III - Les syndicats contre la classe ouvrière

Avec le mouvement de décembre 1995, on a vu s'opérer un retour en force des syndicats. Celui-ci a été le produit d'une action conjuguée de toutes les forces de la bourgeoisie. L'objectif principal de cette manoeuvre de grande envergure a été non seulement de répandre de la façon la plus large et efficace l'idée que les syndicats «défendent» vraiment les intérêts ouvriers, mais que le syndicalisme reste encore la meilleure forme d'organisation de la lutte. Elle a ainsi permis de faire oublier le discrédit croissant à leur égard, voire l'hostilité ouverte, qui gagnait l'ensemble du prolétariat en profondeur dans les années 80. Elle a fortement contribué à faire reculer la réflexion et la prise de conscience dans la classe ouvrière sur le syndicalisme et le travail de sape des syndicats, réflexion et prise de conscience qui étaient à l'oeuvre depuis bientôt trente ans.

Les deux articles publiés ci-après ont pour but de contribuer à la nécessaire réappropriation du rôle réel des syndicats contre les luttes ouvrières et d'armer le prolétariat pour ses luttes présentes et à venir. Le premier montre comment et en quoi le syndicalisme appartenait au mouvement ouvrier et comment les syndicats, à l'origine organisations authentiquement ouvrières, sont passés définitivement dans le camp de la bourgeoisie et de la défense acharnée du capitalisme. Le deuxième montre en particulier comment cette défense sans faille s'est illustrée dans toutes les vagues de luttes, des années 70 au début des années 90.

Situations territoriales: 

Le syndicalisme : une arme de la bourgeoisie

Le prolétariat peut-il encore se servir des syndicats ou les reconquérir à son service ? Le syndicalisme, fût-il «radical» ou «de base», figure-t-il la forme d'organisation adaptée au contenu des luttes ?

XIXe siècle : les syndicats, des instruments pour la lutte et l'unification du prolétariat

Au siècle dernier, les syndicats étaient vraiment des organisations qui regroupaient les ouvriers et qui leur permettaient d'organiser leurs luttes en vue d'obtenir des réformes (augmentations de salaire et diminution du temps de travail). Dans le contexte d'un mode de production en plein développement et ne connaissant que des crises cycliques de courte durée, ces luttes syndicales parvenaient effectivement à arracher à la bourgeoisie des avantages substantiels et durables. Le fait même d'avoir obtenu le droit (reconnu en 1824 en Angleterre) ou la simple possibilité de former des syndicats pour lutter représentait une victoire, et non des moindres, arrachée à la bourgeoisie de haute lutte. Les syndicats traduisaient l'effort souvent héroïque des ouvriers pour s'unir en vue de lutter et donc de se constituer en classe qui défend ses intérêts face à la bourgeoisie. Les ouvriers s'organisaient par corporations, se soutenant dans leurs luttes d'une corporation à l'autre, et même d'un pays à l'autre, par le biais, par exemple, des caisses de secours. Il s'agissait alors de faire plier tel patron ou telle branche d'industrie et de les contraindre à accorder de meilleures conditions de vie et de travail. Cela était alors possible. Marx et Engels soulignent l'importance des syndicats et l'unification de la classe ouvrière que leurs luttes permettaient :

  • «Les syndicats et les grèves qu'ils entreprennent ont une importance fondamentale parce qu'ils sont la première tentative faite par leurs ouvriers pour supprimer la concurrence. Ils impliquent en effet la conscience que la domination de la bourgeoisie repose nécessairement sur la concurrence des ouvriers entre eux, c'est-à-dire sur la division du prolétariat et sur l opposition entre groupes individualisés d'ouvriers. » (Marx-Engels, «Le syndicalisme», Ed. Mas-péro.)

Mais cette forme d'organisation comportait des limites : «Il est évident, écrivaient encore Marx et Engels dans le même texte, que tous ces efforts ne peuvent modifier la loi économique qui règle les salaires en fonction de l'offre et de la demande sur le marché du travail». Ainsi, Marx et Engels mettent déjà en garde face à cette tendance des syndicats à se borner «à régulariser le salaire moyen et à fournir aux ouvriers, dans leur lutte contre le capital, quelques moyens de résistance» et qui les amène à oublier le but final du mouvement : la lutte pour l'abolition du système salarial tout entier.

Cette période ascendante du capitalisme permettait aussi à la classe ouvrière d'envoyer des représentants au Parlement. En effet, la bourgeoisie de cette époque était encore divisée en fractions les unes plus progressistes et les autres réactionnaires. La classe dirigeante d'alors, par exemple, luttait encore contre les représentants des classes hégémoniques de l'Ancien Régime, dont le pouvoir économique demeurait encore puissant et contre les fractions les plus rétrogrades de sa propre classe. Si, à cette époque, il était possible d'avoir ces deux formes de lutte, la lutte au Parlement et la lutte pour des réformes économiques ne pouvaient être comprises que comme faisant partie du même mouvement : celui de la lutte d'une classe contre une autre. En 1905, les grèves de masse qui explosent en Russie viennent illustrer et confirmer cette tendance du syndicat à vouloir enfermer la lutte ouvrière dans les limites de la lutte pour des réformes. Ainsi, à l'heure où l'évolution du capitalisme oriente la classe ouvrière vers la lutte révolutionnaire, le syndicalisme devient un frein à cette lutte. «La grève de masse, telle que nous la montre la révolution russe de 1905 est un phénomène si mouvant qu 'il reflète en lui toutes les phases de la lutte politique et économique, tous les stades et tous les moments de la révolution (...) Grèves économiques et politiques, grèves de masse et grèves partielles, grèves de démonstration ou de combat, grèves générales touchant des secteurs particuliers ou des villes entières, toutes ces formes de lutte se croisent ou se côtoient, se traversent ou débordent l'une sur l'autre (...). La loi du mouvement de ces phénomènes apparaît clairement; elle ne réside pas dans la grève de masse elle-même, dans ses particularités techniques, mais dans le rapport des forces politiques et sociales de la révolution. » (Rosa Luxemburg, «Grève de masse, parti et syndicats».)

Les syndicats ne voient pas ce mouvement irréversible qui accompagne le déclin du capitalisme. Ils se figent sur la lutte pour les réformes, sur les grèves préparées et organisées méthodiquement en vue d'arracher des réformes. En 1906, le congrès syndical de Cologne interdit même la discussion sur la grève de masse dans un moment où la classe ouvrière essaie d'en tirer les leçons.

XXe siècle : les syndicats, instruments de la division et du sabotage des luttes

Les syndicats ont donc été une arme véritable pour les luttes de la classe ouvrière. Mais les limites qu'ils portaient en eux font que, avec le changement de période, ils vont devenir de simples freins d'abord (1905), puis de véritables entraves au point d'être récupérés tout simplement par l'Etat bourgeois, quand l'ère des réformes s'achève et que se pose la nécessité de la lutte révolutionnaire. Les syndicats, dans leur très grande majorité, vont d'ailleurs clairement se placer dans le camp capitaliste en 1914, en soutenant dans tous les pays les efforts de guerre de leur bourgeoisie nationale et en appelant les ouvriers à participer au premier holocauste mondial. Ils confirmeront leur nature bourgeoise dès 1919 en s'affirmant les ennemis résolus, aux côtés de l'Etat, de la lutte révolutionnaire des ouvriers d'Allemagne. «Rappelez-vous, camarade, quelle situation régnait en Allemagne avant et pendant la guerre. Les syndicats, uniques moyens d'action mais bien trop faibles, machines improductives entièrement aux mains des chefs qui les faisaient fonctionner au profit du capitalisme. Puis, ce fut la révolution. Les chefs et la masse des syndiqués transforment ces organisations contre celle-ci. La révolution est assassinée avec leur concours, avec leur appui, par leurs chefs, et même par une partie des syndiqués de base. Les communistes voient leurs propres frères fusillés avec la bénédiction des syndicats. Les grèves en faveur de la révolution sont brisées.» (Gôrter, «Réponse à Lénine».)

Dès lors, le syndicalisme sert à encadrer la classe ouvrière, à saboter sa lutte, à l'enfermer dans le cadre désormais trop étroit du capitalisme et de sa légalité. Un syndicalisme au service des intérêts ouvriers n'est plus possible. Ce ne sont pas seulement les syndicats qui sont pourris mais la forme syndicale elle-même qui n'est plus adaptée. Dans la période de décadence du capitalisme, il n'y a plus de programme minimum à défendre, plus de possibilité d'obtenir des réformes durables, pour la classe ouvrière. Le prolétariat doit désormais lutter pour le programme maximum, pour l'abolition de l'esclavage salarié, en détruisant le capitalisme. Une lutte de cette envergure ne peut se dérouler dans le cadre des organisations syndicales qui avaient surgi au siècle dernier pour l'obtention de réformes. Croire qu'on peut aujourd'hui encore utiliser les syndicats pour développer la lutte, c'est se bercer d'illusions sur la possibilité d'arracher au capitalisme décadent des réformes durables comme au XIXe siècle. Ainsi, en 1936, six mois après les accords de Matignon, les augmentations de salaires étaient déjà annulées par l'inflation.

De plus, le syndicalisme enferme aussi la classe ouvrière dans une situation de faiblesse, de manque de confiance en elle, puisqu'il demande aux ouvriers de confier l'organisation de leur lutte à des «spécialistes» qui pensent et négocient à leur place.

La forme syndicale correspond encore à l'illusion qu'une minorité combative organisée peut préparer, éventuellement déclencher et organiser, les luttes. Or, dans la période de décadence du capitalisme, les luttes ne se décrètent pas et l'organisation jaillit du sein-même de la lutte. Les seuls grands combats depuis la fin des années 60 ont été des grèves qui sont parties spontanément et se sont donné comme base d'organisation non pas la forme syndicale, mais celle des assemblées générales, où tous les ouvriers débattent ensemble, avec des comités élus et révocables pour centraliser la lutte. Depuis 1968, ce sont toutes ces illusions sur le syndicalisme qui ont permis à la bourgeoisie de saboter et de conduire toutes les luttes ouvrières à la défaite.

Mais, à travers les hauts et les bas des mouvements revendicatifs, dans tous les pays a mûri progressivement la conscience que les syndicats sont l'instrument de division et de sabotage des luttes par l'Etat bourgeois. La grande grève de mai 1968, en France est déclenchée malgré les syndicats ; en Italie, au cours des grèves de l'»automne chaud» de 1969, les travailleurs chassent les représentants syndicaux des assemblées générales de grévistes ; en 1973. les dockers d'Anvers en grève s'attaquent au local des syndicats ; dans les années 70, en Grande-Bretagne, les ouvriers malmènent souvent les syndicats, qui se font conspuer dans les luttes ; c'est ce même rejet des syndicats qui s'exprime également en France en 1979 dans la lutte des sidérurgistes de Longwy-Denain ; en août 1980, en Pologne, les ouvriers prennent eux-mêmes la direction de leur combat et organisent la grève de masse sur la base des assemblées générales souveraines et des comités élus et révocables (les MKS) : micros et haut-parleurs sont de rigueur pendant les négociations pour permettre à tous les ouvriers d'y participer, d'intervenir et de contrôler leurs délégués.

La bourgeoisie s'inquiète de ce phénomène montant de méfiance et de rejet de ses forces d'encadrement en milieu ouvrier, surtout dans une période où elle sait parfaitement que la crise de son système va obliger les ouvriers à se lancer dans des combats de plus en plus larges, massifs et généralisés, à la mesure des attaques dont ils sont l'objet. Il n'est donc pas étonnant de voir la bourgeoisie déployer beaucoup de zèle pour remédier à ce discrédit croissant des syndicats en s'efforçant de les renforcer (...). Pour ce faire, la classe dominante travaille à radicaliser ses syndicats, à les orienter vers un travail «de base», «à l'écoute» des ouvriers, afin qu'ils ne se laissent pas déborder par des mouvements de combativité incontrôlés.

Pour enfermer les ouvriers dans l'idéologie du syndicalisme, elle ne se contente pas seulement de redorer le blason des grandes centrales. Elle entretient aussi la fausse opposition base syndicale/dirigeants, de même qu'elle a montré sa capacité à créer de toutes pièces des structures de type syndical, présentées soi-disant comme une «alternative» aux syndicats officiels : les «coordinations» (comme celles de la SNCF en 1986 ou des travailleurs de la santé en 1988). C'est sur cette longue expérience de sabotage de ses luttes par les syndicats que la classe ouvrière doit s'appuyer aujourd'hui pour briser le carcan que lui impose la bourgeoisie, pour prendre elle-même ses combats en main, les élargir, et s'affronter à l'Etat bourgeois.

"Révolution Internationale" n°215

Situations territoriales: 

Heritage de la Gauche Communiste: 

Les syndicats ont toujours saboté les luttes ouvrières

Mai 68, de même que le mouvement de «l'automne chaud» italien en 1969, ont constitué pour le prolétariat une première expérience de confrontation au sabotage syndical au début de la reprise historique de la lutte de classe. Dès le début de cette reprise, les syndicats, à travers leurs manoeuvres et leur collaboration ouverte avec le gouvernement, sont massivement contestés.

 

En France comme en Italie, des dizaines de milliers d'ouvriers déchirent leur carte syndicale. Cependant, ces réactions de colère ponctuelles n'étaient rien à côté de toute l'expérience de confrontation permanente aux syndicats qu'allait vivre la classe ouvrière dans tous les mouvements de luttes des années 1970 et 1980.

 

Après l'expérience de mai 68 en France, la bourgeoisie n'a qu'une préoccupation : empêcher à tout prix les ouvriers de sortir massivement dans la rue. Pour cela elle va compter sur ses syndicats qui, partout, vont faire obstacle au développement des luttes.

 

1973-1975 : comment les syndicats s'opposent aux luttes ouvrières

 

En France, toutes leurs manoeuvres de sabotage vont consister à enfermer les ouvriers dans leur lieu de travail, comme ils l'avaient fait efficacement en 1968 avec le mouvement d'occupation des usines. La lutte des travailleurs de LE? en 1973 a constitué l'exemple le plus caricatural de cette stratégie d'enfermement où, sous l'égide de la CFDT, les «LIP» se sont laissé piéger dans la défense de l'outil de travail , derrière le mot d'ordre mystificateur de l'«autogestion», c'est-à-dire de la gestion de leur propre exploitation.

 

En présentant la lutte des ouvriers de LIP comme une victoire de la classe ouvrière les syndicats ont pu partout s'appuyer sur cet exemple pour dévoyer la classe ouvrière sur le terrain pourri de la défense de «leur» entreprise. Ainsi, l'année suivante, la grève massive des postiers qui a démarré spontanément et s'est étendue dans tout le secteur des PTT aux quatre coins de la France, s'est heurtée elle aussi à la même tactique des syndicats. Au nom de la défense du service public et contre les privatisations, les syndicats, CGT en tête, ont organisé la défaite des ouvriers en donnant comme principal objectif à la lutte l'ouverture des négociations avec le gouvernement. Toutes leurs manoeuvres ont consisté, grâce à des négociations par catégories, à faire reprendre le travail progressivement dans les différents services des PTT, afin d'isoler le noyau dur, les ouvriers du tri, que les syndicats sont parvenus à épuiser dans une grève longue et stérile. Au printemps 1975, c'est encore la même stratégie que les syndicats ont utilisée pour étouffer la colère des ouvriers de Renault. Ainsi, la CGT n'a cessé pendant six semaines d'enchaîner les «Renault» à la défense de l'outil de travail, des nationalisations. En organisant la division au sein même de chaque usine, ils ont tout mis en oeuvre pour cloisonner la grève atelier par atelier, appelant à des débrayages à tel endroit, à une grève reconductible à tel autre, à un ralentissement des cadences ailleurs, etc., afin d'empêcher les ouvriers de se retrouver tous ensemble dans la lutte.

 

Toutes ces manoeuvres de sabotage se sont révélées parfois encore plus clairement dans les autres pays. Ainsi, en Italie, en août 1975, lorsque les cheminots entrent spontanément en lutte, les syndicats condamnent la grève en revendiquant l'ouverture de longues négociations destinées à marchander une maigre augmentation des salaires en échange d'un renforcement de la productivité. Le secrétaire national de la SFI-CGTL ira même jusqu'à critiquer la police parce qu'elle ne fait rien contre les grévistes.

 

En Espagne, les Commissions Ouvrières et le PC sabotent les grèves en les détournant sur le terrain pourri de la défense de la démocratie contre le régime franquiste. Au Portugal, en 1974-1975, l'intersyndicale dirigée par le PC alors au gouvernement, exhorte constamment les ouvriers à abandonner leurs luttes et à accepter de nouveaux sacrifices. Finalement ils enverront les flics contre les grévistes, en particulier contre les ouvriers des transports.

 

Partout, les syndicats se sont efforcés non seulement de briser ou de réprimer les grèves, mais encore de dévoyer la colère ouvrière derrière les programmes électoraux des PS et PC, en semant l'illusion qu'avec la venue de la gauche au gouvernement leur sort serait amélioré. C'est cette mystification qui a permis à la bourgeoisie d'épuiser cette première vague de luttes.

 

1978-1979 : les ouvriers commencent à briser l'encadrement syndical

 

A partir de la fin 1978, après l'échec de la gauche aux élections de mars, qui a signé l'acte de décès du «programme commun» en France, la classe ouvrière reprend le combat. C'est le début d'une nouvelle vague de luttes qui touche non seulement la France, mais de nombreux autres pays (Espagne, Grande-Bretagne, Allemagne, Brésil, Pologne...). En France, l'annonce des 20 000 licenciements dans la sidérurgie va servir de détonateur à la riposte ouvrière face aux mesures d'austérité du plan Barre qui frappe toute la classe ouvrière. Face aux licenciements en Lorraine et dans le Nord, les ouvriers savent qu'ils n'ont plus rien à perdre. La colère explose massivement à Longwy et Denain en janvier 1979. Comme durant les années précédentes, les syndicats commencent d'abord par accepter les mesures de l'Etat capitaliste en négociant les licenciements. Mais les ouvriers, cette fois, sont bien déterminés à ne pas se laisser faire. Ils commencent à contester l'encadrement syndical en comprenant que l'usine est devenue une véritable forteresse gardée par les syndicats, et qu'il faut maintenant gagner la rue pour s'affronter à l'Etat. Dès le début du mouvement, les syndicats, débordés par l'énorme combativité des ouvriers qui s'affrontent partout avec les forces de*l'ordre (attaques des commissariats et des centres des impôts, occupations des sous-préfectures, séquestrations de cadres, etc.), dénoncent la violence des «provocateurs» et des «éléments incontrôlés». Puis ils essaient de reprendre le contrôle de la situation en dévoyant la colère des ouvriers à travers l'organisation de journées «ville morte», des grèves et manifestations régionales sans parvenir cependant à épuiser leur combativité. Devant l'ampleur du mouvement, les syndicats s'efforcent d'éviter tout affrontement avec la police et surtout de manoeuvrer pour garder la situation en main. Ainsi, un responsable de la CGT déclare le 20/ 2/79 : «Ce qu'on redoute maintenant, c 'est que les gars s organisent entre eux et montent des coups sans nous avertir parce qu 'ils savent qu 'ils ne peuvent plus compter sur notre soutien», tandis qu'un délégué de la CFDT surenchérit la semaine suivante : «Il faut que les gars puissent se défouler, on a prévu pour cela un catalogue d'actions. »

 

Pour empêcher tout risque d'explosion comme en 1968, alors que dans toute la France des grèves commencent à éclater dans d'autres secteurs, les syndicats vont mettre toutes leurs forces dans la bataille pour saboter la colère ouvrière. Ils font d'abord reprendre le travail dans les autres secteurs en lutte (postes, hôpitaux, banques, SFP...) avant d'organiser, sous la pression des ouvriers, la marche des sidérurgistes sur Paris le 23 mars. C'est à travers une minutieuse division du travail entre CGT et CFDT que les syndicats vont tout faire pour dissuader les ouvriers d'aller manifester leur colère à Paris. Ainsi, jusqu'à la dernière minute, personne ne saura ni quand ni comment les sidérurgistes arriveront dans la capitale. Et lorsqu'ils arrivent, ils sont réceptionnés par un puissant service d'ordre syndical et de bonzes du PCF qui vont organiser, en collaboration avec les flics, le sabotage de la manifestation : modification de l'itinéraire de la manif au dernier moment afin d'éviter toute rencontre avec les ouvriers parisiens, dispersion des sidérurgistes dans plusieurs cortèges syndicaux afin de donner une image éclatée du mouvement, quadrillage de la manifestation par les cordons de flics syndicaux et de CRS qui travaillent main dans la main, dispersion rapide à la fin de la manifestation pour empêcher toute tentative des ouvriers de tenir des meetings. Et pour couronner le tout, le PCF et la CGT dénoncent la présence d'éléments «autonomes» en leur cognant dessus et en livrant certains d'entre eux à la police. Jamais la complicité entre les forces de l'ordre et les flics syndicaux n'aura été aussi évidente. De plus, les sidérurgistes n'ont pas seulement été bombardés par les grenades lacrymogènes des flics. Ce sont encore les écoeurant slogans nationalistes du PCF et de la CGT qu'ils ont dû subir tout au long de cette journée du 23 mars : «Sauver l'indépendance nationale», «Se protéger des trusts allemands». Aujourd'hui, si la majorité des ouvriers qui ont participé à cette bataille ont été licenciés c'est grâce aux syndicats qui les ont trimballés, épuisés, humiliés et matraqués dans le seul but de permettre les «restructurations» nécessaires à la défense du capital national.

 

Dans tous les pays, cette deuxième vague de luttes s'est caractérisée par un mouvement de contestation des syndicats qui s'est traduit notamment par des taux de désyndicalisation en constante augmentation (en particulier en Italie, en France, en Belgique). Dans les usines, les assemblées générales, les manifestations, de plus en plus d'ouvriers dénoncent la «trahison» des syndicats dont les leaders se font souvent siffler, insulter. Dans les médias, on commence même à parler de «crise du syndicalisme».

 

Cette deuxième vague de luttes s'épuise au début des années 1980, avec la défaite de la grève massive des ouvriers de Pologne. Ce formidable mouvement des ouvriers de Pologne qui avait montré aux yeux du monde entier la force du prolétariat, sa capacité à prendre ses luttes en mains, à s'organiser par lui-même à travers ses assemblées générales (les MKS) pour étendre la lutte dans tout le pays, a constitué un encouragement pour la classe ouvrière de tous les pays. La création (avec l'aide des syndicats occidentaux) du syndicat Solidarnosc qui a livré les ouvriers de Pologne pieds et poings liés à la répression du gouvernement Jaruzelski, a provoqué un profond désarroi dans les rangs du prolétariat mondial. Il lui faudra plus de deux ans pour digérer cette défaite.

 

1983-88 : la bourgeoisie aiguise l'arme du syndicalisme contre la classe ouvrière

 

A partir de la fin 1983, face aux nouveaux plans d'austérité dans tous les pays, la classe ouvrière reprend le chemin de la lutte. D'emblée cette reprise des combats ouvriers qui débute en Belgique avec la grève du secteur public à l'automne 1983 sera marquée par des mouvements de luttes spontanées, explosant en dehors de toute consigne syndicale. C'est le signe, non seulement d'une méfiance croissante des ouvriers à l'égard des syndicats, mais également d'une plus grande confiance du prolétariat en lui-même. Cette dynamique a ainsi révélé que l'exemple des luttes d'août 1980 en Pologne (où les ouvriers étaient parvenus, avant la création de Solidarnosc, à faire reculer le gouvernement) était resté gravé dans la mémoire de toute la classe ouvrière. Dès le début, cette nouvelle vague de luttes est marquée par une volonté des ouvriers de ne plus lutter chacun dans son usine, son secteur ou sa région, mais d'élargir le combat en allant chercher la solidarité des autres ouvriers. Cette tendance s'est clairement manifestée non seulement en Belgique en 1983, et surtout lors du mouvement du printemps 1986 (où les mineurs du Limbourg, notamment, ont envoyé des délégations massives vers les autres secteurs), mais également, de 1984 à 1988, en Grande-Bretagne, en Suède et au Danemark, en Espagne, en Italie, en Allemagne...

 

Face à la volonté des ouvriers de briser l'isolement, et pour affronter de façon unie l'Etat capitaliste, les syndicats ont été contraints partout, dans un premier temps, de courir après les luttes pour en prendre le contrôle afin d'empêcher tout mouvement de solidarité entre les ouvriers de différents secteurs. Et pour ne pas être débordés, ils vont abandonner désormais leur politique d'opposition aux luttes. Ainsi, alors que dans la période précédente, leurs discours étaient toujours «il faut négocier», c'est maintenant un autre langage qu'ils vont tenir pour mystifier les ouvriers : celui de l'opposition ouverte et «radicale» au gouvernement. Quant à leur stratégie sur le terrain des luttes, elle consistera à reprendre à leur propre compte la volonté d'unité des ouvriers pour mieux la saboter.

 
  • 1983 : en Belgique, c'est de cette façon qu'ils sont parvenus à empêcher toute unification entre les ouvriers du secteur public et du secteur privé, en organisant un quadrillage du mouvement grâce à la vieille tactique de la division entre les différents syndicats et en organisant des manifestations par secteur, par région, par entreprise, par usine. En 1986, ils ont pris la tête des manifestations massives pour mieux les saucissonner et les contrôler.
  • 1984 : en Grande-Bretagne, alors que dès le début de la grève des mineurs, la question de la solidarité s'est posée, notamment avec les sidérurgistes en lutte au même moment, le NUM (syndicat des mineurs) insiste sur l'idée de l'extension de la grève d'abord dans les mines, en faisant tout pour empêcher les ouvriers de prendre eux-mêmes en charge la direction de la lutte (avec l'aide des barrages de flics et en opposant grévistes et non grévistes). Finalement, ils sont parvenus à enfermer les mineurs dans le corporatisme le plus étroit, et à dénaturer la solidarité ouvrière derrière les collectes dans le seul but d'épuiser la combativité des mineurs dans une grève longue et isolée.
  • 1985 : en France, la stratégie de la CGT a consisté à exploiter le dégoût des syndicats dans les rangs ouvriers pour les immobiliser. Ainsi en multipliant partout des journées d'action sur des revendications spécifiques à tel ou tel catégorie ou secteur, les syndicats, en même temps qu'ils faisaient tout pour en limiter l'ampleur, avaient pour seul objectif d'empêcher les ouvriers d'occuper la rue, de les paralyser, de leur ôter toute initiative. Cette manoeuvre visait ainsi à faire croire que l'apathie et le manque de volonté de lutter venaient des ouvriers eux-mêmes, empêchant ainsi la classe ouvrière de développer la confiance en ses propres forces.
 
 
 

Cette tactique syndicale de démobilisation a été utilisée également dans d'autres pays, comme en Espagne (lors des grèves des chantiers navals et dans les postes) et en Italie (où la CGIL et les gauchistes ont immobilisé les ouvriers en polarisant toute leur attention sur l'organisation par les syndicats d'un référendum sur l'échelle mobile des salaires).

 

Mais cette tentative* de paralysie des ouvriers n'a duré qu'un temps et n'a fait qu'accentuer encore le discrédit des syndicats. Dès l'automne 86, alors que dans tous les pays, les attaques qui sont tombées au cours de l'été ont renforcé le mécontentement des ouvriers, les syndicats vont devoir encore chercher à redorer leur blason pour affronter la combativité ouvrière. Partout en Europe et jusque dans les pays Scandinaves (notamment en Suède où le syndicat LO, pourtant contrôlé par le parti social-démocrate alors au gouvernement, surprend par le ton de ses discours d'une «combativité» et d'une «intransigeance» jamais vues), on assiste à un phénomène de radicalisation extrême des discours syndicaux. En France, la CGT non seulement claironne partout qu'il faut développer des ripostes «massives et unitaires» contre les attaques du gouvernement (qu'elle a pourtant soutenues pendant les trois ans où le PCF était au gouvernement), mais elle multiplie les actions de commando (blocages de trains ou d'autoroutes) pour défouler la combativité ouvrière tout en cherchant à se donner une image «jusqu'au-boutiste» et «combative». Néanmoins toutes ces manoeuvres destinées à regagner la confiance des ouvriers se sont soldées par un échec. Près de vingt ans de sabotage des luttes ouvrières ont considérablement accéléré la perte de crédit des syndicats au sein du prolétariat.

 

Ainsi, les mouvements qui ont secoué toute l'Europe occidentale entre 1986 et 1988 (lutte massive des ouvriers de Belgique au printemps 1986, grève de la SNCF en France au cours de l'hiver 1986-1987, grèves dans tous les secteurs en Espagne au printemps 1987, lutte des enseignants à l'automne 1987 en Italie, grève des hôpitaux en France en 1988) ont révélé une volonté croissante des ouvriers de développer leurs luttes en-dehors, voire contre les syndicats. Face à ce danger, la bourgeoisie devait réagir immédiatement. Les syndicats n'étant plus capables à eux seuls de contrôler les combats ouvriers, la classe dominante a été ainsi contrainte, dans tous les pays, d'appeler ses forces d'extrême gauche (trotskistes ou anarchistes) à la rescousse. C'est grâce à tous ces gauchistes «radicaux» que la classe dominante a pu utiliser à fond l'arme du «syndicalisme de base» et créer de nouvelles structures d'encadrement des luttes, les «coordinations», dont la seule fonction consiste à faire mine de contester les syndicats pour mieux enfermer les ouvriers dans la logique syndicaliste, en noyautant les assemblées générales ouvrières et en sabotant en leur sein toute tentative d'extension de la lutte aux autres secteurs. C'est dans ce piège que sont tombés les ouvriers de la SNCF en 1986 et les travailleurs des hôpitaux en 1988 (voir notre brochure «Bilan de la lutte des infirmières»).

 

Cette troisième vague de luttes ouvrières prend fin de façon brutale en 1989 avec l'effondrement spectaculaire de tout un pan du monde capitaliste : le bloc de l'Est. Grâce à cet événement, la bourgeoisie est parvenue a exploiter une fois encore le plus grand mensonge de l'histoire, l'identification du stalinisme avec le communisme, pour faire croire que tout combat contre le capitalisme ne peut mener qu'à la terreur et au chaos. Elle est parvenue à déboussoler complètement la classe ouvrière en développant une ignoble campagne visant à prouver que le communisme a fait faillite et que le capitalisme est le seul système viable. (...)

"Révolution Internationale" n°225

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