Nous reproduisons ci-dessous une lettre en réponse à un de nos contacts, qui nous a écrit pour défendre ce que ce camarade a appelé le "bilan conseilliste de la révolution russe". Depuis la disparition du groupe hollandais Daad en Gedachte, il n'existe plus d'expression organisée du courant conseilliste au sein du milieu prolétarien. Néanmoins, la position conseilliste continue d'avoir un fort impact sur le mouvement révolutionnaire actuel. Le conseillisme prétend rejeter à la fois les positions libérales, anarchistes et social-démocrates, d'une part, et la position "léniniste", stalinienne et trotskiste d'autre part. Ce qui le rend, de prime abord, énormément attractif. Le coeur de la position conseilliste, c'est ce que l'on a appelé "l'énigme russe" qui est une question très importante pour le mouvement ouvrier actuel et à venir. Il s'agit d'élucider si la révolution russe constitue une expérience qui, envisagée de façon critique - comme l'a toujours fait le marxisme - pourra servir de base à une prochaine tentative révolutionnaire, ou bien si - comme le dit la bourgeoisie, secondée par l'anarchisme et indirectement par le conseillisme - elle serait à rejeter absolument parce que la monstruosité du stalinisme découlerait du "léninisme" (1). Répondre à cette lettre a donc un grand intérêt, à notre sens, puisque ce débat nous permet de réfuter la position conseilliste, et ainsi de contribuer à la clarification du mouvement révolutionnaire.
Cher camarade,
Ton texte commence par poser une question que nous partageons pleinement : "La compréhension de la défaite de la révolution russe est une question fondamentale pour la classe ouvrière, parce que nous vivons encore sous le poids des conséquences de l'échec du cycle révolutionnaire commencé avec la révolution russe, surtout du fait que la contre-révolution n'a pas pris la forme classique d'une restauration militaire des rapports de production capitalistes classiques mais celle d'un pouvoir, le stalinisme, qui s'auto-proclamait "communiste", assénant un coup terrible à la classe ouvrière mondiale, que la bourgeoisie utilise pour semer la confusion et la démoralisation parmi les travailleurs et pour nier le communisme comme perspective historique de l'humanité. C'est pour cela qu'il faut réaliser un bilan historique à partir de l'expérience historique de la classe ouvrière et de la méthode scientifique du marxisme, ainsi que des apports des fractions de la gauche communiste qui surent se maintenir à contre-courant pendant les 50 ans de contre-révolution. Bilan que nous pouvons transmettre aux nouvelles générations prolétariennes." Effectivement ! La contre-révolution ne s'est pas faite au nom de la "restauration du capitalisme" mais sous le drapeau du "communisme". Ce ne fut pas une armée blanche qui imposa en Russie l'ordre capitaliste mais le parti même qui avait été à l'avant-garde de la révolution. Ce dénouement a traumatisé les actuelles générations de prolétaires et de révolutionnaires les amenant à douter des capacités de leur classe et de la validité de ses traditions révolutionnaires. Lénine et Marx n'auraient-ils pas contribué, y compris involontairement, à la barbarie stalinienne ? Y a-t-il eu en Russie une authentique révolution ? N'y a-t-il pas le danger de voir les "approches politiques" détruire ce que construisent les ouvriers ? La bourgeoisie a alimenté ces craintes en menant une campagne permanente de dénigrement de la révolution russe, du bolchevisme et de Lénine, campagne qui a été renforcée par les mensonges staliniens. L'idéologie démocratique que la bourgeoisie a propagée dans d'incroyables proportions tout au long du 20e siècle a renforcé ces sentiments avec son insistance sur la souveraineté de l'individu, le "respect de toutes les opinions", le rejet du "dogmatisme" et de la "bureaucratie". Centralisation, parti de classe, dictature du prolétariat, toutes ces notions qui ont été le fruit de combats acharnés, d'énormes efforts de clarification théorique et politique, sont marqués par les stigmates infamants de la défiance. Ne parlons pas de Lénine qui est totalement rejeté et dont la contribution est soumise au plus tenace ostracisme à partir de quelques phrases sorties de leur contexte ; parmi elles, la fameuse phrase sur la "conscience importée de l'extérieur" (2) ! Les craintes et les doutes d'une part et la pression idéologique de la bourgeoisie d'autre part se combinent et portent en elles le danger de nous faire perdre le lien avec la continuité historique de notre classe, avec son programme et sa méthode scientifique sans lesquels une nouvelle révolution est impossible. Le conseillisme est l'expression de ce poids idéologique qui se concrétise par un attachement à ce qui est immédiat, local, économique, considéré comme "plus proche et contrôlable" et en un rejet viscéral de tout ce qui est politique ou centralisé, perçu comme abstrait, lointain et hostile. Tu dis qu'il faut s'approprier les "apports des fractions de la Gauche communiste qui surent marcher à contre-courant pendant les 50 ans de la contre-révolution." Nous sommes totalement d'accord ! Toutefois, le conseillisme ne fait pas partie de ces apports, au contraire, il se situe en dehors d'eux. De la même façon qu'il faut faire une distinction entre Trotsky et le trotskisme, il est nécessaire d'établir une différence entre le communisme de conseils et le conseillisme (3). Le conseillisme est l'expression extrême et dégénérée des erreurs qui commencent à être théorisées dans les années trente, dans un mouvement vivant comme l'est le communisme de conseils. Le conseillisme est une tentative ouvertement opportuniste de donner une présentation "marxiste" aux positions mille fois rabâchées par la bourgeoisie - et répétées par l'anarchisme - sur la révolution russe, la dictature du prolétariat, le Parti, la centralisation, etc. En nous référant concrètement à l'expérience russe, on voit que le conseillisme attaque deux piliers de base du marxisme : le caractère international de la révolution prolétarienne et le caractère fondamentalement politique de celle-ci. Nous allons nous centrer uniquement sur ces deux questions. Il y en aurait bien d'autres à aborder : comment se développe la conscience de classe ? Quel est le rôle du Parti et son rapport à la classe ? etc. Mais nous n'avons pas la place ici pour les traiter et, surtout, ces deux questions, sur lesquelles tu insistes particulièrement, nous paraissent cruciales pour clarifier "l'énigme russe".
Révolution mondiale ou "socialisme en un seul pays" ?
Dans certains passages de ton texte, tu insistes sur le danger de prendre comme prétexte la "révolution mondiale" pour retarder sine die la lutte pour le communisme et justifier la dictature du parti. "Il y en a qui attribuent toutes les déformations bureaucratiques de la révolution à la guerre civile et à ses ravages, à son isolement en l'absence de révolution mondiale et au caractère attardé de l'économie russe, mais cela n'explique en rien la dégénérescence interne de la révolution et pourquoi elle ne fut pas vaincue sur le champs de bataille ou si elle l'a été de l'intérieur. La seule perspective que nous donne cette explication est qu'il ne nous reste qu'à souhaiter que les prochaines révolutions aient lieu dans des pays développés et ne restent pas isolées". Quelques pages plus loin, tu affirmes : "La révolution ne peut pas se contenter de gérer le capitalisme jusqu'aux calendes grecques du triomphe mondial de la révolution, elle doit abolir les rapports capitalistes de production (travail salarié, marchandises)". Les révolutions bourgeoises furent des révolutions nationales. Le capitalisme s'est développé d'abord dans les villes et pendant longtemps a cohabité avec un monde agraire dominé par le féodalisme ; ses rapports sociaux ont pu se construire au sein d'un pays, isolé des autres. Ainsi, en Angleterre, la révolution bourgeoise a triomphé en 1640 alors que le reste du continent était dominé par le régime féodal. Mais le prolétariat peut-il suivre le même chemin ? Peut-il commencer à "abolir les rapports capitalistes de production" en un seul pays sans devoir attendre les "calendes grecques de la révolution mondiale ?" Nous sommes sûrs que tu es contre la position stalinienne du "socialisme en un seul pays", toutefois, en acceptant que le prolétariat "commence à abolir le salariat et la marchandise sans attendre la révolution mondiale", tu réintroduis par la fenêtre cette position que tu évacues par la porte. Il n'existe pas de chemin médian entre la construction mondiale du communisme et la construction du socialisme en un seul pays. Il existe une différence fondamentale entre les révolutions bourgeoises et la révolution prolétarienne : les unes sont nationales dans leurs moyens et leurs fins, par contre, la révolution prolétarienne est la première révolution mondiale de l'histoire tant dans sa fin (le communisme) que dans ses moyens (le caractère mondial de la révolution et de la construction de la nouvelle société). Tout d'abord, pourquoi "la grande industrie a-t-elle généré une classe qui dans toutes les nations est mue par le même intérêt et dans laquelle il n'existe pas de nationalité" (L'Idéologie allemande) de telle sorte que les prolétaires n'ont pas de patrie et ne peuvent perdre de fait ce qu'ils n'ont jamais eu. Ensuite, pourquoi cette même grande industrie "en créant le marché mondial, [a-t-elle] déjà rapproché si étroitement les uns des autres les peuples de la terre, et notamment les plus civilisés, que chaque peuple dépend étroitement de ce qui se passe chez les autres. Elle a en outre unifié dans tous les pays civilisés le développement social à tel point que, dans tous ces pays, la bourgeoisie et le prolétariat sont devenus les deux classes les plus importantes de la société, et que l'antagonisme entre ces deux classes est devenu aujourd'hui l'antagonisme fondamental de la société. La révolution communiste, par conséquent, ne sera pas une révolution purement nationale. Elle se produira en même temps dans tous les pays civilisés, c'est-à-dire tout au moins en Angleterre, en Amérique, en France et en Allemagne." ("Principes du communisme", Engels, 1847). Contre cette position internationaliste, le stalinisme en 1926-27 a impulsé la thèse du "socialisme en un seul pays". Trotski et toutes les tendances de la Gauche communiste (y compris les communistes germano hollandais) considérèrent une telle position comme une trahison et Bilan la vit comme la mort de l'IC. De son côté, l'anarchisme raisonne au fond comme le stalinisme. Sa vision anti-centralisation lui fait rejeter la formule "socialisme en un seul pays" mais, sur la base de "l'autonomie" et de "l'autogestion", il propose le "socialisme dans un seul village", dans une "seule usine". Ces formules semblent plus "démocratiques" et plus "respectueuses de l'initiative des masses", mais elles conduisent à la même position que le stalinisme : la défense de l'exploitation capitaliste et de l'Etat bourgeois (4). C'est vrai que le moyen utilisé est différent : dans le cas du stalinisme, il s'agit de la méthode brutale d'une bureaucratie ouvertement hiérarchisée, de son côté, l'anarchisme exploite et développe les préjugés démocratiques sur la "souveraineté" et "l'autonomie" des individus "libres" et leur propose de gérer leur propre misère par le biais d'organisations locales et sectorielles. Quelle est la position du conseillisme ? Comme nous l'avons dit plus haut, il y a une évolution dans les différentes composantes de ce courant. Les Thèses sur le bolchevisme (5) adoptées par le GIK ouvrent la porte aux pires confusions (6). Toutefois, le GIK ne remettra jamais ouvertement en question la nature mondiale de la révolution prolétarienne. Malgré cela, son insistance sur son caractère "fondamentalement économique" et son rejet du parti, l'amèneront implicitement sur ce terrain marécageux. Ultérieurement, des groupes conseillistes - particulièrement dans les années 70 - théoriseront ouvertement la construction "locale et nationale" du socialisme. C'est ce que nous avons combattu dans plusieurs articles de notre Revue internationale qui polémiquent contre le tiers-mondisme et les visions autogestionnaires des différents groupes conseillistes (7). Contrairement à ce que tu laisses entendre, l'internationalisme prolétarien n'est pas un voeu pieux ou une option parmi d'autres, mais il est la réponse concrète à l'évolution historique du capitalisme. Depuis 1914, tous les révolutionnaires sont d'accord sur le fait que la seule révolution possible est la révolution socialiste, internationale et prolétarienne : "Ce n'est pas notre impatience, ce ne sont pas nos désirs, ce sont les conditions objectives réunies par la guerre impérialiste qui ont amené l'humanité tout entière dans une impasse et l'ont placée devant le dilemme : ou bien laisser encore périr des millions d'hommes et anéantir toute la civilisation européenne, ou bien transmettre le pouvoir dans tous les pays civilisés au prolétariat révolutionnaire, accomplir la révolution socialiste. C'est au prolétariat russe qu'est échu le grand honneur d'inaugurer la série de révolutions, engendrée avec une nécessité objective par la guerre impérialiste" ("Lettre d'adieu aux ouvriers suisses, avril 1917", oeuvres complètes, tome 23). Mais ce n'est pas seulement la maturité de la situation historique qui pose le problème de la révolution au niveau mondial. C'est aussi l'analyse du rapport de force entre les classes, considérée également à l'échelle mondiale. La constitution, le plus tôt possible, du Parti international du prolétariat est un élément crucial pour faire pencher le rapport de force face à l'ennemi. Plus vite se constituera l'Internationale, plus la bourgeoisie rencontrera des difficultés pour isoler les foyers révolutionnaires. Lénine a lutté pour qu'en 1917, avant la prise du pouvoir, la gauche de Zimmerwald constitue immédiatement une nouvelle Internationale : "Nous sommes obligés, nous précisément, et tout de suite, sans perdre de temps, de fonder une nouvelle Internationale révolutionnaire, prolétarienne ; mieux, nous devons reconnaître sans crainte, ouvertement, que cette Internationale a déjà été fondée et fonctionne." ("Thèses d'avril", 1917) En septembre 1917, Lénine pose la nécessité de la prise du pouvoir en se basant sur une analyse de la situation internationale du prolétariat et de la bourgeoisie : dans une lettre au Congrès bolchevique de la région nord (8 octobre 1917) il disait : "Notre révolution traverse une période critique au plus haut point. Cette crise coïncide avec la grande crise de croissance de la révolution socialiste mondiale et de la lutte que mène contre elle l'impérialisme mondial () [la prise du pouvoir] peut sauver la révolution russe et la révolution mondiale" (oeuvres complètes, tome 26). La révolution russe -après l'échec de la tentative de Kornilov- vivait un moment délicat : si les Soviets ne se lançaient pas à l'offensive (la prise du pouvoir), Kerenski et ses amis firent de nouvelles tentatives pour les paralyser et les liquider ultérieurement, afin d'en finir ainsi avec la révolution. Mais c'est cela même qui se passait à un autre niveau en Allemagne, Autriche, France et Grande Bretagne, etc. : l'agitation ouvrière pouvait être puissamment impulsée par l'exemple russe ou au contraire pouvait courir le risque de se diluer en une multitude de luttes dispersées. La prise du pouvoir en Russie fut toujours perçue comme étant une contribution à la révolution mondiale et non comme une tâche de gestion économique nationale. Plusieurs mois après octobre, Lénine s'adresse en ces termes au cours d'une conférence des comités d'usine de la zone de Moscou : "La révolution russe n'est pas autre chose que le détachement avancé de l'armée socialiste mondiale. Le succès et le triomphe de la révolution que nous avons réalisée dépendent de l'action de cette armée. Personne parmi nous n'oublie cela () Le prolétariat russe se rend compte de son isolement révolutionnaire et voit clairement que la condition indispensable et le prémisse fondamental de sa victoire est l'intervention unie des ouvriers du monde entier."
Révolution économique ou révolution politique ?
En suivant la position conseilliste, tu penses que le moteur, dès le premier jour de la révolution prolétarienne, est l'adoption de mesures économiques communistes. Tu le développes dans de nombreux passages de ton texte : "En avril 1918, Lénine a publié "Les tâches immédiates du pouvoir soviétique" où il approfondit l'idée de construire un capitalisme d'Etat sous le contrôle du parti, en développant la productivité, la comptabilité et la discipline dans le travail, en terminant ainsi avec la mentalité petite bourgeoise et l'influence anarchiste, et en proposant sans hésiter des méthodes bourgeoises : comme l'utilisation de spécialistes bourgeois, le travail aux pièces, l'adoption du taylorisme, la direction par un seul (8) Comme si les méthodes de production capitalistes étaient neutres et leur utilisation par un parti "ouvrier" garantissait leur caractère socialiste. La fin de la construction socialiste justifie les moyens." Tu poses comme alternative : "que la révolution ne peut pas se limiter à gérer le capitalisme jusqu'aux calendes grecques, jusqu'au triomphe mondial de la révolution, elle doit abolir les rapports capitalistes de production (travail salarié, marchandises)", développant "la communisation des rapports de production en calculant quel travail social serait nécessaire pour la production des biens". Le capitalisme a créé le marché mondial depuis le début du 20e siècle. Cela veut dire que la loi de la valeur s'exerce sur toute l'économie internationale et aucun pays ni groupe de pays ne peut y échapper. La prise de pouvoir dans le bastion prolétarien n'est pas synonyme de "territoire libéré". Bien au contraire, ce territoire continue à appartenir à l'ennemi car il est soumis entièrement à la loi de la valeur du capitalisme mondial (9). Le pouvoir du prolétariat est essentiellement politique et son rôle essentiel là il où il sera établi sera de servir de tête de pont à la révolution mondiale. Les deux principaux legs du capitalisme à l'histoire de l'humanité ont été la formation du prolétariat et le caractère objectivement mondial qu'il a donné aux forces productives. Ces deux legs sont sapés à la base par la théorie de la "communisation immédiate des rapports de production" : "abolir" le travail salarié et la marchandise au niveau de chaque usine, localité ou pays veut dire d'une part, éparpiller la production en un tas de petites pièces autonomes et la rendre prisonnière de la tendance à l'éclatement et au schisme que renferme le capitalisme dans sa période historique de décadence et qui se concrétise de façon dramatique par sa phase finale de décomposition (10). Par ailleurs, cela signifie diviser le prolétariat et l'attacher aux intérêts et nécessités de chaque unité de production locale, sectorielle ou nationale qui se serait "libérée" des rapports capitalistes de production. Tu dis que "la Russie en 1917 a ouvert un cycle révolutionnaire qui s'est refermé en 1937. Les ouvriers russes ont été capables de prendre le pouvoir, mais pas d'en faire usage en vue d'une transformation communiste. L'arriération, la guerre, l'effondrement économique et l'isolement international n'expliquent pas en eux-mêmes l'involution. L'explication est à trouver dans une politique qui fétichise le pouvoir et qui le sépare des transformations économiques à réaliser par les organes de la classe : assemblées et conseils où se dépassent la division entre les fonctions politiques et syndicales, la conception léniniste privilégie la question du pouvoir politique au détriment de la socialisation de l'économie et de la transformation des rapports de production. Le léninisme comme maladie bureaucratique du communisme. Si la révolution est d'abord politique, elle se limite à gérer le capitalisme en attendant la révolution mondiale, il se crée un pouvoir qui n'a pas d'autre fonction que la répression et la lutte contre la bourgeoisie, qui finit par s'auto-perpétuer à tout prix, d'abord dans la perspective de la révolution mondiale, et après pour lui-même". Ce qui te fait t'accrocher ardemment aux "mesures économiques communistes", c'est la crainte que la révolution prolétarienne ne "reste bloquée au niveau politique" devenant ainsi une coquille vide qui ne changera pas de façon significative les conditions de vie de la classe ouvrière. Les révolutions bourgeoises ont d'abord été économiques et ont achevé leur tâche en arrachant le pouvoir politique à la vieille classe féodale ou en arrivant à composer avec elle. "A chaque étape de l'évolution que parcourait la bourgeoisie correspondait pour elle un progrès politique. Classe opprimée par le despotisme féodal, association armée s'administrant elle-même dans la commune, ici, république urbaine indépendante; là, tiers état taillable et corvéable de la monarchie, puis, durant la période manufacturière, contrepoids de la noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, pierre angulaire des grandes monarchies, la bourgeoisie, depuis l'établissement de la grande industrie et du marché mondial, s'est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l'Etat représentatif moderne." (Le Manifeste communiste). Pendant plus de trois siècles, la bourgeoisie va conquérir petit à petit une position après l'autre sur le terrain économique (le commerce, le crédit, la manufacture, la grande industrie) jusqu'à conquérir le pouvoir politique par des révolutions dont le paradigme est constitué par la révolution française de 1789. Ce schéma de son évolution historique répond à sa nature de classe exploiteuse (elle aspire à instaurer une nouvelle forme d'exploitation, le travail salarié "libre" face à la servitude féodale) et aux propres caractéristiques de son régime de production : appropriation privée et nationale de la plus value. Le prolétariat peut-il suivre le même chemin dans sa lutte pour le communisme ? Son objectif n'est pas de créer une nouvelle forme d'exploitation mais d'abolir toute exploitation. Cela veut dire qu'il ne peut pas aspirer à établir dans la vieille société un pouvoir économique qui lui permettrait au préalable de se lancer à la conquête du pouvoir politique, mais qu'il doit suivre justement le chemin inverse : prendre le pouvoir politique à l'échelle mondiale et à partir de là, construire la nouvelle société. Economie signifie soumission des hommes aux lois objectives indépendantes de leur volonté. Qui dit économie dit exploitation et aliénation. Marx n'a pas parlé d'une "économie communiste" mais de la critique de l'économie politique. Le communisme, c'est le règne de la liberté face au règne de la nécessité qui a dominé l'histoire de l'humanité sous l'exploitation et la pénurie. La principale erreur des Principes de la production et de la distribution communiste (11), texte clé du courant conseilliste, est qu'elle se propose d'établir le temps de travail comme un automatisme économique neutre et impersonnel qui régulerait la production. Marx critique cette vision dans la Critique du programme de Gotha où il souligne que la notion "à travail égal salaire égal" évolue encore dans les paramètres du droit bourgeois. Bien avant, dans Misère de la Philosophie, il avait souligné que "Dans une société à venir, où l'antagonisme des classes aurait cessé, où il n'y aurait plus de classes, l'usage ne serait plus déterminé par le minimum du temps de production; mais le temps de production sociale qu'on consacrerait aux différents objets serait déterminé par leur degré d'utilité sociale" en ajoutant que "La concurrence réalise la loi selon laquelle la valeur relative d'un produit est déterminée par le temps du travail nécessaire pour le produire. Le temps du travail servant de mesure à la valeur vénale devient ainsi la loi d'une dépréciation continuelle du travail." (Souligné par nous) (12) Dans ton texte, tu laisses entendre que le "léninisme" tomberait dans la "fétichisation" de la politique. En fait, c'est tout le mouvement ouvrier, en commençant par Marx lui-même, qui serait coupable d'une telle "faute". Ce fut Marx qui dans sa polémique avec Proudhon (livre cité précédemment) souligna que : "l'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression, est une révolution totale. D'ailleurs, faut-il s'étonner qu'une société, fondée sur l'opposition des classes, aboutisse à la contradiction brutale, à un choc de corps à corps comme dernier dénouement ? Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n'y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps. Ce n'est que dans un ordre de choses où il n'y aura plus de classes et d'antagonisme de classes, que les évolutions sociales cesseront d'être des révolutions politiques. Jusque-là, à la veille de chaque remaniement général de la société, le dernier mot de la science sociale sera toujours : "Le combat ou la mort la lutte sanguinaire ou le néant. C'est ainsi que la question est invinciblement posée." (George Sand.)" (idem) Le conseillisme fonde sa défense du caractère économique de la révolution prolétarienne sur le syllogisme suivant : comme la base de l'exploitation du prolétariat est économique, pour l'abolir, il faut prendre des mesures économiques communistes. Pour répondre à ce sophisme, nous devons abandonner le terrain balisé de la logique formelle et nous situer sur le terrain solide de l'analyse historique. Dans l'évolution historique de l'humanité interviennent deux facteurs intimement liés mais qui ont chacun leur propre entité : d'une part, le développement des forces productives et la configuration des rapports de production (le facteur économique), d'autre part, la lutte de classe (le facteur politique). L'action des classes se base sûrement sur l'évolution du facteur économique mais elle n'en est pas le simple reflet, un simple ressort qui réagit aux impulsions économiques comme le chien de Pavlov. Dans l'évolution historique de l'humanité, nous notons que le facteur politique a tendance à peser chaque fois davantage (la lutte de classes) : la désintégration du vieux communisme primitif et son remplacement par les sociétés esclavagistes fut un processus essentiellement objectif, violent, le produit de nombreux siècles d'évolution. Le passage de l'esclavagisme au féodalisme surgit d'un processus progressif de désagrégation de l'ordre ancien et de recomposition du nouveau où le facteur conscient eut un poids très limité. Par contre, dans les révolutions bourgeoises, l'action des classes a un plus grand poids bien que "le mouvement de l'immense majorité se fasse au profit d'une minorité". Toutefois, comme nous l'avons dit plus haut, la bourgeoisie profite de la force motrice des énormes transformations économiques en grande partie dues à un processus objectif et inéluctable. Le poids du facteur économique est alors déterminant. Par contre, la révolution prolétarienne est le résultat final de la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie, elle demande un haut niveau de conscience et la participation active de celui-ci. Cette dimension fondamentale et prioritaire du facteur subjectif (conscience, unité, solidarité, confiance, des masses prolétariennes) veut dire que le caractère politique de la révolution prolétarienne (qui est la première révolution massive et consciente de l'histoire) est primordial. Tu es bien sûr pour une révolution prolétarienne faite avec la participation active et consciente de la grande majorité des travailleurs, où s'exprime le maximum d'unité, de solidarité, de conscience, d'héroïsme, de volonté créatrice ? Eh bien, c'est en cela que réside de fameux caractère politique de la révolution prolétarienne.
La "révolution économique" du conseillisme dans la pratique
Ton bilan de la révolution russe peut se résumer en ceci : si, au lieu de fétichiser la politique et attendre les "calendes grecques de la révolution mondiale", on avait adopté des mesures immédiates de remise des usines aux travailleurs, d'abolition dans ces dernières du travail salarié et des échanges marchands, alors il n'y aurait pas eu de "bureaucratisation" et la révolution aurait avancé. C'est une leçon qui a séduit le communisme de conseils et que le conseillisme a vulgarisée de nos jours. En tirant cette leçon, le conseillisme rompt avec la tradition du marxisme et rejoint une autre tradition : celle de l'anarchisme et de l'économisme. La formule du conseillisme n'a rien d'original : Proudhon l'a défendue et elle a été sévèrement démontée par la critique de Marx, elle fut reprise ultérieurement par les théories coopérativistes, ensuite par l'anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire et, en Russie, par l'économisme. En 1917-23, elle a resurgi avec l'austro-marxisme (13), Gramsci et sa "théorie" des Conseils d'usine (14) ; Otto Rülhe et certains théoriciens des AAUD suivirent le même chemin. En Russie, tout en développant des constatations justes, tant le groupe Centralisme démocratique que l'Opposition ouvrière de Kollontaï sont tombés dans les mêmes travers. En 1936, l'anarchisme fit des "collectivités" espagnoles la grande alternative au "communiste bureaucratique et étatique" des bolcheviks (15). Ce qu'il y a de commun à toutes ces visions - et qui est également à la base du conseillisme - c'est une conception de la classe ouvrière comme étant une simple catégorie économique et sociologique. Elles ne voient pas la classe ouvrière comme une classe historique, dotée de continuité dans sa lutte et sa conscience, mais comme une somme d'individus qui ne se mobiliseraient que pour d'étroits intérêts économiques (16). Le calcul du conseilliste est le suivant : pour que les ouvriers défendent la révolution, il faut qu'ils "aient la preuve" qu'elle donne des résultats immédiats, qu'ils touchent du doigt les fruits de la révolution. On obtient cela en leur donnant le "contrôle" des usines, en leur permettant de les gérer eux-mêmes (17). Le "contrôle de l'usine" ? Quel contrôle peut-on en avoir quand ce qu'elle produit doit se soumettre aux coûts et à la marge bénéficiaire que lui impose la concurrence sur le marché mondial ? De deux choses l'une : où on se déclare en autarcie et alors se produit une régression aux proportions incalculables qui annihilerait toute révolution, où on travaille au sein du marché mondial en étant soumis à ses lois. Le conseilliste prône "l'abolition du travail salarié" par le biais de l'élimination du salaire en lui substituant un "bon selon le temps de travail". C'est éluder la question avec des paroles sonnantes : il faut travailler une quantité d'heures déterminées et pour aussi juste que soit le bon, il y aura toujours des heures payées et d'autres qui ne le seront pas, il y a toujours plus value. Le slogan "à travail égal salaire égal" fait partie du droit bourgeois et renferme la pire des injustices, comme le soulignait Marx. Le conseilliste proclame "l'abolition de la marchandise" pour la remplacer par "la comptabilité entre usines". Nous sommes dans la même situation : il devra y avoir ajustement à la valeur d'échange imposée par la concurrence au sein du marché mondial. Le conseillisme tente de résoudre le problème de la transformation révolutionnaire de la société par "la forme et l'appellation" en éludant le fond du problème. "M. Bray ne voit pas que ce rapport égalitaire, cet idéal correctif, qu'il voudrait appliquer au monde, n'est lui-même que le reflet du monde actuel, et qu'il est par conséquent totalement impossible de reconstituer la société sur une base qui n'en est qu'une ombre embellie. A mesure que l'ombre redevient corps, on s'aperçoit que ce corps, loin d'en être la transfiguration rêvée, est le corps actuel de la société". (Misère de la philosophie). Il advient aux propositions de l'anarchisme et du conseillisme sur la "révolution économique" la même chose qu'à Mr Bray : quand l'ombre prend corps on se rend compte qu'elle n'est pas autre chose que le corps de l'actuelle société. L'anarchisme en 1936 avec ses collectivités n'a pas fait autre chose que d'imposer un régime d'exploitation extrême, au service de l'économie de guerre, le tout enjolivé par "l'autogestion", "l'abolition de l'argent" et autres balivernes. Il y a encore une conséquence beaucoup plus grave dans les positions conseillistes : elles conduisent la classe ouvrière à renoncer à sa mission historique pour le plat de lentilles de la "prise immédiate des usines". Dans ton texte tu soulignes que "classe et parti n'ont pas les mêmes intentions. Les aspirations des ouvriers allaient dans le sens de s'approprier la direction des usines et de diriger la production eux-mêmes". "S'approprier la direction des usines" veut dire que chaque secteur de la classe ouvrière prend sa part du butin récemment arraché au capitalisme et le gère à son propre bénéfice et, au mieux, se "coordonne" avec les ouvriers des autres usines. Ce qui veut dire que nous passons de la propriété des capitalistes à la propriété des individus ouvriers. Nous ne sommes pas sortis du capitalisme ! Mais pire encore, cela veut dire que la génération ouvrière qui fait la révolution doit consommer elle-même les richesses récemment enlevées au capitalisme, sans penser le moins du monde à l'avenir. Ce qui amène la classe ouvrière à renoncer à sa mission historique de construire le communisme à l'échelle mondiale en se faisant piéger par le miroir aux alouettes "d'avoir tout, tout de suite". Cette tentation de tomber dans "la répartition des usines" constitue un danger réel pour la prochaine tentative révolutionnaire. Aujourd'hui le capitalisme est entré dans sa phase terminale : la décomposition (18). Décomposition signifie chaos, désagrégation, implosion des structures économiques et sociales en une mosaïque de fragments et au niveau idéologique, c'est une perte de la vision historique, globale et unitaire que l'idéologie démocratique se charge de diaboliser systématiquement comme "totalitaire" et "bureaucratique". Les forces de la bourgeoisie pousseront résolument dans ce sens au nom du "contrôle démocratique", de "l'autogestion" et autre phraséologie. Le risque en est que la classe se voit déroutée en perdant toute perspective historique et s'enferme dans chaque usine, dans chaque localité. Ce ne sera pas seulement une défaite presque définitive mais cela signifiera que la classe ouvrière se laisse entraîner par manque de perspective historique, par l'égoïsme, l'immédiatisme et l'absence absolue de distance que distille à tout niveau l'idéologie de la bourgeoisie dans la situation actuelle de décomposition.
Les véritables leçons de la révolution russe
Le bastion prolétarien est soumis à sa naissance à une brutale et angoissante contradiction : d'une part, il vit sous le capitalisme, il est attaqué à mort par ses lois économiques, militaires et impérialistes (invasion militaire, blocus, nécessité d'échanges commerciaux dans des conditions défavorables pour survivre, etc.) ; d'autre part, il doit rompre le noeud coulant autour de son cou avec les seules armes qu'il possède : l'unité et la conscience de toute la classe prolétarienne et l'extension internationale de la révolution. Cela l'oblige à pratiquer une politique complexe et, en certaines occasions contradictoire, pour maintenir à flot la société menacée de désintégration (ravitaillement, fonctionnement minimum de l'appareil productif, la défense militaire, etc.) et simultanément, consacrer le gros de ses forces à étendre la révolution, à favoriser l'éclatement de nouveaux mouvements d'insurrection prolétarienne. Dans les premiers temps du pouvoir soviétique, les bolcheviques s'en tinrent fermement à cette politique. Dans son étude critique de la révolution russe, Rosa Luxemburg soulignait de façon convaincante : "Les destinées de la révolution en Russie dépendaient intégralement des évènements internationaux. En misant à fond sur la révolution mondiale du prolétariat, les bolcheviks ont précisément donné la preuve éclatante de leur intelligence politique, de la fermeté de leurs principes, de l'audace de leur politique." Comme le disait une Résolution du Bureau Territorial de Moscou du Parti bolchevique adoptée en février 1918 à propos de Brest-Litovsk : "Dans l'intérêt de la révolution internationale, nous accepterons le risque de perdre le pouvoir des Soviets, qui devient purement formel ; aujourd'hui comme hier, la tâche principale que nous avons est d'étendre la révolution à tous les pays." (19) Sur ce plan politique, les bolcheviks commirent toute une série d'erreurs. Toutefois, ces erreurs auraient pu être rectifiées si la force de la révolution mondiale avait suivi son cours. C'est seulement à partir de 1923, lorsque la révolution reçoit un coup mortel en Allemagne, que la tendance croissante des bolcheviks à devenir prisonniers de l'Etat du territoire russe et de cet Etat à entrer en contradiction toujours plus irréconciliable avec les intérêts du prolétariat mondial, s'impose définitivement et implacablement. Le Parti bolchevique cesse d'être ce qu'il était et devient un simple gestionnaire du capital. La critique marxiste de ces erreurs n'a rien à voir avec la critique qu'en fait le conseillisme. La "critique" conseilliste va dans le sens de l'anarchisme et de la bourgeoisie, la critique marxiste permet de renforcer les positions prolétariennes. Beaucoup d'erreurs commises par les bolcheviques étaient partagées par le reste du mouvement ouvrier international (Rosa Luxemburg, Bordiga, Pannekoek). Nous ne voulons pas "blanchir" les bolcheviks mais simplement souligner qu'il s'agissait d'un problème de toute la classe ouvrière internationale et non du produit de la "scélératesse", du "machiavélisme" et du "caractère bourgeois occulte" des bolcheviks comme le pense le conseillisme. Nous n'avons pas le temps d'aborder la critique marxiste des erreurs bolcheviks. Nous avons largement travaillé sur ces thèmes dans notre Courant. Nous voulons tout particulièrement signaler les documents suivants : · Série d'articles sur le Communisme dans la Revue internationale n° 99 et 100 ; · Brochure (en français) sur la période de transition ; · Brochure (en français) sur la révolution russe. Ces documents peuvent servir de base pour continuer la discussion. En espérant avoir contribué à un débat clair et fraternel, reçois nos salutations communistes.
Accion Proletaria / Courant Communiste International.
(1) Les conseillistes les plus extrémistes ne s'arrêtent pas à la remise en question de Lénine. Ils poursuivent dans ce chemin et ils finissent par rejeter Marx pour se jeter dans les bras de Proudhon et Bakounine. Ce qu'ils font en réalité, c'est appliquer la logique implacable de la position selon laquelle il existe une continuité entre Lénine et Staline. Voir pour cela l'article "Octobre 1917, début de la Révolution prolétarienne", dans la Revue Internationale n° 12 et 13, article fondamental pour discuter de la question russe.
(2) Notre rejet de la campagne de la bourgeoisie contre Lénine ne signifie absolument pas que nous acceptons à la lettre toutes ses positions. Au contraire, nous avons dans plusieurs textes critiqué ses erreurs et ses confusions sur l'impérialisme, le rapport entre le parti et la classe, etc. La critique fait partie de la tradition révolutionnaire (comme le disait Rosa Luxemburg, elle est aussi nécessaire que l'air qu'on respire). Mais la critique révolutionnaire se fait selon une méthode et a une orientation qui sont aux antipodes du dénigrement et de la calomnie bourgeoise ou parasitaire.
(3) Nous ne pouvons développer cette question ici. Nous te renvoyons au livre que nous avons publié en français et en anglais sur la Gauche communiste germano-hollandaise.
(4) Voir sur ce sujet l'article "Le mythe des collectivités anarchistes" publié dans la Revue internationale n° 15 et repris dans le livre 1936 : Franco et la République écrasent le prolétariat. Evidemment, nous ne pouvons pas développer cette question : face au "modèle russe", vu comme bureaucratique et autoritaire, il y aurait le "modèle" espagnol de 1936 qui serait "démocratique", "autogestionnaire" et "basé sur l'initiative autonome des masses".
(5) Nous ne pouvons pas aborder dans le cadre de cette réponse la principale affirmation des Thèses sur le Bolchevisme -la nature bourgeoise de la révolution russe. C'est un point que nous avons amplement développé dans la Revue internationale n° 12 et 13 (voir note 1) et dans la "Réponse à Lénine Philosophe de Pannekoek" dans la Revue internationale n° 25, 27, 28 et 30. En tout cas, cette théorisation a impliqué une rupture avec ce que défendirent antérieurement de nombreux membres du courant conseilliste ; en 1921, Pannekoek affirmait : "L'action des bolcheviques est incommensurablement grande pour la révolution en Europe occidentale. Par la prise du pouvoir, ils ont donné un exemple au prolétariat du monde entier. Par leur pratique, ils ont posé les grands principes du communisme : dictature du prolétariat et système des Soviets ou des Conseils" (cité dans notre livre La Gauche communiste germano hollandaise, p.143).
(6) Voir "Octobre 1917, début de la Révolution prolétarienne", publié dans la Revue Internationale n° 12 et 13.
(7) Voir "Les épigones du conseillisme à l'oeuvre" dans la Revue internationale n° 2, "Lettre à Arbetarmakt" dans la Revue internationale n° 4 et "Réponse à 'Solidarity' sur la question nationale" dans la Revue internationale n° 15, "Le danger du conseillisme" dans la Revue internationale n° 40, "Misère du conseillisme moderne" dans la Revue internationale n° 41 et le débat interne sur le conseillisme dans la Revue internationale n° 42.
(8) Il faut être clair sur le fait que nous avons toujours critiqué certaines méthodes de production proposées par Lénine et critiquées par des groupes au sein du parti comme Centralisme démocratique. Voir la série sur le Communisme publiée dans l'article traitant de ce sujet de la Revue Internationale n° 99.
(9) Le bastion prolétarien devra se procurer des aliments, des médicaments, des matières premières, des biens industriels, etc. à des prix désavantageux, sera soumis à des blocus et à des conditions plus que probables de désorganisation des transports. Ce n'est pas seulement un problème de la Russie arriérée ; comme nous le démontrons dans la brochure Octobre, début de la révolution mondiale (publiée en français), le problème serait encore plus grave dans un pays central comme l'Allemagne ou la Grande-Bretagne. A cela s'ajoute la guerre de la bourgeoisie contre le bastion prolétarien : blocus commercial, guerre militaire, sabotage, etc. De plus, la prochaine tentative révolutionnaire du prolétariat devra prendre en charge le poids des conséquences du maintien du capitalisme dans les conditions de sa décomposition historique : effondrement des infrastructures, chaos dans les communications et l'approvisionnement, effets dévastateurs d'une interminable succession de guerres régionales, de destructions écologiques.
(10) Toutes les péroraisons actuelles sur la "mondialisation" du capitalisme que partagent tant le "néolibéralisme" que son présumé antagoniste - le mouvement "anti-globalisation" - cachent le fait que le marché mondial s'est créé il y a plus d'un siècle et qu'aujourd'hui le problème qu'affronte le système est sa tendance irrémédiable à l'éclatement et à l'autodestruction brutale par le biais surtout des guerres impérialistes.
(11) Nous ne pouvons développer ici une critique détaillée des Principes. Nous te renvoyons à celle que fait notre livre déjà cité sur l'histoire de la Gauche communiste germano-hollandaise : pag.193 et suivantes.
(12) Pannekoek a formulé avec juste raison de grandes réserves à l'égard des Principes. Voir notre livre précédemment cité.
(13) Voir la Revue internationale n° 2 l'article "De l'austro-marxisme à l'austro-fascisme".
(14) Voir dans le livre "Débat sur les Conseils d'usine" la critique claire que Bordiga adresse aux spéculations de Gramsci.
(15) Voir note 4.
(16) Il n'y a aucun paradoxe au fait qu'ils fassent la même erreur que celle que fit Lénine dans Que faire ?, en tordant la barre et en disant que "les ouvriers peuvent arriver seulement à une conscience trade-unioniste". Toutefois, il y a une différence abyssale entre Lénine et les conseillistes : alors que le premier fut capable de corriger son erreur (et pas pour des raisons tactiques comme tu le dis), les conseillistes ne sont même pas capables de la reconnaître.
(17) Toute proportion gardée et sans vouloir exagérer la comparaison, les conseillistes conçoivent le rôle des ouvriers comme étant le même que celui que jouèrent les paysans au cours de la révolution française qui les libéra de certaines charges féodales sur la propriété agraire ce qui en fit des soldats enthousiastes de l'armée révolutionnaire et plus spécialement de l'armée napoléonienne. A part le fait que cette conception révèle une vision de soumission et d'inconscience du prolétariat qui contredit tous les arguments avancés sur la "participation" et "l'initiative" des masses dont nous parle le conseillisme, le plus grave est qu'il oublie qu'alors que le paysan pouvait se libérer par le biais du changement de propriété de la terre, le prolétariat ne se libèrera jamais par le biais du changement de propriété de l'usine. La révolution prolétarienne n'est pas seulement le fait purement local et juridique de libérer les ouvriers de l'oppression d'un capitaliste mais de libérer le prolétariat et toute l'humanité du joug des rapports sociaux globaux et objectifs qui lui sont imposés bien au-delà des rapports personnels ou de propriété : les rapports de production capitalistes basés sur le marché et le salariat.
(18) Voir dans la Revue internationale n° 62, les "Thèses sur la décomposition".
(19) A propos du Traité de Brest-Litovsk, tu dis qu'il a signifié "le rejet d'une guerre révolutionnaire qui, bien qu'à court terme eut signifié la perte momentanée des villes, aurait permis de développer une guerre populaire avec la constitution de milices dans les campagnes et de fusionner la révolution ouvrière avec la révolution paysanne comme le proposait la gauche bolchevique en donnant la possibilité de commencer à constituer un mode de production communiste" (p. 9). Nous ne pouvons pas développer cette question (nous te renvoyons à la brochure en français mentionnée dans la note 8). Toutefois, ta réflexion nous pose question. En premier lieu, qu'est-ce que la "révolution paysanne" ? Quelle révolution peut faire la paysannerie qui devrait fusionner avec la "révolution ouvrière" ? La paysannerie n'est pas une classe mais une catégorie sociale qui est composée de diverses classes sociales qui ont des intérêts diamétralement opposés : grands propriétaires, moyens et petits propriétaires, journaliers. Par ailleurs, comment peut-on initier "la constitution du mode de production communiste" à partir de guérillas dans les campagnes alors que les villes sont abandonnées à l'ennemi ?
Malgré l'arrestation hyper-médiatisée du "tyran sanguinaire" Saddam Hussein avec une mise en scène qui semble sortie directement d'un western de série B, l'enlisement patent des Etats-Unis en Irak de même que leur incapacité à imposer la "feuille de route" au Proche-Orient témoignent d'un affaiblissement de la première puissance impérialiste mondiale. Le projet fondamental du gouvernement américain en intervenant en Irak était de poursuivre et de développer l'encerclement stratégique de l'Europe pour contrer toute tentative d'avancée de ses principaux rivaux impérialistes, et notamment l'Allemagne, vers l'Est et la Méditerranée. L'objectif de la croisade menée au nom de l'anti-terrorisme, de la défense de la démocratie et de la lutte contre les Etats supposés détenteurs d'armes de destruction massives était de servir de couverture idéologique à la guerre en Afghanistan et en Irak, et aux menaces d'intervention contre l'Iran. Avant d'intervenir sur le sol irakien, la bourgeoisie américaine a longuement hésité, non sur la décision de la guerre elle-même mais sur la manière de la mener : les Etats-Unis devaient-ils accepter la dynamique qui les pousse à agir de plus en plus isolément ou essayer de garder autour d'eux et ménager un certain nombre d'alliés, même si ces alliances n'ont aujourd'hui plus aucune stabilité ? La stratégie de l'équipe Bush a finalement été retenue : intervenir quasiment seuls et contre tous. Malgré la démonstration de force des Etats-Unis qui ont écrasé l'Irak en trois semaines, le leadership américain n'a jamais été autant mis à mal. Six mois après la 'victoire' officielle de l'intervention, cette stratégie s'est révélée être un véritable échec. L'incapacité des Américains à sécuriser la région est criante. Le monde entier a assisté depuis lors à l'enlisement de plus en plus patent de l'armée américaine d'occupation dans le bourbier irakien. Il ne se sera pas passé un jour sans que l'armée de la coalition n'ait été la cible de commandos terroristes. Les attentats de plus en plus meurtriers se sont succédés à un rythme régulier s'étendant même au delà de l'Irak et ont gagné progressivement toute la région (Arabie saoudite, Turquie, etc.), visant d'ailleurs aussi bien des Irakiens que des membres de la "communauté internationale". L'occupation actuelle a déjà fait plus de morts côté américain que la première année de guerre au Vietnam (225 "boys" tués contre 147 en 1964). Le climat d'insécurité permanente des troupes et le retour des "body bags" ont singulièrement refroidi l'ardeur patriotique - quand même relative- de la population, y compris au coeur de "l'Amérique profonde".
L'enlisement des Etats-Unis en Irak les contraint à infléchir leur orientation politique
Lors de la guerre du Vietnam, la bourgeoisie américaine avait fini par abandonner délibérément ce pays mais elle avait gagné au change en amenant la Chine dans le bloc occidental. En Irak, rien ne compenserait un retrait américain. De plus, un tel retrait décuplerait les ambitions de tous les rivaux et adversaires des Etats-Unis, petits ou grands. Enfin, le chaos qu'ils ont suscité et qu'ils laisseraient derrière eux, causerait à coup sûr un embrasement de la région et les discréditerait définitivement dans leur rôle de gendarme du monde. L'enjeu est de taille. Le retrait américain pur et simple signifierait d'abord une cuisante et humiliante défaite. La bourgeoisie américaine est donc contrainte de rester présente militairement en Irak, tout en aménageant les modalités de sa présence. D'abord, la Maison Blanche a annoncé son désengagement partiel et progressif tout en précipitant le projet de mise en place d'un gouvernement irakien 'autonome' et 'démocratique' pour le printemps 2004 alors qu'il était initialement prévu pour 2007. De même, elle pousse désormais à la participation active des autres pays occidentaux dans les opérations de maintien de l'ordre et de 'sécurisation' du teritoire, alors qu'elle avait auparavant opposé un veto catégorique à toute immixtion des gouvernements qui s'étaient opposés à l'intervention américaine dans les affaires irakiennes. Les Etats-Unis cherchent désormais à contraindre leurs principaux adversaires impérialistes à payer eux aussi un prix financier et humain à la guerre en Irak mais pour cela, ils n'ont pas d'autre choix que de réintroduire des loups dans la bergerie, c'est-à-dire d'accepter de refaire entrer par la fenêtre les entreprises et les armées françaises et allemandes en Irak, alors qu'ils les avaient chassées par la grande porte. C'est évidemment un important aveu de faiblesse. Parallèlement à cette ré-orientation, a lieu une tentative de reprise de l'initiative internationale de la part des Etats-Unis : envoi de 3000 hommes en Afghanistan pour mener une vaste opération contre les rebelles ; en Géorgie, remplacement du président Chévarnadzé par un pro-américain (avocat ayant exercé longtemps aux Etats-Unis). C'est dans ce contexte qu'a été minutieusement préparée et organisée l'arrestation surmédiatisée de Saddam Hussein. Avec cette arrestation, qui donne le beau rôle à l'Amérique, Bush peut savourer une revanche immédiate. La ligne "dure" de l'administration Bush incarnée par Rumsfeld et Wolfowitz peut sauver la face. Cela leur permet également de reprendre l'initiative en matière diplomatique. L'administration Bush est pour un certain temps dans une position plus favorable pour pousser des Etats comme la France à accepter un gel ou un moratoire sur les dettes irakiennes. C'est elle qui peut plus librement imposer les conditions d'une participation éventuelle des entreprises allemandes ou françaises à la reconstruction en Irak. Même le Conseil intérimaire de gouvernement irakien piloté en grande partie par les Américains se trouve ainsi revalorisé aux yeux de l'opinion publique internationale. L'arrestation de Saddam Hussein s'est produite au lendemain d'un week-end marqué par les désaccords entre les nations européennes. Lors des discussions sur la Constitution pour l'Union élargie, la France et l'Allemagne ont dû faire face à l'Espagne et à la Pologne, ces deux alliés des Etats-unis en Irak, et sur qui retombe un peu de la notoriété résultant de la capture de Saddam Hussein. Ces deux pays ont profité du poids que leur donne leur soutien aux Etats-Unis pour affirmer leurs propres intérêts en Europe et pour mettre des bâtons dans les roues de l'alliance franco-allemande. Une autre petite victoire est venue à point nommé pour conforter la propagande américaine. A peine cinq jours après l'annonce de la capture de Saddam Hussein, et après de longues tractations, la Libye de Kadhafi a annoncé sa volonté de détruire ses armes de destruction massive et d'arrêter toute recherche dans ce sens. Les Etats-Unis ont ainsi pu faire valoir par conséquent au monde entier que leur persévérance, leur pression et leur détermination payent. L'arrestation de Saddam Hussein a permis incontestablement aux Etats-Unis de marquer des points en légitimant en partie leur intervention en Irak. Néanmoins, les effets bénéfiques de toutes ces petites victoires ne peuvent être que de courte durée.
La victoire américaine est relative et éphémère
Les images de la capture du Raïs sont à double tranchant. Parallèlement à la démonstration de force américaine, l'humiliation infligée au dictateur a suscité l'indignation et la colère parmi les opulations arabes. De plus, les images montrent que S. Hussein n'était absolument pas ce dictateur de l'ombre qui gouvernait secrètement la résistance irakienne. Au contraire, on le voit terré dans un trou, sans moyen de communication réel et soutenu par de rares fidèles de son village. Par conséquent, l'arrestation ne change absolument rien pour la sécurisation de l'Irak. Les cinquante morts dans les deux jours qui l'ont suivie, en sont une preuve flagrante. La France et l'Allemagne ont immédiatement contre-attaqué. Après avoir félicité le plus hypocritement du monde la Maison Blanche pour sa réussite, les médias de ces deux pays se sont efforcés de ternir l'image américaine. Une très large publicité a été faite aux attentats du lendemain. Les images humiliantes du Raïs, diffusées en boucle, ont été accompagnées de critiques acerbes, plus ou moins insidieuses, laissant entendre qu'elles constituaeint une provocation pour toutes les nations arabes. L'incapacité de Hussein de mener la guérilla depuis son trou a été soulignée le plus souvent possible. La France et l'Allemagne ne se sont pas privées de condamner la pression de l'administration Bush auprès du futur tribunal irakien pour réclamer la peine de mort à l'encontre de l'ancien dictateur comme une démarche illégale, hors des règles du droit international, tout en rediffusant massivement les images du camp de prisonniers sur la base de Guantanamo pour montrer la barbarie et l'iniquité de la justice américaine. L'arrestation de Saddam Hussein ne change donc rien. Les attentats vont continuer. L'anti-américanisme va se développer. Le renforcement ponctuel actuel de la position américaine pourrait bien, à assez court terme, se tourner en son contraire. En effet, le chaos que les Etats-Unis seront incapables d'endiguer ne pourra plus être imputé à la main d'un Saddam Hussein agissant dans l'ombre. Il risque alors d'apparaître de façon encore plus évidente comme étant le résultat de l'intervention américaine, ce que ne manqueront pas d'exploiter les bourgeoisies rivales des Etats-Unis. En tout état de cause, quelle que soit la forme que sera amenée à prendre la présence militaire américaine en Irak, quelle que soit l'implication militaire que des puissances européennes pourront éventuellement avoir dans une force de "maintien de la paix", les enjeux et les tensions guerrières entre les Etats-Unis et leurs rivales européennes ne pourront que s'accroître dramatiquement dans la région. La population irakienne ne doit pas s'attendre à bénéficier des retombées éventuelles de la reconstruction. Celle-ci sera extrêmement limitée, très certainement, aux infrastructures étatiques et routières, ainsi qu'à la remise en ordre des champs pétroliers. En Irak, la guerre va se poursuivre et s'amplifier, les attentats se multiplier. Malgré ces succès ponctuels, la bourgeoisie américaine ne peut pas remettre en cause l'usure historique de son leadership. La contestation anti-américaine ne cessera pas. Au contraire, chaque avancée américaine est un facteur de motivation, de renforcement à l'anti-américanisme. Comme nous l'écrivions dans notre numéro précédent : "En fait, la bourgeoisie américaine se trouve dans une impasse résultant elle-même de l'impasse de la situation mondiale qui ne peut se résoudre, du fait des circonstances historiques actuelles, à travers la marche vers une nouvelle guerre mondiale. En l'absence de cette issue bourgeoise radicale à la crise mondiale actuelle, qui signifierait à coup sûr la destruction de l'humanité, cette dernière s'enfonce progressivement dans le chaos et la barbarie qui caractérisent la phase ultime actuelle de décomposition du capitalisme." (Revue internationale n° 115, "Le prolétariat face à l'aggravation dramatique de toutes les contradictions du capitalisme") En Irak comme partout ailleurs, le capitalisme ne peut entraîner l'humanité que dans plus de chaos et de barbarie. La stabilité et la paix ne sont pas possibles dans cette société. La bourgeoisie voudrait précisément nous persuader du contraire. C'est le sens de vastes campagnes idéologiques comme celle lancée à Genève sur le Moyen-Orient le 1er décembre 2003. Cette "initiative", qui propose une solution complète au problème du Moyen-Orient, à la différence de la méthodes des "petits pas" de la "feuille de route", a été mise au point, même si elle n'est pas officielle, par des personnalités de premier plan, tant du côté palestinien que du côté israélien. Elle a reçu un soutien enthousiaste de plusieurs prix Nobel de la Paix, notamment l'ex-président américain Carter et l'ex-président polonais, ancien syndicaliste, Lech Walesa. Kofi Anan, Jacques Chirac, Tony Blair et même Colin Powell, bien qu'un peu timidement pour ce dernier, ont également salué cette initiative. Le message à faire entrer dans la tête des prolétaires, au moment même où jamais les guerres impérialistes n'ont été si nombreuses et si violentes à l'échelle de la planète, est clair : "la paix dans la société capitaliste est réalisable. Il suffit pour cela de regrouper toutes les personnes de bonne volonté et de peser sur les Etats capitalistes et les instances internationales". Ce que veut cacher à tout prix la bourgeoisie aux yeux des ouvriers, c'est que les guerres capitalistes sont des guerres impérialistes qui s'imposent au capitalisme moribond comme à sa classe dominante. Laissé à sa seule logique, le capitalisme en décomposition entraînera inéluctablement toute l'humanité dans la généralisation de la barbarie et des guerres.
W.
Du 12 au 15 novembre, a eu lieu à Paris le "Forum social européen", sorte de filiale européenne du Forum social mondial qui se tient depuis plusieurs années à Porto Alegre au Brésil (le FSE de 2002 s'étant tenu à Florence en Italie, et celui de 2004 devant se tenir à Londres). L'évènement a pris une ampleur considérable : quelques 40.000 participants selon les organisateurs, venus de tous les coins de l'Europe, du Portugal jusqu'aux pays de l'Europe centrale ; un programme d'environ 600 séminaires et ateliers répartis dans les locaux les plus divers (théâtres, mairies, bâtiments prestigieux de l'Etat) distribués sur quatre sites autour de Paris ; et pour conclure, une grande manifestation de 60 à 100.000 personnes dans les rues de Paris, avec les staliniens impénitents de Rifondazione Comunista d'Italie à l'avant et les anarchistes de la CNT à l'arrière. Moins affichés par les médias, deux autres "forums européens" se sont déroulés pendant la même période : l'un pour les députés, l'autre pour les syndicalistes européens. Et comme si trois "forums" ne suffisaient pas, les anarchistes ont organisé un "Forum social libertaire" dans la banlieue parisienne, simultanément à celui du FSE et se présentant ouvertement comme une "alternative" à ce dernier. "Un autre monde est possible!" C'était un des grands slogans du FSE. Il ne fait aucun doute que chez un grand nombre des manifestants du 15 novembre, surtout peut-être pour les jeunes qui se politisent, il existe un réel et pressant besoin de lutter contre le capitalisme et pour un "autre monde" que celui où nous vivons aujourd'hui, avec sa misère sans fin et ses guerres aussi horribles qu'interminables. Sans doute certains se sont sentis inspirés par ce grand rassemblement unitaire. Le problème, c'est de savoir non seulement qu'un "autre monde est possible" - et nécessaire - mais aussi et surtout de quel autre monde il s'agit, et comment il serait possible de l'édifier.
Il est difficile d'imaginer comment le FSE pourrait apporter une réponse à cette question. Vu le nombre et la variété des organisations participantes (les syndicats de cadres et de "jeunes dirigeants", les organisations chrétiennes, les trotskistes style LCR et SWP, les staliniens du PCF, jusqu'aux anarchistes d'Alternative Libertaire), on imagine mal comment une réponse cohérente - ou même une réponse tout court - pourrait en sortir. Tous avaient quelque chose à dire, d'où une grande variété de thèmes exprimés dans les tracts, débats, et slogans. Par contre, quand on regarde de plus près les idées sorties du FSE, sur le plan justement des grands thèmes, on constate que celles-ci premièrement n'ont absolument rien de nouveau, et deuxièmement n'ont absolument rien "d'anti-capitaliste". La forte mobilisation autour du FSE, la mise en avant par autant de fractions de la gauche et de l'extrême gauche d'une multitude de thèmes de la mouvance "alter-mondialiste", ont décidé le CCI à mener une intervention à la mesure de ses forces mais déterminée au sein de ce rassemblement . Sachant que les prétendus "débats" du FSE étaient largement bouclés d'avance (ce qui nous a été confirmé par plusieurs participants), nos militants venus de plusieurs pays d'Europe ont privilégié la vente de la presse (dans la plupart des langues européennes) et la participation à des discussions informelles autour du FSE, ainsi que lors de la manifestation finale. De même, nous avons été présents dans le FSL afin de mettre en avant, dans les débats, la perspective communiste contre celle de l'anarchisme .
Un monde libéré du commerce et du trafic?
"Le monde n'est pas à vendre" est un slogan en vogue, qui se décline en plusieurs versions quand il s'agit d'être "réaliste" : "la culture n'est pas à vendre" pour les artistes et les intermittents du spectacle, "la santé n'est pas à vendre" à l'attention des infirmiers et des ouvriers de la santé publique, ou encore "l'éducation n'est pas à vendre" quand il s'agit des enseignants. Qui ne serait pas touché par de tels mots d'ordre ? Qui serait prêt à vendre sa santé, ou l'éducation de ses enfants ? Cependant, quand on essaie d'observer dans la réalité ce qui se trouve derrière de tels slogans, cela commence à sentir la triche. Ainsi, on propose non pas de mettre fin à la vente du monde, mais seulement de la "limiter" : "Soustraire les services sociaux de la logique du marché". Qu'est-ce que cela veut dire, concrètement ? Nous savons tous que, tant que le capitalisme existera, tout doit se payer, même les services comme la santé et l'éducation. Ces aspects de la vie sociale que les "alter-mondialistes" prétendent vouloir "soustraire à la logique du marché" sont en fait une partie du salaire global des ouvriers, en général gérée par l'Etat. Loin d'être "soustrait à la logique du marché", le niveau du salaire ouvrier, la proportion de la production qui revient à la classe ouvrière, est au coeur même du problème du marché et de l'exploitation capitaliste. Le capital paie toujours sa main d'oeuvre le moins possible : c'est-à-dire, ce qui est nécessaire pour reproduire la force de travail ou la prochaine génération d'ouvriers. Aujourd'hui, alors que le monde s'enfonce dans une crise toujours plus profonde, chaque capital national a besoin de moins de bras, et les bras dont il a besoin, il doit les payer moins cher sous peine de se faire éliminer par ses concurrents sur le marché mondial. Dans cette situation, la classe ouvrière ne peut résister que par sa propre lutte aux diminutions de salaire - aussi "social" soit-il - et évidemment pas en faisant appel à l'Etat capitaliste en lui demandant de "soustraire" les salaires des lois du marché, ce dont celui-ci serait parfaitement incapable même s'il en avait envie. Dans la société capitaliste, le prolétariat peut, au mieux, imposer par la force de sa lutte une répartition plus en sa faveur du produit social : réduire la plus-value extorquée par la classe capitaliste à la faveur du capital variable - le salaire. Mais faire cela dans le contexte d'aujourd'hui exige en premier lieu un niveau élevé des luttes (comme on a pu le constater suite à la défaite des luttes de mai 2003 en France, avec les attaques qui pleuvaient sur le salaire social) et, en deuxième lieu, de tels gains ne pourront être que temporaires (comme on l'a vu après le mouvement de 1968 en France). Non, cette idée que "le monde" ne serait pas à vendre est une misérable tricherie. Le propre du capital, justement, c'est que tout est à vendre, et cela le mouvement ouvrier le sait depuis 1848 : "[la bourgeoisie] a dissous la liberté de la personne dans la valeur d'échange, et aux innombrables franchises garanties et bien acquises, elle a substitué une liberté unique et sans vergogne: le libre-échange (�) la bourgeoisie a dépouillé de leur sainte auréole toutes les activités jusqu'alors vénérables et considérées avec un pieux respect. Elle a changé en salariés à ses gages le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l'homme de science". C'est ainsi que Marx et Engels se sont exprimés dans le Manifeste Communiste : on voit à quel point leurs analyses d'alors restent d'actualité aujourd'hui !
Un commerce équitable?
"Commerce équitable, pas le libre échange!", voilà un autre grand thème du FSE, à grands renforts de petits paysans français et de leurs produits "bio". Et, en effet, qui ne pourrait être touché par cet espoir de voir les paysans et les petits artisans du Tiers-Monde vivre décemment du fruit de leur travail ? Qui ne voudrait pas stopper le rouleau compresseur de "l'agribusiness" qui chasse les paysans de leurs terres pour les entasser par millions dans les bidonvilles de Mexico à Calcut-ta ? Mais ici aussi, comme pour la question du marché, les bons sentiments sont un mauvais guide. D'abord, le mouvement de "commerce équitable" n'est pas nouveau. Les entreprises des oeuvres dites caritatives (telle l'anglaise Oxfam, présente elle aussi au FSE bien sûr) pratiquent le "commerce équitable" de l'artisanat vendu dans leurs magasins de bienfaisance depuis plus de 40 ans, ce qui n'a absolument pas empêché des millions et des millions d'êtres humains de sombrer dans la misère en Afrique, en Asie, en Amérique Latine� De plus, ce mot d'ordre dans la bouche des altermondialistes est une double hypocrisie. Ainsi José Bové, président de la Confédération Paysanne française, a beau jouer les super-stars de l'altermondialisation en pestant contre l'agribusiness et le méchant McDo : cela n'empêche pas les militants de la Confédération Paysanne de manifester pour demander le maintien des subventions de la PAC européenne (1). Cette dernière, en baissant artificiellement les prix des produits français, est précisément un des principaux moyens de maintenir l'inéquité du commerce en faveur des uns et au désavantage, forcément, des autres. De même, pour les syndicalistes de la sidérurgie américaine qui manifestaient en 1998 à Seattle lors du sommet de l'Organisation mondiale de commerce (OMC) et dont on fait si grand cas, le "commerce équitable" signifiait imposer des tarifs sur l'importation de l'acier "étranger" produit moins cher par des ouvriers d'autres pays. En fin de compte, quand on commence à faire du commerce équitable on finit toujours dans la guerre commerciale. Dans le capitalisme, la notion "d'équité" est, de toutes façons, un leurre. Comme le disait, déjà en 1881, Engels (2) dans un article où il critiquait la notion du "salaire équitable" : "L'équité de l'économie politique ,du fait que c'est l'économie politique qui dicte les lois qui régissent l'actuelle société, cette équité se trouve toujours du même côté : celui du capital". Le comble de la supercherie dans cette histoire de "commerce équitable", c'est l'idée que la présence des manifestants "altermondialistes" à Seattle ou à Cancun lors du sommet d l'OMC aurait donné du "courage" aux négociateurs des pays du Tiers-Monde pour qu'ils résistent aux exigences des "pays riches". On ne s'étendra pas ici sur le fait que le sommet de Cancun s'est soldé par un cuisant échec pour les pays faibles, puisque les européens ne démantèleront pas leur PAC, et les américains continueront de subventionner leur agriculture à tout va, contre la pénétration de leur marché par les produits moins chers des pays pauvres. Non, ce qui est vraiment écoeurant c'est de faire croire que les dirigeants et les bureaucrates encostumés des pays du Tiers-Monde seraient présents dans ces négociations pour défendre les paysans et les pauvres. Bien au contraire ! Pour ne prendre qu'un exemple, quand un Lula brésilien dénonce les tarifs imposés par les Etats-Unis pour protéger l'industrie américaine du jus d'orange , ce n'est pas aux paysans pauvres qu'il pense mais aux énormes plantations capitalistes orangères du Brésil, où des ouvriers triment exactement comme ils triment en Floride.
Non au soutien de l'Etat bourgeois !
Le fil commun qui traverse tous ces thèmes est celui-ci : contre les "néo-libéraux" des grandes entreprises "transnationales" (les méchantes "multi-nationales" qu'on dénonçait dans les années 70), on nous propose de faire confiance à l'Etat, mieux encore de renforcer l'Etat. Les "altermondialistes" prétendent que ce sont les entreprises qui ont "confisqué" le pouvoir d'un Etat "démocratique" afin d'imposer leur loi "marchande" au monde, et que donc le but d'une "résistance citoyenne" doit être de récupérer le pouvoir de l'Etat et des "services publics". Quelle foutaise ! Jamais l'Etat n'a été aussi présent dans l'économie qu'aujourd'hui, y compris aux Etats-Unis. C'est lui qui réglemente les échanges mondiaux en fixant les taux d'intérêt, les barrières douanières, etc. Il est lui-même un acteur incontournable de l'économie nationale, avec une dépense publique qui s'élève à 30-50% du PIB selon les pays, et des déficits budgétaires toujours plus importants. Plus encore, quand les ouvriers se mettent en tête de défendre leurs conditions de vie contre les attaques capitalistes, qui trouvent-ils en premier lieu en travers de leur chemin, si ce n'est les forces policières de l'Etat ? Demander - comme le font les altermondialistes - le renforcement de l'Etat pour nous protéger des capitalistes, c'est vraiment une fumisterie monumentale : l'Etat bourgeois est là pour défendre la bourgeoisie contre les ouvriers, et non pas l'inverse (3). Ce n'est pas pour rien que cet appel au soutien de l'Etat, et en particulier à ses fractions de gauche présentées comme les meilleurs défenseurs de la "société civile" contre le "néo-libéralisme", émane du FSE. Comme dit une expression anglaise, "he who pays the piper calls the tune" (celui qui paie le musicien commande la chanson). En effet, il est tout à fait instructif de regarder qui a financé le FSE à la hauteur de 3,7 millions d'euros : - D'abord, les Conseils généraux des départements de Seine-Saint-Denis, du Val de Marne et de l'Essonne ont contribué pour plus de 600.000 euros alors que la mairie de St Denis s'est fendue de 570.000 euros à elle toute seule (4). C'est le Parti "communiste" français, ce ramassis de vieilles fripouilles staliniennes, qui essaie de se refaire une virginité politique après avoir été le complice des pires crimes commis par l'Etat stalinien en Russie, et le saboteur attitré des luttes ouvrières depuis des décennies. - Le Parti socialiste français s'est largement discrédité avec ses attaques anti-ouvrières pendant son dernier passage au gouvernement et il est vrai que l'assistance au FSE ne s'est pas privée de se moquer de Laurent Fabius (dirigeant en vue du PS) quand il a osé montré son nez dans les débats. On aurait pu imaginer que le PS verrait le FSE d'un mauvais oeil. Eh bien pas du tout ! La mairie de Paris (contrôlée par ce même PS) a contribué à hauteur de 1 million d'euros aux frais du FSE ! - Et le gouvernement français ? Un gouvernement de droite, néo-libéral à souhait, dénoncé à longueur d'affiches et d'articles par toute la gauche réunie, des anarchistes aux staliniens, a-t-il été gêné au moins de voir ce Forum attirer autant de monde ? Tout au contraire : c'est sur ordre personnel du président, Jacques Chirac, que le Ministère des Affaires Etrangères a déboursé 500.000 euros pour financer le tout. Qui paie profite ! C'est toute la bourgeoisie française, de droite comme de gauche, qui a financé libéralement le FSE et qui a fourni ses locaux. Et c'est toute la bourgeoisie, de gauche comme de droite, qui entend tirer parti du succès indéniable du FSE, sur deux plans en particulier : - Premièrement, le FSE est un moyen pour la gauche de l'appareil étatique de faire peau neuve (après avoir été décrédibilisée par des années passées au gouvernement à asséner coup après coup sur les conditions de vie de la classe ouvrière et à assumer la responsabilité de la politique impérialiste du capitalisme français). Les partis politiques n'étant plus à la mode, vu la grande méfiance qu'ils provoquent, ils se maquillent en "associations" afin de se donner un air plus "citoyen", plus "démocratique", plus "réseau" : pour le PCF, son Espace Karl Marx, pour le PS, ses Fondations Léo Lagrange et Jean Jaurès. Il faut souligner ici que ce n'est pas seulement la gauche qui a intérêt à faire oublier ses méfaits passés - ce que tout un chacun reconnaîtra sans difficulté. Toute la bourgeoisie a intérêt à ce que le front social ne soit pas dégarni, à ce que les luttes ouvrières, et même plus généralement le dégoût et le questionnement inspirés par la société capitaliste, soient dévoyés vers les vieilles recettes réformistes, leur barrant le chemin vers la conscience de la nécessité de renverser l'ordre capitaliste et d'en finir avec ses maux. - Deuxièmement, la bourgeoisie française tout entière a intérêt à voir se répandre et se renforcer l'ambiance nettement anti-américaine du FSE. Les énormes destructions des deux guerres mondiales, les terribles pertes en vies humaines et puis, surtout, le renouveau de la lutte de classe et la sortie de la contre-révolution après 1968, ont tous contribué à discréditer le nationalisme que la bourgeoisie a utilisé pour lancer les populations dans la boucherie de 1914 et ensuite, dans celle de 1939. Alors, même s'il n'existe pas de "bloc européen" et, encore moins, de "nation européenne" auxquels rattacher un patriotisme "européen" guerrier, les bourgeoisies des différents pays européens et plus particulièrement les bourgeoisies française et allemande ont tout intérêt à encourager la montée d'un sentiment anti-américain et plus vaguement "pro-européen" dans le but de présenter la défense de leurs propres intérêts impérialistes contre l'impérialisme américain comme la défense d'une vision du monde "autre", voire "altermondialiste". De même, le soutien altermondialiste à l'interdiction d'importer des OGM américains, présenté comme mesure "écologique" et "de défense de la santé publique", n'est en fait qu'un épisode de la guerre économique, destiné à laisser le temps à la recherche française de rattraper les Etats-Unis dans ce domaine (5). Les gens du "marketing" moderne n'essaient plus de nous vendre directement des produits, ils utilisent une méthode plus subtile et plus efficace: ils vendent une "vision du monde" à laquelle ils accrochent des produits censés l'incarner. Les organisateurs du FSE procèdent exactement de la même façon : ils nous proposent une "vision du monde" irréelle, où le capitalisme n'est plus capitaliste, où les nations ne sont plus impérialistes et où on peut faire un "autre monde" sans faire une révolution internationale communiste. Et au nom de cette "vision", ils proposent de nous fourguer les vieux produits frelatés que sont les partis de gauche soi-disant "socialistes" et "communistes", déguisés pour la circonstance en "réseaux citoyens". Vu que c'est la bourgeoisie française qui, à cette occasion, a avancé les fonds, c'est normal que ce soient ses partis politiques qui profitent en première ligne du FSE. Il ne faut pas croire, cependant, que l'entreprise est montée par la bourgeoisie française seule, bien loin de là. En fait, cet effort de recrédibilisation de son aile gauche, entrepris dans les "forums sociaux" mondiaux et européens, profite très largement à toute la classe bourgeoise mondiale.
Un "autre monde" libertaire?
Le "Forum social libertaire" se voulait délibérément une alternative au Forum plus "officiel" organisé par les grands partis bourgeois. On est en droit de se demander à quel point l'opposition entre les deux a été réelle : l'un au moins des principaux groupes organisateurs du FSL ("Alternative Libertaire") a pris aussi une part active dans le FSE, alors que la manifestation organisée par le FSL a rejoint, après un petit parcours "indépendant", celle du grand FSE. Ce n'est pas l'objet de cet article de rapporter exhaustivement ce qui s'est dit lors du FSL. Nous reviendrons ici seulement sur quelques thèmes principaux. Prenons d'abord le "débat" sur les "espaces auto-gérés" (squats, communes, réseaux d'échange de services, cafés "alternatifs", etc.). Si nous mettons "débat" entre guillemets, c'est parce que les animateurs ont tout fait pour le limiter à des compte-rendus descriptifs de leurs "espaces" respectifs, en évitant toute évaluation critique même venant de l'intérieur du camp anarchiste. On s'est très vite rendu compte que "l'auto-gestion" est très relative : un intervenant anglais explique qu'ils ont dû acheter leur "espace"� pour la coquette somme de 350.000 livres (environ 500.000 euros) ; un autre raconte la création d'un "espace"� sur Internet, la création comme chacun sait du DARPA (6) américain. Plus révélateur encore est le programme d'action des divers "espaces" décrits : pharmacie gratuite et "alternative" (c'est des herbes), services de conseil juridique, café, échange de services. En d'autres termes, le petit commerce associé aux services sociaux délaissés par un Etat qui coupe dans les budgets. C'est-à-dire que le summum de la radicalité anarchiste, c'est de suppléer aux services de l'Etat en faisant le travail de ce dernier gratis. Un débat sur la gratuité des services publics a pleinement révélé la vacuité de l'anarchisme "officiel" et bien-pensant. On prétend que les "services publics" peuvent porter une opposition à la société marchande en répondant gratuitement aux besoins de la population - de façon "auto-gérée" bien sûr, avec des comités de consommateurs, des collectivités locales, et des producteurs. Cela ressemble comme deux gouttes d'eau aux "comités de quartier" installés aujourd'hui par l'Etat français pour les habitants des banlieues parisiennes. Tout est posé comme si on pouvait introduire une opposition institutionnelle à la société capitaliste, à l'intérieur de la société capitaliste elle-même, en mettant en place, par exemple, la gratuité des transports. Une autre caractéristique de l'anarchisme qui est apparue très fortement dans tous les débats du FSL, est sa vision profondément élitiste et éducationniste. L'anarchisme n'a aucune idée d'un "autre monde" qui surgirait du coeur même des contradictions du monde actuel. Le passage du monde actuel au monde futur et "autre" ne pourrait donc se faire que grâce à "l'exemple" donné par les "espaces auto-gérés", au moyen d'une action éducative sur les méfaits du "productivisme" actuel. Mais, comme le disait Marx il y a déjà plus d'un siècle, si une nouvelle société doit apparaître grâce à l'éducation du peuple, la question se pose de savoir, qui va éduquer les éducateurs ? Car ceux qui se veulent les éducateurs sont eux-mêmes formés par la société dans laquelle nous vivons, et leurs idées d'un "autre monde" restent en réalité solidement ancrées dans le monde actuel. En effet, les deux forums "sociaux" ne nous ont servi, en guise d'idées nouvelles et révolutionnaires, rien d'autre que de vieilles idées qui ont déjà depuis longtemps révélé leur nature inadéquate sinon carrément contre-révolutionnaire. Ainsi, les "espaces auto-gérés" rappellent les entreprises coopératives du 19ème siècle, pour ne pas parler de tous les "collectifs ouvriers" de notre époque (de Lip en France à Triumph en Grande-Bretagne), qui soit ont fait faillite, soit sont restées de simples entreprises capitalistes, précisément parce qu'elles devaient produire et vendre dans l'économie marchande capitaliste. Elles rappellent aussi toutes les entreprises "communautaires" des années 70 (squats, comités de quartier, écoles "libres") qui se sont intégrées dans l'Etat bourgeois comme services sociaux ou éducatifs. Toutes les idées d'une transformation radicale introduites à travers la "gratuité" des services publics rappellent le réformisme gradualiste qui était déjà un leurre dans le mouvement ouvrier de 1900 et qui a fait définitivement faillite dans la boucherie de 1914 en se plaçant du côté de son Etat pour défendre ses "acquis" contre l'impérialisme "envahisseur". Ces idées rappellent la mise en place de "l'Etat Providence" par la bourgeoisie après la Seconde Guerre mondiale à des fins de rationalisation dans la gestion de la force de travail et de mystification de celle-ci (notamment en "prouvant" de la sorte que les millions de morts avaient servi à quelque chose).
Notre monde est porteur d'un monde nouveau
Il est absolument inévitable, dans le capitalisme comme dans toute société de classe, que les idées dominantes de la société soient celles de la classe dominante. S'il est possible de comprendre la nécessité, et la possibilité matérielle, d'une révolution communiste, c'est seulement parce qu'il existe dans la société capitaliste une classe sociale qui incarne ce devenir révolutionnaire : la classe ouvrière. Par contre, si nous essayons simplement "d'imaginer" ce que pourrait être une société "meilleure", sur la base de nos désirs et imaginations actuels tels qu'ils ont été formés par la société capitaliste (et sur le modèle de nos "éducateurs" anarchistes), nous ne pouvons faire autre chose que de "réinventer" le monde capitaliste actuel, en tombant soit dans le rêve réactionnaire du petit producteur qui ne voit pas plus loin que le bout de son "espace auto-géré", soit dans le délire mégalo-monstrueux d'un Etat mondial et bien-faisant à la George Monbiot (7). Pour le marxisme, au contraire, il s'agit de découvrir au sein même du monde capitaliste aujourd'hui les prémisses du monde nouveau que la révolution communiste doit faire surgir, si l'humanité ne va pas à sa perte. Comme disait le Manifeste Communiste en 1848 : "Les thèses des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne sont que l'expression générale d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux" (8). Nous pouvons distinguer trois éléments majeurs, intimement liés, de ce "mouvement historique qui s'opère sous nos yeux". Le premier, c'est la transformation déjà opérée par le capitalisme du processus productif de toute l'espèce humaine. Le moindre objet d'usage quotidien est l'oeuvre, non plus d'un artisan qui se suffit à lui-même ou d'une production locale, mais du travail commun de milliers, sinon de dizaines de milliers d'hommes et de femmes qui participent à un réseau qui recouvre l'ensemble de la planète. Permise par la révolution communiste mondiale des entraves que lui imposent les rapports capitalistes marchands de production et d'appropriation privée de ses fruits, cette destruction de tous les particularismes locaux, régionaux, et nationaux sera la base pour la constitution d'une seule communauté humaine à l'échelle planétaire. Au fur et à mesure de la transformation sociale et de l'affirmation de tous les aspects de la vie sociale de cette communauté mondiale, disparaîtront aussi les distinctions (aujourd'hui savamment entretenues par la bourgeoisie comme moyens de division de la classe ouvrière) entre ethnies, entre peuples, entre nations. On peut imaginer que les populations et les langues seront brassées jusqu'au jour où il n'existera plus d'européens, d'africains, ou d'asiatiques (et encore moins de bretons, de basques ou de catalans !), mais une seule espèce humaine dont la production intellectuelle et artistique s'exprimera dans une seule langue compréhensible de tous et infiniment plus riche, plus précise et plus harmonieuse que les langues dans lesquelles s'exprime la culture limitée et de plus en plus décomposée d'aujourd'hui (9). Le deuxième élément majeur, indissociable du premier, est l'existence au sein de la société capitaliste d'une classe qui incarne, et qui exprime à son plus haut point, cette réalité du processus productif unifié et international. Cette classe, c'est le prolétariat international. Que l'ouvrier soit sidérurgiste américain, chômeur anglais, employé de banque français, mécanicien allemand, programmeur indien ou ouvrier du bâtiment chinois, tous ont ceci en commun d'être exploités de plus en plus durement par la classe capitaliste mondiale, et de ne pouvoir se défaire de leur exploitation qu'en renversant l'ordre même du capitalisme. Il faut souligner particulièrement deux aspects de la nature même de la classe ouvrière: - D'abord, contrairement aux paysans ou aux petits artisans, le prolétariat est créé par le capitalisme qui ne peut pas se défaire de lui. Le capitalisme broie la paysannerie et les artisans, les réduit à l'état de prolétaire - ou plutôt à l'état de chômeur dans la période de décadence. Mais le capitalisme ne peut pas exister sans le prolétariat. Tant que le capitalisme existe, le prolétariat existera. Et tant que le prolétariat existera, il portera en lui le projet révolutionnaire communiste du renversement de l'ordre capitaliste et de la construction d'un autre monde. - Une autre caractéristique fondamentale de la classe ouvrière réside dans le mélange et le mouvement des populations pour répondre aux besoins de la production capitaliste. "Les ouvriers n'ont pas de patrie" comme disait le Manifeste, non seulement parce qu'ils ne possèdent pas de propriété mais parce qu'ils sont toujours à la merci du capital et de ses besoins de main d'oeuvre. La classe ouvrière est par sa nature une classe d'immigrés. Il suffit pour s'en convaincre de regarder la population de n'importe quelle ville des pays industrialisés : on y croise hommes et femmes venus du monde entier. Mais c'est le cas aussi dans les pays sous-développés : en Côte d'Ivoire beaucoup d'ouvriers agricoles sont Burkinabés, en Afrique du Sud les mineurs viennent du Zimbabwe et du Botswana aussi bien que de toute l'Afrique du Sud, dans le Golfe persique les ouvriers sont palestiniens, indiens, philippins, en Indonésie il y a des millions d'ouvriers étrangers dans les usines. Cette existence réelle de la classe ouvrière - qui préfigure le brassage des populations que nous avons évoqué ci-dessus - démontre toute la futilité de l'idéal cher aux anarchistes et aux démocrates de la défense d'une "communauté" locale ou régionale. Pour prendre un exemple : qu'est-ce que le nationalisme écossais a à offrir à la classe ouvrière en Ecosse, composée pour une partie importante d'asiatiques immigrés ? Rien, évidemment. La seule communauté réelle que peuvent espérer trouver les ouvriers qui ont été ou seront arrachés de leurs racines, est celle planétaire qu'ils pourront construire après la révolution. Le troisième élément majeur que nous voulons soulever ici tient dans une statistique : dans toutes les sociétés de classe qui ont précédé le capitalisme, 95% de la population (grosso modo) travaillait la terre, et le surplus qu'elle produisait en nourriture suffisait tout juste à faire vivre l'autre 5% (seigneurs et religieux, mais aussi artisans, marchands, etc.). Aujourd'hui, cette proportion est carrément inversée et, dans les pays les plus développés, c'est une partie toujours plus faible de la population qui est directement impliquée dans la production de biens matériels. C'est-à-dire que potentiellement, au niveau de la capacité physique du processus productif, l'humanité est arrivée à un stade d'abondance pour ainsi dire sans limites. Déjà dans le capitalisme, les capacités productives de l'espèce humaine ont créé une situation qualitativement nouvelle par rapport à toute l'histoire antérieure : alors qu'auparavant, la pénurie que subissait la grande masse de la population, ainsi que les périodes carrément de disette et de famine, étaient surtout le fruit des limites naturelles de la production (bas niveau de productivité des sols, mauvaises récoltes, etc.), sous le capitalisme la seule et unique cause de la pénurie, ce sont les rapports de production capitalistes eux-mêmes. La crise qui jette les ouvriers à la rue n'a pas pour cause une insuffisance de la production, au contraire elle est le résultat direct du fait que ce qui est produit ne peut pas être vendu (10). Plusencore, dans les pays dits "avancés", une part toujours plus grande de l'activité économique n'a strictement aucune utilité en dehors du système capitaliste lui-même : la spéculation financière et boursière en tous genres, les budgets militaires astronomiques, les objets de mode, les produits "à obsolescence incorporée" dans le simple but d'obliger leur rachat, la publicité, etc. Si on regarde plus loin, il est évident que l'utilisation des ressources terrestres est aussi dominée par le fonctionnement de plus en plus irrationnel - sauf du point de vue de la rentabilité capitaliste - de l'économie : migration quotidienne de plusieurs heures pour des millions d'êtres humains afin de se rendre à leur travail, transport de fret par route plutôt que par train pour répondre aux aléas imprévisibles d'une production anarchique, par exemple. En somme, il y a un renversement total dans le ratio entre la quantité de temps passé à produire le strict nécessaire (pour manger, pour se vêtir, pour se loger) et le temps passé à produire "au-delà du nécessaire", si on peut dire (11).
Naissance d'une communauté planétaire
Dans notre intervention - dans les manifestations, devant les lieux de travail - nous nous trouvons souvent confrontés à la question : "et alors c'est quoi, le communisme, si vous dites que ça n'a encore jamais existé" ? Et dans ces situations, en essayant de donner une définition à la fois globale et très rapide, on répond souvent : "le communisme c'est un monde sans classes, sans nations et sans argent". Bien que très sommaire (voire en négatif : un monde "sans"), cette définition néanmoins englobe des caractéristiques fondamentales d'une société communiste : - Elle sera sans classes, parce que le prolétariat ne pourra pas se libérer en devenant une nouvelle classe exploiteuse ; la réapparition d'une classe exploiteuse après la révolution signifierait en réalité la défaite de la révolution et le maintien de l'exploitation (12). La disparition des classes découle tout naturellement de l'intérêt de la classe ouvrière victorieuse elle-même à s'émanciper. Un des premiers objectifs de celle-ci sera de réduire le temps de travail, en intégrant dans le processus productif les chômeurs, les masses de sans-travail dans le Tiers-Monde, mais aussi la petite-bourgeoisie, les paysans, voire les membres de la bourgeoisie déchue. - Elle sera sans nations, parce que le processus productif a déjà largement dépassé le cadre national, et donc a rendu la nation obsolète comme cadre organisatif de la société humaine. Le capitalisme, en créant la première société humaine à l'échelle planétaire, a déjà dépassé le cadre national dans lequel lui-même est né. De même que la révolution bourgeoise a détruit tous les particularismes et frontières féodaux (les octrois, les droits spécifiques à une ville ou à une région), la révolution prolétarienne mettra fin à la dernière division de la société humaine en nations. - Elle sera sans argent, parce que la notion d'échange n'a plus de sens dans le communisme du fait de l'abondance permettant que les besoins de tous les membres de la société soient satisfaits. Si le capitalisme a créé la première société humaine ou l'échange de marchandises est devenue absolument généralisé à toute production (contrairement aux sociétés précédentes, où l'échange de marchandises ne concernait essentiellement que quelques produits de luxe, ainsi qu'un nombre très limité d'articles qu'on ne pouvait pas fabriquer sur place, comme le sel par exemple), il est aujourd'hui étranglé par l'impossibilité d'écouler sur le marché tout ce qu'on est capable de produire. Le fait même d'acheter et de vendre est devenu une entrave à la production. L'échange disparaîtra donc. Avec lui disparaîtra aussi la notion même de marchandise, y compris la première marchandise entre toutes : la force de travail salariée. Ces trois principes se heurtent directement aux lieux communs instillés par toute l'idéologie de la société bourgeoise, selon laquelle il y aurait une "nature humaine" cupide et violente qui déterminerait pour toujours les divisions entre exploiteurs et exploités, ou entre nations. Une telle idée de la "nature humaine" convient à merveille, bien sûr, à la classe dominante puisqu'elle justifie sa domination de classe et empêche la classe ouvrière d'identifier clairement le véritable responsable de la misère et des massacres qui accablent l'humanité aujourd'hui. Elle n'a rien à voir par contre avec la réalité : contrairement aux autres espèces animales, dont la "nature" (c'est-à-dire le comportement) est déterminée par leur environnement naturel, la "nature humaine" est de plus en plus déterminée, au fur et à mesure que sa domination sur la nature avance, non pas par son environnement naturel mais par son environnement social.
Les rapports transformés entre l'homme et la nature
Les trois points mentionnés ci-dessus ne sont qu'une esquisse extrêmement sommaire. Ils ont néanmoins de profondes implications pour la société communiste du futur. Il est vrai que les marxistes ont toujours résisté à la tentation d'élaborer des "recettes our l'avenir", premièrement parce que c'est le mouvement réel des grandes masses de l'humanité qui créera le communisme et, deuxièmement, parce que nous ne pouvons imaginer ce que sera une société communiste encore moins qu'un paysan du 11ème siècle ne pouvait imaginer le monde capitaliste. Ceci ne nous empêche pas, par contre, de dégager (de façon très sommaire ici, faute de place) quelques grandes lignes qui découlent de ce que nous venons de dire. Le changement le plus radical viendra probablement de la disparition de la contradiction entre l'être humain et le travail. La société capitaliste a élevé à son plus haut point la contradiction - qui a toujours existé dans les sociétés de classe - entre le travail, c'est-à-dire l'activité qu'on n'entreprend que contraint et forcé, et le loisir, c'est-à-dire le temps où on est libre (de façon très limitée) de choisir son activité (13). La contrainte vient d'une part de la pénurie imposée par les limites de la productivité du travail et, d'autre part, du fait qu'une partie du fruit du travail est accaparée par la classe exploiteuse. Dans le communisme, ces contraintes n'existent plus : pour la première fois dans l'histoire, l'être humain pourra produire en toute liberté, et la production sera entièrement axée vers la satisfaction des besoins humains. On peut même envisager que les mots "travail" et "loisir" disparaîtront du langage, puisque aucune activité ne sera entreprise sous la contrainte. La décision de produire ou de ne pas produire une chose dépendra non seulement de l'utilité de la chose en elle-même, mais aussi du degré de plaisir ou d'intérêt que pourra apporter le processus même de production. L'idée même de la "satisfaction des besoins" changera de nature. Les besoins de base (se nourrir, se vêtir, s'abriter pris dans leur sens primaire) occuperont une place proportionnellement de moins en moins importante, alors que s'affirmeront de plus en plus des besoins déterminés par l'évolution sociale de l'espèce. Ainsi on mettra fin à la distinction entre le travail "artistique" et celui qui ne l'est pas. Le capitalisme est la société qui a exacerbé à son plus haut point la contradiction entre "l'art" et le "non-art". L'immense majorité des artistes de l'histoire est restée anonyme, ce n'est qu'avec la montée du capitalisme que l'artiste commence à signer son travail, et que l'art commence à être une activité spécifique séparée de la production quotidienne. Aujourd'hui cette tendance est à son paroxysme, avec une séparation quasi-totale entre les "beaux-arts" d'un côté (incompréhensibles pour la grande majorité de la population et réservés à une petite minorité intellectuelle), et la production artistique industrialisée dans la publicité et la "culture pop" de l'autre, les deux, de toutes façons, étant réservés aux "loisirs". Tout ceci n'est que le fruit de la contradiction dans le capitalisme entre l'être humain et son travail. Avec la disparition de cette contradiction, disparaîtra aussi la contradiction entre la production "utile" et la production "artistique". La beauté, la satisfaction des sens et de l'esprit, seront des besoins aussi fondamentaux de l'être humain que le processus productif devra satisfaire (14). L'éducation aussi changera totalement de nature. Dans toute société, le but de l'éducation des jeunes est de leur permettre de prendre leur place dans la société adulte. Sous le capitalisme, "prendre sa place dans le monde adulte" veut dire prendre sa place dans un système d'exploitation brutal, où celui qui n'est pas rentable n'a, justement, aucune place. Le but de l'éducation (que les altermondialistes nous assurent ne doit pas être "à vendre") est donc surtout de fournir à la nouvelle génération des capacités qui peuvent être vendues sur le marché, et plus généralement dans cette époque de capitalisme d'Etat de faire en sorte que la nouvelle génération ait la capacité de renforcer le capital national face à ses concurrents sur le marché mondial. Il est aussi évident que le capital n'a absolument aucun intérêt à promouvoir un esprit critique envers sa propre organisation sociale. L'éducation, en somme, n'a d'autre but que de mater les jeunes esprits, et de les couler dans le moule de la société capitaliste et de ses besoins productifs; guère étonnant alors que les écoles ressemblent de plus en plus à des usines, et les professeurs à des ouvriers à la chaîne. Dans le communisme, au contraire, intégrer un jeune dans le monde adulte ne pourra se faire sans un éveil le plus large possible de tous ses sens, physiques et intellectuels. Dans un système de production complètement libéré des exigences de la rentabilité, le monde adulte s'ouvrira à l'enfant au fur et à mesure du développement de ses capacités, et le jeune adulte ne sera plus exposé à l'angoisse de quitter l'école et de se trouver jeté dans la concurrence effrénée du marché de l'emploi. De même qu'il n'y aura plus de contradiction entre "travail" et "loisir", entre "production" et "art", il n'y aura plus de contradiction entre l'école et "le monde du travail". Les mots "école", "usine", "bureau", "galerie d'art", "musée" (15) disparaîtront ou changeront complètement de sens, puisque toute l'activité humaine se fondra dans un effort harmonieux de satisfaction et de développement des besoins et des capacités physiques, intellectuelles et sensorielles de l'espèce.
La responsabilité du prolétariat
Les communistes ne sont pas des utopistes. Nous avons essayé ici de faire une esquisse très brève et nécessairement limitée de ce que devra être la nouvelle société humaine qui naîtra de la société capitaliste actuelle. en ce sens, le slogan des altermondialistes "un autre monde est possible" (voire "d'autres mondes sont possibles") n'est que pure mystification. Il n'y a qu'un seul autre monde possible : le communisme. Mais la naissance de ce nouveau monde n'a rien d'inévitable. En ceci, le capitalisme n'est pas différent des autres sociétés de classe qui l'ont précédé, où "Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte" (16). C'est-à-dire que la révolution communiste, pour nécessaire qu'elle soit, n'a rien d'inévitable. Le passage du capitalisme au monde nouveau ne pourra faire l'économie de la violence de la révolution prolétarienne comme accoucheuse inévitable (17). Mais l'alternative, dans les conditions de décomposition avancée de la société actuelle, c'est la destruction non seulement des deux classes en lutte mais de l'humanité tout entière. D'où l'immense responsabilité qui pèse sur les épaules de la classe révolutionnaire mondiale. Vu de la situation aujourd'hui, le développement de la capacité révolutionnaire du prolétariat peut sembler un rêve tellement lointain que grande est la tentation de faire "quelque chose" maintenant, quitte à se trouver aux côtés des vieilles crapules socialistes et staliniennes, c'est-à-dire de l'aile gauche de l'appareil étatique de la bourgeoisie. Mais pour les minorités révolutionnaires, le réformisme n'est pas un pis-aller, "faute de mieux", c'est la compromission mortelle avec l'ennemi de classe. Le chemin vers la révolution qui pourra créer "un autre monde" sera long et difficile, mais c'est le seul chemin qui existe.
Jens
(1) Politique agricole commune (PAC), un énorme et coûteux système de maintien artificiel des prix payés aux producteurs agricoles européens, au grand dam de leurs concurrents dans les autres pays exportateurs.
(2) Voir https://www.marxists.org/archive/marx/works/1881/05/07.htm [7] : article écrit dans le Labour Standard
(3) Il est particulièrement piquant de lire dans les pages d'Alternative Libertaire, un groupe anarchiste français, "que nous voulons la manifestation la plus importante possible pour leur faire entendre une nouvelle fois que nous ne voulons pas de l'Europe capitaliste et policière" (Alternative Libertaire n°123, novembre 2003) alors que tout le FSE est financé par l'Etat et tourne autour de la mystification du renforcement des Etats européens pour prétendument protéger les "citoyens" contre la grande industrie. Comme quoi il n'y a aucune incompatibilité dans les faits entre l'anarchisme et la défense de l'Etat !
(4) Beaucoup parmi les villes concernées étant tenus par le Parti communiste français.
(5) Comme le disait Bismarck : "J'ai toujours rencontré le mot 'Europe' dans la bouche de ces politiciens qui exigeaient quelque chose des autres puissances qu'ils n'osaient pas demander en leur nom propre " (cité dans The Economist du 3/1/04).
(6) Defence Advanced Research Projects Agency
(7) Grand ponte du mouvement alter-mondialiste, auteur d'un Manifesto for a new world.
(8) On ne pourra jamais trop souligner l'extraordinaire puissance et prescience du Manifeste Communiste qui a jeté les fondations d'une compréhension scientifique du mouvement vers le communisme. Le Manifeste lui-même fait partie de l'effort du mouvement ouvrier depuis ses débuts, et qui a continué depuis le Manifeste, pour percevoir plus profondément la nature de la révolution vers laquelle il tendait ses forces. Nous avons fait la chronique de ces efforts dans notre série "Le communisme n'est pas un bel idéal mais une nécessité matérielle", publiée dans cette Revue.
(9) "A la place de l'isolement d'autrefois des régions et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et il en va des productions de l'esprit comme de la production matérielle. Les oeuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété commune de toutes. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles ; et de la multiplicté des littératures nationales et locales naît une littérature universelle." (Manifeste)
(10) "Une épidémie qui, à toute autre époque, eût semblé une absurdité, s'abat sur la société - l'épidémie de la surproduction. La société se trouve subitement ramenée à un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous ses moyens de subsistance ; l'industrie et le commerce semblent anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne favorisent plus le régime de la propriété bourgeoise ; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce régime qui alors leur fait obstacle." (Manifeste Communiste)
(11) Nous ne pouvons pas rentrer dans le détail ici, mais signalons seulement que ceci est une notion à manier avec précaution, puisque même les besoins "de base" sont déterminés socialement : les besoins en logement ou en nourriture n'étant pas les mêmes pour l'homme de Cro-Magnon et l'homme moderne, par exemple, ni satisfaits de la même manière ni avec les mêmes outils.
(12) C'est en fait l'image même de ce qui s'est passé avec la défaite de la révolution russe d'octobre 1917 : le fait que beaucoup des nouveaux dirigeants (Brejnev par exemple) ont été ouvriers ou enfants d'ouvriers a pu accréditer l'idée qu'une révolution communiste qui hisserait la classe ouvrière au pouvoir ne ferait en fait qu'installer une nouvelle classe dirigeante, "prolétarienne" en quelque sorte. C'est une idée savamment entretenue par toutes les fractions de la bourgeoisie, de droite comme de gauche, que de faire croire que l'URSS était "communiste" et que ses dirigeants étaient autre chose qu'une fraction de la bourgeoisie mondiale. Mais la réalité, c'est que la contre-révolution stalinienne a de nouveau mis au pouvoir une classe bourgeoise ; le fait que beaucoup des membres de cette nouvelle bourgeoisie étaient originaires du prolétariat ou de la paysannerie n'y change strictement rien, pas plus que quand un fils d'ouvrier devient chef d'entreprise.
(13) Il est significatif que l'origine même du mot "travail" se trouve dans le mot latin "tripalium" qui signifie un instrument de torture.
(14) Au FSL, un anarchiste a voulu, très doctement, nous faire la leçon sur la différence entre les marxistes qui privilégieraient le "homo faber" ("l'homme qui fabrique") et les anarchistes qui privilégieraient le "homo ludens" ("l'homme qui joue"). Mais ce n'est pas parce qu'on s'exprime en latin qu'une ânerie est moins une ânerie.
(15) Et, a fortiori, "prison", "geôle", "bagne", ou "camp de concentration".
(16) Manifeste Communiste
(17) Pour une vision beaucoup plus développée, voir notre série sur le communisme mentionnée ci-dessus, et en particulier la partie publiée dans la Revue Internationale n°70.
Il y a cent ans, en juillet-août 1903, le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) tenait son Deuxième Congrès - pas en Russie, car c'était impossible du fait de la répression tsariste, mais en Belgique et en Angleterre. Même là, il a fallu que le Congrès change de lieu en cours de déroulement à cause de l'étroite surveillance exercée par la police "démocratique" belge. Ce Congrès est resté dans l'histoire comme celui de la scission entre les bolcheviks et mencheviks. Les historiens de la classe dominante donnent plusieurs interprétations de cette scission. Pour les uns - que nous pourrions appeler l'école de pensée d'Orlando Figes qui considère la révolution de 1917 comme un pur désastre - l'émergence du bolchevisme a évidemment été "une très mauvaise chose" (1). Pour eux, si Lénine et sa bande de fanatiques, plus proches de Netchaïev et du terrorisme russe originel que du socialisme international, n'avaient pas privé la social-démocratie de toute démocratie, si c'était le menchevisme et non le bolchevisme qui avait triomphé en 1917, nous aurions été épargnés non seulement de l'horrible guerre civile de 1918-21, non seulement de la terreur stalinienne des années 1930 et 40 qui fut l'inévitable conséquence de la cruauté bolchevique, mais selon toute probabilité, de Hitler, de la Deuxième Guerre mondiale, de la Guerre froide et, très certainement aussi, de Saddam Hussein et de la Guerre du Golfe. Le seul autre courant qui partage une telle haine anti-bolchevique, ce sont les anarchistes. Pour eux, le bolchevisme a pris en otage la vraie révolution de 1917 ; s'il n'y avait pas eu Lénine et sa vision autoritaire héritée d'un Marx, à peine moins autoritaire que lui, s'il n'y avait pas eu le parti bolchevique qui, comme tous les partis, n'a d'autre but que de s'emparer du pouvoir dans son propre intérêt, nous serions libres aujourd'hui, probablement en train de vivre dans une fédération mondiale de communautés... L'anti-bolchevisme est l'une des caractéristiques distinctives de toutes les variétés d'anarchisme ; sous la forme caricaturale dépeinte ci-dessus ou bien sous des formes bien plus sophistiquées, qui aujourd'hui se qualifient de communistes anti-léninistes, d'autonomistes, etc., toutes sont d'accord sur le fait que la dernière chose dont a besoin la classe ouvrière, c'est d'un parti politique du modèle bolchevique.
Lorsque les organisations communistes ne sont pas considérées par l'idéologie bourgeoise et son reflet anarchiste petit-bourgeois comme des conspirations diaboliques et toutes puissantes ayant porté d'énormes préjudices aux intérêts de l'humanité, elles sont vues comme des cultes risibles, impuissants, bizarres, semi-religieux que, de toutes façons, personne ne suit ; des théoriciens en chambre utopistes et coupés de la réalité ; d'incurables sectaires prêts à scissionner et à se poignarder dans le dos entre eux à la moindre occasion. Le Congrès de 1903 apporte en abondance de l'eau au moulin de ce genre d'arguments : le bolchevisme ne trouve-t-il pas son origine dans un obscur débat autour d'une simple phrase dans les statuts du parti à propos de qui est et qui n'est pas membre du parti ; pire encore, la rupture : une querelle de personnes sur qui devait ou ne devait pas faire partie du Comité de rédaction de l'Iskra, qui a provoqué la séparation finale entre bolcheviks et mencheviks. Ceci devrait constituer une preuve suffisante de la futilité et même de l'impossibilité de construire un parti révolutionnaire qui ne soit pas dominé par les factions, et ne devienne le champ de bataille d'ambitions égoïstes, ce que sont tous les partis bourgeois. Pourtant, nous persistons, avec Lénine, et nous considérons le Congrès de 1903 comme un moment très important de l'histoire de notre classe, et la scission entre bolchevisme et menchevisme comme l'expression de tendances sous-jacentes profondes au sein du mouvement ouvrier, pas seulement en Russie mais sur toute la planète.
Comme nous l'avons développé dans d'autres articles de la Revue internationale (voir celui sur la grève de masse de 1905 dans la Revue n°90), les toutes premières années du 20e siècle ont constitué une phase transitoire dans la vie du capitalisme mondial. Le mode de production bourgeois avait atteint des sommets sans précédent : il avait unifié le globe à un degré inconnu dans l'histoire de l'humanité ; il avait obtenu des niveaux de productivité et de sophistication technologique auxquels on aurait à peine rêvé dans les époques passées ; au tournant du siècle, il semblait atteindre de nouveaux sommets avec la généralisation de l'électricité, du télégraphe, de la radio, du téléphone, avec le développement de l'automobile et de l'aviation. Ces avancées technologiques étourdissantes s'accompagnaient de réalisations formidables sur le plan intellectuel - par exemple, en 1900, Freud publiait L'interprétation des rêves, en 1905, Einstein la Théorie générale de la relativité. Cependant, alors que ce qu'on appelait "La Belle Époque" semblait être à son apogée, de sombres nuages s'amoncelaient par ailleurs. Le monde était certes unifié, mais c'était dans l'intérêt des puissances impérialistes en concurrence, et il devenait de plus en plus évident que le monde était devenu trop étroit pour que ces empires continuent à s'étendre sans finir par se mesurer les uns aux autres dans des confrontations violentes. La Grande-Bretagne et l'Allemagne s'étaient déjà lancées dans la course aux armements qui présageait la guerre mondiale de 1914 ; les Etats-Unis qui s'étaient jusqu'alors contentés de s'étendre dans leurs propres territoires à l'ouest, s'étaient engagés dans les Olympiades impérialistes en 1898 avec la guerre contre l'Espagne à propos de Cuba ; en 1904, l'empire tsariste était entré en guerre avec la puissance montante du Japon. Entre-temps, le spectre de la guerre de classe avait commencé à secouer ses chaînes : de plus en plus insatisfaite des bonnes vieilles méthodes du syndicalisme et de la réforme parlementaire, ressentant dans sa chair l'incapacité croissante du capitalisme à faire des concessions économiques et politiques à ses revendications, la classe ouvrière dans de nombreux pays s'était engagée dans des mouvements de grève de masse qui avaient souvent surpris et inquiété ceux qui étaient maintenant les chefs respectables du syndicalisme. Ce mouvement a touché beaucoup de pays à la fin des années 1890 et au début des années 1900 comme l'a montré l'apport fondamental de Rosa Luxemburg dans son ouvrage Grève de masse, partis et syndicats, mais c'est en Russie, en 1905, qu'il a atteint son sommet, qu'il a donné naissance aux premiers soviets et ébranlé le régime tsariste jusque dans ses fondations. En somme, le capitalisme avait peut-être atteint son zénith, mais les signes de son déclin historique irréversible devenaient de plus en plus clairs. Le texte de Luxemburg constituait aussi une polémique directement dirigée contre les membres du parti qui étaient incapables de voir les signes d'une époque nouvelle, voulaient que le parti mette tout son poids dans la lutte syndicale et considéraient les questions politiques comme essentiellement restreintes à la sphère parlementaire. Dans les années 1890, elle avait déjà mené le combat contre les "révisionnistes" du parti - personnifiés par Édouard Bernstein et par son livre Socialisme théorique et social-démocratie pratique - qui considéraient que la longue et relativement pacifique période de développement du capitalisme était une réfutation des prévisions de Marx sur la crise catastrophique. Ils avaient donc "révisé" l'insistance de Marx sur la nécessité de renversement révolutionnaire du système. Ils concluaient que la social-démocratie devait se reconnaître pour ce qu'elle était devenue de plus en plus : un parti réformiste radical qui pouvait obtenir une amélioration ininterrompue des conditions de vie de la classe ouvrière et même un développement pacifique et harmonieux vers un ordre socialiste. A l'époque, Luxemburg avait été soutenue, avec plus ou moins de vigueur, contre cette remise en cause ouvertement opportuniste du marxisme par le centre du parti autour de Karl Kautsky qui s'en tenait au point de vue "orthodoxe", selon lequel le système capitaliste était condamné à faire l'expérience de crises économiques de plus en plus graves et la classe ouvrière devait se préparer à prendre le pouvoir en main. Mais ce centre qui voyait la "révolution" comme un processus essentiellement pacifique et même légal, se révéla rapidement incapable de comprendre l'importance de la grève de masse et de l'insurrection en Russie en 1905 - phénomènes qui annonçaient la nouvelle époque de révolution sociale dans laquelle les anciennes méthodes et structures de la période ascendante étaient non seulement insuffisantes, mais allaient s'avérer être des entraves à la lutte contre le capitalisme. Dans ses analyses, Luxemburg montrait que dans cette nouvelle époque, la tâche principale du parti n'était pas d'organiser la majorité de la classe dans ses rangs ni de gagner la majorité démocratique sur le terrain parlementaire, mais d'assumer le rôle de direction politique dans des mouvements de grève de masse largement spontanés. Anton Pannekoek développa plus avant ce point de vue pour montrer que la logique ultime de la grève de masse était la destruction de l'appareil d'État existant. La réaction des bureaucraties syndicales et du parti face à ce nouveau point de vue radical - réaction basée sur un profond conservatisme, une peur de la lutte de classe ouverte et une accommodation croissante à la société bourgeoise - présageait la scission inévitable qui allait avoir lieu dans le mouvement ouvrier pendant les événements de 1914 et 1917, lorsque la droite du parti d'abord, puis le centre finirent par rejoindre les forces de la guerre impérialiste et de la contre-révolution contre les intérêts internationalistes de la classe ouvrière.
En Russie, le mouvement ouvrier, quoique beaucoup plus jeune et moins "développé" qu'en occident, ressentait les mêmes pressions et les mêmes contradictions. Comme les révisionnistes du SPD, Strouvé, Tougan-Baranovski et d'autres propageaient une version "inoffensive" du marxisme - un marxisme "légal" qui vidait la vision mondiale du prolétariat de son contenu révolutionnaire et la réduisait à un système d'analyse économique. Dans son essence, le marxisme légal argumentait en faveur du développement du capitalisme en Russie. Cette forme d'opportunisme, acceptable par le régime tsariste, n'avait pas un grand écho chez les ouvriers russes qui étaient confrontés à des conditions de pauvreté et de répression épouvantables et ne pouvaient quasiment pas remettre à plus tard leurs revendications immédiates de défense de leurs conditions de vie alors qu'une forme extrêmement brutale d'industrialisation capitaliste s'imposait à eux. Dans ces conditions, une forme plus subtile d'opportunisme commença à s'enraciner - la tendance connue sous le nom d'"économisme". De même que les adeptes de Bernstein pour qui "Le mouvement est tout, le but n'est rien", les économistes tels que ceux qui étaient regroupés autour du journal Rabotchaïa Mysl vénéraient aussi le mouvement immédiat de la classe ; mais comme il n'y avait pas en Russie de tribune parlementaire à défendre, cet immédiatisme se restreignait essentiellement à la lutte quotidienne dans les usines. Pour les économistes, les ouvriers étaient principalement intéressés par les besoins matériels, avoir du pain. Pour ce courant, l'orientation politique se réduisait essentiellement à réaliser un régime parlementaire bourgeois et était principalement considérée comme une tâche d'opposition libérale. Comme le dit le Credo économiste écrit par E.D. Kouskova : "Pour les marxistes russes, il n'y a qu'une seule voie : participer et assister les luttes économiques du prolétariat ; et participer à l'opposition libérale". Dans cette vision extrêmement étroite et mécanique du mouvement prolétarien, la conscience de classe, si elle devait se développer à l'échelle mondiale, surgirait de toutes façons d'un accroissement des luttes économiques. Et puisque c'était l'usine, ou la localité, qui constituait le terrain principal de ces escarmouches immédiates, la meilleure forme pour y intervenir était celle du cercle local. C'était aussi une façon de s'incliner devant les faits immédiats puisque le mouvement socialiste russe avait, pendant les premières décennies de son existence, été dispersé dans une pléthore de cercles locaux, amateurs, souvent éphémères avec des relations très lâches et n'ayant entre eux que des liens très vagues. Le principal but du livre de Lénine, Que faire ?, publié en 1902 était de s'opposer à cette tendance économiste. Lénine y combat l'idée que la conscience socialiste ne surgirait que des luttes quotidiennes ; il défend qu'elle nécessite l'intervention de la classe ouvrière sur un terrain politique. Elle n'est pas simplement engendrée à partir du rapport immédiat entre l'ouvrier et son patron, mais elle est le produit de la lutte globale entre les classes - et donc du rapport plus général entre la classe ouvrière dans son ensemble et la classe dominante dans son ensemble, ainsi que du rapport entre la classe ouvrière et l'ensemble des autres classes opprimées par l'autocratie (2).
Le développement de la conscience de classe révolutionnaire requiert en particulier la construction d'un parti révolutionnaire déclaré, unifié et centralisé, un parti qui ait dépassé le stade des cercles et de l'esprit de cercle et la vision limitée, personnalisée, qui va avec. Contrairement à la vision économiste qui réduit le parti à un simple accessoire ou à être à la "queue" des luttes économiques, à peine distinct d'autres formes d'organisations ouvrières plus immédiates et générales comme les syndicats, un parti prolétarien existe avant tout pour mener le prolétariat du terrain économique au terrain politique. Pour accomplir cette tâche, le parti doit être une "organisation de révolutionnaires" et non une "organisation d'ouvriers". Alors que dans cette dernière, le seul critère de participation c'est d'être un ouvrier qui veut défendre les intérêts de classe immédiats, dans la première, il faut des "révolutionnaires professionnels" (3), des militants révolutionnaires travaillant à l'unisson, sans considération pour leurs origines sociologiques.
Évidemment, Que faire ? est connu de façon notoire pour les formulations sur la conscience qu'a utilisées Lénine - en particulier son emprunt à Kautsky de la notion selon laquelle "l'idéologie" socialiste serait le produit de l'intelligentsia des classes moyennes, ce qui mène à l'idée que la conscience de la classe ouvrière est "spontanément" bourgeoise. On a beaucoup parlé de cette erreur qui constitue une concession à une vision purement immédiatiste (elle est en quelque sorte le pendant de la vision économiste) dans laquelle on ne voit dans la classe ouvrière rien de plus que ce qu'elle est "maintenant", sur les lieux de travail, et où on perd de vue qu'elle est une classe historique dont la lutte contient aussi l'élaboration de la théorie révolutionnaire. Lénine a vite corrigé la plupart de ces erreurs - il avait déjà commencé à la faire lors du Deuxième Congrès. C'est là qu'il a admis pour la première fois avoir "tordu la barre" dans son argumentation contre les économistes, qu'il a affirmé que les ouvriers pouvaient tout à fait participer à l'élaboration de la pensée socialiste et souligné que sans l'intervention des révolutionnaires, la conscience qui surgit spontanément de la classe est constamment "dévoyée" par l'idéologie bourgeoise grâce à l'action active de la bourgeoisie. Lénine devait aller plus loin dans ces clarifications après l'expérience de la révolution de 1905 en Russie. Mais de toutes façons, le point essentiel de la critique de l'économisme reste valable : la conscience de classe ne peut qu'être la compréhension par le prolétariat de sa position historique et globale et ne peut s'épanouir sans le travail organisé des révolutionnaires. Il est aussi important de comprendre que Lénine n'a pas écrit Que faire ? en tant que simple individu mais comme représentant du courant autour du journal l'Iskra qui défendait la nécessité de mettre fin à la phase des cercles et de former un parti centralisé ayant un programme politique défini, organisé autour d'un journal combatif. Les iskristes ont participé au Deuxième Congrès en tant que tendance unifiée et les délégués qui soutenaient cette orientation constituaient clairement la majorité, à laquelle s'opposait principalement l'aile droite constituée par le groupe Rabotchié Diélo avec Martynov et Akimov qui étaient fortement influencés par l'économisme, et par les représentants d'une forme de "séparatisme" juif. - le Bund. Il est vrai, comme le relate I. Deutscher dans le premier volume de sa biographie de Trotsky, qu'il existait déjà un certain nombre de tensions et de différences entre les membres du groupe dominant de l'Iskra, mais il existait, ou semblait exister, un accord général avec la démarche défendue dans le livre de Lénine. Cet accord s'est exprimé pendant une grande partie du Congrès. Cependant, vers la fin du Congrès, non seulement le groupe autour de l'Iskra a scissionné, mais l'ensemble du parti a été secoué par la rupture historique entre bolchevisme et menchevisme qui, malgré plusieurs tentatives au cours des dix années qui suivirent, n'a jamais pu être surmontée. Dans Un pas en avant, deux pas en arrière (paru en 1904), Lénine nous présente une analyse très précise des différents courants dans le Congrès du Parti. Le Congrès avait commencé avec une division entre trois courants, le groupe autour de l'Iskra, l'aile droite des anti-iskristes, et "les éléments instables et hésitants" que Lénine qualifie de "marais" - et qu'en général on appelle centrisme dans l'histoire du mouvement ouvrier - qui ont fini par présenter les arguments de la droite ouvertement opportuniste (4) dans un nouvel emballage. De plus, du point de vue de Lénine, les caractéristiques du marais coïncidaient en grande partie avec l'influence excessive, pendant la période des cercles, des intellectuels - une couche petite-bourgeoise organiquement prédisposée à l'individualisme et à "l'anarchisme de grand seigneur" qui dédaigne la discipline collective d'une organisation prolétarienne.
Cette scission devait ensuite s'approfondir dans de profondes divergences programmatiques sur la nature de la révolution russe à venir ; en 1917, elles allaient constituer une frontière entre les classes. Cependant, elles n'ont pas commencé par le niveau programmatique le plus général, mais essentiellement sur la question d'organisation. Les principaux points à l'ordre du jour du Congrès étaient les suivants : - adoption du programme - adoption des statuts - confirmation de l'Iskra comme organe central (littéralement, cela voulait dire que l'Iskra était la publication dirigeante du parti ; il y avait en même temps un accord général sur le fait que le comité de rédaction de l'Iskra serait aussi l'organe central du parti au sens politique, puisque le comité central établi par le Congrès devait avoir en Russie un rôle principalement organisationnel). La discussion sur le programme a été quasiment ignorée par l'histoire, de façon injuste en fait. Il est sûr que le programme de 1903 reflète fortement la phase de transition dans la vie du capitalisme, entre l'ascendance et la décadence et, en particulier, l'attente d'une sorte de révolution bourgeoise en Russie (même si on n'attendait pas que la bourgeoisie y joue un rôle dirigeant). Mais il y a plus que ça dans le programme de 1903 : il était en réalité le premier programme marxiste à utiliser les termes de dictature du prolétariat - question significative dans la mesure où l'un des thèmes explicites du Congrès a été le combat contre le "démocratisme" dans le parti ainsi que dans l'ensemble du processus révolutionnaire (Plekhanov, par exemple, avait défendu l'idée qu'un gouvernement révolutionnaire ne devait avoir aucune hésitation à disperser une assemblée constituante ayant une majorité conservatrice, comme l'ont défendu les bolcheviks en 1918 - bien qu'à ce moment-là, Plekhanov fût devenu un défenseur enragé de la démocratie contre la dictature du prolétariat). La question de la "dictature" était également liée au débat sur la conscience de classe, comme avec les conseillistes dans une période plus récente. Akimov voyait précisément le danger d'une dictature du parti sur les ouvriers dans la formulation de Lénine de Que faire ? Nous avons déjà brièvement abordé cette question plus haut, mais la discussion au Congrès - en particulier la critique du point de vue de Lénine par Martynov - devra être traitée dans un autre article car, aussi surprenant que cela puisse paraître, l'intervention de Martynov est en réalité l'une des plus théoriques dans tout le Congrès et porte beaucoup de critiques correctes aux formulations de Lénine, sans jamais comprendre la question centrale à laquelle ces formulations s'adressaient. Mais ce n'est pas cette question qui a provoqué la scission au sein de la tendance de l'Iskra. Au contraire, à cette étape du déroulement, les iskristes étaient unis dans la défense du programme et de la nécessité d'un parti unifié, face aux critiques de l'aile droite, des éléments ouvertement démocratistes qui se méfiaient des termes mêmes de "dictature du prolétariat" et qui, sur le plan organisationnel, étaient favorables à l'autonomie locale contre des prises de décision centralisées. Une autre question importante abordée très tôt durant le congrès a reçu une réponse unie de la part des iskristes : la place du Bund dans le parti. Le Bund demandait des "droits exclusifs" pour les tâches d'intervention dans le prolétariat juif en Russie ; alors que toute la volonté du Congrès était de former un parti pour toute la Russie, les revendications du Bund revenaient à un projet de parti séparé pour les ouvriers juifs. Ceci fut réfuté par Martov, Trotsky et d'autres, la majorité d'entre eux venant eux-mêmes d'un milieu juif. Ils montrèrent sans détour les dangers des conceptions du Bund. Si chaque groupe national ou ethnique de Russie devait revendiquer la même chose, on aboutirait à un état de dispersion pire que la fragmentation qui prévalait avec les cercles locaux et le prolétariat serait entièrement divisé selon des critères nationaux. Evidemment, ce qui fut proposé au Bund va bien au-delà de ce qui pourrait être acceptable aujourd'hui (une "autonomie" pour le Bund au sein du Parti). Mais l'autonomie se distinguait clairement du fédéralisme : ce dernier signifiait "un parti au sein du Parti" ; l'autonomie, un corps chargé d'une sphère d'intervention particulière mais entièrement subordonné à l'autorité d'ensemble du parti. C'était donc déjà une défense claire des principes organisationnels. La division commença - même si elle ne se conclut pas- sur la question des statuts. Le sujet de discorde - la différence entre la définition par Martov de ce qu'est un membre du parti et celle de Lénine- portait sur un point de formulation qui peut paraître extrêmement subtil (et en fait ni Martov, ni Lénine n'étaient prêts à se diviser sur cette question). Mais derrière résidaient deux conceptions totalement différentes du parti, montrant qu'il n'y avait pas eu un véritable accord avec le Que faire ? au sein du groupe de l'Iskra. Rappelons les formulations. Celle de Martov dit : "Est membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie celui qui accepte son programme, soutient le parti financièrement et lui apporte une assistance personnelle régulière sous la direction d'une de ses organisations". Celle de Lénine : "Est membre du Parti celui qui accepte son programme et qui soutient le parti à la fois financièrement et par sa participation personnelle dans l'une des organisations du parti". Le débat sur ces formulations a montré la véritable profondeur des différences sur la question organisationnelle - et l'unité essentielle entre la droite ouvertement opportuniste et le "marais centriste". Il s'est centré sur la distinction entre "apporter une assistance" au parti et "y participer personnellement" - distinction entre ceux qui soutiennent simplement et sympathisent avec le Parti et ceux qui sont devenus des militants du Parti. Ainsi, à la suite de l'intervention d'Akimov sur le professeur hypothétique qui soutiendrait le Parti et à qui devait être conféré le droit de s'appeler un social-démocrate, Martov affirmait que : "Plus le titre de membre du Parti sera étendu, mieux ce sera. Nous ne pouvons que nous réjouir si chaque gréviste, chaque manifestant, répondant de ses actions, peut se proclamer membre du parti". (1903, "procès-verbal du second Congrès du POSDR"). Ces deux démarches traduisent le désir de construire un "grand" parti sur le modèle allemand ; implicitement, un parti capable de devenir une force politique sérieuse au sein plutôt que contre la société bourgeoise. La réponse de Lénine à Akimov, à Martov - et à Trotsky qui avait déjà viré vers le marais à ce moment-là - reprend l'essentiel des arguments de Que faire ? : "Mes formulations restreignent-elles ou élargissent-elles le concept de membre du parti ?...Mes formulations restreignent ce concept alors que celles de Martov l'élargissent, car ce qui distingue ce concept c'est (pour utiliser correctement sa propre expression), son 'élasticité'. Et dans la période de la vie du parti que nous traversons, c'est justement cette "élasticité" qui ouvre le plus certainement la porte à tous les éléments de confusion, d'hésitation et d'opportunisme... Sauvegarder la fermeté de la ligne du parti et la pureté de ses principes est devenu maintenant d'autant plus urgent, qu'avec la restauration de son unité, le parti va recruter des éléments instables dont le nombre va s'accroître avec la croissance du parti. Le camarade Trotsky a compris de façon très incorrecte les idées fondamentales de mon livre Que faire ? quand il parle du parti comme n'étant pas une organisation conspiratrice. Il oublie que dans mon livre, je défends toute une série d'organisations de différents types, des plus secrètes et exclusives aux plus lâches et 'larges'. Il oublie que le parti ne doit être que l'avant-garde, la direction de la grande masse de la classe ouvrière qui, dans son ensemble (ou presque dans son ensemble), travaille sous la direction et le contrôle des organisations du parti mais qui, dans son ensemble, n'appartient pas et ne doit pas appartenir au parti." (Ibid.). L'expérience de 1905 et surtout de 1917 allait donner totalement raison à Lénine sur ce point. La classe ouvrière allait créer ses propres organes de lutte dans le feu de la révolution - les comités d'usine, les soviets, les milices ouvrières - et ce sont ces organes qui regroupent l'ensemble de la classe. Mais précisément à cause de cela, le niveau de conscience dans ces organes est extrêmement hétérogène et inévitablement influencé et infiltré par l'idéologie et les agents de la classe dominante. D'où la nécessité pour la minorité des révolutionnaires conscients de s'organiser dans un parti distinct au sein de ces organes de masse, un parti qui ne soit pas sujet à des confusions et des hésitations temporaires de la classe mais soit armé d'une vision cohérente des buts historiques et des méthodes du prolétariat. Les conceptions "élastiques" des mencheviks au contraire allaient mener à un tel manque de fermeté qu'elles allaient devenir au mieux un facteur de confusion, au pire le véhicule des schémas de la contre-révolution. Il a été défendu que la conception "étroite" du parti par Lénine, son rejet du modèle large, en vogue dans la social-démocratie européenne à l'époque, était le produit de traditions et de conditions spécifiques russes : l'héritage conspiratif du groupe terroriste La Volonté du Peuple (le frère de Lénine avait appartenu à ce courant et avait été pendu à cause de sa participation à une tentative d'assassinat du Tsar) ; les conditions de répression intense qui rendait impossible l'existence d'une organisation légale. Mais il est bien plus juste de dire que la vision de Lénine du parti en tant qu'avant-garde révolutionnaire politiquement claire et déterminée correspondait à des conditions qui allaient devenir de plus en plus internationales - les conditions de la décadence du capitalisme au cours de laquelle le système allait prendre une forme de plus en plus totalitaire, mettant hors la loi toute organisation permanente de masse et faisant encore plus ressortir le caractère minoritaire des organisations communistes. En particulier, la nouvelle époque était celle dans laquelle le rôle du parti - comme Rosa Luxemburg l'a rendu clair- n'était pas d'englober et d'organiser l'ensemble de la classe mais de jouer le rôle de direction politique dans les mouvements de classe explosifs, déchaînés par la crise du capitalisme. Dans un autre article, nous verrons que Rosa Luxemburg a totalement mal compris la signification de la scission de 1903 et a soutenu les mencheviks contre Lénine. Mais au-delà de ces différences, il existait une profonde convergence qui devait devenir évidente dans le feu de la révolution elle-même.
Revenons au débat sur les statuts. A cette étape du Congrès, avant le départ du Bund et des économistes, une petite majorité s'est dégagée en faveur de la formulation de Martov. La véritable scission a eu lieu sur une question apparemment bien plus triviale : qui devait faire partie du comité de rédaction de l'Iskra. ? La réaction quasi hystérique à la proposition de Lénine de remplacer l'ancienne équipe de six (Lénine, Martov, Plekhanov, Axelrod, Potressov et Zassoulitch) par une équipe de trois (Lénine, Martov et Plekhanov) permet de mesurer le poids de l'esprit de cercle dans le Parti, de l'incapacité à saisir ce que veut dire réellement l'esprit de parti non en général mais dans son sens le plus concret. Dans Un pas en avant, deux pas en arrière, Lénine résume de façon magistrale ce qui distingue l'esprit de cercle de l'esprit de parti : "La rédaction de la nouvelle Iskra tire argument contre Alexandrov en affirmant sentencieusement que la 'confiance est une chose délicate qu'on ne saurait enfoncer de force dans les coeurs et dans les têtes'... Elle ne comprend pas qu'en mettant au premier plan la question de la confiance, - de la confiance tout court, - elle trahit une fois de plus son anarchisme de grand seigneur et son suivisme en matière d'organisation. Quand j'étais uniquement membre d'un cercle, du collège des six rédacteurs ou de l'organisation de l'Iskra, j'avais le droit, afin de justifier, par exemple, mon refus de travailler avec X, d'invoquer seulement ma défiance incontrôlée, non motivée. Devenu membre du Parti, je n'ai pas le droit d'invoquer uniquement une vague défiance, car ce serait ouvrir toute grande la porte à toutes les lubies et à toutes les extravagances des anciens cercles ; je suis obligé de motiver ma 'confiance' ou ma 'défiance' par un argument formel, c'est-à-dire de me référer à telle ou telle disposition formellement établie de notre programme, de notre tactique, de nos statuts. Mon devoir est de ne plus me borner à un ' je fais confiance' ou 'je ne fais pas confiance' incontrôlé, mais de reconnaître que je suis comptable sur mes décisions, et qu'une fraction quelconque du Parti l'est des siennes, devant l'ensemble du Parti ; je dois suivre la voie formellement prescrite pour exprimer ma 'défiance', pour faire triompher les idées et les désirs qui découlent de cette défiance. De la 'confiance' incontrôlée, propre aux cercles, nous nous sommes élevés à une conception de parti qui réclame l'observation de formes strictes et de motifs déterminés pour exprimer et vérifier la confiance." Une question centrale dans la controverse sur la composition du comité de rédaction était l'attachement sentimental de Martov envers ses amis et camarades de l'ancienne Iskra, et sa méfiance grandissante et infondée envers les véritables motivations de Lénine quand ce dernier défend les raisons pour lesquelles ils n'ont pas à être renommés dans la nouvelle équipe. Tout l'épisode démontre une incapacité choquante de la part de révolutionnaires expérimentés comme Martov et Trotsky d'aller au-delà des sentiments d'orgueil blessé ou de sympathie purement personnelle et à mettre les intérêts politiques du mouvement au-dessus des liens affinitaires. Plekhanov devait faire preuve de la même difficulté plus tard : bien que, durant le Congrès, il soit resté du côté de Lénine, par la suite il a trouvé la dénonciation par Lénine de l'attitude de Martov et Cie trop intransigeante, trop dure et il a changé de camp en cours de route ; ayant obligé Lénine à démissionner de l'équipe de l'Iskra à laquelle il avait été élu par le Congrès, il a remis l'organe du Parti aux mains des mencheviks. Tous les anciens iskristes qui avaient auparavant défendu Lénine contre la droite qui l'accusait de vouloir établir une dictature, un "état de siège" - pour utiliser les termes de Martov - dans le Parti, ne trouvaient plus maintenant de mots assez durs pour dénoncer la politique de Lénine : Robespierre, Bonaparte, autocrate, monarque absolu, etc. Toujours dans Un pas en avant, deux pas en arrière, Lénine définit de façon très éloquente ce genre de réaction et parle du "ton vexé qui perce, traînant et sans discontinuer, dans tous les écrits de tous les opportunistes contemporains en général et de notre minorité en particulier. Ils se voient persécutés, opprimés, brimés, assiégés, esquintés. Considérons en effet les procès-verbaux du Congrès de notre Parti; vous verrez que la minorité est composée de tous les aigris, de tous ceux qui un jour et pour une raison quelconque furent offensés par la social-démocratie révolutionnaire". Lénine montre aussi "une relation psychologique étroite" entre ces réponses, toutes ces grandioses déclamations contre l'autocratie et la dictature dans le parti, et l'état d'esprit opportuniste en général, y compris dans sa démarche sur des questions programmatiques plus générales : "Ce qui prédomine, ce sont de candides déclamations pathétiques contre l'autocratie et le bureaucratisme, contre l'obéissance aveugle, les ressorts et rouages, déclamations candides au point qu'il y est encore très, très difficile de démêler véritablement le côté principe du côté cooptation. Mais plus cela va, et plus les choses se compliquent : les essais d'analyse et de définition exacte du maudit 'bureaucratisme' conduisent inévitablement à l'autonomisme; les essais 'd'approfondissement' et de justification aboutissent nécessairement à la défense de l'état arriéré, au suivisme, à des phrases girondistes. Enfin, apparaît le principe de l'anarchisme, comme le seul principe vraiment déterminé et qui, par conséquent, dans la pratique, ressort avec un relief particulier (la pratique est toujours en avance sur la théorie). Mépris de la discipline - autonomisme - anarchisme, telle est l'échelle que, en matière d'organisation, notre opportunisme descend et remonte, sautant d'un degré à l'autre et se dérobant avec habileté à toute formulation précise de ses principes. C'est exactement la même gradation qui apparaît avec l'opportunisme dans les questions de programme et de tactique : mépris de l'"orthodoxie", de l'étroitesse et de l'immobilisme - 'critique' révisionniste et ministérialisme - démocratie bourgeoise". Le comportement des mencheviks pose aussi la question de la discipline dans le parti sous un autre angle. Bien que, après le départ des (semi) économistes et du Bund, ils aient été une minorité (d'où leur nom) à la fin du Congrès, ils ont fait totalement fi des décisions qu'avait prises le Congrès sur la composition du comité de rédaction de l'Iskra. Martov, par solidarité avec ses amis "évincés", refusa de faire partie du nouveau comité et plus tard, avec sa faction, a mené une politique de boycott de tous les organes centraux tant qu'ils étaient en minorité. Les mencheviks et tous ceux qui les soutenaient au niveau international ont mené une campagne de calomnies contre Lénine, l'accusant notamment de vouloir substituer un organe central tout puissant à la vie démocratique dans le parti. La réalité était très différente : en fait, Lénine défendait clairement l'autorité du vrai centre du parti, le Congrès, que les mencheviks avaient totalement ignoré. Voici comment Lénine définit la vraie question posée derrière les cris des mencheviks sur "la démocratie contre la bureaucratie" : "Le bureaucratisme contre le démocratisme, c'est bien le centralisme contre l'autonomisme; c'est le principe d'organisation de la social-démocratie révolutionnaire par rapport au principe d'organisation des opportunistes de la social-démocratie. Ce dernier tend à s'élever de la base au sommet, et c'est pourquoi il défend partout où il est possible, et autant qu'il est possible, l'autonomisme, le "démocratisme" qui va (chez ceux qui font du zèle à l'excès) jusqu'à l'anarchisme. Le premier tend à émaner du sommet, préconisant l'extension des droits et des pleins pouvoirs de l'organisme central par rapport à la partie. Dans la période de la débandade et des cercles, ce sommet, dont la social-démocratie révolutionnaire s'efforçait de faire son point de départ dans le domaine de l'organisation, était nécessairement un des cercles, le plus influent par son activité et sa fermeté révolutionnaire (en l'espèce, l'organisation de l' Iskra). A l'époque du rétablissement de l'unité véritable du Parti et de la dissolution, dans cette unité, des cercles qui ont fait leur temps, ce sommet est nécessairement le congrès du Parti, organisme suprême de ce dernier. Le congrès groupe dans la mesure du possible tous les représentants des organisations actives et, en désignant les institutions centrales (souvent de façon à satisfaire plutôt les éléments avancés que les éléments retardataires du Parti, à être du goût plutôt de l'aile révolutionnaire que de l'aile opportuniste), il en fait le sommet jusqu'au congrès suivant." Ainsi, derrière des différences "triviales" se cachaient des questions de principe fondamentales - Lénine parle d'opportunisme en matière d'organisation, et l'opportunisme existe vis-à-vis des principes. Le principe, c'est le centralisme : comme l'écrit Bordiga dans son texte de 1922, Le principe démocratique : "La démocratie ne peut pas être un principe pour nous. Le centralisme en est un indiscutablement, puisque les caractéristiques essentielles de l'organisation du parti doivent être l'unité de structure et d'action". Le centralisme exprime l'unité du prolétariat, alors que la démocratie n'est qu' "un simple mécanisme d'organisation" (Ibid.). Pour l'organisation politique du prolétariat, le centralisme ne signifie jamais domination par fatwa bureaucratique puisqu'il ne peut vivre que s'il existe une participation consciente, authentique de tous ses membres à la défense et à l'élaboration du programme et des analyses du parti ; en même temps, il doit se baser sur une confiance profonde dans les organes centraux élus par la plus haute expression de l'unité de l'organisation, le Congrès, pour mettre en oeuvre les orientations de l'organisation entre les congrès. Les procédures "démocratiques" telles que les votes et les décisions majoritaires sont évidemment utilisées au cours de tout ce processus, mais ils ne sont qu'un moyen pour une fin qui est l'homogénéisation de la conscience et la création d'une réelle unité dans l'action au sein de l'organisation. (5)
Contrairement à une idée largement répandue dans le milieu politique prolétarien aujourd'hui, la question du fonctionnement centralisé de l'organisation n'est absolument pas une question secondaire qui recouvre des questions programmatiques plus profondes, mais c'est une question programmatique en elle-même. Le BIPR, par exemple, insiste sur le fait que les récentes scissions dans le CCI n'ont pas du tout eu lieu sur des questions d'organisation. Il refuse catégoriquement de traiter de la question du fonctionnement et recherche "les véritables faiblesses programmatiques du CCI" qui ont amené aux scissions (par exemple notre analyse supposée erronée de la lutte de classe ou notre théorie de la décomposition). C'est une erreur de méthode, étrangère à la démarche de Lénine. En fait, cela nous rappelle les commentaires d'Axelrod après le Deuxième Congrès : "Avec ma pauvre intelligence, je suis incapable de comprendre ce qu'on peut vouloir dire par 'opportunisme sur les questions organisationnelles', posé comme quelque chose d'autonome, dégagé de tout lien organique avec des idées programmatiques ou tactiques". (Lettre à Kautsky, "Sur les origines et le sens de nos différences organisationnelles", 1904). Mais la lutte contre l'opportunisme organisationnel avait déjà été largement démontrée par la pratique de Marx dans la Première Internationale, en particulier contre les tentatives de Bakounine de détruire la centralisation en construisant toute une série d'organisations secrètes uniquement responsables devant lui. Au Congrès de La Haye de 1872, cette question était considérée par Marx et Engels comme plus importante à mettre à l'ordre du jour que les leçons de la Commune de Paris - qui constituaient certainement les leçons les plus vitales dans toute l'histoire des mouvements révolutionnaires du prolétariat. De même, la scission entre les bolcheviks et les mencheviks nous a laissé des leçons essentielles concernant le problème de la construction d'une organisation de révolutionnaires. Malgré toutes les différences entre les conditions auxquelles étaient confrontés les révolutionnaires en Russie au début du 20e siècle et celles qu'a connues le camp politique prolétarien qui a resurgi depuis la reprise historique à la fin des années 1960, il existe néanmoins beaucoup de points communs. Notamment, les nouveaux groupes qui surgissent dans la dernière partie du 20e siècle ont été particulièrement marqués par l'esprit de cercle. La rupture entre eux et la précédente génération de révolutionnaires et toute l'expérience de cette dernière de ce qu'est travailler dans un véritable parti prolétarien, les effets traumatisants de la contre-révolution stalinienne qui ont instillé dans la classe une profonde méfiance envers la notion même de parti politique centralisé, la puissante influence de la petite-bourgeoisie et des couches intellectuelles après 1968, faisant écho au poids disproportionné de l'intelligentsia dans le mouvement révolutionnaire de la première heure en Russie, les campagnes incessantes de la classe dominante contre l'idée même de communisme et en faveur de l'acceptation sans question de l'idéologie démocratique - tous ces facteurs ont rendu la tâche de construire des organisations prolétariennes plus difficile aujourd'hui que jamais. Le CCI a écrit plusieurs fois sur ces questions - l'exemple le plus récent dans cette revue est notre article sur le 15e Congrès du CCI (Revue internationale n°114) qui montre aussi comment ces difficultés sont exacerbées par l'atmosphère putride du capitalisme en décomposition. En particulier, les pressions de la décomposition qui tend à gangstériser l'ensemble de la société, poussent constamment à transformer les restes d'esprit de cercle en un phénomène plus pernicieux et destructeur - en clans, groupements informels, parallèlement à leur propre projet politique destructeur, basé sur des loyautés et des hostilités personnelles. Nous avons aussi noté les parallèles frappants entre les scissions dans nos rangs qui ont exprimé ces difficultés et la scission entre les bolcheviks et les mencheviks en 1903. Lorsque les éléments qui ont formé la "Fraction externe du CCI" (FECCI) ont déserté nos rangs en 1985, nous avons publié dans la Revue n°45 un article qui faisait un parallèle entre la FECCI et les mencheviks. L'article montrait notamment que la "tendance" qui allait sortir pour former la FECCI, était un groupe plus fondé sur les loyautés personnelles, de l'orgueil blessé et un sentiment déplacé de persécution que sur de véritables divergences politiques (6). De même, la soi-disant fraction interne du CCI (FICCI) qui s'est formée en 2001 a montré beaucoup de caractéristiques du menchevisme de 1903. La FICCI a son origine dans un clan qui s'accommodait bien des progrès du CCI tant qu'il était bien installé dans son organe central international. Il a, en fait, répondu par une campagne de calomnies et de dénigrements à une minorité de camarades qui avaient commencé à examiner plus en profondeur la véritable situation de l'organisation. Dès que ce clan a perdu ce qu'il considérait comme une "position de pouvoir", il a commencé immédiatement à se présenter comme le défenseur acharné et persécuté de la démocratie contre la bureaucratie usurpatrice. Ayant proclamé auparavant être le défenseur le plus vigoureux des statuts, il s'est mis sans vergogne à violer toutes les règles de l'organisation, notablement la décision du 14e Congrès qui avait élaboré une méthode cohérente pour traiter les divergences et les tensions qui étaient apparues dans l'organe central. C'est vraiment l'écho du comportement des mencheviks vis-à-vis du Congrès de 1903. Comme les mencheviks, ces deux scissions (FECCI et FICCI) se sont senties contraintes de "donner de la profondeur à leur position et de la justifier", en découvrant rapidement d'importantes divergences programmatiques avec le CCI - même si au départ, ces groupements s'étaient posés comme les véritables gardiens de la plate-forme du CCI et de ses analyses fondamentales. Ainsi la FECCI a abandonné le cadre trop lourd à porter pour elle de la décadence ; la FICCI, elle, s'est immédiatement débarrassée de notre concept de décomposition qui est en quelque sorte "impopulaire" dans le milieu prolétarien que cette bande essaie d'infiltrer. Dans ce contexte, l'incapacité du milieu prolétarien à traiter la question d'organisation comme une question politique à part entière l'a rendu tout à fait incapable de répondre adéquatement aux problèmes organisationnels auxquels est confronté le CCI, et d'autant plus vulnérable aux campagnes de séduction d'un groupe comme la FICCI qui joue un rôle purement parasitaire dans le milieu. Nous ne mentionnons pas ces expériences parce que nous voulons les mettre sur le même plan que le Congrès de 1903 - notamment nous ne nous faisons aucune illusion sur le fait que nous serions déjà le parti de classe. Il n'en reste pas moins que ceux qui ne saisissent pas les leçons du passé, sont condamnés à répéter les mêmes erreurs. Sans assimiler la pleine signification de la scission entre bolchevisme et menchevisme, il sera impossible de progresser vers la formation du parti prolétarien de la future révolution. Pas plus que les bolcheviks - que ce soit en 1903, 1914, 1917 ou à d'autres moments historiques clés - les organisations prolétariennes d'aujourd'hui et de demain ne pourront éviter les crises et les scissions. Mais si nous sommes armés par les leçons du passé, de tels moments de crise permettront, comme c'est arrivé de nombreuses fois dans l'histoire des bolcheviks, aux organisations politiques du prolétariat de sortir politiquement renforcées et revigorées, et de ce fait, plus capables de faire face aux impérieuses requêtes de l'histoire. Dans un second article, nous étudierons plus en détail le débat sur la conscience de classe du Second Congrès et la controverse entre Lénine, Trotsky et Luxemburg sur la scission dans la social-démocratie russe.
Amos
(1) Référence humoristique à la façon d'enseigner l'histoire en Grande-Bretagne, qui présentait, dans les manuels scolaires, certains événements historiques comme des "très mauvaises choses".
(2 )Ce que dit Lénine, dans Que faire ?, sur les révolutionnaires qui agissent comme "tribunes du peuple" doit être compris à la lumière de la façon dont les sociaux-démocrates de l'époque analysaient la révolution à venir - pas comme une lutte directe pour le socialisme mais comme ayant en premier lieu pour but de renverser l'autocratie et d'inaugurer une phase de "démocratie". Les bolcheviks, contrairement aux économistes et aux mencheviks ensuite, étaient convaincus que la bourgeoisie russe n'était pas capable d'accomplir cette tâche et que c'est la classe ouvrière qui devrait la réaliser. En tout état de cause, le point le plus substantiel reste : la conscience socialiste ne peut surgir sans que la classe ouvrière ne prenne conscience de sa position générale dans la société capitaliste, et ceci implique nécessairement de voir plus loin que l'usine, de considérer l'ensemble des rapports de classe au sein de la société capitaliste.
(3) Lénine a clarifié, au Congrès, que par ce terme de "révolutionnaire professionnel", il ne voulait pas dire uniquement des agents du Parti à plein temps et payés ; il utilisait au fond le terme de "professionnel" en opposition à la démarche "d'amateur" propre à la phase des cercles quand les groupes n'avaient pas de forme claire ni de plan d'action ferme, et qu'ils duraient en moyenne quelques mois avant d'être détruits par la police.
(4) Cette analyse de trois courants principaux au sein des organisations politiques du prolétariat - la droite ouvertement opportuniste, la gauche révolutionnaire, et le centre hésitant et oscillant - garde sa validité aujourd'hui, tout comme le terme de marais que Lénine applique à la tendance centriste. Ca vaut la peine d'ajouter la note que Lénine a faite à propos de ce terme dans son propre texte car il évoque tellement bien ce qui arrive fréquemment aujourd'hui quand le CCI utilise le terme de marais pour caractériser une zone mouvante de transition entre la politique du prolétariat et la politique de la bourgeoisie : "Il en est maintenant dans notre Parti qui, à entendre ce mot, sont saisis d'horreur et crient à une polémique dénuée d'esprit de camaraderie. Etrange altération du jugement sous l'influence du ton officiel ... appliqué à contre-temps ! Il n'est guère de parti politique qui, connaissant la lutte intérieure, se soit passé de ce terme dont on se sert toujours pour désigner les éléments instables, qui oscillent entre les combatants. Et les Allemands qui savent faire tenir la lutte intérieure dans un cadre parfairtement convenable ne se formalisent pas au sujet du mot "versumpft" et ne se sentent pas saisis d'horreur, ne font pas preuve d'une officielle et ridicule pruderie" (Un pas en avant deux pas en arrière). Évidemment, lorsque nous utilisons ce terme aujourd'hui, nous parlons en général d'une zone entre les organisations prolétariennes et les organisations bourgeoises, alors que Lénine parle d'un marais au sein du parti du prolétariat existant. Ces différences reflètent de vrais changements historiques dans lesquels nous n'entrerons pas ici, mais cela ne doit pas obscurcir ce qu'il y a de commun entre les deux applications de ce terme.
(5) Lénine a utilisé plus tard le terme de "centralisme démocratique" pour décrire la méthode d'organisation qu'il défendait, de même que plus tard il devait utiliser le terme de "démocratie ouvrière" pour décrire le mode d'opération des soviets. De notre point de vue, aucune de ces expressions n'est très appropriée , essentiellement parce que le terme de démocratie ("domination du peuple") implique un point de vue qui ne prend pas en compte les classes. Nous reviendrons une autre fois sur cette question. Ce qui est intéressant cependant, c'est que Lénine n'a pas utilisé ce terme en 1903, et en fait, à ce moment-là, sa cible principale était précisément l'idéologie du "démocratisme" au sein du mouvement ouvrier.
(6) Notre Texte d'orientation de 1993 sur le fonctionnement organisationnel, publié dans la Revue internationale n°109 (texte qui fait aussi une analyse du Congrès de 1903) montre de façon plus explicite en quoi la FECCI était un clan et non une vraie tendance ou fraction, alors que nos "Thèses sur le parasitisme" (Revue internationale n°94) montrent le lien organique entre les clans et le parasitisme : les clans ou les cliques qui ont été impliqués dans des scissions du CCI ont invariablement évolué en groupes parasitaires qui ne peuvent jouer qu'un rôle négatif et destructeur au sein de l'ensemble du milieu prolétarien. Cela s'est confirmé amplement par la trajectoire de la FICCI.
Le succès du Forum social européen (FSE) qui s'est déroulé en novembre dernier à Paris illustre de façon probante la montée en puissance régulière du mouvement altermondialiste au cours de la dernière décennie. Après quelques balbutiements avec une audience relativement limitée (un enfermement davantage sectoriel que géographique d'ailleurs, puisque des universitaires et "penseurs" du monde entier s'y retrouvèrent rapidement) le mouvement n'a pas tardé à prendre les marques d'un courant idéologique traditionnel : d'abord une popularité qu'il a trouvée dans le radicalisme des manifestations de Seattle fin 1999 à l'occasion du sommet de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) ; puis ses "têtes" médiatiques, parmi lesquelles José Bové emporte largement la palme, et enfin ses événements marquants et incontournables : le Forum Social Mondial (FSM), qui se voulait le contre-pied du forum de Davos regroupant les grands responsables économiques du monde et qui a été organisé les trois premières fois (2001, 2002 et 2003) à Porto Alegre, ville symbole de "l'autogestion citoyenne".
aDepuis cette mise en route tonitruante, la déferlante ne cesse de grossir : les forums se régionalisent (le FSE en est l'expression, mais d'autres forums régionaux ont eu lieu, notamment en Afrique), le FSM à son tour se délocalise pour rejoindre l'Inde au début de l'année 2004, les journaux, revues, meetings, manifestations se multiplient à une vitesse ahurissante.. Il n'est guère aujourd'hui possible de se préoccuper des questions sociales sans être immédiatement confronté au raz de marée des idées altermondialistes.
Une telle montée en force soulève immédiatement une série de questions : pourquoi si rapidement, si largement et si puissamment ? Et pourquoi maintenant ?
Pour les tenants de l'altermondialisation, la réponse est simple : si leur mouvement connaît aujourd'hui un tel succès, c'est qu'il apporte une véritable réponse aux problèmes qui se posent à l'heure actuelle à l'humanité. Cela dit, il faudrait qu'ils expliquent, entre autres, pourquoi les médias (qui sont pour la plupart entre les mains de ces grandes "entreprises transnationales" qu'ils ne cessent de dénoncer) font une telle publicité à leurs faits et gestes.
C'est vrai que le succès spectaculaire du mouvement altermondialiste signifie qu'il correspond à un besoin véritable, qu'il sert des intérêts bien réels. La question est alors : QUI a véritablement besoin du mouvement altermondialiste? QUELS Intérêts sert-il réellement ? S'agit-il des intérêts des différentes catégories d'opprimés (les paysans pauvres, les femmes, les "exclus", les ouvriers, les retraités, etc.) qu'il prétend défendre ou bien des intérêts des tenants avérés de l'ordre social actuel qui font la promotion de l'altermondialisme, voire qui le financent ?
En fait, la meilleure façon de répondre à ces questions est de les confronter aux besoins présents de la bourgeoisie sur le terrain idéologique. En effet, la classe dominante est actuellement confrontée à la nécessité de rechercher le meilleur moyen de porter des coups décisifs contre la conscience de la classe ouvrière.
Le premier élément se trouve dans la crise économique, qui si elle n'est pas nouvelle puisqu'elle a commencé à la fin des années 60, atteint une telle profondeur que la bourgeoisie ne peut s'éviter de tenir un discours relativement réaliste. Le mensonge éhonté qui s'appuyait sur les taux de croissance à deux chiffres des "dragons" asiatiques (Corée du Sud, Taiwan, etc.) pour démontrer la bonne santé du capitalisme au lendemain de l'effondrement du bloc de l'Est ne tient plus : les dits dragons ne crachent plus guère de feu. Quant aux "tigres" (Thaïlande, Indonésie, etc.) censés les accompagner, ils ont cessé de rugir pour implorer la bienveillance de leurs créanciers. Le mensonge qui a tenté de prendre la relève et qui substituait aux "pays émergents" les "secteurs émergents" de l'économie sous le terme de "nouvelle économie", a tenu encore moins de temps : la rude loi de la valeur a ramené les envolées spéculatrices à la raison ; une raison bien sévère qui a laissé sur le carreau la plus grande partie des entreprises de ce secteur.
Aujourd'hui, le "contexte récessif" dont chaque bourgeoisie nationale attribue la cause aux difficultés de sa voisine, est un euphémisme qui peine à cacher la gravité de la situation économique, jusqu'au cœur du capitalisme. Mais ce discours s'accompagne aussi de celui qui rappelle sans cesse, tel une rengaine, la nécessité de "faire un effort", de se "serrer la ceinture" afin de retrouver rapidement la prospérité. Cela ne fait qu'envelopper plus ou moins bien les attaques que la bourgeoisie met en œuvre contre la classe ouvrière, des attaques plus dures, plus larges et plus rapprochées, que la gravité de la crise rend nécessaires pour la préservation des intérêts de la classe dominante.
Ces attaques ne peuvent que susciter une réaction du prolétariat, même si c'est de façon différenciée suivant les pays et les moments, et engendrer un développement des luttes. Cette situation particulière est aussi le ferment d'un début de prise de conscience de la part de certains éléments de la classe ouvrière. Il ne s'agit pas d'un développement spectaculaire de la conscience de classe. Néanmoins, il existe aujourd'hui dans le prolétariat des questionnements sur les raisons réelles des attaques portées par la bourgeoisie, sur la réalité de la situation économique, mais aussi sur les fondements réels des guerres qui se déchaînent en permanence dans le monde de même que sur les moyens de lutter efficacement contre ces calamités qui ne peuvent plus se concevoir aussi facilement comme des fatalités issues de la "nature humaine".
Ces questionnements sont encore loin d'avoir une ampleur menaçant la domination politique du capitalisme. Ils n'en constituent pas moins une préoccupation pour la bourgeoisie, pour qui il est plus facile de tuer le poussin dans l'œuf que d'attendre qu'il mûrisse. Cette préoccupation est au cœur du dispositif idéologique de l'altermondialisation, qui constitue une réaction adaptée de la bourgeoisie face au développement d'un début de prise de conscience dans la classe ouvrière. Il faut se rappeler l'idée centrale qui était mise à toutes les sauces après l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes soi-disant "socialistes" : "Le communisme est mort, vive le libéralisme ! Le temps de l'affrontement entre deux mondes est terminé, et c'est tant mieux, car il était source de guerre et de misère. Désormais, un seul monde existe, le seul monde possible, celui du capitalisme libéral et démocratique, et il est source de paix et de prospérité."
Il n'aura pas fallu longtemps pour que ce monde-là démontre sa capacité intacte à déchaîner la guerre, à répandre la misère et la barbarie, même après la disparition de "l'Empire du Mal" (suivant l'expression de l'ex président américain Reagan) qui lui faisait face. Et moins de dix ans après ce triomphe d'un seul monde possible, voilà que naît l'idée d'un "autre monde" possible, une alternative au libéralisme. La classe dominante aura de toute évidence su prendre la mesure des effets à long terme de la crise de son système sur le développement de la conscience du prolétariat et mettre en place rapidement un rideau de fumée large et opaque destiné à détourner la classe ouvrière de sa perspective pour un "autre monde" où, contrairement à celui pensé par les altermondialistes, la bourgeoisie n'occupe plus la moindre place.
Les questionnements des éléments en recherche au sein de la classe ouvrière peuvent, comme on l'a vu, se classer sans surprise en trois thèmes fondamentaux :
Ces trois questions sont au cœur des préoccupations du mouvement ouvrier depuis ses origines. En effet, c'est parce qu'elle pourra comprendre les causes profondes de la situation qu'elle vit, parce qu'elle pourra comprendre qu'une seule perspective est possible face à ces causes et qu'elle parviendra à en dégager son rôle révolutionnaire historique, que la classe ouvrière pourra s'armer pour abattre le capitalisme et mettre en chantier le communisme.
Près de deux siècles d'expérience nous montrent qu'il ne faut pas sous-estimer la capacité de la bourgeoisie à comprendre ce processus de prise de conscience et les dangers historiques qu'il renferme. C'est pour cela que l'idéologie altermondialiste, au-delà de son apparence hétéroclite, repose fondamentalement sur ces trois thèmes essentiels.
Le premier de ces thèmes, la réalité du monde actuel, fait ressortir immédiatement à quel point l'idéologie de l'altermondialisme fait intégralement partie de l'appareil mystificateur bourgeois en ce qu'elle participe pleinement aux mensonges sur la situation économique du capitalisme. Pour l'altermondialisme, comme pour toutes les idéologies gauchistes et anarchistes, la réalité de la crise historique de ce système est cachée derrière une dénonciation permanente des grands trusts. Qu'une région entière de la planète s'effondre dans le marasme économique, et c'est de la faute aux multinationales. Que la pauvreté se répande jusqu'au cœur des pays industrialisés, et c'est encore à cause des grandes entreprises avides de profit. Partout, le monde n'est que richesse infinie, dont le seul défaut est d'être accaparée par une minorité sans cœur. Dans ce schéma en apparence cohérent, il manque un élément fondamental pour qui veut comprendre l'évolution de la situation mondiale : c'est la crise, cette crise définitive qui signe la faillite du capitalisme.
Pour la bourgeoisie, il a toujours été d'une importance cruciale de cacher cette réalité qui signifie que son système n'est pas éternel, qu'elle est condamnée à quitter la scène de l'histoire. C'est pour cela que, face aux convulsions croissantes qui assaillent son économie, elle met en avant ses "contextes récessifs", ses "bouts du tunnel" à venir et ses lendemains qui ne vont plus tarder à chanter. Pourtant, depuis que ce discours nous est servi, la situation ne fait qu'empirer. Cela n'empêche nullement la bourgeoisie de donner une nouvelle jeunesse à ce mensonge en le faisant porter par le mouvement altermondialiste.
Cela n'empêche cependant pas ce dernier de proposer une alternative au système actuel. Ou plutôt plusieurs alternatives. C'est même là le deuxième thème fondamental sur lequel se base son idéologie. En effet, chaque secteur de ce mouvement porte sa propre critique du monde actuel, légèrement différent de celle des autres : tantôt teintée d'écologie, tantôt marquée par une réflexion économique, ou encore culturelle, alimentaire, sexuelle… la liste est longue. Ces différentes critiques n'en restent pas là : chacune d'entre elles se doit de proposer sa propre solution positive. C'est pour cela que le mouvement altermondialiste se donne comme mot d'ordre que "d'autres mondes sont possibles" : d'un monde sans OGM à un monde autogéré, en passant par un capitalisme d'État des plus classiques.
Le fait de mettre en avant autant d'alternatives politiques ne présente évidemment aucun danger pour la classe dominante, en ce sens qu'aucune de ces alternatives ne sort du cadre de la société capitaliste. Elles n'en représentent que des aménagements plus ou moins importants, plus ou moins utopiques, mais toujours compatibles avec la domination de la bourgeoisie. De fait, cette dernière place face à la classe ouvrière tout un éventail de "solutions" aux dysfonctionnements du système, qui constituent un rideau de fumée cachant la seule perspective capable de mettre fin à la barbarie et à la misère : le renversement de leur cause fondamentale, le capitalisme moribond.
Le troisième thème de l'altermondialisme découle alors naturellement des deux premiers : après avoir caché la vraie raison de la misère et de la barbarie, après avoir caché la seule perspective possible pour en sortir, il ne reste plus qu'à cacher la force capable d'y parvenir. Pour cela, l'altermondialisme s'ATTAChe à faire la promotion de toute une multitude de révoltes et de contestations, souvent issues de la paysannerie du tiers-monde, mais aussi de celle des pays développés, tel le mouvement animé par José Bové, ou encore de couches petites-bourgeoises partant ici ou là à l'assaut désespéré du pouvoir contre une dictature corrompue ou une république bananière. Toutes ces révoltes expriment bien entendu une réaction et un refus de la misère que la crise abat sur la grande majorité de l'humanité. Mais aucune ne renferme la moindre étincelle capable de faire exploser l'ordre capitaliste. Au contraire, ces révoltes restent enfermées dans le cadre nationaliste et n'ont aucune perspective constructive à opposer à l'ordre auquel elles s'affrontent.
Depuis plus d'un siècle et demi, le mouvement ouvrier a su montrer que la seule force capable de transformer véritablement la société est le prolétariat. Si celui-ci n'est pas la seule classe à se soulever contre la barbarie capitaliste, il détient seul la clé de son dépassement. Pour ce faire, il doit non seulement conquérir son unité internationale, mais aussi son autonomie comme classe vis-à-vis de toutes les autres classes de la société. Cela, la bourgeoisie le sait parfaitement. En mettant en avant toutes ces luttes nationalistes petites-bourgeoises, elle enferme le prolétariat dans un carcan dans lequel sa conscience et sa propre perspective ne peuvent se développer.
Ce type de mystifications répond à un danger qui n'est pas nouveau pour la bourgeoisie : le prolétariat est potentiellement capable de renverser son système depuis que celui-ci est entré dans sa phase de décadence, soit au début du 20e siècle. La classe dominante a compris ce danger depuis la Première Guerre mondiale, puis la vague révolutionnaire qui a commencé en octobre 1917 en Russie et a menacé l'ordre capitaliste pendant plusieurs années, depuis 1919 en Allemagne jusqu'en Chine en 1927. Elle n'a donc pas attendu la dernière décennie pour dresser son plan de bataille. Et de fait, la classe ouvrière a déjà subi plus d'un siècle d'attaques idéologiques fondées sur le mensonge au sujet de la vraie nature de la crise, de la perspective communiste et des potentialités de la lutte de classe. La déferlante altermondialiste n'est donc pas une première dans l'histoire de la pensée bourgeoise face au prolétariat. Cependant, une telle poussée exprime que quelque chose a changé dans l'affrontement idéologique de classe, qui a nécessité une adaptation des moyens de mystification de la classe dominante contre le prolétariat.
"On ne change pas une équipe qui gagne", ont coutume de répéter les spécialistes du sport. Sur le fond, les mystifications bourgeoises destinées à empêcher la classe ouvrière de développer sa conscience révolutionnaire sont toujours du même ordre puisqu'elles doivent faire face toujours aux mêmes besoins, comme on l'a vu plus haut. Traditionnellement, ce sont les partis de Gauche, social-démocrates et staliniens, qui ont été les véhicules de ces mystifications visant à masquer la faillite historique du mode de production capitaliste, à présenter de fausses alternatives à la classe ouvrière et à saper toute perspective aux luttes de celle-ci.
Ce sont ces partis qui ont été amplement sollicités à partir de la fin des années 60 lorsque la crise actuelle a commencé à se développer et surtout lorsque le prolétariat mondial a ressurgi sur la scène historique après quatre décennies de contre-révolution (l'immense grève de mai 1968 en France, l'automne chaud italien de 1969, etc.). Face à la montée impétueuse des luttes prolétariennes, les partis de Gauche ont commencé par mettre en avant une "alternative" de gouvernement censée répondre aux aspirations de la classe ouvrière. Un des thèmes de cette "alternative" c'était que l'État devait être beaucoup plus présent dans une économie dont les convulsions, commencées en 1967 avec la fin de la reconstruction du second après-guerre, allaient en s'accroissant. Aux dires de ces partis, les ouvriers se devaient de modérer leurs luttes, voire d'y renoncer, pour exprimer sur le terrain électoral leur volonté de changement et permettre à ces partis d'accéder au gouvernement afin d'y mener une politique favorable aux intérêts des travailleurs. Depuis cette époque, les partis de Gauche (particulièrement les partis social-démocrates, mais aussi les partis dits "communistes" comme en France) ont participé à de nombreux gouvernements afin d'y appliquer une politique non de défense des travailleurs mais de gestion de la crise et d'attaque des conditions de vie de ces derniers. De plus, l'effondrement à la fin des années 80 du bloc de l'Est et des régimes soi-disant "socialistes" a porté un coup très dur aux partis qui se revendiquaient de ces régimes, les partis "communistes" qui ont perdu la plus grande partie de l'influence qu'ils avaient auparavant dans la classe ouvrière.
Ainsi, alors que face à l'aggravation de la crise du capitalisme, la classe ouvrière est conduite à reprendre le chemin des luttes en même temps que s'ébauche en son sein une réflexion sur les enjeux de la situation actuelle de la société, les partis qui traditionnellement avaient représenté la défense du capitalisme dans les rangs ouvriers pâtissent d'un fort discrédit qui les empêche de tenir la place qu'ils avaient occupée par le passé. C'est pour cela qu'ils ne se trouvent pas, à l'heure actuelle, aux avant-postes des grandes manœuvres destinées à dévoyer le mécontentement et les interrogations de la classe ouvrière. C'est le mouvement altermondialiste qui occupe pour le moment le devant de la scène alors même qu'il reprend à son compte l'essentiel des thèmes qui avaient fait les beaux jours des partis de Gauche par le passé. C'est bien d'ailleurs pour cette dernière raison que ces mêmes partis (particulièrement les partis "communistes") grenouillent plus ou moins dans les eaux du mouvement altermondialiste, même si c'est de façon discrète et "critique" afin de permettre à ce mouvement d'apparaître comme vraiment "novateur"[1] et ne pas le discréditer d'avance. Cette convergence remarquable entre les mystifications de la "vieille Gauche" et celles de l'altermondialisme, on peut la mettre en évidence autour de quelques-uns des thèmes centraux de ce dernier courant.
Pour donner un aperçu des thèmes majeurs du courant altermondialiste nous allons nous appuyer sur les écrits d'ATTAC, qui fait figure de principal "théoricien" de ce courant.
Cette organisation, l'Association pour la taxation des transactions financières et l'aide aux citoyens, est née officiellement en juin 1998 après un bouillonnement de contacts intervenus à la suite d'un éditorial d'Ignacio Ramonet dans le mensuel français Le Monde Diplomatique de décembre 1997. Illustration du succès du mouvement altermondialiste, ATTAC comptait plus de 30000 membres à la fin 2000. Parmi ceux-ci, il y a plus de 1000 personnes morales (syndicats, associations, assemblées d'élus locaux), une centaine de députés français, une majorité de fonctionnaires, surtout enseignants, et nombre de personnalités célèbres, politiques et artistiques, organisés en 250 comités locaux.
Ce puissant organe idéologique s'est créé sur l'idée de la "taxe Tobin", qu'on doit au Prix Nobel d'économie, James Tobin, pour qui une taxation de 0,05% des transactions de change permettrait une régulation de ces transactions et éviterait les excès de la spéculation. Pour ATTAC, cette taxe permettrait surtout de récupérer des fonds qui seraient ensuite affectés au développement des pays pauvres[2].
Pourquoi une telle taxe ? Justement pour à la fois contrer et profiter (ce qui est pour le moins contradictoire : comment vouloir la disparition de ce dont on profite ?) de ces transactions de change et plus généralement financières, qui symbolisent cette mondialisation de l'économie qui, en gros, enrichit les riches et appauvrit les pauvres.
Le point de départ de l'analyse de la société actuelle faite par ATTAC est le suivant : "La mondialisation financière aggrave l'insécurité économique et les inégalités sociales. Elle contourne et rabaisse le choix des peuples, les institutions démocratiques et les États souverains en charge de l'intérêt général. Elle leur substitue des logiques strictement spéculatives exprimant les seuls intérêts des entreprises transnationales et des marchés financiers.[3]"
Quelle est d'après ATTAC l'origine de cette évolution économique ? Nous trouvons les réponses suivantes : "L'un des faits marquants de la fin du 20e siècle a été la montée en puissance de la finance dans l'économie mondiale : c'est le processus de globalisation financière, résultat du choix politique imposé par les gouvernements des pays membres du G7". L'explication du changement qui intervient à la fin du 20e siècle est donnée plus loin : "Dans le cadre du compromis "fordiste"[4], qui a fonctionné jusqu'aux années 1970, les dirigeants avaient conclu des accords avec les salariés, organisant un partage des gains de productivité au sein de l'entreprise, ce qui avait permis de préserver le partage de la valeur ajoutée. L'avènement du capitalisme actionnarial consacre la fin de ce régime. Le modèle traditionnel, qualifié de stakeholder, et qui considère l'entreprise comme une communauté d'intérêts entre ses trois partenaires a cédé la place à une nouveau modèle, appelé shareholder, donnant la primauté absolue aux intérêts des actionnaires détenteurs du capital-actions, c'est-à-dire du fonds propre des entreprises.[5]" Par ailleurs : "L'objectif prioritaire des entreprises cotées en Bourse est de "créer de la valeur actionnariale" (shareholder value), c'est-à-dire de faire monter le cours de leurs actions pour générer des plus-values, et augmenter ainsi la richesse de leurs actionnaires.[6]"
Toujours d'après les altermondialistes, le nouveau choix des gouvernements des pays du G7 ont provoqué une transformation des entreprises. Les firmes multinationales ou les grandes institutions financières, ayant cessé de tirer leur profit de la production de marchandises, "font pression sur les entreprises pour qu'elles distribuent le maximum de dividendes au détriment des investissements productifs à rendement différé". Nous n'allons pas ici multiplier les citations du mouvement altermondialiste. Celles qui se trouvent ci-dessus suffisent à mettre en évidence trois choses :
Ainsi, les "transnationales" d'aujourd'hui qui s'affranchiraient de l'autorité des États ressemblent beaucoup aux "multinationales" stigmatisées par les partis de Gauche dans les années 70 pour le même péché. En réalité, ces "multinationales" ou "transnationales" ont bien une "nationalité" qui est celle de ses actionnaires majoritaires. En fait, ces multinationales sont la plupart du temps de grandes entreprises des États les plus puissants, en premier lieu des États-Unis et elles sont des instruments, à côté des moyens militaires ou diplomatiques, de la politique impérialiste de ces États. Et lorsque tel ou tel État national (comme celui des "républiques bananières") est soumis aux dictats de telle ou telle grande "multinationale", ce n'est fondamentalement que l'expression de la domination impérialiste de cet État par la grande puissance où est basée cette multinationale.
Dans les années 70 déjà, la Gauche réclamait "plus d'État" afin de limiter le pouvoir de ces "monstres modernes" et garantir une répartition plus "équitable" des richesses produites. ATTAC et compagnie n'ont donc rien inventé dans ce domaine. De plus, et surtout, il est important ici de souligner le caractère profondément mensonger de cette idée : l'État n'a jamais été un instrument de défense des intérêts des exploités. Il est fondamentalement un instrument de préservation de l'ordre social existant et donc de défense des intérêts de la classe dominante et exploiteuse. Dans certaines circonstances, et afin de mieux pouvoir assumer son rôle, l'État peut s'opposer à tel ou tel secteur de cette dernière. C'est ce qui est advenu à l'aube du capitalisme lorsque le gouvernement anglais a établi des règles afin de limiter l'intensité de l'exploitation des ouvriers, notamment des enfants. Certains capitalistes s'en sont trouvé lésés mais une telle mesure visait à permettre que la force de travail, qui crée toute la richesse du capitalisme, ne soit pas détruite à grande échelle, et avant d'avoir atteint l'âge adulte. De même, lorsque l'État hitlérien persécutait, voire massacrait certains secteurs de la bourgeoise, (les bourgeois juifs ou les bourgeois "démocrates"), cela n'avait de toute évidence rien à voir avec une quelconque défense des intérêts des exploités.
L'État-Providence est fondamentalement un mythe destiné à faire accepter par les exploités la perpétuation de l'exploitation capitaliste et de la domination bourgeoise. Lorsque la situation économique du capitalisme s'aggrave, l'État, qu'il soit "de gauche" comme "de droite" est obligé de montrer son vrai visage : c'est l'organe qui décrète le blocage des salaires, qui exerce des coupes claires dans les "budgets sociaux", les dépenses de santé, les allocations de chômage et les pensions de retraite. Et c'est encore l'État, avec ses forces de répression, qui vient à coups de matraques, de grenades lacrymogènes, voire d'arrestations et de balles meurtrières, ramener à la raison les ouvriers qui refusent d'accepter les sacrifices qui leur sont demandés.
En fait, derrière les illusions que les altermondialistes, dans la tradition de la Gauche classique, essayent de semer à propos des "multinationales" et de l'État comme défenseur des intérêts des "opprimés", il réside l'idée qu'il pourrait exister un "bon capitalisme" qu'il s'agirait d'opposer au "mauvais capitalisme".
Une telle idée trouve une expression caricaturale et ridicule lorsque ATTAC fait la "découverte" que désormais la principale motivation des capitalistes serait de faire du profit et cela à grand renfort de bavardages sur la différence entre les "stake holders" et les "shareholders". Franchement, il y a déjà belle lurette que les capitalistes investissent pour faire du profit. C'est même ce qu'ils ont toujours fait depuis que le capitalisme existe.
Quant aux "logiques strictement spéculatives" qui seraient le fait de la "mondialisation financière", elle n'a pas attendu non plus telle ou telle réunion du G7 de ces dernières années ou l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher et de son ami Ronald Reagan. La spéculation est pratiquement aussi vieille que l'économie capitaliste. Déjà au milieu du 19e siècle, Marx avait mis en évidence que lorsqu'une nouvelle crise de surproduction approche, les capitalistes ont tendance à préférer l'achat de valeurs spéculatives plutôt que de placer leur argent dans l'investissement productif. En effet, de façon très pragmatique, les bourgeois ont compris que si les marchés sont saturés, les marchandises produites grâce aux machines qu'ils ont achetées risquaient fort de ne pouvoir être vendues, interdisant ainsi tant la réalisation de la plus-value qu'elles contiennent (grâce à l'exploitation des ouvriers qui ont mis en œuvre ces machines) que même le remboursement du capital avancé. C'est pour cela d'ailleurs, notait Marx, que les crises commerciales semblaient résulter de la spéculation alors que cette dernière n'en était que le signe avant-coureur. De même, les mouvements spéculatifs auxquels on assiste aujourd'hui sont une expression de la crise générale du capitalisme, et nullement le résultat du manque de civisme de tel ou tel groupe de capitalistes.
Mais au-delà du caractère risible et stupide de "l'analyse scientifique" des "experts" de l'altermondialisation, il y a une idée que les défenseurs du capitalisme ont utilisée depuis longtemps pour empêcher la classe ouvrière de se tourner vers sa perspective révolutionnaire. Déjà, Proudhon, le socialiste petit bourgeois du milieu du 19e siècle, avait essayé de distinguer dans le capitalisme les "bons côtés" de ses "mauvais côtés". Il s'agissait pour les ouvriers de s'appuyer sur les "bons côtés" afin de mettre en œuvre une sorte de "commerce équitable" et d'autogestion de l'industrie (les coopératives).
Plus tard, tout le courant réformiste dans le mouvement ouvrier avait tenté, à l'image de son principal "théoricien", Bernstein, de mettre en avant la capacité du capitalisme (à condition qu'il y soit contraint par une pression de la classe ouvrière dans le cadre des institutions bourgeoises, tels les parlements) à satisfaire de façon croissante les intérêts des exploités. Les luttes de la classe ouvrière avaient donc comme objectif de permettre le triomphe des "bons" capitalistes contre les "mauvais" qui, par égoïsme ou par myopie, s'opposaient à cette évolution "positive" de l'économie capitaliste.
Aujourd'hui, ATTAC et ses amis nous proposent en fait de revenir au "compromis fordiste" qui prévalait avant l'arrivée des brutes du "tout finances" et qui "préservait le partage de la valeur ajoutée" entre les travailleurs et les capitalistes. Ce faisant, le courant altermondialiste apporte une contribution de choix aux mystifications bourgeoises :
En bref, les ouvriers sont appelés non pas à combattre le mode de production capitaliste, responsable de l'aggravation de leur exploitation, de leur misère et de l'ensemble de la barbarie qui se déchaîne actuellement dans le monde, mais à se mobiliser en défense d'une variante chimérique de ce système. C'est-à-dire à renoncer à la défense de leurs intérêts et à capituler devant ceux de leur ennemi mortel, la bourgeoisie.
On comprend alors pourquoi cette dernière, même si certains de ses secteurs critiquent les idées altermondialistes, affiche la plus grande indulgence envers ce mouvement et fait sa promotion.
La dénonciation ferme du mouvement altermondialiste comme d'essence fondamentalement bourgeoise, l'intervention la plus large possible afin de contrer ses idées dangereuses, sont dès lors des priorités pour tous les éléments du prolétariat qui ont conscience que le seul autre monde possible aujourd'hui est le communisme, et que celui-ci ne pourra se construire que résolument contre la bourgeoisie et l'ensemble de ses idéologies mystificatrices, dont l'altermondialisme n'est que le dernier avatar. En tant que tel, il est à combattre avec la même détermination que la Social-démocratie et le stalinisme.
Günter
[1] Il faut signaler que parmi les thèmes favoris de l'altermondialisme, il en est un qui n'appartient pas à la tradition des partis de Gauche classiques : celui de l'écologie. Il en est ainsi principalement parce que le thème de l'écologie est relativement récent alors que les partis de Gauche traditionnels basent leur idéologie sur des références plus anciennes (même si elles sont toujours d'actualité pour mystifier les ouvriers). Cela dit, cette Gauche traditionnelle a passé dans la plupart des pays une alliance stratégique avec le courant qui a fait de l'écologie son fonds de commerce principal, les Verts. C'est notamment le cas dans le principal pays européen, l'Allemagne.
[2] Il faut préciser que James Tobin lui-même s'est désolidarisé de l'utilisation qui était faite de sa recette par les altermondialistes. Contre ceux qui s'imaginent combattre le capitalisme avec les cartouches qu'il a fournies, le Prix Nobel de l'économie capitaliste n'a jamais fait mystère que, pour sa part, il était POUR le capitalisme.
[3] "Plate-forme d'ATTAC", adoptée par l'Assemblée constitutive du 3 juin 1998, in Tout sur ATTAC 2002, p. 22
[4] Ce terme fait référence aux thèses de Henry Ford I, fondateur d'une des plus grandes multinationales actuelles qui, après la Première Guerre mondiale défendait l'idée que les capitalistes avaient intérêt à verser des salaires élevés aux ouvriers afin d'élargir le marché pour les marchandises produites. A ce titre, les ouvriers de chez Ford étaient encouragés à se porter acquéreurs des voitures qu'ils avaient participé à fabriquer. Ces thèses qui pouvaient avoir un semblant de réalité pendant la période de la "prospérité", et qui avaient notamment pour avantage de faciliter la "paix sociale" dans les usines du "bon roi Henry", ont disparu comme neige au soleil lorsque la "Grande dépression" des années 30 s'est abattue sur les États-Unis et le reste du monde. NDLR.
[5] "Licenciements de convenance boursière : les règles du jeu du capitalisme actionnarial", Paris, le 2 Mai 2001, in Tout sur ATTAC 2002, pp. 132-134
[6] Tout sur ATTAC 2002, p. 137.
La fin de l'année 2003 a été marquée par un sérieux pas en avant du capitalisme mondial vers l'abîme : un pas représenté par la seconde guerre du Golfe et la création d'un bourbier militaire dans une zone stratégique du monde. Une guerre d'une importance cruciale pour les nouveaux équilibres impérialistes, avec l'intervention et l'occupation anglo-américaine de l'Irak et l'opposition à celle-ci des différentes puissances impérialistes qui prennent désormais de plus en plus des positions antagoniques à celles des Etats-Unis. Face à cette nouvelle boucherie, les principaux groupes révolutionnaires qui font partie de la Gauche communiste internationale ont, encore une fois, été capables de répondre à la propagande de la bourgeoisie par des prises de position résolument internationalistes. Face aux campagnes idéologiques de la bourgeoisie visant à déboussoler le prolétariat, ces groupes ont défendu l'ABC du marxisme. Cela ne signifie certainement pas que ces organisations défendent toutes les mêmes positions. Nous devons même dire que, de notre point de vue, l'intervention de la plupart d'entre elles a montré des faiblesses importantes, concernant en particulier la compréhension de la phase de conflits impérialistes ouverte avec l'effondrement du bloc de l'Est et la dissolution du bloc adverse, concernant également les enjeux de ces conflits. Ces différences doivent être comprises comme l'expression de l'hétérogénéité du difficile processus de maturation au sein de la classe ouvrière qui s'exprime y compris au niveau de ses avant-gardes révolutionnaires. En ce sens, tant que les principes de classe ne sont pas abandonnés, ces différences ne peuvent constituer un élément d'opposition frontale entre composantes du même camp révolutionnaire, mais justifient pleinement la nécessité d'un débat permanent entre celles-ci. Un tel débat public constitue non seulement la condition de la clarification au sein du camp révolutionnaire mais également un facteur de clarté concernant sa délimitation vis-à-vis des groupes radicaux (trotskisme, anarchisme officiel) de l'extrême gauche de l'appareil politique de la bourgeoisie. Il doit permettre aux énergies nouvelles qui surgissent de s'orienter vis-à-vis des différentes composantes du camp prolétarien.
C'est dans cet esprit que notre organisation a fait un appel aux autres organisations révolutionnaires à l'occasion du déclenchement de la deuxième guerre du Golfe, dans le but de promouvoir une initiative commune (documents, réunions publiques�) qui permettrait de "faire entendre le plus possible les positions internationalistes" (1) : "Les groupes actuels de la Gauche communiste partagent tous ces positions fondamentales au-delà des divergences pouvant exister entre eux. Le CCI est bien conscient de ces divergences et il n'a jamais tenté de les cacher. Au contraire, il s'est toujours efforcé dans sa presse de signaler les désaccords qu'il avait avec les autres groupes et de combattre les analyses qu'il estime erronées. Cela dit, conformément à l'attitude des bolcheviks en 1915 à Zimmerwald et de la Fraction italienne dans les années 30, le CCI estime qu'il est de la responsabilité des véritables communistes de présenter de la façon la plus ample possible à l'ensemble de la classe, face à la guerre impérialiste et aux campagnes bourgeoises, les positions fondamentales de l'internationalisme. Cela suppose, de notre point de vue, que les groupes de la Gauche communiste ne se contentent pas de leur propre intervention chacun dans son coin mais qu'ils s'associent pour exprimer de façon commune ce qui constitue leur position commune. Pour le CCI, une intervention commune des différents groupes de la Gauche communiste aurait un impact politique au sein de la classe qui irait bien au-delà de la somme de leurs forces respectives qui, nous le savons tous, sont bien réduites à l'heure actuelle. C'est pour cette raison que le CCI propose aux groupes qui suivent de se rencontrer pour discuter ensemble de tous les moyens possibles permettant à la Gauche communiste de parler d'une seule voix pour la défense de l'internationalisme prolétarien, sans préjuger ou remettre en cause l'intervention spécifique de chacun des groupes" (ibid). Cet appel a été envoyé : - au Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR) - au Partito Comunista Internazionale (Il Comunista, Le Prolétaire) - au Partito Comunista Internazionale (Il Partito, dit "de Florence") - au Partito Comunista Internazionale (Il Programma Comunista). Malheureusement, il a soit été rejeté à travers des réponses écrites - celles du PCI-Le Prolétaire et du BIPR - soit été ignoré. Dans le n° 113 de notre Revue Internationale, nous avons déjà rendu compte des réponses ainsi que de nos prises de positions sur celles-ci et sur le silence des autres groupes. Avec cet article, nous nous fixons deux objectifs. D'une part, mettre en évidence, à travers l'analyse des prises de position des principaux groupes prolétariens face à la guerre, qu'il existe réellement un milieu politique prolétarien, quelle que soit la conscience qu'en ont les groupes qui en font partie, qui se distingue, grâce à sa fidélité à l'internationalisme prolétarien, des différentes formations gauchistes au verbiage révolutionnaire et de toutes les organisations ouvertement bourgeoises ou interclassistes. D'autre part, nous nous centrerons sur certaines divergences que nous avons avec ces groupes, pour montrer qu'elles correspondent à des visions erronées de la part de ceux-ci tout en mettant en évidence qu'elles ne font pas pour autant obstacle à une certaine unité d'action face à la bourgeoisie mondiale. Plus encore, nous mettrons en évidence en quoi de telles divergences, aussi sincères soient-elles, sont justement utilisées par ces groupes comme des prétextes pour rejeter une telle communauté d'action.
Il existe réellement un milieu politique prolétarien quoi qu'en pensent ses différentes composantes
Dans la lettre d'appel aux groupes révolutionnaires, nous avions mis en avant les critères qui, à notre avis, représentaient une base minimale qui, au-delà des divergences pouvant exister sur d'autres questions, était suffisante pour démarquer le camp révolutionnaire de celui de la contre-révolution : "a) La guerre impérialiste n'est pas le résultat d'une politique "mauvaise" ou "criminelle" de tel ou tel gouvernement en particulier ou de tel ou tel secteur de la classe dominante ; c'est le capitalisme comme un tout qui est responsable de la guerre impérialiste. b) En ce sens, face à la guerre impérialiste, la position du prolétariat et des communistes ne saurait être en aucune façon de s'aligner, même de façon "critique", sur l'un ou l'autre des camps en présence ; concrètement, dénoncer l'offensive américaine contre l'Irak ne signifie nullement apporter le moindre soutien à ce pays et à sa bourgeoisie. c) La seule position conforme aux intérêts du prolétariat est le combat contre le capitalisme comme un tout et donc contre tous les secteurs de la bourgeoisie mondiale avec comme perspective non pas celle d'un "capitalisme pacifique" mais le renversement de ce système et l'instauration de la dictature du prolétariat. d) Le pacifisme est au mieux une illusion petite-bourgeoise tendant à détourner le prolétariat de son strict terrain de classe ; le plus souvent, il n'est qu'un instrument utilisé avec cynisme par la bourgeoisie pour entraîner les prolétaires dans la guerre impérialiste en défense des secteurs "pacifistes" et "démocratiques" de la classe dominante. En ce sens, la défense de la position internationaliste prolétarienne est inséparable d'une dénonciation sans concession du pacifisme" (ibid).
Tous les groupes à qui cet appel a été adressé ont, comme nous allons en rendre compte, satisfait, à travers leurs prises de position, à ces critères minimaux. Le PCI Programma Comunista, donne un cadre très correct à la phase actuelle en affirmant que "l'agonie d'un mode de production fondé sur la division en classes est beaucoup plus féroce qu'on ne pourrait l'imaginer. L'histoire nous l'enseigne : alors que le soubassement social est traversé par des tensions incessantes et des contradictions, les énergies des classes dominantes sont mobilisées pour la survie à tout prix - et ainsi les antagonismes s'aiguisent, la tendance à la destruction augmente, les affrontements se multiplient sur le plan commercial, politique et militaire. La société entière est parcourue, dans toutes ses couches, dans toutes ses classes, par une fièvre qui la dévore de toute part, et atteint chacun de ses organes." (2) Il Partito de Florence et Le Prolétaire contribuent aussi à donner le cadre en précisant que la guerre n'est pas provoquée par untel ou untel désigné comme le méchant, mais résulte d'un affrontement impérialiste à l'échelle mondiale : - "Le front de l'Euro, dans la mesure où il résiste, ne représente pas une force de paix, en opposition à un front belliqueux du dollar, mais un des camps dans l'affrontement général interimpérialiste vers lequel se précipite le régime du Capital." (3) - "La guerre contre l'Irak, malgré la disparité des forces, ne peut être considérée comme une guerre de type colonial, mais est à tous égards une guerre impérialiste sur les deux fronts, même si l'Etat combattu est mineur et moins développé, il est néanmoins bourgeois et expression d'une société capitaliste." (4) - "Le soi-disant 'camp de la paix', c'est-à-dire les Etats impérialistes qui jugeaient dommageable envers leurs intérêts l'attaque américaine de l'Irak, redoute que confortés par leur rapide victoire, les Etats-Unis ne cherchent à leur faire payer cher leur opposition, ne serait-ce qu'en commençant par les évincer de la région. Les sordides rivalités impérialistes qui sont la cause des oppositions entre les Etats s'étalent au grand jour. Les Américains déclarent que la France et la Russie devraient généreusement renoncer à leurs gigantesques créances sur l'Irak, tandis que de l'autre côté, on s'indigne que les contrats pour la 'reconstruction' du pays soient attribués d'office à de grandes entreprises américaines et que la commercialisation du pétrole tombe entre les mêmes mains� Quant à cette fameuse 'reconstruction' et à la prospérité promise au peuple irakien, il suffit de voir ce qu'il en est de la reconstruction de l'Afghanistan ou de la situation en ex-Yougoslavie - deux régions où les troupes occidentales sont toujours présentes - pour comprendre que pour les bourgeois des deux côtés de l'Atlantique, il ne s'agit que de reconstruire les installations nécessaires à la rentabilité de la production et d'assurer la prospérité des entreprises capitalistes." (5) Ces positions ne laissent donc aucune place à une défense, même critique, de l'un ou l'autre camp. Elles constituent au contraire, chez ces groupes, le socle de granit pour une dénonciation de tous ces pays et forces politiques qui camouflent de façon hypocrite leurs propres desseins impérialistes derrière la défense de la paix. Ainsi, pour Il Partito, "La prétendue condamnation commune, facile et à l'unisson, de la guerre [de la part des pays occidentaux, ndr] est basée sur une équivoque incontestable puisque cette aspiration a une origine et une signification différente, sinon opposée, pour les classes antagoniques. Le 'Parti européen', représentant le grand capital et la grande finance établis de ce côté de l'Atlantique, aujourd'hui toujours plus concurrents et rivaux des américains, est contre cette guerre. Ce n'est pas que les magnats de la finance descendent personnellement dans la rue pour déployer les banderoles mais ils tiennent solidement en main les commandes des puissants appareils des medias, des partis et des syndicats fidèles au régime pour orienter la fragile Opinion Publique à droite ou à gauche. Pour le Capital en fait, même si les guerres sont souvent 'injustes', elles sont quelque fois 'nécessaires'. C'est extrêmement facile de les distinguer : celles qui sont 'nécessaires' sont celles que l'on gagne, celles qui sont 'injustes' sont celles que les autres gagnent. Par exemple : pour les capitalistes européens qui se préparaient à se partager de façon horrible la Yougoslavie, les bombardements sur Belgrade (presque pires que ceux d'aujourd'hui sur l'Irak) étaient 'nécessaires' ; ceux sur Bagdad, au contraire, où ils sont en train de voir s'envoler les riches contrats pétrolifères que la nouvelle 'administration démocratique' imposée par les 'libérateurs' se dépêchera d'annuler, sont 'injustes'." (6) Pour Programma Comunista : "Pas un homme, pas un sou pour les guerres impérialistes : lutte ouverte contre sa propre bourgeoisie nationale, italienne ou états-unienne, allemande ou française, serbe ou irakienne." (7) Pour Il Partito Comunista : "Les gouvernements de France et d'Allemagne, soutenus par la Russie et la Chine, se montrent opposés à cette guerre aujourd'hui mais seulement pour défendre leurs intérêts impérialistes, menacés par l'offensive des Etats-Unis, en Irak et dans la région." (8) Pour le BIPR : "Le véritable ennemi des USA (�), c'est l'Euro, qui est en train de menacer dangereusement l'hégémonie absolue du dollar." (9) En cohérence avec tout ce qui précède la seule attitude conséquente est celle d'une lutte à mort contre le capital, quels que soient les habits sous lesquels il se présente et d'une dénonciation sans réserve du pacifisme. C'est ce qu'ont fait ces groupes et le BIPR en particulier : - "L'Europe - l'axe franco-allemand en particulier - cherche à contrarier les plans militaires américains en jouant pour l'heure la carte du pacifisme et a ainsi tendu un piège idéologique dans lequel beaucoup sont déjà tombés. Nous savons bien, les faits le démontrent, que chaque fois que s'en est fait sentir la nécessité, n'importe quel Etat européen n'a pas hésité à faire valoir ses intérêts économiques par la force des armes. Ce qui se profile aujourd'hui, c'est un nouveau nationalisme� supranational, européen, déjà sous-entendu dans beaucoup de déclarations des 'désobéissants'. La référence même à une Europe des droits de l'homme et des valeurs sociales, opposée à l'individualisme exacerbé des américains, est le présupposé d'un alignement futur sur les objectifs de la bourgeoisie européenne dans son affrontement final avec la bourgeoisie américaine." (10) - "Dans une grande partie des 'gauches' parlementaires et de leurs appendices mouvementistes (de larges secteurs du mouvement antimondialisation), on se réfère à une Europe des droits de l'homme et à des valeurs sociales, opposées à l'individualisme exacerbé des américains. On cherche ainsi à faire oublier que cette Europe est la même qui - à propos des 'valeurs sociales' - a réduit et demande de façon insistante de nouvelles coupes dans les retraites (les soi disant 'réformes' de la prévoyance) ; c'est la même qui a déjà licencié des millions de travailleurs et qui maintenant exerce sa pression pour réduire encore plus la force de travail à une marchandise de type 'jetable' avec la précarisation progressive et dévastatrice" (11) Tout ce qui précède atteste donc de l'existence d'un même camp, resté fidèle aux principes du prolétariat, celui de la Gauche communiste, et cela quelle que soit la conscience qu'en ont les différents groupes qui le composent. Il n'empêche, comme nous l'avons déjà dit, que des divergences parfois importantes existent entre le CCI et ces groupes, comme nous allons le voir. Le problème n'est pas en soi l'existence de ces divergences mais bien le fait qu'elles soient invoquées par ces groupes comme une justification à leur refus d'une réponse commune face à une situation particulièrement grave et également que, dans le même temps, ils ne fassent rien pour que les questions soient éclaircies à travers un débat public sérieux.
Des références à Lénine invoquées mal à propos pour justifier l'inaction commune
Dans le n° 113 de la Revue Internationale, nous avons donné une réponse à la critique de frontisme du Prolétaire et à celle d'idéalisme du BIPR qui expliquent ainsi le caractère prétendument erroné de beaucoup des analyses du CCI. Nous n'avons reçu aucune réponse à nos arguments à l'exception d'un article publié dans le n° 466 du Prolétaire. Pour cette organisation, le fait de vouloir passer outre le désaccord, qui nous sépare sur la question du défaitisme révolutionnaire, justifie pleinement la critique de frontisme qu'il nous adresse à propos de notre appel à une action commune. Nous devons donc, à la lumière de cet article du Prolétaire, revenir sur la question du défaitisme révolutionnaire. L'article du Prolétaire contient un élément nouveau sur lequel nous allons nous centrer : "Il n'est pas vrai que les organisations qui sont rangées dans cette catégorie sont au fond d'accord sur l'essentiel, qu'elles partagent une position commune, même sur la seule question de la guerre et de l'internationalisme. Elles s'opposent au contraire sur des questions politiques et programmatiques qui seront demain vitales pour la lutte prolétarienne et pour la révolution comme elles s'opposent dès aujourd'hui sur les orientations et les directives d'action à donner aux rares éléments en recherche de positions classistes. Dans la question de la guerre en particulier, nous avons mis l'accent sur la notion de défaitisme révolutionnaire parce que depuis Lénine, c'est elle qui caractérise la position communiste dans les guerres impérialistes. Or le CCI est précisément opposé au défaitisme révolutionnaire. Comment serait-il alors possible d'exprimer de façon commune une position commune qui au fond, lorsqu'on gratte un peu, lorsqu'on va au-delà des belles et grandes phrases sur le renversement du capitalisme et la dictature du prolétariat, n'existe pas ? Une action commune ne serait possible qu'en consentant à gommer ou à atténuer des divergences irréconciliables, c'est-à-dire, les cacher aux yeux des prolétaires à qui on veut s'adresser largement, qu'en consentant à présenter une image fausse d'une "Gauche communiste" unie sur l'essentiel aux militants d'autres pays qu'on veut atteindre, c'est-à-dire à les tromper. Camoufler ses positions - car c'est à cela que reviennent, qu'on le veuille ou non, ces propositions unitaires dans l'espoir d'obtenir quelques succès immédiats ou contingents, n'est-ce pas la définition classique de l'opportunisme ?" (12) (Souligné dans l'original) Le PCI persiste à vouloir ignorer notre argument selon lequel "Parler de 'frontisme' et de 'petit dénominateur commun', non seulement ne permet pas de faire ressortir les divergences entre internationalistes mais est facteur de confusion dans la mesure où la vraie divergence, la frontière de classe qui sépare les internationalistes de toute la bourgeoisie, de la droite à l'extrême gauche, se trouve mise sur le même plan que les divergences entre les internationalistes." (cf. Revue Internationale n° 113). De même que, par ignorance (c'est-à-dire par désinvolture s'agissant de la critique de positions politiques, ce qui n'est pas le moindre des défauts pour une organisation révolutionnaire) ou bien pour les besoins de la polémique facile, il ne rapporte pas la position du CCI sur la question du défaitisme révolutionnaire. Il se limite à dire que "le CCI est précisément opposé au défaitisme révolutionnaire", laissant ainsi le champ libre à toute interprétation de notre position, y inclus, pourquoi pas, que le CCI serait "pour la défense de la patrie" en cas d'attaques de la part d'autres puissances. Il nous revient donc ici de rappeler notre position sur cette question telle que nous l'avions développée, déjà à l'époque de la première guerre du Golfe. Dans l'article "Le Milieu politique prolétarien face à la guerre du Golfe", de 1991 (13), nous affirmions ceci : "Ce mot d'ordre a été mis en avant par Lénine au cours de la Première Guerre mondiale. Il répondait à la volonté de dénoncer les tergiversations des éléments 'centristes' qui, bien que d'accord 'en principe' pour rejeter toute participation à la guerre impérialiste, préconisaient cependant d'attendre que les ouvriers des pays 'ennemis' soient prêts à engager le combat contre celle-ci avant d'appeler ceux de 'leur' propre pays à en faire autant. A l'appui de cette position, ils avançaient l'argument que, si les prolétaires d'un pays devançaient ceux des pays ennemis, ils favoriseraient la victoire de ces derniers dans la guerre impérialiste. Face à cet 'internationalisme' conditionnel, Lénine répondait très justement que la classe ouvrière d'un pays n'avait aucun intérêt en commun avec 'sa' bourgeoisie, précisant, en particulier, que la défaite de celle-ci ne pouvait que favoriser son combat, comme on l'avait déjà vu lors de la Commune de Paris (résultant de la défaite face à la Prusse) et avec la révolution de 1905 en Russie (battue dans la guerre contre le Japon). De cette constatation, il concluait que chaque prolétariat devait 'souhaiter' la défaite de 'sa' propre bourgeoisie. Cette dernière position était déjà erronée à l'époque, puisqu'elle conduisait les révolutionnaires de chaque pays à revendiquer pour 'leur' prolétariat les conditions les plus favorables à la révolution prolétarienne, alors que c'est au niveau mondial et, dans un premier temps, dans les grands pays avancés (qui étaient tous impliqués dans la guerre) que la révolution devait avoir lieu. Cependant, chez Lénine, la faiblesse de cette position n'a jamais conduit à une remise en cause de l'internationalisme le plus intransigeant (c'est même cette intransigeance qui l'avait conduit à un tel 'dérapage'). En particulier, il ne serait jamais venu à Lénine l'idée d'apporter un soutien à la bourgeoisie du pays 'ennemi', même si, en toute logique, une telle attitude pouvait découler de ses 'souhaits'. En revanche, cette position incohérente a été par la suite utilisée à de multiples reprises par des partis bourgeois à coloration 'communiste' pour justifier leur participation à la guerre impérialiste. C'est ainsi, par exemple, que les staliniens français ont brusquement 'redécouvert', après la signature du pacte germano-russe de 1939, les vertus de 'l'internationalisme prolétarien' et du 'défaitisme révolutionnaire', vertus qu'ils avaient oubliées depuis longtemps et qu'ils ont répudiées avec la même rapidité dès que l'Allemagne est entrée en guerre contre l'URSS en 1941. C'est le même 'défaitisme révolutionnaire' que les staliniens italiens ont pu utiliser pour justifier, après 1941, leur politique à la tête de la 'résistance' contre Mussolini. Aujourd'hui, c'est au nom du même 'défaitisme révolutionnaire' que les trotskistes des pays (et ils sont nombreux) impliqués dans le combat contre Saddam Hussein justifient le soutien de ce dernier." Ainsi, ce n'est pas la démarche du CCI qui est en cause mais bien celle de ses critiques qui n'ont pas assimilé en profondeur des mots d'ordre du mouvement ouvrier lors de la première vague révolutionnaire mondiale de 1917-23. Une fois effectuée cette clarification sur la question du défaitisme révolutionnaire, doit-on persister à penser que les divergences que nous avons mises en évidence ne constituent pas un obstacle à une réponse commune des différents groupes face à la guerre ? Malgré les erreurs des groupes auxquels s'adressait notre appel, nous pensons que celles-ci ne remettent pas en cause leur positionnement internationaliste. En effet, ces groupes qui défendent le défaitisme révolutionnaire ne sont pas ces traîtres staliniens et trotskistes qui mettent à profit l'ambiguïté du mot d'ordre de Lénine pour légitimer la guerre. Ce sont des formations politiques prolétariennes qui, pour différentes raisons, n'ont pas été à même de "mettre les pendules à l'heure" sur un certain nombre de questions du mouvement ouvrier.
Sectarisme vis-à-vis de la Gauche communiste et opportunisme vis-à-vis du gauchisme
Le BIPR pense, rappelons le, que les divergences avec le CCI sont trop importantes pour permettre une réponse commune sur la question de la guerre. Pourtant, le passage suivant d'un tract de Battaglia Comunista, une des deux composantes du BIPR, exprime au contraire, une convergence de fond sur l'analyse de la dynamique du rapport de force entre prolétariat et bourgeoisie, question où justement, d'après le BIPR, les points de vue sont tellement éloignés : "Par certains aspects, il n'y a plus besoin pour la guerre d'embrigadement de la classe ouvrière sur les fronts : il suffit qu'elle reste à la maison, dans les usines et dans les bureaux, à travailler pour la guerre. Le problème se pose quand cette classe commence à refuser de travailler pour la guerre et devient aussitôt un obstacle sérieux au développement de la guerre même. C'est cela - et pas les manifestations, si grandes soient-elles, des citoyens pacifistes, et encore moins les veillées avec les prédications du Pape - qui est un frein à la guerre : cela peut arrêter la guerre." (souligné dans l'original) (14) Ce passage exprime l'idée tout à fait correcte selon laquelle la guerre et la lutte de classe ne sont pas deux variables indépendantes mais sont antithétiques, dans le sens où plus le prolétariat est embrigadé, plus la bourgeoisie a les mains libres pour faire ses guerres ; de la même manière, plus "la classe commence à refuser de travailler pour la guerre", plus "elle devient aussitôt un sérieux obstacle au développement de la guerre même". Cette idée, telle qu'elle est formulée ici avec les mots de Battaglia Comunista (15), est très semblable à celle qui sous-tend notre notion de cours historique, résultante historique des deux dynamiques mises en évidence ci dessus : la tendance permanente du capitalisme à aller vers la guerre et la tendance historique d'une classe ouvrière non vaincue à aller vers un affrontement décisif avec la classe ennemie. Cependant, Battaglia a toujours contesté la validité de cette position en nous accusant d'idéalisme. A ce propos, comme sur d'autres points sur lesquels Battaglia nous accuse de ne pas être en prise avec la situation actuelle et de nous réfugier dans notre "idéalisme", nous avons répondu de façon détaillée dans de nombreux articles et directement dans de nombreuses polémiques (16). Nous pourrions nous attendre de la part d'une organisation faisant preuve d'une attitude aussi pointilleuse dans l'examen de ses divergences avec le CCI à une attitude semblable vis-à-vis de tous les autres groupes. Il n'en est rien. Nous faisons référence ici à l'attitude du BIPR via son groupe sympathisant et représentant politique dans la région nord-américaine, le Internationalist Workers' Group (IWG) qui publie Internationalist Notes. En effet, ce groupe est intervenu avec des anarchistes et a tenu une réunion publique commune avec Red and Black Notes, des conseillistes et la Ontario Coalition Against Poverty (OCP) qui paraît être un groupe typiquement gauchiste et activiste. Récemment le IWG a publié une prise de position en solidarité avec des "camarades" de l'OCP emprisonnés, arrêtés pour vandalisme dans les dernières manifestations contre la guerre à Toronto. Il a aussi tenu une réunion publique commune avec des "camarades anarcho-communistes" à Québec. Si nous-mêmes sommes convaincus de la nécessité d'être présents dans les débats des groupes politiques du marais, dont les positions oscillent entre celles des révolutionnaires et celles de la bourgeoisie, afin de favoriser en leur sein l'influence de la Gauche communiste, nous avons été déconcertés, et c'est peu dire, par "la méthode" employée. En effet, celle-ci dénote une largesse en tout point opposée à la politique de rigueur affichée par le BIPR européen. Compte tenu de ces différences de méthode, et donc de principe, nous avons cru devoir adresser aussi à l'IWG l'appel à une initiative commune à travers une lettre qui disait, entre autres, ceci : "Si nous comprenons bien, le refus du BIPR est essentiellement basé sur le fait qu'il y a de trop grandes différences, du point de vue du Bureau, entre nos positions. Pour citer la lettre que nous avons reçue du Bureau : "une action unie contre la guerre ou sur tout autre problème ne peut être envisagée qu'entre des partenaires bien définis et politiquement identifiés de façon non équivoque, qui partagent des positions que tous considèrent comme essentielles." Cependant, nous avons appris sur le site Web du BIPR, et par ailleurs aussi (dernier numéro de Internationalist Notes et tracts de Red & Black), qu'Internationalist Notes au Canada a tenu une réunion commune contre la guerre avec des anarcho-communistes au Québec, et des activistes libertaires/communistes de conseil et anti-pauvreté à Toronto. Visiblement, alors qu'il y a des différences substantielles entre le CCI et le BIPR sur un certain nombre de questions, celles ci deviennent insignifiantes comparées aux différences qui existent entre la Gauche communiste et les anarchistes (même quand ils accolent le mot "communiste" à anarchisme), et les activistes contre la pauvreté, dans leur page Web, ne semblent même pas prendre une position anticapitaliste. Sur cette base, nous ne pouvons que conclure que le BIPR a deux stratégies différentes vis-à-vis de son intervention sur la guerre : une sur le continent nord-américain et une autre en Europe. Visiblement, les raisons du Bureau pour refuser une action commune avec le CCI en Europe ne sont pas applicables au Canada et en Amérique. Nous adressons donc cette lettre spécifiquement à Internationalist Notes en tant que représentant du BIPR en Amérique du Nord pour réitérer la proposition que nous avons déjà faite au BIPR dans son ensemble." (17)
Nous n'avons jamais reçu de réponse à cette lettre, ce qui, déjà en soi, exprime une démarche étrangère à la politique communiste révolutionnaire, une démarche selon laquelle on ne se positionne politiquement qu'en fonction de ses propres humeurs et face à ce qui dérange le moins (18). S'il n'y a jamais eu de réponse à cette lettre, ce n'est certainement pas par hasard mais bien parce qu'il ne pouvait y avoir de réponse cohérente possible sans autocritique. De plus, la politique menée par l'IWG dans le Nord de l'Amérique n'est certainement pas une spécificité des camarades américains mais porte la marque typique du BIPR, qui sait bien concilier sectarisme et opportunisme : sectarisme dans les relations avec la Gauche communiste, et opportunisme avec tous les autres (19).
Plus généralement, le rejet de notre appel ne se fonde pas sur l'existence de divergences bien réelles entre nos organisations, mais plutôt sur une volonté sectaire aussi bien qu'opportuniste de rester séparés les uns des autres pour pouvoir continuer tranquillement chacun dans son coin sa propre activité politique sans courir le risque d'être critiqué ou d'avoir affaire à ces infatigables "casse-pieds" du CCI. Une telle attitude de la part de ces groupes n'est ni fortuite, ni inédite. En effet, elle n'est pas sans rappeler celle de la 3e Internationale dégénérescente qui s'est fermée à la Gauche communiste - c'est-à-dire vis-à-vis du courant le plus clair et déterminé dans la définition des positions révolutionnaires - tout en "s'ouvrant" largement sur sa droite avec sa politique de fusion avec les courants centristes (les "Terzini" en Italie, l'USPD en Allemagne) et de "front unique" vis-à-vis de la Social-démocratie traître et bourreau de la révolution. Internationalisme, organe de la Gauche communiste de France (ancêtre du CCI), fait référence à cette démarche opportuniste de l'IC lorsqu'il critique dans les années 1940, la fondation en 1943, sur des bases opportunistes, du Parti communiste internationaliste d'Italie, ancêtre commun à tous les PCI bordiguistes et à Battaglia Comunista : "Il n'est pas le moins étonnant que nous assistions aujourd'hui, 23 ans après la discussion Bordiga-Lénine lors de la formation du PC d'Italie (sur cette formation du Parti) à la répétition de la même erreur. La méthode de l'IC qui fut si violemment combattue par la Fraction de gauche (de Bordiga) et dont les conséquences furent catastrophiques pour le prolétariat, est aujourd'hui reprise par la Fraction elle-même pour la construction du PC d'Italie." (20) Dans les années 1930, on assista de la part du trotskisme à la même démarche opportuniste, s'exerçant notamment à l'encontre de la Gauche italienne (21). Et lorsqu'a eu lieu une rupture au sein de cette dernière à l'occasion de la fondation du PCInt, l'attitude du nouveau parti à l'encontre de la GCF n'était pas sans rappeler celle du trotskisme. Même si à l'époque on ne pouvait pas parler de dégénérescence du PCInt nouvellement créé, contrairement au trotskisme et à l'IC avant lui, de même qu'aujourd'hui on ne peut pas parler de dégénérescence du BIPR ou des PCI, il n'en demeure pas moins que la fondation du PCInt a constitué un pas en arrière par rapport à l'activité et au niveau de clarification de la Fraction de la Gauche Italienne (avec sa revue Bilan) dans les années 1930. Cet opportunisme fut critiqué en ces termes par Internationalisme : - "Il existe, camarades, deux méthodes de regroupement : il y a celle qui a servi au premier congrès de l'IC qui a invité tous les groupes et partis se réclamant du Communisme, pour participer à la confrontation de leurs positions. Il y a celle de Trotsky qui, en 1931, "réorganisait" l'Opposition internationale et son secrétariat en prenant bien le soin d'éliminer préalablement et sans explication la Fraction italienne et d'autres groupes qui auparavant en faisaient partie (les vieux camarades se souviendront d'une lettre de protestation envoyée par la Fraction italienne à toutes les sections de l'Opposition internationale, stigmatisant cet acte arbitraire et bureaucratique de Trotsky)." (22) - "Le PCI fut créé dans les semaines fiévreuses de 1943� Non seulement on laissait de côté le travail positif que la fraction italienne avait fait durant cette longue période entre 1927-1944, mais sur bien des points, la position du nouveau parti fut en deçà de celle de la fraction abstentionniste de Bordiga de 1921. Notamment dans le front unique politique où certaines manifestations locales de propositions de Front Unique furent faites au parti stalinien, notamment sur la participation aux élections municipales et parlementaires en abandonnant la vieille position de l'abstentionnisme, notamment sur l'antifascisme où les portes du Parti furent largement ouvertes aux éléments de la Résistance, sans parler que sur la question syndicale, le parti reprenait entièrement la vieille position de l'IC, de fraction dans les syndicats, luttant pour la conquête de ceux-ci et allant même plus loin dans cette voie, pour la formation des minorités syndicales (La position et la politique de l'Opposition Syndicale Révolutionnaire). En un mot, sous le nom du Parti de la Gauche Communiste Internationale, nous avons une formation italienne de type trotskiste classique avec la défense de l'URSS en moins. Même proclamation du Parti indépendamment du cours réactionnaire, même politique pratique opportuniste, même activisme agitatif stérile des masses, même mépris pour la discussion théorique et la confrontation d'idées, aussi bien dans le Parti qu'à l'extérieur avec les autres groupes révolutionnaires." (23)
Ainsi, aujourd'hui encore, Battaglia Comunista et les PCI portent la marque de cet opportunisme originel. Néanmoins, comme nous l'avons dit plus haut, nous croyons dans la possibilité et la nécessité d'un débat entre les différentes composantes du camp révolutionnaire et nous n'abandonnerons certainement pas à cause d'un énième refus, pour aussi irresponsable qu'il puisse être.
Ezechiele (Décembre 2003)
(1) "La responsabilité des révolutionnaires face à la guerre. Proposition du CCI aux groupes révolutionnaires pour une intervention commune face à la guerre et réponse à notre appel."Revue internationale n°113.
(2) In"de guerre en guerre", Il Programma Comunista, n°3. Juillet 2003. Il est remarquable que ces lignes aient été écrites par une organisation qui pense que les conditions et les moyens de la lutte prolétarienne sont invariantes depuis 1848 et qui, à ce titre, rejette la notion de décadence du capitalisme. Nous ne pouvons que nous réjouir du fait que, cette fois-ci, la perception de la réalité ait été chez elle plus forte que le dogme de ses positions invariantes.
(3) In "contre la guerre et contre la paix du capital". Il Partito Comunista n°296, février 2003. C'est de façon tout à fait délibérée que, dans cet article, nous laissons de côté l'expression de divergences "secondaires" par rapport à la question essentielle de l'internationalisme. Nous signalons toutefois que, comme nous avons déjà eu l'occasion de le développer dans nos colonnes, il est faux de caractériser les deux camps impérialistes en présence comme étant respectivement ceux de l'Euro et du Dollar ainsi que l'ont illustré les dissensions importantes au sein de l'UE et de la zone Euro. En effet, Il Partito pense-t-il sérieusement, et contre toute évidence, que la Hollande, l'Espagne, l'Italie et le Danemark faisaient partie, à côté de l'Allemagne et de la France, d'une coalition anti-américaine ?
(4) In"La sale guerre irakienne entre l'Euro et le Dollar". Il Partito Comunista n° 297, mars-avril 2003.
(5) In"La guerre en Irak est finie� la domination capitaliste continue". Tract du Prolétaire, mai 2003.
(6) In "Le pacifisme et la lutte syndicale", Il Partito Comunista n° 297, mars-avril 2003.
(7) In "Riposte de classe à la guerre impérialiste", tract de Programma Comunista, mars 2003
(8) In "Pacifisme impérialiste", Il Partito Comunista n°296, février 2003
(9) In "Ni avec Saddam, ni avec Bush, ni avec l'Europe !", tract de Battaglia Comunista, mars 2003
(10) In "Malgré la saleté néofasciste, l'ennemi reste le capital et ses guerres", tract de Battaglia Comunista, mars 2003.
(11) In "Ni avec Saddam, ni avec Bush, ni avec l'Europe !", tract de Battaglia Comunista, mars 2003
(12) In "Nouvelles du frontisme politique : propositions unitaires à propos de la guerre". Le Prolétaire, n° 466, mars-mai 2003.
(13) Revue Internationale n° 64
(14) In : "Malgré la saleté néofasciste, l'ennemi reste le capital et ses guerres", tract de Battaglia Comunista, mars 2003.
(15) Les mots que nous aurions utilisés auraient été quelque peu différents et nous aurions parlé "du refus de la classe ouvrière à se sacrifier pour l'effort de guerre", formulation moins restrictive que celle du BIPR qui peut laisser penser que seule la production d'armement est concernée pas cet effort de guerre.
(16) Voir par exemple, parmi les plus récentes, les articles suivants : - "Polémique avec le BIPR : La lutte de la classe ouvrière dans les pays de la périphérie du capitalisme", Revue Internationale n°100 - "Discussions dans le milieu politique prolétarien : le besoin de rigueur et de sérieux", Revue Internationale n° 101 - "Débat avec le BIPR : la vision marxiste et la vision opportuniste dans la politique de la construction du parti", Revue Internationale n° 103
(17) Lettre envoyée par le CCI le 6 juin 2003.
(18) C'est une pratique "normale" chez un certain nombre de groupes bordiguistes, cohérente avec la vision qu'ils ont d'eux-mêmes, comme dépositaires "uniques" de la conscience de classe et, tous, les noyaux "uniques" du futur partis. Mais même au sein de cette composante caricaturale du milieu politique prolétarien, il existe des groupes plus responsables qui malgré eux ne peuvent ignorer qu'ils ne sont pas seuls au mode et qui répondent au courrier des autres groupes, soit par lettre soit à travers des articles de leur presse.
(19) Voir en particulier les articles : "Débat avec le BIPR : la vision marxiste et la vision opportuniste dans la politique de la construction du parti" Revue Internationale n° 103 et 105.
(20) Internationalisme n° 7, Février 1946 ; "A propos du 1e congrès du Parti communiste internationaliste d'Italie"
(21) Voir à ce sujet notre livre La Gauche communiste d'Italie, particulièrement en son sein la partie traitant des "Rapports entre la fraction de gauche du PC d'Italie et l'Opposition de gauche internationale."
(22) Internationalisme n° 10, Mai 1946 ; "Lettre à tous les groupes de la Gauche communiste internationale".
(23) Internationalisme n° 23, Juin 1947. "Problèmes actuels du mouvement ouvrier international."
Links
[1] https://fr.internationalism.org/en/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-russe
[2] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/influence-gauche-communiste
[3] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/56/moyen-orient
[4] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/57/israel
[5] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/58/palestine
[6] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/guerre-irak
[7] https://www.marxists.org/archive/marx/works/1881/05/07.htm
[8] https://fr.internationalism.org/en/tag/5/36/france
[9] https://fr.internationalism.org/en/tag/recent-et-cours/forums-sociaux
[10] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/anti-globalisation
[11] https://fr.internationalism.org/en/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/1903-fondation-du-parti-bolchevique
[12] https://fr.internationalism.org/en/tag/conscience-et-organisation/troisieme-internationale
[13] https://fr.internationalism.org/en/tag/approfondir/naissance-du-bolchevisme
[14] https://fr.internationalism.org/en/tag/heritage-gauche-communiste/lorganisation-revolutionnaire
[15] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/tci-bipr
[16] https://fr.internationalism.org/en/tag/courants-politiques/bordiguisme