Polémique : réponse à « Battaglia Comunista » sur le cours historique

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Depuis 1968, les groupes révolutionnaires qui ont été amenés à former le CCI défendent le fait que la vague de luttes ouvrières qui a débuté cette année-là en France a marqué une nouvelle période dans le rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat : la fin de la longue période de contre-révolution consécutive au reflux de la vague révolutionnaire de 1917-23 ; l'ouverture d'un cours vers des confrontations de classe généralisées. Alors que l'accélération de l'écroulement de l'économie capitaliste ne pouvait que pousser la bourgeoisie vers une nouvelle guerre mondiale, cette même désintégration économique provoquait une forte résistance de la part d'une nouvelle génération d'ouvriers qui n'a pas connu la défaite. En conséquence, le capitalisme ne peut pas aller à la guerre sans, d'abord, écraser le prolétariat ; d'un autre côté, la combativité et la conscience croissantes du prolétariat conduisent inévitablement vers des combats de classe titanesques dont l'issue déterminera si la crise du capitalisme débouchera sur la guerre ou sur la révolution.

Il n'y a pas beaucoup de groupes du milieu politique prolétarien qui partagent cette vision du cours historique, et c'est le cas en particulier du courant le plus important en dehors du CCI, le Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR). Après une longue période pendant laquelle le BIPR montrait peu ou pas d'intérêt à discuter avec le CCI, on ne peut que saluer sa récente contribution sur cette question parue dans « Battaglia Comunista » (BC), publication de l'organisation du BIPR en Italie : le Parti Communiste Internationaliste (article « Le CCI et le cours historique : une méthode erronée », BC n° 83, mars 87, publié en anglais dans la « Communist Review » n° 5). Cela, non seulement parce que le texte contient des passages qui indiquent que BC s'éveille à certaines réalités de la situation mondiale actuelle, en particulier la fin de la contre-révolution et les « signes » — au moins cela — d'une reprise des luttes de classe. Mais aussi parce que, même là où le texte défend des positions fondamentalement erronées, il pose les questions essentielles : le problème de la méthode marxiste dans la compréhension de la dynamique de la réalité ; les conditions qui permettent le déchaînement d'une nouvelle guerre mondiale ; le niveau réel de la lutte de classe aujourd'hui, et l'approche de cette question qu'a faite notre ancêtre commun, la Fraction Italienne de la Gauche Communiste dans les années 1930 et 1940.

 

La méthode marxiste : indiquer la direction ou agnosticisme ?

 

Dans la Revue Internationale n° 36 nous avons publié une autre polémique avec BC sur la question du cours historique (« Le cours historique : les années 80 ne sont pas les années 30 »). Un texte émanant du 5e Congrès de BC avait affirmé qu'il n'était pas possible de dire si les tourmentes sociales provoquées par la crise éclateraient avant, pendant ou après une guerre impérialiste mondiale. Dans notre réponse, ainsi que dans un texte de base sur le cours historique émanant de notre 3e Congrès en 1979 (voir Revue Internationale n° 18), nous disions que c'est une tâche cruciale et fondamentale des révolutionnaires que d'indiquer la direction générale dans laquelle évoluent les événements sociaux. C'est dommage que le texte de BC ne réponde pas vraiment à ces arguments. En fait, il ne fait pas grand chose d'autre que citer de nouveau le passage que nous avons longuement critiqué dans la Revue Internationale n° 36 ! Mais dans une autre partie de l'article, BC essaie au moins d'expliquer pourquoi il lui semble nécessaire de maintenir une attitude agnostique, considérant qu'il est impossible de se déterminer au sujet du cours historique ; et, plutôt que de répéter simplement tous les arguments qui sont contenus dans nos deux précédents articles, on va répondre à cette nouvelle « explication ».

Voici comment BC pose le problème :

« En ce qui concerne le problème que le CCI nous pose, de devenir des prophètes exacts du futur, la difficulté est que la subjectivité ne suit pas mécaniquement les mouve­ments objectifs. Bien qu'on puisse suivre de manière précise les tendances et les probables contre-tendances dans les structures du monde économique, ainsi que leurs rapports réciproques, il n'en va pas de même pour ce qui concerne le monde subjectif, ni pour la bourgeoisie ni pour le prolétariat. Personne ne peut croire que la maturation de la conscience, même de la plus élémentaire conscience de classe, puisse être déterminée de manière rigide à partir de données observables et mises dans un rapport rationnel. »

Il est parfaitement exact que les facteurs subjectifs ne sont pas déterminés mécaniquement par les facteurs objectifs et que, en conséquence, il n'est pas possible de faire des prédictions exactes sur les lieu et place des luttes prolétariennes à venir. Mais cela ne veut pas dire qu'historiquement le marxisme se soit confiné à prédire seulement les tendances de l'économie capitaliste. Au contraire : dans le Manifeste Communiste, Marx et Engels ont défini les communistes comme ceux qui « ont l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien ». Et durant toute leur vie ils ont essayé de mettre en pratique cette proposition théorique, alignant étroitement leur activité organisationnelle sur les perspectives qu'ils traçaient pour la lutte des classes (soulignant la nécessité de réflexion théorique après les défaites des révolutions de 1848, pour la formation des 1ére et 2e Internationales dans des périodes de reprise des luttes, etc. ). Ils se sont parfois trompés et ont dû réviser leurs prédictions, mais ils n'ont jamais abandonné l'effort qui a fait d'eux les éléments qui ont vu le plus loin dans le mouvement prolétarien. De même, les positions révolutionnaires intransigeantes adoptées par Lénine en 1914 et en 1917 se basaient sur une confiance inébranlable dans le fait que les horreurs « objectives » de la guerre impérialiste faisaient mûrir en profondeur la conscience de classe du prolétariat. Et quand la Fraction italienne dans les années 30 a insisté si fortement sur la nécessité de fonder toute son activité sur une analyse adéquate du cours historique, elle ne faisait que suivre la même tradition. Et ce qui s'applique à la dimension historique plus large s'applique aussi à la lutte immédiate ; afin de pouvoir intervenir concrètement dans un mouve­ment de grève, les communistes doivent développer leur capacité d'évaluer et réévaluer la dynamique et la direction des luttes. Le fait d'avoir affaire à des facteurs « subjectifs » n'a jamais empêché les marxistes d'accomplir ce travail essentiel.

 

Les conditions de la guerre généralisée aujourd'hui

 

Le CCI a toujours soutenu que, pour pouvoir envoyer le prolétariat à une nouvelle guerre, le capitalisme a besoin d'une situation caractérisée par « l'adhésion crois­sante des ouvriers aux valeurs capitalistes (et à leurs représentants politiques et syndicaux) et une combativité qui soit tend à disparaître, soit apparaît au sein d'une perspective totalement contrôlée par la bourgeoisie » (Revue Internationale n° 36, « Cours historique : les années 80 ne sont pas les années 30 »).

Peut-être parce qu'il ne veut pas continuer à insister (comme il la fait dans le passé) sur le fait que le prolétariat est encore aujourd'hui écrasé par le talon de fer de la contre-révolution, BC fournit une nouvelle réponse :

«...la forme de guerre, ses moyens techniques, son rythme, ses caractéristiques par rapport à l'ensemble de la population, ont beaucoup changé depuis 1939. Plus pré­cisément, la guerre aujourd'hui nécessite moins de consensus ou de passivité de la part de la classe ouvrière que les guerres d'hier. Qu'il soit clair que nous ne sommes pas en train de théoriser la séparation complète du "militaire" et du "civil" qui, particulièrement au niveau de la production, sont de plus en plus interconnectés. Plutôt, nous voulons mettre en relation la rapidité et le haut contenu technique de la guerre, avec son cadre économique, politique et social. Cette relation est telle que l'engagement dans des actions de guerre est possible sans l'accord du prolétariat. Chaque bourgeoisie est capable de compter sur sa victoire pour rétablir un consensus ainsi que sur les autres choses qu'amène la victoire : occupation de territoires, etc. Et il est évident que chaque bourgeoisie entre en guerre en pensant à la victoire. »

En lisant ce passage, il est difficile de comprendre de quelle guerre parle BC. Les conditions mentionnées ci-dessus pourraient s'appliquer à des aventures impérialistes très limitées telles que les divers raids et expéditions que l'Occident a faits au Proche-Orient — quoique même ces actions doivent s'accompagner de campagnes idéologiques intenses pour embobiner le prolétariat sur ce qui est en train de se passer. Mais nous ne parlons pas d'actions limitées ou locales mais de guerre mondiale, une troisième guerre mondiale dans un siècle où les guerres ont été chaque fois plus globales — embrassant la planète entière —  et totales, exigeant la coopération active et la mobilisation de toute la population. BC suggérer ait-il sérieusement que la 3e guerre mondiale pourrait se faire avec des armées professionnelles, sur un champ de bataille « distant », et que l'« interconnexion » des secteurs civils et militaires qui s'ensuivrait n'imposerait pas des sacrifices monstrueux à toute la population travailleuse ? Avec une vision si moyenâgeuse de la guerre mondiale, il n'est pas surprenant que BC puisse encore avoir des espoirs sur une révolution prolétarienne victorieuse pendant et même après le prochain conflit mondial ! Ou alors, par « moyens techniques » et « rythme », BC veut dire que la 3e guerre commencera d'emblée par le bouton qu'on appuie et qui déclenche la guerre atomique. Mais, si c'est le cas, cela n'a aucun sens de parler de victoire de la bourgeoisie ou du prolétariat, vu que le monde serait réduit à des décombres.

En fait, il est pratiquement certain que l'escalade d'une troisième guerre mondiale aboutirait à l'holocauste nu­cléaire, ce qui est une raison suffisante pour ne pas parler à la légère de la révolution prolétarienne émergeant pendant ou après la prochaine guerre. Mais nous sommes d'accord sur le fait que « chaque bourgeoisie va à la guerre en pensant à la victoire ». C'est pourquoi la bourgeoisie ne veut pas plonger tout de suite dans la guerre nucléaire, c’est pourquoi elle dépense des milliards à chercher des moyens de gagner la guerre sans tout annihiler au passage. La classe dominante sait aussi que les enjeux essentiels de la prochaine guerre seraient les cœurs industriels de l'Europe. Et elle est certainement assez intelligente pour reconnaître que pour que l'Occident puisse occuper l'Europe de l'Est ou pour que la Russie s'empare des richesses de l'Europe de l'Ouest, il faudrait l'engagement et la mobilisation totale des masses prolé­tariennes, soit dans les fronts militaires soit dans les lieux de production, et cela particulièrement en Europe.

Mais pour que cela soit possible, la bourgeoisie doit s'assurer au préalable non seulement de la « passivité » de la classe ouvrière, mais de son adhésion active aux idéologies de guerre de ses exploiteurs. Et c'est précisé­ment de cela que la bourgeoisie ne peut pas s'assurer aujourd'hui.

 

Le resurgissement historique du prolétariat

 

En 1982 le texte du congrès de BC disait que « si le prolétariat aujourd'hui, confronté à la gravité de la crise et subissant les coups répétés des attaques bourgeoises, ne s'est pas encore montré capable de riposter, cela signifie simplement que le long travail de la contre-révolution mondiale est encore actif dans les consciences ouvrières » ; que le prolétariat aujourd'hui « est fatigué et déçu, bien que pas définitivement battu ».

Le texte de BC le plus récent sur le sujet dénote un progrès certain sur ce point. Pour la première fois, il constate sans équivoque que « la période contre-révolu­tionnaire qui a suivi la défaite de la révolution d'octobre a pris fin » et qu'« il ne manque pas de signes d'une reprise de la lutte de classe et on ne manque pas de les signaler ». Et en fait on a déjà signalé que les pages de Battaglia ont montré un suivi conséquent des mouvements de classe massifs en Belgique, France, Yougoslavie, Espagne, etc.

Cependant, l'attitude sous-jacente du BIPR demeure une attitude de profonde sous-estimation de la profondeur réelle de la lutte de classe aujourd'hui et c'est cela par­dessus tout qui le rend incapable de voir à quel point le prolétariat représente un obstacle aux plans de guerre de la bourgeoisie ([1]).

Battaglia a peut-être remarqué quelques « signes » de riposte de la classe ouvrière dans les années 86-87. Mais ces « signes » sont en réalité le point le plus avancé d'une succession de vagues internationales qui remontent à mai 68 en France. Mais quand la première de ces vagues s'est manifestée, que ce fût en France en 1968 ou lors de l'« automne chaud » en Italie (1969), Battaglia n'y a pas attaché d'importance, les qualifiant d'éruptions bruyantes des couches petites-bourgeoises étudiantes ; elle a ridiculisé les arguments des prédécesseurs du CCI sur l'ouverture d'une nouvelle période et puis est retournée se coucher. Lors de son 5e congrès, en 1982, elle projetait encore sa propre fatigue sur le prolétariat, malgré le fait qu'il y avait déjà eu une seconde vague de luttes entre 78 et 81, qui a culminé dans les grèves de masses en Pologne. Et, après un court reflux après 1981, une nouvelle vague a débuté en Belgique, en septembre 83 ; mais ce n'est qu'en 86, trois ans après le début de cette vague, que BC a commencé à voir les « signes » d'une reprise des luttes de classe ! Ce n'est donc pas surprenant que BC ait du mal à voir où va le mouvement de la classe, vu l'ignorance qu'il a d'où il vient. Typique de cet aveuglement, même par rapport au passé, est cet extrait de son dernier article selon lequel : « après 74 et 79 la crise  a poussé  la  bourgeoisie  à  asséner  des  attaques beaucoup plus sérieuses sur la classe ouvrière, mais la combativité ouvrière qui a été tellement saluée, n'a pas augmenté». La vague de luttes de 78 à 81 se trouve donc effacée de l'histoire...

N'interprétant les luttes actuelles que comme un premier et timide début de reprise des luttes plutôt que de les situer dans une dynamique historique en évolution depuis presque vingt ans, BC est par conséquent incapable de mesurer la réelle maturation de la conscience de classe qui a été à la fois un produit et un facteur actif de ces luttes.

Ainsi, quand le CCI dit que les idéologies que le capitalisme utilisait afin de mobiliser la classe pour la guerre dans les années 30 — fascisme/anti-fascisme, défense de la Russie « socialiste », etc. — sont maintenant usées, discréditées aux yeux des ouvriers, Battaglia affirme que la bourgeoisie peut toujours trouver des alternatives au stalinisme ou aux campagnes sur fascisme/antifascisme des années 30. Mais, assez curieusement, il ne nous dit pas lesquelles. Si, par exemple, quand il parle de trouver d'« autres obstacles » au stalinisme il veut dire des obstacles à la gauche du stalinisme, cela apporte de l'eau à notre moulin : parce que quand la bourgeoisie est obligée de mettre son extrême gauche en première ligne pour faire face à la menace prolétarienne, cela ne fait que traduire un processus réel de radicalisation qui s'opère dans la classe.

La vérité est que le désengagement croissant du prolétariat des principales idéologies et institutions de la société bourgeoise est un problème réel pour la classe dominante, en particulier quand elle affecte les principaux organismes chargés de discipliner les ouvriers : les syndi­cats. Et, à ce niveau, BC semble particulièrement aveugle à ce qui se passe dans la classe ouvrière :

«Le CCI devrait indiquer ici les termes dans lesquels se présente le cours qu'ils ont adopté : une renaissance de la combativité, la faillite des vieux mythes, la tendance à se débarrasser des entraves syndicales... Comme il n'existe pas de réelles pièces à conviction (de cela)... il lui est nécessaire de tricher avec la réalité, l'exagérer, la distordre, l'inventer. »

Ainsi, la tendance croissante à la désyndicalisation (dont la presse bourgeoise se lamente dans beaucoup de pays), le nombre croissant de grèves qui éclatent spontanément, ignorant ou débordant les directives syndicales (comme en Belgique en 83 et 86, au Danemark en 85, la grève de British Telecom début 86, les cheminots en France, les mineurs et métallurgistes en Espagne, et beaucoup d'autres mouvements), les ouvriers qui de plus en plus souvent huent les discours syndicaux, ignorent les pseudo­ actions syndicales ou les transforment en vraies actions de classe, l'apparition de formes d'auto organisation ou­vrière indépendantes et unitaires (comme à Rotterdam en 1979, en Pologne en 1980, en France fin 86-début 87 avec la grève des cheminots, ou la grève des enseignants en France et en Italie...), le surgissement de noyaux d'ouvriers combatifs en dehors des structures syndicales (Italie, Belgique, France, Grande-Bretagne...) toutes ces « pièces à conviction » sur « la tendance à se débarrasser des entraves syndicales» que la presse du CCI suit et commente depuis des années, tout cela ne serait que « pure invention » de notre part, ou au mieux, une « distorsion » de la réalité.

 

Est-ce que la lutte de classe affecte la bourgeoisie ?

 

Si l'idée d'une marée montante de résistance proléta­rienne n'est qu'une pure invention du CCI, alors il devrait s'ensuivre que la bourgeoisie n'a pas à prendre la classe ouvrière en considération lorsqu'elle élabore ses stratégies économiques ou politiques. Et BC n'hésite pas à tirer cette conclusion :

«Il n'existe pas une seule politique dans l’économie politique des pays métropolitains (à l'exception peut-être de la Pologne et la Roumanie) qui ait été modifiée par la bourgeoisie par suite de luttes du prolétariat ou de fractions de celui-ci. »

Si ce que Battaglia veut dire est que la bourgeoisie n'élabore pas ses attaques économiques (ou ses campagnes de propagande, ses stratégies électorales, etc.) en antici­pant sûr les réactions qu'elles vont provoquer chez les ouvriers alors il prend la bourgeoisie pour une imbécile — erreur que les marxistes peuvent difficilement se permettre. En même temps, BC laisse entendre que les bourgeoisies polonaise et roumaine seraient les plus rusées du monde ! En fait, ce n'est pas un hasard si ces deux exemples sont cités. La forme stalinienne de capitalisme d'Etat met souvent plus en relief des tendances qui sont moins évidentes parce que plus banales dans les variantes occidentales du capitalisme d'Etat. On peut toutefois se demander quelles modifications de la politique de la bourgeoisie BC discerne en Roumanie jusqu'à présent. Quant aux modifications de la politique de la bourgeoisie en Pologne pour mieux attaquer la classe ouvrière, qu'on a vues à l'œuvre face à la lutte de classe en 1980 : fausse libéralisation, utilisation du syndicalisme « rénové » à la sauce Solidarnosc, étalement des attaques dans le temps, etc., ce sont celles employées couramment depuis des décennies en Occident. Ce sont les mêmes que Gorbatchev veut généraliser à l'ensemble de son bloc pour mieux confronter la lutte de classe renaissante. Même les fractions les plus rigides et brutales de la bourgeoisie sont aujourd'hui amenées à modifier et adapter leur politique pour mieux confronter la lutte de classe en plein développement.

Par ailleurs, dire que le prolétariat, malgré toutes les luttes massives de ces dernières années, n'a aucunement réussi à faire reculer les mesures d'austérité de la classe dominante, c'est dénier toute signification aux luttes défensives de la classe. Logiquement cela impliquerait que seule la lutte immédiate pour la révolution peut défendre les intérêts ouvriers. Mais, bien qu'en termes globaux il soit vrai que la révolution est la seule ultime défense du prolétariat, il est aussi vrai que les luttes actuelles de la classe sur le terrain des revendications économiques ont à la fois retenu la bourgeoisie de faire des attaques encore plus sauvages, et, dans bon nombre de circonstances, obligé la bourgeoisie à remettre des attaques qu'elle essayait d'imposer. L'exemple de la Belgique en 86 est particulièrement significatif à ce sujet, parce que c'est la menace réelle d'unification des luttes qui a obligé la bourgeoisie à reculer temporairement.

Mais la signification la plus profonde de la capacité prolétarienne à faire reculer les attaques économiques de la classe dominante c'est qu'elle représente aussi la résistance du prolétariat à la poussée du capitalisme vers la guerre. Parce que si la bourgeoisie ne peut pas obliger les ouvriers à se résigner à faire des sacrifices toujours plus lourds au nom de l'économie nationale, elle ne pourra pas plus mettre en place la militarisation du travail que requiert une guerre impérialiste.

Pour Battaglia, cependant, le prolétariat n'est pas encore à la hauteur. Les preuves que nous donnons d'un désengagement croissant de l'idéologie bourgeoise, d'une combativité et d'une conscience en développement, tout cela en fait, «présenté par le CCI comme une "preuve', est extrêmement faible et insuffisant pour caractériser un cours historique. »

Le fait est que pour Battaglia, la seule chose qui pourrait avoir un effet quelconque sur la poussée à la guerre est la révolution elle-même. Notre texte de 1979 répondait déjà à cet argument : « Certains groupes, tel "Battaglia Comunista", estiment que la riposte prolétarienne à la crise est insuffisante pour constituer un obstacle au cours vers la guerre impérialiste. Ils estiment que les luttes devraient être "de nature révolutionnaire" pour qu'elles puissent contrecarrer réellement ce cours et basent leur argumentation sur le fait qu'en 1917-18, c'est la révolution seule qui a mis fin à la guerre impérialiste. En fait, ils commettent une erreur en essayant de transposer un schéma en soi juste sur une situation qui n'y rentre pas. Effecti­vement, un surgissement du prolétariat dans et contre la guerre prend d'emblée la forme d'une révolution :

  parce que la société est alors plongée dans la forme la plus extrême de sa crise, celle qui impose aux prolétaires les sacrifices les plus terribles,

  parce  que  les prolétaires  en   uniforme  sont  déjà armés,

  parce que les mesures d'exception (loi martiale, etc.) qui sévissent alors rendent tout affrontement de classe plus violent et frontal,

  parce que la lutte contre la guerre prend immédiatement une forme politique  d'affrontement avec l'Etat qui mène la guerre sans passer par l'étape de luttes économiques qui, elles, sont beaucoup moins frontales.

Mais toute autre est la situation quand la guerre ne s'est pas encore déclarée.

Dans ces circonstances, toute tendance, même limitée à la montée des luttes sur un terrain de classe suffit à enrayer l'engrenage dans la mesure où :

  elle traduit un manque d'adhésion des ouvriers aux mystifications capitalistes,

  l'imposition aux travailleurs de sacrifices bien plus grands que ceux qui ont provoqué les premières réactions risque de déclencher de leur part une réplique en proportion. » (« Revue Internationale » n° 18, « Le Cours historique », p. 23.)

Ce à quoi nous ne pouvons qu'ajouter qu'aujourd'hui, pour la première fois dans l'histoire, on se dirige vers une confrontation de classes généralisée provoquée non par une guerre mais par une crise économique qui s'étend dans le temps. Le mouvement de luttes qui pose les fondations pour cette confrontation est par conséquent lui-même très long et paraît même très peu spectaculaire en comparaison aux événements de 1917-18. Néanmoins, rester fixé sur les images de la première vague révolutionnaire et méses­timer les luttes actuelles, c'est bien la dernière chose à faire pour se préparer aux explosions sociales massives qui vont venir.

La Fraction Italienne et le cours de l'histoire

 

La manière dont le CCI pose la question du cours historique se base en grande partie sur la méthode de la Fraction Italienne de la Gauche communiste, dont l'activité politique, dans les années 30 était fondée sur la recon­naissance du fait que la défaite de la vague révolutionnaire de 1917-23 et l'assaut de la crise de 1929 avaient ouvert un cours vers la guerre impérialiste.

Bien que le Parti Communiste Internationaliste reven­dique aussi une continuité organique avec la Fraction, il n'a pas réellement assimilé beaucoup de ses contributions les plus vitales, et cela est particulièrement vrai par rapport à la question du cours historique. Ainsi, alors que ce que nous voyons dans la clarté avec laquelle la Fraction traite ce problème c'est que cela lui a permis d'apporter une réponse internationaliste aux événements d'Espagne 1936-39 — contrairement à tous les autres courants prolétariens, du trotskysme à Union Communiste et la minorité de la Fraction elle-même, qui ont succombé à des degrés divers à l'idéologie de l'antifascisme — Battaglia est seulement avide de trouver l'« erreur méthodologique » de la Fraction :

«La Fraction (spécialement son CE. et en particulier Vercesi) dans les années 30, ont évalué la perspective comme étant vers la guerre de manière absolue. Avaient-ils raison ? Certes, les faits leur ont donné intégralement raison. Mais même alors le fait de faire du cours quelque chose d'absolu a conduit la Fraction à faire des erreurs politiques...

L'erreur politique était la liquidation de toute possibilité d'intervention politique révolutionnaire en Espagne avant la défaite réelle du prolétariat, avec le consécutif durcisse­ment des divergences entre la minorité et la majorité sur une base où aucune des deux n'était à son avantage. Les "internationalistes" se sont laissés absorber par les milices du POUM dont ils ont vite été déçus et sont retournés à la Fraction. La majorité est restée à regarder et pontifier : "II n'y a rien à faire..." »

Revenant au CCI aujourd'hui, Battaglia poursuit :

« Aujourd'hui l'erreur du CCI est fondamentalement la même, même si l'objet est inversé. On fait un absolu du cours vers les affrontements avant la guerre ; toute l'attention est tournée vers cette ingénieuse et irresponsable sous-évaluation de ce qui est devant les yeux de tout le monde en ce qui concerne la course de la bourgeoisie à la guerre. »

Ce passage est rempli d'erreurs. Pour commencer, BC semble mélanger les notions de cours et celle de tendances produites par la crise. Quand il nous accuse de « faire un absolu » du cours vers les affrontements de classe il semble penser que nous voulons nier la tendance à la guerre. Mais ce que nous voulons dire par cours aux affrontements de classe est que la tendance à la guerre — permanente en décadence et aggravée par la crise — est entravée par la contre tendance aux soulèvements prolétariens. Par ailleurs, ce cours n'est ni absolu ni éternel : il peut être remis en question par une série de défaites de la classe ouvrière. En fait, simplement parce que la bourgeoisie est la classe dominante de la société, un cours vers les affrontements de classe est plus fragile et réversible qu'un cours à la guerre.

Deuxièmement, BC déforme complètement l'histoire de la Fraction ; nous ne développerons pas ici en détail l'histoire complexe des groupes de la Gauche commu­niste ([2]). Il faut cependant préciser rapidement quelques points.

Ce n'est pas vrai que la position de la majorité était qu'« il n'y avait rien à faire ». Alors qu'elle s'opposait à toute idée d'engagement dans les milices antifascistes, la majorité a envoyé une délégation de camarades en Espagne pour étudier la possibilité de créer un noyau communiste sur place, malgré le danger évident que représentaient les troupes de choc staliniennes : ces camarades ont manqué de peu se faire assassiner à Barcelone. En même temps, en dehors de l'Espagne, les Fractions italienne et belge (et aussi mexicaine : « Groupe ouvrier marxiste ») ont émis un certain nombre d'appels dénonçant le massacre en Espagne et insistant sur le fait que la meilleure solidarité avec les ouvriers espagnols était que les prolétaires des autres pays se mettent en lutte pour leurs propres revendications.

C'est vrai que, devant la 2e guerre mondiale, une tendance s'est cristallisée autour de Vercesi, qui niait « l'existence du prolétariat pendant la guerre » et rejetait toute possibilité d'activité révolutionnaire. C'est aussi vrai que les Fractions de gauche en général ont plongé dans le désarroi et l'inactivité peu avant l'éclatement de la guerre. Mais la source de ces erreurs réside précisément dans l'abandon de leur précédente clarté sur le cours historique. La théorie, formulée surtout par Vercesi, d'une « économie de guerre » qui aurait surmonté les crises de surproduction et par conséquent toutes autres guerres, preuve d'une solidarité inter-impérialiste pour écraser le danger prolétarien, a abouti à la disparition de la revue « Bilan » et la publication d'« Octobre » qui se voulait une anticipation d'une nouvelle reprise révolutionnaire. Les Fractions s'en sont trouvées complètement désarmées à la veille de la guerre : loin de « fixer toute leur attention sur la guerre » comme le dit BC, « Octobre » a interprété l'occupation de la Tchécoslovaquie et les accords de Munich comme des tentatives désespérées de prévenir la révolution ! Il faut dire qu'une minorité significative de l'organisation s'est opposée à cette révision radicale des analyses précédentes de la Fraction. Quelques-uns des porte-parole les plus clairs de cette minorité ont été réduits à silence dans les camps de mort nazis. Mais en France on a continué à défendre cette position même pendant la guerre ; et ce n'est pas par hasard que les mêmes camarades qui ont insisté sur la nécessité de poursuivre l'activité communiste pendant la guerre ont aussi été capables de résister à la fièvre activiste qu'ont provoquée les mouvements prolétariens en Italie en 1943, quand la majorité des camarades de la Gauche Italienne y ont vu un nouveau 1917 décident que le moment de former le parti était venu. Le Parti Communiste Internationaliste est l'héritier direct de cette erreur de mé­thode ([3]).

Dans ce contexte, cela vaut aussi la peine de signaler que les éléments de la minorité « internationaliste » ne sont pas retournés à la Fraction comme le dit BC. Ils sont revenus à Union Communiste, qui était à mi-chemin entre la gauche communiste et le trotskysme. Et après 1943 ils sont retournés... au Parti Communiste Internatio­naliste. Ils se sentaient sans doute plus à l'aise dans une organisation dont les ambiguïtés concernant les formations de partisans en Italie étaient sensiblement les mêmes que leurs propres ambiguïtés envers les milices antifascistes en Espagne... ([4]). De même Vercesi, d'abord opposé à la formation prématurée du parti, finit par le rejoindre dans l'activisme et la confusion après avoir participé à un « comité anti-fasciste » à Bruxelles !

 

Le danger qui guette Battaglia

 

Comme nous venons de le voir, les origines mêmes de Battaglia reposent sur une analyse erronée du cours historique. La formation précipitée du PCI pendant la 2e guerre mondiale a abouti à un abandon de la clarté qu'avait atteinte Bilan sur beaucoup de points, en parti­culier sur les questions de « fraction », « parti » ou « cours historique ». Ces erreurs ont atteint leur forme la plus caricaturale dans le courant « bordiguiste » qui a scissionné du courant de Battaglia en 1952 ; mais c'est très difficile pour ce dernier de dépasser les ambiguïtés qui lui restent sans remettre en question ses propres origines.

Dans son récent article BC affirme que les erreurs de méthode du CCI, ses déformations de la réalité, ont entraîné des scissions et en amèneront d'autres. Mais le fait est que les pronostics du CCI se sont avérés fondamentalement justes depuis 1968. Nous avons été les premiers à réaffirmer la réapparition de la crise historique à la fin des années 60. Nos prédictions sur le développement de la lutte de classes se sont confirmées avec les différentes vagues qui ont eu lieu depuis lors. Et, malgré tous les sarcasmes et les incompréhensions du milieu politique, il devient de plus en plus évident que la « gauche dans l'opposition » est bien la stratégie politique essentielle de la bourgeoisie dans la période actuelle. Ceci n'est pas pour dire que nous n'avons pas fait des erreurs ou subi des scissions. Mais avec un cadre d'analyses qui est fondamentalement valable, dans une période pleine de possibilités pour le travail révolutionnaire, les erreurs peuvent se corriger et les scissions peuvent aboutir à un renforcement de l'organisation.

Le danger qui guette Battaglia est d'un ordre différent. Il est tellement attaché à sa fausse analyse du cours historique, tellement lié à un certain nombre de conceptions politiques dépassées, qu'il risque de voir éclater l'« homogénéité » dont il fait montre aujourd'hui en une série d'explosions provoquées par la pression constante de la lutte de classe, la contradiction croissante entre ses analyses et la réalité de la lutte des classes.

Que cela plaise à Battaglia ou pas, nous allons vers des confrontations de classe immenses. Les courants qui n'y seront pas préparés risquent de se faire emporter par le souffle de l'explosion.

MU



[1] On parle ici à un niveau général. A certains moments — et en totale contradiction avec l'article auquel nous répondons ici — Battaglia va même jusqu'à appuyer la thèse selon laquelle le capitalisme doit d'abord réduire à silence le prolétariat avant de pouvoir l'envoyer à la guerre. Ainsi, dans le même numéro de Battaglia où est paru cet article, on peut lire un article « Réaffirmons quelques vérités sur la lutte de classes » qui dit : « réaffirmons pour la nième fois aux ouvriers que ne pas lutter contre les sacrifices qu'impose la bourgeoisie revient à laisser la bourgeoisie consolider la paix sociale requise comme prélude à une troisième guerre impérialiste. » (Souligné par nous).

 

[2] Voir notre brochure « La Gauche communiste d'Italie ».

[3] On trouvera une documentation plus fournie sur la réponse de la Fraction à la guerre en Espagne et la 2e guerre mondiale dans notre brochure « La Gauche Communiste d'Italie ».

[4] Sur les ambiguïtés du PCI sur la question des partisans, voir la Revue Internationale n° 8 : « Les ambiguïtés sur "les partisans" dans la constitution du PCI en Italie 1943 ».

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