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En novembre, à la stupéfaction de l'appareil syndical "Solidarité", qui employait alors l'essentiel de son temps â stopper les grèves, les ouvriers polonais débordaient la revendication de la libération de deux membres de "Solidarité" en remettant en cause tout l'aspect répressif de l'Etat polonais, c'est à dire l'essentiel: armée, police, justice.
En fait, fin novembre, cette situation est l'aboutissement de toute une période où les luttes n'ont fait que s'étendre et se généraliser dans toute la Pologne, après les accords de Gdansk, fin août. Pourtant, après six mois de lutte, malgré une situation économique de plus en plus catastrophique, pas grand-chose â manger et pénurie de tout, pendant quelques semaines la Pologne "revenait à une situation sociale calme".
Pendant plusieurs jours, la seule image qui nous parvenait de Pologne n'était que l'image sinistre de milliers de chars massés aux frontières et prêts à intervenir.
Des luttes décidées et solidaires qui, pendant six mois avaient défié un des Etats les plus rigides et les plus caricaturalement militaire et policier du monde, "Solidarité" et Walesa en tête n'en donnaient plus que l'image : "Travail, famille, patrie", "prière et sacrifice". Enfin, rien de bien nouveau, encore moins de révolutionnaire.
Pour les ouvriers polonais, l'inauguration du monument à la mémoire des ouvriers fauchés par la répression en 70 donnait à "Solidarité", toujours Walesa en tête, l'occasion de développer un langage plus nationaliste, plus responsable, plus défenseur de la patrie et de l'économie nationale que jamais. Alors qu'ils avaient passé plusieurs mois â faire les "pompiers volants" et à faire barrage à la lutte, le silence des ouvriers polonais et la menace tant affirmée des chars russes, donnaient â "Solidarité" et Walesa l'occasion de dire tout haut ce qu'ils pensaient déjà tout bas.
Il y a une différence entre la réalité de la lutte des ouvriers polonais et l'image syndicale, nationaliste, religieuse et démocratique qu'en donnent les médias : journaux, radios et télévisions du monde entier. Même si les ouvriers polonais entretiennent encore beaucoup d'illusions nationalistes, religieuses et syndicales, toute leur pratique est en contradiction avec celles-ci et c'est cela qui est important. A aucun moment, ils n'ont cédé au chantage S la "catastrophe nationale" et "dieu sait si la crise économique est profonde en Pologne, à aucun moment il ils ne se sont rangés derrière les consignes démobilisatrices et les appels au calme du syndicat et de l'Eglise, pendant six mois, ils n'ont fait que les déborder1.
Aujourd'hui encore, après quelques semaines de calme et malgré :
Aujourd'hui des journaux titrent : "Epreuve de force entre "Solidarité" et l'Etat". Mais la véritable épreuve de force n'est pas entre "Solidarité" et l'Etat, mais entre la classe ouvrière qui ne veut pas reculer et l'Etat qui voudrait reconquérir le terrain perdu, et malgré les apparences, "Solidarité" n'est pas du côté de la classe ouvrière, mais du côté de l'Etat, de Tordre, de la patrie, de la famille et du sacrifice. Quelle est d'ailleurs l'image que Walesa, en voyage à Rome, a voulu donner de la lutte en Pologne, sinon celle-là ?
Si aujourd'hui il y a quelque chose qui a changé dans "Solidarité", ce n'est sûrement pas sa politique anti-ouvrière et bourgeoise mais sa façon de la faire passer. Si contrairement à son attitude directement anti-grève face aux luttes des mois de septembre, octobre, novembre, "Solidarité" ne s'est pas opposée directement aux grèves et à la mobilisation pour la semaine de cinq jours, c'est seulement parce qu'il a compris que s'opposer directement et frontalement à la lutte n'était pas le meilleur moyen de la briser. Ils ont compris que briser la lutte de l'intérieur, en demandant aux ouvriers de leur déléguer la direction et l'initiative de la lutte, en la planifiant vers des grèves de deux heures ou quatre, usine par usine, région par région, était le meilleur moyen de la désamorcer, le meilleur moyen de "mouiller la poudre". En cela, ils ne font pas mieux, ni autre chose que les syndicats traditionnels du bloc occidental, et Ton sait ce qu'il advient des luttes encadrées par les syndicats dans ce bloc.
Jusqu'à aujourd'hui, le tout neuf syndicat "Solidarité" n'avait aucune expérience, aucune homogénéité, aucune vision globale de ses tâches. Les grèves sans trêve d’août à décembre ne leur avaient pas laissé le temps de souffler, de se structurer, de définir une "stratégie, globale". D'autre part l'Etat polonais et tous les Etats du bloc de l'Est n'arrivaient pas à déterminer une attitude homogène par rapport à "Solidarité", parce qu'ils n'arrivaient pas à se mettre d'accord sur l'attitude à adopter par rapport à la lutte ouvrière : répression ou tentative de récupération. Aujourd’hui, la combativité ouvrière qui ne se relâche pas à contraint l'Etat polonais à compter en premier lieu sur "Solidarité", pour ramener la classe ouvrière au calme, à une "attitude responsable".
Pendant les quelques semaines de calme qui ont précédé les luttes actuelles, "Solidarité" n'a pas perdu son temps et Ta employé non seulement à se structurer mais surtout à aller chercher l'expérience qui lui manquait, là où elle existait déjà, chez les syndicalistes du bloc occidental. Tous les voyages des syndicalistes européens en Pologne n’avaient pas d’autre but' que l'enseignement de leur propre expérience anti-lutte à leur jeune confrère "Solidarité". De même, le voyage de Walesa en Europe et ses visites au Pape n’avaient pas d'autre but que d'al1er prendre des leçons chez ses confrères italiens et d’isoler la lutte des ouvriers polonais de celle des ouvriers du bloc occidental en la dénaturant et en déclarant sans cesse que c'était une lutte "nationale", une lutte des ouvriers polonais, qui ne concernait que les ouvriers polonais.
Après avoir vu l’unité financière et militaire de la bourgeoisie mondiale pour enfermer et briser la lutte des ouvriers polonais, nous voyons apparaître en force son unité syndicale pour mener à bien la même tâche.
Ainsi, si la combativité et la capacité de mobilisation des ouvriers polonais restent entières, l’isolement de la lutte en Pologne par contre se fait de plus en plus cruellement sentir ne serait-ce que parce que l’Etat polonais peut, lui, compter sur l'aide militaire, financière et syndicale que lui accorde le bloc de l'Est comme le bloc de l'Ouest et qu’il peut compter sur une "opposition" qui dénature la lutte et la détourne de ses propres objectifs.
Prénat.
L'Est est socialiste, la Pologne est un cas â part, tout peut se résoudre par une conciliation à l'intérieur de la nation, voilà ce que matraque la bourgeoisie, de l'Est à l'Ouest. Voilà ce que matraquent ses partis, se syndicats. Voilà ce que matraque la "ligne d'action" de "Solidarité".
La problématique de Walesa et des "experts" est fondée sur un faux choix : "OU se plier aux diktats de l'économie nationale, rester sages et laisser manœuvrer les syndicats, Ou prendre la responsabilité d'un affrontement avec les forces militaires du bloc russe."
C'est cette vision de l'avenir qu'il offre aux ouvriers en Pologne, pendant qu'il contribue à propager partout que la lutte est "spécifiquement polonaise".
C'est cet esprit nationaliste, cette vision qu'il s'agit d'analyser en détail l'économie capitaliste pour voir quel créneau peut se permettre la classe ouvrière, qui domine l'appareil de Solidarité. Cet appareil, la ligne qu'il affiche, ne sont pas remises en causes, ouvertement. Mais toute la pratique des ouvriers va à son encontre : encore dernièrement, c'est dans leurs assemblées générales que les ouvriers ont décidé la grève pour les samedis libres, contre l'avis de Walesa, contre l'avis des "experts", qui estimaient que l'économie nationale ne pouvait pas tolérer que les ouvriers se reposent deux jours par semaine.
La classe ouvrière sait qu'avec ou sans samedis libres, la situation empirera de toutes façons. Que les queues, les pénuries (contre lesquelles le rationnement, présenté comme solution par les "experts" est impuissant : il n'y a rien à rationner, souvent), les coups bas de l'Etat continueront. Elle sait que sans la pression qu'elle maintient depuis six mois, la situation serait encore plus catastrophique. Elle sait aussi, d'expérience, que dès que sa vigilance baissera, dès que son unité s'affaiblira. , elle subira une répression à la hauteur de la peur qu'a eue la bourgeoisie, bien pire qu'aux lendemains de 70, où les ouvriers étaient traqués un par un comme des lapins.
La conciliation entre classes dans l'intérêt national, les ouvriers l'envisagent avec plus que de la méfiance. Walesa, lui proteste : "Comment l'Etat peut-il se méfier de nous?" (interview publié dans l’"Alternative" N°8) et reproche aux autorités de "présenter le syndicat comme un mouvement irresponsable, indifférent aux difficultés économiques du pays et manquant de bonne volonté" ("Le Matin", 24-1-81). Après que le syndicat ait arrêté tant de mouvements, aidé à faire passer tant de mesures de restrictions depuis octobre, discuté avec le gouvernement de ce qu'il serait possible de faire miroiter aux ouvriers en échange d'une nouvelle augmentation des prix, matraqué tant qu'il pouvait que des sacrifices étaient nécessaires pour la survie de la nation, on comprend que le syndicat insiste sur 1'ingratitude de l'Etat. Ce qui le préoccupe, c'est bien comme le dit Kuron, la façon de faire passer la pilule que l’Etat réserve aux ouvriers.
l'Etat polonais : ".si nous voulons convaincre ces millions de nos compatriotes et leur faire accepter les restrictions que nous estimons nécessaires, nous devons leur dire clairement les raisons." ("Le Monde" 19-1-81).
Dès que la classe a marqué un temps d'hésitation, les syndicats ont enfoncé plus ouvertement le clou de la résignation. La pression de la classe les a brutalement réveillés et on voit aujourd'hui Walesa afficher sa "fermeté de voir respectés les accords de Gdansk", et on présente partout la lutte actuelle comme une "victoire de Walesa". Après s'être opposé au mouvement, l'appareil de ’Solidarité’ tente d'en prendre la tête, selon une méthode bien connue en Occident : il vaut mieux, quand la lutte est trop forte, feindre d'aller dans son sens pour mieux en tordre la direction première vers des objectifs "réalistes" : abandonnez les revendications économiques, ce qui est important, c'est "Solidarité", la reconnaissance du syndicat, en soi.
Les ouvriers résistent à cet embrigadement, au niveau de leur pratique immédiate, ils ne se plient pas aux "diktats du bien national", mais ils ne veulent pas non plus "prendre la responsabilité d'un affrontement militaire". Et ils ont raison. Il n'est pas besoin d'experts pour savoir que, s'ils s'attaquent directement à cet Etat qui s'oppose à leur volonté, ils auront devant eux les forces militaires du bloc russe, mais aussi tous les déploiements idéologiques de la bourgeoisie occidentale et toute l'aide qu'elle apportera à la répression. Quand les ouvriers ont passé le cap de mettre en question les bases de l'Etat, ils ont eu une idée de l'ampleur des forces qui se dressaient contre eux. Les ouvriers ne sont pas prêts â se battre les mains nues dans un affrontement désespéré. Leur attitude actuelle témoigne d'une grande maturité sur cette question : de la compréhension de la nécessité de se renforcer contre 1'Etat avant de pouvoir s'opposer à lui.
Mais, selon cette fausse alternative : reculer ou être écrasés, l'appareil de ‘Solidarité’ apparaît comme un paravent qui protège de la répression tout en permettant quand même la pression ouvrière. Il n'en est rien. Il est l'instrument qui la livrera pieds et poings liés à la première alternative : la défaite. "Solidarité" brise la force de la mobilisation ouvrière, son extension qui SEULE EST UN OBSTACLE A LA REPRESSION: "les autorités soviétiques craignent qu'une intervention de 1'armée est-allemande en Pologne provoque un mouvement généralisé de grèves en RDA." (Lettre de l’"Expansion" du 22-12-80).
"Solidarié", comme tous les syndicats du monde, s'oppose aux besoins les plus fondamentaux pour une perspective de renforcement de la classe ouvrière : le besoin de rester mobilisés et la nécessité d'une internationalisation.
En posant la question, en août, de l'impossibilité d'arrêter l'aggravation de leurs conditions de vie dans ce système, les ouvriers ont posé la question de l'impossibilité de concilier les intérêts de deux classes antagoniques : bourgeoisie et prolétariat. "Solidarité" noie le poisson dans un fatras de perspectives nationalistes d'un progrès à la “japonaise" perdu dans l'abstraction, au-dessus de la crise mondiale.
La question qu'ont posée les ouvriers polonais, c’est celle d'un affrontement irréconciliable entre deux classes, affirmant que seule la lutte était une réponse à la crise, ils posent la question d'un affrontement inévitable. Même s'ils n'y sont pas prêts, les ouvriers doivent envisager l'avenir comme une préparation à l'affrontement inévitable avec la bourgeoisie.
Cette préparation passe d'abord et avant tout par une chose : la compréhension de l’INTERNATIONALISATION comme SEUL CADRE POSSIBLE pour cet affrontement. Ce n'est que sur le développement d'explosions sociales comme celles de la Pologne que la classe ouvrière peut compter contre la force de son ennemi. Les conditions de telles explosions mûrissent en RDA, en Hongrie, en Russie, comme dans les pays occidentaux de plus en plus pressurés par la crise. Pour que ce processus se déroule avec le plus de clarté, de force, de cohésion, il faut se garder des visions immédiatistes. Pour les ouvriers polonais, il ne s'agit pas de rester passifs, mais de maintenir leur position de force en clarifiant les perspectives d'extension, sans hâte, dans l'attente du mouvement international.
D.N.