Innombrables sont les luttes ouvrières qui, ces dernières années, malgré leur élan initial, se sont trouvées impuissantes à faire céder l'Etat capitaliste. Que 1'on prenne les exemples des luttes pourtant très combatives de Longwy-Denain, celles de la sidérurgie en Grande-Bretagne qui ont mobilisé pendant plusieurs mois des centaines de milliers d'ouvriers ou celle du port de Rotterdam qui s'était pourtant dotée d'un comité de grève non-syndical, et beaucoup d'autres encore, les luttes ont été victimes soit d'un manque d’unité entre les différents secteurs de la classe, soit de l'isolement, soit de l'absence d'une auto-organisation des travailleurs, soit de plusieurs de ces facteurs.
Les défaites subies en ces différentes occasions montraient de façon négative combien ces carences sont fatales pour le combat de la classe.
Aujourd'hui, c'est de façon positive que l'expérience des ouvriers de Pologne vient confirmer quelle force la classe peut avoir -même si sa victoire contre l'Etat capitaliste ne peut être qu’éphémère tant qu'elle ne l'aura pas renversé- lorsqu'elle se dote de ces trois éléments essentiels de sa lutte: l’unité, l'auto-organisation et l'extension massive du mouvement.
• Les divisions en catégories professionnelles, en régions, par usines, ayant soi-disant leurs "problèmes propres", les ouvriers polonais les ont déjouées. En effet, la grève s'est étendue géographiquement, et non par branches d'industrie :
Le manque de solidarité qui souvent brise la lutte et sur lequel compte la bourgeoisie, les ouvriers polonais l'ont rejeté.
Le ciment de l'unité, cette volonté unique de toute une classe, c'est la solidarité : les usines qui, comme à Ursus, Elblag, Poznan avaient repris le travail, une fois les augmentations de salaires accordées, se sont sans hésiter remises en grève, lorsque la région de Gdansk est entrée en lutte le 14 août. A Gdynia, les ouvriers, malgré l'obtention de TOUTES leurs revendications, ont refusé de reprendre le travail, parce que "c‘est tous ensemble qu'il faut gagner" et ont même été convaincre les chantiers de Gdansk de ne pas reprendre. La prétendue "aristocratie ouvrière" des mineurs de Silésie, mieux payée pourtant que la moyenne des ouvriers, par solidarité elle aussi, a rejoint le mouvement, fin août. Et c'est justement cet événement qui a contraint l'Etat à céder rapidement, alors qu'il avait tergiversé pendant des semaines.
La diversité des conditions d'exploitation, qui entraîne souvent des revendications économiques éparses, spécifiques, les ouvriers polonais l'ont dépassée.
Les ouvriers ont vite compris qu'il fallait opposer contre la division, l'unité des revendications. C'est pourquoi les revendications économiques sont rapidement devenues politiques, avec les 21 points du MKS de Gdansk, le 16 août.
L'unité du mouvement, c'est sa politisation, contrairement aux affirmations de tous les Walesa, qui demandent qu'on ne fasse "pas de politique". Exiger que l'Etat mette fin au blocus du téléphone, que les médias retransmettent les revendications ouvrières, que l'Etat reconnaisse le droit de grève et d'organisation pour tous les ouvriers, c'est "faire de la politique".
Ainsi, à l'anarchie apparente des revendications locales, par usine, s'est substituée la simplicité des revendications tant économiques que politiques touchant toute la classe ouvrière : toute une classe s'est dressée contre l'ensemble de la classe capitaliste concentrée dans l'Etat.
L'hésitation à prendre en main sa propre lutte, en la confiant à des professionnels de la négociation autour du tapis vert, entre "gens bien", le prolétariat polonais - au début du moins- l'a très résolument balayée. Le remède radical à cette hésitation, c'est la volonté d'auto-organisation.
La tendance vers l'unité est un effort à la fois spontané et conscient qui se parachève dans l'auto-organisation. Face à l'Etat totalitaire, à tout son arsenal de répression, la spontanéité et la rapidité de la réaction ouvrière sont une question de vie ou de mort pour l'issue du mouvement de grèves. En quelques jours, parfois en quelques heures, les ouvriers polonais ont été capables de réagir comme un seul homme.
En affirmant dès le début : "NOUS SOMMES TOUS NOS REPRESENTANTS", ou bien "NOUS N'AVONS CONFIANCE QU'EN NOUS-MEMES", les ouvriers ont manifesté une conscience de classe aiguë’. C'est pourquoi ils ont été capables de se doter d'organisations propres :
La rédaction d'un quotidien de la grève ("Solidarité"), le va-et-vient incessant des délégués mandatés par les assemblées, venant souvent de très loin (comme ces mineurs silésiens envoyés à Gdansk) donnent une idée d'une vraie lutte ouvrière, lorsqu'elle jaillit de masses prolétariennes organisées et militantes.
Tous ces faits montrent admirablement les réserves infinies de créativité spontanée, lorsque c'est toute une classe qui lutte. Cette spontanéité, cette maturité, cette conscience sont le plus puissant démenti aux affirmations arrogantes de ceux qui prétendent que par elle-même, la classe ouvrière est incapable de s'organiser, ou est spontanément "trade-unioniste" Que tous les stratèges en chambre, " "chefs d'États-majors" auto-proclamés de la classe, regardent bien la lutte de classe en Pologne. Qu'y a-t-il de plus organisé, de plus discipliné que ces milliers de prolétaires qui mettent en place des piquets de grève? Est-ce 1'"anarchie", anathème lancé par tous ces fins "stratèges", lorsque le comité ouvrier élu met en place dans le plus grand ordre, service de ravitaillement et milice ouvrière, pour empêcher toute provocation de 1'Etat?
Pour parvenir à cette unité et à cette conscience, la lutte de classes ne suit pas une voie droite, tracée d'avance. La généralisation de la grève, après plusieurs semaines, se fait par des avancées et des reculs momentanés de la grève : débrayages, reprise du travail, grève générale locale, reprise du travail, puis de nouveau le mouvement bondit en avant, plus puissant, en se généralisant région par région, pour tendre à devenir national. La grève de masse en Pologne est "un océan de phénomènes éternellement nouveaux et fluctuants", où "tantôt elle se divise en un réseau infini de minces ruisseaux ; tantôt elle jaillit du sol comme une source vive, tantôt elle se perd dans la terre". Ces phrases de R. Luxembourg sur la grève de masse en 1905 en Russie et en Pologne peuvent s'appliquer à la Pologne de 1980.
Malgré ses méandres, ses fluctuations en apparence "capricieuses", la grève de masse est le contraire du modèle de la grève générale préconisé par les anarchistes au début du siècle et aujourd'hui encore. La grève de masse n'est pas la grève des bras croisés, où chacun rentre chez soi en attendant que "ça se passe". Elle ne fait pas suite au décret de quelque état-major qui manipulerait savamment les pions sur l'échiquier de la lutte de classes. Elle n'est pas un simple phénomène quantitatif, où tout le monde miraculeusement, au même moment, fait grève, mais un phénomène profondément qualitatif. Elle est la dynamique d'un mouvement qui se cherche et se trouve finalement sans schéma préétabli. Elle ne peut être statique, puisqu'elle incorpore des forces toujours nouvelles. Elle ne se décrète pas, mais se réalise progressivement, se calquant sur la lente mais sûre explosion de la conscience de classe.
Rien ne serait plus absurde que de voir dans le phénomène de la grève de masse que le simple mot "grève". La participation au MKS d'usines qui n'étaient pas en grève, la reprise du travail dans des usines vitales pour la bonne marche de tout le mouvement, s'inscrivent en faux contre tout schématisme. Dans la grève de masse, la volonté de tous -toute la classe- prédomine sur celle de quelques-uns :
En fait, la grève de masses c'est l'autorégulation d'un mouvement qui, dans sa diversité tend à battre au même rythme. Derrière l'anarchie apparente des revendications, des moles d'action (occupations d'usines, débrayages) la grève de masse tend vers une unité consciente : l’auto-organisat|ion.
Les grèves de masse de juillet et août en Pologne, sont une magnifique leçon de choses pour le prolétariat de tous les pays, à 1'Est comme à l'Ouest. Elles sont une véritable réponse à toute une série de questions que confusément se posent les ouvriers, de Longwy-De-nain à la Grande-Bretagne, du Brésil aux USA : comment éviter l'amertume de la défaite, et marcher de façon assurée sur une route qui mène vers la victoire ?
Malgré ses faiblesses (cf. V article sur les syndicats libres dans ce numéro), malgré la reprise du travail, malgré toutes les manœuvres de la bourgeoisie, malgré toutes les menaces lancées par l'URSS, les ouvriers polonais ne sont pas isolés. Leur lutte contribuera, même si cela n'est pas immédiatement perceptible, à agrandir la brèche creusée par la crise du bloc russe. La référence aux luttes de Pologne que faisaient il y a peu les ouvriers de Fiat menacés par les licenciements montre que la leçon donnée par les ouvriers polonais ne sera pas perdue, à l'Ouest non plus.
Le prolétariat polonais a posé des questions qui ne peuvent être résolues qu'à l'échelle internationale ; il a donné des réponses encore partielles qui ne pourront être assimilées et pleinement enrichies qu'à l'échelle mondiale.
Chardin