La Gauche Italienne des années 20 face à la montée du fascisme

Dès que la vague révolutionnaire marque le pas et s'engage dans une dynamique de reflux, au début des années 20, on assiste alors à la montée en puissance de mouvements fascistes, en Italie en particulier.
C'est à cette partie de la gauche de l'Internationale, majoritaire au sein du parti italien et dont le chef de file est Bordiga, qu'il revient de faire une contribution fondamentale quant à l'analyse de ce phénomène nouveau et à ses implications pour le prolétariat et pour les orientations politiques de l'avant garde révolutionnaire.

 

Le fascisme n'est pas une réaction des couches féodales

L'analyse de Bordiga s'inscrit dans la caractérisation générale faite par l'Internationale communiste de la période ouverte par la guerre de 14, celle de la décadence du capitalisme, et de l'irruption de la première vague révolutionnaire. C'est dans ce cadre qu'il dénonce les idéologies "nouvelles", dont le fascisme, que secrète la société : "A l’époque de sa décadence, la bourgeoisie est devenue incapable de se tracer une voie (c’est-à-dire non seulement un schéma de l’histoire, mais aussi un ensemble de formules d’actions) ; c’est pourquoi pour fermer la voie que d’autres classes se proposent d’emprunter dans leur agressivité révolutionnaire, elle ne trouve rien de mieux que de recourir au scepticisme universel, philosophie caractéristique des époques de décadence" (Communisme et fascisme ; Editions Programme communiste ; Rapport de A. Bordiga sur le fascisme au IVe congrès de l'Internationale communiste 2e séance - 16 novembre 1922 ; p 58)[1].

Bordiga montre que le fascisme est la forme nécessaire de domination de la société dont se dote la bourgeoisie pour faire face aux tendances à l'éclatement qui la traversent : "Le fascisme, qui ne pourra jamais surmonter l'anarchie économique du système capitaliste, a une autre tâche historique que nous pourrions définir comme la lutte contre l'anarchie politique, c'est-à-dire l'anarchie de l'organisation de la classe bourgeoise en parti politique. Les différentes couches de la bourgeoisie italienne ont traditionnellement formé des groupes solidement organisés qui se combattaient à tour de rôle du fait que leurs intérêts particuliers et locaux étaient concurrents, et qui, sous la direction de politiciens professionnels se livraient à toutes sortes de manœuvres dans les couloirs du parlement. L'offensive contre-révolutionnaire obligea les membres de la classe dominante à s'unir dans la lutte sociale et dans la politique gouvernementale. Le fascisme n'est que la réalisation de cette nécessité de classe. En se plaçant au-dessus de tous les partis bourgeois traditionnels, le fascisme les prive peu à peu de leur contenu, les remplace dans leurs activités et, grâce aux erreurs et aux insuccès du mouvement prolétarien, réussit à exploiter à ses propres fins le pouvoir politique et le matériel humain des classes moyennes." (Ibid p 92).

Comme on le voit, Bordiga se sépare nettement des interprétations qui vont devenir majoritaires au sein de l'IC selon lesquelles le fascisme est une réaction des couches féodales. Il s'y oppose même nettement : "La genèse du fascisme doit, selon nous, être attribuée à trois principaux facteurs : l'Etat, la grande bourgeoisie et les classes moyennes. Le premier de ces facteurs est l'Etat. En Italie l'appareil d'Etat a joué un rôle important dans la fondation du fascisme. Certes, les crises successives du gouvernement bourgeois ont fait naître l'idée que la bourgeoisie avait un appareil d'Etat tellement instable qu'il suffirait d'un coup de main pour l'abattre, mais il n'en est rien. Au contraire, c'est précisément dans la mesure où son appareil d'Etat se renforçait que la bourgeoisie a pu construire son organisation fasciste" (Ibid. p. 88). Il poursuit ainsi : "Le premier facteur est donc l'Etat. Le second est, comme nous l'avons déjà noté plus haut, la grande bourgeoisie. Les capitalistes de l'industrie, des banques, du commerce et les grands propriétaires terriens avaient un intérêt naturel à la fondation d'une organisation de combat capable d'appuyer leur offensive contre les travailleurs. Mais le troisième facteur ne joue pas un rôle moins important dans la genèse du pouvoir fasciste. Pour créer à côté de l'Etat une organisation réactionnaire illégale, il fallait enrôler encore d'autres éléments que ceux des couches supérieures de la classe dominante" (Ibid. p. 91)[2].

La social-démocratie fait le lit du fascisme

Une telle analyse, parfaitement lucide quant au rôle historique du fascisme, est inséparable de la compréhension, d'une part, du rôle que les partis de gauche définitivement passés au service de la bourgeoisie sont spécifiquement amenés à jouer contre le développement de la lutte de classe et, d'autre part, de la fonction de la démocratie au service de la conservation de l'ordre capitaliste. Sur ces deux questions également, Bordiga est à contre courant d'une tendance dominante au sein de l'IC. Pour lui, ce sont les partis de gauche traîtres à la classe ouvrière, et non le fascisme, qui sont utilisés comme fer de lance de l'offensive anti-ouvrière. Bordiga montre clairement, en deux circonstances, comment la bourgeoisie fait en premier lieu appel à ceux-ci, et non pas essentiellement au fascisme.

Au sortir de la première guerre mondiale : "Il est exact qu'immédiatement après la guerre, l'appareil d'Etat a traversé une crise dont la cause fut manifestement la démobilisation. Tous les éléments qui avaient jusque là participé à la guerre furent brusquement jetés sur le marché du travail ; à ce moment critique, l'appareil d'Etat qui, jusque là, avait tout mis en œuvre pour remporter la victoire sur l'ennemi extérieur dut se transformer en un organe de la défense contre la révolution. Cela posait à la bourgeoisie un problème gigantesque. Elle ne pouvait pas le résoudre militairement par une lutte ouverte contre le prolétariat. Elle devait donc le résoudre par des moyens politiques. C'est à cette époque que se forment les premiers gouvernements de gauche de l'après guerre, à cette époque que le courant politique de Nitti et Giolitti accède au pouvoir. (...) Ce fut Nitti qui créa la Garde Royale, qui n'était pas à proprement parler une police, mais bien une organisation militaire de type nouveau". (Ibid. p. 88) ;

Lors du mouvement d'occupation des usines en 1921 : "L'Etat comprit qu'une attaque frontale de sa part aurait été maladroite, que la manœuvre réformiste était une fois de plus tout indiquée et qu'on pouvait encore faire un semblant de concession. Avec le projet de loi sur le contrôle ouvrier, Giolitti obtint des chefs ouvriers qu'ils fassent évacuer les usines" (p. 79). Bordiga explicite alors en quoi le fascisme ne peut être utilisé frontalement pour battre la classe ouvrière : "Dans les grandes villes, il ne fut pas tout de suite possible de recourir à des méthodes violentes contre la classe ouvrière. Les ouvriers urbains constituaient une masse trop considérable pour cela. Il était relativement facile de les assembler et ils pouvaient donc opposer à l'attaque une résistance sérieuse. La bourgeoisie préféra donc imposer au prolétariat des luttes à caractère essentiellement syndical, dont les résultats lui furent généralement défavorables du fait de l'acuité de la crise et de l'augmentation continue du chômage." (Ibid. p. 84).

Le mouvement des occupations de 1921 ayant été défait, il s'ensuit dans la classe ouvrière en Italie une désorientation facilitant le travail de répression de l'Etat à son encontre. C'est alors, mais dans un deuxième temps, que les bandes fascistes coordonnées par l'Etat, entrent en lice en participant de plus en plus activement et massivement à la répression.

Le fascisme est une nécessité du capital face à l'ensemble de la société

Contrairement à une interprétation, développée par la gauche du capital dans les années 30 et encore véhiculée aujourd'hui, attribuant au fascisme le rôle spécifique d'affaiblir et museler le mouvement ouvrier en s'attaquant à ses prétendus acquis démocratiques au sein de la société, Bordiga est parfaitement clair sur le fait que le fascisme s'impose comme nécessité de la bourgeoisie face à l'ensemble de la société : "Les mesures gouvernementales du fascisme montrent qu'il est au service de la grande bourgeoisie, du capital industriel, financier et commercial et que son pouvoir est dirigé contre les intérêts de toutes les autres classes" (Ibid p. 121). Lorsqu'il accède au pouvoir en Italie en 1922, le fascisme doit aussi faire face à toutes les tendances centrifuges au sein de la société, mais aussi à la classe ouvrière qui, à ce moment, bien que très affaiblie, n'est pas encore totalement battue, ni écrasée comme elle le sera dans les années 30. C'est pour cela qu'il doit maintenir les mystifications démocratiques : "Le fascisme n'est pas une tendance de la droite bourgeoise s'appuyant sur l'aristocratie, le clergé, les hauts fonctionnaires civils et militaires et visant à remplacer la démocratie du gouvernement bourgeois et de la monarchie constitutionnelle par une monarchie autoritaire. Le fascisme incarne la lutte contre-révolutionnaire de tous les éléments bourgeois unis ; c'est pourquoi il ne lui est nullement nécessaire et indispensable de remplacer les institutions démocratiques par d'autres. Pour nous, marxistes, cette circonstance n'a rien de paradoxal, parce que nous savons que le système démocratique ne représente rien de plus qu'une somme de garanties mensongères derrière laquelle se dissimule la lutte réelle de la classe dominante contre le prolétariat." (Ibid. p. 93). De ce fait, rien n'indique, dans les circonstances de l'époque, que le fascisme sera amené ultérieurement à se débarrasser de la démocratie : "Les premières mesures du gouvernement montrent qu'il n'entend pas modifier la base des institutions traditionnelles. Naturellement je ne prétends pas que la situation soit favorable au mouvement prolétarien et communiste bien que je prévoie que le fascisme sera libéral et démocratique." (Ibid. p. 99). En fait le fascisme du début des années 20 n'est que l'embryon d'une tendance qui ne pourra être achevée, sous sa forme dictatoriale, que dans les années 30 en Allemagne et en Italie, après que le prolétariat ait été laminé.

Contre le front unique avec la social-démocratie

C'est grâce à son intransigeance vis-à-vis de toutes les fractions de la bourgeoisie que Bordiga et la gauche n'ont pas été entraînés dans la voie de l'opportunisme qu'empruntait la troisième internationale avec la tactique de Front Uni et qui s'est révélée catastrophique pour le mouvement ouvrier. Cette solidité des principes et clarté des analyses les a rendus capables d'adresser une mise en garde, ô combien clairvoyante comme on peut en juger avec le recul dont nous disposons aujourd'hui, contre la tentation opportuniste de fronts antifascistes : "Nous savons que le capital international ne peut que se réjouir des entreprises du fascisme en Italie, et de la terreur qu'il y exerce sur les ouvriers et les paysans. Pour la lutte contre le fascisme, nous ne pouvons compter que sur l'internationale prolétarienne révolutionnaire. Il s'agit d'une question de lutte de classe. Nous n'avons pas à nous tourner vers les partis démocratiques des autres pays, vers des associations d'imbéciles et d'hypocrites comme la Ligue des Droits de l'Homme, car nous ne voulons pas faire naître l'illusion que ces partis et courants représentent quelque chose de substantiellement différent du fascisme, ou que la bourgeoisie des autres pays n'est pas en mesure d'infliger à sa classe ouvrière les mêmes persécutions et les mêmes atrocités que le fascisme en Italie." (Rapport de A. Bordiga sur le fascisme au Ve congrès de l'Internationale communiste 23e séance - 2 juillet 1924 ; p. 144).


[1] Il faut noter que ce passage tend à montrer que, au contraire de ses théorisations ultérieures et des positions programmatiques de ses épigones bordiguistes, Bordiga ne rejette pas, au moment de la vague révolutionnaire, l'idée que le capitalisme soit entré dans sa phase de décadence.

[2] Parmi tous ceux qui défendaient une analyse du fascisme comme expression d'un mouvement réactionnaire, il y avait aussi Gramcsi pour qui le fascisme était une émanation des couches paysannes arriérées du sud de l'Italie. La réalité confirmera la validité de l'analyse de Bordiga en particulier à travers ceci que, le fascisme, autant que la démocratie, sera capable de développer les forces productives.

Conscience et organisation: