1) Dans la Revue Internationale du CCI n°20, nous définissions les années 80 dans lesquelles nous allions entrer comme "les années de vérité", celles où allait se décider pour une bonne part l'alternative historique ouverte par la crise aiguë du capitalisme : guerre mondiale ou révolution prolétarienne.
Première année de cette
décennie, l'année 80 est venue illustrer de façon on ne peut plus significative
cette perspective. Ainsi, alors que la
première moitié de l'année est, malgré les mouvements sociaux importants comme
celui de la sidérurgie en Grande-Bretagne, dominée par l'aggravation
considérable des tensions inter-impérialistes faisant suite à l'invasion de
J'Afghanistan, la seconde moitié est déjà marquée par une accentuation sans
précèdent des luttes du Prolétariat qui atteignent en Pologne le point le plus
élevé depuis la reprise historique des combats de la classe ouvrière mondiale
en 1968. Si, pendant six mois, la bourgeoisie a paru avoir les mains libres
pour déchaîner ses campagnes bellicistes et pour préparer un troisième
holocauste mondial, l'inquiétude qui s'exprime aujourd'hui dans la classe
dominante de tous les pays face aux luttes ouvrières de Pologne, 1’unité
qu'elle manifeste dans sa tentative de les faire taire, constituent une
nouvelle illustration du fait que le prolétariat, par sa lutte, est la seule
force dans la société qui peut empêcher le capitalisme d'apporter sa réponse
guerrière à la crise de son économie.
2) L'heure n'est pas encore venue de faire un bilan définitif des luttes du prolétariat en Pologne car le mouvement est encore en cours et na pas épuisé toutes ses potentialités présentes . Cependant 5 mois après le début des luttes, on peut dores et déjà en tirer un certain nombre d’enseignements importants et il est nécessaire de situer le point où il est parvenu aujourd'hui.
Dès à présent, en effet, on peut mettre en évidence deux éléments :
- l’énorme importance de ce mouvement, le pas considérable qu'il représente pour le prolétariat de tous les pays,
- le fait qu'on ne peut le
comprendre et qu'on ne peut en dégager les perspectives que dans le
cadre mondial.
3) Un peu partout, la bourgeoisie et ses valets de presse s'emploient à essayer de démontrer que les luttes ouvrières en Pologne s'expliquent par des caractéristiques propres à la Pologne ou, au mieux, par des caractéristiques propres aux pays d'Europe de l'Est. A Moscou, on raconte que, s'il y a des difficultés en Pologne (ce qu'on ne peut plus cacher), cela résulte "d'erreurs"'de la précédente direction polonaise. Rien à voir avec la situation en Russie, évidemment ! A Paris, Bonn, Londres et Washington, on aime dire que c'est parce qu'ils n'ont pas de "libertés" à l'occidentale, qu'il manque la démocratie et qu'ils sont fatigués des queues devant les magasins, que les ouvriers d'Europe de l'Est sont mécontents. En Occident, par contre, ils n'ont aucune raison majeure de se plaindre. Que les ouvriers en Pologne résistent contre les atteintes d'une même crise, qu'ils luttent contre une même exploitation que celles que subissent leurs frères de classe de l'Ouest et de partout ailleurs, qu'ils montrent le chemin en quelque sorte : quelles idées absurdes !
Lorsque quelque part dans le
monde se dévoile un pan du tableau qui risque d'être son cauchemar : la
lutte généralisée du prolétariat contre le capitalisme, la bourgeoisie
s'empresse de hurler bien fort : "cas particulier" et s'emploie
fébrilement à découvrir toutes les différences qui distinguent ce "quelque
part" des autres endroits. Et ces
différences, elle n'a pas besoin de les inventer toutes. C'est vrai que dans les pays du monde, tous
ne sont pas dans une situation identique.
C'est vrai que certaines caractéristiques du mouvement en Pologne sont
données par le cadre spécifique de ce pays, de sa situation économique,
politique et sociale propre, de ses particularités historiques, comme aussi par
le cadre des pays de l'Est et du bloc russe.
Mais, pour les révolutionnaires et la classe ouvrière, il doit être
clair également que les caractéristiques particulières ont une importance
seulement circonstancielle et qu’elles ne peuvent se comprendre elles-mêmes que
dans une vision qui, évidemment tient compte des rythmes différents selon les
pays d'enfoncement dans la crise mais qui englobe l'ensemble du monde
capitaliste.
4) Le cadre général dans lequel se déroulent les évènements de Pologne est donné par les éléments suivants :
a) le caractère mondial et général de la crise économique;
b ) l'aggravation inexorable de celle-ci et les sacrifices de plus en plus cruels qu'elle impose aux exploités;
c) la reprise historique du prolétariat mondial depuis la fin des années 60;
d) la nature des problèmes et des difficultés auxquels se heurte la classe ouvrière, les nécessités qui s'impose à elle dans sa lutte ;
- la confrontation avec l'obstacle syndical,
- l'auto organisation de sa lutte, l'importance des assemblées générales,
- l'élargissement du combat, l'emploi de la grève de masse;
e) les moyens mis en avant par la bourgeoisie pour briser le combat prolétarien et imposer à la classe les exigences économiques et militaires du capital national :
- emploi d'une répression et d'un encadrement policiers de plus en plus systématiques,
- utilisation de multiples mystifications destinées soit à prévenir, soit, quand ce n'est plus possible, à dévoyer dans des impasses les explosions ouvrières.
Les différents secteurs de
la bourgeoisie des pays avancés se partageant en général aujourd'hui le travail
avec une droite au gouvernement et une gauche dans l'opposition.
5) Les conditions particulières dans lesquelles s inscrivent les évènements en Pologne relèvent, soit de son appartenance au bloc de l'Est,' soit à des spécificités propres à ce pays.
Comme pour l'ensemble des pays de ce bloc, la situation en Pologne se caractérise par :
a) l'extrême gravité de la crise qui jette aujourd'hui des millions de prolétaires dans une misère proche de la famine ;
b) la grande rigidité des institutions qui ne laissent pratiquement aucune place pour une possibilité de surgissement de forces politiques bourgeoises d'opposition capables de jouer le rôle de tampons : en Russie et par suite dans ses pays satellites, tout mouvement de contestation risque de cristalliser l'énorme mécontentement qui existe au sein d'un prolétariat et d'une population soumis depuis des décennies à la plus violente des contre-révolutions. laquelle est à la hauteur du formidable mouvement de la classe qu'elle eut à écraser : la révolution de 1917
c) l'énorme importance de la terreur policière comme moyen
pratiquement unique de maintien de l'ordre;
Par ailleurs, la Pologne se distingue par
a) l'oppression nationale plus que séculaire subie de la part surtout de la Russie et qui, en se perpétuant aujourd'hui sous d'autres formes donne un poids très grand au nationalisme parmi les mystifications qui pèsent sur la classe ouvrière ;
b) l'importance de la religion catholique ressentie depuis des
siècles comme une manifestation de résistance contre cette oppression, comme un
symbole de l'identité nationale de la Pologne (qui est le seul pays catholique du monde
slave) et qui a canalisé depuis 30
ans une part du mécontentement contre le régime stalinien.
6) Les spécificités de la situation en Pologne permettent
d'expliquer certains aspects des mystifications que le capitalisme fait peser
sur le cerveau des prolétaires :
- les illusions démocratiques relèvent directement du caractère totalitaire du régime qui règne dans les pays d'Europe de l'Est ;
- le nationalisme et l'opium religieux résultent pour une grande part de l'histoire de la nation polonaise.
En fait, les aspects du mouvement des ouvriers de Pologne qui sont les plus tributaires des spécificités de ce pays concernent justement les faiblesses de ce mouvement : ce qui relève encore l'influence des idées bourgeoises et du poids du passé dans les rangs prolétariens trouve dans les particularités son meilleur complice dans la mesure où elles sont l'expression d'un monde divisé, déchiré en nations, en classes, en catégories de toutes sortes, comme d’une classe qui ne peut vivre que par la reproduction de ces divisions.
Par contre, ce qui fait la force du prolétariat en Pologne n'est nullement spécifique aux luttes qu'il mène dans ce pays. Est un élément de force pour le prolétariat tout ce qui exprime son autonomie de classe, sa rupture avec l'atomisation et les divisions du passé, tout ce qui annonce les objectifs généraux et ultimes de son mouvement, tout ce qui rejète les aliénations locales et ancestrales pour se tourner avec audace vers le seul avenir possible pour l'humanité : le communisme qui abolira les antagonismes entre les hommes, qui réalisera la communauté humaine.
Dans ce contexte, les spécificités de la situation en Pologne ont surtout pour résultat de faire apparaître, souvent de façon beaucoup plus nette qu'ailleurs et parfois caricaturale, les caractéristiques fondamentales -et qui demain concerneront tous es pays- tant, du mouvement prolétarien de notre époque, que des conditions qui le font surgir et des bouleversements qu'il provoque dans la société et au sein de la classe dominante.
Extrême gravité de la crise économique, brutalité de l'attaque contre la classe ouvrière, rejet croissant par le prolétariat du cadre syndical, auto-organisation de la classe, grève de masse, convulsions politiques de la bourgeoisie : autant de "spécificités" qui ne sont pas "polonaises", mais qui sont celles de notre époque et concernent toute la société.
7) La situation catastrophique de l'économie des pays du bloc de l'Est, et notamment de la Pologne, non seulement ne peut s'expliquer hors du cadre de la crise générale du capitalisme (ce qui à l'Est et à l'Ouest devient une évidence même pour ces ânes qu'on appelle "économistes") mais montre, par bien des aspects, le chemin dans lequel s'engage de plus en plus l'économie de tous les pays, y compris celle des grandes puissances industrielles les plus épargnées jusqu'ici. L'état de misère de plus en plus intolérable qui se développe aujourd'hui dans le prolétariat polonais préfigure, quant à lui, celui qui va tendre à frapper de plus en plus le prolétariat de ces grandes puissances, même si les modalités immédiates de cette misère (bas salaires et pénurie à l'Est, chômage à l'Ouest), diffèrent suivant que le régime est capable d'éjecter de la production tout un secteur de la classe ouvrière, ou incapable de le faire sous peine de voir sa production chuter encore plus et de perdre tout contrôle sur cette masse d'ouvriers qui seraient soustraits à l'encasernement des bagnes industriels.
Enfin, de la même façon que l'aggravation de la
misère en Pologne (notamment par les brusques augmentations des prix de la
nourriture) a été l'élément décisif qui a poussé le prolétariat à se révolter
malgré une terreur policière et un écrasement physique comparables à l'état de
siège des temps de guerre, l'aggravation de la misère dans les autres pays
contraindra le prolétariat à secouer le joug de la répression et des
mystifications bourgeoises.
8) De même, si c'est la
totale et évidente intégration des syndicats dans l'appareil étatique, telle
qu'elle existe dans les régimes staliniens qui a d’emblée posé pour les
ouvriers polonais le nécessité de rejeter ces organes, ces ouvriers n'ont fait
en cela que montrer le chemin à leurs frères de classe des pays où les
syndicats n'ont pas encore dévoilé aussi clairement leur nature
capitaliste. Mais la démarche du
prolétariat en Pologne ne s'est arrêtée à la dénonciation des syndicats
officiels, il tend de plus en plus à déborder les syndicats "libres"
à l'idée desquels il s'était rallié dans son aspiration à se pourvoir
d'organisations indépendantes de l'Etat afin de se prémunir contre la riposte
prévisible de la bourgeoisie. En
quelques mois, l'expérience vivante des ouvriers de Pologne a fait la démonstration
de 1 'impossibilité pour la classe ouvrière, dans la période de décadence, du
capitalisme de se doter, sans qu'ils deviennent des obstacles à la lutte, d'organes permanents de type syndicats. Là encore le prolétariat de Pologne ne fait que montrer le chemin au reste de la classe qui devra, à son tour, repousser les chants de sirène de toutes les formes de syndicalisme "radical", "de combat" ou"de base" dans sa lutte contre le capital.
9\ La Pologne constit,ue une nouvelle illustration de cette loi qui veut que dans les périodes de crise aiguë de la société on assiste à une accélération de l'histoire. Dans le domaine de la dénonciation du rôle des syndicats, les ouvriers de Pologne ont accompli en quelques mois le chemin que le prolétariat des autres pays a mis plusieurs générations à parcourir. Mais ces progrès accélérés ne concernent pas seulement le problème des syndicats. Sur deux autres plans également, celui de l'auto organisation et celui de la généralisation des luttes, (évidement liés entre eux et à la question syndicale), la classe ouvrière de Pologne a été projetée à l'avant-garde du prolétariat mondial.
Là encore, les "particularités" de la situation en Pologne et en Europe de 1"Est (qui sont des caractéristiques générales du capitalisme décadent mais poussées encore plus loin qu'ailleurs) ont conduit les ouvriers de ce pays à réouvrir des voies dans lesquelles devront s'engouffrer les prolétaires du monde entier.
Ainsi, l'habituel emploi massif et systématique du mensonge par les autorités de même que le contrôle totalitaire exercé par l'Etat sur chaque aspect de la vie sociale a poussé les ouvriers polonais à faire faire à l'auto organisation de la classe d'immenses progrès par rapport à ce que nous avions connu jusqu'ici. La mise a profit de la technique moderne (hauts parleurs branchés sur les salles de négociation, répercussion à la base des débats en assemblées centrales grâce à leur enregistrement sur cassettes) pour permettre un meilleur contrôle des assemblées générales sur les organes dont elles se sont dotées, une plus grande participation des travailleurs à leur lutte, sont un exemple à suivre pour les ouvriers de tous les pays.
De même, face à un Etat ayant une forte propension à employer la répression sanglante, qui gouverne par la terreur et par une atomisation extrême des individus, le prolétariat polonais, malgré les tentatives gouvernementales de diviser le mouvement, a su employer de façon efficace cette arme si importante de ses combats dans la période actuelle et seule capable de paralyser le bras de la répression comme de surmonter l’atomisation : la grève de masse, la généralisation de ses luttes. Son aptitude à se mobiliser de façon massive non seulement pour la défense de ses intérêts spécifiques mais aussi en solidarité avec la lutte des autres secteurs de la classe est une expression de l'être profond de la classe ouvrière, de cette classe qui porte en elle le communisme, et qui devra partout dans le monde manifester cette unité qui lui est vitale pour être à la hauteur de ses tâches historiques.
10) Ce n'est pas seulement sur le plan de la lutte du prolétariat que les événements de Pologne préfigurent la situation qui va tendre à se généraliser dans tous les pays industrialisés. Sur le plan des convulsions internes de la classe dominante ce qui se passe aujourd'hui dans ce pays donne une idée y compris dans ses aspects caricatu raux, de ce qui couve dans les entrailles de la société. Depuis le mois d'août c'est une véritable panique qui s'est emparée des sphères dirigeantes du pays. Dans les sphères gouvernementales, c'est, depuis 5 mois, la valse des porte-feuilles ministériels dont on est allé jusqu'à en confier un à un catholique. Mais c'est dans la principale force dirigeante, le parti, que se manifestent avec le plus de violence ces convulsions. A l'heure actuelle, le POUP donne l'impression d'une immense foire d'empoigne où les différentes cliques se tirent dans les jambes à qui mieux mieux, règlent leurs vieux comptes, satisfont des vengeances personnelles, font passer leurs intérêts particuliers par dessus l'intérêt du parti et du capital national. Dans l'appareil, les limogeages vont bon train; l'instance suprême, le Bureau Politique, est bouleversée. L'homme "qui savait parler aux ouvriers", Gierek, subit le même sort qu'il avait infligé en 71 à Gomulka. Il est même chassé comme un malpropre du Comité Central, en violation de la loi du parti. A tous les échelons, on trouve des boucs émissaires, au point qu'on doit faire appel pour les remplacer à des vieux chevaux de retour, déjà déconsidérés en leur temps comme l'anti-sémite virulent Moczsar. Même la base du parti, cette base d'habitude si servile, si silencieuse, est atteinte par ces bouleversements. Plus de la moitié des militants ouvriers ont quitté les syndicats officiels (ces "forces saines" comme dit "la Pravda") pour rejoindre les syndicats indépendants. On voit même des organismes de base se coordonner en dehors des structures officielles et dénoncer "le bureaucratisme de l'appareil".
Cette panique qui s'est abattue sur le parti est à la mesure de l'impasse dans laquelle se trouve la bourgeoisie polonaise. Face à l'explosion du mécontentement ouvrier, elle a été conduite à laisser apparaître et se développer des forces d'opposition -les syndicats indépendants- dont la fonction s'apparente à la gauche dans l'opposition telle qu'on la connaît aujourd'hui dans la plupart des pays occidentaux. Même langage, en apparence "radical" et "ouvrier" pour mieux canaliser et dévoyer la combativité prolétarienne, même solidarité de fond avec "l'intérêt national". Mais, pas plus aujourd'hui qu'hier, le régime stalinien ne peut tolérer sans dommage ni danger l'existence de telles forces d'opposition. Sa fragilité et sa rigidité congénitales n'ont pas disparu par enchantement, par la grâce de l’explosion des luttes ouvrières. Bien au contraire! Ainsi, contraint de tolérer dans ses entrailles un corps étranger, dont il a besoin pour survivre, bien qu'il arrive à peine à tenir son rôle, mais que rejette toutes les fibres de son organisme, le régime est plongé aujourd'hui dans les convulsions les plus douloureuses de son histoire.
Les antagonismes au sein de la classe dominante d'un pays ne sont chose nouvelle. Ce sont ces antagonismes -réels- qui sont aujourd'hui utilisés en occident pour désorienter la classe ouvrière avec une droite au gouvernement qui prend des mesures d'austérité de plus en plus violentes, et une gauche qui les dénonce avec fracas pour mieux les faire accepter par les ouvriers. En "temps normal", ces divisions au sein de la bourgeoisie, si d'un côté elles constituent une faiblesse, notamment dans la compétition internationale, d'un autre côté, sont un facteur de renforcement face à la classe ouvrière, lorsqu'elles sont exploitées correctement comme élément de mystification. Mais, à un certain degré de ces divisions et de puissance de la lutte de classe. elles se retournent contre la classe dominante elle-même. Incapable de faire adhérer plus longtemps les ouvriers à l'une ou l'autre des fausses alternatives qu'elle présente, celle-ci, par ses déchirements, fait au contraire la preuve qu'elle devient incapable de gouverner la société. De facteur de paralysie pour, le prolétariat, ces antagonismes deviennent alors des stimulants de sa lutte.
Ainsi, alors que les réticences de l'appareil devant l'acceptation du principe des syndicats indépendants (fin août) et devant l'enregistrement de leurs statuts (fin octobre) avaient permis, en polarisant une bonne part de l'attention des ouvriers sur cette question, d'affaiblir leurs revendications économiques, l'arrestation (fin novembre) de deux militants de "solidarité" a abouti à une reculade sans gloire du pouvoir, y compris sur une question aussi épineuse que le contrôle sur les forces de répression, devant la menace d'une nouvelle grève généralisée.
L'exemple donné par les convulsions de la bourgeoisie polonaise nous montre d'une certaine façon à quoi ressemble une classe dominante lorsqu'elle est acculée par la lutte de classe. Ces dernières années, les crises politiques n'ont pas manqué (comme celle du Portugal en 1974-75) mais, jusqu'à présent, nulle part le prolétariat n'avait été un facteur aussi important des convulsions internes de la bourgeoisie. Des crises politiques au sein de la classe dominante provoquées directement par la lutte de classe : voilà un phénomène qui lui aussi, va se généraliser dans les années qui viennent!
11) Ce que traduit l'ampleur des convulsions de la bourgeoisie polonaise, c'est évidemment la grande fragilité de son régime, mais c'est aussi, d'une manière beaucoup plus fondamentale, la force du mouvement des ouvriers de Pologne, de cette lame de fond qui depuis 5 mois bouleverse le pays et secoue l'Europe et même le monde.
La force du mouvement, on l'a déjà mise en évidence, dans sa capacité à briser le carcan syndical, à déborder celui des syndicats de rechange, à se donner les moyens d'une réelle auto-organisasation de la classe, d’une généralisation effective et efficace des luttes. Mais elle réside également dans sa durée : 5 mois de mobilisation quasi permanente des ouvriers, de discussions incessantes et de réflexion sur les problèmes qui se posent à leur classe.
5 mois, pendant lesquels, loin de s'essouffler, le mouvement s'est durci, où il est passé d'une simple réaction contre les hausses de prix de la viande à une suite d'épreuves de force frontales avec l'Etat, culminant avec une mobilisation de 1a concentration ouvrière la plus décisive du pays, celle de la capitale, pour faire capituler les autorités et leur imposer la libération des travailleurs arrêtés.
5 mois pendant lesquels le combat a assumé de plus en plus ses implications politiques, où les revendications économiques ont gagné en ampleur et en profondeur, où les revendications politique ont acquis un caractère de plus en plus radical, passant de demandes encore influencées par l’idéologie bourgeoise. comme celle des syndicats libre ou du droit d'expression à la télévision pour l'Eglise, aux exigences carrément intolérables pour n'importe quel gouvernement au monde -parce que relevant d'une dualité de pouvoir- de contrôle et de limitation de l'appareil répressif.
5 mois au cours desquels ceux qui au début, tel Walesa faisaient figure de "radicaux" , "d'extrémistes" sont devenus de véritables pompiers volants, dépêchés par les autorités vers chaque nouvel incendie, au cours desquels la petite minorité qui avait rechigné pour accepter les accords de Gdansk est devenue une forte minorité qui ne s'en laisse plus compter facilement par tous les Kuron et Walesa réunis, où, même si ces "dirigeants" conservent leur popularité, la dynamique n'est pas à un renforcement de leur autorité mais-à une remise en cause croissante de l'orientation "responsable" qu'ils préconisent de la part des assemblé ouvrières lesquelles ne se laissent plus convaincre en quelques minutes de "la nécessité des compromis" comme à Gdansk , le 30 août, mais font la sourde oreille pendant des heures aux chants de sirène du "réalisme", comme à Huta Warsawa le 27 novembre.
5 mois enfin, pendant
lesquels le prolétariat a gardé l'initiative face à des réactions brouillonnes
et incohérentes de la bourgeoisie.
12) Il en est qui font grand cas des faiblesses -réelles- du
mouvement des ouvriers en Pologne illusions démocratiques, et néo-syndicales,
influence de la religion et du nationalisme, pour conclure à la faible
importance ou profondeur de ce mouvement.
Il est évident que si l'on s'attend à ce que la classe ouvrière, dès
qu'elle surgit quelque part, ait totalement rompu avec l'ensemble des mystifications
que le capitalisme fait peser sur elle depuis des siècles, qu'elle ait du jour
au lendemain une claire vision des buts ultimes et des moyens de son mouvement,
qu'elle ait, en d'autres termes, une conscience communiste, alors effectivement
on risque d'être déçu par ce qui se passe en Pologne, comme d'ailleurs par tout
mouvement ouvrier avant le triomphe de la révolution. L'inconvénient avec une telle vision qui en
général se targue de "radicalisme", c'est qu'en plus d'exprimer
l'impatience et le scepticisme, typiques de la petite bourgeoisie, elle tourne
complètement le dos au mouvement vivant de la lutte de classe. Le mouvement du
prolétariat est un processus qui se dégage péniblement de la gangue du
capitalisme dans lequel il est né. Comme
les révolutionnaires, et en particulier Marx, l'ont souvent souligné, les oripeaux du vieux monde lui collent
longtemps à la peau et ce n'est qu'à travers une expérience douloureuse, à la
suite de tentatives répétées, qu'il parvient progressivement à s'en dépouiller
pour découvrir et affirmer ses desseins propres et véritables. Le "révolutionnaire" de la phrase
confond le début et la fin du mouvement.
Il voudrait qu'il soit arrivé avant d'être parti. Il en fait une photographie et, après avoir
confondu l'image et son modèle, il accuse ce dernier d'être immobile. Dans le cas de la Pologne, au lieu de voir
la rapidité avec laquelle les ouvriers ont franchi des étapes essentielles de
leur mouvement : le rejet de la peur, de l'atomisation, la conquête de la solidarité,
de l'auto organisation, l'emploi de la grève de masse, il ne voit que le
nationalisme et la religion, que l'expérience ne leur a pas encore permis de
surmonter. Au lieu de voir la dynamique
de rejet et de débordement de la structure syndicale, il ne voit que les
illusions qui subsistent à l'égard de celle-ci.
Au lieu de prendre la mesure du chemin considérable déjà parcouru par le
mouvement , il n’a d'yeux que pour celui qui lui reste à faire et s’en
décourage.
Les révolutionnaires ne cachent jamais à leur classe la longueur du chemin et les difficultés qui J'attendent. ils ne sont pas des "docteurs tant mieux! ". Mais, pour qu'ils puissent jouer leur rôle de stimulation de la lutte, qu'ils participent réellement à une prise de conscience par la classe de sa propre force, il ne sont jamais des "docteurs tant pis".
Ceux qui font aujourd'hui la moue devant les luttes des ouvriers de Pologne auraient pu dire en mars 1871 : "Bah! les ouvriers parisiens, sont nationalistes" et en janvier 1905 :"Bof! les ouvriers russes manifestent derrière des icônes."et ils seraient passés à côté des deux expériences révolutionnaires du prolétariat mondial les plus importantes avant 1917.
13) Une autre façon de sous-estimer l'importance du mouvement actuel en Pologne consiste à considérer qu'il serait allé moins loin qu'en 1970 ou 1976 parce qu'il ne se serait pas affronté de façon violente à l'Etat et à ses hordes répressives . Ce qu'ignore une telle conception, c est que :
-le nombre de tués que laisse la classe ouvrière dans un combat n'a jamais été une manifestation
de sa force,
-ce qui a fait reculer la bourgeoisie polonaise en 1976 ou en 1970, ce n'est pas l'incendie de quelques sièges du parti, mais bien la menace d'une généralisation du mouvement, notamment après le massacre des ouvriers,
- en 1980, la bourgeoisie s'est interdit jusqu présent d'employer la répression sanglante car c'était le meilleur moyen de radicaliser le mouvement surtout tant qu'il est ascendant,
- forts de leur expérience passée, les ouvriers savaient que leur force véritable ne résidait pas dans affrontements ponctuels avec la police, mais dans l'organisation et l'ampleur du mouvement de grève,
-si l'insurrection armée est
une étape indispensable du prolétariat sur le chemin du pouvoir et de son
émancipation, elle est une toute autre chose que les émeutes qui jalonnent en
grand nombre sa lutte contre l'exploitation.
L'émeute, telle qu'on l'a vu
en 1970 et 1976 par exemple, à Gdansk, à Gdynia, à Radom est une réaction
élémentaire, ponctuelle et relativement peu organisée de la classe sous le coup
de la colère ou du désespoir. Sur le
plan militaire, elle est finalement condamnée à la défaite même si, par
ailleurs, elle peut faire reculer momentanément la bourgeoisie. L'insurrection, par contre, telle qu' elle
prend place au point culminant d'un processus révolutionnaire comme en octobre
1917, est un acte délibéré, réfléchi, organisé et conscient de la classe.
Parce qu'elle a pour objectif la prise du pouvoir, elle vise non pas à faire
reculer la bourgeoisie, à lui arracher des concessions, mais bien à la battre
militairement et à détruire de fond en comble ses organes de pouvoir et de
répression. Cependant, bien plus qu'une
question militaire et technique, l’insurrection est une question politique :
ses armes essentielles sont l'organisation et la conscience du
prolétariat. C'est pour cela que, malgré
les apparences, et quel que soit le chemin qu'il lui reste encore à parcourir
pour arriver à une telle issue, le prolétariat de Pologne, parce que plus
organisé, plus expérimenté et plus conscient, est plus proche de l'insurrection
aujourd’hui! qu'il ne 1’était en 1970 ou en 1976
14) La thèse d'une moindre importance du mouvement en 1980 qu'en 1970, si elle pouvait avoir une apparence de vérité en juillet, au début du mouvement, est devenue après 5 mois parfaitement indéfendable. Que l'on juge le mouvement présent par sa durée, ses revendications, son extension, son organisation, sa dynamique, de même que sur le niveau des concessions faites par la bourgeoisie, et la gravité de sa crise politique, et l'on peut aisément constater qu'il est bien plus puissant qu'en 1970.
Cette différence entre les deux mouvements s'explique par l'expérience accumulée par les ouvriers polonais depuis 70. Mais c'est là un cadre partiel et encore insuffisant d'explication. En fait, on ne peut comprendre l'ampleur du mouvement présent en le replaçant dans le contexte général de la reprise historique du prolétariat mondial a la fin des années 60 et en tenant compte des différentes phases de cette reprise.
L'hiver 70 polonais s'inscrit dans une première vague de luttes -celle qui inaugure la reprise historique- qui va de mai 68 en France aux grèves de l'hiver 73-74 en Grande-Bretagne en passant par "l'automne chaud" italien de 1969, le "Cordobazo" argentin et les grèves sauvages d'Allemagne de la même année et par une multitude d'autres luttes qui touchent TOUS les pays industrialisés. Déclenchée alors que la crise commence à peine à faire sentir ses effets (bien qu'en Pologne la situation soit déjà catastrophique), cette offensive ouvrière surprend la bourgeoisie (comme elle surprend le prolétariat lui-même) qui, un peu partout, se trouve momentanément désemparée. Mais elle se reprend rapidement et, à travers toutes sortes de mystifications, elle réussit à repousser jusqu'en 78 la deuxième vague de luttes où l'on voit tour à tour les mineurs américains en 78, les ouvriers de la sidérurgie en France début 79, les travailleurs du port de Rotterdam à l'automne 79, les ouvriers de la sidérurgie de Grande-Bretagne début 80 ainsi que les métallurgistes brésiliens durant toute cette période... reprendre le chemin du combat! C'est à cette deuxième-vague de luttes qu'appartient le mouvement présent du prolétariat polonais.
Celle-ci se distingue de la première, par :
- la gravité bien plus catastrophique de la crise du capitalisme.
- une meilleure préparation de la bourgeoisie face aux luttes.
- une expérience plus grande de la classe ouvrière, et notamment sur le problème syndical, expérience qui s'est manifestée ces dernières années par une dénonciation explicite des syndicats par des minorités significatives d'ouvriers de même que par une clarification des positions de classe de certains groupes révolutionnaires sur cette question.
Dans ces conditions, la
deuxième vague des luttes ouvrières s'annonce, malgré tous les pièges que
tendra une bourgeoisie avertie, bien plus considérable que la précédente. C'est
ce que confirme aujourd'hui la lutte des ouvriers de Pologne.
15) Le constat de l'ampleur sans précédent, tant du mouvement
de luttes en Pologne que de la crise politique de la bourgeoisie et de la
gravité de la situation économique dans le monde entier peut suggérer que s'est
créé dans ce pays une situation révolutionnaire. Ce n'est nullement le cas.
Lénine définit la crise révolutionnaire par le fait que "ceux d'en haut ne peuvent plus gouverner comme avant" et "ceux d'en bas ne veulent plus vivre comme avant". A première vue, telle est la situation en Pologne. Cependant, dans la période présente, après l'expérience historique accumulée par la bourgeoisie notamment avec octobre 17, il serait illusoire de croire qu'elle va laisser ses secteurs les plus faibles affronter tous seuls le prolétariat. De même qu'on a pu voir toutes les "bonnes fées" du bloc occidental se pencher sur le berceau de la nouvelle née "démocratie" en Espagne en 1976 pour lui éviter tout faux pas face à un des prolétariats les plus combatifs du monde à l'époque, on peut constater aujourd'hui que "ceux d'en haut" ne sont pas seulement à Varsovie mais également surtout à Moscou ainsi que dans d'autres capitales importantes. Cette unité que manifeste la bourgeoisie face à la menace prolétarienne, notamment dans le cadre du bloc, signifie qu’une période révolutionnaire ne pourra s'ouvrir réellement que lorsque le prolétariat de tous les pays susceptibles de prêter main forte à une bourgeoisie aux abois sera sur le pied de guerre.
A un autre titre encore, cette maturité internationale du mouvement est indispensable pour que puisse s'ouvrir une période révolutionnaire. Elle seule en effet peut permettre aux ouvriers polonais de rompre complètement avec le nationalisme qui obscurcit encore leur esprit et qui leur interdit d' atteindre le niveau de conscience sans lequel il n'y a pas de révolution possible. Enfin, un tel niveau de conscience se manifeste nécessairement par l'apparition d'organisations politiques communistes au sein de la classe. Or la terrible contre-révolution qui s'est abattue en Russie et dans les pays de son bloc a liquidé physiquement et de façon totale tous les courants politiques du prolétariat de ces pays et ce n'est qu'en desserrant l'étau de la contre-révolution comme il le fait aujourd'hui qu'il peut commencer à recréer ces organismes.
Si l'heure n'est pas encore venue pour une insurrection en Pologne, par contre une première brèche s'est ouverte dans le bloc de l'Est, après un demi siècle de contre-révolution permettant que prenne place le processus de reformation des organisations politiques révolutionnaires.
16) De même que les causes et les caractéristiques du présent mouvement en Pologne ne peuvent être comprise que dans le cadre mondial, c'est ce cadre mondial seul qui permet de définir ses perspectives.
Avant même qu'elle ne puisse se traduire sur le plan des combats de classe, la dimension mondiale des événements en Pologne et de leur futur est mise en évidence par les manœuvres présentes de la bourgeoisie de toutes les grandes puissances, qui soit s'inquiètent avec insistance des "menaces qui pèsent sur le socialisme" dans ce pays, soit se disent "disposées à répondre aux préoccupations des autorités polonaises dans les différents domaines où elles se sont exprimées" (Giscard d'Estaing recevant Jagielski le 21 novembre) et mettent en garde l'URSS contre toute intervention en Pologne.
La préoccupation de la bourgeoisie de tous les pays est réelle et profonde. En fait, si elle peut tolérer que des événements comme ceux de Pologne affectent comme c'est le cas encore aujourd'hui, des pays de second plan (comme elle supportait la crise tant qu'elle bouleversait des pays de la périphérie), elle ne peut supporter qu'une telle situation s'installe dans des pays du centre, des métropoles comme l'URSS, la France, l'Angleterre, ou l'Allemagne. Or la Pologne est comme une flammèche sur une traînée de poudre qui risque de s'étendre à l'ensemble de l'Europe de l'Est, y compris la Russie, et mettre le feu a certains des grands pays d'Europe de 1'ouest parmi les plus touchés par la crise. C'est pour cela que l'évolution de la situation en Pologne est prise en charge par la bourgeoisie mondiale. Dans cette opération les deux blocs se partagent le travail :
- à l'Occident échoie la responsabilité d'essayer de donner un peu d'oxygène à une économie polonaise au bord de la banqueroute : dans les prêts consentis par l'Allemagne, la France et les USA et qui viennent s'ajouter aux 20 milliards de dollars de dettes de l'Etat polonais, il n'y a nulle perspective de rentabilisation économique : chacun sait que ce sont des prêts à fonds perdus qui doivent permettre de donner à manger aux ouvriers polonais pendant l'hiver et les empêcher de se révolter.
- à la Russie revient le rôle de menacer aujourd'hui et éventuellement d'apporter demain une "aide fraternelle" blindée à la bourgeoisie polonaise si elle n'arrive pas à s'en sortir toute seule.
Malgré les mises en garde de l'Occident, contre toute "aventure" de l'URSS et malgré les dénonciations par celle-ci des "menées de l'impérialisme américain et des revanchards de Bonn", il existe une solidarité de fond entre les deux blocs pour faire taire le plus vite possible le prolétariat de Pologne.
Les diatribes moscovites, tchèques et est-allemandes appartiennent à l'arsenal classique de la propagande. Elles révèlent une certaine inquiétude que Occident n'utilise à son profit la dépendance financière à son égard dans laquelle se trouve chaque jour plus la Pologne et les autres pays de l'Est. Mais elles ont surtout comme fonction d'exercer un avantage sur les ouvriers de Pologne et de préparer e éventuelle intervention bien que cette "solution" n'ait été envisagée que comme dernier recours (en cas de liquéfaction de l'Etat polonais), tant est réelle l'appréhension qu'elle n'allume un incendie social en Europe de l'Est.
Quant aux mises en garde occidentales, si elles font partie, elles aussi des armes classiques de la propagande anti-russe, elles ont une toute autre signification que celles énoncées dans le passé, par exemple, à propos du Golfe Persique à la suite de l'invasion de l'Afghanistan. La Pologne fait partie intégrante du bloc de l'Est et une entrée plus massive sur son territoire de troupes russes (dont on dégarnirait de toute façon les avant-postes de l’Allemagne de 1 'Est) ne changerait rien au rapport de forces entre les blocs. Le Secrétaire Général de OTAN, Luns, n'a-t-il pas déclaré nettement que son organisation ne bougerait pas en cas d'intervention soviétique ? Fondamentalement, le destinataire de ces mises en garde répétées n'est pas le gouvernement de l'URSS, bien qu'à travers elles on puisse partie tenter de dissuader une bourgeoisie moins subtile et expérimentée que celle d'Occident de se lancer dans une"aventure"aux conséquences sociales prévisibles non seulement à l'Est mais également l'Ouest. Ce que visent essentiellement ces mises garde, c'est de faire un barrage idéologique préventif auprès du prolétariat occidental, afin que, cas d'intervention russe, celle-ci ne soit pas comprise par lui comme ce qu'elle serait réellement, c’est-à-dire une opération de police de tout le capitalisme contre la classe ouvrière mondiale, mais comme une nouvelle manifestation de la "barbarie du totalitarisme "soviétique" contre la "liberté des peuples. L'indignation et la colère qu'une telle intervention ne manquerait pas de provoquer parmi les ouvriers d'occident, la bourgeoisie se donne pour tâche de les dévier contre le "méchant russe afin de "souder la solidarité" au sein du "camp démocratique" entre toutes les classes de la société et empêcher le prolétariat de manifester solidarité de classe en engageant partout le combat contre son ennemi véritable : le capital. Quel que soit le caractère dramatique de leur ton, les mises en garde occidentales ne traduisent donc pas une nouvelle aggravation des tensions entre blocs impérialistes. Pour que les choses soient en claires et comme gage de la "bonne foi" et des bonnes intentions" des Etats-Unis, Reagan s'est empressé d'envoyer, fin novembre, son ambassadeur personnel Percy, à Moscou, annoncer aux dirigeants du bloc de l'Est que son pays était prêt à réexaminer de façon positive la négociation Salt. En réalité, malgré certaines apparences, la lutte des ouvriers de Pologne est venue réchauffer les relations Est-Ouest que l'invasion de l'Afghanistan avait considérablement refroidies il y a moins d'un an.
Ainsi se trouve de nouveau illustré le fait que le prolétariat est la seule force dans la société capable, par sa lutte, d’empêcher le capitalisme de déchaîner un troisième holocauste impérialiste.
17) Les évènements de Pologne font apparaître deux grands dangers qui menacent le prolétariat :
- la capitulation devant la bourgeoisie : les ouvriers cèdent à l'intimidation, se rendent aux arguments de Walesa sur "l'intérêt national", acceptent les terribles sacrifices que requière le sauvetage (qui de toute façon ne saurait être que momentané) du capital national sans pour cela s'épargner un développement progressif de la répression qui n'aura de cesse avant que ne soit rétablie la chape de plomb dont ils s'étaient dégagés ;
- l'écrasement physique sanglant : les troupes du Pacte de Varsovie (car les forces de police et militaires polonaises ne seraient ni suffisantes ni sûres) apportent "une aide fraternelle au socialisme et à la classe ouvrière de Pologne" (lire au capitalisme et à la bourgeoisie).
Face à ces deux menaces, le prolétariat de Pologne ne peut que :
- maintenir sa mobilisation face aux tentatives de normalisation que la bourgeoisie a engagées, conserver cette solidarité et cette unité qui jusqu'à présent ont fait sa force, mettre à profit cette mobilisation, non pour se lancer immédiatement dans un affrontement militaire décisif contre la bourgeoisie qui serait prématuré tant que les ouvriers des autres pays de l'Est n'auront pas développé leur combativité, mais pour continuer son effort d'auto organisation, pour assimiler l'expérience de son mouvement, en tirer un maximum de leçons politiques pour les combats de demain et s'atteler à la tâche de formation de ses organisations politiques révolutionnaires
- lancer un appel aux ouvriers de Russie et des pays satellites dont seule la lutte peut paralyser le bras meurtrier de leur bourgeoisie et permettre aux ouvriers de Pologne de mettre en échec les manœuvres de leurs faux amis à la Walesa préparant la "normalisation" à la Kania.
Le prolétariat de Pologne n'est pas seul. Partout dans le monde se créent les conditions qui pousseront ses frères de classe des autres pays à le rejoindre dans le combat. Il est du devoir des révolutionnaires et des prolétaires conscients d'opposer à la solidarité manifestée par la bourgeoisie de tous les pays pour mettre au pas les ouvriers de Pologne, la solidarité de la classe ouvrière mondiale.
Ce que la bourgeoisie veut à tout prix empêcher, le prolétariat doit le réaliser : les combats de Pologne ne doivent pas rester sans lendemain mais doivent être au contraire l'annonce d'un nouveau pas de la combativité et de la prise de conscience du prolétariat de tous les pays.
Si le mouvement des ouvriers polonais a atteint aujourd’hui un palier, il n'y a nul lieu de considérer que c'est un signe de faiblesse. Au contraire, ce palier se situe à un niveau élevé et, en ce sens, la classe ouvrière de Pologne a d'ores et déjà répondu à l'exigence pour le prolétariat mondial de faire reculer la menace de guerre en "portant son combat à un niveau supérieur" comme le constatait la prise de position du CCI du 20 janvier 1980 à la suite de l'invasion de l'Afghanistan. D'autre part, ce mouvement n'est condamné à rester à ce stade que s'il reste isolé, mais rien ne le condamne à un tel isolement. C'est pour cela que, paraphrasant ce qu'écrivait en 1918 Rosa Luxemburg de la révolution russe, on peut dire avec espoir :
"En Pologne, le problème ne peut être que posé, c'est au prolétariat mondial de le résoudre."
CCI 4/12/80
Dans un monde aux sinistres perspectives, menacé de famines et de guerre, les grèves de masse des ouvriers polonais jettent un éclat lumineux d'espoir.
Comparé à la période effervescente de la fin des années 60 et du début des années 70, époque où le réveil international de la lutte de classe avait tiré des poubelles l'idée de la révolution, le reste des années 70 a semblé sinistre et troublant. Au moins dans les pays capitalistes majeurs, la lutte de classe est entrée dans une phase de retrait; et, alors que l'économie mondiale se désintégrait visiblement, parmi toutes les classes montait la prise de conscience que la seule lumière au bout du tunnel du capitalisme était le feu sinistre des bombes thermonucléaires.
Parmi les jeunes générations de la classe ouvrière et d'autres couches opprimées, les drapeaux de la révolte totale qu'ils avaient dressés dans ces dernières années, laissèrent place à l'apathie et au cynisme. Beaucoup de jeunes ouvriers mécontents ont dérivé vers la violence nihiliste, pendant qu'un nombre considérable d'étudiants révoltés d'hier optait pour les pâturages plus calmes du retour à la vie organique et à la cuisson du pain complet. Le mouvement communiste révolutionnaire qui était né de cette première vague de luttes sociales atteignit un certain point de développement et de maturité, mais il est resté remarquablement petit et avec un impact direct encore bien faible sur la lutte de classe. En réponse à cette situation objective, certains courants révolutionnaires se sont égarés dans l'individualisme et les théories sur l'intégration du prolétariat dans l'ordre bourgeois. D'autres ont cherché à compenser leur manque de confiance dans la classe et leur isolement politique, en s'adonnant à des rêves sur le parti omniscient qui, comme Jésus descendant des cieux dans toute sa gloire, sauvera le prolétariat de ses pêchés originels.
Mais, en regardant au-delà des apparences -ce qui est, par définition la méthode du marxisme- il était possible de discerner un autre processus se développant dans cette période. Oui, la lutte prolétarienne était en reflux, mais un reflux n'est pas la même chose que l'écrasement de la défaite. Derrière l'apathie apparente, des millions de prolétaires réfléchissaient avec simplicité et sérieux se posant des questions telles que : pourquoi ne gagnons nous plus rien lorsque nous nous mettons en grève ? Pourquoi les syndicats agissent-ils de cette façon ? Y a t’il quelque chose qui puisse être fait par rapport à la menace de guerre ? Pour la plupart de telles questions se sont posées d'une façon incohérente, inorganisée, et la conclusion première à laquelle est arrivée la plupart des ouvriers, c'est qu'il valait peut-être mieux ne pas secouer le bateau, et qu'il pouvait être plus sage d'attendre pour voir si la crise allait montrer des signes de ralentissement. Mais une minorité d'ouvriers a commencé à se poser ces questions de façon plus organisée, et est arrivée à des conclusions beaucoup plus radicales. Ainsi, l'apparition de cercles de discussion ouvriers dans des pays comme l'Italie, où la crise économique et sociale est extrêmement avancée, fut une expression de quelque chose de beaucoup plus large et plus profond, d'un processus souterrain de réflexion qui se poursuivait dans l'ensemble de la classe. Et, par dessus tout, alors que la population entière subissait de plus en plus les attaques du chômage et de l'inflation, le mécontentement qui s'accumulait dans les entrailles de la société portait nécessairement en lui le potentiel d'énormes explosions imprévues de la lutte de classe -d'autant plus qu'il devenait clair que la bourgeoisie était incapable de faire quoi que ce soit contre la crise de son système.
Les années 78-79 ont vu à la fois un approfondissement net de la crise, et les premiers signes d'une réaction contre celle-ci de la part du prolétariat des pays avancés : la grève des mineurs américains, la grève des sidérurgistes en Allemagne de l'Ouest, 1"'hiver de mécontentement" anglais qui a précipité la chute du gouvernement travailliste. Qu'une nouvelle phase de la lutte de classe se soit ouverte, les violentes bagarres à Longwy et Denain, l'auto organisation des hospitaliers italiens et des dockers hollandais, la grève prolongée et combattive des sidérurgistes anglais l'ont confirmé. Mais la grève de masse en Pologne -à cause de sa large extension, de son niveau d'auto organisation, de ses répercussions internationales, de son caractère politique évident a pleinement confirmé qu'en dépit des bruits de bottes de toutes les bourgeoisies et des dangers réels de guerre mondiale, la classe ouvrière peut encore agir à temps pour empêcher le système capitaliste de précipiter le monde dans l'abîme.
Le but de cet article n'est pas de tirer toutes les leçons de cette expérience immensément riche, ni de décrire la situation présente en Pologne, qui continue à être marquée par des signes d'extrême fermentation et d'instabilité, même si les aspirations des ouvriers sont dans une certaine mesure canalisées vers les fausses solutions de la démocratie et du syndicalisme "indépendant". Pour un plus grand développement sur cette question et sur la situation récente, nous renvoyons le lecteur à l'article d'orientation de la Revue Internationale n°23, à l'article dans ce numéro, ainsi qu'aux publications territoriales du CCI. Notre intention est ici d'examiner comment les événements polonais éclairent une question qui est presque toujours la principale pierre de touche des désaccords dans le mouvement révolutionnaire d’aujourd’hui, tout comme elle l’a été dans le passé : la nature et la fonction de l’organisation des révolutionnaires.
Il est vrai que les groupes du mouvement révolutionnaire actuel ne sont pas tous parvenus aux mêmes conclusions sur d’autres aspects des événements polonais – loin de là. Il a été particulièrement difficile pour un bon nombre de groupes révolutionnaires d’éviter la tentation de voir les syndicats « indépendants » comme une sorte d’expression prolétarienne, en particulier parce qu’il semble en continuité avec les organes authentiques de la lutte de la classe ouvrière : les comités de grève. Cette difficulté s'est surtout rencontrée chez les groupes 1es plus éloignés des sol ides racines de la tradition communiste de gauche.
Ainsi, les ex-maoïstes du Bochevik en France crient : " Longue vie aux syndicats " 1ibres" des ouvriers polonais", pendant que le Marxist Workers Comittee américain, également ex-maoïste, les voit comme un acquis positif de la lutte, même si le manque de direction révolutionnaire les expose au danger de la corruption. Les libertaires du groupe anglais Solidarity ont été si enthousiasmés par ces instituons apparemment "autonomes", "auto-gérées" (qu'importe si elles s'appellent syndicats !) qu'ils ont applaudi (de façon critique) les trotskistes du SWP anglais pour leur soutien aux syndicats libres. Pire encore, Solidarity a organisé un meeting à Londres pour exprimer son accord avec l'idéal des syndicats indépendants pour les ouvriers polonais et ne s'est guère sentie embarrassé de partager une plate-forme avec un conseiller du parti travailliste et les sociaux-démocrates polonais. Dans sa dernière revue (n°14), Solidarity tente; de s'en sortir en disant qu'il n'a pas réellement partagé une telle plate-forme; il a simplement donné cette impression à cause de l'arrangement "traditionnel" des sièges à la réunion (c'est à dire une table d’orateurs faisant face à l'audience assise sur des rangées de chaises, au lieu de la pratique plus libertaire de s'asseoir en cercle !). En tout cas, Solidarity se défend lamentablement d'avoir mis en place un front uni avec ces autres groupes, et prétend n'avoir fait qu'organiser un "forum ouvert" où chacun pouvait donner son point de vue. C'est ainsi que les libertaires se dévoilant comme les défenseurs de la mystification bourgeoise libérale selon laquelle les points de vue sont également intéressants, également sujets à discussion. Les frontières de classe disparaissent, et seules les formes restent.
Les groupes de la gauche communiste ne se sont pas laissés prendre tout à fait aussi facilement, bien qu'à la fois, le PCI (Programme Communiste) le GCI (Groupe communiste internationaliste) montrent à quel point il est dangereux de ne pas avoir une compréhension claire que nous vivons l'époque décadente du capitalisme et que le syndicalisme est mort. Le PCI semble rejeter les syndicats libres actuels mais veut laisser la porte ouverte à l'idée qu’ils pourraient exister de réels syndicats libres à condition qu'ils soient dirigés par un parti révolutionnaire. Quant au GCI, tout comme les bordiguistes officiels, il défend l’idée d'un "associationnisme ouvrier" éternel qui serait la forme "immédiate" d'organisation créée par les ouvriers en lutte, et dont le nom et la forme sont indifférente, quelle que soit la période de l’histoire. Selon eux, syndicat, groupe ouvrier, soviet, peu importe : seuls les formalistes, comme le CCI, par exemple se soucient des formes ! L’important, c’est que ces expressions de l’associationnisme sont "des épisodes dans l’histoire du parti, que ce soit dans le temps ou dans l’espace" (cf. "Rupture avec le CCI, p9). Ainsi, fidèle à son anti-formalisme, le GCI a ardemment soutenu l’idée d’une possible transformation des syndicats libres en Pologne en "vrais organismes ouvriers, larges, ouverts à tous les prolétaires en lutte, coordination et centralisation des comités de grève" et a également soutenu l’idée que ces syndicats libres pourraient se transformer en organes d'Etat sous la pression des autorités et des dissidents (cf."Le Communiste" n°7. -p. 4). Mais ces hésitations se sont placées plus dans le domaine de la spéculation que dans le monde matériel d'aujourd'hui : le dernier numéro du Communiste (n°8) est très clair quant à la dénonciation des nouveaux syndicats.
Dans l'ensemble, les groupes
de la gauche communiste ont su apprécier l'importance des évènements en Pologne
et défendre les positions de classe de base : opposition au capitalisme à l'Est
et à l'Ouest, soutien à l'organisation et à l'unité de la lutte des ouvriers
polonais, rejet des mystifications démocratiques et des syndicats libres. Mais si vous interrogiez le CCI, la CWO, le PCI Battaglia
Communista, le GCI, le PIC (Pour une Intervention communiste) ou
d'autres au sujet de ce que les évènements en Pologne nous enseignent sur le
rôle de l'organisation révolutionnaire, vous seriez certains d’avoir une
grande variété de réponses. En fait,
c'est l'incapacité des groupes communistes à se mettre d'accord sur cette
question de base qui a sapé la possibilité pour le mouvement révolutionnaire
international de faire une intervention commune en réponse aux grèves
polonaises : peu de temps avant qu'elles n'éclatent, les conférences
internationales des groupes communistes ont échoué à cause d'une incapacité à
se mettre d'accord ne serait-ce que sur le sujet, comment doit-on mener le
débat sur le rôle du parti révolutionnaire (voir la Revue Internationale
n°22).
Etant donné que l'humanité vit encore dans la phase préhistorique où l'inconscient tend à dominer le conscient, il n'est pas surprenant que l'avant-garde révolutionnaire puisse être également affligée de cette difficulté générale qui rend plus facile aux hommes de comprendre ce qui se passe dans le monde extérieur, que de comprendre leur propre nature subjective.
Mais comme nous n’avons jamais cessé de le répéter lors des conférences internationales, les débats théoriques entre révolutionnaires, y compris le débat sur leur propre nature et fonction, ne peuvent être simplement résolus à travers l'auto-analyse ou les discussions " entre nous". Ils ne peuvent être posés qu'à travers l'interaction de la pensée révolutionnaire et l'expérience pratique de la lutte de classe.
Pour nous, la classe ouvrière n'a pas encore accumulé une expérience historique suffisante pour dire aujourd'hui, que toutes les questions sur le rôle de l’organisation révolutionnaire sont résolues une fois pour toutes. même si nous pouvons être clairs sur ce que l'organisation ne peut pas faire.
C'est sans aucun doute un débat qui continuera -à la fois chez les révolutionnaires et la classe dans son ensemble- bien après que d'autres problèmes, comme la nature des syndicats aient cessé d'être controversés. En fait, seule la révolution elle-même rendra clairs à l'ensemble du mouvement révolutionnaire les principaux points de la "question du parti".
Mais si aujourd'hui le débat doit quitter le domaine de la grandiose abstraction et des vagues affirmations, il doit être mené en rapport avec le développement actuel de la lutte de classes.
Depuis sa constitution, le CCI a mené un combat implacable contre les deux principales distorsions de la compréhension marxiste du rôle de l'organisation révolutionnaire : d'un côté, contre le conseillisme, le spontanéisme, les libertaires ... etc., toutes ces conceptions qui minimisent ou nient l'importance de l'organisation révolutionnaire, et en particulier son expression la plus avancée, le parti communiste mondial; de l'autre côté, contre le fétichisme du parti, l'idée qu'une minorité révolutionnaire peut se substituer à l’action de la classe ..., toutes ces conceptions qui surestiment et exagèrent le rôle du parti. Nous pensons que les récents évènements en Pologne ont été dans le sens de notre lutte sur ces deux faits et nous allons à présent essayer de montrer pourquoi et comment.
LA BANQUEROUTE DU SPONTANEISME
Les courants révolutionnaires qui ont surgi à la fin des années 60 et au début des années 80 ont été fortement marqués par différentes formes d'idéologie spontanéiste. En partie, c'était une inévitable réaction aux aberrations du stalinisme et du trotskisme. Durant des décennies, ces tendances contre-révolutionnaires sont apparues comme des expressions du marxisme, et pour beaucoup de gens, l'idée même du parti révolutionnaire était irrémédiablement associée aux répugnantes caricatures offertes par les partis communistes et leurs acolytes trotskistes et maoïstes. En outre, après mai 68 et d'autres expressions de la révolte prolétarienne, les révolutionnaires furent naturellement enthousiastes face au fait que les ouvriers montraient alors leur capacité à lutter et à s'organiser sans la "direction" des partis officiels de gauche. Mais, étant donné le caractère purement viscéral de leurs réactions au stalinisme et au trotskisme, nombre de révolutionnaires sont arrivés à la conclusion facile qu'un parti révolutionnaire, et dans certains cas, toute forme d'organisation révolutionnaire ne pouvait être qu'une barrière au mouvement spontané de la classe.
Une autre raison à la prédominance des idées spontanéistes dans cette phase initiale de reprise du mouvement révolutionnaire, fut que les révoltes sociales qui avaient donné naissance à beaucoup de ces courants n'étaient pas toujours clairement le fait de la classe ouvrière et n'étaient pas dirigées de façon évidente contre une économie en crise profonde. Mai 68 en est l'exemple classique, avec son interaction entre les révoltes étudiantes et les grèves ouvrières, et donnait l'impression que c'était un mouvement contre les excès de la "société de consommation" plutôt qu'une réponse aux premières manifestations de la crise économique mondiale qui s'annonçait. La majorité des groupes révolutionnaires, nés dans cette période, était composée d’éléments qui venaient, soit directement du mouvement étudiant, soit de secteurs marginaux du prolétariat. Les attitudes de ces couches de la société qu'ils apportaient avec eux, prirent différentes formes "théoriques", mais elles étaient souvent marquées par le sentiment général que la révolution communiste était une activité ludique, plutôt qu'une lutte sérieuse, d'une portée historique. Il est vrai que les révolutions sont "la fête des opprimés" et qu'elles auront toujours des aspects humoristiques et ludiques, mais ceux-ci ne peuvent être que le contre-point lumineux du drame révolutionnaire qui se joue, tant que la classe ouvrière doit encore gagner une guerre civile dure et violente contre un ennemi de classe sans pitié. Mais les situationnistes et courants apparentés ont souvent parlé comme si la révolution allait apporter une réalisation immédiate de tous les désirs. La révolution devait être faite pour le plaisir ou ne valait pas le coup d'être faite, et on ne devenait révolutionnaire que pour ses propres besoins. Tout autre chose n'était que "sacrifice" et "militantisme".
Les attitudes comme celles-ci se basaient sur un une incapacité fondamentale à comprendre que les révolutionnaires, qu'ils le sachent ou non, sont produits par les besoins de la classe dans son ensemble. Pour le prolétariat, classe associée par excellence, il ne peut y avoir de séparation entre les besoins de la collectivité et les besoins de l'individu. Le prolétariat donne constamment naissance à des fractions révolutionnaires parce qu'il est appelé à devenir conscient de ses buts généraux, parce que sa lutte ne peut se développer qu'en brisant la prison de l'immédiatisme. Qui plus est, le seul facteur qui puisse appeler le prolétariat à lutter de façon massive, est la crise du système capitaliste. Les mouvements majeurs de classe ne se produisent pas parce que les ouvriers en ont assez et veulent protester contre l'ennui de la vie quotidienne dans le capitalisme De tels sentiments existent certainement dans la classe ouvrière, mais ne peuvent donner jour qu'à de sporadiques explosions de mécontentement. La classe ouvrière ne bougera à une échelle massive que lorsqu'elle sera forcée de défendre ses conditions d'existence, comme les ouvriers polonais l'ont montré en plusieurs occasions mémorables. La guerre de classe est une affaire sérieuse car c'est une question de vie ou de mort pour le prolétariat.
Alors que la crise balaye la dernière illusion selon laquelle nous vivons une société de consommation dont l'abondante richesse peut nous tomber dans les mains grâce à la volonté situationniste, il devient clair que le choix qui nous est offert par le capitalisme n'est pas socialisme ou ennui, mais socialisme ou barbarie. La lutte révolutionnaire de demain dans ses méthodes et ses buts, ira bien au delà des mouvements révolutionnaires de 1917-1923, mais elle ne perdra rien du sérieux et de l'héroïsme de ces jours-là. Au contraire, avec le menace de l'anéantissement nucléaire suspendue sur nos têtes, bien plus lourd sera l'en jeu. Tout cela nous conduit a la conclusion que les révolutionnaires d'aujourd'hui doivent avoir le sens de leurs propres responsabilités.
Alors que la guerre de classes commence à s'intensifier, il devient clair que la seule façon "authentique" de vivre sa vie quotidienne est de déclarer la guerre totale au capitalisme, et que ce besoin individuel correspond au besoin collectif qu' a le prolétariat que ses éléments révolutionnaires s'organisent et interviennent de la façon la plus efficace possible. Et comme de plus en plus de révolutionnaires sont engendrés directement par la lutte de classe, du cœur du prolétariat industriel, ce rapport entre les besoins collectifs et individuels ne sera plus ce grand "mystère" qu'il reste encore pour beaucoup de libertaires et de spontanéistes d'aujourd'hui.
A vrai dire, la banqueroute des spontanéistes apparaissait déjà pendant le reflux qui a suivi la première vague de lutte de classes internationale. La majorité des courants conseillistes et modernistes qui ont fleuri au début de la décennie 70, I.C.O., l'Internationale Situationniste, le GLAT, Combate, Mouvement Communiste, et beaucoup d'autres, ont simplement disparu : c'était après tout, la conséquence logique de leurs théories anti-organisationnelles. Parmi les groupes qui ont pu survivre à la période de reflux, ce furent en majorité ceux qui, même à partir de points divergents, ont pris au sérieux la question de l'organisation : le CCI, la CWO, le PCI-Battaglia Comunista, le PCI-Programma Communista, etc.
Dans les Conditions actuelles, simplement survivre est déjà un pas important pour un groupe révolutionnaire, tant la pression de l'isolement et de l'idéologie dominante est grande. En fait, il est absolument crucial que des groupes révolutionnaires fassent montre d'une capacité à continuer leur marche dans les périodes difficiles ; sinon ils ne sont pas capables d'agir comme pôle de référence et de regroupement lorsque les conditions de la lutte de classe redeviennent plus favorables. Mais si le reflux a déjà révélé l'inadéquation des idées et de la pratique spontanéistes, alors la résurgence de la lutte de classe va achever leur déroute. Les événements polonais en sont , de loin, l'exemple le plus éloquent.
LA NECESSITÉ D'UNE ORGANISATION REVOLUTIONNAIRE
Personne n ' a pu suivre les récentes luttes de masse en Pologne, sans être frappé par les éléments profondément contradictoires dans la conscience de classe des ouvriers. D'un côté, les ouvriers polonais ont montré qu'ils se considéraient comme une classe, parce qu’ils ont placé la solidarité de classe au-dessus des intérêts immédiats de tel ou tel groupe d'ouvriers et parce qu'ils ont considéré leur patron, l'Etat polonais, comme une force tout à fait étrangère à eux et ne méritant pas un iota de confiance et de respect de leur part. Ils ont montré une claire connaissance des principes de base de la démocratie ouvrière dans la façon dont ils ont organisé leurs assemblées et leurs comités de grève. Ils ont montré leur compréhension du besoin d'aller du terrain économique vers le terrain politique en établissant des revendications politiques et en faisant face à l'appareil d'Etat tout entier. Et pourtant, au même moment, la conscience d'eux-mêmes comme classe a été sévèrement entravée par la tendance à se définir comme des polonais ou des catholiques ; le rejet de l'Etat a été compromis par les illusions sur les possibilités de le réformer; la capacité d'auto organisation s'est trouvée détournée vers la dangereuse illusion des syndicats "indépendants". Ces faiblesses idéologiques ne sont pas, bien sûr, une justification pour sous-estimer la force et la signification des grèves. Comme nous l'avons montré dans la Revue Internationale n°23, dans la révolution de 1905, les ouvriers qui marchaient derrière le pope Gapone en portant des images du Tsar, brandissaient la minute d'après les drapeaux rouges de la Social-Démocratie. Mais nous ne devons pas oublier qu'un des facteurs qui a permis aux ouvriers de faire cette transition si rapidement en 1905 fut précisément la présence du parti révolutionnaire marxiste au sein de la classe ouvrière. De tels bonds soudains de la conscience politique seront plus durs aujourd'hui pour la classe ouvrière, surtout dans le bloc russe, car la contre-révolution stalinienne a anéanti le mouvement communiste.
Néanmoins, le mouvement en Pologne a inévitablement fait surgir des groupes d'ouvriers qui sont plus intransigeants dans leur hostilité à l'Etat, moins impressionnés par les appels au patriotisme et l'intérêt national, plus préparés à repousser les limites de l'ensemble du mouvement. Ce sont ces ouvriers qui ont hué Walesa lorsqu'il a annoncé les accords à la fin de la grève du mois d'août, criant "Walesa, tu nous a vendu". Ce sont ces ouvriers qui, même après la "grande victoire" de la reconnaissance du syndicat Solidarité -qui était supposée suffire à faire rentrer joyeusement tout le monde au travail pour l'économie nationale- ont fait pression pour que les structures des nouveaux syndicats soient complètement séparées de l'Etat (signe de combativité, même si ce but en soi est illusoire. Ce sont ces ouvriers, qui, avec ou sans la bénédiction de Solidarité, ont continué à secouer l'économie nationale avec des actions de grèves sauvages. Nul doute que c'est à ce genre d'ouvriers que se référait récemment un député catholique de la Diète polonaise en les qualifiant "d'extrémistes de part et d'autre, qui, objectivement forment une sorte d'alliance contre les forces de dialogue" (Le Monde 23/11/80).
C'est des rangs d'ouvriers de ce genre que nous verrons, tout aussi inévitablement, l'apparition de groupes ouvriers, de publications"extrémistes", de cercles de discussion politique, et d'organisations qui, même si c'est de manière confuse, tentent de se réapproprier les acquis du marxisme révolutionnaire. Et, sauf si on en est au spontanéisme le plus rigide et le plus dogmatique, il n'est pas difficile de voir quelle fonction une telle avant-garde prolétarienne sera appelée à jouer : elle aura à essayer de mettre en lumière pour l'ensemble des ouvriers, les contradictions entre les actions radicales qu'ils font en pratique et les idées conservatrices qu'ils ont toujours dans la tête, idées qui ne peuvent que bloquer le développement futur du mouvement.
Si cette avant-garde est capable de devenir de plus en plus claire sur la signification réelle de la lutte des ouvriers polonais; si elle est capable de comprendre la nécessité de mener un combat politique contre les illusions nationaliste, syndicaliste, religieuse et autres qui existent dans la classe ; si elle voit pourquoi la lutte doit devenir internationale et révolutionnaire ; et si, en même temps, elle est capable de s'organiser effectivement et de faire connaître ses positions, le mouvement entier sera alors capable de faire d'énormes pas vers l'avenir révolutionnaire. D'un autre côté, sans l'intervention d'une telle minorité politique, les ouvriers polonais seront plus vulnérables aux pressions de l'idéologie bourgeoise, politiquement désarmés face à une opposition sans merci.
En d'autres termes, le
développement de la lutte elle-même démontre qu'il y a un besoin criant d'une
organisation de révolutionnaires basée sur une plate-forme communiste
claire. La classe ouvrière ne sera pas
capable d'atteindre la maturité politique requise par le haut niveau de la
lutte, si elle ne donne pas naissance aux organisations politiques
prolétariennes. Les spontanéistes qui
clament que les ouvriers développeront une conscience révolutionnaire sans
organisations révolutionnaires oublient le simple fait que les organisations
révolutionnaires sont un produit "spontané" des efforts du
prolétariat pour briser le carcan de l'idéologie bourgeoise et ouvrir une
alternative-révolutionnaire.
Ce n'est pas en opposant à
la légère les "luttes autonomes" et 1"intervention d'une
organisation politique que les spontanéistes peuvent échapper à ce fait que le
mouvement ne peut rester autonome -c'est à dire indépendant de la bourgeoisie
et de son Etat- que s'il est clair politiquement sur ce qu'il veut et où
il va. Comme l'ont montré les événements de la fin de la grève d'août 80, les
formes d'organisation de la classe ouvrière les mieux organisées et les plus
démocratiques ne sont pas capables de se maintenir si elles sont confuses sur
des questions vitales telles que le syndicalisme : plus les conceptions syndicalistes
ont dominé dans le MKS, plus celui-ci a commencé à échapper des mains des
ouvriers. Et les organisations de masse
de la classe ne seront pas capables de dépasser de telles confusions s'il
n'existe pas de minorité communiste combattant en leur sein, exposant les
manœuvres de la bourgeoisie et de tous ses agents et traçant une perspective
claire pour le mouvement. L'organisation
révolutionnaire est le meilleur défenseur de l'autonomie des ouvriers. 1
LA STRUCTURE DE L ORGANISATION REVOLUTIONNAIRE
Si les événements de Pologne montrent que l'organisation révolutionnaire est un élément indispensable de l'autonomie prolétarienne, ils nous aident également à clarifier quelle forme une telle organisation doit prendre. Les travailleurs en Pologne, comme beaucoup d'autres secteurs de la classe dans les maillons les plus faibles du capital (Pérou, Corée, Egypte, etc. ... ) ont été contraints de se lancer dans des luttes de masse contre l'Etat alors qu'ils étaient cruellement isolés des courants révolutionnaires qui n'ont qu'une existence limitée dans les principaux pays occidentaux industrialisés. L'isolement politique de tels mouvements primordiaux de la classe ouvrière prouve que c'est un leurre de vouloir limiter le rôle des organisations révolutionnaires à un niveau local, celui d'une ville ou d'un pays. Cependant, beaucoup de groupes spontanéistes théorisent vraiment de telles limitations locales au nom du fédéralisme ou des organisations "autonomes". Ainsi alors que les ouvriers polonais faisaient face à l'Etat stalinien et que les organisations révolutionnaires qui existent principalement en Europe Occidentale et en Amérique du Nord, étaient obligées de se résigner à un rôle de propagande éloignée, dans l'incapacité de participer directement au mouvement, les tenants du fédéralisme ne peuvent que considérer cet isolement réciproque que comme une bonne chose! Nous pouvons donc nous rendre compte à quel point le localisme est une barrière au développement de l'autonomie de la classe ouvrière: en effet, si le mouvement révolutionnaire, là où il est le plus fort, ne comprend pas la nécessité de créer un pôle international de regroupement, de clarté politique, comment pourra t-il être d'une utilité quelconque à des groupes de travailleurs radicaux du bloc de l'Est ou du Tiers Monde, à ceux qui essaient de surmonter l'actuelle faiblesse idéologique de la lutte de classe dans ces régions? Devons-nous condamner ces travailleurs à tout retrouver par eux-mêmes, sans essayer de les aider, sans chercher à accélérer leur évolution politique? Quelle serait la signification de la solidarité de classe si nous ne faisions pas d'efforts pour aider les idées des révolutionnaires à briser les innombrables remparts du capitalisme ?
Si l'organisation des révolutionnaires doit être crée sur une base internationale, elle doit de plus être également centralisée. En créant les comités de grève inter entreprises, les ouvriers polonais ont montré que non seulement, la centralisation est le seul moyen pour organiser et unir réellement la lutte de classe, mais encore qu'elle est entièrement compatible avec la plus profonde démocratie ouvrière. Si les ouvriers polonais le comprennent, pourquoi est-ce un tel problème pour beaucoup de révolutionnaires aujourd'hui, pour ces camarades qui sont terrorisés par le seul mot de centralisation et pensent que le fédéralisme ou une simple addition de petits groupes autonome est la vraie manière de s'organiser? Il est étrange que les"conseillistes" soient à ce point effrayés par la centralisation, alors que les Conseils Ouvriers, tout comme le M.K.S, expriment simplement la compréhension qu'ont les ouvriers de la nécessité de centraliser toutes les assemblées et comités d'usine locaux dans un seul organe unifié ! Bien qu'une organisation révolutionnaire ne suive pas exactement la forme d'organisation des Conseils , les principes organisationnels de base -centralisation, élection et révocabilité des organes centraux, etc.- sont les mêmes.
Quelques conseillistes ou semi-conseillistes peuvent faire valoir une dernière démarcation défensive. Ils peuvent être d'accord sur la nécessité d'une organisation révolutionnaire; qu'elle doit être internationale et même centralisée. Mais ils se fixent comme politique de ne jamais considérer un tel organe comme un parti. Par exemple, le PIC, dans sa dernière publication (Jeune Taupe n°33), nous informe qu'il est en train d'écrire une brochure de 100 à 150 pages dans laquelle il montre que "le concept de parti est lié au processus de la révolution bourgeoise et doit en conséquence être rejeté par les révolutionnaires". Mais, dans la même publication (page 4), il est dit que l'intervention des révolutionnaires. "ce n'est pas simplement d’être parmi les travailleurs, c'est faire connaître ses positions et proposer des actions afin d'aller dans le sens d'une clarification politique de l’ensemble du mouvement". Selon nous un jour nous avons la chance d'avoir une organisation communiste internationale capable de faire connaître ses positions à des millions de travailleurs dans tous les principaux centres capitalistes, de "proposer des actions" qui soient prises en charge et menées par un grand nombre d'ouvriers, alors, dans notre vocabulaire, qui est peut-être plus modeste que 150 pages sur ce point particulier, nous parlerons de parti communiste international . Le PIC peut préférer 1 'appeler autrement, mais qui alors sera intéressé par de telles discussions sémantiques en plein milieu de la guerre civile révolutionnaire ?
Jusque là, certains courants du mouvement révolutionnaire pourraient être d'accord avec nos critiques du spontanéisme. Mais cela n'est pas suffisant pour les convaincre qu'ils ont beaucoup de points communs avec le CCI. Pour des groupes comme la CWO, le GCI, Battaglia Comunista, etc., le CCI est mal placé pour attaquer les conseillistes parce qu'il est trop fondamentalement conseilliste; parce que, tout en admettant "formellement" la nécessité d'un parti, nous le réduirions à un rôle purement propagandiste. Ainsi, le GCI dit : "Là où les communistes, depuis l'aube de leur existence, ont toujours cherché à assumer toutes les tâches de la lutte, à prendre une part active à tous les domaines du combat communiste, (... ) le CCI, quant à lui, estime avoir une fonction en propre : la propagande" ' (Rupture avec le CCI , p. 5). Et, plus loin, le GCI cite Marx contre nous, quand il dit que: "la tâche de l’internationale est d'organiser et de coordonner les forces ouvrières pour le combat qui les attend". L'Internationale, dit Marx, est "l 'organe central " pour 1 'action internationale des travailleurs. Le GCI et d'autres groupes considèrent donc que nous sommes vraiment des conseillistes parce que nous insistons sur le fait que la tâche de l'organisation révolutionnaire n'est pas d'organiser la classe ouvrière.
Ce n'est pas un hasard si le GCI essaie de confronter notre position sur le parti à celle de Marx. Pour cette organisation, peu de choses ont changé depuis le 19ème siècle. Pour nous, l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence n'a pas seulement altéré l'approche que pouvaient avoir les communistes des questions "stratégiques" comme les syndicats ou les luttes de libération nationales elle a aussi rendu nécessaire la réévaluation des rapports entre le parti et la classe. Avec le changement des conditions de la lutte de classe, il est impossible de conserver les conceptions initiales que les révolutionnaires avaient de leur rôle et de leurs fonctions. Au 19ème siècle, la classe ouvrière pouvait être organisée dans des organisations de masse comme les syndicats ou les partis sociaux-démocrates. Les partis politiques agissaient comme les "organisateurs" de la classe, dans la mesure où ils le pouvaient, par un travail quotidien ; ils impulsaient la formation de syndicats et autres organisations ouvrières de masse (la première Internationale était en fait un parti constitué d'organes syndicaux, d'associations et de sociétés ouvrières, etc.). A cause de leurs liens étroits avec ces organisations, ils pouvaient planifier, préparer et déclencher des grèves et autres actions de masse. Puisque les partis de la classe ouvrière agissaient encore dans le cadre du parlementarisme, et qu'ils se concevaient comme les seuls organes spécifiques de la classe ouvrière, il est également compréhensible qu'ils aient pu se concevoir comme les organisations au travers desquelles la classe ouvrière se saisirait éventuellement du pouvoir politique. Selon cette conception, le parti était naturellement "l'organe central", le quartier général "militaire" du mouvement prolétarien dans son ensemble.
Il n 'est pas ici de notre propos de donner une description détaillée de la manière dont les nouvelles conditions de la lutte de classes apparues avec le 20ème siècle, ont rendu ces conceptions caduques. Dans sa brochure "Grève de Masse partis et syndicats", Rosa Luxemburg a montré comment, dans la nouvelle période, le mouvement de la classe ne pouvait pas être déclenché et arrêté à travers les directives du comité central du parti. Dans la décadence, la lutte de classe explose de manière inopinée et imprévisible:
"La révolution russe (1905) nous apprend une chose: c'est que la grève de masse n'est ni 'fabriquée' artificiellement ni 'décidée'.. ou 'propagée', un éther immatériel et abstrait, mais que c’est un phénomène historique résultant à un certain moment d'une situation sociale à partir d'une nécessité historique ... Entreprendre une propagande en règle pour la grève de masse comme forme de l 'action prolétarienne, vouloir colporter cette idée pour y gagner peu à peu la classe ouvrière serait une occupation aussi oiseuse, aussi vaine et insipide que d'entreprendre une propagande pour l'idée de la révolution ou du combat sur les barricades". ("Grève de masse". Ch 2)
D'autres révolutionnaires ont souligné la signification des Soviets surgis dans les révolutions 1905 et 1917: en tant qu'organes du pouvoir politique de la classe ouvrière, ils remettent effectivement en cause l'idée du parti prenant et détenant le pouvoir au nom de la classe ouvrière.
Bien sûr, cette compréhension ne s'est pas développée parmi les révolutionnaires de manière homo gène : au contraire, les partis communistes qui furent construits pendant la période révolutionnaire de 1917-1923 étaient empreints de beaucoup des conceptions social-démocrates sur le parti en tant qu'organisateur de la lutte de classes et de la dictature du prolétariat. Et plus la vague révolutionnaire perdait de sa force vive, plus la vie de la classe cessait de s'exprimer dans les soviets, et plus ces relents social-démocrates infestèrent l'avant-garde révolutionnaire. En Russie en particulier, l'identification du parti à la dictature de la classe est devenue un facteur supplémentaire de dégénérescence de la révolution.
Aujourd'hui, alors que nous émergeons d'une longue période de contre-révolution, le mouvement communiste a encore très inégalement compris ces problèmes. Une des raisons à cela est que, alors que nous avons eu 50 ans ou plus pour comprendre la nature des syndicats ou des luttes de libération nationale, tout ce siècle ne nous fournit quasiment pas d'expérience concernant les rapports entre parti et classe. Pendant la plus grande partie de ce siècle, la classe ouvrière n'a pas eu de parti politique du tout. Ainsi, quand le CCI essaie de convaincre les groupes "partidistes" qu’il est nécessaire d'examiner le rôle du parti à la lumière des nouvelles circonstances historiques, quand il dit que les révolutionnaires ne peuvent plus se concevoir comme les organisateurs de la classe, ils mettent cela sur le compte d'un manque de volonté de notre parti d'une peur névrotique d'altérer la spontanéité pure et originelle du prolétariat. Le problème réel, que nous posons est immanquablement éludé dans leurs polémiques.
Ce n'est pas une question de volonté qui fait qu'il est impossible aux organisations révolutionnaires d'être "l'organe central" de la classe ouvrière, mais les changements historiques, structurels et irréversibles qui sont intervenus dans la vie du capitalisme. Mais plutôt que d'essayer de le démontrer abstraitement, voyons de quelle manière les événements de Pologne ont démontré dans la pratique ce qu'une organisation révolutionnaire ne peut pas faire ainsi que ce qu'elle peut et doit faire pour assumer ses responsabilités.
LA POLOGNE : UN EXEMPLE DE GREVE DE MASSE
Peut-être plus que toute autre lutte depuis la dernière vague révolutionnaire, les récentes grèves de Pologne donnent un modèle exemplaire du phénomène de la grève de masse. Elles ont explosé brutalement et se sont étendues comme une traînée de poudre; elles ont fait surgir des formes autonomes d'organisation de classe ; elles ont rapidement amené les ouvriers à faire face aux conséquences politiques de leurs luttes économiques ; elles ont tendu à unir les ouvriers comme classe au-delà des divisions corporatistes, et contre ensemble de l’ordre bourgeois. Comment cela nous permet-il de comprendre le rôle des révolutionnaires aujourd'hui ?
D'abord, cela montre que les grands mouvements de classe ne peuvent plus être planifiés et préparés à l'avance (au moins jusqu'à ce que la classe soit déjà en train de commencer à s'organiser elle-même de manière explicitement révolutionnaire). Les conditions des grèves de masse mûrissent presque imperceptiblement dans les profondeurs de la société bien qu'elles surgissent généralement en réponse une attaque particulière de la classe dominante, il est impossible de prédire avec précision quelle attaque est susceptible de provoquer une réponse massive.
La plupart des groupes révolutionnaires aujourd'hui sont d'accord sur le fait que la classe n'a plus aucune organisation de masse permanente pour préparer la lutte à l'avance, mais ils parlent encore de la préparation matérielle, technique ou organisationnelle des luttes prise en charge par une minorité combative ou par des groupes de communistes dans les usines. C'est un des thèmes favori du GCI par exemple.
Mais quels sortes de préparatifs matériels pourrait apporter une poignée de communistes ou de groupes ouvriers à un mouvement de l'ampleur de la vague de grèves de l'été 80 en Pologne ?
Il serait ridicule de les imaginer récoltant quelques sous pour un fond de grèves ou traçant des plans pour montrer aux ouvriers les routes les plus rapides pour traverser la ville pour appeler les autres usines à la grève. Il serait également absurde d'envisager des groupes de révolutionnaires dressant des listes précises de revendications économiques qui pourraient séduire les ouvriers et les encourager à entrer en grève massivement. Comme le disait Rosa Luxemburg, on ne peut gagner les ouvriers à "l'idée" de la grève de masse par une "agitation méthodique".
De tels préparatifs "matériels" seraient tout aussi ridicules hors d'une période où les ouvriers sont organisés massivement. Mais, comme le montrent les événements de Pologne, ces organisations ne peuvent être créées que par la lutte elle-même. Ceci ne veut pas dire que les révolutionnaires, dans ou hors des usines, ne peuvent rien faire jusqu'à ce que la lutte éclate à une échelle massive. Cela signifie que la seule préparation sérieuse qu'ils peuvent entreprendre est essentiellement une préparation politique : encourager les ouvriers les plus combatifs des différentes usines à se grouper et discuter les leçons de la lutte et ses perspectives, en propageant les formes et les méthodes les plus efficaces de lutte, en démontrant la nécessité de voir la lutte dans une usine ou une ville comme partie d'une lutte historique et mondiale.
Sur la question particulière des revendications économiques, des buts immédiats de la lutte, les grèves de Pologne démontrent que, comme les formes organisationnelles de la lutte, les revendications immédiates sont aussi le produit de la lutte elle-même, et suivent de près son évolution générale.
Les ouvriers polonais ont montré qu'ils étaient tout à fait capables de décider quelles revendications économiques avancer, quelles sortes de revendications peuvent être une réponse efficace à l'offensive de la bourgeoisie, quelles revendications peuvent le mieux servir l'unité et l'extension du mouvement. Confrontés aux augmentations de prix du gouvernement, ils se sont groupés et ont dressé des listes de revendications sur des principes de classe élémentaires : rejet des augmentations des prix, augmentation des salaires. Avec le développement des luttes, les revendications se sont posées de façon plus systématique.
Le MKS à Gdansk a publié des articles informant les ouvriers sur les revendications qu'ils devaient émettre et sur la manière de conduire les grèves. Par exemple, il a conseillé aux ouvriers de demander une augmentation uniforme pour tous, et insisté pour "qu'elle soit effectivement uniforme, simple et facilement compréhensible pour tous dans son application"(Solidarnosc no3, cité par Solidarity n°14)
Lorsque la lutte s'est élargie, lorsqu'elle a pris une dimension de plus en plus sociale et politique, les revendications économiques ont vu leur importance se réduire relativement. Ainsi, les mineurs silésiens déclarèrent simplement qu'ils se battraient pour les "revendications de Gdansk", rien de plus. A de tels moments, la lutte elle-même commence à aller au-delà des buts qu'elle s'était consciemment fixés. Ceci ne fait qu'amplifier le fait qu'il serait ridicule pour les révolutionnaires en de telles circonstances de limiter à l'avance les buts de la lutte en présentant une liste fixe de revendications que les ouvriers devraient reprendre. Les révolutionnaires prendront certainement part à la formulation des revendications économiques par les assemblées de travailleurs, mais ils doivent également insister sur la souveraineté des assemblées dans la décision finale des revendications à avancer. Cela ne tient pas à un respect abstrait pour la démocratie, mais au fait que le processus d'élaboration des revendications dans son ensemble - et qui va au-delà de cet aspect - n'est rien d'autre que le développement de la conscience du prolétariat à travers sa pratique.
Les revendications avancées pendant les grèves en Pologne illustrent un autre aspect de la lutte de classe à notre époque : la manière dont elle passe rapidement du terrain économique au terrain politique. Contrairement à ce que beaucoup de "partidistes" peuvent clamer, les luttes immédiates de la classe ne sont pas "purement économiques", leur caractère politique ne pouvant se développer que par la médiation du parti. Dans Workers'Voice n°l (nouvelle série), la CWO reproche à Rosa Luxemburg sa sous-estimation du rôle du parti qui, dit-elle, a sa source dans une incompréhension des rapports entre les luttes politiques et les luttes économiques :
"Son culte de ‘spontanéité' l’a conduite à dire que les grèves politiques et économiques sont la même chose. Elle n'a pas compris que, bien que les luttes économiques constituent le terrain pour que se développent les luttes politiques, elles ne conduisent pas automatiquement au renversement du capitalisme sans une décision consciente des travailleurs".
Il semble que Rosa Luxemburg maîtrisait mieux la dialectique que la CWO. Elle n'a jamais dit que les grèves politiques et les grèves économiques sont la même chose, pas plus que la grève politique conduit automatiquement au renversement du capitalisme, ni que le capitalisme peut être renversé "sans une décision consciente des travailleurs", ou encore sans l'intervention d'un parti révolutionnaire, comme la CWO l'admet d'ailleurs quand elle expose dans les pages voisines les positions de Luxemburg sur le rôle des révolutionnaires. Par contre, ce que Luxemburg a dit, c'est que, particulièrement dans notre siècle, la lutte de classe n'est pas une série "d'étapes", mais un mouvement unique, dynamique, dialectique :
"Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, luttes revendicatives pacifiques ou batailles de rue, combats de barricades - toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l'une sur l'autre : c'est un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants".
("Grève de masse...")
De plus, il est sans intérêt de vouloir séparer chaque phase du processus :
"La théorie subtile dissèque artificiellement à l'aide de la logique, la grève de masse pour obtenir une "grève politique pure " ; or une telle dissection comme toutes les dissections- ne nous permet pas de voir le phénomène vivant, elle nous livre un cadavre".("Grève de masse...")
La lutte de classe comme Marx le soulignait, est toujours une lutte politique ; mais, dans les conditions de la décadence et du capitalisme d'Etat, le mouvement qui va des grèves économiques aux grèves politiques est beaucoup plus rapide, puisque chaque lutte ouvrière sérieuse est amenée à faire face à l'Etat. En Pologne, les ouvriers étaient clairement conscients du caractère politique de leur lutte, à la fois parce qu'ils insistaient sur la nécessité de passer par-dessus la tête des représentants locaux en négociant avec le vrai "manager" de l'économie, l'Etat, et à la fois parce que, de plus en plus, ils comprenaient que leur lutte ne pourrait aller de l'avant qu'en avançant des revendications politiques et en se posant en adversaire de l'organisation du pouvoir politique en place.
Il est vrai que la plupart -sinon toutes- des revendications politiques des ouvriers polonais étaient confuses, empreintes de l'illusion de pouvoir réformer l'Etat capitaliste. Il est vrai que cela met en évidence la nécessité de l'intervention d'une minorité communiste qui sache expliquer la différence entre les revendications prolétariennes (qu'elles soient économiques ou politiques) et des revendications qui ne peuvent qu'embarquer la lutte hors de ses rails propres. Mais rien de tout ceci ne change le fait que même sans l'intervention d'un parti, la classe ouvrière est capable d'élever ses luttes à un niveau politique important. C'est d'ailleurs ce fait là qui fera que les ouvriers seront de plus en plus réceptifs aux idées révolutionnaires. C'est seulement quand les ouvriers sont déjà en train de réfléchir et de parler en termes politiques qu'une minorité révolutionnaire peut espérer avoir un impact direct sur la lutte.
AUTO-ORGANISATION DES OUVRIERS OU "ORGANISER LA CLASSE"
"La conception clichée, bureaucratique et mécanique veut que la lutte soit seulement un produit de l'organisation à un certain niveau de sa force. L'évolution dialectique vivante fait au contraire naître l'organisation comme un produit de lutte. Nous avons déjà vu un exemple grandiose de ce fait en Russie, où un prolétariat presque pas organisé s'est en un an et demi de luttes révolutionnaires orageuses, créé un vaste réseau d'organisations.,,
("Grève de masse...")
A nouveau les termes de R. Luxemburg s'appliquent quasiment à la perfection aux récentes grèves de Pologne. Tout comme la Russie de 1905 -où le caractère "inorganisé" du prolétariat était moins une expression de 1'arriération des conditions russes qu'un signe avant-coureur de la situation qui attendait l'ensemble du prolétariat tout entier, à une époque où commençait à surgir le capitalisme d'Etat, les ouvriers polonais sont entrés en lutte sans aucune organisation préalable. Et pourtant, sans avant-garde révolutionnaire pour leur dire ce qu'il fallait faire ou pour leur apporter des structures organisationnelles toutes prêtes, ils ont montré une formidable capacité à s'organiser en assemblées de masse, comités de grève d'usines, comités de grève inter-usines, milices ouvrières ...
En réalité, l'auto organisation des ouvriers polonais a montré que, sous beaucoup d'aspects,,ils ont assimilé les leçons de la décadence de façon bien plus pénétrante que beaucoup de nos super-partidistes. Le GCI par exemple, tout en reconnaissant que les comités de grève inter-usines constituaient un réel acquis organisationnel du mouvement, s'est retenu d'en tirer les conclusions logiques. Quand le CCI dit que les assemblées de masse, les comités de grève et les conseils sont la forme d'organisation unitaire du prolétariat à notre époque, le GCI nous accuse de formalisme. Pourquoi le GCI ne critique t'il pas les ouvriers polonais d'avoir créé "formellement" des assemblées de masse et des comités de grève centralisés, composés de délégués élus et révocables. Le fait est qu'alors que le GCI voudrait quitter la table à la recherche de quelque forme nouvelle, mystérieuse d'organisation de classe, les ouvriers polonais ont montré que la forme des assemblées, des comités de grève et des conseils est la forme la plus simple, efficace, unifiante et démocratique pour l'organisation de la lutte de classe à notre époque. Là, il n'y a pas de mystère, seulement l'admirable simplicité d'une classe qui recourt à des réponses pratiques posées par des problèmes pratiques.
Au contraire du GCI, la CWO n'a pas oublié que le capitalisme est un système décadent et que les vieilles formes de 1"associationisme ouvrier" ne sont plus utiles. Dans Workers'Voice n°l, elle montre qu'elle a compris l'importance certaine des assemblées générales, des comités de grève et de la forme soviet. Dans son article sur la Pologne, la CWO dit que "la façon dont ils ont relié les comités de grève à Gdansk pour former un corps unifié représentant plus de 200 usines, et leur refus d'accepter le prix de la crise capitaliste, ont fait des ouvriers polonais l'avant-garde de la classe ouvrière mondiale". Et elle publie un long article célébrant le 75ème anniversaire du premier soviet, montrant que la démocratie ouvrière de la forme soviet est qualitativement supérieure à la "démocratie" des institutions parlementaires bourgeoises :
"Il ne fait pas de doute que la différence la plus importante avec la démocratie capitaliste est l'idée de "délégation". Cette idée fut d'abord utilisée par la classe dans la Commune de Paris de 1871 et permit aux ouvriers de révoquer leurs représentants à tout moment (au lieu d'attendre 5 ans avant l'élection suivante). De plus le délégué n'est pas un libre agent comme les députés du parlement. Quand un délégué ouvrier parle et vote sur un problème, il ne peut se contenter de dire ce qu'il sent à ce moment. Il vote sur la base des ordres des ouvriers qui l'ont élu. S'il faillit à défendre et mettre en oeuvre leur volonté, il peut être révoqué instantanément... "
La CWO conclut que le système du soviet "a prouvé en pratique à tous les sceptiques que les ouvriers peuvent se diriger eux-mêmes". Plus loin, il attaque même le "partidisme", l'idée social-démocrate (et, selon elle, bordiguiste) selon laquelle "tout ce dont la révolution a besoin, c'est d'un général pour dresser des plans de campagne, et la classe ouvrière suivra son chef". Elle insiste sur le fait que "les révolutions ne peuvent être soigneusement organisées, quand le voudraient et comme le voudraient les "partidistes et que tout d'abord doivent exister une situation politique et des conditions qui amènent les masses des gens à la révolte ouverte".
La CWO exagère lorsqu'elle attribue des vues aussi grossières aux bordiguistes. Mais c'est néanmoins un signe positif qu'elle soit si enthousiaste à défendre les formes de démocratie ouvrière créées par la classe, dans le passé et dans le présent. Mais lorsqu'elle tente de combiner cet enthousiasme avec son idée bien arrêtée selon laquelle le parti doit organiser la classe et prendre le pouvoir en sa faveur, elle se met dans toutes sortes de contradictions. Ainsi, d’un côté elle montre clairement comment les ouvriers polonais ont "spontanément" créé les comités de grève inter usines (à savoir sans l'intervention d'un parti révolutionnaire). Mais en même temps, elle se sent obligée d'avancer que le soviet de 1905 -qui était à sa façon un comité de grève inter-usines ne fut pas créé spontanément mais fut en réalité "produit" par le parti. Comment arrive t'elle à démontrer cela, alors qu'ailleurs elle admet qu'initialement les bolcheviks "ramenaient le Soviet à un simple corps syndical" ? Principalement en reproduisant soigneusement une citation de Trotsky sortie de son contexte. Selon la CWO, Trotsky disait que le soviet n'a pas émergé spontanément, mais "a été en fait un produit des divisions existant dans le parti social-démocrate, entre les fractions bolcheviks et mencheviks. Comme Trotsky le dit dans 1905, le Parti produisit Le Soviet". Ce que disait en fait Trotsky, c'est que les divisions entre les fractions social-démocrates "rendaient la création d'une organisation non affiliée au parti absolument essentielle". Mais Trotsky ne disait pas que , parce qu'un tel corps était essentiel, il pouvait être produit par le parti à volonté. En fait, la nature divisée du parti le rendit moins capable de jouer un rôle d'avant-garde dans ces événements ; et de toutes -façons, s'il n'y avait pas eu des centaines de milliers d'ouvriers formant déjà des comités d'usines, tendant déjà vers la centralisation de leur mouvement de grèves, le parti n'aurait pas été du tout capable de contribuer à la création des soviets. La CWO oublie aussi cela quand elle montre que les "mencheviks prirent l'initiative d'opérer à rejoindre le soviet qui avait commencé avec seulement 30 ou 40 délégués ne représentant pas plus que quelques milliers d'ouvriers". "Appeler" au soviet, n'est pas la même chose que le "produire". Les mencheviks et d'autres révolutionnaires ont certainement pris une admirable initiative lorsqu'ils ont appelé activement à la formation d'un comité de grève central, mais personne ne les aurait entendus s'ils n'avaient été en relation avec un puissant mouvement de classe qui allait déjà de l'avant.
"Quand la vague de grève s'étendit de Moscou à St Petersbourg, le11 octobre, les ouvriers sortirent spontanément pour des actions concertées. Des députés furent élus dans plusieurs usines, y compris les usines de Poutilov et Obukhov; un certain nombre de députés avaient été auparavant membres de comités de grève ... Le 10 octobre., une scission du groupe menchevik (de St Petersbourg) proposa de fonder un "comité ouvrier" à
l’échelle de la ville, pour conduire la grève générale, et commencer la propagande pour son élection. Le jour suivant environ cinquante agitateurs commencèrent à faire circuler parmi les ouvriers un appel proposant l'élection d'un député pour 500 ouvriers.. "
(0. Answeiler "Les soviets en Russie" Ed. Gallimard)
L'intervention des mencheviks -dans ce cas précis les mencheviks étaient bien en avance sur les bolcheviks- est un bon exemple de comment une organisation révolutionnaire peut accélérer et pousser en avant l'auto organisation de la classe. Mais elle montre aussi que les organisations que sont les soviets, ne sont pas "produites" par les partis dans le sens propre du terme. En proclamant cela, la CWO oublie qu'elle insiste elle-même sur le fait que "tout d'abord, il doit exister une situation politique et des conditions qui amènent des masses de gens à la révolte ouverte". Si les ouvriers ne sont pas déjà en train de créer leurs propres organisations dans le feu de la lutte, alors les appels des révolutionnaires à des formes d'organisations autonomes et centralisées tomberont dans des oreilles sourdes, et si les révolutionnaires essayent de se substituer au mouvement réel en dressant artificiellement des structures alternatives de différentes sortes (par exemple des unités de combat du Parti
ou des comités ouvriers auto-proclamés), ou bien ils se rendront ridicules, ou bien ils se transformeront en de dangereux obstacles au développement de la conscience de la classe.
Les contradictions de la position de la CWO peuvent être perçues en creusant un peu leur distinction entre délégation et représentation. Nous sommes d'accord sur le fait que la délégation prolétarienne est tout à fait différente de la "représentation" capitaliste. Mais pourquoi la CWO n’en tire t'elle pas la conclusion logique que dans le système du soviet, où tous les délégués sont sujets à être révoqués à tout moment, il ne peut être question d'ouvriers élisant le parti au pouvoir, parce que c'est précisément la façon dont opèrent les parlements bourgeois ? Jusqu'à présent nous n'avons remarqué aucune prise de position de la CWO montrant qu'elle a changé sa position sur le parti prenant le pouvoir. Au lieu de cela, écrivant à propos des grèves polonaises, elle dit que nous pouvons apprendre beaucoup de Walesa et autres activistes des syndicats libres (c'est à dire des militants qui ont défendu une orientation politique bourgeoise) parce qu'ils ont su s'implanter dans la classe et "contrôler" la lutte :
"Les amis politiques de Walesa ont contrôlé la lutte jusqu'à la"victoire" parce qu'ils avaient la confiance et le soutien des ouvriers -une confiance qui s'est construite pendant 10 ans de sacrifices et de lutte. Cette minorité a su assurer une présence dans la classe ouvrière. Dans ses actions (mais en clair PAS dans sa politique) il y a des leçons à suivre pour les communistes".
C'est un argument extrêmement dangereux, et il embrasse l'idée trotskyste que le problème qu'affronte la classe ouvrière est sa "direction bourgeoise" et que tout ce dont elle a besoin est de la remplacer par une direction prolétarienne. En fait, pour le prolétariat, il ne peut y avoir aucune séparation entre les moyens et les fins, les"actions" et la "politique". Dans le cas de Walesa, il y a un lien clair entre ses idées politiques et une tendance à se séparer de la masse des ouvriers et devenir une "idole" du mouvement (un processus que la presse occidentale a tout fait pour accélérer bien sûr). De même, une des expressions de l’immaturité politique des ouvriers polonais fut une certaine tendance, spécialement vers la fin de la grève, à remettre les prises de décision à des "experts" et à des personnalités individuelles comme Walesa. La "direction" pour une minorité communiste, ne peut obéir à la même logique. L'intervention communiste ne cherche pas à avoir le "contrôle" des organes de masse de la classe, mais à encourager les ouvriers à prendre tout le pouvoir dans leurs mains, à abandonner toute idée de se remettre en confiance à des "sauveurs venus du ciel" (pour citer l'Internationale). il n'y a aucune contradiction entre cela et "gagner les ouvriers au programme communiste" car le programme communiste, dans son essence, signifie que la classe ouvrière assume la maîtrise consciente des forces sociales qu'elle a créées elle-même.
LA CONSCIENCE DE CLASSE ET LE ROLE DES REVOLUTIONNAIRES
"La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l'éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d'autres circonstances et d'une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l'éducateur lui-même a besoin d'être éduqué. C'est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l'une est au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen). La coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine ne peut être considérée et comprise rationnellement qu'en tant que révolutionnaire. "
Marx – Thèses sur Feuerbach Ed. Sociales p.88)
La théorie kautskyste selon laquelle la conscience de classe socialiste n'est pas produite par la lutte de classe, mais est importée dans la classe "de l'extérieur", sous-tend toutes les conceptions substitutionistes que nous avons critiquées dans cet article. Bien que seuls quelques groupes, comme Battaglia Comunista, défendent explicitement cette thèse, les autres y glissent constamment parce qu'ils n'ont pas de théorie claire de la conscience de classe à y opposer. Tous ceux qui soutiennent que la classe ouvrière est trop aliénée pour devenir consciente d'elle même sans la médiation "extérieure" d'un parti, oublient que "les éducateurs ont besoin d'être éduqués"- que les révolutionnaires font partie de la classe et sont donc sujets aux mêmes aliénations. Ils oublient aussi que c'est précisément parce que le prolétariat souffre d'aliénation dans sa situation au sein du capitalisme, qu'il est une classe communiste, une classe capable de donner naissance à un parti communiste et d'aller vers une vision du monde, claire, démystifiée et unifiée. Nous ne pouvons entrer ici dans une longue discussion sur ces questions difficiles. Mais un exemple évident de la façon dont l'héritier moderne de Kautsky "tend inévitablement à diviser la société en deux parties, dont l'une est au-dessus de la société" c'est sa vision du mouvement "spontané" de la classe, c'est à dire tout mouvement non dirigé par le parti, comme un mouvement essentiellement inconscient.
Battaglla Comunista l'a clairement exprimé en disant que, sans le parti, on peut parler d"'instinct de classe", mais pas de "conscience de classe" (cf. "Classe et Conscience" , Prometeo n" 1978). Ainsi, le mouvement spontané de la classé n’est rien qu'un instinct, une force naturelle aveugle qui nécessite le parti comme cerveau ; en termes philosophiques un "ça" sans "moi". De telles conceptions laissent penser que la classe est aiguillonnée dans l'action par les circonstances matérielles, comme le chien qui salive dans les expériences de Pavlov. Elles peuvent aller jusqu'à admettre que de telles réactions spontanées puissent donner naissance à un certain niveau d'auto organisation. Mais sans le parti, insiste t’on, de tels mouvements ne peuvent devenir vraiment conscients : comme les animaux, les ouvriers ne peuvent avoir de mémoire ni de vision du futur. Ils sont condamnés à vivre le présent immédiat car le parti est leur mémoire, leur conscience. Une fois de plus, les ouvriers polonais ont démenti de telles théories. Comme nous l'avons écrit dans la Revue Internationale n°23:
"Le parti n'est pas 1'unique siège de la conscience de la classe, comme le prétendent., avec outrance, tous les épigones qui s'intitulent léninistes. Il n'est ni infaillible, ni invulnérable. Toute l'histoire du mouvement ouvrier est là pour en témoigner. Et l'histoire est aussi là pour montrer que la classe dans son ensemble accumule des expériences et les assimile directement. Le récent mouvement formidable de la classe ouvrière en Pologne témoigne de sa capacité remarquable à accumuler et assimiler ses expériences de 70 et 76 et à les dépasser, cela malgré l’absence qui se fait cruellement sentir, d'un parti. "
Les ouvriers polonais ont montré que la classe possède en fait une mémoire. Ils se sont rappelés l'expérience des luttes passées et ont tiré les leçons appropriées. Les ouvriers de Lublin, ont démoli les voies de chemin de fer parce qu'ils se souvenaient qu'en 1970, les troupes avaient été envoyées par rail pour briser le soulèvement ouvrier. Les ouvriers se sont rappelés que les mouvements de 70 et 76 avaient été au départ vulnérables face à la répression à cause de leur isolement, aussi, ils ont étendu leurs grèves et les ont coordonnées par les comités de grève. Ils se sont souvenus que à chaque soulèvement contre l'Etat, le gouvernement a essayé de les apaiser en faisant sauter la clique dirigeante du moment et en la remplaçant par une brochette de bureaucrates plus "populaires" et plus "libéraux". Mais quand on voit comment le "libéral" Gomulka de 1956 est devenu le Gomulka de la "ligne dure" de 1970, et comment le "libéral" Gierek de 1970 est devenu le Gierek de la "ligne dure" de 1980, les ouvriers n'ont pas été dupes une seule minute de la dernière série de purges dans le gouvernement. Déjà en 1970, les ouvriers polonais se racontaient la blague suivante :
Question : "Quelle est la différence entre Gomulka et Gierek ?"
Réponse : "Aucune, mais Gierek ne le sait pas encore
En 1980, le cynisme des ouvriers sur tout ce que fait ou dit le gouvernement est même plus profondément enraciné : d'où leurs efforts pour s'assurer que les acquis de la lutte seraient imposés et sauvegardés par la force et non pas en mettant une confiance quelconque dans le gouvernement.,
Mais peut-être la preuve la plus certaine de la capacité des ouvriers à assimiler les leçons du passé, s'est montrée dans leur attitude par rapport à la question de la violence. Ils n'ont pas oublié l'expérience de 1970, où furent tués des centaines d'ouvriers alors engagés dans des affrontements avec l'Etat impréparés et non coordonnés. Ceci n'en fait pas des pacifistes : ils ont organisé rapidement des milices ouvrières dans les usines occupées. Mais ils ont compris que la force réelle de la classe, son auto-défense véritable, se trouve sans sa capacité à organiser et étendre sa lutte à une échelle de plus en plus massive. Ici encore, les ouvriers se sont montrés plus avancés que ces groupes d"'avant-garde" qui jacassent sur le terrorisme ouvrier et condamnent comme "kautskyste" l'idée que la violence de classe doit être sous le contrôle et la direction des organes de masse de la classe. Les ouvriers étaient préparés à la violence, mais ils ne voulaient pas être entraînés dans des affrontements militaires prématurés, ou laisser des groupes isolés d'ouvriers engager des assauts désespérés contre la police ou l'armée. Le fait que les ouvriers polonais aient commencé à penser la "question militaire" comme un aspect de l'organisation générale de la lutte augure bien de l'avenir : parce que lorsque le moment arrivera de prendre d'assaut directement l'Etat, les ouvriers seront d'autant mieux placés comme force unie, organisée, consciente.
Cette "mémoire
prolétarienne" n'est pas transmise génétiquement Les ouvriers polonais ont
pu assimiler les expériences du passé parce que, même en l'absence d'une
organisation révolutionnaire, il y a toujours des discussions et des débats
dans la classe, à travers des centaines de canaux, certains plus formels
-assemblées de masse, cercles ouvriers de discussion, etc.- d'autres moins
formels -discussions dans les cantines d'usines, dans les cafés, les autobus
... Et comme ces canaux assurent la mémoire collective de la classe ouvrière,
ils permettent aussi aux ouvriers de développer une vision du futur -et pas
seulement le futur d'une industrie ou d'une usine particulière, mais l'avenir
du pays entier et même de la planète entière.
Ainsi, les ouvriers polonais ne pouvaient pas simplement éviter
d'essayer de comprendre l'effet que leurs grèves auraient sur l'économie
nationale, sur le gouvernement futur du pays ; ils ont été obligés de discuter
ce que la Russie
ferait au sujet des grèves, comment la réaction de la Russie serait affectée par
son intervention en Afghanistan, comment l'Ouest répondrait, etc. ... Ce n'est
pas l'intervention du parti qui oblige les ouvriers à regarder plus loin que la
porte de l'usine et plus loin devant eux que le jour suivant : c'est le
mouvement historique de la société capitaliste dans son ensemble.
Mais, attendez, crient nos adorateurs de parti, si la classe ouvrière est son propre cerveau, à quoi donc sert le parti ? Ce n'est là une question réelle que pour ceux dont la pensée est enfermée dans des schémas poussiéreux, qui voient la lutte de classe comme une série d'étapes fragmentées sans
liens sous-jacents.
Oui, la classe ouvrière en tant que tout a sa propre mémoire. Mais l'organisation révolutionnaire constitue une partie particulière et cruciale de cette mémoire . Seule l'organisation révolutionnaire peut offrir un point de vue qui englobe le tout de l'histoire de la classe ouvrière, qui la rend capable, non seulement de relier l'expérience polonaise de 1980 avec les expériences polonaises de 1956, 1970 et 1976, mais encore de relier toutes ces expériences aux leçons de la révolution de 1917 en Russie, à l'expérience que les ouvriers de l'Ouest ont faites des syndicats soi-disant libres depuis 1914, à ce que Marx, Lénine, Bordiga, Pannekoek, et d'autres révolutionnaires ont écrit sur la façade que constitue la démocratie bourgeoise, etc... Parce que les révolutionnaires peuvent offrir une vue globale du système capitaliste entier, ils peuvent aussi fournir une estimation réaliste du rapport de forces de classes à tout moment. De plus, une telle vision globale peut aider les ouvriers à voir qu'il ne peut y avoir de solutions nationales à la crise, que la lutte doit s'étendre au-delà des frontières nationales si elle veut survivre et grandir. En bref, seuls les révolutionnaires peuvent clairement montrer le lien entre la lutte d'aujourd'hui et la révolution de demain. Les révolutionnaires ne peuvent "injecter" la conscience chez les ouvriers, mais ils contribuent à donner des réponses aux questions que les ouvriers sont déjà en train de se poser, ils peuvent mettre ensemble tous les différents enchaînements dans la pensée collective de la classe et présenter dans la classe ouvrière un tableau global et clair de la signification et de l'orientation de sa lutte.
Les superpartidistes
objecteront probablement : cela sonne comme du simple propagandisme. Quelles sont les tâches "pratiques"
du parti ? En posant de telles questions, ils oublient la remarque de Marx "La théorie aussi devient force
matérielle dès qu'elle étreint les masses" (Contribution à la critique de la philosophie du droit de
Hegel). Dans le feu de la guerre de
classe, les ouvriers deviennent théoriciens, et ainsi, ils transforment la
théorie en propagande, la propagande en agitation, et 1 'agitation en
action. En d'autres termes, plus les
idées des révolutionnaires correspondent à ce que la classe ouvrière est en
train de mettre en pratique, moins elles sont abstraites : ce qui était hier
une critique théorique de la démocratie bourgeoise peut, dans une situation
révolutionnaire, devenir un slogan agitatoire pratique comme "Tout le
pouvoir aux soviets". Et pour
l'organisation révolutionnaire, ce n'est pas de l'activité "simplement
propagandiste" dans le sens d'une répétition pédante de vérités générales,
issues de la lutte. L'organisation
révolutionnaire doit rechercher constamment à rendre ses analyses de plus en
plus concrètes, de plus en plus liées à des suggestions pratiques pour l'action
; et elle ne peut le faire que si elle est dans la lutte, si ses membres sont
sur le front du mouvement de classe, s'ils interviennent dans chaque expression
de la lutte du prolétariat, depuis le piquet de grève jusqu'au soviet central .
Il est pourtant ironique de voir que ceux qui soulignent le fait que la classe ne peut être consciente sans le parti, sont les mêmes qui ricanent presque toujours à l'idée que la tâche centrale et spécifique du parti est d'approfondir et d'étendre la conscience de la classe. Pour eux, tout ce qui parle de généralisation de la conscience de classe n'est que "propagandisme" : pour eux, ce qui distingue l'organisation révolutionnaire sont les tâches "pratiques", "organisationnelles".
Quand on leur demande d'être plus précis sur ces tâches, soit ils répondent avec encore plus de ces généralités que personne ne pourrait désavouer ("le parti doit jouer un rôle d'avant-garde dans les soviets", "les révolutionnaires doivent être préparés à se mettre à la tête des grèves", etc.), soit ils sortent des fantasmes semi-terroristes sur les groupes de combat du parti stimulant les ouvriers à résister (quand donc cela a-t-il été le cas dans l'histoire de la classe ouvrière ?). Ou bien, encore plus ridicule, ils iront jusqu'à vous dire comment, un jour, le parti va "avoir le pouvoir"sur le monde entier.
La vérité est que la classe ouvrière n'a pas besoin de révolutionnaires parce qu'ils seraient de bons administrateurs ou spécialistes pour faire sauter les ponts. Très certainement, les révolutionnaires auront des tâches administratives et militaires, mais ils ne peuvent mener effectivement de telles tâches que s'ils les assument en tant que partie du vaste mouvement prolétarien, comme membres des conseils ouvriers ou des milices ouvrières. La chose réellement précieuse, irremplaçable, qu'ont les révolutionnaires est leur clarté politique, leur capacité à synthétiser l'expérience historique, collective de la classe et la renvoyer au prolétariat sous une forme qui puisse être aisément comprise et utilisée comme guide pour l'action. Sans cette synthèse, la classe ouvrière n'aura tout simplement pas le temps d'assimiler toutes les leçons de l'expérience passée : elle sera condamnée à répéter les erreurs du passé et être ainsi défaite une fois de plus. Certains révolutionnaires peuvent voir ça comme une piètre tâche pour le formidable parti révolutionnaire, mais le succès ou la faillite de la révolution dépendra de la capacité du parti à s'en acquitter.
La lutte des ouvriers polonais est un avant-goût de ce qui s'accumule partout pour le capitalisme. Parce que la bourgeoisie sera appelée, par la logique de la crise, à attaquer de plus en plus sauvagement la classe ouvrière, et parce que la classe ouvrière reste invaincue, il y aura d'autres "Pologne", pas seulement dans le tiers-monde et le bloc de l'Est, mais aussi dans les principaux pays de l'impérialisme occidental . L'issue de ces confrontations déterminera le sort de l'humanité. Si la classe ouvrière est capable de développer son autonomie politique et organisationnelle dans ces batailles, si ces batailles fournissent une ouverture pour l'intervention des révolutionnaires et un élan vers la formation d'un parti communiste international, alors elles seront les répétitions de la 2ème révolution prolétarienne du 20ème siècle. Si par contre, les cauchemars du passé pèsent trop lourd sur les cerveaux des vivants, si les ouvriers sont incapables de voir les mensonges de l'ennemi de classe, si le prolétariat reste isolé de son avant-garde révolutionnaire, alors ces batailles finiront en défaites qui peuvent ouvrir la porte à la 3ème guerre mondiale. L'unique chose sûre est que la classe ouvrière ne peut briser les chaînes de l'aliénation et de l'oppression en faisant appel à une quelconque force en dehors d’elle-même. La minorité révolutionnaire comme partie de la classe partagera le sort de la classe, dans la défaite ou dans la victoire. Pourtant, parce que ce que font les révolutionnaires dès aujourd’hui sera demain un des facteurs déterminants pour la victoire ou la défaite de la classe ouvrière, une immense responsabilité pèse sur leurs épaules ; Ils ne peuvent être fidèles à cette responsabilité que s’ils se libèrent à la fois du dilettantisme et de la mégalomanie et apprennent à regarder en face la réalité sans illusions.
C.D. Ward
Novembre 1980
Les courants prolétariens
qui ont échappé à la dégénérescence de l'Internationale Communiste (IC )
se sont retrouvés face à l’énorme tâche de résister à l'offensive contre-révolutionnaire
sur tous les plans, politique, théorique et organisationnel. Cette résistance s'est accomplie dans une
situation de déboussolement généralisé dont une des raisons majeures tenait
dans les erreurs de l'IC elle-même, notamment sur les questions parlementaire
et syndicale. Le recul de l'activité
révolutionnaire de la classe ouvrière n'avait pas permis que les débats sur ces
questions se déroulent de façon positive.
Les critiques des gauches communistes (italienne, allemande et
hollandaise) à l'égard de la politique de l'IC n'avaient pu être réellement
approfondies. A la fin des années 20, au
moment du stalinisme triomphant, c'est donc dans des conditions encore plus
difficiles et plus complexes que ce débat va se continuer. Ainsi, sur la question syndicale, l'évolution
des différentes branches de l'opposition communiste internationaliste (gauche
italienne, communistes de conseils, opposition de gauche animée par Trotsky,
etc.) va être tâtonnante. En fait, le courant révolutionnaire se trouvait
devant une double situation en ce qui concernait l'évolution des
syndicats. D'une part, il s'agissait de
reposer la question du syndicalisme dans la période de décadence, et d'autre
part de comprendre les effets de la contre-révolution sur ce plan. Il s'agissait de saisir toutes les
implications politiques du passage des syndicats dans le camp bourgeois et en
même temps de passer au crible la tactique de l'IC d'entrisme dans les
syndicats "réformistes" afin d'y provoquer des scissions qui devaient
permettre l'émergence de syndicats de classe dirigés et contrôlés par les
révolutionnaires.
Les orientations au sein de l’internationale communiste
Dès la formation de la 3ème Internationale, la question syndicale fut au centre de toute une série de discussions et de polémiques. C'est au sein du mouvement révolutionnaire allemand que ce problème fut posé de la façon la plus cruciale et que se dessina la compréhension la plus nette de la nécessité de la rupture avec les syndicats, mais aussi avec le "syndicalisme". Au Congrès de constitution du Parti Communiste d'Allemagne (KPD) fin décembre 1918, c'est-à-dire dans une période pré-révolutionnaire, une tendance majoritaire se prononçait pour la sortie des syndicats. Ainsi Paul Frölich disait: "Nous posons en principe que la séparation des ouvriers entre organisations politiques et organisations syndicales, nécessaire jadis doit maintenant prendre fin. Pour nous, il ne peut y avoir qu'un mot d'ordre : 'Hors des syndicats ! "'.
Rosa Luxemburg refusait ce mot d'ordre, mais d'un point de vue tactique :
"(les syndicats) ne sont plus des organisations ouvrières, mais les protecteurs les plus solides de l'Etat et de la société bourgeoise. Par conséquent, il va de soi que la lutte pour la socialisation ne peut pas être menée en avant sans entraîner celle pour la liquidation des syndicats. Nous sommes tous d'accord sur ce point. Mais mes opinions diffèrent en ce qui concerne la voie à suivre. J'estime erronée la proposition des camarades de Hambourg tendant à former des organisations uniques économico-politiques (einheitsorganisation), car à mon avis, les tâches des syndicats doivent être reprises par les Conseils d'ouvriers, de soldats et d'usines." (Congrès de la Ligue Spartacus, Ed.Spartacus n°83B).
Malheureusement, la même clairvoyance n'animait pas la direction de l'IC, bien au contraire. Si l'IC dénonçait les syndicats dominés par la Social-démocratie, elle n'en conservait pas moins l'illusion de pouvoir arracher à celle-ci la direction des syndicats. Malgré les critiques de la gauche, surtout la gauche allemande qui scissionnera du KPD pour former le Parti Communiste Ouvrier d'Allemagne (KAPD), l'IC développait une analyse erronée. En mars 1920, dans une "Adresse aux syndicats de tous les pays", après une analyse sommaire de la dégénérescence des "vieux" syndicats réformistes, l’IC expliquait :
"Les syndicats reprendront-ils à nouveau la vieille voie éculée, réformiste, c'est-à-dire effectivement bourgeoise ? Telle est la question décisive qui se pose à présent précisément au mouvement ouvrier international. Nous sommes fermement convaincus que cela ne se produira pas. Un courant d'air frais a pénétré dans les bâtiments étouffante de vieux syndicats. La décantation a déjà commencé dans les syndicats. Dans un ou deux ans, les vieux syndicats seront méconnaissables. Les vieux bureaucrates du mouvement syndicat deviennent des généraux sans armée. La nouvelle époque produira une nouvelle génération de dirigeants prolétariens dans les syndicats renouvelés". ("Du 1er au 2ème Congrès de l'IC",Ed. EDI).
Dans la même "Adresse" dirigée en fait contre les thèses du KAPD qui prônait la sortie des syndicats et la mise sur pied d'organismes unitaires d'usines, Zinoviev allait même jusqu'à travestir la réalité des syndicats en Europe :
"Dans toute une série de pays s’opère une
forte décantation dans les syndicats. Le
bon grain se sépare de l'ivraie. En
Allemagne, sous la direction de Legien
et de Noske, qui fut le soutien principal du mouvement syndical jaune bourgeois, un grand nombre de syndicats tournent le dos aux social-damocrates jaunes et passent au côté de la révolution prolétarienne. Les
syndicats d'Italie se tiennent presque
sans exception sur le terrain du pouvoir
soviétique. Dans les syndicats de Scandinavie, le courant révolutionnaire
prolétarien grandit de jour en jour.
En France, en Angleterre, en Amérique, en Hollande et en Espagne, la masse des membres des syndicats se défait de la vieille
bourgeoisie et exige de nouvelles
méthodes révolutionnaires".
Bien loin d'aider les Partis Communistes à rompre avec la Social-démocratie, cette orientation fondée sur l'illusion d'un véritable syndicalisme de classe prônait au contraire la même pratique -quoique concurrentielle- que la contre-révolution sur le plan du "contrôle des masses".
Cette orientation entrava fortement la possibilité d'un approfondissement de la question syndicale au sein des différentes organisations qui composaient l'IC. Qui plus est, l'analyse de la nature des syndicats et du syndicalisme restait souvent confuse et contradictoire, compte-tenu de l'influence de plusieurs courants qui subissaient la tradition du syndicalisme révolutionnaire, ce qui rendait le problème encore plus complexe.
En février 1920, la Conférence Internationale d'Amsterdam adopte les thèses présentées par Fraina, secrétaire du Communist Party of America et militant des IWW dans lesquelles on peut lire : "(… ) 11. L'agitation pour la construction de syndicats d'industrie fournit de façon immédiate et pratique la possibilité de mobiliser l'esprit militant de mécontentement qui se développe dans les vieux syndicats, de mener la lutte contre la bureaucratie corrompue et 'l’aristocratie ouvrière'. Le syndicalisme d'industrie fournit en outre la possibilité d'appeler à l’action les ouvriers non qualifiés, inorganisés, et de libérer les ouvriers non qualifiés, organisés dans les syndicats de la tutelle des couches réactionnaires de la classe ouvrière. La lutte pour le syndicalisme révolutionnaire d'industrie est un facteur de développement de la connaissance communiste et pour la conquête du pouvoir". (idem).
Cette analyse reprenait la thèse ambiguë de "l'aristocratie ouvrière" conçue comme une des bases du caractère conservateur du syndicalisme et faisait par ailleurs des syndicats de métier la forme réactionnaire du syndicalisme opposée à celle des syndicats d'industrie. Tout en tentant de cerner l'évolution des syndicats en fonction de l'impérialisme et de la tendance au capitalisme d'Etat, tout en mettant l'accent sur les limites du syndicalisme, cette orientation ne parvenait qu'à s'opposer à une forme de syndicalisme sans remettre en question le syndicalisme
" ( ... ) 5. Le développement de l'impérialisme intègre définitivement les syndicats de métier dans le capitalisme (…)
(…)
(…) 8. La forme d'expression gouvernementale du travaillisme est le capitalisme d'Etat, la fusion dans l'Etat des capitalistes, de la petite bourgeoisie et des couches supérieures de la classe ouvrière qui dominent les syndicats (...) .
(… ) 10. (…) La lutte contre cette forme de syndicalisme (le syndicalisme de métier) est par conséquent une phase inséparable de la lutte contre le travaillisme à travers :
a) de façon générale, l'agitation du parti communiste pour pousser les syndicats à une action plus résolue ;
b) l'encouragement à tout mouvement dans les syndicats qui tend à briser la permanence de la bureaucratie et à donner le contrôle aux masses au moyen de délégués directement mandatés et révocables ;
c) la formation d'organisations comme les comités de Shop-stewards, les comités ouvriers, les conseils ouvriers économiques et des organisations directes du Parti Communiste dans les ateliers, les usines, les mines, qui ne servent pas seulement à lancer les masses et les syndicats vers une action plus révolutionnaire, mais peuvent aussi, au moment de la crise se développer en soviets ;
d) l’effort pour transformer
les syndicats de métier en syndicats d'industrie, c’est à-dire, un syndicalisme
dans une forme parallèle à l'intégration économique du capitalisme moderne et
dans un esprit inspiré par la lutte pour le pouvoir politique et la domination
économique." (idem).
Certaines de ces thèses
étaient en fait très proches des positions régnant au sein des gauches
allemande et hollandaise. Elles
tentaient de dépasser et de critiquer l'économisme, le réformisme et le
syndicalisme "apolitique", mais elles restaient sur le terrain de la
"forme" d'organisation.
L'impossibilité de nouvelles organisations unitaires de masse permanentes
n'était pas encore entrevue. L'idée
était de trouver des formes organisationnelles préservant l'indépendance de
classe et préparant le surgissement des conseils ouvriers. Cette vision était loin d'offrir une garantie
d'indépendance au prolétariat par rapport à la bourgeoisie ; démarche
consistant à faire de la rupture avec le syndicalisme une simple question de
forme d'organisation.
C'est peut-être le
révolutionnaire italien Gramsci qui, au nom de la critique du syndicalisme a
été le plus loin dans la détermination d'une ligne Politique erronée qui
contribua grandement à désorienter la classe ouvrière italienne dans les années
20. Dans un article publié dans son
journal, L'Ordine Nuovo en novembre 1919, Gramsci développait
apparemment une critique prometteuse du syndicalisme : "La théorie syndicaliste a complètement échoué dans I’expérience
concrète des révolutions prolétariennes.
Les syndicats ont démontré leur incapacité organique à incarner la
dictature du prolétariat. Le développement normal du syndicat est caractérisé par une ligne de décadence de
l'esprit révolutionnaire des masses : la force matérielle augmente t'elle ?
L'esprit de conquête s'affaiblit ou disparaît. tout à fait, l'élan vital se
brise, la pratique de l'opportunisme, "du pain et du beurre" succède
à l’intransigeance héroïque ( ... ), le syndicalisme n'est pas un moyen pour la
révolution, n'est pas un élément de la révolution prolétarienne, n’est pas la
révolution qui se réalise, qui se fait : Le syndicalisme n'est révolutionnaire
que par sa possibilité grammaticale d'accoupler les deux expressions. Le syndicalisme s'est révélé n'être rien
d'autre qu-une forme de la société capitaliste et non un développement
potentiel de la société capitaliste."
Mais derrière cette critique résidait en fait une incapacité à tirer les leçons de la révolution russe et à comprendre la base de surgissement des conseils ouvriers. Bien loin d'être un organe politique de pouvoir et un lieu de développement de la conscience de la classe ouvrière, le Conseil Ouvrier était pour Gramsci un organe de gestion économique. Et c'est sur ce plan qu'il bâtissait une critique des syndicats, critique insuffisante pour contribuer à ce que les ouvriers prennent conscience de la fonction des syndicats :
"Le syndicat de métier ou de l'industrie, en groupant entre eux les compagnons de métier ou de telle industrie, qui, dans le travail utilisent le même instrument ou qui transforment la matière première contribue à renforcer cette psychologie, contribue à empêcher toujours davantage les travailleurs à se concevoir comme producteurs..." (Ordine Nuovo. 8/11/19).
Chez Gramsci, cette analyse consistait à évacuer la question de la destruction de l'Etat bourgeois et à faire du prolétariat et de l'usine des catégories économiques : "les lieux où l'on travaille, où les producteurs vivent et oeuvrent ensemble, seront demain les- centres de l’organisme social et devront remplacer les organes directeurs de la société contemporaine" (Ordine Nuovo. 13/9/19). En restent sur le terrain de la production et de la gestion économique, c'est donc en fin de compte la sauvegarde de l'économie que Gramsci défendait dans sa propagande auprès de la classe ouvrière, et donc de la défense du capitalisme :
"Les ouvriers veulent en, finir avec cette situation de désordre, de marasme, de gaspillage industriel L’économie nationale va à vau-l'eau, le taux de change augmente, la production diminue, tout l'appareil, national de production industrielle et agricole s 'achemine vers la paralysie(…) Si les industriel ne sont plus capables d'administrer l'appareil de production et de le faire produire au maximum (qu'ils n'en soient pas capables, chaque jour le démontre davantage) pour sauver de la ruine et de la banqueroute la société, les ouvriers assumeront cette tâche, consciente de la grave responsabilité qu'ils assument et ils l’expliqueront avec leurs méthode et leurs systèmes communistes à travers leurs conseils de productions. " (L'Avanti. 21/11/19).
La fraction animée par Bordiga dénonça ces analyses :
"C'est une grave erreur de croire qu'en introduisant dans le milieu prolétarien actuel, parmi les
salariés du capitalisme, des structures formelles dont on pense qu'elles pourront se constituer pour la gestion de la production communiste, on développe des forces intrinsèquement et par elles même révolutionnaires. Cela a été l'erreur des syndicalistes et c'est aussi l’erreur des zélateurs trop enthousiastes des conseils d’ usine". (Il Soviet. ler février 1920, cité par Programme Communiste n°72).
Cependant, ce que la gauche italienne n'expliquait pas, c'est pourquoi le surgissement d'une nouvelle forme d'organisation unitaire de la classe antagonique aux syndicats et au syndicalisme. Mais la critique juste de solutions préconisées au niveau de formes d'organisation devait amener à l'erreur bordiguiste caricaturée aujourd'hui par le PCI (Programme Communiste), de tirer un trait d'égalité entre toutes les formes d'organisations de la classe et d'insister uniquement sur le rôle prépondérant du parti. On pourra même lire dans "Il Soviet" du 21/9/19 que les soviets de demain doivent avoir leur source dans les sections locales du parti communiste ",(dans Programme Comuniste n°74, p.64). A l'ouvriérisme et à l’usinisme, on finit par opposer le fétichisme du parti et non pas une analyse matérialiste de la phase déclinante du capitalisme et de son incidence sur le mode d'organisation de la classe. Seule une telle analyse permet de cerner les causes de la faillite des syndicats comme organes prolétariens et de comprendre en quoi le contenu du syndicalisme "classique" de la période ascendante du capitalisme est devenu caduc dans l'ère des "guerres et des révolutions", c'est à dire dans la période de décadence du capitalisme.
Dans les années qui vont suivre, ce débat qui se déroulait dans l'ensemble des sections de l'IC va s'enliser. Le recul généralisé de la classe ouvrière en Europe, les défaites du prolétariat allemand, l'isolement de la Russie, la cristallisation des erreurs de l'IC, sa dégénérescence accélérée, tout cela va favoriser les thèses de la défense du bastion prolétarien menant à des conciliations et étouffant la voie des communistes de gauche. Puis, à l'opportunisme ouvert va succéder une phase de liquidation directe de toute position révolutionnaire marquant la mort de l'IC comme organisation prolétarienne internationale. Les syndicats contrôlés par l'IC furent les premières forces qui permirent au stalinisme en Europe d'isoler les communistes restés fidèles à l'internationalisme et à la révolution et de faire reprendre à la classe ouvrière le chemin de la soumission à l'Etat et à la nation capitaliste.
Contradictions et limites des analyses du milieu révolutionnaire
Bien qu'exclu du Parti Bolchevik par la clique de Staline et exilé de Russie, Trotsky n'en avait pas moins une lourde responsabilité dans les orientations de l'IC et dans la politique menée par l'Etat russe, notamment la répression des grèves de Kronstadt. Trotsky avait soutenu Lénine contre"la maladie infantile du communisme" (les gauches communistes, Confronté à la dégénérescence de l'IC et à la politique contre-révolutionnaire de l'Etat russe, Trotsky ne remit pas en cause les fondements de la politique de l'IC. Il ne relia pas son combat à celui des gauches. Cette attitude exprimait toutes les limites de l'opposition de Trotsky au stalinisme contre-révolutionnaire. Toute l'orientation de l'opposition de gauche ralliée autour de sa personne fut marquée par la même faiblesse, c'est-à-dire l'incapacité à réévaluer la politique de l'IC sur les questions parlementaire et syndicale, l'incapacité à comprendre et reconnaître le processus contre-révolutionnaire en Russie même.
l.Trotsky
Paradoxalement, la question syndicale est abordée par Trotsky sur deux plans. Trotsky défendait au sein du Parti Bolchevik au pouvoir dans les années 20 la nécessité de l'intégration des syndicats à l'Etat soviétique contrairement à Lénine :
"Notre Etat actuel est tel que la totalité du pro1étariat organisé doit se défendre lui-même. Nous devons utiliser ces organisations ouvrières pour la défense des ouvriers contre leur Etat".
Quel aveu de Lénine sur le caractère conservateur de l'Etat de la période de transition et sur la nécessité du maintien de l'indépendance de la classe ouvrière par rapport à l'Etat ! Mais la position de Lénine comme celle d'ailleurs de l'opposition 0uvrière de Kollontaï qui prônait un renforcement des syndicats était illusoire et n'ouvrait pas sur une réelle compréhension de la nature des syndicats. La position, étatiste jusqu'au bout, était plus "logique". Pour Trotsky, le syndicat était un instrument étatique par excellence et en cela il ne se trompait pas ; c'est sur la question de l'Etat "prolétarien" que Trotsky se trompait !
En ce qui concerne l'intervention des révolutionnaires dans les syndicats, Trotsky défendait au sein de l'IC les analyses "officielles" :
"L'importance du syndicat consiste en ce que sa majorité est ou doit être composée d’éléments qui ne sont pas encore soumis l’influence d'un parti. Mais il est évident qu'il y a dans les syndicats des couches différentes : des couches tout à fait conscientes, des couches conscientes avec un reste de préjugés, des couches qui cherchent encore à former leur conscience révolutionnaires . Alors, qui doit prendre la direction ? ( ... ) Oui, nous voulons subordonner la conscience de la classe ouvrière aux idées révolutionnaires. C'est notre prétention". (Rapport au 4ème Congrès mondial, décembre 1922).
Une fois dans l'opposition, face à la contre-révolution, Trotsky nuança ses analyses ou plutôt dépassa le simplisme de la propagande des premières années de l'IC. Dans un texte de septembre 1933, Trotsky résumait une position beaucoup plus lucide sur la question syndicale :
"Les syndicats sont apparus dans la période de croissance et de montée du capitalisme. Leur tâche était d'élever le niveau matériel et culturel du prolétariat et d'étendre ses droits politiques. Ce travail, qui s'est étendu en Grande-Bretagne sur plus d'un siècle, a donné aux trade-unions une autorité immense au sein du prolétariat. La décadence du capitalisme britannique, dans les conditions du déclin du système capitaliste mondial, a sapé les bases même du travail réformiste des trade-unions Le rôle des syndicats, nous l'avons dit plus haut n'est plus un rôle progressif mais un rôle réactionnaire". (Trotsky,Oeuvres T.II, EDI, p.178).
Certes Trotsky conservait l'illusion d'un travail possible et nécessaire des communistes dans ces organes :
"C'est précisément à l’époque actuelle, où la bureaucratie réformiste du prolétariat s'est transformé en police économique du capital, que le travail révolutionnaire dans les syndicats, mené avec intelligence et persévérance, peut donner des résultats décisifs dans un délai relativement bref". (souligné par nous) (idem). Dans le même temps, Trotsky fixait une perspective de rupture avec les syndicats : "il faut absolument préparer dès maintenant les ouvriers avancés à l'idée de créer des comités d'ateliers et des conseils ouvriers au moment d'un tournant brutal". (idem).
Mais une telle vision restait abstraite et tout à fait contradictoire avec l'expérience du mouvement ouvrier lui-même. Trotsky réduisait en fait la question de l'apparition de véritables organes de lutte prolétariens à une simple tactique pouvant être décidée par l'organisation des révolutionnaires. Le volontarisme de Trotsky masquait mal un manque de confiance dans les capacités de la classe. Certes, les capacités commençaient à se réduire dès la fin des années 20, mais, tout à la défense de la révolution russe, Trotsky comme beaucoup de révolutionnaire ne pouvait se résoudre à voir la défaite du prolétariat et à en tirer les conclusions nécessaires tant sur le plan théorique qu'organisationnel.
2. La Gauche Italienne, Bilan.
C’est une toute autre démarche que développa la fraction de la gauche italienne regroupée autour de la revue "Bilan" :
"Affirmer aujourd'hui que l'on veut fonder des nouveaux partis sur la base des quatre premiers Congrès de l'IC, c'est commander à l'histoire de faire machine arrière de dix ans, c'est s’interdire la compréhension des évènements survenus après ces Congrès et c'est, en définitive, vouloir placer les nouveaux partis dans un endroit historique qui n'est pas le leur. L'endroit où devront se placer demain les nouveaux partis est d'ores et déjà délimité par l'expérience issue de l'exercice du pouvoir prolétarien et par toute l'expérience du mouvement communiste mondial. Les quatre premiers Congrès sont, dans ce travail, un élément d'étude qui doit être passé au crible de la critique la plus intense".(Bilan n°l, novembre 1933).
Comprenant la défaite politique du
prolétariat, la gauche italienne envisagea le problème de la présence des
révolutionnaires dans les syndicats uniquement du point de vue de la lutte
défensive et revendicative. La possibilité
resurgisse ment d'organes révolutionnaires de classe du type des conseils étant
repoussée pour toute une période, Bilan comprenait qu'il n'y avait plus de
place pour une activité misant, sur un
tel processus. De la même façon,
l'effondrement de 1’IC excluait la reconstitution à court terme du parti de
classe international. Il ne s'agissait
donc pas pour Bilan de déterminer une stratégie syndicale perpétuant
l’orientation de l'IC"de Lénine", mais de préserver la capacité
défensive de la classe. Bilan conservait
donc beaucoup d'illusions sur la continuité du rôle historique des syndicats
"Même aux mains des réformistes, les syndicats restent, pour nous, les endroits où les ouvriers doivent se rassembler, et d’où peuvent surgir des élans de conscience prolétarienne balayant toute la pourriture actuelle (... ). Si des mouvements se produisaient en dehors des syndicat, il faudrait évidemment les soutenir(…)". (Bilan n°25, nov.déc. 35)[1] [4]
La gauche italienne comme Trotsky restait donc prisonnière des analyses erronées de l'IC et surtout d'une période où il était difficile de tirer toutes les conclusions d'une vague révolutionnaire qui n'avait pas pu aller à terme et n'avait de ce fait pas pu trancher de façon suffisamment nette la question de la rupture avec le syndicalisme. De plus, le triomphe de la contre-révolution fasciste, démocratique et stalinienne ne favorisait pas la défense des thèses s'appuyant sur les capacités d'organisation spontanée du prolétariat démontrées par le surgissement des conseils ouvriers. La période était surtout marquée par le constat des insuffisances des révolutionnaires tant en Allemagne lors de la vague révolutionnaire qu'en Russie, là où le prolétariat avait conquis le pouvoir. La question décisive du parti, de sa nature et de sa fonction était la plus discutée et formait en quelque sorte un écran qui empêchait les fractions révolutionnaires de prendre du recul et d'avoir une vision plus globale de ce qu'avait été le processus révolutionnaire du point de vue du développement de l'activité et de la conscience du prolétariat dans son ensemble. Sans une telle vision d'ensemble de ce qu'avait été le mouvement de classe confronté au capitalisme décadent, il n'était pas possible de clarifier la question syndicale.
3. Les communistes de conseils.
C'est aux mêmes limites que se heurtèrent les communistes de conseils dans leur critique du syndicalisme. Ce courant, issu en partie de la gauche hollandaise et allemande développait dans les années 30 une critique cinglante du "léninisme" qui remettait en cause la nature même de la révolution russe, jusqu'à la qualifier de "bourgeoise". En fait, recourant conseilliste finissait par reprendre une série de préjugés "anti-parti" (empruntés à la tradition anarchiste et syndicaliste révolutionnaire). Au parti et aux syndicats, les conseillistes opposaient le "pouvoir des conseils ouvriers", seule forme d'organisation de la classe où celle-ci pouvait acquérir par elle-même la conscience de ses buts historiques et assurer ses taches historiques. La critique du syndicalisme consistait donc essentiellement en une critique des structures syndicales impropres à une véritable vie et activité autonome de la classe ouvrière :
"Les syndicats croissent à mesure que se développe te capitalisme
et la grande industrie, jusqu'à devenir de gigantesques organisations qui
comprennent des milliers d'adhérents à travers tout un pays et ont des
ramifications dans chaque ville et dans chaque usine. Des fonctionnaires y sont nommés ( ces
fonctionnaires sont les dirigeants du syndicat. Ce sont eux qui conduisent les
pourparlers avec les capitalistes, tache dans laquelle ils sont passés maîtres
(... ). Une telle organisation n'est plus uniquement une assemblée d'ouvriers ;
elle forme un corps organisé, qui possède une politique, un caractère, une
mentalité, des traditions et des fonctions qui lui sont propres. Ses intérêts sont différente de ceux de la
classe ouvrière et elle ne reculera devant aucun combat pour les
défendre". (A.Pannekoek, Janvier 1936,
in "International Council Correspondence").
Toutes ces critiques étaient justes et restent aujourd'hui un aspect important de la position des révolutionnaires sur les syndicats. Mais ne voir dans les syndicats que leur bureaucratisme, leur mentalité rétrograde, leur impuissance à combattre le capitalisme restait insuffisant. Ce caractère bureaucratique était apparu relativement rapidement dès la fin du 19ème siècle. Ce constat avait le mérite de rappeler ce que depuis longtemps le marxisme avait décelé : le caractère "étroit"'du syndicalisme. Dans "Salaire, prix et profit", Marx en 1865, en définissait très bien les limites : "Les syndicats agissent utilement en formant des centres de résistance aux empiètements du capital. Ils manquent en partie leur but quand ils font un usage peu judicieux de leur force. Ils le manquent entièrement lorsqu’ils se contentent de mener une guerre d'escarmouches contre les effets du système actuel, au lieu d'essayer en même temps de le changer en se servant de leur force organisée comme d'un levier pour l'émancipation finale de la classe ouvrière, c'est-à-dire pour abolir une fois pour toutes le salariat".
Même en ce qui concerne la fin des syndicats comme mode d'organisation de la classe, le mouvement marxiste avait développé les bases d'une analyse de ce processus. Engels, dans un article publié dans "Labour Standard", organe des syndicats anglais, en mai-juin 1881, expliquait :
"Qui plus est, de nombreux symptômes
indiquent que la classe ouvrière de ce pays commence à se rendre compte qu’elle
s'est engagée depuis quelques temps, sur la mauvaise voie. En effet, elle commence d comprendre que
l'agitation actuelle, parce qu’elle tourne exclusivement autour de questions
d'augmentations de salaires et de diminutions d'horaires de travail, la maintient
dans un cercle vicieux sans issue, car le mal fondamental ne réside pas dans le
bas niveau des salaires, mais dans le système du salariat lui-même. Si elle se répand largement au sein de la
classe ouvrière, cette prise de conscience doit changer considérablement la
position des syndicats : ils ne jouiront plus longtemps du privilège. d'être
tes seules organisations de la classe ouvrière.
A côté ou au-dessus des syndicats de chaque branche d'industrie surgira
une Union générale, une organisation politique de la classe ouvrière dans son
ensemble".
La critique des syndicats par les conseillistes consistait donc en une reprise à peine approfondie de certains points de l'analyse des marxistes, mais à moins de faire des syndicats des organes ayant toujours appartenu à la bourgeoisie (position à la quelle aboutissent certaines sectes comme le PIC aujourd'hui), ce courant ne parvenait pas à saisir le fondement matériel du passage des syndicats dans le camp bourgeois, leur intégration dans l'Etat et leur fonction contre-révolutionnaire. D'ailleurs Pannekoek, dans une critique de certaines positions de Grossmann sur l'écroulement nécessaire du capitalisme exprimait son incompréhension et son rejet de la notion de décadence du capitalisme :
"L'impuissance de l'action syndicale, impuissance qui est apparue depuis longtemps déjà, ne doit pas être attribuée à un écroulement économique mais à un déplacement des pouvoirs au niveau de la société (…). Le parlementarisme et la tactique syndicale n'ont pas attendu la crise présente pour s'avérer incapables, ils l’ont déjà démontré au long de plusieurs décennies. Ce n'est pas à cause de l'écroulement économique du capitalisme, mais à cause du monstrueux déploiement de sa puissance, de son extension à toute la terre, de l'exacerbation en lui des oppositions politiques, du renforcement violent de sa force interne, que le prolétariat doit passer à l'action de masse, déployer la force de toute la classe". (A.Pannekoek, juin 1934, n°l de Rätekorrespondenz, organe du Groupe des Communistes Internationalistes de Hollande):
L'article était dirigé contre les thèses de Rosa Luxemburg schématisées par Grossmann. La critique de l'économisme mécaniste de Grossmann était facile, mais Pannekoek ne répondait pas au problème de fond posé : est-ce que le syndicalisme avait toujours été caduc, est-ce que la possibilité de réformes économiques et politiques dans la période ascendante n'avait pas été la base matérielle du parlementarisme et du syndicalisme ? Il ne suffisait pas de comprendre les effets néfastes de cette réalité sur le mouvement ouvrier (réformisme, économisme, opportunisme, au sein de la Social-démocratie), il fallait encore comprendre que cette phase particulière du développement de l'activité de la classe était irrémédiablement finie, que, par exemple, le stalinisme n'était pas une déviation "néo-réformiste" ou "néo-opportuniste" du mouvement ouvrier, mais une expression du capitalisme décadent. Reconnaître l'entrée du capitalisme mondial dans sa phase de décadence, de déclin historique, ne signifiait pas le développement d'une vision fataliste et attentiste de l'histoire, mais la rupture de classe avec les thèses social-démocrates et les méthodes politiques et organisationnelles qui avaient prévalu dans la phase ascendante du capitalisme.
Les conseillistes avaient une vision de la nécessité de cette rupture, mais elle restait partielle. D'une part, ce courant était loin d'être homogène (cf nos articles sur la Gauche Hollandaise dans les Revues Internationales n°.16, 17 et 21). D'autre part, les conseillistes recherchaient les causes de la défaite dans la seule politique erronée de l'IC et du Parti Bolchevik. Ceci devait les amener à une sous-estimation de l'activité des communistes et à un abandon de la nécessité de la préparation révolutionnaire sur le plan de la reconstitution du parti. Progressivement, Pannekoek abandonnera la défense de la nécessité du parti pour se, limiter à un plaidoyer en faveur de l'autonomie de la classe.
Mais même si cette faiblesse du courant conseilliste mène à des erreurs profondes sur la question du parti, oublier que ce courant a approfondi la question de l'auto-organisation de la classe et a ainsi abordé un problème crucial de la période de décadence serait une profonde erreur. A partir du moment où les syndicats et le syndicalisme étaient compris comme des forces antagoniques à l'activité révolutionnaire de la classe ouvrière, il s'agissait de cerner les modalités nouvelles des luttes ouvrières elles-mêmes. Pannekoek va aborder cette question dans un ouvrage sur les conseils ouvriers écrit pendant la 2ème Guerre Mondiale :
"L'action directe, c'est donc l'action des travailleurs, celle qui ne passe pas par l'intermédiaire des bureaucrates syndicaux. Une grève est dite "sauvage" (illégale ou non-officielle) par opposition aux grèves déclenchées par les syndicats en respectant les règlements et les Lois (… ). Ces grèves sauvages sont les annonciatrices des grandes luttes du futur que, poussées par les nécessités sociales importantes, par une répression toujours plus lourde et une détresse plus profonde, les masses seront conduites à engager". (Pannekoek, Les Conseils Ouvriers)
Pannekoek insistait donc sur l'importance de la capacité des ouvriers amener leurs luttes par eux-mêmes, à faire 1'expérience de leurs propres possibilités et de leur force collective sans pour autant tomber dans une sorte de "spontanéisme" béat ou dans une vision schématique et linéaire du processus d'auto organisation de la classe :
"L'auto-organisation des travailleurs en lutte, ce n'est pas une de ces exigences déduites de l'étude théorique, à partir de discussions sur sa nécesaité et ses possibilités d'utilisation, c'est simplement la constatation d'un fait, découlant de la pratique. Il est souvent arrivé au cours de grands mouvements sociaux - et sans aucun doute il arrivera encore - que les actions menées ne soient pas conformes aux décisions prises. Parfois, des comités centraux lancent un appel à la grève générale et ne sont suivis qu'ici ou là, par de petits groupes. Ailleurs, les comités pèsent tout minutieusement sans s’aventurer à prendre une décision et les travailleurs déclenchent une grève de masse. Il est possible aussi que les mêmes travailleurs qui s'étaient résolus à la grève avec enthousiasme, reculent au moment d'agir ou, inversement, qu'une hésitation prudente se reflète dans les décisions et que, soudain, résultat de l'action de forces intérieures cachées, une grève non décidée éclate irrésistiblement. Alors que dans leur manière de pensée consciente, les travailleurs utilisent de vieux mots d'ordre et de vieilles théories qui s'expriment dans leurs opinions et leurs arguments, ils font preuve, au moment de la décision dont dépend leur bonheur ou leur malheur d'une intuition profonde, d'une compréhension instinctive des conditions réelles qui finalement déterminent leurs actes. Cela ne veut pas dire que ces intuitions sont toujours un guide sûr ( …). Ainsi s'opposent Les deux formes d'organisation et de lutte. L'ancienne, celle des syndicats et des grèves réglementées ; la nouvelle, celle des grèves spontanées et des conseils ouvriers. Cela ne signifie pas que la première sera tout simplement remplacée un jour par la seconde. Des formes intermédiaires peuvent être imaginées. Elles constitueraient des tentatives pour corriger les maux et les faiblesses du syndicalisme tout en sauvegardant les bons principes". (idem)
La défense de Pannekoek d'une véritable autonomie du prolétariat dans la lutte reflétait certes des ambiguïtés et des faiblesses, mais celles-ci exprimaient bien plus profondément l’état général du milieu révolutionnaire dans une phase de contre révolution triophante à laquelle venait s'ajouter l'horreur d'une deuxième Guerre Mondiale rendant encore plus difficile l'activité de le classe et des révolutionnaires. Ce qui était important, décisif, dans ce texte, comme dans ceux des autres courants prolétariens internationalistes, c'était la confiance dans le prolétariat comme force révolutionnaire.
- C'est pourquoi il serait erroné d'opposer la trajectoire de la Gauche Italienne à celle des communistes de conseils et de chercher dans l'un ou l'autre de ces courants l'expression pure et dure de la continuité "marxiste". Par ailleurs, il ne s'agit pas non plus de faire une synthèse écléctique des positions politiques développées par ceux-ci dans les années 30 puis dans les années de l'immédiat après-guerre. Le mérite de la Gauche Communiste de France qui publia Internationalisme fut justement d'éviter un certain fétichisme de la "tradition" vue comme la simple glorification apologique d'un courant contre les autres vers laquelle malheureusement s'achemina une partie de la Guache Italienne remettant en cause l'esprit de Bilan. Pour accomplir cette démarche, la courant bordiguiste dû rejeter Bilan est sa conclusion aux oubliettes, permettant à Bordiga de reprendre le travail théorique à zéro, c'est à dire à retourner aux erreurs leninistes contre les acquis de la Gauche Italienne, notamment sur la question nationale ou la question de la décadence.
[1] [5] Fort peu de textes de Bilan traitent directement de la question syndicale, mais même s'il y avait une sorte de position officielle qui restait attachée à l'optique léniniste, la reconnaissance de la décadence du capitalisme amena une tendance au sein de Bilan à réévaluer ce point sur les syndicats.
Nous voulons montrer dans cet article :
- que le prolétariat doit considérer d'un oeil différent les différentes couches de la population agricole et s'appuyer sur les ouvriers agricoles et les paysans pauvres
- que la question paysanne s'est aggravée avec la décadence du capitalisme, ce qui laisse un legs très lourd au prolétariat
- que toutes les tentatives de "réformes agraires" sont des mystifications bourgeoises; que seule la révolution prolétarienne mondiale est la SEULE et VRAIE solution à la misère croissante dans les campagnes du Tiers-Monde.
QU’EST CE QUE LA PAYSANNERIE ?
A la différence des sociologues qui parlent de manière indifférenciée de la paysannerie comme d'une catégorie sociale homogène, les marxistes ont toujours montré son hétérogénéité. Ils ont démontré l'existence à la campagne de différentes classes sociales antagoniques, et à l'intérieur de celles-ci de strates produites par le régime juridique de la propriété foncière ou la possession de moyens de production. C'est en étudiant les clivages de classe existant au sein des campagnes et dans les différentes aires géographiques que le marxisme peut saisir les contradictions sociales explosives qui règnent à la campagne et saisir leurs liens avec la lutte du prolétariat industriel.
Il est d'autant plus nécessaire de définir les classes sociales à la campagne, que consciemment la bourgeoisie occulte leur existence. Pour elle, les ouvriers agricoles, les sans-travail, les paysans sans terre qui s'entassent dans les villages, c'est du pareil au même. Un fermier capitaliste est pour elle identique à un fermier du tiers-monde; un capitaliste de plantation sera défini comme "exploitant agricole" au même titre que le petit paysan disposant tout juste d'un lopin de terre.
En second lieu, il faut bien prendre soin de distinguer la population rurale (l'ensemble des classes vivant à la campagne) de la population agricole (ensemble des classes vivant de l'agriculture). Il est évident qu'un ouvrier vivant et travaillant à la campagne n'est pas un paysan, et inversement, un paysan travaillant et vivant à la ville ou dans un gros bourg n'est pas ni commerçant, ni ouvrier. Il existe une différence qualitative entre la campagne industrialisée des pays hautement développés et la campagne sans industrie des pays du tiers-monde.
En troisième lieu, on doit mettre en évidence le fait que la population agricole ne recouvre pas la population active. Si 50% de la population allemande ou japonaise travaille ce chiffre tombe souvent à moins de 30% dans les pays sous-développés. Il faut insister aussi sur le fait que dans ces derniers, le chômage et le sous-emploi touchent de 20 à 40% de la population agricole.
Toutes ces précisions sont d'autant plus nécessaires que la bourgeoisie, par tous les moyens (idéologiques, statistiques) cache l'existence des classes à la campagne et donc les antagonismes de classes sous la catégorie fourre-tout : "paysannerie".
Il n'existe pas de paysannerie en soi, mais un prolétariat rural d'un côté et différentes couches sociales du paysannat de l'autre côté depuis le grand propriétaire jusqu'au sans-travail.
LES OUVRIERS AGRICOLES
Les ouvriers agricoles ne font pas partie de la paysannerie, même si bien souvent, ils peuvent en partager les préjugés et l'idéologie. Ils sont un détachement du prolétariat à la campagne et leurs intérêts de classe ne se distinguent en rien de ce ceux du prolétariat tout entier. Ils constituent sans doute la catégorie la plus exploitée de la classe ouvrière par leurs salaires extrêmement bas et la précarité de leurs conditions d'existence qui les mettent à la merci des propriétaires fonciers : chômage, violence de ces derniers qui bien souvent disposent de véritables armées privées pour les mettre à raison en cas de révolte, comme c'est le cas en Amérique Latine. Le fait que, bien souvent, à l'exception des pays industrialisés et des régions de plantations, ils soient faiblement concentrés et minoritaires au sein des campagnes souligne leur dramatique isolement du reste du prolétariat. Ce sera précisément une tâche du prolétariat urbain de porter la lutte de classe à la campagne et de s'appuyer solidement sur les prolétaires ruraux. Cette tâche sera néanmoins difficile, compte tenu de l'éparpillement, et dans la majorité des cas, de la faiblesse numérique de ces ouvriers : bien souvent, ils ne dépassent guère le chiffre de 10 à 20% de la population agricole dans l'ensemble du monde.
Cependant, le principal obstacle à l'union du prolétariat urbain et rural réside dans la perméabilité des couches sociales à la campagne; souvent des ouvriers agricoles sont propriétaires d'un lopin de terre qui leur permet de survivre du point de vue alimentaire; fréquent peut-être aussi le cas de paysans-ouvriers qui font une double journée de travail. Bien souvent encore, dans le tiers-monde, une masse énorme de sans-travail ne vend qu'une partie de l'année sa force de travail. Nous verrons plus loin que les réformes agraires opérées dans les pays de l'Est et du tiers-monde, donnant des lots de terre aux ouvriers agricoles ont souvent occulté leur différenciation d'avec la paysannerie et atténué ainsi momentanément les clivages sociaux.
L'existence de grands domaines non cultivés ou sous-utilisés dans les pays du tiers-monde peut pousser les ouvriers agricoles à les occuper en période révolutionnaire. Dans ce cas, comme le montre l'exemple de la Russie en 1917-18, ils cessent d'être des ouvriers agricoles. En opérant le partage des terres, ils deviennent alors des petits exploiteurs agricoles, avec tous les privilèges que cela implique. L'existence d'une idéologie "partageuse" (on se partage les terres entre tous) est un frein dans la prise de conscience de classe des ouvriers. Elle permet toutes les manœuvres des fractions bourgeoises de gauche qui se font les porte-parole de la petite propriété.
Tout autre est le cas des ouvriers agricoles des pays développés. La disparition progressive des journaliers agricoles et la concentration des ouvriers dans de vastes usines (ou coopératives) alimentaires, dans des unités mécanisées, ont simplifié favorablement la situation. Les ouvriers effectuent un travail associé, sont de véritables ouvriers d'industrie, pour lesquels le partage des terres et des usines agricoles n'a aucun sens. C’est pourquoi, étrangers à l'idéologie "partageuse" ils s’intégreront sans problème dans la lutte révolutionnaire qui secouera les pays développés.
Le poids du passé, l'archaïsme des structures agraires rendent par contre extrêmement hétérogène e paysannat qui coexiste avec les ouvriers agricoles.
LES DIFFERENTES CATEGORIES DE PAYSANS
Elles sont délimitées en fonction de 3 critères :
- les structures juridiques : possession ou non possession de la terre; propriété pleine ou usufruit de la terre (fermage et métayage); coopératives agricoles
- la taille des exploitations : grande, moyenne ou petite
- l'importance de la capitalisation et la mécanisation des exploitations.
C'est en fonction de ces critères que l'on pourra limiter les clivages de classes existant dans les campagnes. Il est bien évident que la domination du capitalisme, même formelle, à la campagne, fait passer au premier plan pour cette délimitation, le critère économique au détriment du critère juridique. Ce qui prime du point de vue du capital, c’est moins la propriété juridique que la possession des moyens de production et du capital permettant de mettre en exploitation la force de travail et la terre. De plus, dans les pays industriels, la question de la taille de l'exploitation a perdu beaucoup de son importance: à la culture extensive a succédé la culture intensive, à la "faim de terre", la faim de capital.
Pour définir les classes à la campagne, il faudra essentiellement tenir compte de deux critères
- le revenu du "paysan",
- sa place dans les rapports de production selon qu'il se trouve en situation d'exploiteur de la
force de travail ou non, de dépendance absolue ou non vis à vis du capitaliste ou du propriétaire foncier,
Enfin, les différenciations géographiques doivent nécessairement être prises en considération. Il n'y a aucune mesure entre le petit propriétaire de la Beauce ou du Middle West et le petit propriétaire du Cameroun.
LA BOURGEOISIE RURALE
L'une des grandes mystifications développées par la bourgeoisie consiste très souvent à considérer purement et simplement les grands propriétaires fonciers ou les fermiers capitalistes comme ... des "paysans". Non moins pernicieuse est l'idée que dans les pays du tiers-monde, de l'Asie à l'Amérique Latine, les "latifundiaires", les "aghas" musulmans ou les "zamindar" indiens seraient des ... féodaux comme il en existait au Moyen-Age.
A cela on peut répondre
1) Si jadis, sous l'Ancien Régime, les "riches laboureurs" de la fable pouvaient être considérés comme une couche supérieure de la paysannerie, l'emprise de la bourgeoisie sur la terre et sa domination sur cette couche dès l'aube de l'essor capitaliste ont définitivement créé dans les pays même les plus arriérés une bourgeoisie agraire organiquement reliée à l'ensemble de cette classe par le triomphe économique et politique des nouveaux rapports de production. Elle est une bourgeoisie, non en fonction d'un formalisme juridique, ou du degré de ses revenus, mais par sa possession des moyens de production (terre, capital technique) et l'exploitation capitaliste de la force de travail (salariat en argent ou en nature), et enfin, par son insertion dans le marché capitaliste (produire pour vendre).
2) Ce ne sont pas les titres nobiliaires, ni la dimension et l'origine féodale des grands domaines (latifundia), ni même la domination quasi féodale des grands propriétaires sur des paysans encore soumis à des corvées et à des rapports de servage (Moyen-Orient, les pays les plus arriérés d'Amérique Latine) qui définissent et délimitent aujourd'hui les rapports de production dans les zones les plus arriérées, mais le marché mondial. La pénétration du capitalisme, la nature capitaliste de l'Etat soumis aux lois du capital tendent à transformer en bourgeois les anciens féodaux. Qu'ils soient latifundiaires, usuriers ou chefs de tribus, le capital en les intégrant dans le marché et surtout au sein de l'Etat, les a progressivement lié à l'ensemble de la classe dominante capitaliste. Qu'ils circulent à cheval ou en voiture, qu'ils soient en "boubous" ou en costume de ville, ils sont irréversiblement devenus partie intégrante de la bourgeoisie, à laquelle ils participent par l'appropriation de la rente foncière et par le profit des marchandises agricoles qu'ils écoulent sur le marché capitaliste.
C'est cette vision mondiale qui permet de déterminer qu'il ne peut y avoir en aucun cas une classe "féodale réactionnaire" et une "classe bourgeoise progressiste" dans les pays les plus arriérés. Il s'agit d'une seule et même classe réactionnaire dans la décadence capitaliste : la classe dominant les exploités !
3) Il ne s'agit pas, bien sûr, de nier l'existence de restes de modes de production antérieurs au capitalisme. Au 20ème siècle, on peut voir co-exister en Océanie, par exemple, aussi bien les plantations les plus modernes que des tribus cultivant la terre avec des outils de l'âge de pierre. Cette réalité qui est le produit même de la perpétuation du système capitaliste devenu stérile, ne contredit pas la domination mondiale du capital dans tous les pays. C'est essentiellement dans la sphère de la circulation des marchandises (échange) que le capital s'est imposé partout. Même les grands "féodaux" de l'Asie doivent écouler leur production sur un marché capitaliste.
4) La théorie qui parle aujourd'hui de possibilité de révolutions"anti-féodales" bourgeoises, en se basant sur l'existence de vestiges de modes de production non capitalistes, rappelle étrangement la vieille conception du "développement inégal" chère ,à feu Staline, voire celle de la "révolution par étapes".
Une telle théorie n'est pas neutre; elle part d’une vision nationale et donc nationaliste, des rapports de production dominants; elle est le cache-sexe de tous les mouvements bourgeois tiers-mondistes trotskystes, etc. qui affirment que l'ennemi du prolétariat agricole et des paysans pauvres dans les pays sous-développés, c'est ... le"féodal".
LA PETITE BOURGEOISIE
A cette catégorie appartiennent les petits paysans, petits propriétaires indépendants ou non (exploitant ou non la force de travail), petits fermiers et métayers des pays développés. L'hétérogénéité de cette couche est le produit historique de l'interpénétration des rapports précapitalistes avec le capitalisme moderne. Elle trouve sa source dans les structures juridiques, économiques, géographiques les plus diversifiées. On pourrait même affirmer que cette situation complexe détermine l'existence de véritables "sous-classes à l'intérieur de cette petite bourgeoisie. Toutes se trouvent dans un état de dépendance vis à vis du marché, mais d'inégale indépendance par rapport au capital. Deux couches principales peuvent ainsi se dégager
- les exploitants agricoles à leur compte, véritables artisans puisqu'ils sont possesseurs de leurs moyens de production (terre, tracteurs, bâtiments). A l'intérieur de cette couche se délimitent les exploitants qui achètent la force de travail, et ceux dont la main d’œuvre est purement familiale.
- les exploitants dépendants ne possédant pas la terre dont ils sont les locataires (usufruitiers: métayers et fermiers). Ces deux couches s'opposent puisque les premiers ne disposent pas de leurs moyens de travail qu'ils louent, alors que les seconds possèdent nécessairement leurs outils de travail, mais l'évolution du capitalisme a transformé les fermiers peu à peu en petits capitalistes qui se différencient eux-mêmes selon la grandeur de leur capital. Quant aux métayers, héritage précapitaliste en voie de disparition dans les pays développés comme la France, l'Italie, etc., ils sont directement soumis à l'arbitraire du propriétaire et aux aléas de leur récolte, compte tenu du fait que leur mode d'exploitation est primitif et qu'ils doivent donner en nature une partie déterminée de leur récolte comme loyer de la location de terre et d'outils.
C'est dire toute la complexité du problème et l'extraordinaire difficulté du prolétariat à intervenir dans ces couches.
En fait, c'est la force même
du prolétariat, sa division inébranlable qui sera à même de créer des clivages
au sein de la petite bourgeoisie agricole.
Dans les pays sous-développés, un prolétariat décidé peut entraîner derrière
lui ces couches petites bourgeoises que la crise jette dans le paupérisme absolu. Dans les pays développés, le prolétariat
s'affrontera à l'hostilité la plus vive de ces couches qui s'identifient à la
propriété privée. Dans le meilleur des
cas, si la révolution internationale s'étend rapidement, le prolétariat pourra
compter au moins sur la "neutralité" résignée de ces couches
particulièrement rétrogrades.
LES PAYSANS PAUVRES ET SANS TERRE
Dans le tiers-monde, ils constituent une véritable couche de miséreux et de crève-la-faim, vivant dans des conditions inhumaines. Qu'ils soient métayers dans les pays musulmans, petits propriétaires végétant sur un maigre lopin de terre (microfundia), ou sans terre, proie des usuriers, vagabonds ou entassés dans des villages-bidonvilles, tous vivent la même situation de misère absolue, sans espoir de s'intégrer dans la société capitaliste où ils vivent en marge. Bien souvent, ils sont à la fois petits propriétaires, ouvriers agricoles, métayers et fermiers quand une partie de leur terre a été hypothéquée. Selon les statistiques officielles, 900 millions d'hommes sont définis comme paysan sans terre. Leur situation se rapproche de celle des sans-travail, puisque la majorité d'entre eux ne travaille que 80 jours par an en moyenne, entre 20 et 40% de la population agricole du tiers-monde. En proie aux famines, aux violences des propriétaires fonciers, ils vivent dans un état d'apathie profonde jalonnée de révoltes brutales et sans espoir, écrasées férocement. C'est cette couche majoritaire dans les campagnes arriérées qui illustre de façon frappante qu'ils n'ont que leurs chaînes à perdre, et un monde à gagner lors de la révolution prolétarienne.
Cependant, leur adhésion à la révolution prolétarienne sera fonction de l'esprit de décision du prolétariat. La situation de vagabonds, voire du lumpenprolétariat en ont fait dans le passé, et peuvent en faire aujourd'hui, des instruments des propriétaires fonciers ou de mouvements capitalistes d'Etat ("libération nationale"), des mercenaires utilisés contre les ouvriers.
Si cette couche, hybride, dont l'unité est la misère absolue, n'a rien à perdre, elle ne pourra être gagnée par la flamme révolutionnaire que si le prolétariat lutte sans merci contre la bourgeoisie rurale en la réduisant à néant.
LE POIDS DE LA DECADENCE
1) Le marxisme et la question paysanne au 19e siècle
Si à la veille de la "révolution industrielle", la paysannerie représentait encore plus de 90% de la population mondiale, le développement du capitalisme s'est traduit par une prolétarisation considérable des paysans jetés brutalement dans les nouveaux bagnes industriels. Toute l'histoire du capitalisme depuis ses origines est celle d'une expropriation violente des petits propriétaires agricoles par le capitalisme agricole, paysans sans terre contraints au vagabondage afin de les transformer brutalement en prolétaires. L'accumulation primitive en Angleterre étudiée par Marx dans le Capital en est l'exemple le plus cruel.
La mécanisation de l'agriculture au 19ème siècle en Europe occidentale, signe d'une capitalisation croissante de la terre, n'a fait que précipiter ce phénomène en ne laissant aux paysans pauvres que le choix entre mourir lentement asphyxiés par la concurrence de l'agriculture capitalisée (ce fut le cas des paysans irlandais qui laissèrent un million de morts lors de la grande famine de 1847) ou devenir des prolétaires d'usines. Ce que le capitalisme avait obtenu à ses débuts par la violence physique, il l'obtenait dorénavant par la violence de ses lois économiques : trouver une force de travail abondante et bon marché pour la pressurer impitoyablement dans les nouveaux centres industriels.
Le second avantage pour le capitalisme de cette expropriation n'était pas moindre. En concentrant et remembrant les terres, le capital pouvait produire des aliments bon marché susceptibles autant de répondre à la brutale croissance démographique que de faire pression sur les salaires, en réduisant le coût de production des biens nécessaires de la reproduction de la force de travail.
Sur le plan théorique, Marx, lorsqu'il mit en relief les lois auxquelles était soumis le capitalisme, divisait la société en trois grandes classes sur le plan économique : la bourgeoisie, le prolétariat, et la classe des grands propriétaires agricoles (landlords) accaparant la rente foncière. Sur le plan politique, il dégageait deux classes historiques fondamentales : l'ancienne classe révolutionnaire (la bourgeoisie) et son fossoyeur, le prolétariat.
Cependant, à la fin du siècle dernier, si le capitalisme dominait l'ensemble du monde, on était loin d'une intégration des paysans au niveau mondial dans la production, et cela même en Europe. Kautsky, étudiant d'ailleurs uniquement le cas de l'agriculture européenne et américaine, pensait que la tendance générale du développement capitaliste allait dans le sens de la disparition de la petite propriété au profit de la grande, et donc de l'industrialisation de l'agriculture. Il soulignait la prolétarisation des paysans transformés en ouvriers agricoles en Allemagne[1] [8]
Cette vision optimiste d'une fusion entre industrie et agriculture, sur la "résolution pacifique" par le capital du problème paysan et agraire reposait en fait sur la croyance en une impossibilité d'une décadence du capitalisme et sur l'espoir (inavoué encore chez Kautsky) réactionnaire d'une croissance harmonieuse et infini de ce système.
La décadence du capitalisme n'a fait que pousser à son comble le problème paysan et agraire. Ce n'est pas, si l'on prend un point de vue mondial, le développement de l'agriculture moderne qui s'est réalisé, mais son sous-développement. La paysannerie, comme il y a un siècle constitue toujours la majorité de la population mondiale.
2) Développement et sous-développement dans le tiers-monde
Ces pays représentent 69% de la population mondiale et n'entrent que pour 15,4% du PNB mondial[2] [9]. Ils ne produisent que 7% de la production industrielle mondiale et leur taux d'analphabétisme est d'environ 75%. Leur part dans le commerce international n'a fait que continuer à diminuer passant de 31,2% en 1948 à 17% en 1972[3] [10].
Mondialement la population agricole n'a pas diminué depuis la seconde guerre mondiale mais elle a augmenté en absolu. Elle passe de 700 millions d'hommes en 1950 à 750 en 1960, pour atteindre sans doute -par déduction statistique- environ 950 millions d'actifs agricoles. Si l'on considère que le nombre d'actifs considérés comme tel, selon ces "critères capitalistes" est de 1,7 milliard, on a une idée du poids écrasant de la population agricole. Quant à la part active de cette population, elle a à peine diminué : 60% de la population active en 1950; 57% en 1960; peut-être 55% en 1980. (Tous ces chiffres prennent uniquement en considération l'ensemble du monde).
Bien entendu ces chiffres sont incertains faute de statistiques sérieuses, non manipulées par les économistes bourgeois.
Dans la réalité, 66% de la
population mondiale semble vivre à la campagne dont l'immense majorité, à
l'exception du monde industriel, est constituée de paysans pauvres avec ou sans
terre.
Non seulement, le capitalisme ne peut intégrer les paysans dans l'industrie, mais il les fait croupir dans la misère la plus absolue. Sur 60 millions de décès annuels, en majorité dans le tiers-monde, 20 millions sont dus à la faim ou à ce que les économistes appellent pudiquement "malnutrition" L'immense majorité de la population ne dépasse pas l'âge de 40 ans, et la moitié des enfants meurt avant un an. Officiellement, 900 millions de paysans sont considérés comme vivant au seuil de la pauvreté absolue, et peut-être plus puisque les chômeurs (les paysans du tiers-monde trouvent souvent un appoint comme ouvriers agricoles) ne sont pas comptabilisés (cf. R.Fabre. "Paysans sans terre")
Cette misère absolue, les famines menaçantes comme au Sahel et en Asie, condamnent d'autant plus le capitalisme que les possibilités existent aujourd'hui de nourrir bien au-delà des besoins toute la population mondiale :
- un tiers seulement de la surface agricole utile mondiale est cultivée
- la surproduction agricole des pays développés par rapport aux marchés solvables entraîne une gigantesque sous-production par rapport aux besoins vitaux; les USA préfèrent transformer leurs excédents en alcool, et même diminuer la surface de blé cultivée plutôt que de voir la chute des cours
- le développement constant de l'économie de guerre, en développant toujours plus les stocks stratégiques en vue de la guerre mondiale, entraîne une réduction constante de la consommation de produits vivriers.
Les menaces de faim sont aujourd'hui tout aussi réelles qu'elles l'étaient dans les économies antérieures : la production agricole par habitant est intérieure au niveau de 1940 (cf. R.Fabre, "Paysans sans terre"). Signe de l'anarchie totale du système capitaliste, la plupart des anciens pays agricoles producteurs du tiers-monde sont devenus depuis la seconde guerre mondiale importateurs : l'Iran, par exemple, importe 40% de ses produits alimentaires consommés. Contrairement aux encenseurs du capital qui parlent sans rire de "pays en voie de développement", la cause en est, non l'arriération du tiers-monde, mais l'existence du capitalisme qui a pénétré partout dans le monde.
3) Pénétration du capitalisme
Plus aucune région du monde, même en Afrique ou en Asie, ne vit en état d'autarcie et d'autosubsistance, à l'exception des tribus primitives d'Amazonie et d'Afrique Centrale qui font les délices des ethnologues. Par la violence, par l'emprise croissante de l'Etat, le capital a pénétré toutes les campagnes à l'aide de l'économie de traite, soumettant les paysans à l'échange et par l'imposition de l'impôt. Désormais, chaque paysan producteur, même le plus arriéré, vend une partie toujours croissante de sa production pour le marché.
Le capitalisme a imposé partout la culture de produits agricoles destinés non à la consommation locale mais à l'exportation sur le marché mondial. La polyculture traditionnelle répondant à l'autosubsistance a été démantelée au profit de la monoculture, que ce soit dans les grandes plantations ou les petites exploitations agricoles.
Cependant, si les produits agricoles circulent comme marchandises, le capitalisme n'a pas pu et ne peut socialiser l'agriculture, développer une fusion entre la ville et la campagne.
C'est pourquoi l'immense majorité de la population agricole cultive toujours dans des conditions moyenâgeuses :
- sans tracteurs, voire sans charrue et sans outils,
- sans engrais, ni pesticides, etc.,
- en sous-utilisant la terre cultivée au rythme des saisons,
- en sous-employant les bras disponibles,
- en étant soumise à un état de surmortalité ou d'épuisement physique faisant chuter les rendements agricoles.
Par ses lois juridiques et économiques, le capitalisme a achevé sa domination formelle des campagnes, mais il n'a pu les intégrer réellement dans l'économie capitaliste.
On pourrait cependant objecter à cela la réelle prolétarisation des paysans d'Europe et d'Amérique, surtout depuis la seconde guerre mondiale, avec la période de reconstruction. Il est vrai que la population agricole active ne représente plus aux USA en en Grande-Bretagne que 3% de la population active totale; en France, pays de petits paysans, que 10%; en RFA 7%; en RDA 10%; en Tchécoslovaquie 14%, etc.. Il est vrai aussi que la production agricole de ces pays s'est considérablement modernisée par l’utilisation de machines et d'engrais modernes. Mais on ne saurait en aucun cas tirer du cas européen une généralisation à l'ensemble du monde. Plus des 2/3 du paysannat mondial vit encore dans des conditions moyenâgeuses et n'a bénéficié aucunement de la "manne" de la reconstruction.
LA DANSE MACABRE DE LA SURPRODUCTION ET DE LA SOUS-PRODUCTION AGRICOLE
Cette domination mondiale du capitalisme s'est accompagnée d'une véritable régression des forces productives dans l'agriculture. Là où elles se sont développées, c'est uniquement dans les secteurs agroalimentaires destinés non au marché intérieur mais au marché mondial. C'est pourquoi la crise du capitalisme se traduit sur le plan de la production alimentaire par :
- l'impossibilité d'écouler les stocks agricoles sur le marché saturé en corrélation avec la chute de la production industrielle,
- l'impossibilité de développer la production agricole en raison du manque de capital dans les pays sous-développés et du surplus de capital dans les pays industrialisés.
Même si, par hypothèse, on
envisageait dans le tiers-monde un développement considérable de la production
agricole, celle-ci se heurterait aux lois du capitalisme. Elle entraînerait un effondrement des cours
mondiaux agricoles, du profit capitaliste, et en fin de compte, de la production
mondiale agroalimentaire.
D'un autre côté, la faible
productivité dans les campagnes arriérées où s'entassent des millions d'hommes
sous-employés, sans moyens techniques modernes, rend nécessairement non
rentable cette agriculture. Pour donner
un exemple : la culture de 1’hectare de riz demande plus de 100 jours de
travail en Asie, tandis que celle de 1’hectare de blé aux USA ne demande qu'un
jour de travail, et ce pour le même rendement (cf. J.Klatsmann, "Nourrir 10 milliards
d'hommes ?". Ed. PUF 1975).
Enfin, le capitalisme d'Etat,
en prélevant une partie croissante du produit agricole, diminue la part
revenant à la subsistance du paysan producteur.
D'où la situation absurde et générale de la quasi totalité des pays
agricoles du tiers-monde obligés d'importer de plus en plus des produits
alimentaires de base, pour limiter les famines.
Le résultat, l'endettement, ne fait que pousser encore plus à la
désagrégation de cette agriculture arriérée.
De par les lois capitalistes, il est plus avantageux à l'Etat
capitaliste d'acheter une tonne de blé produite à bas prix en Europe ou en
Australie, qu’au propriétaire foncier ou au petit paysan dont le rendement est
au moins 100 fois plus faible.
Tous ces facteurs montrent quelle est la voie du capitalisme mondial : dislocation de l'agriculture, chute de la production alimentaire, exacerbation des antagonismes sociaux à la campagne et à la ville, où s'entassent toujours plus les sans-travail chassés de la terre par la faim et la misère.
A cette misère sans nom, on a prétendu opposer le "bilan positif" des "réformes agraires" accomplies dans différents pays du tiers-monde.
LA MYSTIFICATION DES REFORMES AGRAIRES
Lorsque la révolution bourgeoise en France éclata, en 1789, elle expropria les seigneurs et démantela les biens communaux villageois, amenant le triomphe de la propriété privée. Elle libéra le paysan des corvées et redevances féodales, le transforma en "citoyen", c'est à dire en petit propriétaire capable de produire pour vendre "librement", d'échanger ses produits avec la ville, brisant juridiquement le cadre autarcique dans lequel croupissait la communauté villageoise. La bourgeoisie trouvait ainsi la possibilité d'acheter "librement" la terre, avec en prime, une base sociale solide pour sa révolution.
Cependant, la tendance naturelle du capitalisme ne pouvait être de développer la petite propriété et de parcellariser l'exploitation de la terre. Comme le montre l'exemple de l'Angleterre et des Etats-Unis où le capitalisme s'est développé de la façon la plus classique, le but du capitalisme est fondamentalement la concentration de la terre et des instruments de production agricoles, et non leur démembrement. Sa domination à la campagne passe par l'existence de grands domaines de cultures extensives d'abord, puis intensives par le développement du capital technique. Pour répondre aux besoins de l'industrie naissante, il doit non seulement exproprier le paysan et le soumettre au travail salarié, mais encore développer la productivité par la concentration des terres et des machines. Le but de toute agriculture capitaliste est en effet, de produire pour le marché mondial, et non pour le marché national trop étroit malgré des fortes concentrations de population.
Cela entraîne donc remembrement et non partage des terres, exode rural et non fixation d'une masse de producteurs agricoles excédentaires. Tournée directement vers le marché, l'agriculture capitaliste connaît inévitablement les crises de surproduction déterminées par le degré de solvabilité de l'ensemble du marché mondial. La crise avec la diminution de la demande solvable n'a fait qu'exacerber cette tendance. Aujourd'hui, les grands pays capitalistes agricoles doivent pousser leurs exploitants à diminuer leur production et les surfaces cultivées pour ne pas occasionner une chute catastrophique des cours des grands produits agricoles de base. A la surproduction succède la sous-production par rapport aux capacités réelles de production de la grande agriculture mécanisée capable de nourrir, selon les spécialistes bourgeois eux-mêmes, à elle seule l'ensemble de l'humanité. Et pourtant la moitié de l'humanité vit à la limite des famines, 100 millions de chinois sont menacés de mourir de faim. Dans les pays du tiers-monde, en dépit du fait qu'en 30 ans la population a fait plus que doubler, la production alimentaire par tête diminue régulièrement. Condamnation sans appel du capitalisme qui pousse l'humanité vers sa perte !
Face à une telle situation, déjà existante au 19éme siècle mais exacerbée par la décadence du capitalisme, idéologues bourgeois, agronomes, tiers-mondistes, gauchistes, n'ont pas manqué, pour préconiser, qui la "collectivisation", qui la "réforme agraire", qui la "révolution verte" ou "blanche" selon les goûts de chacun. Sur tous les tons, ils ont chanté les "communes populaires" chinoises, "l'agriculture collectivisée" à Cuba, "la révolution bourgeoise" en Algérie, où la terre des colons a été expropriée et partagée. Il n'est pas un pays du tiers-monde qui n'ait prétendu et prétende avoir réalisé sa "révolution" ou sa "réforme" agraire et n'ait trouvé toute une meute de supporters gauchistes et "progressistes" pour psalmodier alléluia ou hosanna.
LES CAUSES DES
"REFORMES AGRAIRES" DANS LE TIERS MONDE ET DANS LE BLOC RUSSE.
Comme nous l'avons vu, la clef des contradictions insolubles du capitalisme se trouve dans le marché mondial et la concurrence entre les multiples fractions du capital mondial pour le conquérir et se le partager.
Dans le Tiers-Monde, la colonisation par les grands pays industriels a eu un double but : en premier lieu, non seulement trouver des débouchés à leurs produits industriels, mais réaliser leurs surplus agricoles que leur marché intérieur était trop étroit pour absorber. En second lieu, par un contrôle militaire, politique et économique, empêcher que puisse se développer une économie nationale capable de concurrencer l'industrie et l'agriculture des métropoles. C'est pourquoi le capital des pays industrialisés a laissé l'économie agricole des pays colonisés en état de léthargie, à la seule exception des grandes plantations ou des grands domaines dont la production était orientée vers le marché mondial et la métropole et qui, pour des raisons climatiques fournissaient des denrées non cultivables en Europe. Le perfectionnement de la division internationale du travail délimitant pays industriels et pays agricoles a achevé de donner leur physionomie d'arriération aux pays colonisés : Ceylan pour le thé; la Malaisie pour l'hévéa; la Colombie pour le café; le Sénégal pour 1 'arachide, etc.
Cette division internationale s'est accompagnée nécessairement de la monoculture au détriment de la polyculture de subsistance. En détruisant peu à peu l'économie naturelle, elle a intégré progressivement une fraction croissante de petits paysans dans le marché, en les contraignant de cultiver les cultures obligatoires, voire en les soumettant à de véritables corvées sur les plantations ou les domaines coloniaux. En concentrant la terre, en se l'appropriant, en forçant le petit paysan à abandonner ses terres aux mains des usuriers et des grands propriétaires par l'impôt forcé ou par la force, la culture d'autosubsistance s'est rapidement effondrée occasionnant des famines qui, comme en Chine, en Inde, en Afrique, laissaient des millions de cadavres.
Les innombrables révoltes paysannes qui ont éclaté de l'Inde (Cipayes et tenanciers) à la Chine (Taïping) jusqu'au Mexique avec Zapata ont montré la situation explosive que créait le capitalisme mondial dans 1es zones arriérées précapitalistes .
Elles ont montré autant la vanité pour les paysans de compter sur une bourgeoisie nationale "progressiste et antiféodale" toujours alliée aux grands propriétaires fonciers, que l'impossibilité d'améliorer leur sort dans le cadre d'un capitalisme fut-il en apparence le plus "libéral" et "démocratique". C'est ce que montrent les révoltes paysannes du Mexique au début de ce siècle où le paysannat fut le jouet des différentes fractions bourgeoises pro-anglaises ou pro-américaines.
Face à cette révolte permanente menaçant d'ébranler la cohésion de la société (mais dans un sens révolutionnaire en l'absence d'une révolution prolétarienne), la bourgeoisie comprit qu'à défaut de supprimer les causes de la révolte, elle pouvait du moins en atténuer les effets, par des concessions. Au risque de diminuer la productivité agricole, elle officialisa le partage des terres au Mexique, espérant s'attacher les paysans pauvres et sans terre qui se retrouvaient avec un lot de terre ou élargissaient leur champ.
Mais c'est surtout après la deuxième guerre mondiale que la question va se poser dans les ex-colonies proclamées "indépendantes", ou les semi-colonies. Les tensions interimpérialistes, l'avancée du bloc russe par le biais des "luttes de libération nationale" vont contraindre le bloc américain à prendre une attitude "réaliste", particulièrement en Amérique Latine, où sa politique au Guatemala et surtout à Cuba s'était révélée désastreuse. Tout le programme de Kennedy élaboré en 1961 à Punta del Este et pompeusement nommé "Alliance pour le progrès" ne visait qu'à contraindre les bourgeoisies locales à adopter des mesures de "réformes agraires", pour éviter de nouveaux Cuba. De 1964 à 1969 au Pérou, on redistribua 600 000 ha; au Chili de 1964 à 1967, 1 050 000 ha furent expropriés pour être redistribués; 8 000 000 ha entre 67 et 72[4] [11]. Dans d'autres pays, des mesures similaires furent prises.
Au Maghreb, l'appropriation
par l'Etat des terres des colons permit de lotir des paysans sans terre ou
microfundiaire qui furent organisés de force en coopératives
"autogérées". On pourrait
multiplier les exemples dans l'ensemble du Tiers-Monde.
Dans le bloc russe, pour des raisons politiques aussi, l'URSS poussa au lendemain de la guerre au démembrement des grands domaines et redistribua les terres appartenant aux nationaux allemands et aux grands propriétaires fonciers.
Toutes ces mesures visaient à limiter les tensions agraires et à s'attacher une fraction de la paysannerie pauvre, et surtout moyenne, quitte à sacrifier, dans les cas extrêmes, la bourgeoisie rurale. Cependant, a surtout prévalu la nécessité économique pour le capital national de freiner la chute vertigineuse de la production agricole sur une immense majorité de petites exploitations ou tenures microscopiques, coexistant avec d'immenses latifundias dont une infime partie est cultivée. Autant dire que dans ces conditions la productivité agricole, et la capacité de concurrence sont quasi nulles. Si l'on ajoute que mondialement la population est passée de 3 milliards d'hommes en 1965 à 4,2 en 1980, on aura une idée de l'entassement ou plutôt du pourrissement sur place de myriades de paysans pauvres sur quelques hectares et même ares, à côté de latifundias de 100 000 ha à peine défrichées. Dans cette situation, les petites parcelles concédées pour l'exploitation sont plus productives en fournissant parfois l'essentiel d'une production agricole nationale; même sans engrais et machines, elles sont plus intensément cultivées avec une main d’œuvre pléthorique. Les différents pays capitalistes arriérés qui ont partagé une partie des grands domaines et créé des "'coopératives" de paysans rêvaient ainsi d'augmenter la production agricole autant pour des raisons sociales qu’économiques. Chaque pays du tiers monde peu industrialisé tentait de dégager des surplus agricoles pour l'exportation sur le marché mondial. Et l'imposition de cultures forcées, l'impôt, en échange de ce "cadeau" de la terre, soumettait plus que jamais le petit paysan, fermier ou propriétaire, aux lois du marché et à ses fluctuations.
Une autre méthode a consisté à racheter les terres expropriées aux latifundiaires, pour les capitaliser.; celles-ci se trouvaient ainsi dorénavant cultivées de façon capitaliste par l'Etat ou le capital industriel, et transformaient en prolétaires des paysans. Une grande majorité d'entre eux n’eurent plus que le choix de fuir vers la ville, s'entassant dans de monstrueuses métropoles-bidonvilles regroupant, comme au Mexique, jusqu'au tiers de la population du pays.
LES RESULTATS
Du point de vue capitaliste, le seul résultat "positif" a été de développer dans certains pays, en Inde particulièrement, une couche de "koulaks", paysans moyens qui se sont enrichis et forment à la campagne un tampon social entre grands propriétaires et paysans parcellaires. Attachés par ce biais à la bourgeoisie, ils ne forment cependant qu'une couche très mince compte tenu de l'arriération et du pourrissement de l'économie.
Dans la réalité, les "riches" se sont enrichis, et les "pauvres" appauvris; les contrastes entre les classes se sont accrus. Le partage successoral des parcelles s'est perpétué, en dépit des quelques hectares concédés; la productivité a continué de s 'effondrer.
Sa chute s'est même accélérée dans les grandes propriétés ex-coloniales partagées, faute de machines et d'engrais: les campagnes algériennes ont aujourd'hui 40% de chômeurs. Là où la terre a été capitalisée et cultivée mécaniquement, la masse des sans-travail s'est gonflée démesurément.
Là où la propriété privée a été transmise aux mains de l'Etat, comme dans le bloc russe, si le chômage a officiellement disparu dans les campagnes, la productivité s'est effondrée : un cultivateur américain de blé produit 13 fois plus qu'un cultivateur russe.
Sachant que, du point de vue économique, la bourgeoisie ne pourrait pas grand chose, elle a prétendu par la bouche de ses agronomes que la "révolution verte" allait au moins, à défaut d'augmenter la productivité, assurer l'alimentation de l'humanité par des plantes à plus fort rendement et plus nutritives. On fit ainsi grand battage dans les années 60-70 sur les blés et maïs hybrides. Les famines en Afrique et Asie montrent éloquemment le résultat ... Seule la bourgeoisie rurale du tiers monde, disposant de capital, de machines, et d'engrais a pu en profiter et y a trouvé là son compte ; autant dire une minorité infinitésimale.
- Ainsi , la décadence du capitalisme a rendu encore plus lourde et difficile la question paysanne. Le legs terrible du capitalisme au prolétariat, c'est la destruction des forces productives à la campagne ou leur complète inutilisation; la misère pour des milliards d'hommes.
- Il serait faux de considérer seulement les effets négatifs de cette misère. Celle-ci est lourde de potentialités révolutionnaires dans les campagnes
- - Le prolétariat saura les utiliser, s’il est capable d’agir de façon autonome, avec la plus grande décision, sans abandonner son programme.
Ce ne sont pas les
révolutions bourgeoises qui sont à l’ordre du jour. Dans les villes, comme dans
les campagnes, le seul espoir des milliards d’être paupérisés, misérables,
réside dans le triomphe mondial de la révolution prolétarienne.
Chardin
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