REVOLUTION ALLEMANDE (III) : l'insurrection prématurée

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Ce troisième article consacré aux luttes révolutionnaires en Allemagne de 1918-1919 ([1]) aborde une des questions les plus délicates du combat prolétarien : les conditions et l’opportunité de l’insurrection. L’expérience allemande, pour négative qu’elle fut, constitue dans ce domaine une très riche source d’enseignements pour les combats révo­lutionnaires à venir.

 En novembre 1918, en se soulevant, la classe ouvrière contraint la bourgeoisie en Allemagne à mettre fin à la guerre. Pour sa­boter la radicalisation du mou­vement et la répétition des “ événements de Russie ”, la classe capitaliste utilise, au sein des luttes le SPD ([2]) comme fer de lance contre la classe ouvrière. Grâce à une politique de sabotage particulièrement habile, le SPD, avec l'aide des syndicats, a tout fait pour saper la force des conseils ou­vriers.

Face au développement explosif du mouve­ment, voyant partout des mutine­ries de sol­dats et le passage de ceux-ci du côté des ou­vriers en insurrection, il est impossible, à la bourgeoisie, d'envi­sager une politique de répression im­médiate. Elle se doit d'abord d'agir poli­tiquement contre la classe ou­vrière pour ensuite obtenir la victoire mili­taire. Nous avons analysé en détails dans la Revue internationale n° 82 le sabotage poli­tique qu'elle a accompli. Nous voulons abor­der ici son action au niveau de l'insur­rection ouvrière.

Les préparatifs en vue d'une action militaire sont engagés depuis le premier jour. Ce ne sont pas les partis de droite de la bourgeoi­sie qui organisent cette répression mais celui qui passe encore pour “ le grand parti du prolétariat ”, le SPD, et cela en étroite col­laboration avec l'armée. Ce sont ces “ démocrates ” tant célébrés qui entrent en action comme dernière ligne de défense du capitalisme. Ce sont eux qui se révèlent le rempart le plus efficace du capital. Le SPD commence par mettre sys­tématiquement sur pieds des corps-francs dans la mesure où les unités des troupes régulières infestées par le “ virus des luttes ouvrières ” suivent de moins en moins le gouvernement bourgeois. Ainsi des unités de volontaires, bénéficiant de soldes spéciales, vont servir d'auxiliaires à la répression.

Les provocations militaires des 6 et 24 décembre 1918

Le 6 décembre, juste un mois après le début des luttes, le SPD donne l'ordre à ses sbires d'entrer en force dans les locaux du journal de Spartakus, Die Rote Fahne. K. Liebknecht, R. Luxemburg, quelques au­tres Spartakistes, mais aussi des membres du Conseil exécutif de Berlin sont arrêtés. Simultanément, les troupes loyales au gou­vernement attaquent une manifestation de soldats démobilisés et de déserteurs ; qua­torze manifestants sont tués. En réaction plusieurs usines entrent en grève le 7 décembre ; partout des assem­blées géné­rales se tiennent dans les usines. Le 8 décembre se produit pour le première fois une manifestation d'ouvriers et de sol­dats en armes rassemblant plus de 150 000 par­ticipants. Dans des villes de la Ruhr, comme à Mülheim, les ouvriers et les sol­dats arrê­tent des patrons de l'industrie.

Face aux provocations du gouvernement les révolutionnaires ne poussent pas à l'insur­rection immédiate mais appellent à la mobi­lisation massive des ouvriers. Les Spartakistes analysent, en effet, que les conditions nécessaires au renversement du gouvernement bourgeois ne sont pas encore réunies notamment au niveau des capacités de la classe ouvrière. ([3])

Le Congrès national des conseils qui se tient à la mi-décembre 1918 illustre cette situa­tion et la bourgeoisie va en tirer profit (voir le dernier article dans la Revue internatio­nale n° 82). Lors de ce Congrès, les délé­gués décident de soumettre leurs déci­sions à une Assemblée nationale qu'il faut élire. Simultanément est mis en place un “ Conseil central ” (Zentralrat) composé exclusivement de membres du SPD préten­dant parler au nom des conseils d’ouvriers et de soldats d'Allemagne. Après ce congrès la bourgeoisie se rend compte qu'elle peut uti­liser immédiatement cette faiblesse poli­ti­que de la classe ouvrière en déclenchant une seconde provocation militaire : les corps-francs et les troupes gouvernementa­les pas­sent à l'offensive le 24 décembre. Onze ma­rins et plusieurs soldats sont tués. De nou­veau une grande indignation s'élève parmi les ouvriers. Ceux de la “ Société des mo­teurs Daimler ” et de nombreuses autres usines berlinoises réclament la formation d'une Garde Rouge. Le 25 décembre ont lieu de puissantes manifestations en riposte à cette attaque. Le gouvernement est contraint de reculer. Suite au discrédit grandissant qui frappe l'équipe au pouvoir, l'USPD ([4]), qui en faisait partie jusqu'alors aux côtés du SPD, se retire.

Cependant la bourgeoisie ne lâche pas pied. Elle continue à vouloir procéder au désar­mement du prolétariat à Berlin et se prépare à lui porter un coup dé­cisif.

Le SPD appelle au meurtre des communistes

Afin de dresser la population contre le mou­vement de la classe ouvrière, le SPD se fait le porte-voix d'une ignoble et puissante campagne de calomnie contre les révolu­tionnaires et va même jusqu'à appeler au meurtre des Spartakistes : “ Vous voulez la paix ? Alors chacun doit faire en sorte que la tyrannie des gens de Spartakus prenne fin ! Vous voulez la liberté ? Alors mettez les fainéants armés de Liebknecht hors d'état de nuire ! Vous voulez la famine ? Alors suivez Liebknecht ! Vous voulez deve­nir les esclaves de l'Entente ? Liebknecht s'en occupe ! A bas la dictature des anar­chistes de Spartakus ! Seule la violence peut être opposée à la violence brutale de cette bande de crimi­nels ! ” (Tract du conseil municipal du Grand-Berlin du 29 décembre 1918)

“ Les agissements honteux de Liebknecht et de Rosa Luxemburg salissent la révolution et mettent en péril toutes ses conquêtes. Les masses ne doivent plus tolérer une minute de plus que ces tyrans et leurs partisans para­lysent ainsi les instances de la République. (...) C'est par le mensonge, la calomnie et la violence qu'ils renverseront et abattront tout obstacle qui osera s'opposer à eux.

Nous avons fait la révolution pour mettre fin à la guerre ! Spartakus veut une nouvelle révolution pour commencer une nouvelle guerre. ” (tract du SPD, janvier 1919)

Fin décembre, le groupe Spartakus quitte l'USPD et s'unit aux IKD ([5]) pour former le KPD. La classe ouvrière dispose ainsi d'un Parti communiste qui est né en plein mou­vement et qui, d'emblée, est la cible des at­taques du SPD, le principal défenseur du capital.

Pour le KPD c'est l'activité des masses ou­vrières les plus larges qui est indispensable pour s'opposer à cette tactique du capital. “ Après la première phase de la révolution, celle de la lutte essentiellement politique, s'ouvre la phase de la lutte renforcée, in­tensifiée et principalement économique. ” (R. Luxemburg au Congrès de fondation du KPD). Le gouvernement SPD “ ne viendra pas à bout des flammes de la lutte de classe économique. ” (Ibid.) C'est pourquoi le capi­tal, avec le SPD à sa tête, va tout faire pour empêcher tout élargisse­ment des luttes sur ce terrain en provoquant des soulèvements armés prématurés des ouvriers et en les ré­primant. Il s'agit, pour lui, dans un premier temps d'affaiblir le mouvement en son cen­tre, à Berlin, pour ensuite s'attaquer au reste de la classe ou­vrière.

Le piège de l'insurrection prématurée à Berlin

En janvier la bourgeoisie réorganise les troupes stationnées à Berlin. En tout, elle masse plus de 80 000 soldats autour de la ville dont 10 000 forment des troupes de choc. Au début du mois, elle lance une nou­velle provocation contre les ouvriers afin de les amener à en découdre militairement. Le 4 janvier, en effet, le préfet de police de Berlin, Eichhorn, est démis de ses fonctions par le gouvernement bourgeois. Ceci est aussitôt ressenti comme une agres­sion par la classe ouvrière. Le soir du 4 janvier, les “ hommes de confiance révolutionnaires ” ([6]) se réunissent en une séance à laquelle par­ticipent Liebknecht et Pieck au nom du KPD, fondé quelques jours auparavant. Un “ Comité révolutionnaire provisoire ”, qui s'appuie sur le cercle des “ hommes de con­fiance ”, est créé. Mais dans le même temps le Comité exécutif des conseils de Berlin (Vollzugsrat) et le Comité central (Zentralrat) nommé par le congrès national des conseils -tous deux dominés par le SPD- continuent d'exister et d'agir au sein de la classe.

Le Comité d'action révolutionnaire appelle à un rassemblement de protestation pour le dimanche 5 janvier. Environ 150 000 ou­vriers s'y rendent après une manifestation devant la préfecture de police. Le soir du 5 janvier quelques manifestants occupent les locaux du journal du SPD Vorwærts et d'au­tres maisons d'édition. Ces actions sont pro­bablement suscitées par des agents provoca­teurs, en tout cas elles se produisent sans que le Comité n'en ait connaissance et sans son approbation.

Mais les conditions pour le renversement du gouvernement ne sont pas réunies et c'est ce que met en évidence le KPD dans un tract au tout début du mois de janvier :

“ Si les ouvriers de Berlin dispersaient au­jourd'hui l'Assemblée nationale, s'ils je­taient en prison les Ebert-Scheidemann alors que les ouvriers de la Ruhr, de Haute-Silésie et les ouvriers agricoles des pays de l'est de l'Elbe restent calmes, les capitalistes seraient alors en mesure de soumettre Berlin dés le lendemain en l'affamant. L'offensive de la classe ouvrière contre la bourgeoisie, le combat pour la prise du pouvoir par les conseils d’ouvriers et de soldats doivent être l'oeuvre de l'ensemble du peuple travailleur dans tout le Reich. Seule la lutte des ou­vriers des villes et des campagnes en tout lieu et en permanence, s'accélérant et allant croissant, à condition qu'elle se transforme en un flot puissant traversant toute l'Allemagne à grand fracas, seule la vague initiée par les victimes de l'exploitation et de l'oppression, submergeant tout le pays, per­mettront de faire éclater le gouvernement du capitalisme, de disperser l'Assemblée natio­nale et d'installer sur leurs ruines le pouvoir de la classe ouvrière qui conduira le prolé­tariat à la complète victoire dans la lutte ultérieure contre la bourgeoisie. (...)

Ouvriers et ouvrières, soldats et marins ! Convoquez partout des assemblées et éclai­rez les masses sur le bluff de l'Assemblée nationale. Dans chaque atelier, dans cha­que unité de troupe, dans chaque ville, voyez et examinez si votre conseil d’ouvriers et de soldats a vraiment été élu, s'il ne com­porte pas en son sein des représentants du système capitaliste, des traîtres à la classe ouvrière comme les hommes de Scheidemann, ou des éléments inconsistants et oscillants comme les Indépendants. Convainquez alors les ouvriers et faites élire des communistes. (...) Là où vous pos­sédez la majorité dans les conseils ouvriers, faites que ces conseils ouvriers établissent immédiatement des liaisons avec les autres conseils ouvriers de la région. (...) Si ce programme est réalisé (...) l'Allemagne de la république des conseils aux côtés de la ré­publique des conseils des ouvriers russes entraînera les ouvriers d'Angleterre, de France, d'Italie sous le drapeau de la révo­lution... ”. Cette analyse montre que le KPD voit clairement que le renversement de la classe capitaliste n'est pas encore possible dans l'immédiat et que l'insurrection n'est pas encore à l'ordre du jour.

Après la gigantesque manifestation de masse du 5 janvier, se tient à nouveau le soir même une séance des “ hommes de confiance ” avec la partici­pation de délégués du KPD et de l'USPD ainsi que de représentants des troupes de la garnison. Marqués par l'im­pression laissée par la puissante manifesta­tion de la journée, les présents élisent un comité d'action (Aktionsauschuß) compre­nant 33 membres à la tête duquel sont pla­cés Ledebour comme président, Scholze pour les “ hommes de confiance révolution­naires ” et K. Liebknecht pour le KPD. Pour le lendemain 6 janvier la grève générale et une nouvelle manifestation sont décidés.

Le Comité d'action distribue un tract d'appel à l'insurrection avec le mot d'ordre : “ Luttons pour le pouvoir du prolétariat ré­volutionnaire ! A bas le gouvernement Ebert-Scheidemann ! ”

Des soldats viennent proclamer leur solida­rité au Comité d'action. Une délégation de soldats assure qu'elle se mettra du côté de la révolution dès la déclaration de la destitu­tion de l'actuel gouvernement Ebert-Scheidemann. Là-dessus, K. Liebknecht pour le KPD, Scholze pour les “ hommes de confiance révolutionnaires ” signent un dé­cret procla­mant cette destitution et la prise en charge des affaires gouvernementales par un comité révolutionnaire. Le 6 janvier, en­viron 500 000 personnes manifestent dans la rue. Dans tous les quartiers de la ville ont lieu des manifestations et des rassemble­ments ; les ouvriers du Grand-Berlin récla­ment des armes. Le KPD exige l'armement du prolé­tariat et le désarmement des contre-révolu­tionnaires. Alors que le mot d'ordre “ A bas le gouvernement ! ” a été donné par le Comité d'action, celui-ci ne prend aucune initiative sérieuse pour réaliser cette orien­tation. Dans les usines, aucune troupe de combat n'est or­ganisée, aucune tentative n'est faite pour prendre en mains les affaires de l'Etat et pour paralyser l'ancien gouver­nement. Non seulement le Comité d'action ne possède aucun plan d'action, mais le 6 janvier il est lui même mis en demeure, par des soldats de la marine, de quitter le bâtiment où il siège, ce qu'il fait effective­ment !

Les masses d'ouvriers en manifestation at­tendent des directives dans les rues pendant que les dirigeants siègent désemparés. Alors que la direction du prolétariat demeure dans l'ex­pectative, hésite, ne possède même au­cun plan, la gouvernement mené par le SPD, de son côté, se remet rapidement du choc causé par cette première offensive ouvrière. De toutes parts se rassemblent autour de lui des forces qui lui viennent en aide. Le SPD ap­pelle à des grèves et à des manifestations de soutien en faveur du gouvernement. Une campagne acharnée et perfide est lancée contre les communistes : “ Là où règne Spartakus, toute liberté et sécurité indivi­duelle sont abolies. Les périls les plus gra­ves menacent le peuple allemand et en parti­cu­lier la classe ouvrière allemande. Nous ne voulons pas nous laisser terroriser plus longtemps par ces criminels à l'esprit égaré. L'ordre doit enfin être établi à Berlin et la construction paisible d'une Allemagne révo­lu­tionnaire nouvelle doit être garantie. Nous vous convions à cesser le travail en protes­tation contre les brutalités des ban­des spar­takistes et à vous rassembler im­médiatement devant l'hôtel du gouvernement du Reich. ” (...)

“ Nous ne devons pas trouver le repos tant que l'ordre n'est pas rétabli à Berlin et tant que la jouissance des conquêtes révolution­naires n'est pas garantie à l'ensemble du peuple allemand. A bas les meurtriers et les criminels ! Vive la république socialiste ! ” (Comité exécutif du SPD, 6 janvier 1919)

La cellule de travail des étudiants berlinois écrit : “ Vous, citoyens, sortez de vos de­meures et mettez vous aux côtés des socialis­tes majo­ritaires ! La plus grande hâte est néces­saire ! ” (Tract du 7-8 janvier 1919).

De son côté Noske déclare avec cynisme le 11 janvier : “ Le gouvernement du Reich m'a transmis le commandement des soldats ré­publicains. Un ouvrier se trouve donc à la direction des forces de la République socia­liste. Vous me connaissez, moi et mon passé dans le Parti. Je me porte garant qu'aucun sang inutile ne sera versé. Je veux assainir, non anéantir. L'unité de la classe ouvrière doit être faite contre Spartakus pour que la démocratie et le socialisme ne sombrent pas. ”

 Le Comité central (Zentralrat), “ nommé ” par le Congrès national des conseils et sur­tout dominé par le SPD, proclame : “ ... une petite minorité aspire à l'instauration d'une tyrannie brutale. Les agissements criminels de bandes armées mettant en danger toutes les conquêtes de la révolution, nous con­traignent à conférer les pleins pouvoirs ex­traordinaires au gouvernement du Reich afin que l'ordre (...) soit enfin ré­tabli dans Berlin. Toutes les divergences d'opinions doivent s'effacer devant le but (...) de pré­server l'ensemble du peuple travailleur d'un nouveau et terrible malheur. Il est du devoir de tous les conseils d'ouvriers et de soldats de nous soutenir dans notre action, nous et le gouvernement du Reich, par tous les moyens (...) ” (Edition spéciale du Vorwærts, 6 janvier 1919).

Ainsi, c'est au nom de la révolution et des intérêts du prolétariat que le SPD (avec ses complices) se prépare à massacrer les révo­lutionnaires du KPD. C'est avec la plus ignoble duplicité qu'il appelle les conseils à se ranger derrière le gouvernement pour agir contre ce qu'il nomme “ les bandes ar­mées ”. Le SPD fournit même une section militaire qui reçoit des armes dans les ca­sernes et Noske est placé à la tête des trou­pes de répression : “ Il faut un chien san­glant, je ne recule pas devant cette respon­sabilité. ”

Dés le 6 janvier se produisent des combats isolés. Tandis que le gouvernement ne cesse de masser des troupes autour de Berlin, le soir du 6, siège l'Exécutif des conseils de Berlin. Celui-ci, dominé par le SPD et l'USPD, propose au Comité d'action révolu­tionnaire des négociations entre les “ hommes de confiance révolutionnaires ” et le gouver­nement, au renversement du­quel le Comité révolutionnaire vient juste­ment d'appeler. L’Exécutif des conseils joue le rôle de “ conciliateur ” en proposant de concilier l'inconciliable. Cette attitude dé­boussole les ouvriers et en par­ticulier les soldats déjà hésitants. C'est ainsi que les marins décident d'adopter une politi­que de “ neutralité ”. Dans les situations d'affron­tement direct entre les classes, toute indéci­sion peut rapidement conduire la classe ou­vrière à une perte de confiance dans ses pro­pres capacités et à adopter une attitude de méfiance vis à vis de ses organi­sations po­litiques. Le SPD, en jouant cette carte, con­tribue à affaiblir le prolétariat de façon dra­matique. Simultanément, par l'in­termé­diaire d'agents provocateurs (comme cela se­ra révélé par la suite), il pousse les ou­vriers à l’affrontement. C'est ainsi que le 7 janvier, ceux-ci occupent par la force les locaux de plusieurs journaux.

Face à cette situation, la direction du KPD, contrairement au Comité d'action révolution­naire, a une position très claire : se basant sur l'analyse de la situation faite au cours de son congrès de fondation, elle considère l'in­surrection comme prématurée.

Le 8 janvier Die Rote Fahne écrit : “ Il s'agit aujourd'hui de procéder à la réélec­tion des conseils d’ouvriers et de soldats, de reprendre l'Exécutif des conseils de Berlin sous le mot d'ordre : dehors les Ebert et consorts ! Il s'agit aujourd'hui de tirer les leçons des expériences des huit dernières semaines dans les conseils d’ouvriers et de soldats et d'élire des conseils qui corres­pondent aux conceptions, aux buts et aux aspirations des masses. Il s'agit en un mot de battre les Ebert-Scheidemann dans ce qui forme les fondements de la révolution, les conseils d'ouvriers et de soldats. Ensuite, mais seulement ensuite, les masses de Berlin et aussi de l'ensemble du Reich auront dans les conseils d’ouvriers et de soldats de véri­tables organes révolutionnaires qui leur donneront, dans tous les moments décisifs, de véritables dirigeants, de véritables cen­tres pour l'action, pour les luttes et pour la victoire. ”

Les Spartakistes appellent ainsi la classe ouvrière à se renforcer d'abord au niveau des conseils en développant les luttes sur son propre terrain de classe, dans les usines, et en en délogeant les Ebert, Scheidemann et Cie. C'est par l'intensification de sa pression, à travers ses conseils, qu'elle pourra donner une nouvelle impulsion à son mouvement pour ensuite se lancer dans la bataille de la prise du pouvoir politique.

Ce jour même, R. Luxemburg et L. Jogisches critiquent violemment le mot d'ordre de renversement immédiat du gou­vernement lancé par le Comité d'action mais aussi et surtout le fait que celui-ci, par son attitude hésitante voire capitularde, se mon­tre incapable de diriger le mouvement de la classe. Ils reprochent plus particulièrement à K. Liebknecht d'agir de sa propre autorité, de se laisser entraîner par son enthousiasme et son impatience au lieu d'en référer à la di­rection du Parti et de prendre appui sur le programme et les analyses du KPD.

Cette situation montre que ce n'est ni le pro­gramme ni les analyses politiques de la si­tuation qui font défaut mais la capacité du parti, en tant qu'organisation, à jouer son rôle de direction politique du prolétariat. Fondé depuis quelques jours seulement, le KPD n'a pas l'influence dans la classe ni en­core moins la solidité et la cohésion or­gani­sationnelles qu'avait notamment le parti bol­chevik un an auparavant en Russie. Cette immaturité du parti communiste en Allemagne est à la base de la dispersion qui existe dans ses rangs, laquelle va peser lourdement et de façon dramatique dans la suite des événements.

Dans la nuit du 8 au 9 janvier, les troupes gouvernementales se lancent à l'assaut. Le Comité d'action qui n'analyse toujours pas correctement le rapport de forces, pousse à agir contre le gouvernement : “ Grève géné­rale ! Aux armes ! Il n'y a pas le choix ! Il faut combattre jusqu'au dernier. ” De nom­breux ouvriers suivent l'appel, mais à nou­veau, ils attendent des directives précises du Comité. En vain. En effet, rien n'est fait pour organiser les masses, pour provoquer la fra­ternisation entre les ouvriers révolution­nai­res et les soldats... C'est ainsi que les trou­pes gouvernementales entrent dans Berlin et livrent pendant plusieurs jours de violents combats de rue contre les ouvriers armés. Nombre d'entre eux sont tués et bles­sés dans des affrontements qui ont lieu, de façon dispersée, dans diffé­rents quartiers de Berlin. Le 13 janvier la direction de l'USPD proclame la fin de la grève générale et le 15 janvier Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht sont assassi­nés par les sbires du régime dirigé par les Social-démocrates ! La campagne criminelle lancée par le SPD sur le thème “ Tuez Liebknecht ! ” se conclut sur un succès de la bourgeoisie. Le KPD est, à ce moment-là, privé de ses plus importants dirigeants.

Alors que le KPD fraîchement fondé a cor­rectement analysé le rapport de forces et a mis en garde contre une insurrection préma­turée, produit d'une provocation de l'ennemi, le Comité d'action dominé par les “ hommes de confiance révolutionnaires ” a une ap­pré­ciation fausse de la situation. C'est fal­sifier l'histoire que de parler d'une prétendue “ semaine de Spartakus ”. Les Spartakistes se sont au contraire prononcé contre toute précipitation. La rupture de la discipline de parti par Liebknecht et Pieck en est la preuve à contrario. C'est l'attitude précipitée des “ hommes de confiance dés révolution­naires ”, brûlant d'impatience et en défini­tive manquant de réflexion, qui est à l'ori­gine de cette défaite sanglante. Le KPD, quant à lui, ne possède pas, à ce moment-là, la force de retenir le mouvement comme les Bolcheviks étaient parvenus à le faire en juillet 1917. Comme l'avouera le social-dé­mocrate Ernst, nouveau Préfet de police qui a remplacé Eichorn démis de ses fonctions : “ Tout succès des gens de Spartakus était dés le départ exclu compte tenu que par nos préparatifs nous les avions contraints à frapper prématuré­ment. Leurs cartes furent découvertes plus tôt qu'ils ne le souhaitaient et c'est pourquoi nous étions en mesure de les combattre. ”

La bourgeoisie, suite à ce succès militaire, comprend immédiatement qu'elle doit accen­tuer son avantage. Elle lance une vague de répression sanglante où des milliers d'ou­vriers berlinois ainsi que de communistes sont assassinés, suppliciés et jetés en pri­sons. Le meurtre perpétré contre R. Luxemburg et K. Liebknecht n'est pas une exception mais révèle la détermination bestiale de la bourgeoisie à éliminer ses en­nemis mortels, les révolutionnaires.

Le 19 janvier, la “ démocratie ” triomphe : les élections à l'Assemblée nationale ont lieu. Sous la pression des luttes ouvrières, le gou­vernement a, entre temps, transféré son siège à Weimar. La république de Weimar s'instaure ainsi sur des milliers de cadavres ouvriers

L'insurrection est-elle l'affaire du parti ?

Sur cette question de l'insurrection le KPD s'appuie clairement sur les positions du marxisme et particulièrement sur ce qu'avait écrit Engels après l'expérience des luttes de 1848 :

“ L'insurrection est un art. C'est une équa­tion aux données les plus incertaines, dont les valeurs peuvent changer à tout moment ; les forces de l'adversaire ont de leur côté tous les avantages de l'organisation, de la discipline et de l'autorité ; dés que l'on n'est plus en mesure de s'opposer à elles en posi­tion de forte supériorité, on est battu et anéanti. Deuxièmement, dés que l'on s'est engagé sur le chemin de l'insurrection, il faut agir avec la plus grande détermination et passer à l'offensive. La défensive est la mort de toute insurrection armée ; l'issue est perdue avant même de s'être mesuré à l'en­nemi. Prends ton adversaire en défaut tant que ses forces sont dispersées ; fais en sorte d'obtenir quotidiennement de nouvelles vic­toires, si menues soient-elles ; conserve toi la suprématie morale que t'a créée la pre­mière victoire du soulèvement ; attire à toi les éléments hésitants qui suivent tou­jours l'élan le plus fort et se mettent tou­jours du côté le plus sûr ; contraint tes en­nemis à la retraite avant même qu'ils ne soient en me­sure de rassembler leurs forces contre toi... ” (Révolution et contre-révolu­tion en Allemagne)

Les spartakistes utilisent la même démarche vis à vis de la question de l'insur­rection que Lénine en avril 1917 :

“ Pour réussir, l'insurrection doit s'appuyer non pas sur un complot, non pas sur un parti, mais sur la classe d'avant-garde. Voilà le premier point. L'insurrection doit s'appuyer sur l'élan révolutionnaire du peuple. Voilà le second point. L'insurrection doit surgir à un tournant de l'histoire de la révolution ascendante où l'activité de l'avant-garde du peuple est la plus forte, où les hésitations sont fortes dans les rangs de l'ennemi et faibles dans ceux des amis de la révolution. Voilà le troisième point. Telles sont les trois conditions qui font que, dans la façon de poser la question de l'insurrec­tion, le marxisme se distingue du blan­quisme. ” (Lettre au comité central du POSDR, septembre 1917)

Qu'en est-il concrètement en janvier 1919 sur cette question fondamentale ?

L'insurrection s'appuie sur l'élan révolutionnaire de la classe

La position du KPD lors de son congrès de fondation est que la classe n'est pas encore mûre pour l'insurrection. En effet, après le mouvement dominé au départ par les sol­dats, une nouvelle impulsion provenant des usines, des assemblées et des manifestations est indispensable. C'est la condition pour que la classe acquière, dans son mouvement, plus de force et plus de confiance en elle-même. C'est la condition pour que l'insur­rection ne soit pas l'affaire d'une minorité, l'affaire de quelques éléments désespérés et impatients, mais au contraire qu'elle puisse s'appuyer sur “ l'élan révolutionnaire ” de l'immense majorité des ouvriers.

De plus, en janvier, les conseils ouvriers n'exercent pas un réel double pouvoir dans la mesure où le SPD a réussi à les saboter de l'intérieur. Comme nous l'avons présenté dans le dernier numéro, le Congrès national des conseils à la mi-décembre a été une victoire pour la bourgeoisie et malheureu­sement aucune nouvelle stimulation des conseils ne s'est produite depuis. L'appréciation qu'a le KPD du mouvement de la classe et du rapport de forces est par­faitement lucide et réaliste.

Pour certains, c'est le parti qui prend le pou­voir. Alors, il faut expliquer comment une organisation révolutionnaire, aussi forte soit-elle, pourrait le faire alors que la grande majorité de la classe ouvrière n'a pas encore développé suffisamment sa conscience de classe, hésite et oscille, alors qu'elle n'a pas été capable de se doter de conseils ouvriers suffisamment puissants pour s'opposer au régime bour­geois. Développer une telle position c'est totalement méconnaître les ca­ractéristiques fondamentales de la révolution prolétarienne et de l'insurrection que souli­gnait en premier Lénine : “ L'insurrection doit s'appuyer non pas sur un parti, mais sur la classe d'avant-garde. ” Même en oc­tobre 1917 les Bolcheviks tenaient particu­lièrement à ce que ce ne soit pas le parti bolchevik qui prenne le pouvoir mais le Soviet de Pétrograd.

L'insurrection prolétarienne ne peut “ se dé­créter d'en haut ”. Elle est, au contraire, une action consciente des masses qui doi­vent auparavant développer leur propre initiative et la maîtrise de leurs luttes. C'est sur cette base que les directives et orientations don­nées par les conseils et le parti seront sui­vies.

L'insurrection prolétarienne ne peut être un putsch, comme essaient de le faire croire les idéologues bourgeois. Elle est l'oeuvre de l'ensemble de la classe ouvrière. Pour se­couer le joug du capitalisme, la seule vo­lonté de quelques-uns, même s'il s'agit des éléments les plus clairs et déterminés de la classe, ne suffit pas. “ (...) le prolétariat in­surgé ne peut compter que sur son nombre, sur sa cohésion, sur ses cadres, sur son état-major. ” (Trotsky, Histoire de la Révolution Russe, “ L'art de l'insurrec­tion ”)

Ce degré de maturité n'avait pas été atteint, en janvier, dans la classe ouvrière en Allemagne.

Le rôle des communistes est central

Le KPD est conscient, à ce moment-là, que sa responsabilité essentielle est de pousser au renforcement de la classe ouvrière et en particulier au développement de sa con­science de la même manière que Lénine l'a fait auparavant en Russie dans ses “ Thèses d'Avril ” :

“ Travail de propagande 'et rien de plus', semblerait-il. C'est en réalité un travail ré­volutionnaire éminemment pratique ; car on ne saurait faire progresser une révolution qui s'est arrêtée, grisée de phrases, et qui 'marque le pas' non point à cause d'obsta­cles extérieurs, non point à cause de la vio­lence qu'exercerait la bourgeoisie (...), mais à cause de l'aveugle crédulité des masses.

C'est uniquement en combattant cette aveu­gle crédulité (...) que nous pouvons nous dégager de l'emprise de la phraséolo­gie révolutionnaire déchaînée et stimuler réel­lement aussi bien la conscience prolé­ta­rienne que la conscience des masses, leur initiative audacieuse et décidée (...). ” (Lénine, “ Les tâches du prolétariat dans notre révolution ”, point 7, avril 1917)

Lorsque le point d'ébullition est atteint, le parti doit justement “ au moment oppor­tun surprendre l'insurrection qui monte ”, pour permettre à la classe de passer à l'insurrec­tion au bon moment. Le prolétariat doit sen­tir “ au dessus de lui une direction perspi­cace, ferme et audacieuse ” sous la forme du parti. (Trotsky, Histoire de la Révolution Russe, “ L'art de l'insurrection ”)

Mais à la différence des Bolcheviks en juillet 1917, le KPD, en janvier 1919, ne possède pas encore suffisamment de poids pour être en mesure de peser de façon déci­sive sur le cours des luttes. Il ne suffit pas, en effet, que le parti ait une position juste, encore faut-il qu’il est une influence impor­tante dans la classe. Et ce n'est pas le mou­vement insurrectionnel prématuré à Berlin ni encore moins la défaite sanglante qui s'en est suivie qui vont permettre à celle-ci de se développer. La bourgeoisie, au contraire, réussit à affaiblir de façon dramatique l'avant-garde révolutionnaire en éliminant ses meilleurs militants mais également en faisant interdire son principal outil d'inter­vention dans la classe, Die Rote Fahne. Dans une situation où l'intervention la plus large du parti est absolument indispensable, le KPD se retrouve, pendant des semaines entières, sans pouvoir disposer de son or­gane de presse.

Le drame des luttes dispersées

Au cours de ses semaines, au niveau inter­national, la classe ouvrière dans plusieurs pays affronte le capital. Alors qu'en Russie l'offensive des troupes blanches contre-révo­lutionnaires se renforce contre le pouvoir ouvrier, la fin de la guerre entraîne une cer­taine accalmie sur le front social dans les “ pays vainqueurs ”. En Angleterre et en France il y a une série de grèves, mais les luttes ne prennent pas la même orientation radicale qu'en Russie et en Allemagne. Les luttes en Allemagne et en Europe centrale restent ainsi relativement isolées de celles des autres centres industriels européens. En mars les ouvriers de Hongrie établissent une république des conseils qui est rapidement écrasée dans le sang par les troupes contre-révolutionnaires, grâce, ici encore à l’habile travail de la Social-démocratie locale.

A Berlin, après avoir défait l'insurrection ouvrière, la bourgeoisie poursuit une politi­que en vue de dissoudre les conseils de sol­dats et de créer une armée destinée à la guerre civile. Par ailleurs, elle s'attaque au désarmement systématique du prolétariat. Mais la combativité ouvrière continue de s'exprimer un peu partout dans le pays. Le centre de gravité du combat, au cours des mois qui suivent, va se déplacer à travers l'Allemagne. Dans presque toutes les gran­des villes vont se produire des affrontements extrêmement violents entre la bourgeoisie et le prolétariat mais malheureusement isolés les uns des autres.

Brême en janvier...

Le 10 janvier, par solidarité avec les ou­vriers berlinois, le conseil d’ouvriers et de sol­dats de Brême proclame l'instauration de la République des conseils. Il décide l'évic­tion des membres du SPD de son sein, l'ar­me­ment des ouvriers et le désarmement des éléments contre-révolutionnaires. Il nomme un gouvernement des conseils responsable devant lui. Le 4 février le gouvernement du Reich rassemble des troupes autour de Brême et passe à l'offensive contre la ville insurgée, restée isolée. Le jour même, Brême tombe aux mains des chiens san­glants.

La Ruhr en février...

Dans la Ruhr, la plus grande concentration ouvrière, la combativité n'a cessé de s'ex­primer depuis la fin de la guerre. Déjà avant la guerre, il y avait eu, en 1912, une longue vague de grèves. En juillet 1916, en janvier 1917, en janvier 1918, en août 1918 les ou­vriers réagissent contre la guerre par d'im­por­tants mouvements de luttes. En novem­bre 1918, les conseils d'ouvriers et de sol­dats se trouvent pour la plupart sous l'in­fluence du SPD. A partir de janvier et fé­vrier 1919, de nombreuses grèves sauvages éclatent. Les mineurs en lutte se rendent dans les puits voisins pour élargir et unifier le mouvement. Souvent des oppositions violentes se produi­sent entre les ouvriers en lutte et les conseils encore dominés, par des membres du SPD. Le KPD intervient :

“ La prise du pouvoir par le prolétariat et l'accomplissement du socialisme ont pour présupposé que la grande majorité du pro­lé­tariat s'élève à la volonté d'exercer la dictature. Nous ne pensons pas que ce mo­ment soit déjà arrivé. Nous pensons que le développement des prochaines semaines et des prochains mois fera mûrir dans l’ensemble du prolétariat la conviction que c'est seulement dans sa dictature que réside son salut. Le gouvernement Ebert-Scheidemann épie la moindre occasion pour étouffer dans le sang ce développement. Comme à Berlin, comme à Brême il va ten­ter d'étouffer isolément les foyers de la révo­lution, pour ainsi éviter la révolution géné­rale. Le prolétariat a le devoir de faire échouer ces provocations en évitant de s'of­frir de plein gré en sacrifice aux bour­reaux dans des soulèvements armés. Il s'agit bien plus, jusqu'au moment de la prise du pou­voir, d'élever à son plus haut point l'énergie révolutionnaire des masses grâce aux mani­festations, aux rassemblements, à la propa­gande, à l'agitation et à l'organisa­tion, de gagner les masses dans une propor­tion de plus en plus importante et de prépa­rer les esprits pour l'heure venue. Surtout il faut partout pousser à la réélection des conseils ouvriers sous le mot d'ordre :

Les Ebert-Scheidemann hors des conseils !

Dehors les bourreaux ! ”

(Appel de la Centrale du KPD du 3 février pour la réélection des conseils ouvriers)

Le 6 février, 109 délégués des conseils siè­gent et réclament la socialisation des moyens de production. Derrière cette re­vendication, il y a la reconnaissance crois­sante par les ouvriers que le contrôle des moyens de production ne doit pas rester aux mains du capital. Mais, tant que le proléta­riat ne détient pas le pouvoir politique, tant qu'il n'a pas renversé le gouvernement bour­geois, cette revendica­tion peut se retourner contre lui. Toutes les mesures de socialisa­tion sans disposer du pouvoir politique ne sont pas seulement de la poudre aux yeux mais aussi un moyen que peut utiliser la classe dominante pour étrangler la lutte. C'est ainsi que le SPD promet une loi de socialisation qui prévoit une “ participation ” et un pseudo-contrôle de la classe ouvrière sur l'Etat. “ Les con­seils ouvriers sont constitutionnellement recon­nus comme représentation d'intérêts et de participation économique et sont ancrés dans la Constitution. Leur élection et leurs prérogatives seront réglementées par une loi spéciale qui prendra effet immédiatement. ”

Il est prévu que les conseils soient transfor­més en “ comités d'entreprise ” (Betribräte) et qu'ils aient pour fonction de participer au processus économique par la cogestion. Le but premier de cette proposition est de déna­turer les conseils et de les intégrer dans l'Etat. Ils ne sont plus ainsi des organes de double pouvoir contre l'Etat bourgeois mais au contraire servent à la régulation de la production capitaliste. De plus, cette mysti­fication entretient l'illusion d'une transfor­mation immédiate de l'économie dans “ sa propre usine ” et les ouvriers sont ainsi faci­lement enfermés dans une lutte locale et spécifique au lieu de s'engager dans un mouvement d'extension et d'unification du combat. Cette tactique, utilisée pour la première fois par la bourgeoisie en Allemagne, s'illustre à travers quelques oc­cupations d'usines. Dans les luttes en Italie de 1919-1920 elle sera appliquée par la classe dominante avec grand succès.

A partir du 10 février, les troupes responsa­bles des bains de sang de Brême et de Berlin marchent sur la Ruhr. Les conseils d'ouvriers et de soldats de l'en­semble du bassin décident la grève générale et appel­lent à la lutte armée contre les corps-francs. De partout s'élève l'appel “ Sortez des usi­nes ! ” Un nombre très im­portant d'affron­tements armés a lieu et toujours sur le même schéma. La rage des ouvriers est telle que les locaux du SPD sont souvent attaqués, comme le 22 février à Mülheim-Ruhr où une réunion social-démo­crate est mitraillée. A Gelsenkirchen, Dortmund, Bochum, Duisburg, Oberhausen, Wuppertal, Mülheim-Ruhr et Düsseldorf des milliers d'ouvriers sont en armes. Mais là aussi, comme à Berlin, l'organisation du mouve­ment fait cruellement défaut, il n'y a pas de direction unie pour orienter la force de la classe ouvrière, alors que l'Etat capita­liste, avec le SPD à sa tête, agit de façon organi­sée et centralisée.

Jusqu'au 20 février, 150 000 ouvriers sont en grève. Le 25 février, la reprise du travail est décidée et la lutte armée est suspendue. La bourgeoisie peut à nouveau déchaîner sa ré­pression et les corps-francs investissent la Ruhr ville par ville. Cependant, début avril, une nouvelle vague de grèves reprend : le 1er, il y a 150 000 grévistes ; le 10, 300 000 et à la fin du mois leur nombre re­tombe à 130 000. A la mi-avril, à nouveau, la ré­pression et la chasse aux communistes se déchaînent. Le rétablissement de l'ordre dans la Ruhr devient une priorité pour la bourgeoisie car simultanément à Brunswick, Berlin, Francfort, Dantzig et en Allemagne centrale d'importantes masses entrent en grève.

l'Allemagne centrale en février et en mars...

A la fin février, au moment où le mouve­ment se termine dans la Ruhr écrasé par l’armée, le prolétariat d'Allemagne centrale entre en scène. Alors que le mou­vement dans la Ruhr s'est cantonné aux secteurs du charbon et de l'acier, ici il con­cerne tous les ouvriers de l'industrie et des transports. Dans presque toutes les villes et les grosses usines les ouvriers se joignent au mouve­ment.

Le 24 février la grève générale est procla­mée. Les conseils d'ouvriers et de soldats lancent immédiatement un appel à ceux de Berlin pour unifier le mouvement. Une fois encore, le KPD met en garde contre toute action précipitée : “ Tant que la révolution n'a pas ses organes d'action centraux, nous devons opposer l'action d'organisation des conseils qui se développe localement en mille endroits. ” (Tract de la Centrale du KPD). Il s'agit de renforcer la pression à partir des usines, d'intensifier les luttes éco­nomiques et de renouveler les conseils ! Aucun mot d'ordre appelant au renversement du gouvernement n'est formulé.

Grâce à un accord sur la socialisation, la bourgeoisie parvient, ici aussi, à bri­ser le mouvement. Les 6 et 7 mars le travail re­prend. Et à nouveau la même action com­mune entre l'armée et le SPD se met en place : “ Pour toutes les opérations militai­res (...) il est opportun de prendre contact avec les membres dirigeants du SPD fidèles au gouvernement. ” (Märcker, dirigeant militaire de la répression en Allemagne cen­trale). La vague de grève ayant débordé sur la Saxe, la Thüringe et l'Anhalt, les sbires de la bourgeoisie exercent leur répression jus­qu'en mai.

Berlin, à nouveau, en mars...

Le mouvement dans la Ruhr et en Allemagne centrale touchant à sa fin, le prolétariat de Berlin entre à nouveau en lutte le 3 mars. Ses principales orientations sont : le renforcement des conseils d’ouvriers et de soldats, la libération de tous les pri­sonniers politiques, la formation d'une garde ouvrière révolutionnaire et l'établissement de contacts avec la Russie. La dégradation rapide de la situation de la population après la guerre, l'explosion des prix, le dévelop­pement du chômage massif suite à la dé­mobilisation, poussent les ou­vriers à déve­lopper des luttes revendicati­ves. A Berlin, les communistes réclament de nouvelles élections aux conseils ouvriers pour accen­tuer la pression sur le gouverne­ment. La direction du KPD de la circons­cription du Grand-Berlin écrit : “ Croyez vous atteindre vos objectifs révolutionnaires grâce au bulletin de vote ? (...) Si vous vou­lez faire progresser la révolution, alors en­gagez toutes vos forces dans le travail au sein des conseils d’ouvriers et de soldats. Faites en sorte qu'ils deviennent de vérita­bles instru­ments de la révolution. Procédez à de nou­velles élections aux conseils d’ouvriers et de soldats. ”

Le SPD, de son côté, se prononce contre un tel mot d'ordre. Encore une fois, il se livre au sabotage du mouvement au niveau politi­que mais aussi, comme nous le verrons, au niveau répressif. Lorsque les ouvriers berli­nois entrent en grève début mars, le conseil exécutif composé de délégués du SPD et de l'USPD prend la direction de la grève. Le KPD, lui, refuse d'y siéger : “ Accepter les représentants de cette politique dans le comité de grève signifie la trahison de la grève générale et de la révolution. ”

Comme le font aujourd'hui les socialistes, staliniens et autres représentants de la gau­che du capital, le SPD a réussi à investir le comité de grève grâce à la crédulité d'une partie des ouvriers mais surtout grâce à tou­tes sortes de manoeuvres, magouilles et du­peries. C'est pour ne pas avoir les mains liées que les spartakistes refusent, à ce mo­ment-là, de siéger aux côtés de ces bour­reaux de la classe ouvrière.

Le gouvernement fait interdire Die Rote Fahne alors que le SPD arrive à faire im­primer son journal. Les con­tre-révolution­naires peuvent ainsi dévelop­per leur propa­gande répugnante tandis que les révolution­naires sont condamnés au silence. Avant d'être interdit, Die Rote Fahne met en garde les ouvriers :

“ Cessez le travail ! Restez pour l'instant dans les usines. Rassemblez vous dans les usines. Convainquez les hésitants et ceux qui traînent. Ne vous laissez pas entraîner dans d'inutiles fusillades que guette Noske pour faire à nouveau couler le sang ”.

Rapidement, en effet, la bourgeoisie suscite des pillages, grâce à ses agents provoca­teurs, qui servent de justification officielle à l'engagement de l'armée. Les soldats de Noske détruisent en tout premier lieu les lo­caux de la rédaction de Die Rote Fahne. Les principaux membres du KPD sont à nouveau jetés en prison. Léo Jogisches est fusillé. C'est justement parce que Die Rote Fahne a mis en garde la classe ouvrière contre les provocations de la bourgeoisie, qu'il est la cible immédiate des troupes con­tre-révolu­tionnaires.

La répression à Berlin commence le 4 mars. Environ 1 200 ouvriers sont passés par les armes. Pendant des semaines la Sprée re­jette des cadavres sur ses rives. Quiconque se trouve en possession d'un portrait de Karl et de Rosa est arrêté. Nous le répétons : ce ne sont pas les fascistes qui sont responsa­bles de cette répression sanglante mais le SPD !

Alors que le 6 mars la grève générale est brisée en Allemagne centrale, celle de Berlin prend fin le 8.

En Saxe, en Bade et en Bavière aussi il y a, durant ces mêmes semaines, des luttes im­portantes mais jamais le lien ne réussit à se faire entre ces différents mouvements.

La république des conseils de Bavière en avril 1919

En Bavière aussi la classe ouvrière est en lutte. Le 7 avril le SPD et l'USPD, cherchant “ à regagner la faveur des masses par une action pseudo-révolutionnaire ” (Léviné), proclament la République des conseils. Comme en janvier à Berlin, le KPD constate que le rapport de forces n'est pas favorable aux ouvriers et prend position contre l'ins­tauration de cette République. Pourtant les communistes de Bavière appellent les ou­vriers à élire un “ conseil véritablement ré­volutionnaire ” en vue de la mise en place d'une véritable République des conseils communiste. E. Léviné se retrouve, le 13 avril, à la tête d'un nouveau gouverne­ment qui prend, sur les plans économique, politique et militaire, des mesures énergi­ques contre la bourgeoisie. Malgré cela, cette initiative est une lourde erreur des ré­volutionnaires de Bavière qui agissent à l'encon­tre des analyses et orientations du Parti.

Maintenu dans un total isolement par rap­port au reste de l'Allemagne, le mouvement voit se développer une contre-offensive d'ampleur de la part de la bourgeoisie. Munich est affamée et 100 000 soldats s'amassent dans ses alentours. Le 27 avril le Conseil exécutif de Munich est renversé. De nouveau le bras de la répression sanglante s'abat et frappe : des milliers d'ouvriers sont fusillés ou tués dans les combats ; les com­munistes sont pourchassés et Léviné est condamné à mort.

oOo

Les générations actuelles du prolétariat ont du mal à imaginer ce que peut représenter la puissance d'une vague de luttes quasi-simul­tanées dans les grandes concentrations du capitalisme et la pression gigantesque que cela exerce sur la classe dominante.

A travers son mouvement révolutionnaire en Allemagne, la classe ouvrière a prouvé qu'elle est en mesure, face à une bourgeoisie parmi les plus expérimentées, d'établir un rapport de force qui aurait pu conduire au renversement du capitalisme. Cette expé­rience montre que le mouvement révolution­naire du début du siècle n'était pas réservé au prolétariat de “ pays arriérés ” comme la Russie mais qu'il a impliqué massivement les ouvriers du pays le plus développé indus­triellement d'alors.

Mais la vague révolutionnaire, de janvier à avril 1919, s'est développée dans la disper­sion. Ces forces, concentrées et unies, au­raient suffi au renversement du pouvoir bourgeois. Elles se sont au contraire épar­pillées et le gouvernement est ainsi parvenu à les affronter et à les anéantir paquet par paquet. L'action de celui-ci, dès janvier à Berlin, avait décapité et brisé les reins de la révolution.

Richard Müller, l'un des dirigeants des “ hommes de confiance révolutionnaires ”, qui se sont caractérisés pendant longtemps par leurs grande hésitation, ne peut s'empê­cher de constater : “ Si la répression des luttes de janvier à Berlin ne s'était pas pro­duite, alors le mouvement aurait pu obtenir plus d'élan ailleurs au printemps et la ques­tion du pouvoir se serait posée plus préci­sément dans toute sa portée. Mais la provo­cation militaire avait en quelque sorte coupé l'herbe sous le pied du mouvement. L'action de janvier avait fourni des argu­ments pour les campagnes de calomnies, le harcèlement et la création d'une atmosphère de guerre civile. ”

Sans cette défaite, le prolétariat de Berlin aurait pu opportunément soutenir les luttes qui se sont développées dans les autres ré­gions d'Allemagne. Par contre, cet affaiblis­sement du bataillon central de la révolution a permis aux forces du capital de passer à l'offensive et d'entraîner partout les ouvriers dans des affrontements militaires prématu­rés et dispersés. La classe ouvrière, en effet, n'est pas parvenue à mettre sur pied un mouvement large, uni et centralisé. Elle n'a pas été capable d'imposer un double pouvoir dans tout le pays à travers le renforcement des conseils et de leur centralisation.

Seul l'établissement d'un tel rapport de force peut permettre de se lancer dans une action insur­rectionnelle, celle-ci exigeant la plus grande conviction et coordination dans l’action. Et cette dynamique ne peut se déve­lopper sans l'intervention claire et dé­terminée d’un parti politique au sein du mouve­ment. C'est ainsi que le prolétariat peut se sortir victorieusement de son combat histo­rique.

La défaite de la révolution en Allemagne du­rant les premiers mois de l'an­née 1919 n'est pas seulement le fait de l'habileté de la bourgeoisie autochtone. Elle est aussi le ré­sultat de l'action concertée de la classe capi­taliste internationale. Cette der­nière qui, pendant 4 années, s'est entre-dé­chirée avec la plus extrême violence, a dé­passé ses pro­fondes divisions et retrouvé une unité pour faire face au prolétariat révo­lutionnaire. Lénine le met clairement en évidence quand il affirme que tout a été

Alors que la classe ouvrière en Allemagne offre des luttes dispersées, les ouvriers en Hongrie en mars se dressent contre le capital dans des affrontements révolution­naires. Le 21 mars 1919 la République des conseils est proclamée en Hongrie mais elle est cepen­dant écrasée dans l'été par les troupes con­tre-révolutionnaires.

La classe capitaliste internationale se tenait unie derrière la bourgeoisie en Allemagne. Alors que pendant quatre années auparavant elle s'était entre-déchirée le plus violem­ment, elle s'affrontait unie à la classe ou­vrière. Lénine pensait que tout avait été “ fait pour s'entendre avec les conciliateurs allemands afin d'étouffer la révolution alle­mande. ” (Rapport du Comité central pour le 9e Congrès du PCR). C'est une leçon que la classe ouvrière doit retenir : chaque fois qu'elle met en danger le capitalisme, elle trouve face à elle non pas une classe domi­nante divisée mais des forces du capital unies internationalement.

Cependant si le prolétariat en Allemagne avait pris le pouvoir, le front capitaliste au­rait été enfoncé et la révolution russe ne se­rait pas restée isolée.

Lorsque la 3e Internationale est fondée à Moscou en mars 1919, pendant que se déve­loppent encore les luttes en Allemagne, cette perspective semble à portée de main à l'ens­emble des communistes. Mais la défaite ou­vrière en Allemagne va entamer le déclin de la vague révolutionnaire internationale et notamment celui de la révolution russe. C'est l'action de la bourgeoisie, avec le SPD comme tête de pont qui va permettre l'iso­lement puis la dégénérescence de la révolu­tion bolchevik et accoucher ultérieurement du stalinisme.

***

Dans le prochain article on abordera l'inter­vention des révolutionnaires dans les luttes depuis 1914 et on examinera à nouveau la question si l'échec de la révolution doit ex­clusivement être mis au compte de la fai­blesse ou de l'absence d'un parti.

DV.




[1]. Voir dans les deux précédents numéros de cette revue les articles : “ Les révolutionnaires en Allemagne pendant la première guerre mondiale ” et “ Les débuts de la révolution ”.

 

[2]  Parti social-démocrate d’Allemagne, le plus grand parti ouvrier avant 1914, date à laquelle sa direc­tion, groupe parlementaire et directions syndicales en tête, trahit tous les engagements  internationalistes du parti et se range armes et bagages aux côtés de sa bourgeoisie nationale comme sergent-recruteur de la boucherie impérialiste.

 

[3]. La CWO a montré en 1980 à quelle attitude ir­responsable une organisation révolutionnaire, sans analyses claires, peut être amenée. En effet, au mo­ment des luttes de masse en Pologne elle appela à la révolution immédiatement (“ Revolution now ”).

 

[4]. Parti socialiste indépendant d’Allemagne, scission “ centriste ” du SPD, rejette les aspects les plus ouvertement bourgeois de ce dernier, sans pour au­tant se situer sur les positions révolutionnaires des communistes internationalistes. La Ligue Spartakus s’y intègre en 1917 en vue d’élargir son influence parmi les travailleurs de plus en plus écoeurés par la politique du SPD.

 

[5] Communistes internationalistes d’Allemagne, Socialistes internationalistes d’Allemagne avant le 23 novembre 1918, date à la quelle, à Brême, ils décident de remplacer le mot de Socialiste par celui de Communiste dans leur sigle. Moins nombreux et influents que le groupe Spartakus, ils partagent avec ces derniers le même internationalisme révolution­naire. Membres de la Gauche zimmerwaldienne, ils sont très liés à la Gauche communiste internationale, en particulier la gauche hollandaise (Pannekoek et Gorter comptent parmi leurs théoriciens avant la guerre) et russe (Radek travaille dans leurs rangs). Leur position de rejet des syndicats et du parlemen­tarisme sera majoritaire au congrès de constitution du KPD, contre la position de Rosa Luxemburg.

 

[6]. Les “ hommes de confiance révolutionnaires ”, Revolutionnäre Obleute (RO), sont constitués, à l’origine, essentiellement de délégués syndicaux élus dans les usines, mais qui ont rompu avec les direc­tions social-chauvines des centrales syndicales. Ils sont le produit direct de la résistance de la classe ouvrière contre la guerre et contre la trahison des partis ouvriers et des syndicats. Malheureusement, la révolte contre la direction syndicale, les conduit sou­vent à être rétifs à l’idée de centralisation et à déve­lopper un point de vue trop localiste, voire usiniste. Ils seront toujours mal à l’aise dans les questions politiques générales et souvent une proie facile pour la politique de l’USPD.

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