de somme de la machine économique et de chair à canon dans les guerres entre puissances capitalistes. Elle a constitué le poste avancé d’une vague révolutionnaire mondiale qui s’est développée en réaction à la barbarie de la Première Guerre mondiale. Pour devenir maîtres de leur propre destinée et commencer la construction d’une autre société, une société communiste, sans exploitation, sans misère, sans guerres, sans classes, sans nations, des millions de prolétaires, entraînant derrière eux toutes les autres couches exploitées de la société, sont parvenus à briser leur atomisation, à s’unir consciemment, à se donner les moyens d’agir collectivement comme une seule force. Pour la première fois dans l’histoire du prolétariat, celui-ci parvenait à prendre le pouvoir politique dans un pays.
En liguant contre elle les forces de ses différentes fractions nationales qui, la veille encore, s’affrontaient dans la Première Guerre mondiale, la bourgeoisie a réussi à vaincre, avant qu’elle ne se généra¬lise, la révolution mondiale en particulier en écrasant le prolétariat en Allemagne qui constituait le coeur du prolétariat industriel mondial. C’est elle qui, en étouffant la révolution russe par le blocus de ses frontières, a hâté son processus de dégénérescence et la perte progressive, par le prolétariat, de son pouvoir politique. C’est ainsi qu’objectivement elle a favorisé la victoire en Russie du stalinisme qui a été l’artisan de la contre-révolution dans ce pays où il s’est imposé par la répression systématique et massive de la classe ouvrière, par l’élimination au sein du Parti bolchevique, de ceux qui avaient été les principales figures d’Octobre 1917.
Cette première tentative révolutionnaire mondiale constitue pour la classe ouvrière une source d’enseignement considérable qui constitue un patrimoine inestimable en vue de la préparation aux prochains affrontements révolutionnaires ([1] [2]).
Rien ne rend plus enragée une classe exploiteuse qu’un soulèvement des exploités. Les révoltes des esclaves dans l’empire romain, des paysans sous le féodalisme ont toujours été réprimées avec une impitoyable cruauté. La rébellion de la classe ouvrière contre le capitalisme est un affront encore plus grand contre la classe dominante de ce système puisqu’elle porte clairement sur son drapeau la perspective d’une nouvelle société, une société authentiquement communiste libérant l’humanité des maux de toutes les sociétés de classe de l’histoire jusqu’au capitalisme. Par conséquent, pour la classe capitaliste, il ne suffît pas seulement de réprimer les tentatives révolutionnaires de la classe ouvrière, de les noyer dans le sang, même si la contre-révolution capitaliste est certainement la plus sanglante dans l’histoire, il est aussi nécessaire de les dénaturer pour les discréditer.
C’est à cette fin que, en plus de son arsenal répressif, la bourgeoisie a utilisé son arsenal idéologique pour mettre en scène et entretenir le plus grand mensonge de l’histoire selon lequel le stalinisme aurait constitué la continuité du régime politique issu de la révolution de 1917 en Russie. De même, un autre mensonge veut aussi que tous les pays sur lesquels l’URSS a par la suite étendu sa domination, auraient été également des “ régimes communistes”. Toutes les fractions de la bourgeoisie, des PC à l’extrême droite en passant par les sociaux-démocrates (sans oublier le courant trotskiste depuis qu’il a rejoint celles-ci en trahissant l’internationalisme prolétarien lors de la Seconde Guerre mondiale) ont, depuis la fin des années 1920, apporté leur contribution à cette mystification. Les campagnes démocratiques assourdissantes qui, avec l’effondrement des régimes staliniens au début des années 1990, ont traîné dans la boue le mouvement ouvrier, ses heures de gloire (Octobre 1917), ses organisations révolutionnaires (le Parti bolchevique) et ses grandes figures (Marx, Lénine) sont venues relancer cette mystification avec l’objectif, atteint en partie, d’affaiblir la conscience de la classe ouvrière.
Néanmoins, la bourgeoisie n’est pas parvenue à éradiquer la conscience de classe du prolétariat et, à nouveau, sous la pression de l’enfoncement dans la crise et des attaques contre la classe ouvrière, face aux manifestations de plus en plus évidentes de la faillite du capitalisme, se font jour des tentatives de la part de minorités pour renouer avec le passé révolutionnaire de leur classe. Les mensonges les plus grossiers de la bourgeoisie sur la révolution russe ne résisteront pas à leurs questionnements ni à leur la quête de vérité. C’est pourquoi nous ne comptons pas revenir spécifiquement dans cette brochure sur la mise en évidence que, loin de représenter une continuité avec le mouvement révolutionnaire, le stalinisme a été, au contraire, son principal bourreau ([2] [3]).
A travers la publication de ce recueil d’articles parus dans notre Revue internationale, nous avons choisi de répondre à un certain nombre de questions ou doutes qui reviennent régulièrement dès qu’est évoquée la révolution d’Octobre :
– L’insurrection d’Octobre a-t-elle été un coup d’Etat du parti Bolchevique ou bien l’émanation de la volonté des soviets ?
– La classe ouvrière a-t-elle marché à la révolution d’Octobre en suivant aveuglément le Parti bolchevique ou bien Octobre a-t-il constitué l’aboutissement d’un mouvement authentique de la classe ouvrière ?
– Comment expliquer l’influence croissante du Parti bolchevique au sein de la classe ouvrière ? Les ouvriers, trompés et mystifiés par le Parti bolchevique, se seraient-ils progressivement démis de leurs responsabilités pour les lui abandonner ? Ou bien était-ce que cette avant garde en son sein défendait réellement ses intérêts immédiats et historiques, face au positionnement de tous les autres partis (y compris les partis dits ouvriers) qui étaient en faveur de la défense du capital national et pour la guerre ?
– Aurait-il été possible que, après avoir donné le pouvoir à un parti bourgeois en février 1917, le prolétariat soit parvenu, sans parti, à prendre le pouvoir en octobre ?
– Comment expliquer la dégénérescence de la révolution russe ? Etait-elle inscrite d’avance dans le programme du Parti bolchevique portant de façon sous-jacente le projet stalinien ? Ou bien et-ce à cause de l’isolement international du bastion prolétarien ?
[1] [4] Lire notre brochure Russie 1917, début de la révolution mondiale – La plus grande expérience révolutionnaire de la classe ouvrière
[2] [5] Pour ceux de nos lecteurs que cela intéresse, nous leur recommandons la lecture de nos brochure suivantes La terreur stalinienne : un crime du capitalisme, pas du communisme et Effondrement du stalinisme, de même que notre manifeste Révolution communiste ou destruction de l’humanité.
En 1914, messieurs les «bons offices» des gouvernements, rois, politiciens et militaires, agents d'un système social qui entrait dans son époque de décadence, menèrent le monde au cataclysme de la 1e Guerre mondiale : plus de 20 millions de morts, des destructions jamais vues jusqu'alors, rationnement, pénurie et famine à l'arrière des lignes ; mort, sauvagerie de la discipline militaire, souffrances sans limite au front. Toute l'Europe s'est vue noyée dans le chaos et la barbarie, dans la destruction des industries, des édifices, des monuments...
Après s'être laissé entraîner par les venins patriotiques et les tromperies « démocratiques » des gouvernements, avalisés par la trahison de la majorité des partis social-démocrates et des syndicats, le prolétariat international commença à réagir contre la barbarie guerrière à partir de la fin 1915. Grèves, révoltes contre la faim, manifestations contre la guerre, éclatent en Russie, en Allemagne, en Autriche, etc. Au front, surtout dans les armées russe et allemande, surgissent des mutineries, des désertions collectives, des fraternisations entre soldats des deux côtés. A la tête du mouvement se trouvaient les internationalistes, les bolcheviks, les spartakistes, toute la gauche de la 2e Internationale qui, depuis l'éclatement de la guerre en août 1914, la dénonçaient sans faiblesse comme une rapine impérialiste, comme une manifestation de la débâcle du capitalisme mondial, comme le signal pour que le prolétariat remplisse sa mission historique : la révolution socialiste internationale.
A l'avant-garde de ce mouvement international qui arrêtera la guerre et ouvrira la possibilité de la révolution mondiale, depuis 1915 les ouvriers russes lancent des grèves économiques qui sont durement réprimées. Cependant, le mouvement s'accroît : le 9 janvier 1916, anniversaire du début de la révolution de 1905, est célébré par des grèves massives des ouvriers. De nouvelles grèves éclatent tout au long de l'année accompagnées de meetings, de discussions, de revendications, d'affrontements avec la police.
« Vers la fin 1916, le coût de la vie s'élève par bonds. A l'inflation et à la désorganisation des transports, s'ajoute une véritable pénurie de marchandises. La consommation, vers cette date, s'est réduite de plus de moitié. La courbe du mouvement ouvrier dessine une montée brusque. A dater d'octobre, la lutte rentre dans une phase décisive, unifiant toutes les variétés de mécontentement : Pétrograd prend son élan pour le grand saut de Février. Dans les usines déferlent les meetings. Sujets traités : les approvisionnements, la vie chère, la guerre, le gouvernement. Les tracts des bolcheviks sont diffusés. Des grèves politiques se déclarent. A la sortie des usines ont lieu des manifestations improvisées. Il arrive que les ouvriers de certaines entreprises fraternisent avec les soldats. Une grève violente éclate, en protestation contre le procès fait aux matelots révolutionnaires baltes. (...) Les esprits sont surexcités, les métallos ont pris les devants, les ouvriers sentent de plus en plus qu'il n'y a pas de retraite possible. Dans chaque usine se détache un noyau d'action, le plus souvent aggloméré autour des bolcheviks. Les grèves et les meetings se suivent sans interruption durant les deux premières semaines de février. Le 8, à l'usine Poutilov, les policiers sont accueillis pas "une grêle de ferraille et de scories". Le 14, jour de l'ouverture de la Douma, il y eut à Pétrograd environ 90 000 grévistes. Plusieurs entreprises fermèrent aussi à Moscou. Le 16, les autorités décidèrent - d'introduire à Pétrograd les "cartes de pain". Cette innovation accrut la nervosité. Le 19, près des boutiques d'approvisionnement, des attroupements se formèrent, composés surtout de femmes, et tous réclamaient du pain. Le lendemain, dans certains quartiers de la ville, on saccagea des boulangeries. Ce furent les éclairs précurseurs de l'insurrection qui devait éclater quelques jours plus tard. »([1] [6]).
Un mouvement de masse
Ce sont là les étapes successives d'un processus social qui apparaît aujourd'hui utopique à beaucoup d'ouvriers : celles de la transformation par les travailleurs d'une masse soumise et divisée, en une classe unie qui agit comme un seul homme et devient apte à se lancer dans le combat révolutionnaire comme le montrent les 5 jours du 22 au 27 février 1917.
« Les travailleurs se présentent dès le matin dans leurs usines et, au lieu de se mettre au travail, ouvrent des meetings après quoi ils se dirigent vers le centre de la ville. De nouveaux quartiers, de nouveaux groupes de la population sont entraînés dans le mouvement. Le mot d'ordre "du pain" est écarté ou couvert par d'autres formules : "A bas l'autocratie!" et "A bas la guerre !". 'Les manifestations ne cessent pas sur la Perspective Nevski (…) Sous le drapeau de la "Journée des femmes", le 23 février, se déclencha une insurrection longtemps mûrie, longtemps contenue, des masses ouvrières de Pétrograd. La première phase fut la grève. En trois jours, elle s'étendit au point de devenir pratiquement générale. Ce seul fait suffisait déjà à donner de l'assurance à la masse et à la pousser en avant. La grève, prenant un caractère de plus en plus offensif, accentué, se combina avec des manifestations qui mirent en présence les foules révolutionnaires et les troupes. (...) La masse ne veut plus battre en retraite, elle résiste avec une fureur optimiste et tient la rue même après avoir essuyé des salves meurtrières. (...) "Ne tirez pas sur vos frères et sœurs !" crient les ouvriers et les ouvrières. Et pas seulement cela : "Marchez avec nous !". Ainsi dans les rues, sur les places, sur les ponts, aux portes des casernes, se déroula une lutte incessante, tantôt dramatique, tantôt imperceptible, mais toujours acharnée, pour la conquête du soldat. (...) Les ouvriers ne cèdent point, ne reculent pas et, sous les balles, entendent parvenir à leur but. Auprès d'eux, les ouvrières, mères et sœurs, épouses et compagnes. Et puis l'heure n'est-elle point venue dont on avait si souvent parlé à voix basse, dans les recoins : si l'on se mettait tous ensemble ?([2] [7])
Les classes dirigeantes n'arrivent pas y croire, elles pensent qu'il s'agit d'une révolte qui disparaîtra avec une bonne punition. L'échec retentissant des actions terroristes de petits corps d'élite commandés par des colonels de la gendarmerie met en évidence les vraies racines du mouvement : « La révolution semble à des chefs d'armées, entreprenants en paroles, indéfendable (...) il suffirait, semble-t-il, de lever le sabre sur toute cette cohue et elle s'éparpillerait aussitôt sans demander son reste. Mais c'est là une grossière illusion d'optique. Un chaos seulement en apparence. Là-dessous a lieu une irrésistible cristallisation des masses sur de nouveaux axes. »( [3] [8])
Une fois rompues les premières chaînes, les ouvriers ne veulent plus reculer et, pour ne pas avancer à l'aveuglette, ils reprennent l'expérience de 1905 en créant les soviets, des organisations unitaires de l'ensemble de la classe en lutte. Les soviets sont tout de suite accaparés par les partis menchevik et socialiste-révolutionnaire, vieux partis ouvriers passés au camp bourgeois avec leur participation à la guerre, et permettent de former un gouvernement provisoire composé de « grandes personnalités » russes de toujours : Milioukov, Rodzianov, Kerenski.
La première obsession de ce gouvernement est de convaincre les ouvriers qu'ils doivent «revenir à la normale», «abandonner leurs rêves», devenir la masse soumise, passive, atomisée, dont la bourgeoisie a besoin pour maintenir ses affaires et continuer la guerre. Les ouvriers ne cèdent pas. Ils veulent vivre et développer la nouvelle politique : celle qu'ils exercent eux-mêmes, unissant en un lien inséparable la lutte pour leurs intérêts immédiats et la lutte pour l'intérêt général. Ainsi, face à la résistance des bourgeois, des mencheviks et socialistes-révolutionnaires, selon lesquels « ce qui importe, c'est de travailler et de ne pas revendiquer, car, maintenant, nous avons la liberté politique », les ouvriers revendiquent la journée de 8 heures pour avoir la «liberté » de se réunir, de discuter, de lire, d'être avec les leurs : «Une vague de grèves recommença après la chute de l'absolutisme. Dans chaque usine ou atelier, sans attendre les accords signés en haut, on présente des revendications sur les salaires et la journée de travail. Les conflits s'aggravent de jour en jour et se compliquent dans une atmosphère de lutte.»([4] [9])
Le 18 avril, Milioukov, ministre libéral du parti Cadet du gouvernement provisoire, publie une note provocatrice réaffirmant l'engagement de la Russie avec les alliés dans la continuation de la guerre impérialiste. Les ouvriers et les soldats répondent immédiatement : des manifestations spontanées surgissent, on tient des assemblées massives dans les quartiers, les régiments, les usines : «L'agitation qui s'était développée dans la ville ne reculait pas. Des foules se réunissaient. Les meetings continuaient. On discutait dans les rues. Dans les tramways, les voyageurs se divisaient entre partisans et adversaires de Milioukov... L'agitation ne se limitait pas à Pétrograd. A Moscou, les ouvriers qui abandonnaient les machines et les soldats qui sortaient de leurs casernes envahirent les rues avec leurs protestations bruyantes. »( [5] [10])
Le 20 avril, une gigantesque manifestation impose la démission de Milioukov. La bourgeoisie doit reculer dans ses plans guerriers. Mai enregistre une activité frénétique d'organisation. Il y a moins de manifestations et moins de grèves, ce qui n'exprime pas un reflux du mouvement, mais plutôt le contraire, son avancée et son développement, car les ouvriers se consacrent à un aspect de leur combat jusqu'alors peu développé : leur organisation massive. Les soviets s'étendent jusqu'au fin fond de la Russie, et autour d'eux, apparaît une multitude d'organes de masse : comités d'usine, comités de paysans, soviets de quartier, comités de soldats. A travers eux, les masses se regroupent, discutent, pensent, décident. A leur contact, les groupes de travailleurs les plus attardés se réveillent : «Les domestiques, qu'on traitait comme des animaux et qu'on ne payait guère, s'émancipaient. Comme une paire de chaussures coûtait alors plus de cent roubles et que les gages étaient d'environ 35 roubles par mois, ils refusaient d'user leurs souliers à faire la queue. (...) Les cochers eux-mêmes avaient leur syndicat et ils étaient représentés au Soviet de Pétrograd. Les garçons d'hôtels et de restaurants étaient organisés et refusaient les pourboires. »( [6] [11])
Les ouvriers et les soldats commencent à se fatiguer des éternelles promesses du gouvernement provisoire et de l'appui qu'apportent à ce dernier les socialistes mencheviks et socialistes-révolutionnaires. Ils voient comment augmentent les difficultés d'approvisionnement, le chômage, la faim. Ils voient que, face à la guerre et à la question paysanne, ceux d'en haut n'offrent que des discours ampoulés. Ils sont fatigués de la politique bourgeoise et ils commencent à entrevoir les conséquences ultimes de leur propre politique : la revendication de tout le pouvoir aux soviets se transforme en aspiration des larges masses ouvrières. ([7] [12])
Juin est un mois d'intense agitation politique qui culmine avec les manifestations armées des ouvriers et des soldats de Pétrograd les 4 et 5 juillet : « La première place a été prise par les usines. (...) Là où les dirigeants hésitent ou font de l'opposition, la jeunesse ouvrière contraint le membre du comité d'usine qui est de service à donner le coup de sirène pour l'arrêt du travail. (...) Toutes les usines étaient en grève, des meetings se tenaient. On élisait des dirigeants pour la manifestation et des délégués qui présenteraient des revendications au Comité exécutif. »([8] [13])
Les journées de juillet se soldent cependant par un échec amer pour les travailleurs. La situation n'est pas encore mûre pour la prise de pouvoir car les soldats ne sont pas pleinement solidaires des ouvriers : les paysans sont pleins d'illusions sur les socialistes-révolutionnaires et le mouvement en province est en retard par rapport à la capitale.
Dans les mois suivants d'août et de septembre, touchés par l'amertume de la défaite et par la violence de la répression bourgeoise, les ouvriers vont être amenés à résoudre pratiquement ces obstacles, non pas en suivant un plan d'action pré-établi, mais dans un «océan d'initiatives», dans les luttes et les discussions dans les soviets qui vont matérialiser la prise de conscience du mouvement. Les actions des ouvriers et celles des soldats vont fusionner pleinement : «Apparaît un phénomène d'osmose, spécialement à Pétrograd. Quand l'agitation s'empare du quartier de Vyborg, les régiments de la capitale entrent en effervescence, et vice et versa. Les ouvriers et les soldats s'habituent à sortir dans la rue pour y manifester leurs sentiments. La rue leur appartient. Aucune force, aucun pouvoir, peut à ce moment-là leur interdire de défendre leurs revendications, ou de chanter à plein poumon des hymnes révolutionnaires. »([9] [14])
Avec la défaite de juillet, la bourgeoisie croit pouvoir en finir avec ce cauchemar. Pour cela, partageant la besogne entre le bloc « démocratique » de Kerenski et le bloc ouvertement réactionnaire de Kornilov, chef des armées, elle organise le coup d'Etat de ce dernier qui rassemble des régiments de Cosaques, de Caucasiens, etc., qui semblent encore fidèles au pouvoir bourgeois, et essaye de les lancer contre .
Mais la tentative échoue de manière retentissante. La réaction massive des ouvriers et des soldats, leur ferme organisation dans le Comité de défense de la révolution - qui, sous le contrôle du soviet de Pétrograd, se transformera plus tard en Comité militaire révolutionnaire, organe de l'insurrection d'Octobre - font que les troupes de Kornilov, ou bien restent immobilisées et se rendent, ou bien désertent pour rejoindre les ouvriers et les soldats, ce qui arrive dans la plupart des cas.
« Le complot était mené par des cercles qui sont habitués à ne rien faire, qui ne savent rien faire sans les éléments de la base, sans la force ouvrière, sans la chair à canon, sans ordonnance, domesticité, greffiers, chauffeurs, porteurs, cuisinières, blanchisseuses, aiguilleurs, télégraphistes, palefreniers, cochers. Or, tous ces petits rouages humains, imperceptibles, innombrables, indispensables, tenaient pour les soviets et contre Kornilov. (...) L'idéal de l'éducation militaire, c'est que le soldat agisse en dehors de la surveillance de ses chefs comme s'il était sous leurs yeux. Or, les soldats et les matelots russes de 1917, qui n'exécutaient pas les ordres officiels, même sous les yeux des commandants, saisissaient au vol, avidement, les ordres de la révolution et, plus souvent encore, les exécutaient, de leur propre initiative, avant même de les avoir reçus. (...)
Il s'agissait pour elles (les masses) non de protéger le gouvernement, mais de défendre la révolution. D'autant plus résolue et intrépide était leur lutte. La résistance à la mutinerie sortait des rails, des pierres, de l'air même. Les cheminots de la gare de Louga, à laquelle était parvenu Krymov, se refusaient obstinément à mettre en marche les trains transportant des troupes, et alléguaient le manque de locomotives. Les échelons de Cosaques se trouvèrent aussi encerclés par des soldats armés faisant partie de la garnison de Louga qui comptait 20000 hommes. Il n'y eut pas de collisions ; ce qui se passa fut bien plus dangereux, il y eut contact, intelligence, compréhension mutuelle.»( [10] [15])
Un mouvement conscient
Les bourgeois conçoivent les révolutions ouvrières comme un acte de démence collective, un chaos effrayant qui finit épouvantablement. L'idéologie bourgeoise ne peut pas admettre que les exploités puissent agir pour leur propre compte. Action collective et solidaire, action consciente de la majorité travailleuse, sont des notions que la pensée bourgeoise considère comme une utopie anti-naturelle (le « naturel » pour la bourgeoisie, c'est la guerre de tous contre tous et la manipulation par les élites des grandes masses humaines).
«Dans toutes les révolutions précédentes, sur les barricades se battaient les ouvriers, de petits artisans, un certain nombre d'étudiants ; des soldats prenaient leur parti ; ensuite, la bourgeoisie cossue, qui avait prudemment observé les combats de barricades par la fenêtre, recueillait le pouvoir. Mais la révolution de février 1917 différait des révolutions précédentes par le caractère social incomparablement plus élevé et par le haut niveau politique de la classe révolutionnaire, par une hostile défiance des insurgés à l'égard de la bourgeoisie libérale et, en conséquence, par la création, au moment même de la victoire, d'un nouvel organe de pouvoir révolutionnaire : un soviet s'appuyant sur la force armée des masses. »([11] [16])
Cette nature totalement nouvelle de la révolution d'Octobre correspond à l'être même du prolétariat, classe exploitée et révolutionnaire à la fois, qui ne peut se libérer que si elle est capable d'agir de manière collective et consciente.
La révolution russe n'est pas le simple produit passif de conditions objectives exceptionnelles. Elle est aussi le produit d'une prise de conscience collective. Sous la forme de leçons, de réflexions, de mots d'ordre, de souvenirs, nous pouvons y voir la marque des expériences du prolétariat, de la Commune de Paris de 1871 et de la révolution de 1905, et celle des batailles politiques du mouvement ouvrier, de la Ligue des communistes, des 1e et 2e Internationales, de la gauche de Zimmerwald, des spartakistes et du parti bolchevik. La révolution russe est certainement une réponse à la guerre, à la faim et à la barbarie du tsarisme moribond, mais c'est une réponse consciente, guidée par la continuité historique et mondiale du mouvement prolétarien.
Cela se manifeste concrètement dans l'énorme expérience des ouvriers russes qui avaient vécu les grandes luttes de 1898, 1902, la révolution de 1905 et les batailles de 1912-14, et qui avaient aussi fait surgir de leurs entrailles le parti bolchevik, à la gauche de la 2e Internationale. «Il était nécessaire de compter non avec une quelconque masse, mais avec la masse des ouvriers de Pétrograd et des ouvriers russes en général, qui avaient vécu l'expérience de la révolution de 1905, l'insurrection de Moscou du mois de décembre de la même année, et il était nécessaire qu'au sein de cette masse, il y eut des ouvriers qui avaient réfléchi sur l'expérience de 1905, qui avaient assimilé la perspective de la révolution, qui s’étaient penché une douzaine de fois sur la question de l'armée. »([12] [17])
Plus de 70 ans avant la révolution de 1917, Marx et Engels avaient écrit : « Cette révolution n'est donc pas seulement rendue nécessaire parce qu'elle est le seul moyen de renverser la classe dominante, elle l'est également parce que seule une révolution permettra à la classe qui renverse l'autre de balayer toute la pourriture du vieux système qui lui colle après et de devenir apte à fonder, la société sur des bases nouvelles » ([13] [18]). La révolution russe confirme pleinement cette position : le mouvement apporte lui-même les matériaux pour l'auto éducation des masses. « Là est sa force. Chaque semaine apportait aux masses quelques choses de nouveau. Deux mois faisaient une époque. A la fin de février - insurrection. A la fin d'avril -manifestation des ouvriers et des soldats armés dans Pétrograd. Au début de juillet, nouvelle manifestation, avec beaucoup plus d'ampleur et des mots d'ordre plus résolus. A la fin d'août - la tentative de coup d'Etat de Kornilov, repoussé par les masses. A la fin d'octobre - conquête du pouvoir par les bolcheviks. Sous ce rythme des événements d'une régularité frappante s'accomplissaient de profonds processus moléculaires qui soudaient en un tout politique les éléments hétérogènes de la classe ouvrière » ([14] [19])
« La Russie tout entière apprenait à lire ; elle lisait de la politique, de l'économie, de l'histoire, car le peuple avait besoin de savoir. (...) La soif d'instruction si longtemps refrénée devint avec la révolution un véritable délire. Du seul Institut Smolny sortirent chaque jour, pendant les six premiers mois, des tonnes de littérature, qui par tombereaux et par wagons allaient saturer le pays. La Russie absorbait, insatiable, comme le sable chaud absorbe l'eau. (...) Et quel rôle jouait la parole! Les "torrents d'éloquence" dont parle Carlyle à propos de la France n'étaient que bagatelle auprès des conférences, des débats, des discours dans les théâtres, les cirques, les écoles, les clubs, les salles de réunions des Soviets, les sièges des syndicats, les casernes. On tenait des meetings dans les tranchées, sur les places des villages, dans les fabriques. Quel admirable spectacle que les 40 000 ouvriers de Poutilov allant écouter des orateurs social-démocrates, socialistes-révolutionnaires, anarchistes et autres, également attentifs à tous et indifférents à la longueur des discours pendant des mois, à Pétrograd et dans toute la Russie, chaque coin de rue fut une tribune publique. Dans les trains, dans les tramways, partout jaillissait à l’improviste la discussion. (...) Dans tous les meetings, la proposition de limiter le temps de parole était régulièrement repoussée ; chacun pouvait librement exprimer la pensée qui était en lui… »([15] [20])
La « démocratie » bourgeoise parle beaucoup de « liberté d'expression » quand l'expérience nous dit que tout en elle, est manipulation, théâtre et lavage de cerveau : l'authentique liberté d'expression est celle que conquièrent les masses ouvrières dans leur action révolutionnaire : «Dans chaque usine, dans chaque atelier, dans chaque compagnie, dans chaque café, dans chaque canton, même dans les bourgades désertes, la pensée révolutionnaire réalisait un travail silencieux et moléculaire. Partout surgissaient des interprètes des événements, des ouvriers à qui on pouvait demander la vérité sur ce qui s'était passé et de qui on pouvait attendre les mots d'ordre nécessaires. Leur instinct de classe se trouvait accru par le critère politique et, bien qu'ils ne développaient pas toutes leurs idées de manière conséquente, leur pensée poussait invariablement dans une même direction. Ces éléments d'expérience, de critique d'initiative, d'abnégation, se développaient dans les masses et constituaient la mécanique interne inaccessible au regard superficiel, cependant décisive, du mouvement révolutionnaire comme processus conscient » ([16] [21])
Cette réflexion, cette prise de conscience, met à nu « toute l’injustice matérielle et morale infligée aux travailleurs, l'exploitation inhumaine, les salaires de misère le travail harassant, les ravages sur la santé, les systèmes raffinés de sanction, et le mépris et l’offense à leur dignité humaine par les capitalistes et les patrons, cet ensemble de conditions de travail ruineuses et honteuses qui leur sont imposées et qui représente le destin quotidien du prolétariat sous le joug du capitalisme »([17] [22])
Par cela même, la révolution Russe présente une unité permanente, inséparable, entre la lutte politique et la lutte économique : « Chaque vague d'action politique laisse derrière elle un limon fertile d'où surgissent aussitôt mille pousses nouvelles : les revendications économiques. Et inversement, la guerre économique incessante que les ouvriers livrent au capital tient en éveil l'énergie combative même aux heures d'accalmie politique ; elle constitue en quelque sorte un réservoir permanent d'énergie d'où la lutte politique tire toujours des forces fraîches ; en même temps le travail infatigable de grignotage revendicatif déclenche tantôt ici, tantôt là, des conflits aigus d'où éclatent brusquement des batailles politiques. »([18] [23])
Ce développement de la conscience a amené les ouvriers en juin-juillet à la conviction qu'ils ne devaient pas épuiser leurs énergies et se disperser dans mille conflits économiques partiels, qu'ils devaient concentrer leurs forces dans la lutte politique révolutionnaire. Cela ne supposait pas rejeter la lutte revendicative mais, au contraire, assumer ses conséquences politiques : «Les soldats et les ouvriers estimaient que de la solution donnée au problème du pouvoir, selon que le pays serait gouverné par la bourgeoisie ou par leurs propres soviets, toutes autres questions dépendaient : salaires, prix du pain, obligation de se faire tuer au front pour des raisons ignorées.»([19] [24])
Cette prise de conscience des masses ouvrières culmine avec l'insurrection d'octobre dont Trotsky décrit ainsi l'ambiance préalable : «Les masses ressentaient le besoin de se tenir serrées, chacun voulait se contrôler lui-même à travers les autres, et tous, d'un esprit attentif et tendu, cherchaient à voir comment une seule et même pensée se développait dans leur conscience avec ses diverses nuances et caractéristiques. Des foules innombrables se tenaient dans les cirques et autres grands édifices où parlaient les bolcheviks les plus populaires, apportant les dernières déductions et les derniers appels. (...) Mais, incomparablement plus efficace dans cette dernière période avant l'insurrection était l'agitation moléculaire que menaient des anonymes, ouvriers, matelots, soldats, conquérant l'un après l'autre des sympathisants, détruisant les derniers doutes, l'emportant sur des dernières hésitations. Des mois de vie politique fébrile avaient créé d'innombrables cadres de la base, avaient éduqué des centaines et des milliers d'autodidactes qui s'étaient habitués à observer la politique d'en bas et non d'en haut. (...) La masse ne tolérait déjà plus dans son milieu les hésitants, ceux qui doutent, les neutres. Elle s'efforçait de s'emparer de tous, de les attirer, de les convaincre, de les conquérir. Les usines conjointement avec les régiments envoyaient des délégués au front. Les tranchées se liaient avec les ouvriers et les paysans du plus proche arrière- front. Dans les villes, de cette zone avaient lieu d’innombrables meetings, conciliabules, conférences, dans lesquels les soldats et les matelots combinaient leur action avec celle des ouvriers et des paysans. »([20] [25])
« Tandis que la société officielle -cette superstructure à nombreux étages que constituent les classes dirigeantes, avec leurs couches distinctes, leurs groupes, leurs partis et leurs cliques- vivait au jour le jour dans son inertie et son automatisme, s'alimentant de restes d'idées usées, sourdes aux fatales exigences de l'évolution, séduites par des fantômes, ne prévoyant rien, il s'accomplissait dans les masses ouvrières un processus spontané et profond, non seulement de haine grandissante contre les dirigeants, mais de jugement critique sur leur impuissance, d'accumulation d'expérience et de conscience créatrice qui se confirma dans le soulèvement révolutionnaire et dans sa victoire. »([21] [26])
Alors que la politique bourgeoise est toujours au profit d'une minorité de la société que constitue la classe dominante, la politique du prolétariat ne poursuit pas un bénéfice particulier mais celui de toute l'humanité. « La classe exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut plus se libérer de la classe qui l'exploite et l'opprime (la bourgeoisie), sans libérer en même temps et à tout jamais, la société entière de l exploitation, de l'oppression et des luttes de classes. »([22] [27])
La lutte révolutionnaire du prolétariat constitue l'unique espoir de libération pour toutes les masses exploitées. Comme la révolution russe l'a mis en évidence, les ouvriers purent gagner à leur cause les soldats, des paysans sous l'uniforme dans leur majorité, et toute la population paysanne en général. Le prolétariat confirmait ainsi que la révolution n'est pas seulement une réponse en défense de ses propres intérêts, mais également la seule issue possible pour en finir avec la guerre et les rapports sociaux de l'oppression capitaliste et de l'exploitation en général.
La volonté ouvrière de donner une perspective aux autres classes opprimées a été habilement exploitée par les partis menchevik et socialiste-révolutionnaire qui prétendaient, au nom de l'alliance avec les paysans et les soldats, faire renoncer le prolétariat à sa lutte autonome de classe et à la révolution socialiste. Cette position semble, à première vue, la plus « logique » : si nous voulons gagner les autres classes, il faut se plier à leurs revendications, il faut chercher le plus petit dénominateur commun autour duquel tous peuvent s'unir.
Cependant, «Les classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans, paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu'elle est une menace pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc pas révolutionnaires, mais conservatrices ; bien plus, elles sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à l'envers la roue de l'histoire. »([23] [28])
Dans une alliance interclassiste, le prolétariat a tout à perdre : il ne gagne pas les autres classes opprimées mais il les pousse dans les bras du capital et il affaiblit sa propre unité et sa conscience de manière décisive : il ne défend pas ses propres revendications mais il les dilue et les nie ; il n'avance pas sur le chemin du socialisme, mais il s'embourbe et se noie dans le marais du capitalisme décadent. En réalité, il n'aide même pas les couches petites-bourgeoises et paysannes. Il contribue plutôt à leur sacrifice sur l'autel des intérêts du capital, car les revendications «populaires» sont le masque qu'utilise la bourgeoisie pour faire passer en contrebande ses propres intérêts. Dans le «peuple», ce ne sont pas les intérêts des « classes laborieuses » qui sont représentés, mais l'intérêt exploiteur, national, impérialiste, de l'ensemble de la bourgeoisie. «L'alliance des mencheviks et des socialistes révolutionnaires signifiait, dans ces conditions, non point une collaboration du prolétariat avec les paysans, mais une coalition de partis qui avaient rompu avec le prolétariat et la campagne pour faire bloc en commun avec les classes possédantes. »([24] [29])
Si le prolétariat veut gagner à sa cause les couches non exploiteuses, il doit affirmer de manière encore plus claire et éclatante ses propres revendications, son propre être, son autonomie de classe. Il doit gagner les autres couches non exploiteuses en ce qu'elles peuvent avoir de révolutionnaire. «Si elles sont révolutionnaires, c'est en considération de leur passage imminent au prolétariat : elles défendent alors leurs intérêts futurs et non leurs intérêts actuels ; elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat. »([25] [30])
En centrant sa lutte pour mettre fin à la guerre impérialiste ; en cherchant à donner une perspective de solution au problème agraire ([26] [31]) ; en créant les soviets comme organisation de tous les exploités ; et, surtout, en posant l'alternative d'une nouvelle société face à la banqueroute et au chaos de la société capitaliste, le prolétariat en Russie fut placé à l'avant-garde de toutes les classes exploitées et il a su leur donner une perspective à laquelle s'unir et pour laquelle lutter.
L'affirmation autonome du prolétariat ne l'isole pas des autres couches opprimées. Au contraire, elle lui permet d'isoler l'Etat bourgeois de celles-là. Face à l'impact sur les soldats et les paysans de la campagne de la bourgeoisie russe sur «l'égoïsme» des ouvriers avec leur revendication de la journée de 8 heures, ces derniers «comprirent le danger et y parèrent habilement. Pour cela, il leur suffisait de raconter la vérité, de citer les chiffres des bénéfices de guerre, de montrer aux soldats les usines et ateliers où grondaient les machines, la flamme infernale des fourneaux, front permanent sur lequel les travailleurs subissaient d'innombrables pertes. Sur l'initiative des ouvriers, commencèrent des visites régulières, par des détachements de la garnison, d'usines, surtout de celles qui travaillaient pour la défense. Le soldat regardait et écoutait, l'ouvrier montrait et expliquait. Les visites se terminaient par une solennelle fraternisation.» ([27] [32])
«L'armée était irrémédiablement malade. Elle valait encore quelque chose pour dire son mot dans la révolution. Mais, pour la guerre, elle n'existait déjà plus. »([28] [33])
Cette « maladie incurable » de l'armée était le produit de la lutte autonome de la classe ouvrière. De même, le prolétariat a affronté résolument le problème agraire que le capitalisme décadent est incapable de résoudre, et surtout qu'il ne fait qu'aggraver : tous les jours sortaient des villes industrielles des légions d'agitateurs, de délégations d'usine, de soviets, pour discuter avec les paysans, pour les encourager à la lutte, pour organiser les ouvriers agricoles et les agriculteurs pauvres. Les soviets et les comités d'usine prirent de nombreuses résolutions déclarant leur solidarité avec les paysans et proposant des mesures concrètes de solution du problème agraire : « La conférence des comités de fabrique et d'usine consacre son attention à la question agraire et élabore, sur un rapport de Trotsky, un manifeste aux paysans : le prolétariat a conscience de lui-même non seulement comme une classe particulière, mais comme du dirigeant du peuple. »([29] [34])
Les soviets
Alors que la politique de la bourgeoisie conçoit la majorité comme une masse à manipuler pour qu'elle plébiscite ce qui est préparé par les pouvoirs de l'Etat, la politique ouvrière se pose comme l'œuvre libre et consciente de la grande majorité pour ses propres intérêts.
«Les soviets, conseils de députés ou délégués d'assemblées, apparurent spontanément pour la première fois pendant la grande "grève de masses" de 1905. Ils étaient l'émanation directe des milliers d'assemblées de travailleurs, dans les usines et les quartiers, qui se multipliaient dans la plus importante explosion de vie ouvrière jusqu'alors dans l'histoire. Comme s'ils reprenaient la lutte là où leurs aînés de la Commune de Paris l'avaient laissée, les ouvriers russes généralisaient dans la pratique la forme d'organisation que les communards avaient ébauchée : assemblées souveraines, centralisation par délégués éligibles et révocables.»([30] [35])
A partir du renversement du tsarisme par les ouvriers, à Pétrograd, à Moscou, à Jarkov, à Helsinfors, dans toutes les villes industrielles, se constituèrent rapidement des soviets de délégués ouvriers, auxquels s'unirent les délégués des soldats et, par la suite, des paysans. Autour des soviets, le prolétariat et les masses exploitées constituèrent un réseau infini d'organisations de lutte, basées sur les assemblées, sur la libre discussion et décision de tous les exploités : soviets de quartier, conseil d'usine, comités de soldats, comités paysans... «Couvrant tout le territoire russe, le réseau des conseils locaux de députés ouvriers et soldats constituait en quelque sorte la charpente osseuse de la révolution. Du seul fait de leur existence, ils rendaient extrêmement ardue, voire impossible, toute tentative de retour au passé. »([31] [36])
La «démocratie» bourgeoise réduit la «participation» des masses à l'élection chaque 4 ans d'un type qui fait ce dont a besoin la bourgeoisie ; face à cela, les soviets constituent la participation permanente, directe, des masses ouvrières qui discutent en gigantesques assemblées générales et décident sur chaque question qui touche la société. Les délégués sont élus et révocables à tout moment et ils assistent au Congrès avec des mandats définis.
La «démocratie» bourgeoise conçoit la «participation» selon la farce de l'individu libre qui décide seul dans l'urne. En fait, c'est la consécration de l'atomisation, de l'individualisme, du tous contre tous, le camouflage de la division de classes ; ce qui favorise la classe minoritaire et exploiteuse. Par contre, les soviets se basent sur la discussion et la décision collectives, chacun peut sentir le souffle et la force de l'ensemble et sur cette base développer toutes ses capacités en renforçant à son tour le collectif. Les soviets partent de l'organisation autonome de la classe travailleuse pour lutter en vue de l'abolition des classes.
Les ouvriers, soldats et paysans considéraient les soviets comme leur organisation. «Non seulement les ouvriers et les soldats des formidables garnisons de l'arrière, mais le petit peuple bigarré des villes, artisans, camelots, petits fonctionnaires, cochers, garçons portiers, domestiques de toutes sortes, s'écartaient du gouvernement provisoire et de ses bureaux, cherchaient un pouvoir plus proche, plus accessible. En nombre toujours plus grand se présentaient au palais de Tauride des délégués des campagnes. Les masses affluaient dans les soviets comme sous des arcs de triomphe de la révolution. Tout ce qui restait en dehors des soviets retombait en quelque sorte à l'écart de la révolution et semblait appartenir à un autre monde. Il en était ainsi : en dehors des soviets restait le monde des possédants.»([32] [37])
Rien ne pouvait se faire en Russie sans les soviets : les délégations des escadres de la Baltique et de la Mer Noire, déclaraient dés le 16 mars qu'elles obéissaient seulement aux ordres du gouvernement provisoire qui étaient en accord avec les décisions des soviets. Le 172e régiment est encore plus explicite : «L'armée et la population doivent se soumettre seulement aux décisions du Soviet. Les ordres du gouvernement qui contreviennent aux décisions des soviets ne sont pas sujets à exécution.»([33] [38])
Guchkov, grand capitaliste et ministre du gouvernement provisoire déclare: «Malheureusement, le gouvernement ne dispose pas d'un pouvoir effectif; les troupes, les chemins de fer, la poste, le télégraphe, tout est aux mains du Soviet et on peut affirmer que le gouvernement provisoire existe seulement dans la mesure où le soviet le permet. »([34] [39])
La classe ouvrière, comme classe qui aspire à la transformation révolutionnaire et consciente du monde, nécessite un organe qui lui permette d'exprimer toutes ses tendances, toutes ses pensées, toutes ses capacités : un organe extrêmement dynamique qui synthétise à chaque moment l'évolution et l'avancée des masses ; un organe qui ne tombe pas dans le conservatisme et la bureaucratie, qui lui permette de repousser et de combattre toute tentative de confisquer le pouvoir direct de la majorité. Un organe de travail, où les choses se décident rapidement et vivement, bien qu'à la fois consciemment et collectivement, de telle manière que tous se sentent impliqués dans leur application.
« Les soviets ne se résignaient à aucune théorie de division des pouvoirs et intervenaient dans la direction de l'armée, dans les conflits économiques, dans les questions d'approvisionnement et de transport, même dans les affaires judiciaires. Les soviets décrétaient, sous la pression des ouvriers, la journée de 8 heures, éliminaient les administrateurs trop réactionnaires, destituaient les plus insupportables des commissaires du gouvernement provisoire, procédaient à des arrestations et à des perquisitions, interdisaient les journaux hostiles. »([35] [40])
Nous avons vu comment la classe ouvrière a été capable de s'unir, d'exprimer toute son énergie créatrice, d'agir de manière organisée et consciente, et, en fin de compte, de s'élever face la société comme la classe révolutionnaire qui a comme mission d'instaurer la nouvelle société, sans classe et sans Etat. Mais, pour cela, la classe ouvrière devait détruire le pouvoir de la classe ennemie : l'État bourgeois incarné par le gouvernement provisoire ; et imposer son propre pouvoir : le pouvoir des soviets.
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(D’après la Revue internationale n°71)
[1] [41] Trotsky, Histoire de la révolution russe, chap. «Le prolétariat et les paysans», éd. Seuil
[2] [42] Trotsky, ibid., chap. « Du 23 au 27 février 1917».
[3] [43] Trotsky, ibid.
[4] [44] Ana M.Pankratova, Les conseils d'usine dans la Russie de 1917
[5] [45] Trotsky, Histoire de la révolution russe
[6] [46] John Reed, 10 jours gui ébranlèrent le monde
[7] [47] Deux mois plus tôt, lorsque cette revendication fut mise en avant par Lénine dans ses fameuses «Thèses d'avril», elle fut repoussée au sein même du parti bolchevik comme utopique, abstraite, etc.
[8] [48] Trotsky, Histoire de la révolution russe, chap. « Les journées de juillet ».
[9] [49] Traduit de l'espagnol : G.Soria, Les 300 jours de la révolution russe
[10] [50] Trotsky, Histoire de la révolution russe, chap. « La bourgeoisie se mesure avec la démocratie ».
[11] [51] Trotsky, ibid., chap. « Le paradoxe de la révolution de février ».
[12] [52] Trotsky, ibid
[13] [53]. Marx-Engels, L'idéologie allemande, chap. 1, « Feuerbach ».
[14] [54] Trotsky, Histoire de la révolution russe, chap. « Regroupement dans les masses ».
[15] [55] John Reed, 10 jours qui ébranlèrent monde.
[16] [56] Trotsky, Histoire de la révolution chap. « Regroupement dans les masses ».
[17] [57] Rosa Luxemburg, A l'heure révolutionnaire, 2ème partie.
[18] [58] Rosa Luxemburg, Grève de masses, parti et syndicats
[19] [59] Trotsky, Histoire de la révolution russe, chap. « Les journées de juillet, préparation et début».
[20] [60] Trotsky, ibid., chap. « La sortie du pré-parlement ».
[21] [61] Trotsky, ibid., chap. «Qui dirigea l'insurrection de février ? ».
[22] [62] Engels, Préface de 1883 au Manifeste communiste
[23] [63] Marx-Engels, Le manifeste communiste.
[24] [64] Trotsky, Histoire de la révolution russe, chap. « Le comité exécutif».
[25] [65] Marx-Engels, Le Manifeste communiste
[26] [66] Il ne s'agit pas de discuter dans le cadre de cet article si la solution que les bolcheviks et les soviets ont fini par donner à la question agraire - la répartition des terres -fut juste. Comme l'a critiqué Rosa Luxemburg, l'expérience a montré qu'elle ne l'était pas. Mais cela ne peut occulter l'essentiel : que le prolétariat et les bolcheviks ont posé sérieusement la nécessité d'une solution du point de vue du pouvoir du prolétariat et du point de vue de la bataille pour la révolution socialiste.
[27] [67] Trotsky, Histoire de la révolution russe, chap. « Le comité exécutif».
[28] [68] Trotsky, ibid., chap. « L'armée et la guerre ».
[29] [69] Trotsky, ibid., chap. « La sortie du pré-parlement ».
[30] [70] Révolution internationale, n° 190, «1e prolétariat devra imposer sa dictature pour mener l'humanité à son émancipation ».
[31] [71] O. Anweiler, Les soviets en Russie.
[32] [72] . Trotsky, Histoire de la révolution russe, chap. « Le nouveau pouvoir ».
[33] [73] Trotsky, ibid.
[34] [74] . Trotsky, ibid.
[35] [75] Trotsky, ibid., chap. « La première coalition ».
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Octobre 1917 nous a laissé une leçon fondamentale : la bourgeoisie ne laisse pas le chemin libre à la lutte révolutionnaire des masses ouvrières. Au contraire, elle essaie de la saboter par tous les moyens. Pour cela, en plus de la répression directe, elle utilise une arme très dangereuse : le sabotage de l'intérieur exercé par les forces bourgeoises sous un masque «ouvrier» et «radical» - à l'époque les partis «socialistes», aujourd'hui les partis de «gauche» et «d'extrême gauche», ainsi que les syndicats.
Ce sabotage a constitué la principale menace pour la révolution engagée en février : le sabotage des soviets par les partis social traîtres qui maintenaient sur pied l'appareil d'Etat bourgeois. Nous abordons maintenant ce problème et les moyens par lesquels le prolétariat a réussi à le résoudre : le renouvellement des Soviets, le Parti bolchevik, l'insurrection.
Le sabotage bourgeois des soviets
La bourgeoisie présente la Révolution de février comme un mouvement pour la «démocratie», violé par le coup d'Etat bolchevik. Ses légendes consistent à opposer Février à Octobre, présentant le premier comme une authentique «fête démocratique», et le second comme un coup d'Etat «contre la volonté populaire».
Ce mensonge est le produit de la rage ressentie par la bourgeoisie devant les événements qui se sont déroulés entre février et octobre, parce qu'ils n'étaient pas en accord avec le schéma espéré. La bourgeoisie pensait qu'une fois passées les convulsions qui, en février, avaient renversé le Tsar, les masses rentreraient tranquillement chez elles, laissant les politiciens bourgeois diriger à leur guise, légitimés de temps en temps par des élections «démocratiques». Cependant, le prolétariat ne mordit pas à l'hameçon, déploya une immense activité, prit conscience de sa mission historique et se donna les moyens de son combat : les Soviets. Alors commença une période de double pouvoir : «ou bien la bourgeoisie s'emparera effectivement du vieil appareil de l'Etat, l'ayant remis à neuf pour servir ses desseins, et alors les soviets devront s'effacer ; ou bien les soviets constitueront la base du nouvel Etat, ayant liquidé non seulement l'ancien appareil, mais aussi la domination des classes qui s'en servaient.»([1] [78])
Pour détruire les soviets et imposer l'autorité de l'Etat, la bourgeoisie a utilisé la carte des partis menchevik et socialiste-révolutionnaire, anciens partis ouvriers qui étaient passés, du fait de la guerre, dans le camp bourgeois. Ils jouissaient, au début de la révolution de février, d'une immense confiance parmi les ouvriers, et ils en ont profité pour accaparer les soviets et servir de masque à la bourgeoisie : «Là où un ministre bourgeois n'aurait pu se présenter pour assurer la défense du gouvernement, devant les ouvriers révolutionnaires ou dans les soviets, on voyait paraître (ou plutôt la bourgeoisie y envoyait) un ministre "socialiste" - Skobélev, Tsérétéli, Tchernov ou d'autres encore- qui œuvrait en conscience au profit de la bourgeoise, suait sang et eau pour défendre le ministère, blanchissait les capitalistes, bernait le peuple en répétant des promesses, des promesses et des promesses, et en lui recommandant d'attendre, d'attendre, d'attendre et d'attendre.» ([2] [79])
A partir de février, commença une situation extrêmement dangereuse pour les masses ouvrières : elles luttaient, avec les bolcheviks à l'avant-garde, pour arrêter la guerre, pour la solution du problème agraire, pour abolir l'exploitation capitaliste et, pour cela, elles avaient créé les Soviets et leur avaient donné leur confiance, sans réserve. Et pourtant, ces Soviets qui étaient nés de leurs entrailles, envahis par les démagogues mencheviks ou sociaux-démocrates, niaient à présent les nécessités les plus impérieuses.
Ils promirent mille fois la paix et laissèrent le gouvernement provisoire continuer la guerre.
Le 27 mars, le Gouvernement provisoire tenta de déchaîner l'offensive des Dardanelles, dont l'objectif était la conquête de Constantinople. Le 18 avril, Milioukov, ministre des Affaires extérieures, ratifia par un fameux document l'adhésion de la Russie à la bande de l'Entente (France et Grande-Bretagne). En mai, Kerenski entreprit une campagne sur le front pour relever le moral des soldats et les pousser à se battre, en arrivant à dire, comble de cynisme, «vous tenez la paix à la pointe de vos baïonnettes ». De nouveau, en juin et en août, les sociaux-démocrates, en étroite collaboration avec les odieux généraux tsaristes, tentèrent d'entraîner les ouvriers dans la boucherie guerrière.
De même, ces démagogues des « droits de l'homme », tentèrent de rétablir une discipline militaire brutale au sein de l'armée : ils ont restauré la peine de mort, ont convaincu les Comités de soldats de ne pas « se mettre à dos les officiers». Par exemple, quand le Soviet de Pétrograd décida massivement de publier le fameux décret n° 1 qui interdisait les sévices corporels sur les soldats et défendait leurs droits et leur dignité, les social-traîtres du Comité exécutif «avaient expédié à l'imprimerie, comme contrepoison, un appel aux soldats, lequel, tout en ayant l'air de condamner le lynchage des officiers, exigeait soumission devant l'ancien commandement.» ([3] [80])
Ils pérorèrent sans arrêt sur la «solution du problème agraire», alors qu'ils laissaient intact le pouvoir des propriétaires et écrasaient les rébellions paysannes.
Ainsi, ils ont bloqué systématiquement les décrets les plus timides sur la question agraire - par exemple, celui qui interdisait le transfert des terres - rendant les terres occupées spontanément par les paysans à leurs anciens maîtres ; ils ont réprimé les soulèvements paysans par le sang et le feu, en envoyant des expéditions punitives. Ils ont restauré l'usage du fouet dans les villages.
Ils bloquèrent l'application de la journée de 8 heures et permirent aux patrons de démanteler les entreprises.
Ils ont laissé les patrons saboter la production avec comme objectif, d'un côté d'affamer les ouvriers et, de l'autre, de les disperser et de les démoraliser : «Profitant de la production capitaliste moderne et de son étroite relation avec les banques internationales et nationales, ainsi qu'avec les organisations du capital unifié (syndicats patronaux, trusts, etc.), les capitalistes entreprirent d'appliquer un système de sabotage de grande envergure et minutieusement calculé. Ils ne reculèrent devant aucun moyen, commençant par l'absence d'administration des usines, la désorganisation artificielle de la vie industrielle, le stockage ou la disparition des matières premières, et finissant avec la fermeture d'usines privées de ressources (...)» ([4] [81])
Ils entreprirent une terrible répression contre les luttes ouvrières.
«A Kharkov, 30 000 mineurs s'organisèrent, prenant pour devise le préambule des statuts des I WW ». (Ouvriers Industriels du Monde) : « Il n'y a rien de commun entre la classe des travailleurs et la classe des employeurs ». « Les Cosaques les dispersèrent ; certains propriétaires de mines déclarèrent le lock-out et le reste des mineurs proclama la grève générale. Le ministre du Commerce et de l'Industrie, Konovalov, chargea son adjoint, Orlov, muni des pleins pouvoirs, de mettre fin aux troubles. Orlov était haï des mineurs. Le Tsik ([5] [82]), non seulement approuva cette mission, mais encore refusa de demander que les Cosaques fussent retirés du bassin du Donetz.» ([6] [83])
Ils semèrent l'illusion parmi les masses avec leurs mots creux sur la «démocratie révolutionnaire», pendant qu'ils sabotaient par tous les moyens les Soviets.
Ils ont essayé de liquider les Soviets de l'intérieur : en ne respectant pas leurs accords, en reléguant au second plan les réunions plénières au profit de la conspiration du «petit comité», cherchant à diviser les masses exploitées et à provoquer des affrontements : « Dès avril, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires avaient commencé à en appeler à la province contre Pétrograd, aux soldats contre les ouvriers, à la cavalerie contre les mitrailleurs. Ils avaient donné aux compagnies une représentation dans les soviets plus avantagée que celle des usines ; ils avaient patronné les petites entreprises disséminées plutôt que les usines géantes de la métallurgie. Représentant le passé d'hier, ils cherchaient un appui chez les retardataires de toute espèce. Perdant pied, ils excitaient l'arrière-garde contre l'avant-garde.» ([7] [84]) Ils ont tout fait pour que les Soviets rendent le pouvoir aux «organismes démocratiques» : les Zmestva -organes locaux d'origine tsariste - et la conférence «Démocratique» de Moscou qui s'était tenue en août, véritable nid de vipères où s'étaient réunies les forces «représentatives» comprenant des nobles, des militaires, d'anciens membres des Cents- Noirs, des cadets etc. qui ont donné leur bénédiction au coup d'Etat militaire de Kornilov. En septembre, ils ont fait une nouvelle tentative pour éliminer les soviets : la convocation de la Conférence pré démocratique dans laquelle les délégués de la bourgeoisie et de la noblesse - les minorités exploiteuses haïes par tous et qui ne représentaient qu'elles-mêmes - occupaient, selon la volonté ouvertement exprimée des social-traîtres, plus de 683 postes de représentants face à seulement 230 postes de délégués pour les Soviets. Kerenski en vint à promettre à l'ambassadeur américain : « Nous ferons en sorte que les Soviets meurent de mort naturelle. Le centre de gravité de la vie politique se déplacera progressivement des Soviets vers les nouveaux organes démocratiques de représentation autonome. »
Les Soviets qui demandaient la prise du pouvoir ont été écrasés «démocratiquement» par la force des armes : «Les bolcheviks, qui s'étaient assuré une majorité dans le Soviet (de Kalouga), libérèrent quelques prisonniers politiques. Avec l'assentiment du commissaire du gouvernement, la Douma municipale fît venir des troupes de Minsk et bombarder avec de l'artillerie le siège des Soviets. Les bolcheviks se rendirent. Au moment où ils quittaient le bâtiment, des Cosaques les attaquèrent en criant : " Voilà ce qui arrivera à tous les Soviets bolchevik …» ([8] [85])
Les ouvriers voyaient comment leurs organes de classe étaient confisqués, dénaturés et enchaînés à une politique qui allait contre leurs intérêts. Ce qui, comme nous l'avons vu dans la première partie de cette brochure, avait abouti aux crises politiques d'avril, de juin et surtout de juillet, les conduisit à l'action décisive : renouveler les Soviets et prendre le pouvoir.
Les soviets étaient - comme le disait Lénine – « des organes où les mannes du pouvoir sont directement dans les mains des masses populaires, à la base » («La dualité de pouvoir »). C'est ce qui a permis que les ouvriers les changent rapidement, dès qu'ils furent convaincus qu'ils ne répondaient plus à leurs intérêts. A partir de la mi-août, la vie des soviets s'est accélérée à un rythme vertigineux. Les réunions se succédaient, de jour comme de nuit, sans interruption. Les ouvriers et les soldats discutaient consciencieusement, prenaient des résolutions, votaient plusieurs fois par jour. Dans ce climat d'auto activité intense des masses ([9] [86]) de nombreux soviets (Helsinfors, Ural, Kronstadt, Reval, la flotte de la Baltique, etc.) élurent des majorités révolutionnaires formées par des délégués bolcheviks, mencheviks internationalistes, maximalistes, socialistes-révolutionnaires de gauche, anarchistes, etc.
Le 31 août, le soviet de Pétrograd approuva une motion bolchevik. Ses dirigeants - mencheviks et social-révolutionnaires - refusèrent de l'appliquer et démissionnèrent. Le 9 septembre, le soviet élit une majorité bolchevik, suivi par celui de Moscou et, par la suite, par tous ceux du pays. Les masses avaient les soviets dont elles avaient besoin et se préparaient ainsi à prendre le pouvoir et à l'exercer.
Dans cette lutte des masses pour prendre le contrôle de leurs organisations contre le sabotage bourgeois, les bolcheviks ont joué un rôle décisif. Ils centrèrent leur activité sur le développement des soviets : «La Conférence déclare une fois de plus qu'il est indispensable de poursuivre un travail systématique dans tous les domaines à l'intérieur des Soviets des députés ouvriers et soldats, d'en augmenter le nombre, d'en accroître les forces et d'unir étroitement dans leur sein les groupes prolétariens, internationalistes, de notre Parti.» ([10] [87]) . Cette activité avait pour axe central le développement de la conscience de classe : « c'est précisément un patient travail de clarification de la conscience de classe du prolétariat et de cohésion des prolétaires de la ville et de la campagne.» ([11] [88]). D'une part, ils avaient confiance dans la capacité de critique et d'analyse des masses : « Mais, tandis que l'agitation des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires avait un caractère dispersé, contradictoire, le plus souvent évasif, l'agitation des bolcheviks se distinguait par sa nature réfléchie et concentrée. Les conciliateurs jacassaient pour écarter les difficultés, les bolcheviks marchaient au devant d'elles. L'analyse constante de la situation, la vérification des mots d'ordre d'après les faits, une attitude sérieuse à l'égard de l'adversaire même peu sérieux, donnaient une force particulière, une vigueur persuasive à l'agitation bolchevik.» ([12] [89]) D'autre part, ils faisaient confiance en leurs capacités d'union et d'auto organisation : «Ne croyez pas aux paroles. Ne vous laissez pas leurrer par des promesses. Ne surestimez pas vos forces. Organisez-vous dans chaque usine, dans chaque régiment et dans chaque compagnie, dans chaque quartier. Travaillez à vous organiser jour après jour, heure après heure (...)» ([13] [90])
Les bolcheviks ne prétendaient pas soumettre les masses à un «plan d'action» préconçu, levant les masses comme on lève une armée. Ils savaient que la Révolution est l'œuvre de l'action directe des masses et que leur mission politique était d'agir à l'intérieur de cette action directe. «La principale force de Lénine consistait en ceci qu'il comprenait la logique interne du mouvement et réglait d'après elle sa politique. Il n'imposait pas son plan aux masses. Il aidait les masses à concevoir et à réaliser leurs propres plans.» ([14] [91])
Le parti ne développait pas son rôle d'avant-garde en disant à la classe : «c'est ici qu'est la vérité, agenouille-toi», au contraire, il était traversé par les inquiétudes et les préoccupations qui traversaient l'ensemble de la classe et, en tant que tel, bien que d'une façon différente, il était exposé aux influences destructrices de l'idéologie bourgeoise. Son rôle de moteur dans le développement de la conscience de classe, il l'accomplissait à travers une série de débats politiques au cours desquels il surmontait les erreurs et insuffisances de ses positions antérieures et se battait à mort pour éliminer les déviations opportunistes qui pouvaient le menacer.
Ainsi, au début de mars, une importante partie des bolcheviks proposa de s'unir avec les partis socialistes (mencheviks et socialistes-révolutionnaires). Ils mettaient en avant un argument apparemment imparable qui, en ces premiers moments d'allégresse générale et d'inexpérience des masses, avait un impact certain sur elles : plutôt que d'aller chacun son chemin, pourquoi ne pas nous unir, tous les socialistes ? Pourquoi jeter la confusion chez les ouvriers avec deux ou trois partis distincts, se réclamant tous du prolétariat et du socialisme ?
Cela représentait une grave menace pour la révolution : le parti qui, depuis 1902, avait lutté contre l'opportunisme et le réformisme ; qui, depuis 1914 avait été le plus conséquent, le plus décidé à opposer la révolution internationale à la première guerre mondiale, courait le danger de se diluer dans les eaux troubles des partis « social-traîtres». Comment le prolétariat allait-il surmonter en son sein les confusions et les illusions qui se maintenaient ? Comment allait-il combattre les manœuvres et les pièges de l'ennemi ? Comment allait-il garder le cap de son combat de façon permanente, dans les moments de faiblesses ou de défaites ? Lénine et la base du parti luttèrent contre cette fausse unité qui, en réalité, signifiait s'unir derrière la bourgeoisie.
Le parti bolchevik était très minoritaire au début. Beaucoup d'ouvriers entretenaient encore des illusions sur le Gouvernement provisoire et le voyaient comme une émanation des Soviets, alors qu'en réalité il était leur pire ennemi. Les organes dirigeants des bolcheviks en Russie adoptèrent en mars avril une attitude conciliante avec le gouvernement provisoire qui conduisait à tomber dans un appui ouvert à la guerre impérialiste.
Contre cette déviation opportuniste, se développa un mouvement de la base du parti (comité de Vyborg) qui trouva dans Lénine et ses Thèses d'Avril sa plus claire expression. Pour Lénine, le fond du problème était que nous ne pouvons donner «aucun soutien au Gouvernement provisoire; (nous devons) démontrer le caractère entièrement mensonger de toutes ses promesses, notamment de celles qui concernent la renonciation aux annexions. Le démasquer, au lieu d' "exiger" - ce qui est inadmissible, car c'est semer des illusions - que ce gouvernement, gouvernement de capitalistes, cesse d'être impérialiste.» ([15] [92])
Lénine dénonçait également l'arme fondamentale des mencheviks et des socialistes-révolutionnaires contre les soviets : «"L'erreur" de ces chefs, c'est leur position petite-bourgeoise, c'est qu'ils obscurcissent la conscience des ouvriers au lieu de {'éclairer, qu'ils propagent des illusions petite-bourgeoises au lieu de les réfuter, qu'ils renforcent l'influence de la bourgeoisie sur les masses, au lieu de soustraire celles-ci à cette influence.» ([16] [93]).
Contre ceux qui jugeaient cette dénonciation «peu pratique», Lénine argumentait : « C'est en réalité un travail révolutionnaire éminemment pratique ; car on ne saurait faire progresser une révolution qui s'est arrêtée, grisée de phrases, et qui "marque le pas" non point à cause d'obstacles extérieurs, non point à cause de la violence qu'exercerait la bourgeoisie (...), mais à cause de l'aveugle crédulité des masses… C'est uniquement en combattant cette aveugle crédulité (qu'on ne peut et ne doit combattre que sur le terrain des idées, par une persuasion fraternelle, en invoquant l'expérience vécue) que nous pourrons nous dégager de l'emprise de la phraséologie révolutionnaires déchaînée et stimuler réellement la conscience prolétarienne aussi bien que la conscience des masses, leur initiative audacieuse et décidée, dans chaque localité (...)» ([17] [94])
Défendre l'expérience historique du prolétariat, maintenir vivantes ses positions de classe, exige de rester en minorité parmi les ouvriers en de nombreuses occasions. Il en est ainsi parce que « (...) la masse hésite entre la confiance dans ses vieux maîtres, les capitalistes, et la colère contre ceux-ci; entre la confiance dans la nouvelle classe, seule animée d'un esprit révolutionnaire conséquent et qui ouvre à tous les travailleurs la voie d'un avenir radieux,- le prolétariat- et une conscience encore obscure du rôle historique et mondial de ce dernier. » ([18] [95]). Pour aider à dépasser ces faiblesses « Ce n’est pas le nombre qui importe, mais l'expression fidèle des idées et de la politique du prolétariat véritablement révolutionnaire. » ([19] [96])
Comme tout parti authentique du prolétariat, le parti bolchevik était une partie intégrante du mouvement de la classe. Ses militants étaient les plus actifs dans les luttes, dans les soviets, dans les conseils d'usine, dans les meetings et les réunions. Les journées de juillet ont mis en évidence cet engagement inébranlable du parti vis-à-vis de la classe.
Comme nous l'avons vu précédemment, la situation à la fin du mois de juin, devenait intolérable à cause de la faim, de la guerre, du chaos, du sabotage des soviets, de la politique du comité central aux mains des social-traîtres, politique qui consistait à ne rien faire, en complicité avec la bourgeoisie. Les ouvriers et les soldats, surtout dans la capitale, commençaient à suspecter ouvertement les social-traîtres. L'impatience, le désespoir, la rage, se faisaient chaque jour plus fort dans les rangs ouvriers, les poussant à prendre le pouvoir par une action d'envergure. Pourtant, les conditions n'étaient pas encore réunies :
- les ouvriers et les soldats des provinces n'étaient pas au même niveau politique que leurs frères de Pétrograd ;
- les paysans avaient encore confiance dans le gouvernement provisoire ;
-chez les ouvriers de Pétrograd eux-mêmes, l'idée qui dominait n'était pas réellement de prendre le pouvoir, mais de faire une action de force pour obliger les dirigeants «socialistes» à «prendre réellement le pouvoir», c'est-à-dire, de demander à la cinquième colonne de la bourgeoisie qu'elle prenne le pouvoir au nom des ouvriers.
Dans une telle situation, se lancer dans l'affrontement décisif avec la bourgeoisie et ses séides, revenait à s'embarquer dans une aventure qui pouvait compromettre définitivement le destin de la révolution. C'était un choc prématuré qui pouvait se solder par une défaite définitive.
Le parti bolchevik déconseilla une telle action mais, voyant que les masses n'en tenaient pas compte et continuaient à aller de l'avant, il ne se retira pas en disant «ce sont vos affaires». Le parti participa à l'action, essayant d'une part, d'empêcher qu'elle ne se transforme en une aventure désastreuse et d'autre part, de faire en sorte que les ouvriers tirent le maximum de leçons pour préparer l'insurrection définitive. Il lutta de toutes ses forces pour que ce soit le soviet de Pétrograd lui-même, grâce à une discussion approfondie et en se donnant les dirigeants adéquats, qui se mette d'accord sur l'orientation politique dominante dans les masses.
Malgré tout, le mouvement échoua et subit la défaite. La bourgeoisie et ses acolytes mencheviks et socialistes-révolutionnaires lancèrent une violente répression contre les ouvriers et surtout, contre les bolcheviks. Ceux-ci payèrent le prix fort : emprisonnements, procès, exil. Mais ce sacrifice aida la classe, de façon décisive, à limiter les effets de la défaite subie et à poser de manière plus consciente et plus organisée, dans de meilleures conditions, le problème de l'insurrection.
Cet engagement du parti vis-à-vis de la classe permit, à partir d'août, une fois passés les pires moments de réaction bourgeoise, le développement de la pleine harmonie entre le parti et la classe, indispensable pour le triomphe de la révolution. «Au cours des Journées de Février, se révéla tout le travail antérieurement accompli pendant de longues années par les bolcheviks, et les ouvriers avancés, éduqués par le parti, trouvèrent leur place dans la lutte ; mais il n'y avait pas encore de direction immédiate venant du parti. Dans les événements d'Avril, les mots d'ordre du parti découvrirent leur force dynamique, mais le mouvement lui-même se déroula spontanément. En juin s'extériorisa l'énorme influence du parti, mais les masses marchaient encore dans les cadres d'une manifestation officiellement organisée par les adversaires. C'est seulement en juillet qu'ayant éprouvé sur lui-même la force de la pression des masses, le parti bolchevik descend dans la rue, contre tous les autres partis, et détermine le caractère essentiel du mouvement non seulement par ses mots d'ordre, mais par sa direction organisatrice. L'importance d'une avant-garde aux rangs serrés apparaît pour la première fois dans toute sa force au cours des Journées de Juillet, lorsque le parti - le payant cher - préserve le prolétariat d'un écrasement, assure l'avenir de la révolution et le sien propre. » ([20] [97])
La situation de double pouvoir qui domina la période de février à octobre fut une situation instable et dangereuse. Sa prolongation excessive, sans qu'aucune des deux classes puisse s'imposer, fut surtout dommageable au prolétariat : si l'incapacité et le chaos qui caractérisaient la classe gouvernante à ce moment-là accentuaient sa décrédibilisation, en même temps, ils provoquaient la lassitude et la désorientation des masses ouvrières, désagrégeaient leurs forces dans des combats stériles, et commençaient à entamer la sympathie des classes intermédiaires vis-à-vis du prolétariat. C'est pour cela qu'il était nécessaire pour lui de décanter, de décider de prendre le pouvoir par l'insurrection. « (...) les grandes révolutions (...) ont pour loi vitale ceci: ou aller de l'avant d'un élan très rapide et résolu, abattre d'une main de fer tous les obstacles et placer ses buts de plus en plus loin, ou être fort vite rejetée en arrière de son faible point de départ et écrasée par la contre-révolution. » ([21] [98])
L'insurrection est un art. Elle nécessite d'être accomplie à un moment précis dans l'évolution de la situation révolutionnaire : ni prématurément, ce qui mènerait à l'échec, ni trop tard, ce qui conduirait le mouvement révolutionnaire, une fois l'opportunité passée, à se désagréger, victime de la contre-révolution.
Au début du mois de septembre, la bourgeoisie, à travers Kornilov, tenta un coup d'Etat qui constitua le signal de l'offensive finale de la bourgeoisie pour renverser les soviets et rétablir pleinement son pouvoir.
Le prolétariat, avec l'aide massive des soldats, parvint à faire échouer la manœuvre, et cela accéléra la décomposition de l'armée : les soldats de nombreux régiments se prononcèrent en faveur de la Révolution, expulsant les officiers et s'organisant en conseils de soldats.
Comme nous l'avons vu auparavant, le renouvellement des soviets, à partir du milieu du mois d'août, commençait à faire pencher le rapport de forces nettement en faveur du prolétariat. La défaite du groupe de Kornilov accéléra ce processus.
A partir de la mi-septembre, une marée de résolutions demandant la prise du pouvoir déferla depuis les soviets locaux ou régionaux (Kronstadt, Ekaterinoslav, etc.) : le Congrès des Soviets de la Région Nord, réuni les 11-13 octobre, appela ouvertement à l'insurrection. A Minsk, le Congrès Régional des Soviets décida d'appuyer l'insurrection et d'envoyer des troupes de soldats favorables à la révolution. Le 12 octobre «l'assemblée générale des ouvriers d'une des plus révolutionnaires des usines de la capitale (Stary-Par-vyeinen) répondit aux attaques incessantes de la presse bourgeoise : "nous affirmons fermement que nous descendrons dans la rue quand nous jugerons cela indispensable. Nous n'avons pas peur de la lutte qui s'annonce prochaine et nous croyons fermement que nous en sortirons vainqueurs".» ([22] [99])
Le 17 octobre, le soviet de soldats de Pétrograd décida : « La garnison de Pétrograd ne reconnaît plus le gouvernement provisoire. Notre gouvernement est le soviet de Pétrograd. Nous ne suivrons que les ordres du soviet de Pétrograd, transmis par son comité militaire révolutionnaire.» ([23] [100]). Le soviet du district de Vyborg décida une marche pour appuyer cette résolution, à laquelle se joignirent les marins. Un journal libéral de Moscou - cité par Trotsky - décrit ainsi l'ambiance dans la capitale : « Dans les quartiers, dans les usines de Pétrograd, Vevski, Obujov et Poutilov, l'agitation bolchevik pour le soulèvement atteint son paroxysme. L'état d'esprit des ouvriers est tel qu'ils sont disposés à se mettre en marche à n 'importe quel moment ».
L'accélération des insurrections paysannes en septembre constitua un autre élément de la maturation des conditions nécessaires à l'insurrection: «Alors que nous avons les Soviets des deux capitales, laisser écraser le soulèvement paysan, c'est perdre et mériter de perdre toute confiance de la part des paysans, c'est se mettre aux yeux des paysans sur le même plan que les Liber-Dan et autres canailles.» ([24] [101])
Mais c'est au niveau mondial que se trouve la clé de la Révolution. Lénine a mis au clair ce point dans une Lettre aux camarades bolcheviks du Congrès des Soviets de la région Nord (8-10-17) : «Notre révolution traverse une période critique au plus haut point. Cette crise coïncide avec la grande crise de croissance de la révolution socialiste mondiale et de la lutte que mène contre elle l'impérialisme du monde entier. Une tâche gigantesque incombe aux dirigeants responsables de notre parti; s'ils ne l'accomplissent pas, la faillite complète menace le mouvement prolétarien internationaliste. L'heure est telle que temporiser, c'est aller à une mort certaine. » Dans une autre lettre il précise : « Les bolcheviks n'ont pas le droit d'attendre le congrès des soviets, ils doivent prendre le pouvoir sur le champ. Ce faisant, ils sauvent la révolution mondiale (sinon subsistera la menace d'une transaction entre les impérialistes de tous les pays qui, après les exécutions en Allemagne, auront des complaisances les uns pour les autres et s'uniront contre nous) ; ils sauvent la révolution russe (autrement la vague d'anarchie actuelle peut devenir plus forte que nous). » ([25] [102])
Cette conscience de la responsabilité internationale du prolétariat russe n'était pas le fait de la seule compréhension de Lénine et des bolcheviks. Au contraire, de nombreux secteurs ouvriers participaient de cette conscience.
- Le 1er mai 1917, «partout en Russie, les prisonniers de guerre prirent part à des manifestations aux côtés des soldats, sous des drapeaux communs, parfois entonnant le même hymne dans différentes langues (...). Le ministre cadet Chingarev, dans un de ses entretiens avec les délégués des tranchées, défendait l'ordonnance de Goutchkov contre "une excessive indulgence" à l'égard des prisonniers, alléguant "les actes de sauvagerie des Allemands (…) L'assemblée se prononça résolument pour l'allégement du sort des prisonniers. » ([26] [103])
-«Un soldat du front roumain, maigre, tragique, passionné s'écria : "Camarades ! Au front, nous périssons de faim et de froid On nous fait mourir sans raison. Je prie les camarades américains de dire en Amérique que les Russes n'abandonneront leur révolution que dans la mort. Nous défendrons notre forteresse de toutes nos forces jusqu'à ce que tous les peuples se lèvent et viennent à notre aide. Dites aux ouvriers américains de se dresser et de combattre pour la Révolution sociale !" » ([27] [104])
Le gouvernement Kerenski essaya de déplacer les régiments les plus révolutionnaires de Pétrograd, Moscou, Vladimir, Reval, etc, vers le front ou dans des régions isolées, pour tenter de décapiter la lutte. En complément de cette mesure, la presse libérale et menchevik déchaîna une campagne de calomnies contre les soldats, les traitant de «lâches», les accusant de «ne pas vouloir exposer leur vie pour la patrie», etc. Les ouvriers de la capitale répondirent immédiatement; de nombreuses assemblées d'usine appuyèrent les soldats, réclamant tout le pouvoir aux soviets et prenant des mesures pour armer les ouvriers. Dans ce cadre, le soviet de Pétrograd décida, dans sa réunion du 9 octobre, de créer un Comité militaire révolutionnaire avec comme objectif premier de contrôler le gouvernement, bien qu'il se soit vite transformé en centre organisateur de l'insurrection. Ce Comité regroupait des représentants du Soviet de Pétrograd, du Soviet des marins, du Soviet de la région de Finlande, du Syndicat des chemins de fer, du Congrès des conseils d'usine et des Gardes rouges.
Ces derniers étaient un corps ouvrier et « s'étaient constitués pour la première fois pendant la révolution de 1905 ; ils réapparurent pendant les journées de février 1917 où une force armée était nécessaire pour le maintien de l'ordre dans la ville. Ayant, à cette époque, reçu des armes, tous les efforts faits par la suite par le Gouvernement provisoire pour les désarmer restèrent à peu près vains. A chaque grande crise de la révolution, on vit apparaître dans les rues les gardes rouges, indisciplinés, sans entraînement militaire, mais remplis d'ardeur révolutionnaire. » ([28] [105])
S'appuyant sur ce regroupement des forces de classe, le Comité militaire révolutionnaire (CMR) convoqua une Conférence des comités de régiments qui discuta ouvertement, le 18 octobre, la question de l'insurrection. Cette conférence se prononça majoritairement pour, à l'exception de deux Comités qui étaient contre et de deux autres qui se déclarèrent neutres (il y eut de plus cinq régiments qui ne furent pas représentés à la Conférence). Dans le même esprit, la Conférence prit une résolution en faveur de l'armement des ouvriers.
Cette résolution était déjà appliquée dans la pratique, des ouvriers s'étant rendus en masse aux arsenaux de l'Etat pour y réclamer qu'on leur remette des armes. Lorsque le Gouvernement interdit de telles remises d'armes, les ouvriers et les employés de l'Arsenal de la forteresse Pierre et Paul (bastion réactionnaire) décidèrent de se mettre à la disposition du CMR et, en contact avec d'autres arsenaux, organisèrent la remise des armes aux ouvriers.
Le 21 octobre, la Conférence de comités de régiments prit la résolution suivante : « 1- La garnison de Pétrograd et de la banlieue promet au Comité militaire révolutionnaire de le soutenir entièrement dans toutes ses démarches (...). 2 - (...) La garnison s'adresse aux Cosaques : Nous vous invitons à nos réunions de demain. La bienvenue à vous, frères cosaques ! 3 - Le Congrès pan-russe des soviets doit prendre le pouvoir en main (..). La garnison promet solennellement de mettre toutes ses forces à la disposition du Congrès. Comptez sur nous, représentants fondés de pouvoir des soldats, des ouvriers et des paysans. Nous sommes tous à nos postes, prêts à vaincre ou à mourir. » ([29] [106])
Nous pouvons voir ici les traits caractéristiques de l'insurrection ouvrière : l'initiative créative des masses, une organisation simple et admirable, des discussions et des débats qui donnent lieu à des résolutions qui synthétisent la conscience acquise par les masses, le recours à la conviction et à la persuasion, l'appel aux cosaques pour qu'ils abandonnent la bande du gouvernement, ou le meeting passionné et dramatique des soldats de la forteresse Pierre et Paul, qui s'était tenu le 23 octobre et qui avait décidé de ne plus obéir qu'au CMR. Toutes ces caractéristiques sont celles d'un mouvement d'émancipation de l'humanité, de l'action directe, passionnée, créative des masses exploitées.
La journée du 22 octobre, appelée par le Soviet de Pétrograd, scella définitivement l'insurrection : des meetings et des assemblées se tinrent dans tous les quartiers, dans toutes les usines, et ils furent massivement d'accord : « A bas Kerenski », « Tout le pouvoir aux soviets». Ce fut un acte gigantesque dans lequel les ouvriers, les employés, les soldats, de nombreux cosaques, des femmes, des enfants, marquèrent ouvertement leur engagement dans l'insurrection.
Il n'est pas possible, dans le cadre de cet article, de raconter tous les détails de cette période (nous renvoyons aux livres mentionnés de Trotsky ou de John Reed). Ce que nous voulons mettre en lumière, c'est le caractère massif, ouvert, collectif de l'insurrection : «L'insurrection fut décidée, pour ainsi dire, pour une date fixée : le 25 octobre. Elle ne fut pas fixée par une réunion secrète, mais ouvertement et publiquement, et la révolution triomphante eu lieu précisément le 25 octobre (6 novembre) comme il était prévu d'avance. L'histoire universelle a connu un grand nombre de révoltes et de révolutions : mais nous y chercherions en vain une autre insurrection d'une classe opprimée qui ait été fixée à l'avance et publiquement, pour une date annoncée, et qui ait été accomplie victorieusement, le jour annoncé. En ce sens et en de nombreux autres, la révolution de novembre est unique et incomparable » ([30] [107])
Dès septembre, les bolcheviks posèrent clairement la question de l'insurrection dans les assemblées d'ouvriers et de soldats, prirent les positions les plus combatives et décidées à l'intérieur du CMR, de la Garde rouge. Ils allèrent dans les casernes où il y avait le plus de doutes, ou qui étaient favorables au Gouvernement provisoire, pour convaincre les soldats - le discours de Trotsky fut crucial pour convaincre les soldats de la forteresse Pierre et Paul. Ils dénoncèrent sans trêve les manœuvres, les atermoiements, les pièges des mencheviks. Ils luttèrent pour la convocation du deuxième Congrès des soviets contre le sabotage des social-traîtres.
Pourtant, ce ne furent pas les bolcheviks, mais tout le prolétariat de Pétrograd qui décida et exécuta l'insurrection. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires repoussèrent plusieurs fois la convocation du second Congrès des soviets. Ce fut la pression des masses, l'insistance des bolcheviks, l'envoi de milliers de télégrammes des soviets locaux réclamant cette convocation qui, finalement, obligèrent le Comité exécutif central -repaire des social-traîtres - à la convoquer le 25 octobre. « Après la révolution du 25 octobre, les mencheviks, et surtout Martov, parlèrent beaucoup de l'usurpation du pouvoir dans le dos du Soviet et de la classe ouvrière. Il est difficile d'imaginer une déformation plus éhontée des faits. Quand nous avons décidé à la majorité, lors de la réunion des soviets, la convocation du second Congrès pour le 25 octobre, les mencheviks ont dit : "Vous avez décidé la révolution". Quand, avec la majorité écrasante du soviet de Pétrograd, nous avons refusé de laisser partir les régiments de la capitale, les mencheviks ont dit : "C'est le début de l'insurrection". Quand nous avons créé, dans le soviet de Pétrograd, le CMR, les mencheviks ont constaté : "c'est le début de l'insurrection armée". Mais quand le jour décisif éclata l'insurrection prévue par cet organisme, créé et "découvert" bien avant, les mêmes mencheviks crièrent : "c'est une machination de conspirateurs qui a provoqué une révolution dans le dos de la classe".» ([31] [108])
Le prolétariat se donna les moyens d'avoir la force nécessaire - armement général des ouvriers, formation du CMR, insurrection - pour que le Congrès des soviets puisse prendre effectivement le pouvoir. Si le Congrès des soviets avait décidé de « prendre le pouvoir » sans cette préparation antérieure, une telle décision n'aurait été qu'une gesticulation inutile facilement désarticulable par les ennemis de la Révolution. On ne peut comprendre le Congrès des soviets comme un phénomène isolé, formel. Il faut le comprendre dans toute une dynamique générale de la classe et, concrètement, à l'intérieur d'un processus dans lequel se développaient les conditions de la révolution à l'échelle mondiale et où, à l'intérieur de la Russie, une infinité de soviets locaux appelaient à la prise du pouvoir ou le prenaient effectivement : c'est simultanément qu'à Pétrograd, Moscou, Tula, dans l'Oural, en Sibérie, etc, les soviets firent triompher l'insurrection.
Le Congrès des soviets prit la décision définitive, confirmant la pleine validité de l'initiative du prolétariat de Pétrograd : «s'appuyant sur la volonté de l'immense majorité des ouvriers, des soldats et des paysans, et sur l'insurrection victorieuse des ouvriers et de la garnison de Pétrograd, le Congrès prend le pouvoir. Le congrès décide : tout le pouvoir dans les localités passe dans les mains des soviets de députés ouvriers, soldats et paysans, appelés à assurer un ordre réellement révolutionnaire. »
(D’après la Revue internationale n°72)
[1] [109] Trotsky, Histoire de la révolution russe, Tome I, chapitre « La dualité de pouvoirs ».
[2] [110] Lénine : les enseignements de la révolution point VI.
[3] [111] .Trotsky, op. cit. Tome I, chapitre «Les dirigeants et la guerre ».
[4] [112] Ana M. Pankratova : Les conseils d'usine dans la Russie de 1917, chapitre « Le développement de la lutte entre le Capital et le Travail et la première Conférence des comités d'usine ».
[5] [113] Tsik: Comité central exécutif pan-russe des soviets de députés ouvriers et soldats.
[6] [114] J. Reed : Dix jours qui ébranlèrent le monde
[7] [115] . Trotsky, Op. cit. tome II, chapitre « Les journées de juillet ».
[8] [116] J. Reed, idem.
[9] [117] Nous n'avons jamais nié les erreurs commises par le parti bolchevik, ni sa dégénérescence et sa transformation en colonne vertébrale de l'odieuse dictature stalinienne Le rôle du parti bolchevik ainsi que la critique implacable de ses erreurs et sa dégénérescence ont été analysés dans différents articles de notre Revue Internationale :
- « La dégénérescence de la Révolution Russe» et « Les leçons de Kronstadt » (n° 3)
- « La défense du caractère prolétarien de la Révolution d'Octobre » (n° 12 et 13). La raison essentielle de la dégénérescence des partis et organisations politiques du prolétariat résidait dans le poids de l'idéologie bourgeoise dans leurs rangs, qui créait constamment des tendances à l'opportunisme et au centrisme (voir « Résolution sur le centrisme et l'opportunisme », Revue Internationale n°44).
[10] [118] Résolution sur les Soviets des députés ouvriers et soldats adoptée à la VII conférence bolchevik de toute la Russie, avril 1917.
[11] [119] Résolution sur les Soviets des députés ouvriers et soldats adoptée à la VII conférence bolchevik de toute la Russie, avril 1917.
[12] [120] Trotsky, op. cit. Tome II, chapitre « Les bolcheviks et les soviets ».
[13] [121] Lénine : Introduction à la Conférence d'avril 1917
[14] [122] . Trotsky, Op. cit. Tome I, chapitre « Le réarmement du parti ».
[15] [123] Les tâches du prolétariat dans la révolution actuelle, thèse 3.
[16] [124] Lénine : La dualité de pouvoir
[17] [125] Lénine : Les tâches du prolétariat dans la révolution actuelle, thèse 7.
[18] [126] . Lénine : Les enseignements de la crise », avril 1917
[19] [127] Les tâches du prolétariat..., thèse 17.
[20] [128] Trotsky Op. cit. Tome II, chapitre « Les bolcheviks et le pouvoir ».
[21] [129] Rosa Luxembourg : La Révolution Russe
[22] [130] Trotsky : op. cit. Tome II, chapitre « Le Comité militaire révolutionnaire ».
[23] [131] J.Reed:Op. cit.
[24] [132] Lénine : La crise est mûre, 6è partie.
[25] [133] Lettre au Comité Central, 1 octobre 1917.
[26] [134] Trotsky, Op. cit. Tome I, chapitre « Les bolcheviks et le pouvoir ».
[27] [135] John Reed, Op. cit., p. 58.
[28] [136] . John Reed, Op. cit., p. 24.
[29] [137] Cité par Trotsky, Op. cit. Tome II, chapitre « Le Comité militaire révolutionnaire »
[30] [138] Trotsky: La révolution de novembre, 1919
[31] [139] Trotsky, idem.
Certains historiens à la solde du capital sont pleins d'éloges hypocrites pour « l'initiative » et même « l'élan révolutionnaire » des ouvriers et de leurs organes de lutte de masse, les conseils ouvriers. Ils sont débordants de compréhension pour le désespoir des ouvriers, des soldats et des paysans confrontés aux épreuves de la « grande guerre ». Avant tout, ils se présentent comme les défenseurs de la «vraie révolution russe » contre sa prétendue destruction par les bolcheviks. En d'autres termes, au centre des attaques de la bourgeoisie contre la révolution russe, il y a l'opposition entre février et octobre 1917, l'opposition entre le début et la conclusion de la lutte pour le pouvoir qui est l'essence de toute grande révolution.
Quand elle rappelle le caractère explosif, massif et spontané des luttes qui commencent en février 1917, c'est-à-dire les grèves de masse, les millions de gens qui occupent la rue, les explosions d'euphorie publique et jusqu'au fait que Lénine lui même déclarait que la Russie de cette époque était le pays le plus libre sur la terre, la bourgeoisie lui oppose les événements d'octobre dans lesquels il y avait peu de spontanéité, où les événements étaient planifiés à l'avance, sans aucune grève, sans manifestation de rues ni assemblée de masse pendant l'insurrection, quand le pouvoir a été pris grâce à l'action de quelques milliers d'hommes en armes dans la capitale, sous le commandement d'un comité révolutionnaire, directement inspiré par le parti bolchevik. Ainsi, elle déclare : est-ce que cela ne prouve pas qu'Octobre n'était rien d'autre qu'un putsch bolchevik ? Un putsch contre la majorité de la population, contre la classe ouvrière, contre l'histoire, contre la nature humaine même ? Et tout cela, nous dit-on, est la conséquence d'une « folle utopie marxiste » qui ne pouvait survivre que par la terreur, conduisant directement au stalinisme.
Selon la classe dominante, le prolétariat en 1917 ne voulait rien de plus que ce que le régime de février lui avait promis : une « démocratie parlementaire », avec l'engagement de « respecter les droits de l'homme », et un gouvernement qui, tout en continuant la guerre, s'était déclaré lui même « en faveur » d'une paix rapide « sans annexion ». En d'autres termes, la bourgeoisie veut nous faire croire que le prolétariat russe se battait pour obtenir la même situation misérable que celle que le prolétariat moderne subit aujourd'hui ! Si le régime de février n'avait pas été renversé en octobre, nous assurent-ils, la Russie serait aujourd'hui un pays aussi puissant et « prospère » que les Etats-Unis et le développement du « capitalisme du 20e siècle aurait été pacifique ».
Ce qu'exprime réellement cette hypocrite défense du caractère « spontané » des événements de février, c'est la haine et la peur de la révolution d'octobre chez les exploiteurs de tous les pays. La spontanéité de la grève de masse, le rassemblement de tout le prolétariat dans les rues et les assemblées générales, la formation des conseils ouvriers dans le feu de la lutte sont des moments essentiels de la lutte d'émancipation de la classe ouvrière. « Que la spontanéité d'un mouvement soit un indice de sa profonde pénétration dans les masses, de la solidité de ses racines, de l'impossibilité qu'il y aurait à l'écarter, voilà qui est certain » comme le remarquait Lénine ([1] [140]). Mais tant que la bourgeoisie reste la classe dominante, tant que les armes politiques et répressives de l'Etat capitaliste restent intactes, il lui est toujours possible de bloquer, neutraliser et dissoudre celles de son ennemi de classe. Les conseils ouvriers, ces puissants instruments de la lutte ouvrière qui surgissent plus ou moins spontanément, ne sont néanmoins pas la seule ni nécessairement la plus haute expression de la révolution prolétarienne. Ils prédominent dans les premières étapes du processus révolutionnaire. La bourgeoisie contre-révolutionnaire les porte justement aux nues précisément pour faire passer le début de la révolution pour son point culminant, pour son point d'arrivée, parce qu'elle sait qu'il est plus facile de détruire une révolution qui s'arrête à mi-chemin.
Mais la révolution russe ne s'est pas arrêtée à mi-chemin. En allant jusqu'au bout, en achevant ce qu'avait commencé février 1917, elle a été la confirmation de la capacité de la classe ouvrière à construire patiemment, consciemment, collectivement, donc pas seulement « spontanément » mais de façon délibérée, planifiée, stratégique, les instruments dont elle a besoin pour s'emparer du pouvoir : son parti de classe marxiste, ses conseils ouvriers galvanisés par un programme de classe et une réelle volonté de diriger la société, ainsi que les instruments spécifiques et la stratégie de l'insurrection prolétarienne. C'est l'unité entre la lutte politique de masse et la prise militaire du pouvoir, entre le spontané et le planifié, entre les conseils ouvriers et le parti de classe, entre l'action de millions d'ouvriers et celles d'audacieuses minorités d'avant-garde de la classe qui constitue l'essence de la révolution prolétarienne. C'est cette unité que la bourgeoisie aujourd'hui vise à détruire avec ses calomnies contre le bolchevisme et l'insurrection d'octobre.
La destruction de l'Etat bourgeois, le renversement de la domination de la classe bourgeoise, le début de la révolution mondiale, c'est ce qu'a été la gigantesque réalisation d'octobre 1917, c'est-à-dire le chapitre le plus important, le plus conscient et le plus audacieux de l'histoire de l'humanité à ce jour. Octobre a fait voler en éclats des siècles de servitude engendrée par la société de classes, démontrant qu'avec le prolétariat il existe, pour la première fois dans l'histoire, une classe qui est tout à la fois exploitée et révolutionnaire. Une classe qui est capable de diriger la société, d'abolir la domination de classe, de libérer l'humanité de son enchaînement « préhistorique » à des forces sociales aveugles. C'est la véritable raison pour laquelle la classe dominante à ce jour, et aujourd'hui plus que jamais, déverse ses tombereaux de mensonges et de calomnies sur l'octobre rouge, l'événement « le plus haï » de l'histoire moderne mais qui est en fait l'orgueil de la classe prolétarienne consciente. Nous voulons démontrer que l'insurrection d'octobre, que les écrivailleurs, prostitués du capital, appellent un « putsch », était le point culminant, non seulement de la révolution russe, mais de toute la lutte de notre classe jusqu'à aujourd'hui. Comme Lénine l'écrivait en 1917 : « La haine sauvage que nous porte la bourgeoisie illustre de la façon la plus concrète cette vérité que nous montrons correctement au peuple les voies et moyens qui permettront de mettre fin à la domination de la bourgeoisie. »([2] [141])
« La crise est mûre »
Le 10 octobre 1917, Lénine, l'homme le plus recherché dans le pays, pourchassé par la police dans tous les coins de la Russie, se présenta à l'assemblée du Comité central du parti bolchevik qui se tenait à Pétrograd, déguisé avec une perruque et des lunettes, et proposa la résolution suivante écrite sur une page de cahier d'écolier :
« Le Comité Central reconnaît que la situation internationale de la révolution russe (la mutinerie de la flotte en Allemagne, manifestation extrême de la croissance de la révolution socialiste mondiale dans toute l'Europe ; et, par ailleurs, la menace de voir la paix impérialiste étouffer la révolution en Russie), - de même que la situation militaire (décision indubitable de la bourgeoisie russe et de Kerensky et consorts, de livrer Pétrograd aux Allemands), -de même que l'obtention par le parti prolétarien de la majorité aux Soviets, - tout cela, lié au soulèvement paysan et au changement d'attitude du peuple qui fait confiance à notre parti (élections de Moscou) et enfin la préparation manifeste d'une nouvelle aventure Kornilov (retrait des troupes de Pétrograd, transfert des cosaques à Pétrograd, encerclement de Minsk par les cosaques, etc.) - tout cela met l'insurrection armée à l'ordre du jour. Considérant donc que l'insurrection armée est inévitable et tout à fait mûre, le Comité Central propose à toutes les organisations du Parti de déterminer leur attitude en fonction de cet état de choses, d'examiner et de résoudre de ce point de vue toutes les questions pratiques (congrès des Soviets de la région Nord, retrait des troupes de Pétrograd, actions à réaliser à Moscou et à Minsk, etc.). »( [3] [142])
Quatre mois avant exactement, le parti bolchevik avait délibérément freiné l'élan combatif des ouvriers de Pétrograd. Ceux-ci avaient été provoqués par les classes dominantes en vue d'être amenés à une confrontation prématurée et isolée avec l'Etat. Une telle situation aurait certainement conduit à la décapitation du prolétariat russe dans la capitale et son parti de classe aurait été décimé (voir la Revue Internationale n° 90 sur « les journées de juillet »). Le Parti qui depuis avait surmonté ses hésitations internes, s'engageait fermement, comme l'écrivait Lénine dans son fameux article « La crise est mûre », « à mobiliser toutes les forces pour inculquer aux ouvriers et aux soldats l’idée de l'absolue nécessité d'une lutte acharnée, ultime, décisive pour le renversement du gouvernement de Kerensky ». Le 29 septembre, il déclarait : « La crise est mûre. Tout l'honneur du parti bolchevik est en jeu. Tout l'avenir de la révolution ouvrière internationale pour le socialisme est en jeu. »
Ce qui explique cette nouvelle attitude du parti, complètement différente en octobre de celle de juillet, est contenue dans la résolution citée plus haut, c'est l'audace et la brillante clarté du marxisme. Le point de départ, comme toujours pour le marxisme, c'est l'analyse de la situation internationale, l'évaluation du rapport de forces entre les classes et les besoins du prolétariat mondial. La résolution souligne que, à la différence de juillet 1917, le prolétariat russe n'est plus seul, que la révolution mondiale a commencé dans les pays centraux du capitalisme. « La montée de la révolution mondiale est incontestable. L'explosion de révolte des ouvriers tchèques a été étouffée avec une cruauté incroyable, qui témoigne de la panique du gouvernement. En Italie, on en est arrivé aussi à une explosion des masses à Turin. Mais le fait le plus important est la mutinerie de la flotte allemande. »([4] [143]). II est de la responsabilité de la classe ouvrière russe, non seulement de saisir l'opportunité de rompre l'isolement international imposé jusque là par la guerre mondiale mais, par dessus tout, de propager en retour les flammes de l'insurrection en Europe de l'ouest en commençant la révolution mondiale.
Contre la minorité de son propre parti qui faisait encore écho à l'argumentation pseudo marxiste, contre-révolutionnaire des mencheviks selon laquelle la révolution devait commencer dans un pays plus avancé, Lénine montrait que les conditions en Allemagne étaient en fait beaucoup plus difficiles qu'en Russie et que la réelle signification de l'insurrection en Russie résidait dans le fait qu'elle aiderait au surgissement de la révolution en Allemagne : «... dans des conditions pénibles, infernales, avec le seul Liebknecht (enfermé au bagne, par surcroît), sans journaux, sans liberté de réunions, sans Soviets, au milieu de l'hostilité incroyable de toutes les classes de la population -jusqu'au dernier paysan aisé - à l'égard de l'idée de l'internationalisme, malgré l'organisation supérieure de la grande, de la moyenne et de la petite bourgeoisie impérialiste, les Allemands, c'est-à-dire les révolutionnaires internationalistes allemands, les ouvriers portant la vareuse de matelot, ont déclenché une mutinerie de la flotte, alors qu'ils n'avaient peut-être qu'une chance sur cent. Et nous qui avons des dizaines de journaux, la liberté de réunion, qui avons la majorité dans les Soviets, nous qui en comparaison des internationalistes prolétariens du monde entier avons les meilleures conditions, nous refuserions de soutenir par notre insurrection les révolutionnaires allemands. Nous raisonnerions comme les Scheidemann et les Renaudel : le plus sage est de ne pas nous soulever car si on nous fusille tous autant que nous sommes, le monde perdra avec nous des internationalistes d'une si belle trempe, si sensés, si parfaits !! Prouvons notre bon sens. Adoptons une résolution de sympathie à l'égard des insurgés allemands et renonçons à l'insurrection en Russie. Ce sera de l'internationalisme véritable, d'esprit rassis. »([5] [144])
Ce point de vue et la méthode internationaliste, à l'opposé exact de la vision bourgeoise-nationaliste du stalinisme qui s'est développée à partir de la contre-révolution qui a suivi, n'appartenaient pas exclusivement au parti bolchevik à cette époque, mais c'était le lot commun des ouvriers évolués de Russie à l'éducation politique marxiste. Ainsi, au début d'Octobre, les marins révolutionnaires de la flotte de la Baltique lançaient aux quatre coins de la terre, sur les radios de leurs bateaux, l'appel suivant : « Dans ce moment où les vagues sont rougies du sang de nos frères, nous faisons entendre notre voix : ... Peuples opprimés du monde entier, brandissez le drapeau de la révolte ! » Cependant, l'évaluation à l'échelle du monde du rapport de forces entre les classes par les bolcheviks ne se limitait pas à examiner l'état du prolétariat international mais exprimait aussi une vision claire de la situation globale de la classe ennemie. En s'appuyant toujours sur une profonde connaissance de l'histoire du mouvement ouvrier, les bolcheviks savaient très bien, avec l'exemple de la Commune de Paris de 1871, que la bourgeoisie impérialiste, même en pleine guerre mondiale, unirait ses forces contre la révolution.
« L'inaction complète de la flotte anglaise en général, et des sous-marins anglais lors de la prise de l'île d'Oesel par les allemands, si on la rapproche du plan du gouvernement de se transporter de Pétrograd à Moscou, ne démontre-t-elle pas qu'un complot a été tramé entre les impérialiste russes et anglais, entre Kerensky et les capitalistes anglo-français pour livrer Pétrograd aux Allemands et pour étouffer par ce moyen la révolution russe ? » demande Lénine, qui ajoute : « La résolution de la section des soldats du Soviet de Pétrograd contre le départ du gouvernement a montré que, parmi les soldats aussi, la conviction mûrit qu'il existe un complot Kerensky. »( [6] [145]) En Août, sous Kerensky et Kornilov, Riga la révolutionnaire avait déjà été livrée aux griffes de l'empereur Guillaume II. Les premières rumeurs d'une éventuelle paix séparée entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne contre la révolution russe inquiétait Lénine. Le but des bolcheviks ce n'était pas la « paix » mais la révolution car ils savaient, en vrais marxistes, qu'un cessez-le-feu capitaliste ne pouvait être qu'un entracte entre deux guerres mondiales. C'est cette vision pénétrante, communiste de l'inévitable enfoncement dans la barbarie que le capitalisme décadent, en faillite historique réservait à l'humanité qui poussait alors le bolchevisme à une course contre la montre pour en finir avec la guerre avec des moyens prolétariens, révolutionnaires. En même temps, les capitalistes commençaient partout à saboter systématiquement la production afin de discréditer la révolution. Toutefois, tous ces événements contribuaient aussi à détruire enfin, aux yeux des ouvriers, le mythe patriotique de la « défense nationale » selon lequel la bourgeoisie et le 'prolétariat d'une même nation auraient un intérêt commun à repousser « l'agresseur » étranger. Cela explique aussi pourquoi en octobre, le souci des travailleurs n'était plus de déclencher des grèves massives mais de garder la production en marche face au démembrement de ses « propres » usines par la bourgeoisie.
Parmi les facteurs qui ont été décisifs pour pousser la classe ouvrière à l'insurrection, il y a le fait que la révolution était menacée par de nouvelles attaques contre-révolutionnaires mais aussi que les ouvriers, en particulier dans les principaux soviets, soutenaient fermement les bolcheviks. Ces deux facteurs étaient le résultat direct de la plus importante confrontation de masse entre bourgeoisie et prolétariat entre juillet et octobre 1917 : le putsch de Kornilov en août. Le prolétariat, sous la direction des bolcheviks, avait arrêté la marche de Kornilov sur la capitale, principalement en défaisant ses troupes, en sabotant ses systèmes de transport et sa logistique grâce aux ouvriers des chemins de fer, de la poste et d'autres secteurs. Au cours de cette action, pendant laquelle les soviets avaient repris vie en tant qu'organisations révolutionnaires de toute la classe, les ouvriers découvrirent que le gouvernement provisoire de Pétrograd, sous la direction du socialiste-révolutionnaire Kerensky et des mencheviks, était lui-même impliqué dans le complot contre-révolutionnaire. A partir de ce moment, les ouvriers comprirent que ces partis étaient devenus une véritable « aile gauche du capital » et commencèrent à se rassembler derrière les bolcheviks.
« Tout l'art tactique consiste à saisir le moment dans lequel la totalité des conditions nous sont les plus favorables. Le soulèvement de Kornilov avait créé ces conditions. Les masses, qui avaient perdu confiance dans les partis de la majorité des soviets, ont vu le danger concret de la contre-révolution. Ils croyaient ce que les bolcheviks réclamaient alors pour repousser ce danger. »([7] [146])
Le test le plus clair qui prouve les qualités révolutionnaires d'un parti ouvrier, c'est sa capacité à poser la question de la prise du pouvoir. « L'adaptation la plus gigantesque, c'est quand le parti prolétarien doit passer de la préparation, de la propagande, de l'organisation, de l'agitation à la lutte immédiate pour le pouvoir, à l'insurrection armée contre la bourgeoisie. Tout ce qui existe dans le parti comme éléments indécis, sceptiques, opportunistes, mencheviks, prend position contre l'insurrection. »([8] [147])
Le parti bolchevik a surmonté cette épreuve en s'engageant lui même dans la lutte armée pour le pouvoir, faisant alors la preuve de qualités révolutionnaires sans précédents.
En février 1917 se produisit ce qu'on appelle une situation de « double pouvoir ». A côté de l'Etat bourgeois et opposés à lui, les conseils ouvriers apparaissaient comme une alternative, comme un gouvernement potentiel de la classe ouvrière. Du fait que deux pouvoirs opposés, de deux classes ennemies, ne peuvent coexister et du fait que l'un doit nécessairement détruire l'autre afin de pouvoir s'imposer à la société, une telle période de « double pouvoir » est obligatoirement extrêmement courte et instable. Une telle phase n'est sûrement pas caractérisée par la « coexistence pacifique » et la tolérance mutuelle. Elle peut avoir une apparence d'équilibre social. En réalité, c'est une étape décisive dans la guerre civile entre travail et capital.
Les falsifications bourgeoises de l'histoire sont obligées de camoufler la lutte à mort des classes qui a eu lieu entre février et octobre 1917 et pour pouvoir présenter la révolution d'octobre comme un « putsch bolchevik ». L'allongement « anormal » de cette période de « double pouvoir» aurait nécessairement entraîné la fin de la révolution et de ses organes. Le Soviet « ne peut être qu'un organisme insurrectionnel, qu'un organe du pouvoir révolutionnaire. Sinon les soviets ne sont que de vains hochets qui conduisent infailliblement à l'apathie, à l'indifférence, au découragement des masses légitimement écœurées par la répétition perpétuelle de résolutions et de protestations. »([9] [148]). Si l'insurrection prolétarienne n'a pas été plus spontanée qu'un coup d'Etat militaire contre-révolutionnaire, durant les mois qui ont précédé octobre les deux classes ont exprimé de façon répétée leur tendance spontanée à lutter pour le pouvoir. Les journées de juillet et le putsch de Kornilov en ont été les manifestations les plus claires. L'insurrection d'octobre a commencé en réalité non avec le signal donné par le parti bolchevik mais avec la tentative du gouvernement bourgeois d'envoyer au front les troupes les plus révolutionnaires (les deux tiers de la garnison de Pétrograd) et de les remplacer dans la capitale par des bataillons contre-révolutionnaires. En d'autres termes, la bourgeoisie a fait une nouvelle tentative, quelques semaines seulement après Kornilov, pour écraser la révolution, ce qui a poussé le prolétariat à prendre des mesures insurrectionnelles pour la sauver.
« Défait, le résultat du soulèvement du 25 Octobre avait aux trois quarts, si ce n'est pas plus, été décisif dès le moment où nous avons refusé le déplacement des troupes, formé le Comité Militaire Révolutionnaire (16 Octobre), nommé nos commissaires dans toutes les organisations et formations de la troupe, isolant ainsi complètement non seulement le commandement du district militaire de Pétrograd, mais le gouvernement. A partir du moment où les bataillons, sous les ordres du Comité Militaire Révolutionnaire, refusaient de quitter la ville, et ne la quittaient pas, nous avions une insurrection victorieuse dans la capitale. »([10] [149] ).
De plus, ce Comité militaire révolutionnaire, qui devait conduire les actions militaires décisives du 25 octobre, loin d'avoir été un organe du parti bolchevik, avait été à l'origine proposé par les partis contre-révolutionnaires de « gauche » comme un moyen d'imposer le retrait des troupes révolutionnaires de la capitale sous l'autorité des soviets ; mais il fut immédiatement transformé par le soviet en un instrument non seulement pour s'opposer à cette mesure, mais pour organiser la lutte pour le pouvoir.
« Non le pouvoir des soviets n'était pas une chimère, une construction arbitraire, l'invention de théoriciens de parti. Il montait irrésistiblement d'en bas, du désarroi économique, de l'impuissance des possédants, du besoin des masses ; les soviets devenaient en réalité le pouvoir pour les ouvriers, les soldats, les paysans, il n'y avait pas d'autre voie. Au sujet du pouvoir des soviets, le temps n'était déjà plus de chercher des raisonnements et des objections : il fallait le réaliser. » ([11] [150]) La légende d'un putsch bolchevik est un des plus gros mensonges de l'histoire. En fait, l'insurrection avait été annoncée publiquement à l'avance, aux délégués révolutionnaires élus. L'intervention de Trotsky à la Conférence de la garnison de Pétrograd le 18 octobre en est une illustration : « La bourgeoisie sait que le soviet de Pétrograd proposera au Congrès des soviets de prendre le pouvoir en main. Prévoyant la bataille inévitable, les classes bourgeoises s'efforcent de désarmer Pétrograd. A la première tentative de la contre-révolution pour supprimer le Congrès, nous répondrons par une contre-offensive qui sera implacable et que nous pousserons jusqu'au bout. » Le point 3 de la résolution adoptée par la Conférence de la garnison dit : « Le Congrès pan-russe des soviets doit prendre le pouvoir en main et assurer au peuple la paix, la terre et le pain. »([12] [151]) Pour s'assurer que tout le prolétariat soutenait la lutte pour le pouvoir, cette conférence décidait d'un passage en revue pacifique des forces, prenant place à Pétrograd avant le congrès des soviets et basée sur des assemblées de masse et des débats. « Des dizaines de milliers de gens submergeaient l'énorme édifice de la Maison du Peuple... Sur les poteaux de fonte et aux fenêtres, étaient suspendues des guirlandes, des grappes de têtes humaines, de jambes, de bras. Il y avait dans l'air cette charge d'électricité qui annonce un prochain éclat. A bas ! A bas la guerre ! Le pouvoir aux Soviets ! Pas un des conciliateurs n'osa se montrer devant ces foules ardentes pour leur opposer des objections ou des avertissements. La parole appartenait aux Bolcheviks. »([13] [152]). Trotsky ajoute : « L'expérience de la révolution, de la guerre, de la dure lutte, de toute une amère vie, remonte de la profondeur de la mémoire de tout homme écrasé par le besoin et se fixe dans ces mots d'ordre simples et impérieux. Cela ne peut pas continuer ainsi, il faut ouvrir une brèche vers l'avenir. »
Le Parti n'a pas inventé « la volonté de prendre le pouvoir » des masses. Mais il l'a inspirée et a donné confiance dans sa capacité à gouverner à la classe. Comme Lénine l'avait écrit après le putsch de Kornilov : « Que ceux qui ont peu confiance apprennent de cet exemple. Honte à ceux qui disent "nous n'avons pas de machine pour remplacer la vieille qui tourne inexorablement pour la défense de la bourgeoisie". Parce que nous avons une machine. Et ce sont les soviets. Ne craignez pas les initiatives et l'indépendance des masses. Faites confiance aux organisations révolutionnaires des masses, et vous verrez dans toutes les sphères de la vie de l'Etat la même puissance, la même majesté et la même volonté invincible des ouvriers et des paysans, que celles qu'ils ont montrées dans leur solidarité et leur enthousiasme contre le Kornilovisme ».([14] [153])
La tâche de l'heure : la destruction de l'Etat bourgeois
L'insurrection est un des problèmes les plus cruciaux, les plus complexes, les plus exigeants que le prolétariat ait à résoudre pour remplir sa mission historique. Dans la révolution bourgeoise, cette question était beaucoup moins décisive puisque la bourgeoisie pouvait s'appuyer dans sa lutte pour le pouvoir sur celui qu'elle avait déjà conquis au niveau économique et politique au sein de la société féodale. Pendant sa révolution, la bourgeoisie a laissé la petite bourgeoisie et la jeune classe ouvrière se battre pour elle. Quand la fumée de la bataille s'est dissipée, elle a souvent préféré remettre son pouvoir fraîchement conquis dans les mains d'une classe féodale alors embourgeoisée, domestiquée, puisque cette dernière avait, par tradition, l'autorité de son côté. Au contraire, le prolétariat n'a ni propriété, ni pouvoir économique au sein de la société capitaliste. Il ne peut donc déléguer ni la lutte pour le pouvoir ni la défense de sa domination de classe une fois acquise à aucune autre classe ou autre secteur de la société. Il doit lui-même prendre le pouvoir en entraînant les autres couches sous sa direction, en prendre l'entière responsabilité et assumer les conséquences et les risques de sa lutte. Dans l'insurrection, le prolétariat révèle et découvre lui même, beaucoup plus clairement qu'à aucun autre moment précédent, le « secret » de sa propre existence en tant que première et dernière classe exploitée et révolutionnaire. Il ne faut donc pas s'étonner de ce que la bourgeoisie soit si attachée à détruire la mémoire d'Octobre !
La tâche primordiale du prolétariat dans la révolution, à partir de février, était de conquérir les cœurs et les esprits de tous ces secteurs qui pouvaient être gagnés à sa cause mais qui pouvaient aussi être utilisés contre la révolution : les soldats, les paysans, les fonctionnaires, les employés des transports jusqu'aux moins bien disposés comme les personnels de maison de la bourgeoisie. A la veille de l'insurrection, cette tâche avait été accomplie.
La tâche de l'insurrection était tout à fait différente : elle consistait à briser la résistance de ces corps d'Etat et de ces formations armées qui ne pouvaient être gagnées mais dont l'existence prolongée contenait en germe la contre-révolution la plus barbare. Pour briser cette résistance, pour démolir l'Etat bourgeois, le prolétariat doit créer une force armée et la mettre sous sa direction de classe avec une discipline de fer. Ainsi, bien que conduite par le prolétariat, les forces armées du 25 octobre étaient principalement composées de soldats qui obéissaient à son commandement. « La Révolution d'Octobre était la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie pour le pouvoir. Mais c'est le moujik qui en fin de compte décida de l'issue de la lutte... Ce qui donna à l'insurrection le caractère d'un coup rapidement porté avec un minimum de victimes, ce fut la combinaison du complot révolutionnaire, de l'insurrection prolétarienne et de la lutte de la garnison paysanne pour sa propre sauvegarde. Le Parti dirigeait l'insurrection ; la principale force motrice était le prolétariat ; le détachements ouvriers armés constituaient le poing de choc, mais l'issue de la lutte se décidait par la garnison paysanne difficile à soulever. » ([15] [154]) En réalité, le prolétariat a pu s'emparer du pouvoir parce qu'il avait été capable de mobiliser les autres couches non exploiteuses derrière son propre projet de classe. Exactement le contraire d'un « putsch » !
« II n'y eut presque point de manifestations, de combats de rue, de barricades de tout ce que l'on entend d'ordinaire par "insurrection". La révolution n'avait pas besoin de résoudre un problème déjà résolu. La saisie de l'appareil gouvernemental pouvait être effectuée d'après un plan, avec l'aide de détachements armés relativement peu nombreux, partant d'un centre unique (...) Le calme dans les rues, en Octobre l'absence de foules, l'inexistence de combats donnaient aux adversaires des motifs de parler de la conspiration d'une minorité insignifiante, de l'aventure d'une poignée de bolcheviks. (..) En réalité, les bolcheviks pouvaient ramener au dernier moment la lutte pour le pouvoir à un "complot", non point parce qu'ils étaient une petite minorité, mais au contraire parce qu'ils avaient derrière eux, dans les quartiers ouvriers et les casernes, une écrasante majorité, fortement groupée, organisée, disciplinée. » ([16] [155])
Choisir le bon moment : la clé de la prise du pouvoir
D'un point de vue technique, l'insurrection communiste n'est qu'une simple question d'organisation militaire et de stratégie. Politiquement, c'est la tâche plus exigeante qu'on puisse imaginer. De toutes les tâches, la plus difficile celle qui pose le plus de problèmes, c'est celle de choisir le bon moment pour engager le combat pour le pouvoir : ni trop tôt, ni trop tard. En juillet 1917, même en août au moment du putsch Kornilov, quand les bolcheviks ont retenu la classe qui était prête à engager une lutte pour le pouvoir, le principal danger restait celui d'une insurrection prématurée ; dès septembre, Lénine appelait déjà sans relâche à la préparation d'une lutte armée en déclarant « Maintenant ou jamais ! »
« II est impossible de disposer à son gré d'une situation révolutionnaire. Si les bolcheviks n'avaient pas pris le pouvoir en octobre-novembre, ils ne l'auraient vraisemblablement jamais pris. Au lieu d'une ferme direction, les masses auraient trouvé chez les bolcheviks toujours les mêmes divergences fastidieuses entre la parole et l'action et se seraient dissociées du parti qui aurait trompé leurs espérances pendant deux ou trois mois, de même qu'elles s'étaient détachées des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks. » ([17] [156]). C'est pourquoi, quand Lénine s'est battu contre le danger de retarder la lutte pour le pouvoir, il ne soulignait pas seulement les préparatifs contre-révolutionnaires de la bourgeoisie mondiale mais il mettait aussi en garde contre les effets désastreux des hésitations sur les ouvriers eux mêmes qui « sont presque désespérés ». Le peuple « affamé » pourrait commencer à « tout démolir autour de lui », « de façon purement anarchique, si les Bolcheviks ne sont pas capables de les conduire à la bataille finale. Il n'est pas possible d'attendre sans risquer d'aider Rodzianko à s'entendre avec Guillaume et de favoriser la désorganisation complète avec la désertion générale des soldats, si (déjà démoralisés) ils en arrivent au désespoir et abandonnent tout au gré du vent »([18] [157])
Choisir le bon moment demande aussi une évaluation exacte non seulement du rapport de forces entre les classes mais aussi de la dynamique des couches intermédiaires. « Une situation révolutionnaire n’est pas éternelle. De toutes les prémisses d'une insurrection, la moins stable est l'état d'esprit de la petite bourgeoisie. En temps de crises nationales, celle-ci marche derrière la classe qui, non seulement par la parole, mais par l'action, lui inspire confiance. Capable d'élans impulsifs, même de délires révolutionnaires, la petite bourgeoisie n'a pas de résistance, elle perd facilement courage en cas d'insuccès et, de ses ardentes espérances, tombe dans la désillusion. Ce sont précisément les violents et rapides changements de ses états d'esprit qui donnent une telle instabilité à chaque situation révolutionnaire. Si le parti prolétarien n'est pas suffisamment résolu pour transformer en temps utile l'attente et les espérances des masses populaires en une action révolutionnaire, le flux est bientôt remplacé par un reflux : les couches intermédiaires détournent leurs regards de la révolution et cherchent un sauveur dans le camp opposé. »([19] [158])
L'art de l'insurrection
Dans sa lutte pour persuader le parti de l'impérieuse nécessité d'une insurrection immédiate, Lénine est revenu sur la fameuse argumentation de Marx, dans Révolution et Contre-révolution en Allemagne, sur la question de l'insurrection qui « est un art au même titre que la guerre et que d'autres formes d'art. Elle est soumise à certaines règles dont l'omission conduit à sa perte le parti coupable de les négliger. » Les plus importantes de ces règles, selon Marx, sont de ne jamais s'arrêter à mi-chemin une fois que l'insurrection a commencé ; de rester toujours à l'offensive car « la défensive est la mort de tout soulèvement armé » ; de surprendre l'ennemi et le démoraliser par des succès quotidiens, « mêmes petits », qui l'obligent à reculer ; « bref [d'agir] suivant les paroles de Danton, le plus grand maître jusqu'à ce jour de la tactique révolutionnaire : de l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace. » Et, comme Lénine le disait : « Rassembler à tout prix une grande supériorité de forces à l'endroit décisif, au moment décisif, faute de quoi l'ennemi, possédant une meilleure préparation et une meilleure organisation, anéantira les insurgés. » Lénine ajoutait : « Espérons que, au cas où l'insurrection serait décidée, les dirigeants appliqueront avec succès les grands préceptes de Danton et de Marx. Le succès de la Révolution aussi bien russe que mondiale dépend de deux ou trois jours de combat. »([20] [159]).
Dans cette perspective, le prolétariat avait à créer les organes de sa lutte pour le pouvoir, un comité militaire et des détachements armés. « De même qu'un forgeron ne peut saisir de sa main nue un fer chauffé à blanc, le prolétariat ne peut, les mains nues, s'emparer du pouvoir ; il lui faut une organisation appropriée à cette tâche. Dans la combinaison de l'insurrection de masse avec la conspiration, dans la subordination du complot à l'insurrection, dans l'organisation de l'insurrection à travers la conspiration, réside le problème compliqué et lourd de responsabilités de la politique révolutionnaire que Marx et Engels appelaient "l'art de l'insurrection". » ([21] [160]).
C'est cette approche centralisée, coordonnée et préméditée qui a permis au prolétariat de défaire les dernières résistances années de la classe dominante, portant ainsi un coup terrible que la bourgeoisie mondiale n'a jamais oublié ni pardonné jusqu'à nos jours. « Les historiens et les hommes politiques appellent d'habitude insurrection spontanée un mouvement des masses qui, lié par son hostilité à l'égard de l'ancien régime, n'a point de visées claires, ni de méthodes de lutte élaborées, ni de direction conduisant consciemment à la victoire. L'insurrection des forces élémentaires est volontiers reconnue par les historiens officiels... comme une calamité inévitable dont la responsabilité retombe sur l'ancien régime. (...) Ce qu'elle nie, comme du "blanquisme" ou, pis encore, du bolchevisme, c'est la préparation consciente de l'insurrection, le plan, la conspiration. »( [22] [161]).
C'est cela qui met encore le plus en fureur la bourgeoisie : l'audace avec laquelle la classe ouvrière lui a arraché le pouvoir. La bourgeoisie du monde entier savait qu'un soulèvement se préparait. Mais elle ne savait ni quand ni où l'ennemi attaquerait. En portant un coup décisif, le prolétariat a pleinement profité de l'avantage de la surprise du fait qu'il avait lui-même choisi le moment et le terrain de la bataille. La bourgeoisie croyait et espérait que son ennemi serait assez naïf et « démocratique » pour décider de la question de l'insurrection publiquement, en présence de la classe dominante, au congrès pan-russe des soviets qui avait été convoqué à Pétrograd. C'est là qu'elle espérait saboter et anticiper sur la décision et son exécution. Mais quand les délégués du congrès arrivèrent dans la capitale, l'insurrection battait son plein, la classe dominante chancelait déjà. Le prolétariat de Pétrograd, via son Comité militaire révolutionnaire, remettait le pouvoir au Congrès des Soviets et la bourgeoisie ne pouvait rien faire pour l'en empêcher. Putsch ! Conspiration ! S’écriait et s'écrie encore, la bourgeoisie. La réponse de Lénine a été : Putsch, non ! Conspiration, oui ! Mais une conspiration subordonnée à la volonté des masses et aux besoins de l'insurrection. Trotsky ajoutait : « Plus élevé est le niveau politique d'un mouvement révolutionnaire, plus sérieuse est sa direction, plus grande est la place occupée par la conspiration dans l'insurrection populaire. »
Le bolchevisme est-il une forme de blanquisme ? Aujourd'hui, la classe dominante renouvelle encore cette accusation. « Les bolcheviks, plus d'une fois, longtemps encore avant l’insurrection d'Octobre, avaient eu à réfuter les accusations dirigées contre eux par leurs adversaires, qui leur imputaient des machinations conspiratives et du blanquisme. Or, nul autant que Lénine ne mena une lutte aussi intransigeante contre le système de la pure conspiration. Les opportunistes de la social-démocratie internationale prirent plus d'une fois sous leur protection la vieille tactique socialiste-révolutionnaire de la terreur individuelle contre les agents du tsarisme, résistant à la critique implacable des bolcheviks qui opposaient à l'aventure individualiste de l'intelligentsia le cours vers l'insurrection des masses. Mais en repoussant toutes les variétés du blanquisme et de l'anarchie, Lénine ne s'inclinait pas une minute devant la spontanéité "sacrée" des masses. » Et à cela, Trotsky ajoutait : « La conspiration ne remplace pas l’insurrection. La minorité active du prolétariat, si bien organisée soit elle, ne peut s'emparer du pouvoir indépendamment de la situation générale du pays : en cela, le blanquisme est condamné par l'histoire. Mais seulement en cela. Le théorème direct conserve toute sa force. Pour la conquête du pouvoir, le prolétariat n'a pas assez d'une insurrection des forces élémentaires. Il lui faut une organisation correspondante, il lui faut un plan, il lui faut la conspiration. C'est ainsi que Lénine posa la question. »([23] [162])
Le parti et l'insurrection
II est bien connu que Lénine, le premier à avoir été absolument clair sur la nécessité de la lutte pour le pouvoir en octobre, en élaborant plusieurs plans différents pour l'insurrection, l'un centré sur la Finlande et la flotte de la Baltique, un autre sur Moscou, a plaidé à un moment pour que ce soit le parti bolchevik, et non un organe des soviets, qui organise directement l'insurrection. Les événements ont prouvé que l'organisation et la direction d'un soulèvement par un organe des soviets, tel que le Comité militaire révolutionnaire, dans lequel le parti avait évidemment l'influence dominante, est la meilleure garantie du succès de toute l'entreprise parce que la classe dans son ensemble, et pas seulement les sympathisants du parti, se sentait représentée par ses organes révolutionnaires unitaires.
Mais la proposition de Lénine, selon les historiens bourgeois, révélerait que la révolution n'était pas pour lui l'affaire des masses mais une affaire privée du parti. Sinon pourquoi, demandent-ils, aurait-il été autant contre le fait d'attendre le Congrès des Soviets pour décider l'insurrection ? En réalité, l'attitude de Lénine était en accord complet avec le marxisme et sa confiance historiquement fondée dans les masses prolétariennes. « // aurait été désastreux, ou purement formel, de décider d'attendre le vote incertain du 25 octobre. Le peuple a le droit et le devoir de décider de telles questions, pas à travers un vote, mais grâce à sa force ; le peuple a le droit et le devoir, dans les moments critiques de la révolution, de montrer à ses représentants, même les meilleurs, la bonne direction, au lieu de l'attendre d'eux. Toute révolution a montré cela, et ce serait un crime invétéré des révolutionnaires de laisser le bon moment passer, alors qu'ils savent que le salut de la révolution, les propositions de paix, le salut de Pétrograd, la faim et la famine, la cession de la terre aux paysans en dépendent. Le gouvernement chancelle. Il faut lui donner le coup final, à tout prix ! »( [24] [163])
En réalité, tous les dirigeants bolcheviks étaient d'accords, quel que soit le maître d'œuvre du soulèvement, pour remettre immédiatement le pouvoir à peine conquis au Congrès des Soviets de toutes les Russies. Le parti savait parfaitement que la révolution n'était l'affaire ni du seul parti ni des seuls ouvriers de Pétrograd mais du prolétariat tout entier. Mais en ce qui concerne la question de la mise en œuvre de l'insurrection elle-même, Lénine avait parfaitement raison de mettre en avant que ce devait être fait par les organes de classe les plus adaptés à cette tâche, les plus capables d'assurer la tâche de planifier politiquement et militairement ainsi que la direction politique de la lutte pour le pouvoir. Les événements ont prouvé que Trotsky avait raison en mettant en avant qu'un organe spécifique des soviets, créé spécialement pour cette tâche, sous l'influence directe du parti, était le plus adapté. Ce n'était pas seulement un débat de principe mais un débat qui concernait la question vitale de l'efficacité politique. La préoccupation de fond de Lénine, de ne pas charger l'appareil du soviet comme un tout de cette tâche puisque cela aurait fatalement retarder l'insurrection et conduit à dévoiler les plans à l'ennemi, était tout à fait valable. La douloureuse expérience de l'ensemble de la révolution russe était nécessaire pour que soit posé clairement quelques années plus tard, au sein de Gauche communiste, que s'il est indispensable que le parti assume la direction politique autant dans la lutte pour le pouvoir que dans la dictature du prolétariat, ce n'est pas sa tâche de prendre le pouvoir. Sur cette question, ni Lénine ni les autres bolcheviks ni les Spartakistes en Allemagne n'étaient complètement clairs en 1917, et ils ne pouvaient pas l'être. Mais en ce qui concerne « l'art de l'insurrection» lui-même, la patience révolutionnaire et même la prudence pour éviter toute confrontation prématurée, en ce qui concerne l'audace révolutionnaire pour prendre le pouvoir, il n’y a pas aujourd'hui de révolutionnaires dont on puisse apprendre plus que Lénine. Sur le rôle du parti dans l'insurrection en particulier, l'histoire a prouvé que Lénine avait raison : ce sont 1es masses qui prennent le pouvoir, ce sont les soviets qui assurent l'organisation mais le parti de classe est l'arme la plus indispensable de la lutte pour le pouvoir. En juillet 1917, c'est le parti qui épargné à la classe une défaite décisive En octobre 1917, c'est encore lui qui mis la classe sur le chemin du pouvoir. Sans cette indispensable direction, il n’y aurait pas eu de prise du pouvoir.
Lénine contre Staline
La bourgeoisie vitupère en revenant à son argument « final » : mais la révolution d'octobre a mené au stalinisme ! La réalité, c'est la contre-révolution bourgeoise, la défaite de la révolution mondiale en Europe occidentale, l'invasion et l'isolement international de l'Union Soviétique, le soutien de la bourgeoisie mondiale à la bureaucratie nationaliste naissante en Russie contre le prolétariat et contre les bolcheviks qui ont « mené au stalinisme ». Il est important de se rappeler que pendant les semaines cruciales d'octobre 1917, comme durant les mois précédents, il s'est manifesté au sein même du parti bolchevik un courant qui reflétait le poids de l'idéologie bourgeoise en s'opposant à l'insurrection et que Staline en était déjà un dangereux représentant. Déjà en mars 1917, Staline avait été le principal porte-parole de ceux qui, dans le parti, voulaient abandonner la position internationaliste révolutionnaire, soutenir le gouvernement provisoire et sa politique de poursuite de la guerre impérialiste, et fusionner avec les mencheviks. Quand Lénine s'est prononcé publiquement pour l'insurrection dans les semaines avant le soulèvement, Staline, en tant qu'éditeur de l'organe de presse du parti, fit intentionnellement paraître ses articles avec retard, alors que les contributions de Zinoviev et Kamenev contre le soulèvement, qui bravaient souvent la discipline du parti, étaient publiées comme si elles représentaient les positions du bolchevisme. Si bien que Lénine menaça de démissionner du Comité central. Staline continua en prétendant que Lénine, Zinoviev et Kamenev partageaient le « même point de vue », alors que le premier avait l'ensemble du parti derrière lui et était en faveur de l'insurrection immédiate tandis que les deux autres sabotaient ouvertement les décisions du parti. Pendant l'insurrection elle-même, l'aventurier politique Staline « disparut », en réalité pour voir de quel côté le vent allait tourner sans se mettre en avant. La lutte de Lénine et du parti contre le « stalinisme » en 1917, contre les manipulations, contre le sabotage hypocrite de l'insurrection (à la différence de Zinoviev et Kamenev qui eux, au moins, agissaient de façon ouverte), devait reprendre au sein du parti dans les dernières années de la vie de Lénine mais, cette fois, dans des conditions historiques infiniment moins favorables.
Le point culminant de l'histoire de l'humanité
Loin d'être un vulgaire coup d'Etat, comme le prétend mensongèrement la classe dominante, la révolution d'octobre a été le point culminant atteint par l'humanité dans son histoire jusqu'à ce jour. Pour la première fois, une classe exploitée a eu le courage et la capacité de saisir le pouvoir des mains des exploiteurs et d'inaugurer la révolution prolétarienne mondiale. Même si la révolution devait être bientôt défaite, à Berlin, à Budapest et à Turin et bien que le prolétariat russe et mondial ait dû payer cette défaite un prix terrible (les horreurs de la contre-révolution, une autre guerre mondiale ainsi que toute la barbarie qui n'a cessé depuis), la bourgeoisie n'a toujours pas été capable d'effacer complètement de la mémoire ouvrière cet événement exaltant et ses leçons. Aujourd'hui, alors que ce n'est qu'idéologie et pensée décomposées dans la classe dominante, avec son individualisme débridé, son nihilisme, son obscurantisme, alors que fleurissent des visions du monde réactionnaires telles que le racisme et le nationalisme, le mysticisme et l'écologisme, alors que les derniers vestiges d'une foi dans le progrès humain sont abandonnés, ce qui nous montre la voie c'est le phare de l'octobre rouge. La mémoire d'octobre est là pour rappeler au prolétariat que l'avenir de l'humanité repose entre ses mains et qu'il est capable d'accomplir cette tâche. La lutte de classe du prolétariat, la réappropriation de sa propre histoire, la défense et le développement de la méthode scientifique marxiste, c'est cela le programme d'octobre. C'est aujourd'hui le programme pour l'avenir de l'humanité. Comme Trotsky l'a écrit dans la conclusion de sa grande Histoire de la Révolution Russe : « La montée historique de l'humanité, prise dans son ensemble, peut être résumée comme un enchaînement de victoires de la conscience sur les forces aveugles — dans la nature, dans la société, dans l'homme même. La pensée critique et créatrice a pu se vanter des plus grands succès jusqu'à présent dans la lutte contre la nature. Les sciences physico-chimiques sont déjà arrivées à un point où l'homme se dispose évidemment à devenir le maître de la matière. Mais les rapports sociaux continuent de s'établir à la ressemblance des atolls. Le parlementarisme n'a éclairé que la surface de la société, et encore d'une lumière assez artificielle. Comparée à la monarchie et à d'autres héritages du cannibalisme et de la sauvagerie des cavernes, la démocratie représente, bien entendu, une grande conquête. Mais elle n'atteint en rien le jeu aveugle des forces dans les rapports mutuels de la société. C'est précisément sur ce domaine le plus profond de l'inconscient que l'insurrection d'Octobre a pour la première fois levé la main. Le système soviétique veut introduire un but et un plan dans les fondations mêmes d'une société où ne régnaient jusqu'ici que de simples conséquences accumulées. »
(D’après la Revue internationale n° 91)
[1] [164] Lénine, « La Révolution Russe et la Guerre Civile », Oeuvres T. 26, p. 23
[2] [165] Lénine, « Les Bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? », Ibid. p. 90
[3] [166] Lénine, « Résolution de l'insurrection », Ibid. p. 194
[4] [167] Lénine, Lettre aux camarades bolcheviks participant au Congrès des soviets de la région nord », Ibid. p. 185.
[5] [168] Lénine, Lettre aux camarades », p. 207-208 Ibid
.
[6] [169] Lénine, « Lettre à la Conférence de la ville de Pétrograd », Ibid. p. 144-145.
[7] [170] Trotsky, Les leçons d'Octobre (écrit en 1924).
[8] [171] Trotsky, Ibid
[9] [172] Lénine, « Thèses pour le rapport à la Conférence du 8 octobre », Ibid. p. 141.
[10] [173] Trotsky, Les leçons d'Octobre
[11] [174] Trotsky, Histoire de la révolution russe, T.2, « Octobre », Ed. Le Seuil, p. 451
[12] [175] Trotsky, Ibid. p. 484
[13] [176] Trotsky, Ibid. p. 489
[14] [177] Lénine, «Les Bolcheviks garderont-ils le pouvoir ? », Ibid. Voir aussi, L'Etat et la Révolution
[15] [178] Trotsky, Ibid. p. 667
[16] [179] Trotsky, Ibid. p. 671
[17] [180] . Trotsky, Ibid. p. 528
[18] [181] Lénine, « Lettre aux camarades » p. 211-212 et 214. Ibid.
[19] [182] Trotsky, Ibid. p. 550
[20] [183] Lénine, « Conseils d'un absent », Ibid. p. 183-184
[21] [184] Trotsky, Ibid. p. 543
[22] [185] Trotsky, Ibid. p. 544
[23] [186] Trotsky, Ibid. p. 545.
[24] [187] Lénine, « Lettre au Comité Central », Ibid
Une chose est certaine : la haine et le mépris de la bourgeoisie pour la révolution prolétarienne qui a commencé en Russie en 1917, ses efforts pour déformer et dénaturer sa mémoire portent surtout sur l'organisation politique qui a incarné l'esprit du vaste mouvement insurrectionnel, le parti bolchevik. Cela ne devrait pas nous surprendre : depuis l'époque de la Ligue des communistes et de la Première internationale, la bourgeoisie a toujours voulu «pardonner» à la majorité des pauvres ouvriers d'avoir été dupés par les complots et les machinations des minorités révolutionnaires et ces dernières sont invariablement vues comme l'incarnation du mal. Et pour le capital, aucune de ces organisations n'a été aussi néfaste que les bolcheviks ; ceux-ci ont réussi à «fourvoyer » les simples ouvriers plus longuement et plus loin que n'importe quel autre parti révolutionnaire dans l'histoire.
Un élément important dans cette entreprise anti-bolchevik est l'idée que le bolchevisme, avec tout son discours sur le marxisme et la révolution mondiale, était surtout l'expression de l'état arriéré de la Russie. La rengaine n'est pas nouvelle : c'était un des thèmes favoris du « renégat Kautsky » après l'insurrection d'Octobre. Mais il a ultérieurement pris une respectabilité académique considérable. Une des meilleures études sur les dirigeants de la révolution Russe - Three Who Made a Révolution (Trois qui ont fait une Révolution) de Bertram Wolfe - écrite dans les années 1950, développe cette idée avec une attention particulière pour Lénine.
Dans cette vision, la position de Lénine sur l'organisation politique prolétarienne comme un corps «restreint» composé de révolutionnaires convaincus, doit plus aux conceptions conspiratrices et secrètes des « narodnikis» et de Bakounine qu'à Marx. De tels historiens mettent souvent cela en opposition avec les conceptions plus «sophistiquées», plus «européennes» et plus «démocratiques» des mencheviks. Et bien sûr, puisque la forme de l'organisation révolutionnaire est étroitement rattachée à la forme de la révolution elle-même, l'organisation démocratique menchevik nous aurait donné une Russie démocratique alors que la forme dictatoriale bolchevik nous a donné une Russie dictatoriale.
Ce ne sont pas seulement les porte-parole officiels de la bourgeoisie qui colportent de telles idées. Celles-ci sont aussi vendues, dans un emballage légèrement différent, par des anarchistes de toutes sortes qui sont des spécialistes de l'approche « on vous l’avez bien dit » sur la révolution russe. « On savait depuis le début que le bolchevisme était mauvais et qu'il se terminerait par des pleurs - tous ces discours sur le parti, l'Etat transitoire et la dictature du prolétariat ne pouvaient mener qu'à cela. » Nous n’allons pas répondre ici à toutes ces calomnies contre le bolchevisme mais nous limiter à deux épisodes essentiels de la révolution russe qui démontrent le rôle de l’avant-garde dans le combat révolutionnaire de la classe ouvrière : les Thèses d’avril défendues par Lénine lors de son retour en Russie en 1917, et les journées de Juillet.
Les Thèses d'Avril, ce document court et précis, nous fournit un excellent point de départ pour réfuter tous les mensonges sur le Parti bolchevique et pour réaffirmer le plus essentiel sur celui-ci : ce parti n'était pas un produit de la barbarie russe, d'un anarcho-terrorisme déformé ou d'une soif absolue du pouvoir de ses dirigeants. Le bolchevisme était en tout premier lieu le produit du prolétariat mondial. Inséparablement lié à la tradition marxiste toute entière, il n'était pas le germe d'une nouvelle forme d'exploitation et d'oppression mais l'avant-garde d'un mouvement pour supprimer toute exploitation et toute oppression.
Vers la fin de février 1917, les travailleurs de Pétrograd lancent des grèves massives contre les conditions de vie intolérables imposées par la guerre impérialiste. Les mots d'ordre du mouvement deviennent rapidement politiques, les ouvriers appelant à la fin de la guerre et au renversement de l'autocratie. En quelques jours, la grève s'étend à d'autres villes, grandes et petites, et comme les ouvriers ont pris les armes et fraternisé avec les soldats, la grève de masse prend un caractère de soulèvement.
Répétant l'expérience de 1905, les ouvriers centralisent la lutte au moyen des soviets de députés ouvriers, élus par les assemblées d'usines et révocables à tout moment. Au contraire de 1905, les soldats et les paysans commencent à suivre cet exemple sur une large échelle.
La classe dominante, reconnaissant que les jours de l'autocratie sont comptés, se débarrasse elle-même du Tsar, et appelle les partis libéraux et la « gauche », particulièrement ces éléments autrefois prolétariens qui viennent de passer dans le camp bourgeois en appuyant la guerre, à former un gouvernement provisoire avec le but avoué de conduire la Russie vers un système de démocratie parlementaire. En réalité, une situation de double pouvoir surgit puisque les ouvriers et les soldats ne font confiance réellement qu'aux seuls soviets et que le gouvernement provisoire bourgeois n'est pas encore dans une position suffisamment forte pour les ignorer, encore moins pour les éliminer. Mais cette profonde ligne de partage entre classes est partiellement obscurcie par le brouillard de l'euphorie démocratique qui tombe sur le pays après la révolte de février. Avec le Tsar écarté et le peuple jouissant d'une liberté sans précédent, tout le monde semble en faveur de la « révolution » – y inclus les alliés démocratiques de la Russie qui espèrent que cela permettra à ce pays de participer plus efficacement à l'effort de guerre. Ainsi le gouvernement provisoire se présente comme le gardien de la révolution ; les soviets sont politiquement dominés par les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires qui font tout ce qu'ils peuvent pour les rendre impuissants face au régime bourgeois nouvellement installé. En bref, toute l'impulsion de la grève de masse et du soulèvement – qui est en réalité une manifestation d'un mouvement révolutionnaire plus universel couvant dans tous les principaux pays capitalistes du fait de la guerre – est détournée vers des fins capitalistes.
Où sont les bolcheviks dans cette situation si pleine de dangers et de promesses ? Ils sont dans une confusion presque complète :
« Le premier mois de la révolution avait été, pour le bolchevisme, un temps de désarroi et de tergiversations. Dans le "Manifeste" du Comité central des bolcheviks, rédigé aussitôt après la victoire de l'insurrection, il était dit que "les ouvriers des fabriques et des usines, ainsi que les troupes soulevées, doivent immédiatement élire leurs représentants au gouvernement révolutionnaire provisoire." (...) Ils agissaient non pas en tant que représentants d'un parti prolétarien qui se prépare à ouvrir de son propre chef la lutte pour le pouvoir, mais comme l'aile gauche de la démocratie qui, en proclamant ses principes, se dispose, pour une durée indéterminée, à jouer le rôle d'une opposition loyale. » ([1])
Quand Staline et Kaménev prennent la direction du parti en mars 1917, ils le positionnent encore plus à droite. Staline développe une théorie sur les rôles complémentaires du gouvernement provisoire et des soviets. Pire, l'organe officiel du parti, la Pravda, adopte ouvertement une position « défensiste » sur la guerre :
« Nous ne faisons pas nôtre l'inconsistant mot d'ordre "A bas la guerre !" Notre mot d'ordre est d'exercer une pression sur le gouvernement provisoire pour le contraindre (...) à faire une tentative dans le but de disposer tous les pays belligérants à ouvrir immédiatement des pourparlers... Mais, jusque-là, chacun reste à son poste de combat ! » ([2])
Trotsky raconte comment de nombreux éléments dans le parti se trouvent très profondément inquiets et même en colère face à la dérive opportuniste du parti. Mais ils ne sont pas armés programmatiquement pour s'opposer à la position de la direction d'autant qu'elle semble être basée sur la perspective qu'a développée Lénine lui-même et qui a été la position officielle du parti durant toute une décennie : la perspective de la « dictature démocratique des ouvriers et paysans ». L'essence de cette théorie est que, bien qu'économiquement parlant la nature de la révolution se développant en Russie est bourgeoise, la bourgeoisie russe est elle-même trop faible pour réaliser sa propre révolution. Et donc, la modernisation capitaliste de la Russie devra être assumée par le prolétariat et les secteurs les plus pauvres de la paysannerie. Cette position se tient à mi-chemin entre celle des mencheviks – qui prétendent être des marxistes « orthodoxes » et par conséquent défendent que la tâche du prolétariat est d'apporter un appui critique à la bourgeoisie contre l'absolutisme jusqu'à ce que la Russie soit mûre pour le socialisme – et celle de Trotsky dont la théorie de la « révolution permanente », développée après les événements de 1905, insiste sur le fait que la classe ouvrière sera propulsée au pouvoir dans la révolution à venir et qu'elle sera forcée d'aller au-delà de l'étape bourgeoise de la révolution, jusqu'à l'étape socialiste à la seule condition que la Révolution russe coïncide avec, ou provoque, une révolution socialiste dans les pays industrialisés.
En vérité, la théorie de Lénine est au mieux le produit d'une période où il est de plus en plus évident que la bourgeoisie russe n'est pas une force révolutionnaire, mais aussi où il n'est pas encore clair que la période de la révolution socialiste internationale est arrivée. Cependant, la supériorité de la thèse de Trotsky est précisément basée sur le fait qu'elle part d'un cadre international, plutôt que d'un cadre purement russe ; et Lénine lui-même, malgré ses désaccords nombreux et aigus avec Trotsky à cette époque, s'est rallié en différentes occasions après les événements de 1905 à la notion de révolution permanente.
En pratique, l'idée de la « dictature démocratique des ouvriers et paysans » s'avère être sans substance ; les « léninistes orthodoxes » qui se mettent à répéter la formule en 1917, l'utilisent comme couverture de leur glissement vers le menchevisme pur et simple. Kaménev affirme avec vigueur qu'il est nécessaire d'apporter un soutien critique au gouvernement provisoire puisque la phase démocratique bourgeoise n'est pas encore accomplie : cela correspond à peine à la conception d'origine de Lénine qui insiste sur le fait que la bourgeoisie transigera inévitablement avec l'autocratie. Il y a même de sérieuses tentatives de réunification entre les mencheviks et les bolcheviks.
Ainsi, le Parti bolchevique désarmé politiquement, est tiré vers le compromis et la trahison. Le futur de la révolution est en jeu quand Lénine revient d'exil.
Dans son Histoire de la Révolution russe, Trotsky nous donne une description détaillée de l'arrivée de Lénine à la gare de Finlande à Pétrograd le 3 avril 1917. Le soviet de Pétrograd, encore dominé par les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, organise une énorme cérémonie de bienvenue et fête Lénine avec des fleurs. Au nom du Soviet, Tchkhéidzé accueille Lénine avec ces mots :
« Camarade Lénine (...), nous saluons votre arrivée en Russie (...) Mais nous estimons que la tâche principale de la démocratie révolutionnaire est pour l'instant de défendre notre révolution de tous les attentats qui pourraient venir contre elle, tant de l'intérieur que de l'extérieur (...) Nous espérons qu'avec nous vous poursuivrez ces buts. » ([3])
La réponse de Lénine ne s'adresse pas aux dirigeants du comité de bienvenue mais aux centaines d'ouvriers et de soldats qui ont afflué à la gare :
« Chers camarades, soldats, matelots et ouvriers, je suis heureux de saluer en vous la Révolution russe victorieuse, de vous saluer comme l'avant-garde de l'armée prolétarienne mondiale (...) L'heure n'est pas loin où, sur l'appel de notre camarade Karl Liebknecht, les peuples retourneront leurs armes contre les capitalistes exploiteurs (...) La Révolution russe accomplie par vous a ouvert une nouvelle époque. Vive la révolution socialiste mondiale ! » ([4])
C'est ainsi que Lénine le trouble-fête traite le carnaval démocratique dès le premier moment de son arrivée. Cette nuit-là, Lénine élabore sa position dans un discours de deux heures qui consterne davantage encore tous les démocrates et socialistes sentimentaux qui veulent que la révolution n'aille pas plus loin que ce qu'elle a fait en février, qui ont applaudi les grèves de masse des ouvriers quand elles ont chassé le Tsar et permis au gouvernement provisoire d'assumer le pouvoir, mais qui redoutent toute polarisation de classe supplémentaire. Le jour suivant, à une réunion commune des bolcheviks et des mencheviks, Lénine expose ce qui allait être connu sous le nom de Thèses d'Avril. Elles sont assez courtes pour être reproduites entièrement ici :
« 1. Aucune concession, si minime soit-elle, au "jusqu'au-boutisme révolutionnaire" ne saurait être tolérée dans notre attitude envers la guerre qui, du côté de la Russie, même sous le nouveau gouvernement de Lvov et Cie, est demeurée incontestablement une guerre impérialiste de brigandage en raison du caractère capitaliste de ce gouvernement.
Le prolétariat conscient ne peut donner son consentement à une guerre révolutionnaire, qui justifierait réellement le jusqu'au-boutisme révolutionnaire, que si les conditions suivantes sont remplies :
a) passage du pouvoir au prolétariat et aux éléments pauvres de la paysannerie, proches du prolétariat ;
b) renonciation effective, et non verbale, à toute annexion ;
c) rupture totale en fait avec tous les intérêts du capital.
Etant donné l'indéniable bonne foi des larges couches de la masse des partisans du jusqu'au-boutisme révolutionnaire qui n'admettent la guerre que par nécessité et non en vue de conquêtes, et étant donné qu'elles sont trompées par la bourgeoisie, il importe de les éclairer sur leur erreur avec une persévérance, une patience et un soin tout particuliers, de leur expliquer qu'il existe un lien indissoluble entre le capital et la guerre impérialiste, de leur démontrer qu'il est impossible de terminer la guerre par une paix vraiment démocratique et non imposée par la violence, sans renverser le capital.
Organisation de la propagande la plus large de cette façon de voir dans l'armée combattante.
Fraternisation.
2. Ce qu'il y a d'original dans la situation actuelle en Russie, c'est la transition de la première étape de la révolution, qui a donné le pouvoir à la bourgeoisie par suite du degré insuffisant de conscience et d'organisation du prolétariat, à sa deuxième étape, qui doit donner le pouvoir au prolétariat et aux couches pauvres de la paysannerie.
Cette transition est caractérisée, d'une part, par un maximum de possibilités légales (la Russie est aujourd'hui, de tous les pays belligérants, le plus libre du monde) ; de l'autre, par l'absence de contrainte exercée sur les masses, et enfin, par la confiance irraisonnée des masses à l'égard du gouvernement des capitalistes, ces pires ennemis de la paix et du socialisme.
Cette situation originale exige que nous sachions nous adapter aux conditions spéciales du travail du Parti au sein de la masse prolétarienne innombrable qui vient de s'éveiller à la vie politique.
3. Aucun soutien au gouvernement provisoire ; démontrer le caractère entièrement mensonger de toutes ses promesses, notamment de celles qui concernent la renonciation aux annexions. Le démasquer au lieu d' "exiger" – ce qui est inadmissible, car c'est semer des illusions – que ce gouvernement, gouvernement de capitalistes, cesse d'être impérialiste.
4. Reconnaître que notre Parti est en minorité, et ne constitue pour le moment qu'une faible minorité, dans la plupart des Soviets de députés ouvriers, en face du bloc de tous les éléments opportunistes petits-bourgeois tombés sous l'influence de la bourgeoisie et qui étendent cette influence sur le prolétariat. Ces éléments vont des socialistes-populistes et des socialistes-révolutionnaires au Comité d'organisation (Tchkhéidzé, Tsérétéli, etc.), à Stéklov, etc.
Expliquer aux masses que les Soviets des députés ouvriers sont la seule forme possible de gouvernement révolutionnaire, et que, par conséquent, notre tâche, tant que ce gouvernement se laisse influencer par la bourgeoisie, ne peut être que d'expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement aux masses les erreurs de leur tactique, en partant essentiellement de leurs besoins pratiques.
Tant que nous sommes en minorité, nous nous appliquons à critiquer et expliquer les erreurs commises, tout en affirmant la nécessité du passage de tout le pouvoir aux Soviets des députés ouvriers, afin que les masses s'affranchissent de leurs erreurs par l'expérience.
5. Non pas une république parlementaire, – y retourner après les Soviets des députés ouvriers serait un pas en arrière –, mais une république des Soviets de députés ouvriers, salariés agricoles et paysans dans le pays tout entier, de la base au sommet.
Suppression de la police, de l'armée et du corps des fonctionnaires.
Le traitement des fonctionnaires, élus et révocables à tout moment, ne doit pas excéder le salaire moyen d'un bon ouvrier.
6. Dans le programme agraire, reporter le centre de gravité sur les Soviets de députés des salariés agricoles.
Confiscation de toutes les terres des grands propriétaires fonciers.
Nationalisation de toutes les terres dans le pays et leur mise à la disposition des Soviets locaux de députés des salariés agricoles et des paysans. Formation de Soviets de députés des paysans pauvres. Transformation de tout grand domaine (de 100 à 300 hectares environ, en tenant compte des conditions locales et autres sur la décision des organismes locaux) en une exploitation modèle placée sous le contrôle des députés des salariés agricoles et fonctionnant pour le compte de la collectivité.
7. Fusion immédiate de toutes les banques du pays en une banque nationale unique placée sous le contrôle des Soviets des députés ouvriers.
8. Notre tâche immédiate est non pas d' "introduire" le socialisme, mais uniquement de passer tout de suite au contrôle de la production sociale et de la répartition des produits par les Soviets des députés ouvriers.
9. Tâches du Parti :
a) convoquer sans délai le congrès du Parti ;
b) modifier le programme du Parti, principalement ;
1. sur l'impérialisme et la guerre impérialiste,
2. sur l'attitude envers l'Etat et notre revendication d'un "Etat-Commune",
3. amender le programme minimum, qui a vieilli ;
c) changer la dénomination du Parti ;
10. Rénover l'Internationale.
Prendre l'initiative de la création d'une Internationale révolutionnaire, d'une Internationale contre les social-chauvins et contre le "centre". »
Zalejski, membre du Comité Central bolchevik à cette époque, résume ainsi la réaction, au sein du parti et partout dans le mouvement, aux thèses de Lénine : « Les thèses de Lénine produisirent l'effet d'une bombe qui explose » ([5]). La réaction initiale est incrédule et une pluie d'anathèmes tombe sur la tête de Lénine : Lénine a été trop longtemps en exil, il a perdu le contact avec la réalité russe. Ses perspectives sur la nature de la révolution sont tombées dans le « trotskisme ». Et pour son idée de prise de pouvoir par les soviets, il est retourné au blanquisme, à l'aventurisme, à l'anarchisme. Un ancien membre du Comité central bolchevik, alors en dehors du parti, Goldenberg, s'exprime ainsi :
« Pendant de nombreuses années, la place de Bakounine dans la Révolution russe est restée inoccupée ; maintenant elle est prise par Lénine ».
Pour Kaménev, la vision de Lénine empêchera les bolcheviks d'agir comme un parti des masses, en réduisant leur rôle à celui d'un « groupe de propagandistes communistes ».
Ce n'est pas la première fois que les « vieux bolcheviks » s'accrochent à des formules usées au nom du léninisme. En 1905, la réaction initiale des bolcheviks face à l'apparition des soviets avait été basée sur une interprétation mécanique des critiques de Lénine au spontanéisme dans Que Faire ? ; la direction avait alors appelé le soviet de Pétrograd soit à se subordonner au parti, soit à se dissoudre. Lénine lui-même rejeta catégoriquement cette attitude, étant un des premiers à saisir la signification révolutionnaire du soviet comme un organe de pouvoir politique prolétarien et il défendit que la question n'était pas « soviet ou parti » mais les deux, les soviets et le parti, puisque leurs rôles étaient complémentaires. Là, une fois encore, Lénine avait à donner une leçon à ces « léninistes » sur la méthode marxiste, en démontrant que le marxisme est tout le contraire d'un dogme mort ; c'est une théorie scientifique vivante qui doit être constamment vérifiée dans le laboratoire des mouvements sociaux. Les Thèses d'Avril sont un exemple de la capacité du marxisme à écarter, adapter, modifier ou enrichir des positions antérieures à la lumière de l'expérience de la lutte de classe :
« Pour l'instant il faut bien se mettre en tête cette vérité incontestable que le marxiste doit tenir compte de la vie, des faits précis de la réalité, et non se cramponner à la théorie d'hier qui, comme toute théorie, est tout au plus capable d'indiquer l'essentiel, le général, de fournir une idée approchée de la complexité de la vie.
"Grise est la théorie, mon ami, mais vert l'arbre éternel de la vie." » ([6])
Et dans la même lettre, Lénine réprimande...
«... ces "vieux bolcheviks" qui, plus d'une fois déjà, ont joué un triste rôle dans l'histoire de notre Parti en répétant stupidement une formule apprise par coeur, au lieu d'étudier ce qu'il y avait d'original dans la réalité nouvelle, vivante. »
Pour Lénine, la « dictature démocratique » est déjà réalisée dans les soviets de députés d'ouvriers et de paysans et comme telle elle est alors devenue une formule vieillie. La tâche essentielle pour les bolcheviks est maintenant de favoriser la dynamique prolétarienne au sein de ce large mouvement social qui s'oriente vers la formation d'un Etat-Commune en Russie comme le premier avant-poste de la révolution socialiste mondiale. On peut engager une controverse avec Lénine sur son effort pour sauver l'honneur de la vieille formule mais l'élément essentiel dans son approche est qu'il a été capable de voir le futur du mouvement et par conséquent la nécessité de rompre avec le modèle issu de théories vieillies.
La méthode marxiste n'est pas seulement dialectique et dynamique ; elle est aussi globale, c'est-à-dire qu'elle place chaque question particulière dans un cadre international et historique. Et c'est cela surtout qui permet à Lénine de saisir le sens réel des événements. A partir de 1914, les bolcheviks, Lénine en tête, ont défendu la position internationaliste la plus consistante contre la guerre impérialiste, y voyant la preuve de la décadence du capitalisme mondial et ainsi l'ouverture de l'époque de la révolution prolétarienne mondiale. Ce fut la pierre angulaire de la position « transformer la guerre impérialiste en guerre civile » que Lénine défendit contre toutes les variétés de chauvinisme et de pacifisme. Se tenant fermement à cette analyse, à aucun moment Lénine ne se laisse prendre à l'idée que l'accession au pouvoir du gouvernement provisoire change le caractère impérialiste de la guerre et il n'épargne pas de ses critiques les bolcheviks qui sont tombés dans l'erreur :
« La Pravda exige du gouvernement qu'il renonce aux annexions. Exiger d'un gouvernement de capitalistes qu'il renonce aux annexions, c'est une ineptie, une criante dérision. » ([7])
La réaffirmation intransigeante de la position internationaliste sur la guerre est en premier lieu une nécessité si on veut arrêter le glissement opportuniste dans le parti. Mais c'est aussi le point de départ pour liquider théoriquement la formule de « dictature démocratique » et toutes les justifications mencheviques pour soutenir la bourgeoisie. A l'argument que la Russie arriérée n'est pas encore mûre pour le socialisme, Lénine argumente comme un véritable internationaliste, reconnaissant dans la Thèse 8 : « Notre tâche immédiate est non pas d' "introduire" le socialisme (...). »
La Russie, en elle-même, n'est pas mûre pour le socialisme, mais la guerre impérialiste a démontré que le capitalisme mondial comme un tout est vraiment plus que mûr. De là le salut de Lénine aux ouvriers à la gare de Finlande : en prenant le pouvoir, les ouvriers russes agissent comme l'avant-garde de l'armée prolétarienne internationale. De là aussi l'appel à une nouvelle Internationale à la fin des Thèses. Et pour Lénine, comme pour tous les authentiques internationalistes d'alors, la révolution mondiale n'est pas juste un voeu pieux mais une perspective concrète se développant à partir de la révolte prolétarienne internationale contre la guerre – les grèves en Grande-Bretagne et en Allemagne, les manifestations politiques, les mutineries et les fraternisations dans les forces armées de plusieurs pays et, bien sûr, la marée révolutionnaire montante en Russie même. Cette perspective, embryonnaire à ce moment, va être complètement confirmée après l'insurrection d'Octobre par l'extension de la vague révolutionnaire à l'Italie, la Hongrie, l'Autriche et surtout l'Allemagne.
Les défenseurs de l' « orthodoxie » marxiste accusent Lénine de blanquisme et de bakouninisme sur la question de la prise du pouvoir et sur la nature de l'Etat post-révolutionnaire. De blanquisme parce qu'il est supposé être en faveur d'un coup d'Etat par une minorité, par les bolcheviks agissant tout seuls, ou même par la classe ouvrière industrielle comme un tout, agissant sans considération vis-à-vis de la majorité paysanne. De bakouninisme parce que le rejet par les Thèses de la république parlementaire est une concession aux préjugés anti-politiques des anarchistes et des anarcho-syndicalistes.
Dans ses Lettres sur la tactique, Lénine défend ses thèses contre la première accusation comme suit :
« Je me suis entièrement prémuni, dans mes thèses, contre toute tentative de sauter par-dessus le mouvement paysan, ou petit-bourgeois en général, qui n'a pas encore épuisé ses possibilités, contre toute tentative de jouer à la "prise du pouvoir" par un gouvernement ouvrier, contre toute aventure blanquiste, car j'ai formellement invoqué l'expérience de la Commune de Paris. Or, on le sait, et Marx l'a démontré minutieusement en 1871 et Engels en 1891, cette expérience a absolument exclu le blanquisme, elle a assuré la domination directe, immédiate, inconditionnée de la majorité et l'activité des masses uniquement dans la mesure où cette majorité elle-même s'affirme de façon consciente.
Dans mes thèses, j'ai tout ramené, d'une façon parfaitement explicite, à la lutte pour la prépondérance au sein des Soviets de députés des ouvriers, des salariés agricoles, des paysans et des soldats. Afin de ne pas laisser l'ombre d'un doute sur ce point, j'ai par deux fois souligné dans mes thèses la nécessité d'un travail d' "explication" patient et opiniâtre, "en partant des besoins pratiques des masses". »
Pour en revenir à la position anarchiste sur l'Etat, Lénine souligne en Avril, comme il le fera de manière plus approfondie dans L'Etat et la Révolution, que les marxistes « orthodoxes », avec des personnalités comme Kautsky et Plékhanov à leur tête, ont enterré les vrais enseignements de Marx et Engels sur l'Etat sous un tas de fumier parlementariste. L'expérience de la Commune avait montré que la tâche du prolétariat dans la révolution n'était pas de s'emparer de l'ancien Etat mais de le détruire de fond en comble ; que le nouvel instrument du pouvoir prolétarien, l'Etat-Commune, ne serait pas basé sur le principe de la représentation parlementaire qui finalement n'est qu'une façade cachant la dictature de la bourgeoisie mais sur la délégation directe et la révocabilité d'en bas, sur les masses armées et auto-organisées. En constituant les soviets, l'expérience de 1905 et la révolution nouvellement surgie de 1917 n'ont pas seulement confirmé cette perspective mais lui ont fait franchir un pas supplémentaire. Alors que la Commune avait été une formation « populaire » dans laquelle toutes les classes exploitées de la société étaient également représentées, les soviets sont une forme supérieure car ils permettent au prolétariat de s'organiser de manière autonome au sein du mouvement des masses en général. Les soviets, pris dans leur ensemble, constituent par conséquent un nouvel Etat, qualitativement différent de l'ancien Etat bourgeois mais un Etat tout de même; et là Lénine se distingue lui-même soigneusement des anarchistes :
« (...) l'anarchisme nie la nécessité de l'Etat et d'un pouvoir d'Etat durant l'époque de transition qui va de la domination de la bourgeoisie à la domination du prolétariat. Je défends au contraire, avec une clarté excluant toute équivoque, la nécessité durant cette époque, de l'Etat, non pas d'un Etat parlementaire bourgeois ordinaire, mais, en accord avec Marx et avec l'expérience de la Commune de Paris, d'un Etat sans armée permanente, sans police opposée au peuple, sans fonctionnaires placés au-dessus du peuple.
Si M. Plékhanov, dans son Edinstvo, crie de toutes ses forces à l'anarchisme, il ne fait que donner ainsi une nouvelle preuve de sa rupture avec le marxisme. » ([8])
L'accusation selon laquelle Lénine planifie un coup d'Etat blanquiste est inséparable de l'idée qu'il cherche le pouvoir pour son seul parti. Cela va devenir un thème central de toute la propagande bourgeoise qui fait suite à la révolution d'Octobre et qui affirme qu'il ne s'agit de rien d'autre que d'un coup d'Etat exécuté par les bolcheviks. Nous ne pouvons pas traiter ici toutes les variétés et les nuances de cette thèse. Trotsky fournit une des meilleures réponses, dans son Histoire de la Révolution russe, quand il montre que ce n'est pas le parti mais les soviets qui prennent le pouvoir en Octobre. Mais un des fils conducteurs de cette notion est l'argument que la position de Lénine sur le parti comme une organisation unie et fortement centralisée mène inexorablement à ce putsch minoritaire de 1917 et, par extension, à la terreur rouge et finalement au stalinisme.
De nouveau, ceci est une histoire qui renvoie à la scission initiale entre les bolcheviks et les mencheviks et ce n'est pas le lieu ici de revenir sur cet épisode-clé dans tous ses détails. Il suffit de dire que, depuis cette époque, la conception de Lénine sur l'organisation révolutionnaire a été décrite comme jacobine, élitiste, militariste et même terroriste. D'éminents marxistes, aussi respectés que Rosa Luxemburg et Trotsky, ont été cités en appui de cette vision. Pour notre part, nous ne nions pas que les vues de Lénine sur la question de l'organisation, tant dans cette période que dans des suivantes, contiennent beaucoup d'erreurs (par exemple sa reprise en 1902 de la thèse de Kautsky sur la conscience de classe provenant de l'extérieur de la classe ouvrière, même s'il la rejeta par la suite ; certaines de ses conceptions sur le régime interne du parti, sur le rapport entre le parti et l'Etat, etc.). Mais, contrairement aux mencheviks de cette époque et à leurs nombreux successeurs anarchistes, social-démocrates, et conseillistes, nous ne prenons pas ces erreurs comme le point de départ, pas plus que nous ne commençons l'analyse de la Commune de Paris ou de la Révolution russe en insistant sur les erreurs – même les plus fatales – qui ont été commises. Le vrai point de départ est que la lutte de Lénine tout au long de sa vie pour construire l'organisation révolutionnaire est un acquis historique du mouvement ouvrier et qu'il a laissé aux révolutionnaires d'aujourd'hui une base indispensable pour comprendre à la fois comment une organisation révolutionnaire doit fonctionner au niveau interne et quel doit être son rôle au sein de la classe dans son ensemble.
Par rapport au dernier point et contre beaucoup d'analyses superficielles, la conception « étroite » des bolcheviks sur l'organisation, que Lénine oppose à la conception menchevik « large », n'était pas simplement le reflet des conditions imposées par la répression tsariste. Tout comme les grèves de masse et les soulèvements révolutionnaires de 1905 n'étaient pas les derniers échos des révolutions bourgeoises du 19e siècle mais montraient le futur proche de la lutte de classe internationale dans l'époque naissante de la décadence capitaliste, la conception bolchevik d'un parti formé de révolutionnaires déterminés, ayant un programme clair et fonctionnant d'une manière centralisée, était une anticipation du rôle et de la structure requise pour le parti dans les conditions de la décadence capitaliste, époque de la révolution prolétarienne. Comme beaucoup d'anti-bolcheviks l'ont prétendu, il se peut que les mencheviks aient regardé vers l'ouest pour leur modèle d'organisation mais ils regardaient aussi en arrière, vers le vieux modèle social-démocrate du parti de masse qui réunit la classe et la représente, essentiellement à travers le processus électoral. Et contre toutes les affirmations selon lesquelles c'était les bolcheviks qui restaient enlisés dans les conditions archaïques russes en revenant au modèle de l'association conspiratrice, en réalité ils étaient ceux qui voyaient en avant, en avant vers une période de turbulence révolutionnaire massive qui ne pourrait être ni organisée, ni planifiée, ni encadrée par le parti. Mais cependant cela rendait le rôle du parti encore plus essentiel que jamais.
« En effet, laissons de côté la théorie pédante d'une grève de démonstration mise en scène artificiellement par le Parti et les syndicats exécutée par une minorité organisée, et considérons le vivant tableau d'un véritable mouvement populaire issu de l'exaspération des conflits de classe et de la situation politique, (...) alors la tâche de la social-démocratie consistera non pas dans la préparation de la direction technique de la grève mais dans la direction politique de l'ensemble du mouvement. » ([9])
Ainsi écrivait Rosa Luxemburg dans son analyse magistrale de la grève de masse et des nouvelles conditions de la lutte de classe internationale. Et ainsi Luxemburg, qui avait été une des plus virulentes critiques de Lénine à l'époque de la scission de 1903, convergeait avec les éléments les plus fondamentaux de la conception bolchevik du parti révolutionnaire.
Ces éléments sont exposés avec la plus grande clarté dans les Thèses d'Avril qui, comme nous l'avons déjà vu, rejettent toute notion d' « imposition » de la révolution par en haut :
« Tant que nous sommes en minorité, nous nous appliquons à critiquer et expliquer les erreurs commises, tout en affirmant la nécessité du passage de tout le pouvoir aux Soviets des députés ouvriers, afin que les masses s'affranchissent de leurs erreurs par l'expérience ».
Ce travail « d'expliquer patiemment, systématiquement, opiniâtrement » est précisément ce que signifie être une direction politique dans une période révolutionnaire. Il ne peut être question de passer à la phase de l'insurrection tant que les positions révolutionnaires des bolcheviks n'ont pas gagné les soviets. En effet, avant que cela puisse arriver, les positions révolutionnaires de Lénine doivent gagner le Parti bolchevique et cela demande une lutte dure et sans compromis dès l'arrivée de Lénine en Russie.
« Nous ne sommes pas des charlatans, nous devons nous baser seulement sur la conscience des masses. » ([10])
Dans la phase initiale de la révolution, la classe ouvrière a remis le pouvoir à la bourgeoisie, c'est un fait qui ne devrait surprendre aucun marxiste,
«... car nous avons toujours su et maintes fois indiqué que la bourgeoisie se maintient non seulement par la violence, mais aussi grâce à l'inconscience, à la routine, à l'abrutissement, au manque d'organisation des masses. » ([11])
Ainsi la principale tâche des bolcheviks est de développer la conscience de classe et l'organisation des masses ouvrières.
Ce rôle ne satisfait pas les « vieux bolcheviks » qui ont des plans plus « pratiques ». Ils veulent prendre part à la « révolution bourgeoise » existante et ils veulent que le Parti bolchevique ait une influence massive dans le mouvement tel qu'il est alors. Selon les mots de Kaménev, ils sont horrifiés à la pensée que le parti puisse se tenir sur les bas-côtés avec ses positions « pures », réduit au rôle de « groupe de propagandistes communistes ».
Lénine n'a pas de difficulté pour dénoncer l'argument – les chauvinistes n'avaient-ils pas lancé les mêmes arguments aux internationalistes au début de la guerre, selon lesquels ils restaient en contact avec la conscience des masses alors que les bolcheviks et les spartakistes n'étaient rien de plus que des sectes marginales ? Il doit être particulièrement irritant d'entendre les mêmes arguments de la part d'un camarade bolchevik. Mais cela n'émousse pas le tranchant de la réponse de Lénine :
« Le camarade Kaménev oppose le "parti des masses" au "groupe de propagandistes". Or, aujourd'hui précisément, les "masses" sont intoxiquées par le jusqu'au-boutisme "révolutionnaire". Ne conviendrait-il pas mieux, surtout à des internationalistes, de savoir à pareil moment s'opposer à cette intoxication "massive" plutôt que de "vouloir rester" avec les masses, autrement dit de céder à la contagion générale ? N'avons-nous pas vu dans tous les pays belligérants d'Europe les chauvins chercher à se justifier en invoquant leur désir de "rester avec les masses" ? Ne doit-on pas savoir rester un certain temps en minorité pour combattre une intoxication "massive" ? L'activité des propagandistes n'est-elle pas, surtout à l'heure actuelle, le facteur essentiel qui doit permettre à la ligne prolétarienne de se dégager de l'intoxication jusqu'au-boutiste et petite-bourgeoise où sont plongées les "masses" ? L'une des causes de l'épidémie jusqu'au-boutiste est précisément que les masses, prolétariennes et non prolétariennes, ont fait bloc sans égard aux différences de classes qui existent au sein de ces masses. Il me semble plutôt déplacé de parler avec mépris du "groupe de propagandistes" de la ligne prolétarienne. » ([12])
Cette approche, cette volonté pour aller contre le courant et d'être en minorité en défendant des principes de classe clairs et précis, n'a rien à voir avec du purisme ou du sectarisme. Au contraire, elles sont basées sur une compréhension du mouvement réel se déroulant dans la classe à chaque moment, sur la capacité de donner la parole et une direction aux éléments les plus radicaux au sein du prolétariat.
Trotsky montre comment, à la fois en gagnant le parti à ses positions et ensuite en défendant la « ligne prolétarienne » au sein de la classe comme un tout, Lénine cherche l'appui de ces éléments :
« Contre les vieux bolcheviks, Lénine trouva un appui dans une couche du parti, déjà trempée, mais plus fraîche et plus liée avec les masses. Dans l'insurrection de Février, les ouvriers bolcheviks, comme nous le savons, jouèrent un rôle décisif. Ils estimèrent qu'il allait de soi que le pouvoir fût pris par la classe qui avait remporté la victoire. Ces mêmes ouvriers protestaient véhémentement contre l'orientation Kaménev-Staline, et le rayon de Vyborg menaça même d'exclusion des "leaders" du parti. On observait la même chose en province. Il y avait presque partout des bolcheviks de gauche que l'on accusait de maximalisme, voire d'anarchisme. Ce qui manquait aux ouvriers révolutionnaires, c'était seulement des ressources théoriques pour défendre leurs positions. Mais ils étaient prêts à répondre au premier appel intelligible. » ([13])
Cela aussi est une expression de la maîtrise par Lénine de la méthode marxiste qui, en voyant au-delà des apparences, est capable de discerner la dynamique réelle d'un mouvement social. A contrario, dans les années 1920, quand Lénine en revient lui-même à l'argument de « rester avec les masses » afin de justifier le « Front unique » et la fusion organisationnelle avec des partis centristes, c'est un signe que le parti est en train de perdre sa compréhension de la méthode marxiste et de glisser vers l'opportunisme. Mais cela à son tour est le résultat de l'isolement de la révolution et de la fusion des bolcheviks avec l'Etat soviétique. Au cours de la vague montante de la révolution en Russie, le Lénine des Thèses d'Avril n'est jamais un prophète isolé, ni un démiurge se tenant au-dessus des vulgaires masses mais la voix la plus claire de la tendance la plus révolutionnaire au sein du prolétariat, une voix qui, avec une précision sûre, indique le chemin qui mène à l'insurrection d'Octobre.
(D’après la Revue internationale n° 89)
[1]. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, chap. « Les bolcheviks et Lénine ».
[2]. Idem, chap. « Les bolcheviks et Lénine ».
[3]. Idem, chap. « Les bolcheviks et Lénine ».
[4]. Ibid.
[5]. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, chap. « Les bolcheviks et Lénine ».
[6]. Lénine, Lettres sur la tactique, 8-13 avril 1917. La citation est de Méphistophélès dans le Faust de Goethe.
[7]. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, chap. « Les bolcheviks et Lénine ».
[8]. Lénine, Lettres sur la tactique, 8-13 avril 1917.
[9]. Grève de masse, parti et syndicats, Rosa Luxemburg.
[10]. « Second discours de Lénine lors de son arrivée à Pétrograd », cité par Trotsky dans l'Histoire de la Révolution russe.
[11]. Lénine, Lettres sur la tactique.
[12]. Idem.
[13]. Trotsky, Histoire de la Révolution russe, chap. « Le réarmement du parti ».
Les journées de juillet 1917 constituent un des moments les plus importants non seulement de la révolution russe mais de toute l'histoire du mouvement ouvrier. En l'espace de trois jours essentiellement, du 3 au 5 juillet, une des plus importantes confrontations entre la bourgeoisie et le prolétariat, bien qu'elle se soit terminée par une défaite de la classe ouvrière, va ouvrir la voie à la prise du pouvoir en octobre 1917. Le 3 juillet, les ouvriers et les soldats de Pétrograd se soulèvent massivement et spontanément et exigent que tout le pouvoir revienne aux conseils ouvriers, aux soviets. Le 4 juillet, une manifestation armée d'un demi million de participants fait le siège de la direction du soviet de Pétrograd, l'appelant à prendre le pouvoir, mais se disperse pacifiquement dans la soirée répondant en cela à l'appel des bolcheviks. Le 5 juillet, les troupes contre-révolutionnaires reprennent la capitale de la Russie, lancent une chasse aux bolcheviks et répriment les ouvriers les plus combatifs. Cependant, en évitant une lutte prématurée pour le pouvoir, l'ensemble du prolétariat va maintenir ses forces révolutionnaires intactes. C'est ce qui permettra à la classe ouvrière de tirer des leçons essentielles de ces événements, en particulier la compréhension du caractère contre-révolutionnaire de la démocratie bourgeoise et de la nouvelle gauche du capital : les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires qui ont trahi la cause des travailleurs et des paysans pauvres et sont passés dans le camp ennemi. A aucun autre moment de la révolution russe le danger d'une défaite décisive du prolétariat et de la liquidation du parti bolchevik n'a été aussi aigu que pendant ces 72 heures dramatiques. A aucun autre moment la confiance profonde des bataillons les plus avancés du prolétariat dans leur parti de classe, dans l'avant-garde communiste, n'a eu une aussi grande importance.
80 ans plus tard, face aux mensonges de la bourgeoisie sur la « mort du communisme », en particulier face à ses dénigrements de la révolution russe et du bolchevisme, une des principales responsabilités des organisations révolutionnaires est de tirer les véritables leçons des journées de juillet et de l'ensemble de la révolution prolétarienne. Selon les mensonges de la bourgeoisie, la révolution russe a été une lutte « populaire » pour une république parlementaire bourgeoise ; la Russie était « le pays le plus libre du monde » jusqu'à ce que les bolcheviks, « inventant » le mot d'ordre « démagogique » de « tout le pouvoir aux soviets », imposent par un « putsch » leur « dictature barbare sur la grande majorité de la population travailleuse ». Cependant, même un bref coup d'œil objectif aux événements de juillet 1917 montre clairement que les bolcheviks sont aux côtés de la classe ouvrière et que la démocratie bourgeoise est aux côtés de la barbarie, du putschisme et de la dictature d'une petite minorité sur la population laborieuse.
Une provocation cynique de la bourgeoisie et un piège tendu aux bolcheviks
Les journées de juillet 1917 sont avant tout une provocation de la bourgeoisie dans le but de décapiter le prolétariat en écrasant la révolution à Pétrograd et en éliminant le parti bolchevik, et cela avant que le processus révolutionnaire dans l'ensemble de la Russie ne soit mûr pour la prise du pouvoir par les travailleurs.
Le soulèvement révolutionnaire de février 1917, qui a entraîné le remplacement du Tsar par un gouvernement provisoire « démocratique bourgeois » et, face à ce dernier, l'établissement des conseils ouvriers (soviets), véritables centres du pouvoir prolétarien, a été d'abord et avant tout le produit de la lutte des ouvriers contre la guerre impérialiste mondiale commencée en 1914. Mais le gouvernement provisoire, ainsi que les partis majoritaires dans les soviets, les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires (SR), s'engagent à continuer la guerre contre la volonté du prolétariat, à poursuivre le programme impérialiste de brigandage du capital russe. Dans ce sens, pas seulement en Russie mais aussi dans tous les pays de l'Entente (la coalition contre l'Allemagne), une nouvelle légitimité pseudo révolutionnaire est conférée à la guerre, c'est-à-dire au plus grand crime de l'histoire de l'humanité. Entre février et juillet 1917, plusieurs millions de soldats, comprenant la fine fleur de la classe ouvrière internationale, ont été tués et mutilés dans le but de déterminer qui, des principaux gangsters impérialistes, devrait dominer le monde. Bien que beaucoup d'ouvriers russes aient cru, au départ, au mensonge des nouveaux dirigeants selon lequel il est nécessaire de continuer la guerre « pour obtenir une fois pour toutes une paix juste sans annexion », mensonge venant de la bouche même de ceux qui se prétendent « démocrates » et « socialistes », en juin 1917 le prolétariat relance sa lutte révolutionnaire contre la boucherie impérialiste avec une énergie redoublée. Pendant l'énorme manifestation du 18 juin à Pétrograd, les mots d'ordre internationalistes des bolcheviks sont pour la première fois majoritaires. Début juillet, la plus grande et la plus sanglante des offensives militaires russes depuis le « triomphe de la démocratie » se termine dans un fiasco, l'armée allemande brisant le front en plusieurs endroits. C'est le moment le plus critique pour le militarisme russe depuis le début de la « Grande Guerre ». Alors que les nouvelles de l'échec de l'offensive atteignent la capitale, attisant le feu révolutionnaire, elles ne sont pas encore parvenues dans le reste de ce pays gigantesque. Pour faire face à cette situation très tendue, apparaît l'idée de provoquer une révolte prématurée à Pétrograd, d'y écraser les ouvriers et les bolcheviks puis de faire endosser la responsabilité de l'échec de l'offensive militaire au prolétariat de la capitale qui aurait donné « un coup de poignard dans le dos » à ceux qui sont au front.
La situation objective n'est cependant pas encore favorable à un tel plan. Bien que les principaux secteurs ouvriers de Pétrograd soient en avance sur les orientations des bolcheviks, les mencheviks et les SR ont encore une position majoritaire dans les soviets et sont toujours dominants dans les provinces. Dans l'ensemble de la classe ouvrière, même à Pétrograd, il existe encore de fortes illusions sur la capacité des mencheviks et des SR à servir la cause de la révolution. Malgré la radicalisation des soldats, qui sont en majorité des paysans en uniforme, un grand nombre de régiments importants restent encore loyaux au gouvernement provisoire. Les forces de la contre-révolution, après une phase de désorientation et de désorganisation suite à la « révolution de février », sont maintenant complètement reconstituées. Et la bourgeoisie a une carte dans sa manche : des documents et des témoignages fabriqués tendant à prouver que Lénine et les bolcheviks sont des agents payés par le Kaiser.
Ce plan représente avant tout un piège, un dilemme pour le parti bolchevik. Si le parti se met à la tête d'une insurrection prématurée dans la capitale, il va se discréditer aux yeux du prolétariat russe, apparaissant comme le maître d'œuvre d'une aventure politique irresponsable et, aux yeux des secteurs arriérés, comme un suppôt de l'impérialisme allemand ; mais s'il se désolidarise du mouvement de masse, il s'isole dangereusement de la classe, abandonnant les ouvriers à leur sort. La bourgeoisie espère que, quoi que le parti fasse, sa décision le mènera à l'échec.
La clique des contre-révolutionnaires « Cent Noirs », antisémites, organisée par les « démocraties » occidentales
Les forces anti-bolcheviks sont-elles ces gentils démocrates et prétendus défenseurs de la « liberté du peuple » que la propagande bourgeoise présente ? Elle sont dirigées par les Cadets, le parti de la grande industrie et des grands propriétaires terriens, par le comité des officiers représentant environ 100 000 officiers qui préparent un putsch militaire, par le prétendu « soviet » des troupes contre-révolutionnaires cosaques, par la police secrète, par la mafia antisémite des « Cent-Noirs » etc., « voila le milieu où se crée l'atmosphère des pogroms, où naissent les tentatives de pogroms, d'où partent les coups de feu tirés contre les manifestants » comme l'écrit Lénine.([1] [188])
La provocation de juillet est un coup porté à la révolution mondiale montante non seulement par la bourgeoisie russe mais aussi par la bourgeoisie mondiale, à travers l'action des gouvernements alliés de la Russie. Dans cette tentative sournoise cherchant à noyer dans le sang une révolution pas encore mûre, on peut déceler la main des vieilles bourgeoisies démocratiques : la française avec sa longue tradition sanguinaire de telles provocations (1791, 1848, 1870) et la britannique avec son incomparable expérience et intelligence politique. En fait, face aux difficultés croissantes de la bourgeoisie russe pour combattre de façon efficace la révolution et pour maintenir l'effort de guerre, les alliés occidentaux de la Russie sont dès le départ la principale force, non seulement pour financer le front militaire russe mais aussi pour conseiller et renforcer les forces contre-révolutionnaires en Russie. Le Comité Provisoire de la Douma d'Etat (le parlement) « couvrait légalement l'activité contre-révolutionnaire que finançaient largement les banques et les ambassades de l'Entente », comme le rappelle Trotsky. ([2] [189])
« Pétrograd fourmillait d'organisations secrètes et à demi secrètes d'officiers qui jouissaient d'un haut patronage et de généreux appuis. Dans une information confidentielle que donnait le menchevik Liber presque un mois avant les Journées de Juillet, il était noté que les officiers conspirateurs avaient leurs entrées auprès de Buchanan. Et, en effet, les diplomates de l'Entente ne pouvaient-ils point se soucier de l’ instauration la plus rapide possible d'un pouvoir fort ? » ([3] [190])
Ce ne sont pas les bolcheviks, c'est la bourgeoisie qui s'est elle-même alliée aux gouvernements étrangers contre le prolétariat russe.
Les provocations politiques de la bourgeoisie assoiffée de sang
Au début de juillet, trois incidents concoctés par la bourgeoisie suffisent à déclencher une révolte dans la capitale :
- Quatre ministres du parti Cadet démissionnent du gouvernement
Dans la mesure où les mencheviks et les SR ont justifié jusque là leur refus du mot d'ordre « tout le pouvoir aux soviets » par la nécessité de collaborer avec les représentants de la « bourgeoisie démocratique » que sont les Cadets, le retrait de ces derniers de la coalition a manifestement pour but de provoquer, parmi les ouvriers et les soldats, une relance des revendications pour le pouvoir immédiat aux soviets.
« Supposer que les cadets pouvaient ne pas prévoir les répercussions de leur acte de sabotage déclaré à l'égard des soviets, ce serait résolument sous-estimer Milioukov. Le leader du libéralisme s'efforçait évidemment d'entraîner les conciliateurs dans une situation critique qui n'aurait d'issue que par l'emploi des baïonnettes : en ces jours-là, il croyait fermement que, par une audacieuse saignée, l'on pouvait sauver la situation. » ([4] [191])
- La pression de l'Entente sur le gouvernement provisoire
Elle vise à obliger ce dernier soit à affronter la révolution par les armes soit à être lâché par ses alliés.
« En coulisse, les fils étaient ramassés entre les mains des ambassades et des gouvernements de l'Entente. A la conférence interalliée qui s'ouvrit à Londres, les amis d'Occident "oublièrent" d'inviter l'ambassadeur de Russie; (...) Cette brimade infligée à l'ambassadeur du gouvernement provisoire et la démonstrative démission des cadets se produisirent le 2 juillet : les deux événements avaient un seul et même but : obliger les conciliateurs à baisser pavillon. » ([5] [192]). Les partis mencheviks et SR tendent à rejoindre le camp de la bourgeoisie. Leur manque d'expérience au gouvernement, leurs hésitations et oscillations petites-bourgeoises, mais aussi l'existence en leur sein de certaines oppositions internationalistes prolétariennes, font qu'ils ne sont pas impliqués directement dans le complot contre-révolutionnaire. Mais ils sont manipulés pour jouer le rôle qui leur a été assigné par leurs maîtres dirigeants bourgeois.
- La menace d'envoyer au front les régiments de la capitale
En fait, l'explosion de la lutte de classe en réponse à ces provocations est initiée non par les ouvriers mais par les soldats; et soutenue politiquement non pas les bolcheviks mais par les anarchistes. « Les soldats étaient en général plus impatients que les ouvriers; d'abord parce qu'ils étaient sous la menace directe d'un envoi au front, ensuite parce qu'ils avaient beaucoup plus de mal à s'assimiler les motifs de la stratégie politique. En outre, chacun d'eux avait le fusil à la main et, après Février, le soldat était enclin à surestimer le pouvoir spécifique de cette arme. » ([6] [193]). Les soldats entreprennent immédiatement de gagner les ouvriers à leur action. Aux ateliers Poutilov, la plus grande concentration d'ouvriers en Russie, ils obtiennent un succès décisif :
« Environ dix mille ouvriers s'assemblèrent devant les locaux de l'administration. Acclamés, les mitrailleurs racontèrent qu 'ils avaient reçu l'ordre de partir le 4 juillet pour le front, mais qu'ils avaient résolu "de marcher non du côté du front allemand, contre le prolétariat allemand, mais bien contre leurs propres ministres capitalistes". L'état des esprits monta. "En avant ! En avant /" crièrent les ouvriers. » ([7] [194])
En quelques heures, le prolétariat de toute la ville se soulève, s'arme et se rassemble autour du mot d'ordre « tout le pouvoir aux soviets », le mot d'ordre des masses elles-mêmes.
Les bolcheviks évitent le piège
L'après-midi du 3 juillet, les délégués des régiments de mitrailleurs parviennent à gagner le soutien de la conférence locale des bolcheviks et sont choqués d'apprendre que le parti s'est prononcé contre l'action. Les arguments donnés par le parti - selon lesquels la bourgeoisie veut provoquer le prolétariat de Pétrograd pour lui faire porter la responsabilité du fiasco sur le front, que la situation n'est pas mûre pour l'insurrection armée et que le meilleur moment pour une action d'envergure arrivera quand l'effondrement du front sera connu de tous - montre que les bolcheviks ont immédiatement saisi la signification et le danger des événements. En fait, dès la manifestation du 18 juin, les bolcheviks mettent publiquement en garde les ouvriers contre une action prématurée.
Les historiens bourgeois reconnaissent l'intelligence politique remarquable du parti à ce moment-là. En effet, le parti bolchevik est convaincu qu'il est impératif d'étudier la nature, la stratégie et la tactique de la classe ennemie pour être capable de répondre et d'intervenir correctement à chaque moment. Il est imprégné de la compréhension marxiste que la prise du pouvoir révolutionnaire est une sorte d'art ou de science, qu'une insurrection inopportune est aussi fatale que l'échec d'une prise de pouvoir assumée au bon moment.
Mais pour aussi correcte que puisse être l'analyse du parti, en rester là signifierait tomber dans le piège de la bourgeoisie. Le premier tournant décisif pendant les journées de juillet arrive la même nuit, quand le Comité central du parti et celui de Pétrograd décident d'appuyer le mouvement et de se mettre à sa tête, mais dans le but d'assurer son « caractère pacifique et organisé ». Contrairement aux événements spontanés et chaotiques du jour précédent, les manifestations gigantesques du 4 juillet traduisent « la main organisatrice du parti ». Les bolcheviks savent que l'objectif que les masses se sont données, c'est-à-dire obliger la direction menchevik et SR du soviet à prendre le pouvoir au nom des conseils ouvriers, est une impossibilité. Les mencheviks et les SR, présentés aujourd'hui comme les véritables défenseurs de la démocratie soviétique, sont déjà en train de rejoindre la contre-révolution et attendent l'occasion d'en finir avec les conseils ouvriers. La difficulté de cette situation, représentée par une conscience encore insuffisante des masses prolétariennes, se concrétise à travers la fameuse anecdote de cet ouvrier en colère, agitant son poing sous le nez d'un des ministres « révolutionnaires » en lui criant : « Prend le pouvoir, fils de pute, puisque nous te le donnons. » En réalité, les ministres et les chefs inappropriés du soviet jouent la montre jusqu'à ce que les régiments loyaux au gouvernement arrivent.
Dans le même temps, les ouvriers réalisent les difficultés qu'il y a à transférer tout le pouvoir au soviet et cela tant que les traîtres et adeptes du compromis gardent leur influence en son sein. Parce que la classe n'a pas encore trouvé la méthode pour transformer le soviet de l'intérieur, elle essaye vainement de lui imposer sa volonté, par les armes, de l'extérieur.
Le second tournant décisif se produit quand Zinoviev, au nom des bolcheviks, s'adresse à des dizaines de milliers d'ouvriers, de Poutilov et d'ailleurs, au soir du 4 juillet, jour des manifestations massives ; qu'il entame son discours avec un ton de plaisanterie pour détendre l'atmosphère et finit en appelant les ouvriers à rentrer chez eux pacifiquement. Ce que font les ouvriers. L'heure de la révolution n'est pas encore là mais elle arrive. Jamais la vieille vérité de Lénine n'a été aussi spectaculairement prouvée : la patience et l'humour sont des qualités indispensables aux révolutionnaires. La capacité des bolcheviks à éviter au prolétariat de tomber dans le piège de la bourgeoisie n'est pas seulement due à leur intelligence politique. Ce qui est décisif d'abord c'est la profonde confiance du parti dans le prolétariat et dans le marxisme, lui permettant de se baser sur la force qui représente le futur de l'humanité et sur sa méthode, et ainsi de se prémunir de l'impatience petite-bourgeoise. Ce qui est décisif, c'est la profonde confiance que les ouvriers russes développent dans leur parti de classe, lui permettant d'intervenir en leur sein et même d'assumer son rôle de direction bien qu'il soit clair pour tout le monde qu'il ne partage ni leurs buts immédiats ni leurs illusions. Ainsi la bourgeoisie a échoué dans sa tentative d'enfoncer un coin entre le parti et la classe, un coin qui aurait signifié la défaite certaine de la révolution russe.
« II était du devoir absolu du parti prolétarien de rester avec les masses, et de tenter de donner aux actions justifiées de ces masses autant que possible un caractère pacifique et organisé, de ne pas se couper d'elles, en se lavant les mains comme Ponce Pilate pour la raison pédante que les masses n'étaient pas organisées jusqu'au dernier homme, et qu'il y avait des excès dans son mouvement. »( [8] [195])
Les pogroms et les calomnies de la contre-révolution
Dès le matin du 5 juillet, les troupes gouvernementales commencent à arriver dans la capitale. Elles entament la chasse aux bolcheviks, les privant de leurs maigres moyens de propagande, elles désarment et terrorisent les ouvriers, elles incitent aux pogroms contre les juifs. Les « sauveurs de la civilisation » contre la « barbarie bolchevik » ont recours à deux provocations principales pour mobiliser les troupes contre les ouvriers.
La campagne de mensonges selon laquelle les bolcheviks sont des agents allemands
« Les soldats restaient, moroses, enfermés dans leurs casernes, dans l'expectative. C'est seulement dans l'après-midi du 4 juillet que les autorités découvrirent, enfin, un puissant moyen d'action: on montra aux hommes du régiment Préobrajensky des documents qui prouvaient comme deux et deux font quatre que Lénine était un espion de l'Allemagne. Cela réussit. La nouvelle se répandit dans les régiments. (...) L'opinion des bataillons neutres fut brusquement modifiée. » ([9] [196]) En particulier, c'est un parasite politique nommé Alexinski -un bolchevik renégat qui, dans le passé, avait essayé sans succès de former une opposition « ultragauche » contre Lénine et qui depuis est devenu une ennemi déclaré des partis ouvriers - qui est utilisé dans cette campagne. Il en résulte que Lénine et d'autres dirigeants bolcheviks sont obligés de se cacher alors que Trotsky et d'autres sont arrêtés. « Ce qu'il faut au pouvoir, ce n'est pas un procès, c'est la persécution des internationalistes. Les coffrer et les garder sous clé, voila ce qu'il faut à Messieurs Kérenski et consorts. »([10] [197])
La bourgeoisie n'a pas changé depuis. Aujourd'hui, 80 ans plus tard, elle mène une campagne similaire avec la même « logique » contre la Gauche communiste. En juillet 1917, elle essaie de faire croire que puisque les bolcheviks refusent de soutenir l'Entente c'est qu'ils doivent être du côté allemand ! Aujourd'hui elle tente d'accréditer l'idée que si la Gauche communiste refuse de soutenir le camp impérialiste « antifasciste » dans la 2e guerre mondiale c'est parce qu'elle et ses successeurs actuels sont du côté des nazis. Ces campagnes lancées par les Etats « démocratiques » n'ont pour but que de préparer de futurs pogroms.
Aujourd'hui, les révolutionnaires qui tendent à sous-estimer la signification de telles campagnes contre eux, ont encore beaucoup à apprendre de l'expérience des bolcheviks après les journées de juillet, qui ont remué ciel et terre pour défendre leur réputation au sein de la classe ouvrière. Trotsky appelle juillet 1917 « le mois de la plus gigantesque calomnie de l'histoire humaine », mais celle-ci est bien faible comparée à celle d'aujourd'hui selon laquelle le communisme c'est le stalinisme.
Une autre manière d'attaquer la réputation des révolutionnaires, aussi vieille que la méthode de dénigrement public et utilisée souvent en parallèle avec celle-ci, est l'utilisation par l'Etat d'éléments non prolétariens et même anti-prolétariens qui cherchent à se présenter eux-mêmes comme des révolutionnaires.
« La provocation joua indubitablement un certain rôle dans les événements du front comme dans les rues de Pétrograd. Après l'insurrection de Février, le gouvernement avait jeté sur la ligne de feu un grand nombre d'anciens gendarmes et de sergents de ville. Pas un d'entre eux, bien entendu, ne voulait combattre. Ils avaient plus peur des soldats russes que des Allemands. Pour faire oublier leur passé, ils affectaient les opinions les plus extrémistes de l'armée, excitaient en tapinois les soldats contre les officiers, s'élevaient plus que personne contre la discipline et l'offensive et, fréquemment, se donnaient tout net pour des bolcheviks. Entretenant entre eux une liaison naturelle de complices, ils constituaient une originale confrérie de la poltronnerie et de la lâcheté. Par leur intermédiaire pénétraient dans les troupes et se répandaient rapidement les bruits les plus fantastiques, dans lesquels des termes ultra révolutionnaires se combinaient avec l'esprit réactionnaire des Cent-Noirs. Aux heures critiques, ces individus étaient les premiers à donner le signal de la panique. L'œuvre démoralisatrice des policiers et des gendarmes fut plus d'une fois mentionnée dans la presse. Non moins souvent l'on trouve des indications de cet ordre dans les documents secrets de l'armée elle-même. Mais le haut commandement gardait le silence, préférant assimiler les provocateurs Cent-Noirs aux bolcheviks. »([11] [198])
Des tireurs isolés font feu sur les troupes qui entrent en ville ; on l'attribue aux bolcheviks
« La folie calculée de cette fusillade bouleversait profondément les ouvriers. Il était clair que des provocateurs expérimentés accueillaient les soldats avec du plomb dans le but de les vacciner contre le bolchevisme. Les ouvriers faisaient tous leurs efforts pour expliquer cela aux soldats qui arrivaient, mais on ne les laissait pas approcher ; pour la première fois, depuis les journées de Février, entre l'ouvrier et le soldat se plaçait le junker ou l'officier. »( [12] [199])
Obligés de travailler dans une semi légalité après les journées de juillet, les bolcheviks doivent aussi combattre contre les illusions démocratiques de ceux qui, dans leurs rangs, veulent que leurs dirigeants passent en procès devant un tribunal bourgeois afin de répondre des accusations d'être des agents allemands. Reconnaissant là un autre piège pour le parti, Lénine écrit : « Ce qui agit c'est la dictature militaire. Il serait donc ridicule en l'occurrence de parler de "jugement". Il ne s'agit pas d'un "jugement", mais d'un épisode de guerre civile. »([13] [200])
Mais si le parti survit à la période de répression qui suit les journées de juillet, ce n'en est pas moins grâce à sa tradition de vigilance constante dans la défense de l'organisation contre toutes les tentatives de l'Etat de le détruire. On peut noter, par exemple, que l'agent de l'Okhrana, Malinovski - qui avant-guerre était parvenu à devenir un membre du comité central du parti directement responsable de la sécurité de l'organisation- aurait probablement été en charge de cacher Lénine, Zinoviev et les autres, après les journées de juillet, s'il n'avait pas été démasqué auparavant par la vigilance de l'organisation (malgré l'aveuglement de Lénine lui-même !). Sans une telle vigilance, le résultat aurait très probablement été la liquidation des dirigeants les plus expérimentés du parti. En janvier 1919, Luxemburg, Liebknecht, Jogisches et d'autres militants du tout récent KPD ont été assassinés par la bourgeoisie allemande, il semble que les autorités ont été renseignées par un agent de police de « haut rang » au sein du parti.
Bilan des « journées de juillet »
Les journées de juillet révèlent une fois encore l'énorme énergie révolutionnaire du prolétariat, sa lutte contre le mensonge de la démocratie bourgeoise et le fait qu'il est seul capable d'agir contre la guerre impérialiste dans la période de décadence du capitalisme. Le choix n'est pas « démocratie ou dictature » mais dictature du prolétariat ou dictature de la bourgeoisie, socialisme ou barbarie ; c'est l'alternative à laquelle est confrontée l'humanité et qui a été posée durant les journées de juillet. Mais ce que les journées de juillet illustrent surtout est le rôle indispensable du parti de classe du prolétariat. Il n'est pas étonnant que la bourgeoisie « célèbre » aujourd'hui le 80e anniversaire de la révolution russe par de nouvelles campagnes et calomnies contre le milieu révolutionnaire actuel. Juillet 1917 a aussi montré que surmonter les illusions vis à vis des partis anciennement ouvriers qui ont trahi et vis à vis de ceux de la gauche du capital est une chose indispensable si le prolétariat veut prendre le pouvoir. C'est l'illusion principale qu'a eue la classe ouvrière pendant les journées de juillet. Mais cette expérience a clarifié définitivement, pas seulement pour la classe ouvrière et les bolcheviks mais aussi pour les mencheviks et les SR, que ces dernières organisations étaient irrévocablement passées à la contre-révolution. Comme Lénine l'écrit début septembre : « (...) à l'époque, Pétrograd n'avait pas pu prendre le pouvoir, même matériellement, et s'il l'avait pris matériellement, il n'aurait pas pu le garder politiquement, Tsérétélli et consorts n'étant pas encore arrivés, dans leur déchéance, au point de soutenir un gouvernement de bourreaux.
C'est pourquoi le mot d'ordre de la prise du pouvoir eut été faux à ce moment-là, les 3-5 juillet 1917 à Pétrograd. A ce moment, les bolcheviks eux-mêmes n'avaient pas et ne pouvaient pas avoir décidé sciemment de traiter Tsérétélli et consorts en contre-révolutionnaires. A ce moment, ni les soldats ni les ouvriers ne pouvaient avoir l'expérience fournie par le mois de juillet. »([14] [201])
Dès la mi-juillet Lénine tire clairement cette leçon : « Après le 4 juillet, la bourgeoisie contre-révolutionnaire, marchant avec les monarchistes et les Cent-Noirs, s'est adjoint, en partie par l'intimidation, les petits-bourgeois socialistes-révolutionnaires et mencheviks et a confié le pouvoir d'Etat effectif aux Cavaignac, à la clique militaire qui fusille les récalcitrants sur le front et massacre les bolcheviks à Pétrograd. » ([15] [202])
Mais la leçon-clé de juillet 1917 est celle de la direction politique de la classe par le parti. La bourgeoisie emploie souvent la tactique de provoquer des confrontations prématurées. Que ce soit en 1848 et en 1870 en France, en 1919 et 1921 en Allemagne, dans chaque cas le résultat est une répression sanglante du prolétariat. Si la révolution russe est le seul grand exemple où la classe ouvrière a été capable d'éviter un tel piège et une défaite sanglante, c'est pour une grande part parce que le parti bolchevik a été capable de remplir son rôle décisif d'avant-garde. En épargnant à la classe une telle défaite, les bolcheviks ont mis en relief, contre l'interprétation perverse des opportunistes, les profondes leçons révolutionnaires tirées par Engels dans sa célèbre introduction de 1895 aux Luttes de classe en France de Marx, et particulièrement cette mise en garde : « II n'y a qu'un moyen qui pourrait contenir momentanément le grossissement continuel des forces combattantes socialistes en Allemagne et même le faire régresser quelques temps, c'est une collision de grande envergure avec les troupes, une saignée comme en 1871 à Paris. » ([16] [203])
Trotsky résume le bilan de l'action du parti comme suit : « Si le parti bolchevik, s'entêtant à juger en doctrinaire le mouvement de Juillet "inopportun", avait tourné le dos aux masses, la demi insurrection serait inévitablement tombée sous la direction dispersée et non concertée des anarchistes, des aventuriers, d'interprètes occasionnels de l'indignation des masses, et aurait épanché tout son sang dans de stériles convulsions. Mais aussi, par contre, si le parti, s'étant placé à la tète des mitrailleurs et des ouvriers de Poutilov, avait renoncé à son jugement sur la situation dans l'ensemble et avait glissé dans la voie des combats décisifs, l'insurrection aurait indubitablement pris une audacieuse ampleur, les ouvriers et les soldats, sous la direction des bolcheviks, se seraient emparés du pouvoir, toutefois et seulement pour préparer l'effondrement de la révolution. La question du pouvoir à l'échelle nationale n'eût pas été comme en Février résolue par une victoire à Pétrograd. La province n'eût pas suivi de près la capitale. Le front n'eut pas compris et n'aurait pas accepté le changement de régime. Les chemins de fer et le télégraphe auraient servi les conciliateurs contre les bolcheviks. Kérenski et le Grand Quartier Général auraient créé un pouvoir pour le front et la province. Pétrograd eût été bloqué. Dans ses murs aurait commencé une désintégration. Le gouvernement aurait eu la possibilité de lancer sur Pétrograd des masses considérables de soldats. L'insurrection aurait abouti, dans ces conditions, à la tragédie d'une Commune de Pétrograd. En juillet, à la bifurcation des voies historiques, c'est seulement l'intervention du parti des bolcheviks qui élimina les deux variantes d'un danger fatal : soit dans le genre des Journées de Juin 1848, soit dans le genre de la Commune de Paris de 1871. C'est en prenant hardiment la tête du mouvement que le parti obtint la possibilité d'arrêter les masses au moment où la manifestation commençait à se transformer en un engagement général de forces armées. Le coup porté en juillet aux masses et au parti fut très grave. Mais ce coup n'était pas décisif. On compta les victimes par dizaines, mais non point par dizaines de milliers. La classe ouvrière sortit de l'épreuve non décapitée et non exsangue. Elle conserva intégralement ses cadres de combat, et ces cadres avaient beaucoup appris. » ( [17] [204])
L'histoire donne raison à Lénine quand il écrit : « Une nouvelle phase commence. La victoire de la contre-révolution déclenche la déception au sein des masses vis-à-vis des partis socialiste-révolutionnaire et menchevik, et ouvre la voie au ralliement de celles-ci à la politique qui soutient le prolétariat révolutionnaire. » ([18] [205])
(D’après la Revue internationale n° 90)
[1] [206] « De quel côté est le pouvoir, de quel côté la contre-révolution ? », Lénine, Oeuvres choisies. Editions de Moscou, Tome II.
[2] [207] « Histoire de la révolution russe », Trotsky.
[3] [208] Ibid, Trotsky. Buchanan était un diplomate britannique en poste à Pétrograd.
[4] [209] Ibid, Trotsky.
[5] [210] Ibid, Trotsky..
[6] [211] Ibid, Trotsky..
[7] [212] Ibid, Trotsky..
[8] [213] 8. Lénine, « Sur les illusions constitutionnelles », Oeuvres complètes, traduit de l'anglais par nous.
[9] [214] Ibid, Trotsky
[10] [215] « Les dirigeants bolcheviks doivent-ils comparaître devant les tribunaux ? », Lénine, Oeuvres choisies, Editions de Moscou, Tome II
[11] [216] Ibid., Trotsky. Le rôle très similaire joué par les ex-gendarmes, les éléments criminels et autres lumpen dans les » soldats de Spartakus » et les « invalides révolutionnaires » pendant la révolution allemande, en particulier pendant la tragique « Semaine de Spartakus » à Berlin en janvier 1919, a été encore plus catastrophique
[12] [217] . Ibid., Trotsky
[13] [218] « Les dirigeants bolcheviks doivent-ils comparaître devant les tribunaux ? », Lénine, Oeuvres choisies, Editions de Moscou, Tome II
[14] [219] . Lénine, « Rumeurs de complot », Oeuvres complètes. Tome 25
[15] [220] Lénine, « À propos des mots d'ordre». Oeuvres complètes, Tome 25
[16] [221] . Engels, «• Introduction » aux Luttes de classes en France de Marx, Editions sociales
[17] [222] Ibid, Trotsky.
[18] [223] Lénine, « Sur les illusions constitutionnelles », Oeuvres complètes, traduit de l'anglais par nous
En réaction à la dégénérescence qu'a incarné le stalinisme, et victimes des mensonges répandus par la bourgeoisie, bon nombre d'ouvriers sont convaincus que la révolution russe était «pourrie de l'intérieur» et que les bolcheviks abusèrent les travailleurs pour s'emparer du pouvoir([1] [224]). Cette vision de la bourgeoisie ne fait qu'appliquer à la révolution russe ce qui a toujours été sa propre vision de la politique : le mensonge et la manipulation des masses. Mais le cours des événements postérieurs à l'insurrection d'Octobre est régi par les «lois historiques» des révolutions prolétariennes et non par le machiavélisme propre à la bourgeoisie : « En cela, la Révolution russe n'a fait que confirmer l'enseignement fondamental de toute grande révolution, dont la loi vitale se formule ainsi : il lui faut avancer très rapidement et résolument, renverser d'une main de fer tous les obstacles, placer ses objectifs toujours plus loin, si elle ne veut pas être très bientôt ramenée à son fragile point de départ ni être écrasée par la contre-révolution. »([2] [225] )
Le formidable trésor d'expériences, faites entre février et octobre 1917, montre aux travailleurs qu'il est possible de détruire l'appareil d'Etat de la bourgeoisie. Et la tragédie de la dégénérescence de cette révolution contient à son tour une autre leçon tout aussi déterminante : la révolution prolétarienne ne peut triompher qu'en s'étendant à l'ensemble de la planète.
[1] [226] Malheureusement, la terrible déception que produisit l'échec de la révolution eut comme conséquence que se développent parmi les révolutionnaires des théories comme le conseillisme, qui ne voit dans la révolution russe qu'une révolution bourgeoise et qui présente le Parti bolchevik comme un parti bourgeois. Mais aussi comme le bordiguisme, qui voit une double nature (à la fois bourgeoise et prolétaire) à la Révolution russe. Voir nos critiques de ces conceptions dans la brochure.
[2] [227] Rosa Luxemburg, La Révolution russe
« Les destinées de la révolution en Russie dépendaient intégralement des événements internationaux. En misant à fond sur la révolution mondiale du prolétariat, les bolcheviks ont précisément donné la preuve éclatante de leur intelligence politique, de la fermeté de leurs principes, de l'audace de leur politique. »([1] [228] ).
Depuis 1914, effectivement, dès que la première guerre mondiale mit en évidence le début de la période de décadence du capitalisme, les bolcheviks se sont portés à l'avant-garde des révolutionnaires, en défendant l'idée que l'alternative aux guerres mondiales ne pouvait être que la révolution mondiale du prolétariat. Armés de cette orientation fermement internationaliste, Lénine et les bolcheviks ne voient dans la Révolution russe que « la première étape des révolutions prolétariennes qui vont surgir inévitablement, comme conséquence de la guerre ». Pour le prolétariat russe, le sort de la révolution dépendait en premier lieu des insurrections ouvrières dans d'autres pays, et essentiellement en Europe.
La révolution russe ne se contenta pas de confier passivement son destin au surgissement de la révolution prolétarienne dans d'autres pays, elle prit continuellement des initiatives pour étendre celle-ci. De fait, l'Etat qui surgit de la Révolution ne se conçoit que comme le premier pas vers la République internationale des Soviets, délimitée non pas par les frontières artificielles des nations capitalistes, mais par les frontières de classe([2] [229]). Par exemple, une propagande systématique fut menée envers les prisonniers de guerre, afin de les inciter à se joindre à la révolution internationale, et ceux qui le désiraient pouvaient devenir citoyens soviétiques. La conséquence de toute cette propagande fut la constitution d'une organisation social-démocrate des prisonniers de guerre de Russie, qui appelait les travailleurs allemands, autrichiens, turcs et autres, à l'insurrection pour mettre un terme à la guerre et étendre la révolution.
La clé de l'extension de la révolution était en Allemagne, et la révolution russe orienta toute son énergie vers les travailleurs allemands. Dès lors qu'elle put ouvrir une ambassade à Berlin (en avril 1918), celle-ci devint une sorte de quartier général de la révolution en Allemagne. L'ambassadeur russe, Joffé, achetait des informations secrètes à des fonctionnaires allemands et les communiquait aux révolutionnaires allemands (qui pouvaient ainsi publiquement démasquer la politique impérialiste du gouvernement). Il achetait des armes pour la révolution, il imprimait, dans l'ambassade même, des tonnes de propagande révolutionnaire et, toutes les nuits, les révolutionnaires allemands se rendaient discrètement à l'ambassade pour discuter des préparatifs de l'insurrection.
Les priorités de la révolution mondiale faisaient que les travailleurs russes, en pleine famine, se sont privés de trois trains chargés de blé pour aider les ouvriers allemands.
Il est enrichissant de savoir comment ont été vécu, en Russie, les premiers moments de la révolution en Allemagne. Lorsque celle-ci éclata, lors d'une impressionnante manifestation devant le Kremlin, « des dizaines de milliers de travailleurs éclatèrent en applaudissements frénétiques. Je n'ai jamais rien vu de semblable. Tard dans la soirée, des travailleurs et des soldats de l'Armée rouge défilaient encore. La révolution mondiale était enfin venue. Les masses populaires entendaient le martèlement de son pas. Notre isolement prenait fin. » ([3] [230])
Une autre contribution à cette révolution en marche fut le premier congrès de l'Internationale communiste, qui se tint malheureusement avec trop de retard à Moscou en mars 1919, et qui se concevait en ces termes :
«Notre tâche est de généraliser l'expérience révolutionnaire de la classe ouvrière, de débarrasser le mouvement des mélanges impurs de l'opportunisme et du social-patriotisme, d'unir les forces de tous les partis vraiment révolutionnaires du prolétariat mondial et par là même de faciliter et de hâter la victoire de la révolution communiste dans le monde entier.»([4] [231])
Mais le prolétariat se fit massacrer à Berlin, à Vienne, à Budapest, à Munich, et l'Internationale communiste commença à faire des concessions au parlementarisme, au syndicalisme et aux «luttes de libération nationale ». Pour les mêmes raisons, l'extension de la révolution devint une question de «guerre révolutionnaire», question que les mêmes bolcheviks avaient pourtant rejetée en 1918 lors de la signature du traité de Brest-Litovsk ([5] [232]). Un pas de plus dans la dégénérescence se fit en décembre 1920 quand, convaincu que s'éloignaient les conditions de la révolution européenne, l'Exécutif élargi de l'IC lança le fameux mot d'ordre de « front commun ».
La logique « fataliste » propre à la philosophie bourgeoise considère qu'une chose «ne peut être que ce qu'elle devait devenir». Ainsi l'Internationale communiste, comme bien d'autres produits des efforts titanesques du prolétariat, est présentée comme le produit d'un plan conçu dès ses origines par les bolcheviks «machiavéliques» en vue de construire un instrument de défense de l'Etat capitaliste russe. Mais ceci n'est jamais que la vision de la bourgeoisie. Pour le prolétariat, par contre, la dégénérescence de la révolution russe et de l'Internationale communiste sont la conséquence de sa défaite dans la lutte à mort contre le capitalisme mondial. Si la révolution russe ne pouvait réellement, comme le dit la bourgeoisie, que devenir ce qu'elle est devenue, pourquoi donc les capitalistes du monde entier mirent-ils tant d'acharnement à l'étouffer?
Jusqu'à la défaite de l'assaut révolutionnaire du prolétariat mondial, tous les capitalistes, entre 1917 et 1923, s'étaient unis dans une gigantesque croisade avec comme mot d'ordre : à bas le bolchevisme ! Cette croisade rassemblait ceux-là même qui s'entre massacraient quelques mois auparavant dans la première boucherie impérialiste mondiale, l'impérialisme allemand et les généraux tsaristes, en passant par les démocraties occidentales de l'Entente. Et ceci est une autre confirmation des leçons essentielles du mouvement ouvrier : quand le prolétariat menace l'existence même du capitalisme, les exploiteurs laissent de côté leurs rivalités pour s'unir et écraser la révolution.
Le premier barrage à l'extension de la révolution russe est constitué par les armées du Kaiser. Car s'il est vrai que la révolution russe et l'ensemble de la vague révolutionnaire furent la riposte prolétarienne à la première guerre mondiale, il est aussi vrai que la guerre mondiale, comme le disait Rosa Luxemburg, « crée les conditions les plus anormales et difficiles » pour le développement et l'extension de la révolution.
La paix était devenue une nécessité impérieuse et, en tant que telle, elle figurait au premier rang des priorités de la révolution en Russie. Les conversations de paix à Brest-Litovsk commencèrent dès le 19 novembre 1917, et elles étaient « retransmises » par radio toutes les nuits par les délégués soviétiques, non seulement pour les travailleurs russes, mais aussi pour les prisonniers de guerre et, en fin de compte, pour les travailleurs du monde entier. En définitive, ils étaient allés à Brest-Litovsk sans la moindre confiance sur les réelles intentions de « paix » de l'impérialisme allemand. Trotsky déclarait : « Nous ne cachons à personne que nous ne considérons pas les gouvernements capitalistes actuels comme capables de conclure une paix démocratique. Seule la lutte révolutionnaire des masses ouvrières contre leurs gouvernements peut apporter à l'Europe une telle paix. Sa pleine réalisation ne sera assurée que par une révolution prolétarienne dans tous les pays capitalistes. »([6] [233]).
Des informations concernant les grèves et les mutineries en Allemagne, Autriche, Hongrie ([7] [234]), commencent à arriver début 1918, ce qui permet aux bolcheviks de remettre les négociations, mais en fin de compte ces révoltes sont écrasées ; c'est ce qui pousse Lénine, une fois de plus minoritaire au sein du parti bolchevik, à défendre la nécessité de signer la paix dès que possible. La question de l'extension de la révolution, cette cause pour laquelle ils luttent courageusement, ne peut être confiée à la « guerre révolutionnaire » que mettent en avant les « communistes de gauche »([8] [235]), elle ne peut se baser que sur la maturation de la révolution en Allemagne : «Avec de semblables prémisses, on conçoit très bien qu'il serait non seulement "opportun" (comme disent les auteurs de la résolution) mais même absolument obligatoire d'accepter la défaite et la perte éventuelle du pouvoir des Soviets. Mais il est évident que ces prémisses font défaut. La révolution allemande mûrit, mais il est manifeste qu'elle n'a pas encore éclaté et qu'on n'en est pas encore à la guerre civile en Allemagne. Nous n'aiderions visiblement pas la révolution allemande à mûrir, nous l'en empêcherions au contraire en "courant le risque de la perte éventuelle du pouvoir des Soviets". Nous rendrions service à la réaction allemande, nous ferions son jeu, nous occasionnerions des difficultés au mouvement socialiste en Allemagne, nous détournerions du socialisme les grandes masses de prolétaires et de semi-prolétaires d'Allemagne qui ne sont pas encore venues au socialisme et que l'anéantissement de la Russie des soviets effraierait, comme celui de la Commune effraya les ouvriers anglais en 1871. »([9] [236] )
C'est ainsi que s'exprime le dilemme dans un bastion où le prolétariat a pris le pouvoir mais qui reste momentanément isolé, où ce pouvoir n'est pas parvenu à s'étendre par des insurrections triomphantes dans d'autres pays. Céder le bastion ou négocier, et donc capituler momentanément face à des forces ennemies militairement très supérieures, afin de souffler un peu et maintenir le bastion prolétarien afin de pouvoir continuer à soutenir la révolution mondiale? Rosa Luxemburg qui, dans un premier temps, n'avait pas été, loin s'en faut, d'accord avec les négociations à Brest-Litovsk, expose cependant, avec une terrible clarté, que la lutte du prolétariat allemand est l'unique facteur capable de débloquer favorablement cette contradiction dans le sens de la révolution : «Tout le calcul de la lutte des russes pour la paix reposait en effet sur le postulat que la révolution en Russie serait le signal du soulèvement révolutionnaire du prolétariat à l'Ouest (...) Dans ce seul cas, mais alors sans aucun doute, la Révolution russe aurait été le départ de la paix générale. Cela ne s'est pas produit. Quelques efforts courageux du prolétariat italien mis à part (grève générale du 22 août à Turin), les prolétaires de tous les pays ont fait faux bond à la révolution russe. Mais, internationale par sa nature même et dans son essence profonde, la politique de classe du prolétariat ne peut être réalisée que sur le plan international » ([10] [237] )
Le Haut commandement allemand reprit par surprise le 18 février les opérations militaires (Lénine avait prévenu que «les bonds de ce fauve étaient très rapides») qui l'avaient conduit en une semaine à peine aux portes de Pétrograd et le gouvernement russe dut finalement accepter une paix dans des conditions bien pires : au printemps 1918, les armées allemandes occupaient les anciennes provinces baltes, la plus grande partie de la Biélorussie, toute l'Ukraine, le nord du Caucase et, quand postérieurement elles violèrent les accords de Brest, la Crimée et la Transcaucasie (à l'exception de Bakou et du Turkestan).
En continuité avec la Gauche communiste d’Italie ([11] [238]), nous considérons que la paix de Brest-Litovsk ne fut pas un pas en arrière de la révolution, mais qu'elle était imposée par cette contradiction entre le maintien nécessaire du bastion prolétarien et l'incapacité momentanée de la révolution à s'étendre. La solution à cette contradiction ne se trouve pas à une quelconque table de négociations, pas plus que sur un front militaire, mais dans la riposte de l'ensemble du prolétariat mondial. Et quand les capitalistes parvinrent à défaire la vague révolutionnaire, le gouvernement russe dut accepter la «politique extérieure» conventionnelle de tous les Etats capitalistes, et signer, en avril 1922, les accords de Rapallo qui, par leur contenu (soutien militaire de l'armée russe au gouvernement allemand), n'avaient pas plus à voir avec ceux de Brest-Litovsk qu'avec la politique révolutionnaire du prolétariat on général. Quand en mars 1923, l'IC en plein processus de dégénérescence appelle les travailleurs allemands à une réaction désespérée (la fameuse «action de mars»), les armes qu'utilisent les troupes gouvernementales allemandes pour écraser le prolétariat leur ont été vendues par le gouvernement russe.
Les alliés de l'Entente, les «démocraties avancées d'Occident», n'épargnèrent pas leurs efforts pour étouffer la Révolution russe. En Ukraine, en Finlande, dans les Pays Baltes, en Bessarabie, la Grande-Bretagne et la France mirent en place des pouvoirs qui appuyèrent les armées blanches contre-révolutionnaires. Non contentes de cela, les grandes puissances décidèrent en outre d'intervenir directement en Russie même : des troupes japonaises débarquèrent à Vladivostok. Plus tard arrivèrent les détachements français, anglais et américains :
« Dés le début de la révolution d'Octobre, les puissances de l'Entente se sont mises du côté des partis et des gouvernements contre-révolutionnaires de la Russie. Avec l'aide des contre-révolutionnaires bourgeois, elles ont annexé la Sibérie, l'Oural, les bords de la Russie d'Europe, le Caucase et une partie du Turkestan. Ils dérobent de ces contrées annexées des matières premières (bois, naphte, manganèse, etc.). Avec l'aide des bandes tchécoslovaques à leurs gages, ils ont volé la provision d'or de la Russie. Sous la direction du diplomate anglais Lord Lockhart, des espions anglais et français ont fait sauter des ponts et détruit des chemins de fer et tentèrent de gêner l'approvisionnement en vivres. L'Entente a soutenu, avec des fonds, des armes et par l'aide militaire des généraux réactionnaires Dénikine, Koltchak et Krasnvov, qui ont fusillé et pendu des milliers d'ouvriers et de paysans à Rostov, Jousovka, Novorossisk, Omsk... » ([12] [239])
Début 1919, c'est à dire quand surgit la révolution en Allemagne, la Russie est alors complètement isolée du reste du monde et confrontée à la plus grande activité tant des armées blanches que des troupes des «démocraties occidentales». Les bolcheviks, de nouveau, proclament la nécessité de l'internationalisme prolétarien face aux soldats envoyés par les capitalistes pour écraser la révolution : «Vous ne combattrez pas des ennemis, disait une feuille adressée aux troupes américaine et britannique à Arkhangelsk, mais des travailleurs comme vous. Nous vous le demandons, allez-vous nous écraser ? Soyez fidèles à votre classe et refusez de faire le travail ignoble de vos maîtres... »([13] [240] )
Et de nouveau, les appels des bolcheviks (ils publient des journaux tels que The Call - l’Appel en anglais, La Lanterne en français) produisent leurs effets sur les troupes chargées de combattre la révolution : « Le 1er mars 1919, des troupes françaises qui avaient reçu l'ordre de monter en ligne se mutinèrent. Quelques jours plus tôt, une compagnie d'infanterie britannique "refusa d'aller au front". Peu après, une compagnie américaine refusa pendant un certain temps de retourner au front» ([14] [241]). Les troupes et la flotte française doivent être retirées en avril 1919, à cause de l'indignation créée par l'exécution de Jeanne Labourbe, militante communiste qui faisait de la propagande en faveur de la fraternisation entre soldats russes et français. De même, les troupes anglaises devront à leur tour être rapatriées parce que des manifestations éclatent tant en Angleterre qu'en Italie contre l'envoi de troupes ou d'armements aux armées contre-révolutionnaires. Les «démocraties» occidentales se verront alors obligées de changer de tactique dans leur politique de harcèlement de la révolution russe, et utiliseront, pour réaliser un cordon sanitaire contre son extension, les armées des nations qu'elles avaient elles-mêmes contribué à créer sur les ruines de l'ancien empire russe.
En avril 1919, les troupes polonaises occupèrent une partie de la Biélorussie et de la Lituanie. En avril 1920, elles occupèrent Kiev en Ukraine et finalement, en mai juin 1920, elles appuyèrent le général blanc Dénikine et prirent le contrôle de presque toute l'Ukraine. Le leader des jeunes turcs de la révolution « anti-féodale », Enver Pacha, finit également par prendre la tête en octobre 1921 d'une révolte anti-soviétique dans le Turkestan.
Après l'insurrection d'octobre et la prise du pouvoir dans toute la Russie, les restes de la bourgeoisie, de l'armée, les castes militaires réactionnaires commencent immédiatement à regrouper leurs forces derrière le drapeau du Gouvernement provisoire (curieusement le même qui flotte aujourd'hui sur le Kremlin et que brandit Eltsine) et constituent la première armée blanche, sous l'autorité du général Kaledine, chef des cosaques du Don.
L'immense chaos et la pénurie qui déchiraient la Russie isolée, « l'auto démobilisation » des restes de l'armée héritée du tsarisme, la faiblesse des forces armées révolutionnaires et, surtout, l'action de l'impérialisme allemand et occidental en soutien aux armées blanches firent évoluer progressivement le rapport de forces vers la guerre civile. Au cours de l'année 1918, le territoire dominé par les Soviets est réduit à ce qui était, sous le féodalisme, la Principauté moscovite, et la révolution doit faire face à la fois à la « légion tchèque » et au gouvernement de Samara ([15] [242] ), qui coupait les communications indispensables avec la Sibérie. A ceux-ci s'ajoutèrent finalement les cosaques du général Krasnov (celui-là même qui avait été vaincu à Pulkovo pendant les premiers jours de l'insurrection et qui avait été fait prisonnier, puis libéré par les bolcheviks), l'armée de Dénikine dans le Sud, Kaledine sur le Don, Koltchak à l'Est, Youdenitch au Nord, etc. : une véritable orgie de terreur sanglante, de massacres, d'atrocités en tout genre, d'assassinats, applaudie des deux mains par les « démocraties », et bénie par les «socialistes» qui, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, écrasaient les insurrections ouvrières.
Les historiens de la bourgeoisie présentent la bestialité de la guerre civile, celle de toutes les guerres, comme fruit de la «sauvagerie» des hommes. Mais la guerre civile atroce qui ravagea la Russie pendant trois ans, qui, avec son cortège de maladies et de famines causées par le blocus économique imposé à la population russe, causa sept millions de morts, fut imposée par le capitalisme mondial.
Aux armées occidentales et aux armées blanches s'ajoutaient le sabotage et la conspiration contre-révolutionnaire de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie. En juillet 1918, grâce aux fonds accordés par l'ambassadeur français Noulens, Savinkov([16] [243]) organisa la mutinerie de Yaroslav où s'instaurèrent deux semaines de terreur authentique et de vengeances contre tout ce qui pouvait de près ou de loin s'apparenter au prolétariat, à la révolution, aux bolcheviks. En juillet encore, quelques jours à peine après le débarquement à Mourmansk des troupes franco-britanniques, les socialistes-révolutionnaires de gauche organisèrent une tentative de coup d'Etat, en assassinant le comte Mirbach, ambassadeur d'Allemagne, dans le but de provoquer la reprise immédiate des hostilités guerrières avec l'Allemagne. Lénine définit cet acte «comme un autre des monstrueux soubresauts de la petite-bourgeoisie ». A ce moment-là, il n'aurait plus manqué à la révolution qu'une guerre ouverte avec l'Allemagne !
La révolution se débattait entre la vie et la mort. Survivre dans l'attente de la révolution en Europe exigeait des sacrifices sans fin, tant sur le plan économique, comme nous le verrons plus loin, que sur le plan politique. Dans cet article, nous n'entrerons pas dans l'analyse de la question de l'appareil répressif ou de l'armée régulière ([17] [244]), questions sur lesquelles la révolution russe apporte une infinité de leçons. Nous voulons simplement mettre en évidence que l'évolution de la nécessaire violence révolutionnaire vers la terreur, ainsi que le remplacement des milices ouvrières par l'armée hiérarchisée, toujours plus autonome par rapport aux Conseils ouvriers, sont essentiellement des effets de l'isolement de la révolution, du rapport de forces toujours plus défavorable entre bourgeoisie mondiale et prolétariat mondial qui détermine, en fin de comptes, le cours de la révolution, qui a « triomphé » en un seul pays.
Il n'y a pas une évolution logique de la Tcheka (qui, lors de sa création en novembre 1917, ne comptait que 120 hommes et qui n'avait même pas de voiture pour accomplir sa mission) vers la monstrueuse Guépéou qu'utilisa d'ailleurs Staline contre les bolcheviks eux-mêmes. Il n'y a qu'une dégénérescence provoquée par la défaite de la révolution. Il n'y a pas plus de continuité entre la Garde rouge (qui contrôlait les unités militaires par mandat du Soviet) et l'armée régulière qui instaure la conscription obligatoire (en avril 1919), la discipline de caserne, le salut militaire et qui, en août 1920, contient dans ses rangs 315 000 «spetsys » militaires (les spécialistes issus de l'ancienne armée tsariste) ; il n'y a que le poids écrasant des exigences du combat entre un bastion prolétarien, qui a besoin de l'air apporté par la révolution prolétarienne mondiale pour survivre, et la terrible contre-révolution mondiale, toujours plus puissante car elle amputait systématiquement de plus en plus de parties du corps du prolétariat mondial.
Dans ces conditions d'isolement de la révolution, de harcèlement permanent des capitalistes, de sabotage intérieur, et indépendamment des illusions que pouvaient avoir les bolcheviks sur la possibilité d'infléchir une logique distincte à l'économie, force est de reconnaître, avec Lénine, que dans l'attente d'une extension de la révolution, l'économie en Russie 1918-1921 était celle d'une «forteresse assiégée», d'un bastion prolétarien qui tentait de résister à travers d'immenses difficultés. ([18] [245])
La terrible pénurie subie par la révolution en Russie n'est pas due à la misère qu'entraînerait avec lui le socialisme, elle n'est due qu'à l'impossibilité de rompre avec la misère quand la révolution prolétarienne reste isolée. La différence est de taille : dans le premier cas, il ne faut pas détruire le capitalisme ni faire la révolution, car le capitalisme permet au moins de survivre matériellement (c'est ce que voudrait nous faire croire la bourgeoisie) ; le second cas permet de tirer une leçon fondamentale de la lutte ouvrière, valable pour toutes les luttes, tant à l'échelle de la plus petite usine qu'à celle des révolutions qui concernent l'ensemble d'un pays : « Si nous n'étendons pas les luttes, si nous restons isolés, nous irons à la défaite ».
La révolution ouvrière en Russie surgit contre la première guerre mondiale, et elle hérite de celle-ci tout le chaos économique, des rationnements, l'assujettissement de la production aux nécessités de la guerre. Isolée, elle devra en outre souffrir les dévastations de la guerre civile et l'intervention militaire des «démocraties» occidentales. Celles-ci, alors même qu'elles s'affublaient d'un masque humanitaire à Versailles avec le mot d'ordre «Vivre et laisser vivre», n'hésitèrent pas une seconde pour imposer un blocus économique drastique qui s'étendit de mars 1918 au début 1920 (peu avant la défaite définitive de la dernière armée blanche, celle de Wrangel), et qui empêchait toute importation : elle bloquait jusqu'aux colis de solidarité envoyés par les prolétaires d'Europe à leurs frères de classe en Russie.
La population se vit ainsi priver de combustible. Le froid parsemait la Russie de cadavres. Le blocus imposé par la bourgeoisie mondiale rendit impossible l'importation de charbon d'Ukraine, et le pétrole de Bakou et du Caucase était entre les mains des anglais, de 1918 à 1919. La totalité des combustibles qui parvenait alors jusqu'aux villes russes restait inférieur à 10 % de ce qui était consommé avant la première guerre mondiale.
La faim dans les villes était terrible. Depuis le début de la guerre, le pain et le sucre étaient rationnés. Avec la guerre civile, avec le blocus économique, avec en outre le sabotage des paysans qui cachaient la plus grande partie de leur récolte pour ensuite la vendre au marché noir, ce rationnement atteint des niveaux inhumains. En août 1918, quand furent totalement épuisées les vivres dans les magasins des villes, le rationnement s'étendit :
En octobre 1919, quand le général Youdenitch parvient aux portes de Pétrograd, Trotsky décrit les volontaires qui se chargent de freiner l'avancée des gardes blancs comme une armée de spectres :
« Les ouvriers de Pétrograd n'avaient pas alors bonne mine : le teint terreux parce qu'ils ne mangeaient pas à leur faim, des vêtements en loques, des bottes trouées, souvent dépareillées. »([19] [246])
En janvier 1921, après la fin de la guerre civile, la ration de pain noir n'est encore que de 800 grammes pour le travailleurs des entreprises à feu continu et de 600 grammes pour les travailleurs de choc. La ration baisse jusqu'à 200 grammes pour les porteurs de la « carte B » (les chômeurs). Le hareng, qui en d'autres circonstances avait déjà permis de sauver la situation, manquait complètement. Les patates parvenaient gelées aux villes, à cause de l'état lamentable des chemins de fer (à peu près 20 % de leur potentiel d'avant-guerre). Au début du printemps 1921, une famine atroce ravagea les provinces orientales et la région de la Volga. On comptait alors, d'après les statistiques reconnues par le congrès des Soviets, entre 2 et 27 millions de nécessiteux, qui soufraient de la faim, du froid, des épidémies de typhus ([20] [247]), de diphtérie, grippe, etc.
La spéculation venait aggraver les maigres fournitures. Pour compléter les raisons officielles, il fallait recourir au marché noir : la « sujarevka » (nom emprunté à la place Sujarevski de Moscou où se réalisait semi clandestinement ce type de trafic). La moitié du blé qui parvenait aux villes était fournie par le commissariat à l'approvisionnement, l'autre moitié arrivait au marché noir (à un prix dix fois supérieur au prix officiel). D'autres façons de survivre se développèrent : la contrebande, le transport illégal de produits manufacturés vers la campagne pour les échanger aux paysans contre des vivres. La révolution avait fait apparaître un personnage nouveau : « l'homme de sac » qui amenait dans les villages du sel, des allumettes, parfois une paire de bottes ou un peu de pétrole dans une bouteille, pour les échanger contre un kilo de pommes de terre ou un peu de blé. Le gouvernement reconnut officiellement l'existence de la contrebande en septembre 1918, en la limitant à un poud et demi de blé (à peu près 25 kilos). Dès lors les «hommes de sac» ne cessèrent de proliférer, sous la nouvelle dénomination «d'hommes du poud et demi». Et quand les usines commencèrent à payer avec les produits mêmes qu'elles fabriquaient, les ouvriers se transformèrent en «hommes de sac» pour aller vendre dans les villages les outils, les courroies...
Quant aux conditions de travail, elles furent brutalement aggravées par la misère terrible, par l'isolement de la révolution et par la guerre civile qui rendaient vaines toutes les revendications ouvrières et les mesures adoptées par le gouvernement pour les satisfaire : « Quatre jours après la révolution parut un décret établissant le principe de la journée de huit heures et de la semaine de 48 heures, fixant des limites au travail des femmes et des jeunes, et interdisant le travail des enfants de moins de 14 ans. Une année plus tard, le Narkomtrud (Commissariat du peuple au Travail) publia une instruction par laquelle il insistait sur l'application de la partie du décret portant sur la limitation de la journée de travail des jeunes et sur l'interdiction d'employer des enfants (...) Ces interdictions eurent peu d'effet pendant la période de la guerre civile où le manque de main d'œuvre était aigu. » ([21] [248])
Lénine lui-même, qui tant de fois avait critiqué le taylorisme, c'est-à-dire le travail à la chaîne, parce qu'il enchaînait l'homme à la machine, cédait aux exigences de l'accroissement de la production, instituant les «samedis communistes», journée de travail pour laquelle les travailleurs recevaient à peine un repas, qu'ils finirent d'ailleurs par payer en soutien à la révolution. Convaincus de l'imminence de la révolution prolétarienne en Europe, défendant la survie du bastion prolétarien, privés en outre comme nous le verrons plus loin des Soviets, de leurs assemblées ouvrières, de leur lutte de classe contre l'exploitation capitaliste, les secteurs les plus combatifs et conscients de la classe ouvrière en Russie s'enchaînèrent progressivement aux formes les plus bestiales de l'exploitation capitaliste.
Malgré ces efforts et cette surexploitation, les usines russes produisaient de moins en moins, de par la perte de compétence d'un prolétariat sous-alimenté et de par le chaos propre à l'économie russe : en 1923, trois ans après la fin de la guerre civile, l'ensemble de l'industrie russe ne dépassait pas 30 % de la capacité productive de 1912. Dans la petite industrie, la productivité ouvrière n'était que de 57 % par rapport à 1913. Cette petite industrie, qui se développa surtout à partir de 1919, était en grande partie rurale (de fait elle se concentrait sur la fabrication d'outils, de vêtements, de meubles) et les ouvriers y travaillaient dans des conditions très semblables à l'agriculture (en nombre d'heures de travail, en particulier). A cause des conditions d'existence invivables dans les villes, une grande masse de travailleurs émigra à la campagne et s'intégra à la production de cette petite industrie. Dans les grandes villes, les travailleurs fuyaient les grandes entreprises pour aller travailler dans de petits ateliers, où ils obtenaient plus facilement des objets manufacturés pour troquer avec les paysans. Le nombre total de salariés dans l'industrie était de 2 200 000 travailleurs en 1920, et parmi eux à peine 1 400 000 étaient employés par des établissements de plus de 30 ouvriers.
Avec l'entrée en vigueur de la NEP (Nouvelle politique économique) en 1921([22] [249]), les entreprises de l'Etat durent faire face à la concurrence des capitalistes « privés » de Russie et aux investissements étrangers nouveaux venus, et l'Etat-patron se confronta à la question de produire davantage et moins cher, comme dans n'importe quelle économie capitaliste. Après la guerre civile, après les démobilisations et l'entrée en vigueur de la NEP, il se produisit une vague énorme de licenciements, qui par exemple frappa la moitié des effectifs des chemins de fer. Le chômage commença à s'étendre à partir de 1921. En 1923, on recensait officiellement un million de chômeurs en Russie.
La paysannerie représentait 80 % de la population russe. Lors de l'insurrection, le congrès des Soviets adopta un décret sur la terre qui tentait de répondre aux nécessités de dizaines de millions de paysans : cultiver un lopin de terre pour se nourrir, et éliminer les grandes propriétés agricoles qui, non seulement obligeaient les paysans à travailler dans des conditions archaïques, mais constituaient en outre des points d'appui pour la contre-révolution. Les mesures adoptées ne parvinrent cependant pas à constituer de grandes unités d'exploitation de la terre, dans lesquelles les ouvriers agricoles auraient pu exercer un minimum de contrôle ouvrier. Bien au contraire, malgré des initiatives comme les Comités d'ouvriers agricoles ou plus tard les kolkhozes (fermes collectives) ou les sovkhozes (fermes soviétiques, nommées aussi « usines socialistes du grain » car leur mission était de fournir en céréales le prolétariat des villes), ce furent les petites unités qui se multiplièrent, les plus minuscules, qui à grand peine parvenaient à nourrir le paysan et sa famille. Les exploitations agricoles de moins de cinq hectares qui, en 1917, représentaient 58 % de l'ensemble des terres cultivables, en couvraient 80 % en 1920. De fait, ces exploitations ne pouvaient en tout état de cause apporter le moindre soulagement à la famine dans les villes. Les « réquisitions obligatoires » qu'utilisèrent dans un premier temps les bolcheviks pour tenter de satisfaire les besoins élémentaires du prolétariat des villes et de l'Armée rouge furent un échec lamentable : non seulement sur le plan de la quantité réquisitionnée, mais aussi en ce qu'elles poussèrent une grande partie de ces paysans dans les rangs des armées blanches, ou de bandes armées qui combattaient aussi bien les années blanches que l'Armée rouge, comme ce fut le cas de celle de l'anarchiste Makhno, en Ukraine.
L'Etat tenta dès l'été 1918 de s'appuyer sur la moyenne paysannerie pour obtenir de meilleurs résultats : durant la première année de la révolution, le commissariat à l'Approvisionnement n'était parvenu à recueillir que 780 mille tonnes de grains ; ce chiffre passa à deux millions de tonnes entre août 1918 et août 1919. Mais les paysans propriétaires d'une exploitation agricole n'étaient cependant pas disposés à collaborer. Lénine soulignait : « Le paysan moyen fournit plus de produits alimentaires qu'il n'en a besoin ; et puisqu'il dispose d'excédents de blé, il devient l'exploiteur de l'ouvrier affamé. Là est la tâche principale et la principale contradiction. Le paysan, le travailleur, l'homme qui vit de son labeur, qui a connu le joug du capitalisme, ce paysan-là se range du côté de l'ouvrier. Mais le paysan propriétaire, qui dispose d'excédents de blé, a l'habitude de les considérer comme sa propriété, qu'il est maître de vendre librement. »([23] [250] )
Là aussi, les bolcheviks étaient dans l'incapacité de mener une politique différente que celle qui leur était imposée par le cours défavorable du rapport de forces entre la révolution prolétarienne et le capitalisme dominant. La solution à ce dilemme n'était pas plus entre les mains de l'Etat russe que dans les rapports entre le prolétariat et la paysannerie en Russie. La solution ne pouvait venir que du prolétariat international.
«Au neuvième congrès du Parti de mars 1919, qui proclama la politique de conciliation du paysan moyen, Lénine mit le doigt sur un des points sensibles de l'agriculture collective. Le paysan moyen serait acquis à la société communiste "seulement... lorsque nous faciliterons et améliorerons les conditions économiques de son existence". Mais c'est là que résidait la difficulté. "Si nous pouvions fournir demain 100 000 excellents tracteurs, les approvisionner en carburant, les doter de mécaniciens (vous savez bien que pour le moment ce n'est qu'un rêve), le paysan moyen dirait : Je suis pour la commune (c'est-à-dire pour le communisme). Mais, pour en arriver là, il faut d'abord vaincre la bourgeoisie internationale, pour l'obliger à nous donner ces tracteurs." Lénine ne poursuivit pas plus loin ce syllogisme. Il était impossible de construire le socialisme en Russie sans une agriculture socialisée ; il était impossible d'obtenir des tracteurs sans une révolution prolétarienne internationale. »([24] [251] )
Ni durant la période de « communisme de guerre », ni durant la NEP, l'économie durant les premières années de la révolution en Russie n'est marquée par le socialisme : elle porte la marque des conditions d'asphyxie que l'isolement impose à la révolution.
«Nous avions totalement raison de penser que si la classe ouvrière européenne avait pris le pouvoir avant, elle aurait pris à sa charge notre pays attardé - tant d'un point de vue économique que culturel, elle nous aurait ainsi aidé par la technique et l'organisation et nous aurait permis, en corrigeant et modifiant en partie ou totalement nos méthodes de communisme de guerre, de nous diriger vers une véritable économie socialiste.»([25] [252])
L'écrasement de la vague révolutionnaire du prolétariat mondial entraîna la mort du bastion russe. Une nouvelle bourgeoisie put alors se constituer : «Une bourgeoisie qui s'est reconstituée avec la dégénérescence interne de la révolution, non pas à partir de l'ancienne bourgeoisie tsariste éliminée par le prolétariat en 1917, mais à partir de la bureaucratie parasitaire de l'appareil d'Etat avec lequel s'est confondu de plus en plus, sous la direction de Staline, le Parti bolchevik. C'est cette bureaucratie du Parti-Etat qui, en éliminant à la fin des années 20 tous les secteurs susceptibles de reconstituer une bourgeoisie privée, et auxquels elle s'était alliée pour assurer la gestion de l'économie nationale (propriétaires terriens et spéculateurs de la NEP), a pris le contrôle de cette économie.»([26] [253])
L'isolement de la révolution n'entraîna pas que la famine et la guerre civile, mais aussi la perte progressive de la principale arme de la révolution : l'action massive et consciente de la classe ouvrière, qui s'était développée entre février et octobre 1917. ([27] [254]). Le nombre d'ouvriers à Pétrograd fin 1918 ne dépassait pas le 50 % de ce qu'il était fin 1916, et à la fin de la guerre civile, en 1920, ce qui avait été le berceau de la révolution avait perdu quasiment 58 % de sa population. La nouvelle capitale Moscou s'était dépeuplée de 45 %, et l'ensemble des grandes villes de province de 33 %. La majorité de ces travailleurs émigrèrent à la campagne où survivre était moins difficile.
Mais une grande partie d'entre eux s'engagèrent dans l'Armée rouge ou au service de l'Etat. « Lorsque les choses allaient mal au front, dit Trotsky un an plus tard, nous nous adressâmes au Comité central du parti d'une part, et au présidium du Conseil central des syndicats d'autre part ; de ces deux sources, des prolétaires de premier plan furent envoyés au front et ils créèrent ainsi l'Armée rouge à leur image. »([28] [255])
Chaque fois que l'Armée rouge, essentiellement composée de paysans, reculait en débandade où que les désertions se multipliaient, des brigades de travailleurs parmi les plus décidés et conscients étaient mobilisées et envoyées pour se mettre à l'avant-garde des opérations militaires ou pour contenir des désertions. Chaque fois qu'il fallait prendre la responsabilité de réprimer le sabotage, de combattre le chaos dans l'approvisionnement, les bolcheviks rappelaient le mot de Lénine : «il manque ici de l'énergie prolétarienne ! » Mais cette énergie prolétarienne s'éloignait de plus en plus du milieu originel qui lui avait donné les forces de se développer et se concrétiser, à savoir les Conseils ouvriers et les Soviets. Cette énergie se trouvait de plus en plus mise au service de l'Etat, l'organe qui deviendra le moteur de la contre-révolution ([29] [256]). Il s'ensuivit une dévitalisation progressive de ces Soviets ainsi décrite par Trotsky : « Quand la tâche principale du gouvernement était d'organiser la résistance face à l'ennemi et qu'il était indispensable de résister à toutes les attaques, la direction s'exerçait quasi exclusivement par des ordres et la dictature du prolétariat revêtait alors naturellement la forme d'une dictature prolétarienne militaire. Les amples organes du pouvoir soviétique, les assemblées plénières des Soviets, disparurent alors presque complètement et la direction passa exclusivement aux Comités exécutifs, c'est-à-dire à des organes limités, à des comités réunissant de trois à cinq personnes, etc. En particulier dans les régions proches des lignes de front, les organes "officiels" du pouvoir soviétique, c'est-à-dire les organes élus par les travailleurs, furent fréquemment remplacés par des "comités révolutionnaires" locaux qui, au lieu de soumettre les problèmes à la discussion des assemblées de masse, les résolvaient de leur propre initiative. »([30] [257])
Cette disparition des discussions et de la réflexion collectives ne s'opérait pas que dans les assemblées des soviets locaux, mais dans l'ensemble du tissu des Conseils ouvriers. A partir de 1918, le Conseil suprême des Soviets ne se réunit plus qu'une fois l'an, alors qu'il devait le faire tous les trois mois. Même le comité central des Soviets ne parvenait pas toujours à discuter et à prendre des décisions collectivement. Quand le représentant du Bund (Parti communiste juif) demanda lors du VIIe Congrès des Soviets (décembre 1919) ce que faisait le Comité exécutif central, il lui fut répondu par Trotsky : « Le CEC est sur le front ! ».
Finalement, les décisions et la vie politique se concentrèrent entre les mains du Parti bolchevik. Kamenev faisait remarquer, lors du 4e Congrès du Parti bolchevik : « Nous administrons la Russie, et nous ne pouvons le faire qu'à travers les communistes » (souligné par nous).
Nous partageons les critiques que fait Rosa Luxemburg dans La Révolution russe : « "Grâce à la lutte ouverte et immédiate pour le pouvoir gouvernemental, les masses laborieuses accumulent en très peu de temps une foule d'expériences et montent rapidement les échelons de leur évolution." Ici Trotsky se contredit lui-même et contredit ses propres camarades de parti. Et justement parce que c'est vrai, ils ont, en écrasant la vie publique, tari la source de l'expérience politique et arrêté l'évolution ascendante. (...) Les tâches gigantesques auxquelles les bolcheviks s'étaient attelés avec courage et décision exigeaient précisément que les masses reçoivent une éducation politique très intensive et accumulent les expériences !»
C'est dans le même sens que s'exprime la Gauche communiste italienne au moment de tracer un bilan des causes de la défaite de la Révolution russe : « Bien que Marx, Engels et surtout Lénine aient souvent mis en avant la nécessité d'opposer à l'Etat son antidote prolétarien, seul capable d'empêcher sa dégénérescence, la Révolution russe, loin d'assurer le maintien et la vitalité des organisations de classe du prolétariat, les stérilise en les incorporant à l'appareil d'Etat, dévorant ainsi sa propre substance. » (Bilan, n° 28).
Avoir préservé le poids politique de la classe ouvrière dans l'Etat en la sur représentant (1 délégué pour 25 000 ouvriers, contre 1 pour 125000 paysans) n'a rien résolu, puisque le problème était justement celui de l'intégration de cette classe ouvrière dans l'appareil réactionnaire de l'Etat. Et lorsque fut consommée la défaite de la révolution prolétarienne en Europe, rien, pas même le contrôle farouche du Parti bolchevik, ne put éviter que le capitalisme dominant au niveau mondial et donc aussi en Russie ne prenne le contrôle de l'Etat pour l'orienter dans une direction opposée à celle des communistes : « Nous ne voulons pas l'avouer : l'Etat n'a pas fonctionné comme nous l'entendions. Et comment a-t-il fonctionné ? La voiture n'obéit pas : un homme est bien assis au volant, qui semble la diriger, mais la voiture ne roule pas dans la direction voulue, elle va où la pousse une autre force -force illégale, force illicite, force venant d'on ne sait où - où la poussent les spéculateurs ou peut-être les capitalistes privés, où peut-être les uns et les autres - mais la voiture ne roule pas tout à fait, et, bien souvent, pas du tout comme se l'imagine celui qui est au volant. » ([31] [258])
« Les bolcheviks ont eu peur que la contre-révolution ne vienne des armées blanches et d'autres expressions directes de la bourgeoisie, et ils ont défendu la révolution contre ces dangers. Ils ont eu peur du retour de la propriété privée, à travers la persistance de la petite production, et en particulier de la paysannerie. Mais le pire danger de la contre-révolution n'est venu ni des "koulaks", ni des ouvriers lamentablement massacrés de Kronstadt, ni des "complots des blancs" que les bolcheviks voyaient derrière cette révolte. C'est sur les cadavres des ouvriers allemands massacrés en 1919 que la contre-révolution a gagné et c'est à travers l'appareil bureaucratique de ce qui était supposé être le "semi-Etat" du prolétariat qu'elle s'est le plus puissamment exprimés. »([32] [259].
L'issue de la situation créée par l'insurrection d'Octobre 1917 ne se trouvait pas en Russie. Comme le mettait en avant Rosa Luxemburg, « En Russie, le problème ne pouvait être que posé. Il ne pouvait être résolu en Russie ». La clé de l'évolution de la situation se trouvait entre les mains du prolétariat international. Dans la mesure où fut écrasée la vague révolutionnaire qui mit fin à la première guerre mondiale, le cours des événements en Russie fut marqué par une accumulation de contradictions, de recherches désespérées de solutions, sans être à même de trancher le nœud gordien du problème : l'extension de la révolution.
« Cependant, la situation fatale dans laquelle se trouvent aujourd'hui les bolcheviks, ainsi que la plupart de leurs fautes sont elles-mêmes la conséquence du caractère fondamentalement insoluble du problème auquel les a confronté le prolétariat international et surtout le prolétariat allemand. Etablir une dictature prolétarienne et accomplir un bouleversement socialiste dans un seul pays, encerclé par l'hégémonie sclérosée de la réaction impérialiste et assailli par une guerre mondiale, la plus sanglante de l'histoire humaine, c'est la quadrature du cercle. Tout parti socialiste était condamné à échouer devant cette tâche et à périr, qu'il soit guidé, dans sa politique, par la volonté de vaincre et la foi dans le socialisme international, ou par le renoncement à soi-même. »([33] [260])
La Révolution russe constitue l'expérience la plus importante, la plus riche en enseignements de l'histoire du mouvement ouvrier. Les futures luttes révolutionnaires prolétariennes ne pourront pas faire l'économie de l'effort de se réapproprier ses multiples leçons. Mais, certainement, la première d'entre elles est la confirmation que le vieux cri de guerre marxiste : «Prolétaires de tous les pays unissez-vous ! », ne constitue pas une « belle idée » mais la condition première, vitale du triomphe de la révolution communiste. L'isolement international c'est la mort de la révolution.
(D’après la Revue internationale n°75)
[1] [261] Ibid
[2] [262] La première constitution soviétique de 1918 reconnaissait la citoyenneté « à tous les étrangers qui résidaient sur le territoire de la fédération soviétique à condition qu'ils appartiennent à la classe ouvrière ou à la paysannerie qui n'utilise pas de main d'œuvre ».
[3] [263] Radek cité par E.H. Carr, La révolution bolchevique
[4] [264] . Manifeste de l'Internationale Communiste aux prolétaires du monde entier
[5] [265] Durant l'été 1920, les sessions du 2e Congrès de l'IC se tinrent devant une carte d'état-major qui indiquait les progrès de l'Armée rouge dans sa contre-attaque contre la Pologne. Comme on le sait, cette incursion militaire ne fit que rattacher les prolétaires polonais à leur bourgeoisie, et se termina par une défaite aux portes de Varsovie
[6] [266] Cité par E.H. Carr, Ibid
[7] [267] En été 1918 éclata à Berlin une grève qui mobilisa un million et demi d'ouvriers, qui s'étendit à Hambourg, Kiel, la Ruhr, Leipzig... et qui donna lieu à la naissance des premiers conseils ouvriers. Dans le même temps éclatèrent des révoltes ouvrières à Vienne et à Budapest, et même la majorité des journalistes bourgeois reconnaissaient qu'elles étaient liées à la Révolution russe, plus particulièrement aux négociations qui se tenaient à Brest-Litovsk (Voir E.H. Carr, La Révolution bolchevik)
[8] [268] Voir Revue internationale n° 8 et 9, « La Gauche communiste en Russie ».
[9] [269] Lénine, Oeuvres choisies
[10] [270] La Révolution russe, « La responsabilité historique ».
[11] [271] Voir la Revue internationale n° 8, « La Gauche communiste en Russie » et la brochure. Voir aussi la brochure La période de transition du capitalisme au communisme, dans laquelle nous examinons le problème des négociations entre le bastion prolétarien et les gouvernements capitalistes à la lumière de l'expérience russe
[12] [272] Thèses du 1er Congres de l'IC sur la situation internationale et la politique de l'Entente, Les Quatre premiers congrès de l'Internationale communiste
[13] [273] E.H. Carr, Ibid
[14] [274] Ibid.
[15] [275] Ce gouvernement parvint à contrôler la moyenne et la basse Volga. En octobre 1918 eut lieu un soulèvement de 400 000 «allemands de la Volga» qui proclamèrent dans ce territoire une Commune ouvrière. La dite « légion tchèque » était constituée de prisonniers de guerre tchèques qui furent autorisés par le gouvernement russe à quitter la Russie pour Vladivostok. Durant le voyage, 60 000 des 200 000 soldats de cette «légion» se mutinèrent et formèrent des bandes armées qui se livrèrent au pillage et à la terreur (il faut préciser que près de 12 000 soldats de cette « légion » vinrent grossir les rangs de l'Armée rouge.)
[16] [276] Cet ancien socialiste-révolutionnaire servit d'intermédiaire clandestin en septembre 1917 entre Kérensky et Kornilov. Il organisa en janvier 1918 un attentat contre Lénine, fut par la suite nommé représentant des «russes blancs» à Paris, où il fréquentait non seulement les services secrets des « alliés » mais également des généraux, des ministres, etc. ; ils lui donnèrent d'ailleurs en remerciement pour son travail « démocratique » la direction des commandos de sabotage, les « verts ».
[17] [277] Nous renvoyons le lecteur à Revue internationale n° 3, « La dégénérescence de la Révolution russe » ; n° 8 et 9, « La Gauche communiste en Russie » ; n° 12 et 13, « Octobre 17 : début de la révolution prolétarienne ».
[18] [278] En fait, le socialisme n'a jamais existé en Russie, puisque celui-ci exige la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie à l'échelle internationale. La politique économique engagée par un bastion prolétarien isolé ne peut qu'être dictée par le capitalisme dominant au niveau mondial. Le « socialisme dans un seul pays » n'est qu'un cache-sexe de la contre-révolution stalinienne, comme l'ont toujours dénoncé les révolutionnaires. Le lecteur pourra trouver davantage de développements sur cette question dans l'article "La dégénérescence de la révolution russe" de la Revue Internationale n° 3 et dans le chapitre "La révolution russe et le courant conseilliste" de notre brochure Russie 1917, début de la révolution mondiale.
[19] [279] Trotsky, Ma vie
[20] [280] . Les épidémies de typhus étaient si fortes et fréquentes que Lénine déclara que la révolution en finirait avec les poux ou que les poux viendraient à bout de la révolution.
[21] [281] E.H.Carr, Ibid.
[22] [282] Malgré ce que pensaient bon nombre de membres de la Gauche communiste de Russie, la NEP n'était pas un retour au capitalisme puisque jamais la Russie ne connut d'économie socialiste. Par rapport à ces questions concernant la NEP, voir Revue internationale n° 2, « Réponse à Workers Voice » ; n° 8 et 9, « La Gauche communiste en Russie ».
[23] [283] Lénine, cité par E. H. Carr, La Révolution bolchevik
[24] [284] E.H.Carr; Ibid.
[25] [285] Lénine, « La NEP et la révolution », Théorie communiste et économie politique dans la construction du socialisme
[26] [286] Notre supplément Le prolétariat mondial face à l'effondrement du bloc de l'Est et à la faillite du stalinisme
[27] [287] Voir la Revue internationale n° 71
[28] [288] Trotsky, cité par E. H. Carr, La Révolution bolchevik
[29] [289] Notre position sur le rôle de l'Etat dans la période de transition et les rapports entre Conseils et Etat, qui se base sur des leçons tirées de la Révolution russe, est développée dans notre brochure La période de transition du capitalisme au communisme et dans les Revue internationale n° 8, 11, 15, 18. Sur l'idée que le parti peut prendre le pouvoir au nom de la classe ouvrière, voir notre critique dans la Revue internationale n° 23, 34 et 35
[30] [290] Trotsky, La théorie de la révolution permanente
[31] [291] Lénine, Rapport politique du Comité central au Parti, 1922
[32] [292] Notre brochure : La période de transition du capitalisme au communisme, « Introduction ».
[33] [293] Rosa Luxemburg, La tragédie russe.
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