1919 : fondation de l'Internationale Communiste

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Parmi les nombreux anniversaires historiques à célébrer en cette année 1989, il en est un que les médias et les histo­riens passent sous silence, ou bien, quand ils l'évoquent -en général très rapidement-, c'est pour en dénaturer consciemment la signification. En mars 1919 s'est tenu le premier congrès de l'Internationale Communiste, le congrès de constitution de la 3e Internationale.

En fêtant l'anniversaire de la révolution française de 1789 -tout comme pour le bicentenaire des Etats-Unis-, les historiens grassement payés au service de la bourgeoisie insistent sur les valeurs de liberté, d'égalité, de fraternité, de démocratie, de nation, présentées comme les principes absolus et définitifs enfin trouvés pour l'accession au "bonheur" de l'humanité. Deux siècles d'exploitation, d'affrontement des classes, de misère et de guerres impé­rialistes ont dévoilé la réalité du capital masquée derrière ces belles paroles. Pour la bourgeoisie, l'objectif de ces célébrations est de faire oublier que "le capitalisme est né dans le sang et la boue" (K. Marx), qu'il est né de la lutte ^des classes, et surtout qu'il est une société transitoire ap­pelée à disparaître comme tous les autres modes de pro­duction avant lui.

Pour la bourgeoisie de 1989, l'anniversaire de la constitu­tion de l'Internationale communiste lui rappelle la réalité et l'actualité de la lutte des classes dans le capitalisme en crise d'aujourd'hui, de l'existence du prolétariat comme classe exploitée et révolutionnaire, et l'annonce de sa propre fin.

LA VAGUE REVOLUTIONNAIRE INTERNATIONALE EN 1919

La constitution de l'IC éveille aussi de très mauvais souvenirs pour l'ensemble de la classe capitaliste et ses serviteurs zélés. En particulier, l'angoisse qu'elle eut au sortir de la première guerre mondiale devant le flot montant, et qui paraissait alors à tous inéluctable, de la vague révolutionnaire internationale. 1917: révolution prolétarienne victorieuse en Russie en octobre, mutineries dans les tranchées ; 1918 : abdication de Guillaume II et signature précipitée de l'armistice devant les mutineries et la révolte des masses ouvrières en Allemagne ; mouvements ouvriers à partir de 1919 : insurrections ouvrières en Allemagne, instauration sur le modèle russe de républiques des conseils ouvriers en Bavière et en Hongrie, début de grèves de masse ouvrières en Italie et en Grande-Bretagne ; mutineries dans la flotte et les troupes françaises, ainsi que dans des unités militaires britanniques, re rusant d'intervenir contre la Russie soviétique...

C'est Lloyd George, le Premier ministre du gouvernement britannique de l'époque, qui exprime le mieux la frayeur de la bourgeoisie internationale devant le pouvoir des soviets ouvriers en Russie, devant la force du mouvement révolution­naire, lorsqu'il déclarait, en janvier 1919, que Vil tentait actuellement d'envoyer un millier de soldats britanniques en occupation en Russie, les troupes se mutineraient", et que "si l'on entreprenait une opération militaire contre les bolcheviks, l'Angleterre deviendrait bolchevique et il se créerait un soviet à Londres.(...) L'Europe tout entière est gagnée par l'esprit révolutionnaire. Il y a chez les ouvriers un sentiment profond, non seulement de mécontentement, mais de colère et de révolte contre les conditions d'avant-guerre.L'ordre établi, sous ses aspects politique, social, économique, est remis en question par les masses de la population d'un bout à l'autre de l'Europe." (Cité par E.H. Carr, La révolution bolchevique, Editions de Minuit, 1974.)

La constitution de l'IC marque -nous le savons aujourd'hui- le point culminant de la vague révolutionnaire qui va pour le moins de 1917 à 1923 et qui parcourut le monde entier, traversant l'Europe de part en part, atteignant l'Asie (Chine) et le "nouveau" continent, Canada (Winnipeg) et USA (Seattle) jusqu'à l'Amérique latine. Cette vague révolutionnaire est la réponse du prolétariat international à la première guerre mon­diale, à quatre années de guerre impérialiste entre les Etats capitalistes pour le partage du monde. L'attitude des partis et des militants de la social-démocratie, de la 2e Internationale engloutie en 1914 face à la guerre impérialiste mondiale, allait déterminer celle qu'ils allaient prendre face à la révolution et à l'Internationale communiste.

  • "La 3e Internationale Communiste s'est constituée à la fin du carnage impérialiste de 1914-1918, au cours duquel la bour­geoisie des différents pays a sacrifié 20 millions de vies.
    Souviens-toi de la guerre impérialiste ! Voilà la première parole que l’Internationale communiste adresse à chaque tra­vailleur, quelles que soient son origine et sa langue. Souviens-toi que, du fait de l'existence du régime capitaliste, une poi­gnée d'impérialistes a eu, pendant quatre longues années, la possibilité de contraindre les travailleurs de partout à s'entre—égorger ! Souviens-toi que la guerre bourgeoise a plongé l'Europe et le monde entier dans la famine et le dénuement! Souviens-toi que sans le renversement du capitalisme, la répétition de ces guerres criminelles est non seulement possible, mais inévitable !" (Statuts de l'Internationale communiste,
    2e Congrès, juillet 1920.)

LA CONTINUITE DE L'I.C. AVEC LA 2e INTERNATIONALE

La 2e Internationale et la question de la guerre impérialiste

Dans le Manifeste Communiste (1848), K. Marx énonce un Mes principes essentiels de la lutte du prolétariat contre le capitalisme : "Les ouvriers n'ont pas de patrie." Ce principe ne signifiait pas que les ouvriers devaient se désintéresser de la question nationale, mais au contraire qu'ils devaient définir leur prise de position et leur attitude sur cette question et celle des guerres nationales en fonction du développement même de leur propre lutte historique. La question des guerres et l'attitude du prolétariat a toujours été au centre des débats dans la le Internationale (1864-1873) tout comme dans la 2e Internationale (1889-1914). Dans la majeure partie du XIXe siècle, le prolétariat ne pouvait rester indifférent aux guerres d'émancipation nationale contre la réaction féodale et monar­chique, en particulier contre le tsarisme.

C'est au sein de la 2e Internationale que les marxistes, parti­culièrement derrière Rosa Luxemburg et Lénine, surent reconnaître le changement de période dans la vie du capita­lisme survenu à l'aube du XXe siècle. Le mode de production capitaliste se trouve alors à son apogée et règne maintenant sur l'ensemble de la planète. S'ouvre ensuite la période de "l'impérialisme, stade suprême du capitalisme", comme le dit Lénine. Dans cette période, la guerre européenne à venir sera une guerre impérialiste et mondiale, opposant les différentes nations capitalistes pour la dispute et le partage des colonies et du monde. C'est principalement rafle gauche de la 2e Internationale qui mena le combat pour armer l'Internationale et le prolétariat, dans la situation nouvelle, contre l'aile opportuniste qui abandonnait chaque jour un peu plus les principes de la lutte prolétarienne. Un des moments essentiels de cette bataille politique est le congrès international de Stutt­gart en 1907, où Rosa Luxemburg, tirant les leçons de l'expérience de la grève de masse en Russie de 1905, lie la question de la guerre impérialiste à la question de la grève de masse et de la révolution prolétarienne :

  • "J'ai demandé la parole, dit Rosa Luxemburg, au nom des délégations russe et polonaise pour vous rappeler que nous devons tirer sur ce point (la grève de masse en Russie et la guerre, NDLR.) la leçon de la grande Révolution russe... La Révolution russe n’a pas surgi seulement comme un résultat de la guerre ; elle a aussi servi à mettre fin à la guerre. Sans elle, le tsarisme aurait sûrement continué la guerre..." (Cité par B.D. Wolfe, Lénine, Trotski, Staline, Calmann-Lévy, 1951.)

La Gauche fait adopter un amendement de la plus haute importance à la résolution du congrès, présenté par Rosa Luxemburg et Lénine :

  • "Si néanmoins une guerre éclate, les socialistes ont le devoir d oeuvrer pour qu'elle se termine le plus rapidement possible et d'utiliser par tous les moyens la crise économique et poli­tique provoquée par la guerre pour réveiller le peuple et de hâter ainsi la chute de la domination capitaliste." (Cité dans "La résolution sur la position envers les courants socialistes et la conférence de Berne", Premier congrès de l'Internationale communiste, Pierre Broué, EDI, 1974.)

En 1912, le congrès de Bâle de la 2e Internationale réaffirme cette position face aux menaces de plus en plus fortes de guerre impérialiste en Europe :

  • "Que les gouvernements bourgeois n'oublient pas que la guerre franco-allemande donna naissance à l'insurrection révolutionnaire de la Commune et que la guerre russo-japo­naise mit en mouvement les forces révolutionnaires de Russie. Aux yeux des prolétaires, il est criminel de s'entretuer au profit du gain capitaliste, de la rivalité dynastique et de la flo­raison des traités diplomatiques." (Ibid.)

La trahison et la mort de la 2e Internationale

Le 4 août 1914 éclate la première guerre mondiale. Gangrenée par l'opportunisme, emportée par la tempête chauvine et guer­rière, la 2e Internationale éclate et se meurt dans la honte : les principaux partis qui la composent -et surtout les partis social-démocrates allemand, français et anglais aux mains de directions opportunistes- votent les crédits de guerre, appel­lent h la "défense de la patrie", à l'"union sacrée" avec la bourgeoisie contre "l'étranger", et sont même récompensés en France par des postes de ministre pour leur renoncement à la lutte de classe. Ils reçoivent l'appui "théorique" du "centre" (entre les ailes droite et gauche de l'Internationale) quand Kautsky, "le pape du marxisme", séparant la guerre et la lutte de classe, déclare cette dernière possible seulement en "temps de paix". Et bien sûr impossible en "temps de guerre".

  • "Pour les ouvriers conscients (...), le krach de la 2e Internationale, c'est l'abominable trahison, par la majorité des partis social-démocrates, de leurs convictions, des solennelles déclarations des congrès internationaux de Stuttgart et de Bâle, des résolutions de ces congrès, etc." (Lénine, "Le krach de la 2e Internationale", 1915, dans le recueil Contre le Courant, Maspéro, 1970.)

Seuls quelques partis résistent à la tempête : principalement le» partis italien, serbe, bulgare et russe. Ailleurs, des militants bien souvent isolés, essentiellement de la Gauche, tels RosaLuxemburg et les "Tribunistes" hollandais autour de Pannekoek et Gorter, vont rester fidèles à l'internationalisme prolé­tarien et à la lutte de classe, et essayer de se regrouper.

La mort de la 2e Internationale signifie une lourde défaite pour le prolétariat, qu'il paiera de son sang dans les tranchées. Nombre d'ouvriers révolutionnaires vont disparaître dans la boucherie. Pour les "social-démocrates révolutionnaires", c'est la perte de leur organisation internationale, qui est à reconstruire :

  • "La 2e Internationale est morte vaincue par l'opportunisme. A bas l'opportunisme, et vive la 3e Internationale débarrassée non seulement des transfuges (...) mais aussi de l'opportunisme !" (Lénine, "Situation et tâches de l'Internationale socialiste", 1er octobre 1914, Ibid.)

Les conférences de Zimmerwald et de Kienthal : un pas vers la construction de l'Internationale communiste

En septembre 1915 se tient "la conférence socialiste interna­tionale de Zimmerwald". Elle devait être suivie d'une seconde conférence en avril 1916 à Kienthal, toujours en Suisse. Mal­gré les conditions de guerre et de répression, des délégués de 11 pays y participent, d'Allemagne, d'Italie, de Russie, de France, etc.

Le Manifeste de Zimmerwald reconnaît la guerre comme une guerre impérialiste. La majorité de la conférence se refuse à dénoncer la droite opportuniste des partis social-démocrates passés dans le camp de l'"union sacrée" et à envisager la scis­sion d'avec elle. Cette majorité centriste est pacifiste, et défend le mot d'ordre de la "paix".

Unie derrière les représentants de la fraction bolchevik, Lénine et Zinoviev, la "gauche zimmerwaldienne" défend la nécessité de la rupture et de la construction de la 3e Interna­tionale. Contre le pacifisme, elle affirme que "la lutte pour la paix sans action révolutionnaire est une phrase creuse et mensongère" (Lénine) et elle oppose au centrisme le mot d'ordre de "transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Ce mot d'ordre, précisément, est indiqué par les résolutions de Stuttgart et de Bâle." (Lénine.) Bien que la Gauche se renforce d'une conférence à l'autre, elle ne réussit pas à convaincre les délégués et reste minoritaire. Pourtant, elle tire un bilan positif :

  • "La deuxième conférence de Zimmerwald (Kienthal) constitue indiscutablement un progrès, c'est un pas en avant. (...) Que faire donc demain? Demain, continuer à lutter pour notre solution, pour la social-démocratie révolutionnaire, pour la 3e Internationale ! Zimmerwald et Kienthal ont montré que notre voie était la bonne." (Zinoviev, 10 juin 1916, Ibid.)

La rencontre et le combat communs des gauches de différents pays durant les conférences a permis la constitution du "premier noyau de la 3e Internationale en formation", devait reconnaître Zinoviev en mars 1918.

La réalisation par le prolétariat des résolutions des congrès de Stuttgart et de Bâle

Nous l'avons vu précédemment, la révolution prolétarienne, en Russie de 1917, ouvre une période de vague révolution­naire dans toute l'Europe. La menace prolétarienne décide la bourgeoisie internationale à mettre fin au carnage impéria­liste. Le mot d'ordre de Lénine se réalise : le prolétariat russe puis international transforme la guerre impérialiste en guerre civile. Le prolétariat rend ainsi honneur à la Gauche de la 2e Internationale en appliquant la fameuse résolution de Stuttgart.

La guerre a rejeté définitivement la droite opportuniste des partis sociaux-démocrates dans le camp de la bourgeoisie. La vague révolutionnaire met au pied du mur les pacifistes du centre, et va mener à son tour une grande partie d'entre eux -surtout les dirigeants, comme Kautsky - à rejoindre l'ennemi de classe. Il n'existe plus d'Internationale. Les nouveaux par­tis qui se constituent en rupture avec la social-démocratie commencent à adopter l'appellation de "parti communiste", en même temps que la vague révolutionnaire nécessite et pousse à la constitution du parti mondial du prolétariat, la 3e Internationale.

La constitution de pic et la continuité politique et principielle avec la 2e Internationale

L'Internationale, qui prend le nom d'Internationale commu­niste, se forme donc en mars 1919 sur la base de la rupture organique avec la droite des partis de la défunte 2e Internatio­nale. Pour autant, elle ne rejette pas les principes et les apports de celle-ci :

  • "Rejetant loin de nous toutes les demi-mesures, les mensonges et la paresse des partis socialistes officiels surannés, nous nous considérons, nous communistes, rassemblés dans la 3e Internationale, comme les continuateurs directs des efforts héroïques et du martyre de toute une longue série de généra­tions révolutionnaires, depuis Babeuf jusqu'à Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. Si la 1e Internationale a prévu le déve­loppement de l'histoire et préparé ses voies, si la 2e a ras­semblé et organisé des millions de prolétaires, la 3e Interna­tionale, elle, est l'Internationale de l'action de masse ouverte, de la réalisation révolutionnaire, l'Internationale de l’action." ("Manifeste de l'IC", P. Broué, Ibid.)

Les courants, les fractions, les traditions et les positions défendues et approfondies par la Gauche, qui vont être à la base de l'IC, sont apparus et se sont développés au sein de la 2e Internationale :

  • "l'expérience est là pour nous prouver que c'est seulement un groupement sélectionné dans le milieu historique où s'est développé le prolétariat d'avant-guerre : la 2e Internationale, que la lutte prolétarienne contre la guerre impérialiste a pu être poussée à ses conséquences extrêmes car il est le seul ayant pu formuler un programme avancé de la révolution prolétarienne et, par là, le seul qui ait pu jeter les bases pour le nouveau mouvement prolétarien." ("Bilan" n° 34, Bulletin théorique de la fraction italienne de la Gauche communiste, août 1936.)

Au-delà d'individus tels Lénine, Rosa Luxemburg, Anton Pannekoek, au-delà même des groupes et fractions des partis social-démocrates tels les bolcheviks, les gauches allemande, hollandaise, italienne, etc., il existe une continuité politique et organique entre la Gauche de la 2e Internationale, la Gauche de Zimmerwald et la 3e Internationale. C'est sur l'initiative du Parti communiste (bolchevik) de Russie -ex-Parti ouvrier social-démocrate (bolchevik) de Russie adhérant à la 2e Inter­nationale- et du Parti communiste d'Allemagne -ex-Ligue Spartacus- qu'est convoqué le premier congrès de la nouvelle Internationale. Les bolcheviks ont animé et entraîné la Gauche à Zimmerwald. Celle-ci, véritable lien organique et politique entre la 2e et la 3e Internationale comme "fraction de gauche" de la 2e, tire le bilan de son combat passé et indique la nécessité de l'heure :

  • "Les conférences de Zimmerwald et de Kienthal eurent leur importance à une époque où il était nécessaire d'unir tous les éléments prolétariens décidés sous une forme ou une autre à protester contre la boucherie impérialiste. (...) Le groupement de Zimmerwald a fait son temps. Tout ce qui était véritable­ment révolutionnaire dans le groupement de Zimmerwald passe et adhère à l’Internationale communiste." ("Déclaration des participants à Zimmerwald", P. Broué, Ibid.)

Nous insistons particulièrement sur la continuité qui existe, entre les deux Internationales. En effet, nous l'avons vu, l'IC ne surgit pas du néant au niveau organique. Il en est de même au niveau de son programme et de ses principes politiques. Ne pas reconnaître le fil historique qui les relie serait tombé dans l'anarchisme, incapable de comprendre le déroulement de l'histoire, ou céder au spontanéisme le plus mécanique en voyant l'IC comme le produit du seul mouvement révolution­naire des masses ouvrières.

Ne pas reconnaître la continuité, c'est l'impossibilité de com­prendre en quoi l'IC rompt avec la 2e Internationale. Car, s'il y a continuité entre les deux -continuité de principe s'exprimant entre autre dans la résolution de Stuttgart-, il y a aussi une rupture. Rupture matérialisée dans le programme politique de l'IC, dans ses positions politiques et dans sa pra­tique organisationnelle et militante comme "parti communiste mondial". Rupture au travers des faits eux-mêmes, dans l'emploi des armes et la répression sanguinaire, par le gou­vernement de Kerenski, auquel participent mencheviks et socialistes-révolutionnaires, membres de la 2e Internationale, contre le prolétariat et les bolcheviks en Russie, par le gou­vernement social-démocrate de Noske-Scheidemann contre le prolétariat et le KPD en Allemagne.

Ne pas reconnaître cette "rupture dans la continuité", c'est rendre impossible aussi la compréhension de la dégénéres­cence de l'IC dans les années 20 et le combat qu'ont mené en son sein, et par la suite dans les années 30 en dehors, car exclues, les fractions de la Gauche Communiste "italienne", "allemande" et "hollandaise" pour ne citer que les plus importantes. C'est de ces fractions de gauche, de leur défense des principes communistes et de leur travail de bilan critique de l'IC et de la vague révolutionnaire de 1917-23, que les groupes communistes d'aujourd'hui et les positions qu'ils défendent sont le produit.

Ne pas reconnaître l'héritage de la 2e, l'héritage politique du prolétariat, rend incapable de comprendre les fondements des positions de l'IC, ni la validité actuelle de certaines d'entre elles parmi les plus importantes, ni les apports des fractions des années 30. C'est-à-dire être incapable de défendre de manière conséquente, assurée et déterminée les positions révolutionnaires aujourd'hui.

LA RUPTURE DE L'I.C. AVEC LA 2e INTERNATIONALE

Le programme politique de l’I.C.

Trotski rédige fin janvier 1919 la Lettre d'invitation au congrès de constitution de l'IC, qui détermine les principes politiques que veut se donner la nouvelle organisation. Elle est en fait le projet de "Plate-forme de l'Internationale com­muniste" et en fournit un bon résumé. Elle se base sur les pro­grammes des deux principaux partis communistes :

  • "La reconnaissance des principes suivants établis sous forme de programme et élaborés à partir des programmes de la Ligue Spartacus en Allemagne et du Parti communiste (bol­chevik) de Russie, doit, selon nous, servir de base à la nouvelle Internationale." ("Lettre d'invitation au 1er congrès", P. Broué, Ibid.)

La Ligue Spartacus n'existe plus alors, depuis la constitution du Parti communiste allemand le 29 décembre 1918. Ce der­nier, le KPD, vient de perdre ses principaux dirigeants, Rosa | Luxemburg et Karl Liebknecht,  assassinés par la social-démocratie lors de la répression terrible qu'a subie le prolétariat berlinois en janvier. C'est donc au moment où elle se constitue que l'IC connaît sa première défaite en même temps que le prolétariat international. A deux mois de sa constitution, elle vient de perdre deux de ses dirigeants au prestige, à ( la force et aux capacités théoriques et politiques comparables à ceux de Lénine et de Trotsky. C'est Rosa Luxemburg qui a le plus développé dans ses écrits et prises de position, à la fin du siècle dernier, le point qui va devenir la clé de voûte du programme politique de la 3e Internationale.

Le déclin historique irréversible du capitalisme

Pour Rosa Luxemburg, il est clair qu'avec la guerre de 1914, s'est ouverte la période de décadence du mode de production capitaliste. Cette position ne souffre plus de contestation après le carnage impérialiste :

  • "Historiquement, le dilemme devant lequel se trouve l'humanité d'aujourd'hui se pose de la façon suivante : chute dans la barbarie, ou salut par le socialisme." ("Discours sur le Programme" au congrès de fondation du KPD, dans Spartacus et la commune de Berlin, Editions Spartacus.)

Cette position est réaffirmée avec force par l'Internationale dans le premier point de la Lettre d'invitation au congrès :

  • "1° La période actuelle est celle de la décomposition et de l'effondrement de tout le système capitaliste mondial, et sera celle de l’effondrement de la civilisation européenne en géné­ral, si le capitalisme, avec ses contradictions insurmontables, n’est pas abattu." Et
    "Une nouvelle époque est née : l’époque de la désagrégation du capitalisme, de son effondrement intérieur. L'époque de la révolution communiste du prolétariat." ("Plate-forme de l'Internationale communiste", P.Broué, Ibid.)

Les implications politiques de l’époque de décadence du capitalisme

Pour tous ceux qui se situent sur le terrain de l'Internationale communiste, le déclin du capitalisme a des conséquences sur les conditions de vie et de lutte du prolétariat. Contrairement à la position du centre pacifiste, à Kautsky par exemple, la fin de la guerre ne signifie pas le retour à la vie et au programme d'avant-guerre. Là se situe un des points de rupture entre la 2e Internationale morte et la 3e :

  • "Une chose est certaine, la guerre mondiale représente un tournant pour le monde. (...)"La guerre mondiale a changé les conditions de notre lutte et nous a changés nous-mêmes radi­calement." (La crise de la social-démocratie, dite Brochure de Junius, Rosa Luxemburg, 1915, Editions La Taupe.)

 L'ouverture de la période de déclin de la société capitaliste, marquée par la guerre impérialiste, signifie de nouvelles conditions de vie et de lutte pour le prolétariat international. La grève de masse en Russie en 1905, le surgissement pour la première fois d'une nouvelle forme d'organisation unitaire des masses ouvrières, les soviets, la formation de conseils ouvriers, l'avaient annoncée. Rosa Luxemburg (Grève de masse, parti et syndicats, 1906) et Trotsky (1905) tirèrent les leçons essentielles de ces mouvements de masse. Avec R.Luxemburg, l'ensemble de la Gauche mena le débat sur la grève de masse et la bataille politique au sein de la 2e Inter­nationale contre l'opportunisme des directions syndicales et des partis social-démocrates, contre leur vision d'une évolu­tion pacifique et graduelle vers le socialisme. En rupture avec la pratique social-démocrate, l'IC affirme que :

  • "La méthode fondamentale de la lutte est l’action de masse du prolétariat, y compris la lutte ouverte à main armée contre le pouvoir d'Etat du capital." ("Lettre d'invitation au congrès").

La révolution et la dictature du prolétariat

L'action des masses ouvrières mène à l'affrontement avec l'Etat bourgeois. L'apport le plus précieux de l'IC est sur l'attitude du prolétariat révolutionnaire face à l'Etat. Rompant avec le réformisme de la social-démocratie, reprenant la méthode marxiste et les leçons des expériences historiques : la Commune de Paris, 1905, et surtout l'insurrection d'Octobre 1917 puis la destruction de l'Etat capitaliste en Russie et l'exercice du pouvoir des conseils ouvriers, l’IC se prononce clairement et sans ambiguïté pour la destruction de l'Etat bourgeois et la dictature du prolétariat, la dictature des masses ouvrières organisées dans les conseils ouvriers.

Dans la Lettre d'invitation déjà citée, on lit :

  • "2° La tâche du prolétariat consiste maintenant à s'emparer du pouvoir d'Etat. La prise du pouvoir signifie la destruction de l'appareil d'Etat de la bourgeoisie et l'organisation d'un nouvel appareil du pouvoir prolétarien.
  • "3° Le nouvel appareil du pouvoir doit représenter la dictature de la classe ouvrière, et, dans certains endroits aussi celle des petits paysans et des ouvriers agricoles (...). Le pouvoir des conseils ouvriers ou des organisations ouvrières est sa forme concrète.
  • "4° La dictature du prolétariat doit être le levier de l’expropriation immédiate du Capital, de l'abolition de la propriété privée des moyens de production et de sa transfor­mation en propriété sociale."

Cette question est un point essentiel du congrès qui voit la présentation et l'adoption des "Thèses sur la démocratie bour­geoise et la dictature prolétarienne" présentées par Lénine.

Les thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat

Les thèses commencent par dénoncer la fausse opposition entre la démocratie et la dictature "car, dans aucun pays capitaliste civilisé, il n'existe de 'démocratie en général', mais seulement une démocratie bourgeoise." La Commune de Paris a montré le caractère dictatorial de la démocratie bour­geoise. Défendre la démocratie "pure" dans le capitalisme, c'est défendre dans les faits la démocratie bourgeoise, la forme par excellence de la dictature du capital. Quelle liberté de réunion pour les ouvriers ? Quelle liberté de presse ? Lénine répond :

  • "La 'liberté de presse' est également un des principaux mots d'ordre de la 'démocratie pure'. Néanmoins, les ouvriers savent (...) que cette liberté est un leurre, tant que les meil­leures imprimeries et les plus gros stocks de papier sont accaparés par les capitalistes, et tant que le pouvoir du capi­tal demeure sur la presse, ce pouvoir qui s'exprime dans le monde entier d'autant plus cyniquement que la démocratie et le régime républicain sont plus développés, par exemple comme en Amérique. Pour conquérir une véritable égalité et une véritable démocratie pour les travailleurs, pour les ouvriers et les paysans, on doit retirer aux capitalistes la pos­sibilité d'embaucher des écrivains, d'acheter des maisons d'éditions et de corrompre la presse. A cet effet, il est néces­saire de secouer le joug du capital, de renverser les exploi­teurs et de briser leur résistance." ("Thèses sur la démocratie et la dictature du prolétariat", P.Broué, Ibid.)

Revendiquer et défendre la démocratie pure, comme les kautskystes, est un crime contre le prolétariat après l'expérience de la guerre et de la révolution, continuent les thèses. C'est pour les intérêts des différents impérialismes, d'une minorité de capitalistes, que des millions d'hommes ont été massacrés dans les tranchées et que dans tous les pays, démocratiques ou non, s'est édifiée la "dictature militaire de la bourgeoisie". C'est la démocratie bourgeoise qui a assas­siné Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg alors qu'ils étaient arrêtés et emprisonnés par le gouvernement social-démocrate.

  • "Dans un tel état de fait, la dictature du prolétariat ne se légitime pas seulement en tant que moyen de renverser les exploiteurs et de briser leur résistance, mais aussi par le fait qu'elle est nécessaire à la masse des travailleurs comme unique moyen de défense contre la dictature de la bourgeoi­sie, qui a mené à la guerre et qui prépare de nouvelles guerres.(...)"La différence fondamentale entre la dictature du prolétariat et la dictature des autres classes (...) consiste en ce que (...) la dictature du prolétariat est la répression par la violence de la résistance des exploiteurs, c'est-à-dire de la minorité infime de la population des grands propriétaires fonciers et des capitalistes. (...)"
    La forme de la dictature du prolétariat déjà élaborée en fait, c'est-à-dire le pouvoir des soviets en Russie, le système des conseils ouvriers en Allemagne, les Shop-stewards Committees et autres institutions soviétiques dans d'autres pays signifient et réalisent précisément pour les classes labo­rieuses, c'est-à-dire pour l'énorme majorité de la population, une possibilité effective de jouir des droits et libertés démo­cratiques, comme il n'en a jamais existé, même approximati­vement, dans les meilleures républiques démocratiques bourgeoises." (Ibid.)

Seule la dictature du prolétariat à l'échelle mondiale peut détruire le capitalisme, abolir les classes, et assurer le passage au communisme.

  • "L'abolition du pouvoir d'Etat est l’objectif que se sont assi­gné tous les socialistes, Marx en tête. Tant que cet objectif n'est pas réalisé, la démocratie véritable, c'est-à-dire l’égalité et la liberté, est irréalisable. Seule la démocratie soviétique ou prolétarienne conduit pratiquement à ce résul­tat, car elle commence aussitôt à préparer le dépérissement complet de tout Etat, en associant les organisations des masses laborieuses à la gestion de l'Etat." (Ibid.)

La question de l'Etat est cruciale au moment où la vague révolutionnaire déferle en Europe et à l'heure où la bourgeoisie de tous les pays mène la guerre civile contre le prolétariat en Russie, quand l'antagonisme entre le travail et le capital, entre le prolétariat et la bourgeoisie atteint son degré le plus extrême et le plus dramatique. C'est concrètement que se pose aux révolutionnaires la nécessité de la défense de la dictature du prolétariat en Russie et de l'extension internationale de la révolution, du pouvoir des soviets à l'Europe. Pour ou contre l'Etat de la dictature du prolétariat en Russie et la vague révolutionnaire. "Pour" signifie l'adhésion à l'Internationale communiste, et la rupture politique et organique avec la social-démocratie. "Contre" veut dire la défense de l'Etat bourgeois et le choix définitif du camp de la contre-révolu­tion. Et pour les courants centristes hésitants devant l'alternative, ce sera l'éclatement et la disparition. Les périodes révolutionnaires ne laissent pas de place à la politique timorée du "juste milieu".

AUJOURD'HUI ET DEMAIN : CONTINUER LE TRAVAIL DE L'I.C.

Le changement de période historique définitivement révélé avec la guerre de 1914-1918 détermine la rupture entre les positions politiques de la 2e et de la 3e Internationales. Nous venons de le voir sur la question de l'Etat. Le déclin du capi­talisme et ses conséquences sur les conditions de vie et de lutte pour le prolétariat posaient toute une série de nouveaux problèmes : fallait-il toujours participer aux élections et se servir du parlementarisme ? Face aux conseils ouvriers, les syndicats qui ont participé à l’"union sacrée", étaient-ils encore des organisations ouvrières ? Quelle attitude adopter vis-à-vis des luttes de libération nationale dans l'époque des guerres impérialistes ?

L'IC ne sait pas répondre à ces nouvelles questions. Elle se constitue plus d'un an après octobre 1917 en Russie, deux mois après la première défaite du prolétariat à Berlin. Les années qui suivent, sont marquées par la défaite et le recul de la vague révolutionnaire internationale et, par conséquent, par l'isolement croissant du prolétariat en Russie. Cet isolement est la raison déterminante de la dégénérescence de l'Etat de la dictature du prolétariat. Ces événements vont rendre incapable l'IC de résister au développement de l'opportunisme. A son tour, elle en mourra.

Pour tirer un bilan de l'IC, il faut évidemment la reconnaître comme le Parti communiste international qu'elle fut. Pour ceux qui n'y voient qu'une organisation bourgeoise -du fait de sa dégénérescence ultérieure- il est impossible d'en tirer un bilan et des leçons. Le trotskisme lui, se revendique des "Quatre premiers congrès" sans critique. Il n'a jamais vu que, là où le premier rompait avec la 2e Internationale, les congrès suivants marquaient un recul : en opposition à la scission accomplie au 1er Congrès avec la social-démocratie, le 3e propose à cette dernière l'alliance dans le "Front unique". Après avoir reconnu son passage définitif dans le camp de la bourgeoisie, elle réhabilite la social-démocratie au 3e Congrès. Cette politique d'alliance avec les partis social-démocrates allait mener le trotskisme à l’'entrisme", c'est-à-dire à entrer dans ces partis dans les années 30 au mépris des principes mêmes du 1er Congrès. Cette politique d'alliance, de capitulation, aurait dit Lénine, devait précipiter encore plus le courant trotskyste dans la contre-révolution avec le soutien au gouvernement républicain bourgeois dans la guerre d'Espagne et ensuite la participation dans la 2e guerre impé­rialiste mondiale, trahissant ainsi Zimmerwald et l'Internationale.

C'est au sein de l’IC que, dès le début des années 20, s'est créée une nouvelle Gauche pour essayer de lutter contre la dégénérescence : en particulier les Gauches italienne, alle­mande et hollandaise. Ces fractions de Gauche, qui ont été exclues tout au long des années 1920, continuèrent leur com­bat politique pour assurer la continuité entre l'IC qui se mou­rait et le "parti de demain" en tirant un bilan de la vague révolutionnaire et de l'Internationale communiste. "Bilan" était précisément le nom de la revue de la Fraction italienne de la Gauche communiste dans les années 1930.

En continuité avec les principes de l'Internationale, ces groupes ont critiqué les faiblesses de sa rupture avec la 2e Internationale. Leur travail obscur au plus profond de la contre-révolution, leur défense des principes communistes dans les années 30 et au cours de la 2e guerre impérialiste mondiale, ont permis le surgissement et l'existence des groupes communistes d'aujourd'hui, qui, à défaut d'une continuité organique, assurent la continuité politique. Les positions défendues et élaborées par ces groupes répondent aux problèmes soulevés dans l'IC par la nouvelle période de décadence du capitalisme.

C'est donc sur la base du bilan critique accompli par les Fractions de la Gauche communiste que l'IC vit actuellement et vivra dans le Parti communiste mondial de demain.

Aujourd'hui, face à l'exploitation et à la misère croissantes, le prolétariat doit adopter la même position que la Gauche de Zimmerwald :

  • Non à l'union sacrée avec sa bourgeoisie dans la guerre économique !
    Non aux sacrifices pour sauver l'économie nationale !
    Vive la lutte de classe !
    Transformation de la guerre économique en guerre civile !

Face à la catastrophe économique, face à la décomposition de la société, face à la perspective d'une troisième guerre impé­rialiste mondiale, auxquelles nous mène le capitalisme, l'alternative historique reste la même qu'en 1919 : destruction du capitalisme et instauration de la dictature du prolétariat au niveau mondial, socialisme ou barbarie.

L'avenir appartient au communisme.

R.L.

Conscience et organisation: 

Heritage de la Gauche Communiste: