« Encore aujourd’hui, le problème du front unique est présenté comme le remède à tous les maux dont souffre la classe ouvrière, incapable de s’opposer à l’offensive du capitalisme. Ceux-là même qui depuis l’après-guerre, n’ont fait que traîner les travailleurs dans la boue des pires compromissions, clairement, pour maintenir coûte que coûte leur influence dans les masses : front unique! Tous ceux qui, à défaut d’une perspective des événements,résultant d’une analyse sérieuse de la situation, veulent agir à tout prix, se tirent d’affaire en criant, eux aussi : front unique! » (Bilan, 1934). C’est ainsi que la gauche communiste italienne en exil jugeait, 12 ans après son adoption par l’Internationale Communiste, la tactique de « front unique ».
Plus de 50 ans après, l’extrême gauche, appendice politique du capital, perpétue une pratique qui a prouvée dans l’expérience, être une des meilleure armes de la défaite du prolétariat : « Selon notre conception du front unique, nous visons à tracer aux travailleurs le chemin du pouvoir politique au mouvement des luttes. Nous l’exprimons par une propagande qui interpelle les partis ouvriers majoritaires, PC et PS, pour les enjoindre, à 1’encontre de leur politique, de prendre le pouvoir en s’engageant à satisfaire les revendications des travailleurs, à rompre avec la bourgeoisie, et à prendre les mesures anti-capitalistes que nécessite la situation... » (thèses du 2ème Congrès de la LCR).
C’est
en s’appuyant sur l’argumentation de l’IC que ces aspirants à
la participation à la gestion du capital jouent leur rôle
de dévoiement. C’est pourquoi il est important d’en
revenir au pourquoi et au comment de cette politique, pour comprendre
comment elle a pu être et est utilisée par les forces de
mystifications bourgeoises, pour que la classe ouvrière en
tire toutes les leçons et ne se laisse pas mener sur le chemin
de la défaite.
C’est essentiellement dans les 3ème et 4ème Congrès de l’I.C. Que les défenseurs actuels du front unique puisent leurs justifications.
Ils peuvent aller jusqu’à se réclamer aussi des « fronts uniques » des bolcheviks avec les mencheviks dans la période qui a précédé la première guerre mondiale. Or, l’ensemble du mouvement ouvrier a toujours caractérisé le front unique comme un front avec des fractions bourgeoises : quand l’I.C. Parlait de « front unique » avec la social-démocratie, c’était d’un front avec des partis bourgeois, irrémédiablement passés dans l’autre camp avec leur participation à la guerre impérialiste. Nous ne pouvons donc comparer les « fronts uniques » avec la politique des bolcheviks avant 14, politique d’alliance avec des mencheviks qui formaient une partie d’une social-démocratie qui n’avait pas encore fait la preuve de sa trahison irréversible et se situait encore à l’intérieur du mouvement ouvrier. Il est vrai que pour les trotskystes, la participation à la guerre impérialiste (dans laquelle ils ont trempé eux-même) n’est plus un critère définissant la nature d’une organisation, les PC étant aujourd’hui qualifiés d’un « opportunisme » mal défini...
Mais voyons plutôt comment ils utilisent le mouvement ouvrier à leurs fins crapuleuses. Il faut d’abord remarquer que les organisations gauchistes n’hésitent pas à se réclamer en bloc de la politique des deux premiers congrès, comme de celle des 3ème et 4ème, sans qu’il leur soit besoin d’expliquer la contradiction fondamentale qui existe entre les deux, autrement que par le fait que les premiers définissaient les principes, et les seconds la tactique. Le résultat en est une confusion plus grande, entravant la réappropriation réelle du passé.
Il nous faut donc revenir au premier Congrès. Se basant sur le changement historique qui mettait définitivement l’humanité devant le dilemme de guerre ou révolution, l’I.C. Mettait en avant comme tâche primordiale la dénonciation de tous les partis « réformistes » qui avaient montré leur nature dans leur participation à la première boucherie impérialiste, et s’avéraient les principaux obstacles à la prise de conscience révolutionnaire du prolétariat : »Ouvrir les yeux à tous les travailleurs sur l’oeuvre de trahison des social-chauvins et mettre PAR LA FORCE DES ARMES CE PARTI CONTRE-REVOLUTIONNAIRE HORS D’ETAT DE NUIRE, voilà une des tâches les plus importantes de la révolution prolétarienne mondiale » (Résolution sur la position envers les courants socialistes, 1er Congrès, 1919)
C’est la même Internationale qui, deux ans après, en 21,mettait en place la tactique du front unique et qui déclarait en 22 : « un gouvernement ouvrier résultant d’une combinaison parlementaire peut aussi fournir l’occasion de réanimer le mouvement révolutionnaire (...) Dans certaines circonstances, les communistes doivent se déclarer disposés à former un gouvernement avec des partis et des organisations ouvrières non communistes ». (Résolution sur la tactique de TIC, 4ème Congrès).
Que s’est-il passé entre les deux positions, dont la seconde a accéléré la précipitation des partis communistes dans le camp bourgeois, amenant 12 ans plus tard de la tactique de front unique aux fronts populaires de partis nationaux préparant la guerre impérialiste, dans lesquels se retrouvaient les mêmes PC, et en fait de « réveil révolutionnaire » à la pire contre-révolution de l’histoire, à l’écrasement non seulement physique mais idéologique de la classe? Entre les deux, s’était produit un reflux de la lutte révolutionnaire. Les défaites subies par la classe ouvrière modifiaient la situation, marquant un coup d’arrêt qui devait par la suite se révéler mortel à la révolution mondiale. Les implications se faisaient déjà sentir au niveau de l’IC : sa politique commençait à prendre le cours de la défense de l’Etat Russe et ses « tactiques » subordonnaient à cet impératif, début d’un processus qui devait mener à la défense nationale de l’URSS, reléguant aux oubliettes les impératifs de la révolution mondiale.
C’est au nom du « reflux », des « conditions devenues défavorables » que les partis révolutionnaires ont été amenés à quitter le programme révolutionnaire pour en revenir à un « programme minimum » terrain d’alliance avec les partis bourgeois, jusqu’à s’investir peu à peu dans le camp bourgeois.
C’est encore au nom de conditions défavorables, où la classe est soumise à la pression de partis bourgeois, que les gauchistes voudraient nous faire croire à 1’inévitabilité de passer des alliances avec l’ennemi. Nous allons voir les principaux arguments de l’Internationale, et comment ils pouvaient contenir en germe les confusions qui devaient permettre à la bourgeoisie de les utiliser.
L’argumentation de l’I.C. Pour justifier la nécessité de front unique se basait principalement sur le fait que le reflux avait renforcé le poids de la social-démocratie, et que, pour lutter contre elle, il ne fallait pas se couper des travailleurs prisonniers de cette mystification. Pour cela, il fallait travailler à sa dénonciation par des moyens qui allaient de l’alliance pour les partis les plus forts : En Allemagne, le PC s’est prononcé pour l’unité du front prolétarien et a reconnu possible d’appuyer un gouvernement ouvrier unitaire, à l’entrisme pour les partis les plus faibles : « il est maintenant du devoir des communistes d’exiger, par une campagne énergique, leur admission dans le Labour Party » (citations des thèses sur l’unité du front prolétarien du 4ème Congrès, 1922).
L’histoire a donné la réponse à la valeur d’une telle tactique. Les appels à « l’unité à la base » n’ont servi que de paravent à des alliances avec des appareils contre révolutionnaires. En Allemagne, elle a conduit au soutien du gouvernement massacreur d’Ebert, portant un coup mortel au prolétariat allemand et accentuant sa déroute (en 23 », l’alliance s’est même étendue jusqu’aux partis de droite, au parti nazi). Alors que la première nécessité pour le prolétariat était la rupture claire d’avec les partis traîtres, elle a servi partout à ramener les masses dans leur giron, en leur servant de caution. Plus tard, c’est au nom des mêmes arguments que les PC, de compromissions en compromissions devenus à leur tour des agents du capital en milieu ouvrier, vont établir des « fronts populaires » qu’appuieront à leur tour les trotskystes pour : « ne pas se couper des masses », appuyant puisque les masses y étaient, la participation à la guerre impérialiste au nom de 1’antifascisme.
Le coup d’arrêt à la révolution ne pouvait pas ne pas avoir des implications sur l’action de l’organisation révolutionnaire. Mais il ne modifiait en rien, ni la situation du capitalisme, dont le déclin n’allait que s’accentuer, laissant toujours la seule alternative de guerre ou révolution, ni la nature des partis passés dans le camp bourgeois, qui allaient perpétuer leur rôle de dévoiement et d’écrasement de la classe, ni la démocratie bourgeoise qui restait un instrument d’oppression contre la classe ouvrière. Cela ne modifiait en rien les tâches de la classe, dont la seule perspective dans ce système pourrissant ne pouvait être que l’affrontement, et le but premier de s’y préparer. Cela signifiait simplement que la classe ouvrière, affaiblie, écrasée, n’avait plus le rapport de force en sa faveur. Et que l’idéologie dominante reprenait de son poids. Seul un changement, dans ces conditions, aurait pu rétablir l’influence dominante des positions révolutionnaires dans la classe. Suivre les masses sur la pente qu’elles prenaient, c’était les suivre sur le chemin de la défaite, sous la domination bourgeoise, et quitter le terrain révolutionnaire pour se transformer en facteur contre révolutionnaire actif.L’analyse de la situation devait amener les révolutionnaires à s’isoler pour résister au poids immense que reprenait l’idéologie dominante. C’est ce qu’ont fait les différentes fractions de gauche, qui se sont opposées au cours que prenait la politique de 1’IC : gauches allemande, hollandaise, italienne: « si vous prenez le chemin du vieux mouvement ouvrier, alors c’est le chemin qui vous entraînera, et toutes les thèses du monde n’y changeront rien »(intervention du KAPD au 3ème Congrès). En voulant redresser le cours de la situation par une politique volontariste, où le parti devait réveiller les masses au prix de n’importe quelle alliance, l’IC n’a fait qu’ouvrir la porte à l’influence de l’ennemi : le seul résultat fut une accélération de la dégénérescence des partis qui ont suivi cette politique, et une théorisation qui devait laisser s’installer une des plus terribles confusions de l’histoire, entravant le ressurgissement de la prise de conscience par une difficulté à délimiter les ennemis.
Aujourd’hui, le cours n’est plus le même. Depuis la fin des années 60, c’est à un dégagement, même lent, de la classe de l’emprise bourgeoise que l’on assiste. La dangereuse tactique prise par l’IC s’est transformée en outil de la bourgeoisie pour contenir la classe dans ses faiblesses, au nom de l’ »unité à la base », en perpétuant les illusions sur les partis « ouvriers » PC et PS, qui s’apprêtent à jouer une fois de plus le rôle de fossoyeurs qu’ils ont joué tant de fois.
De même, l’argument de l’I.C. En 22 selon lequel « une des tâches les plus importantes des partis communistes est d’organiser la résistance au fascisme international et d’appliquer énergiquement sur ce terrain aussi la tactique du front unique » est encore fièrement repris par l’extrême-gauche. La sempiternelle « montée du fascisme »,aussi bien que la nécessité de « chasser la droite » sont mises au premier plan des préoccupations prolétariennes, amenant toute une hiérarchie dans les degrés d’antagonismes de la classe ouvrière avec l’une ou l’autre des fractions bourgeoises et une justification de fronts tous azimuts avec l’une contre l’autre.
Ce furent les « fronts antifascistes » qui encore une fois, diluant la classe ouvrière dans la solidarité nationale, l’ont embrigadée dans la boucherie, au seul profit des exploiteurs de tous pays. Pour lutter contre un ennemi n°l fasciste, c’est cette « tactique » qui a jeté le prolétariat sous les griffes d’un ennemi tout aussi redoutable : ce sont ces partis »ouvriers, qui, au nom de la classe ouvrière, ont préparé ou exécuté sa répression en Allemagne, en Espagne 36, comme au Chili...
Ce n’est pas parce que les contradictions de la bourgeoisie donnent naissance à des fractions rivales que cela change d’un iota le caractère réactionnaire et anti-prolétarien qui les unit toutes dans le capitalisme décadent. L’époque des ennemis communs est terminée depuis la 1ère guerre mondiale. Il ne reste en présence que deux ennemis jurés : le prolétariat et la bourgeoisie. Les partis de « gauche » ont révélé dans le sang de la classe qu’ils ne sont pas des partis qui favorisent la lutte du prolétariat, mais des partis du capital dont la fonction essentielle est de réprimer et de mystifier l’antagonisme de classe.
Argument le plus courant des trotskystes, déjà contenu dans la tactique des 3ème et 4ème congrès d’ »aller aux masses » en appuyant dans un premier temps les partis sociaux-démocrates pour mieux les dénoncer par la suite devant leur refus de mener une politique ouvrière, c’est celui qui consiste à s’appuyer sur leurs références trompeuses au socialisme pour mieux les démasquer et faire éclater au grand jour la tromperie.
Là encore, force est de constater que l’histoire n’a pas confirmé cette position. Aucun mouvement révolutionnaire n’a éclaté par suite de cette tactique. Le seul mouvement victorieux qu’il nous ait été donné de voir après qu’un tel parti aux allures « ouvrières » soit passé au pouvoir, ce fut celui de la révolution russe. Et la « tactique » des bolcheviks, minoritaires à l’époque, ne fut pas celle du front unique, mais : « AUCUN SOUTIEN AU GOUVERNEMENT PROVISOIRE. DEMONTRER LE CARACTERE PROFONDEMENT MENSONGER DE TOUTES SES PROMESSES. LE DEMASQUER AU LIEU « D’EXIGER » (CHOSE INADMISSIBLE ET QUI NE FAIT QUE créer DES ILLUSIONS) QUE CE GOUVERNEMENT DE CAPITALISTES CESSE D’ETRE CAPITALISTE ». (Lénine, Thèses d’Avril). Par contre, nombreuses sont les expériences de ces gouvernements « ouvriers » qui ont précipité la classe ouvrière, incapable de comprendre à temps la véritable nature de ces partis, dans la défaite,l’appui des révolutionnaires ne faisant qu’accroître la confusion.
Pour ceux qui ont pour souci de ne pas voir se répéter les tragédies du passé, de participer dès aujourd’hui à l’essor de la conscience du prolétariat, seule arme qui lui permettra de tirer des leçons de ses expériences futures, l’enseignement que tirait la gauche italienne dès 22 reste valable : « En ce qui concerne le problème d’un gouvernement social-démocrate, il est nécessaire de montrer qu’il ne peut apporter de solutions aux problèmes du prolétariat, et de le montrer AVANT MEME que ce gouvernement ne se constitue pour éviter que le prolétariat ne soit complètement abattu par l’échec de cette expérience.
(...) Lorsque le parti communiste refuse de se ranger parmi les forces qui revendiquent un gouvernement social-démocrate, il ne fait que devenir le protagoniste de cette pression de la partie la plus révolutionnaire des masses ».
La position de la gauche italienne face à la politique de l’I.C. d’appui aux sociaux démocrates, reste pour nous la seule valable, confirmée par une longue expérience, et peut s’appliquer aujourd’hui à tous les partis qui ont ouvertement signifié leur appartenance au camp bourgeois, des PC aux PS en passant par l’extrême-gauche.
Un des paravents les plus grossiers à toute cette politique de défaite a été de faire croire que les partis révolutionnaires pouvaient conserver leur « pureté », l’intégrité de leur programme dans ces alliances contre nature : « Évidemment, nous restons fidèles à notre drapeau, toujours et dans toutes les conditions nous disons qui nous sommes, où nous allons, ce que nous voulons. Mais nous ne pouvons imposer mécaniquement notre programme aux masses » (Trotsky, 1933). Et pour ne pas « imposer mécaniquement notre programme aux masses », tous les partis qui ont appliqué cette tactique de front unique, pour suivre la pente que les masses prenaient, de concessions en concessions, ont rogné peu à peu tout le programme révolutionnaire. Aujourd’hui, les organisations trotskystes ne gardent que quelques références trompe-l’oeil : tout leur appareil est entièrement dirigé vers la revendication de la prise en charge du système capitaliste, la revendication du capitalisme d’Etat sous couvert de socialisme.
Le programme révolutionnaire, ensemble des leçons du prolétariat, ne se découpe pas en tranches. Il fait partie intégrante de ce programme, de dénoncer sans compromis possible les partis qui ont trahi la classe et assument depuis plus de 50 ans le rôle de bourreau. Ne pas le faire, c’est renoncer à tout un pan des leçons acquises. Et quand un pan s’en va, une brèche s’ouvre, et sous la force de l’idéologie dominante, le reste part en lambeaux.
D.T.