Déconfinement scolaire: École “sans contact” et appel à la délation

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Selon des chiffres partiels et systématiquement minorés par les États, (1) malgré le confinement de près de la moitié de la population mondiale, le Covid-19 est devenu la troisième maladie infectieuse la plus mortelle au monde actuellement en nombre de morts quotidiens (2) et a occasionné rien qu’en France, entre le 16 mars et le 3 mai, une surmortalité de 39 % au niveau national (3) et de près de 180 % sur deux mois dans certaines communes du département de Seine-Saint-Denis, le plus pauvre de France métropolitaine. (4) Avec un virus aussi dangereux circulant toujours au sein d’une population massivement non immunisée contre celui-ci, (5) sans qu’aucun vaccin ni remède n’ait encore été trouvé et un système de santé à genoux, il est évident que toute levée prématurée des tardives mesures de précautions sanitaires peut avoir de graves conséquences pour la santé voire la vie d’une grande partie de la population, notamment chez les travailleurs.

Mais le capital, qui a de si “bonnes raisons” pour nier les souffrances de la population ouvrière qui l’entoure, est aussi peu ou tout autant influencé dans sa pratique par la perspective de la dégénérescence de l’humanité et finalement de sa dépopulation, que par la chute possible de la terre sur le soleil. […] Après moi le déluge ! telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste. Le capital ne s’inquiète donc point de la santé et de la durée de la vie du travailleur, s’il n’y est pas contraint par la société. À toute plainte élevée contre lui à propos de dégradation physique et intellectuelle, de mort prématurée, de tortures du travail excessif, il répond simplement : “Pourquoi nous tourmenter de ces tourments, puisqu’ils augmentent nos joies (nos profits) ?”” (6)

Ainsi, sous les encouragements de certains thuriféraires du capital déclarant ouvertement qu’on ne peut pas “sacrifier les jeunes et les actifs pour sauver les vieux”, (7) et afin de pouvoir renvoyer au travail un maximum de prolétaires, le gouvernement français a donc rouvert les crèches et les écoles primaires depuis le 11 mai, sous le prétexte hypocrite de lutter contre le décrochage scolaire, consécutif au confinement, d’un grand nombre d’élèves en difficulté. Mais la priorité donnée aux plus jeunes, notamment aux “enfants des personnels indispensables à la gestion de la crise sanitaire et à la continuité de la vie de la Nation” ainsi qu’aux enfants d’actifs ne pouvant pas télétravailler ne trompe personne.

Pour entretenir toutefois l’illusion, les enseignants sont tenus de suivre un inapplicable protocole sanitaire de 63 pages, pondu par le ministère de l’Éducation nationale, rendu inopérant tant par l’absurdité typiquement bureaucratique des préconisations formulées que par l’impossibilité de faire respecter scrupuleusement celles-ci par de si jeunes enfants. Et tout cela, bien sûr, sans compter les sempiternelles pénuries de masques et de gels hydroalcooliques. Dans de telles conditions d’accueil, malgré tous les efforts des adultes encadrants, l’école devient une sorte de dangereuse et traumatisante “garderie carcérale” où les enfants se voient privés de contact physique, comme dans cette école maternelle de Tourcoing où un marquage au sol de distanciation sociale à destination des élèves matérialise le côté ubuesque et déshumanisant de la situation. (8)

Mais s’il y a bien un point sur lequel le gouvernement n’a pas manqué de mettre l’accent, c’est sur la surveillance de toute expression critique tendant à dénoncer l’incurie criminelle des États bourgeois et leur responsabilité dans la survenue de la crise sanitaire actuelle. Ainsi, de manière particulièrement explicite, le ministère de l’Éducation nationale a mis en ligne des fiches “pédagogiques” à destination des enseignants où on peut lire que “la crise du Covid-19 peut être utilisée par certains pour démontrer l’incapacité des États à protéger la population et tenter de déstabiliser les individus fragilisés. Divers groupes radicaux exploitent cette situation dramatique dans le but de rallier à leur cause de nouveaux membres et de troubler l’ordre public” ; aussi, si “des enfants peuvent tenir des propos manifestement inacceptables […] La référence à l’autorité de l’État pour permettre la protection de chaque citoyen doit alors être évoquée, sans entrer en discussion polémique. Les parents seront alertés et reçus par l’enseignant, le cas échéant accompagné d’un collègue, et la situation rapportée aux autorités de l’école”. (9) En clair, les jeunes enfants sont utilisés par l’État pour identifier et intimider les parents qui oseraient mettre en cause l’action gouvernementale. Ce procédé, qui n’est pas sans évoquer les pratiques des régimes fascistes ou staliniens, n’est qu’une illustration du caractère totalitaire de la démocratie bourgeoise dans la phase de décadence du capitalisme. (10)

Toute cette situation découle du fait que, pour le capital français comme pour celui des autres nations, la reprise rapide du travail est un impératif économique à côté duquel la santé physique et mentale des ouvriers et de leur famille ne pèse pas lourd. Y compris celle de leurs enfants.

 

DM, 24 mai 2020.

6Karl Marx, Le Capital, Livre Premier, Troisième section, Chapitre X, V. Lutte pour la journée de travail normale. Lois coercitives pour la prolongation de la journée de travail depuis le milieu du XIVe jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

7Le Canard enchaîné du 6 mai indique que ces propos, tenus par l’essayiste Emmanuel Todd, ont fait l’objet de variations sur le même thème de la part des journalistes Jean Quatremer (Libération) et Christophe Barbier (L’Express).

10Voir à ce sujet notre article “Comment est organisée la bourgeoisie ? : Le mensonge de l’État “démocratique””, Revue internationale n° 76.

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