Révolution de 1905 : enseignements fondamentaux pour le prolétariat

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Il y a 80 ans, le prolétariat engageait en Russie le premier mouvement révolutionnaire de ce siècle, la répétition générale de la révolution victorieuse de 1917 et la vague révolutionnaire mondiale qui l'a  suivie  jusqu'en   1923.

Ce mouvement qui éclate spontanément en janvier 1905, au départ d'un événement tout à fait fortuit, secondaire -le renvoi de deux ouvriers de l'usine de Poutilov - va se transformer au cours de l'année en un gigantesque soulèvement général du prolétariat où les grèves économiques et politiques vont fusionner, se développer à travers des avancées et des reculs, se coordonner à tous les secteurs de la production, se généraliser dans tout l'empire russe et finir par culminer en décembre avec l'insur­rection  de Moscou.

Mais ce qui fait la spécificité de 1905 ce n'est pas le caractère massif du mouvement, bien que la grève de masse ait été utilisée à cette occasion pour la première fois avec une telle ampleur ([1]) Cette arme redoutable, le prolétariat l'avait déjà utilisée dans les années précédant 1905, notamment en Russie (1896) de même qu'en Belgique (1902). Ce qui fait de 1905 une expérience jusqu'alors inédite dans 1'histoire, c'est essentiellement le surgissement spontané -dans la lutte et pour la lutte- des conseils ouvriers, organes regroupant 1'ensemble de la classe avec des délégués élus, responsables devant  celle-ci   et  révocables à tout moment.

Le surgissement des premiers conseils ouvriers dès 1905 marque 1'ouverture d'une période où la ques­tion  qui va être posée historiquement  pour  la  classe  ouvrière  est  celle  de  la  révolution  prolétarienne.

Plus d'un demi-siècle de décadence du système capitaliste n'a fait que confirmer la validité toujours présente de cet enseignement fondamental pour le mouvement ouvrier : les conseils ouvriers s'imposent comme instruments du renversement de l'Etat bourgeois et pour la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Ils sont, comme le disait Lénine, "la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat" En ce sens, il importe que les révolutionnaires soient capables de tirer toutes les leçons de cette première expérience révolutionnaire du prolétariat s'ils veulent être à même de remplir, dès à présent et dans  les affrontements   de classe à venir, la fonction pour laquelle la classe les a fait surgir

Lorsqu'à éclaté la révolution de 1905, une des ques­tions essentielles qui s'est posée aux révolution­naires, comme à l'ensemble de la classe, était celle-ci : quelle est la signification de cette brusque irrup­tion du prolétariat russe sur la scène de l'histoire ? Cette révolution était-elle une réponse aux conditions spécifiques de la Russie tsariste dans un pays où le développement de la grande industrie n'avait pas encore complètement balayé les derniers vestiges de la féodalité ? Ou bien était-elle le produit d'une étape nouvelle dans le développement des contradic­tions du capitalisme, étape qui prévalait sur l'ensem­ble de la planète ?

Face à cette question, Rosa Luxemburg est alors la première à percevoir la signification générale de ce mouvement lorsqu'elle affirme que la révolution de 1905 "arrive à un point historique qui a déjà passé le sommet, qui est de l'autre côté  du point culminant de la société capitaliste."("Grève de masse, parti et syndicats" ([2]). Ainsi, dès 1906, Rosa Luxemburg comprend que le soulèvement prolétarien de 1905 avait signé la fin de l'apogée du capitalis­me comme système mondial et que s'ouvrait désor­mais une ère où le prolétariat devait assumer dans la pratique son être historique en tant que classe révolutionnaire. En entrant dans sa phase de décaden­ce, le capitalisme devait révéler ainsi les premiers symptômes d'une crise chronique et sans issue : son incapacité à améliorer de façon durable  les conditions d'existence du prolétariat, son enfoncement inexorable dans la barbarie avec notamment le développement de guerres impérialistes.

Ce n'est donc pas en réponse aux "spécificités", à l'arriération de la Russie tsariste qu'éclate la révolu­tion de 1905, mais bien en réponse aux convulsions de la fin de la période ascendante du capitalisme qui, dans ce pays, prend en particulier la forme de la guerre russo-japonaise et de ses terribles conséquences pour le prolétariat.

Cependant, bien que R. Luxemburg ait été la première à saisir la signification historique de 1905 comme "forme universelle de la lutte de classe   proléta­rienne résultant de 1'étape actuelle du développe­ment capitaliste et de ses rapports de production" ("Grève de masse."), sa compréhension de la période reste encore incomplète puisque, à l'instar des frac­tions de gauche de la IIe internationale, elle ne com­prend pas clairement la nature de cette révolution. En effet, elle voit dans les événements de 1905 en Russie une révolution "démocratique bourgeoise" dont le prolétariat est le principal protagoniste, ne saisis­sant pas toutes les implications dictées par la fin de l'apogée du capitalisme: l'impossibilité pour le proléta­riat de réaliser des tâches bourgeoises dans la mesure où ce qui est à l'ordre du jour ce n'est plus la révo­lution bourgeoise mais la révolution prolétarienne. Cette confusion dans l'ensemble du mouvement ouvrier du début du siècle trouve ses racines essentiellement dans le fait que 1905 surgit à un tournant, à une période charnière où, en vivant ses dernières années de prospérité, l'économie capitaliste manifestait déjà des signes d'essoufflement sans que pour autant ses contradictions insurmontables n'aient encore éclaté au grand jour dans les centres vitaux du capitalisme mondial. Et ce n'est que dans les années précédant la première guerre mondiale, lorsque, avec le dévelop­pement à outrance du militarisme, la bourgeoisie des principales puissances européennes va accélérer ses préparatifs guerriers, que les gauches de la IIe Inter­nationale comprendront réellement le changement de période posant l'alternative : révolution prolétarienne ou enfoncement  de l'humanité dans la barbarie.

Néanmoins, bien que les révolutionnaires n'aient saisi immédiatement ni le changement de période, ni la nature de 1905, ce qui les distingue des tendances réformistes et opportunistes (tels que les Mencheviks, par exemple) au sein du mouvement ouvrier de l'épo­que, c'est essentiellement leur compréhension du rôle du prolétariat, de son action autonome en tant que classe historique et non comme force d'appoint au service des intérêts bourgeois. Et parmi ceux-là, il revient aux Bolcheviks d'avoir su appréhender dès 1905 (R. Luxemburg ne le verra qu'en 1918) le rôle spécifique des soviets comme instruments du pouvoir révolutionnaire. Ce n'est donc nullement par hasard que ces mêmes bolcheviks seront en 1917 à l'avant-garde de la révolution, non seulement en Russie, mais à l'échelle  mondiale.

NATURE ET  ROLE DES SOVIETS

Ce qui distingue le mouvement de 1905 de celui des années précédentes où les explosions ouvrières massi­ves en Russie avaient constitué les prémisses de 1905, c'est la capacité du prolétariat à s'organiser en classe autonome avec le surgissement spontané dans la lutte et pour la lutte des premiers conseils ouvriers, résultant directement d'une période révolu­tionnaire.

En effet, la forme d'organisation dont se dote le pro­létariat pour assumer sa lutte dans une telle période ne se construit pas à l'avance, suivant le schéma de l'organisation que se donnait la classe au siècle der­nier : le syndicat.

Dans la phase ascendante du capitalisme, l'organisa­tion préalable de la classe en syndicats était une con­dition indispensable pour mener des luttes de résis­tance économique qui se développaient sur une longue période.

Avec l'entrée du capitalisme dans sa phase de déca­dence, l'impossibilité pour la classe d'obtenir des améliorations durables de ses conditions d'existence a fait de l'organisation permanente en syndicats un moyen de lutte désormais caduc et que le capital va progressivement intégrer à l'Etat dans les premières années du siècle. De ce fait, la lutte du prolétariat posant historiquement la question de la destruction du capitalisme va tendre à dépasser le cadre strictement économique pour se transformer en une lutte sociale, politique, s'affrontant de plus en plus directement à l'Etat. Cette forme de lutte spécifique de la déca­dence capitaliste ne peut se planifier à l'avance. Dans la période où la révolution prolétarienne est histori­quement à l'ordre du jour, les luttes explosent spon­tanément et tendent à se généraliser à tous les sec­teurs de la production. Ainsi, le caractère spontané du surgissement des conseils ouvriers résulte directement du caractère explosif et non programmé de la lutte révolutionnaire.

De même, conformément aux objectifs de la lutte prolétarienne au siècle dernier, le syndicat ne pouvait que regrouper les ouvriers à une échelle locale et par branches d'industrie ayant -outre des revendica­tions générales, par exemple : la journée de 8 heures, des revendications spécifiques. Par contre, lorsque la lutte du prolétariat pose la question du bouleversement de l'ordre capitaliste exigeant la participation massive de l'ensemble de la classe, lorsqu'elle tend à se déve­lopper non plus sur un plan vertical (métiers, branches d'industrie) mais sur un plan horizontal (géographique) en unifiant tous ses aspects -économiques et poli­tiques, localisés et généralisés-, la forme d'organisa­tion qu'elle engendre ne peut avoir pour fonction que d'unifier le prolétariat par delà les secteurs professionnels.

C'est ce qu'a illustré de façon grandiose l'expérience de 1905 en Russie lorsqu'en octobre, à l'issue de l'extension de la grève des typographes aux chemins de fer et aux télégraphes, les ouvriers, réunis en assem­blée générale, prennent, à Petersbourg, l'initiative de fonder le premier soviet qui va regrouper les repré­sentants de toutes les usines et constituer ainsi le centre névralgique de la lutte et de la révolution. C'est ce qu'exprime Trotsky (président du soviet de Petersbourg) lorsqu'il écrit " Qu'est-ce que  le soviet? Le conseil des députés ouvriers fut formé pour ré­pondre à un besoin pratique suscité par les con­jonctures d'alors : il fallait avoir une organi­sation jouissant d'une autorité indiscutable libre d toute tradition,qui grouperait du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liai­son ; cette organisation (...) devait être capable d'initiative et se contrôler elle-même d'une manière automatique : 1'essentiel, enfin, c'était de pouvoir la faire surgir dans les vingt-quatre heures (...) pour avoir de l'autorité sur les masses, le lendemain même de sa formation, elle devait être instituée sur la base d'une très large représentation. Quel principe devait-on adopter? La réponse venait toute seule. Comme le seul lien qui existât entre les masses prolétaires, dépour­vues d'organisation, était le processus de la pro­duction, il ne restait qu'à attribuer le droit de représentation aux entreprises et aux usines " (Trotsky, "1905")

C'est cette même différence dans le contenu et la forme de la lutte entre la période ascendante et la période de décadence qui détermine la distinction entre le mode de fonctionnement des conseils ouvriers et celui des syndicats. La structure permanente de l'organisation de la classe en syndicat se reflétait par la mise en place de moyens permanents (caisses de grèves, fonctionnaires syndicaux...) en vue de l'action revendicative quotidienne et de la préparation des luttes. Par contre, avec le surgissement des conseils ouvriers, la lutte révolutionnaire du prolétariat met un terme à ce type de fonctionnement statique pour donner naissance, au coeur de la lutte elle-même, à une nouvelle forme d'organisation dont le caractère éminemment dynamique -à l'image du bouillonnement que représente la révolution- se manifeste par la révo­cabilité de ses délégués élus et responsables devant l'ensemble de la classe. Parce que ce mode de fonc­tionnement traduit et renforce la mobilisation per­manente de toute la classe, les conseils ouvriers sont le terrain privilégié où s'exprime la véritable démocra­tie ouvrière, de même qu'ils sont le lieu où se reflète le niveau réel de conscience dans la classe. Cela se manifeste notamment dans le fait que les forces poli­tiques qui dominent dans les conseils ouvriers à cer­tains moments de leur évolution sont celles qui ont le plus d'influence au sein de la classe. De plus, les con­seils ouvriers sont le lieu où le processus de prise de conscience dans la classe se développe de façon cons­tante et accélérée. C'est cette dynamique d'accéléra­tion, résultant de la radicalisation des masses qui va devenir un facteur décisif dans la lutte. Ainsi, alors qu'à l'issue de la révolution de février 17, les soviets avaient accordé leur confiance au gouvernement provi­soire démocrate-constitutionnel, leur adhésion à une orientation révolutionnaire après les événements de l'été (journées insurrectionnelles de juillet, offensive de Kornilov), était le résultat d'une maturation, d'une extension de la conscience dans la classe, condition in­dispensable à la prise du pouvoir en octobre 1917.

Il apparaît ainsi que les conseils ouvriers sont l'ex­pression même de la vie de la classe dans la période révolutionnaire. De ce fait, l'expérience de 1903 ap­porte une réponse définitive à une question que le mouvement ouvrier depuis ses origines n'avait pu tran­cher : quelle forme doit revêtir la dictature du prolé­tariat ? Bien que l'expérience de la Commune de Paris ait mis en évidence l'impossibilité pour le prolé­tariat d'utiliser l'appareil d'Etat légué par le capita­lisme - et donc la nécessité de le détruire -, elle n'a cependant pas apporté de réponse positive à une telle question. Et près d'un demi-siècle plus tard, cette question ne sera pas encore nettement tranchée pour une grande majorité de révolutionnaires, dont Rosa Luxemburg elle-même lorsqu'en 1918, dans sa brochure sur "La révolution russe", elle reprochera aux bolche­viks d'avoir dissous la Constituante, instrument qu'elle pensait être celui du pouvoir prolétarien. Il revient ainsi aux bolcheviks d'avoir été les premiers à tirer de la façon la plus claire les principaux enseignements de 1903 :

"Ce serait la plus grande absurdité d'accepter que la plus grande révolution dans 1'histoire de 1'hu­manité, la première fois que le pouvoir passe des mains de la minorité des exploiteurs aux mains de la majorité des exploités, puisse s'accomplir dans le cadre de la vieille démocratie parlementaire et bourgeoise sans les plus grands bouleversements, sans la création de formes nouvelles de démocratie, d'institutions nouvelles et de conditions nouvelles de  son   application.

(...) La dictature du prolétariat doit entraîner non seulement le changement des formes et institu­tions démocratiques en général, mais encore une ex­tension sans précédent de la démocratie réelle pour la classe ouvrière assujettie par le capitalisme. Et à la vérité, la forme de la dictature du prolé­tariat déjà élaborée en fait, c'est-à-dire le pou­voir des soviets en Russie, le système des Conseils ouvriers en Allemagne (...) signifient  et réalisent précisément pour les classes laborieuses, c'est-à-dire pour l'énorme majorité de la population, une possibilité effective de jouir des droits et li­bertés démocratiques, comme il n'en a jamais exis­té, même approximativement, dans les meilleures républiques démocratiques bourgeoises." (Lénine, "Thèses sur la démocratie bourgeoise et la dictature du prolétariat", 1er Congrès de l'Internatio­nale Communiste, mars 1919).

LE ROLE DES REVOLUTIONNAIRES DANS LES CONSEILS OUVRIERS

Dans la mesure où c'est l'ensemble du prolétariat qui doit entreprendre la transformation révolutionnaire de la société pour abolir toute division de la société en classes, sa dictature ne peut que revêtir une forme radicalement opposée .à celle de la bourgeoisie. Ainsi, contre la vision du courant bordiguiste suivant laquelle la forme d'organisation de la classe importe peu pour­vu qu'elle permette au parti de prendre le pouvoir, il faut affirmer que sans l'existence des conseils ou­vriers, il ne saurait y avoir de révolution prolétarien­ne. Pour les bordiguistes, le prolétariat ne peut exis­ter comme classe qu'à travers le parti. Ce faisant, eux qui se réclament des conceptions de Lénine sur le rôle du parti révolutionnaire, ne font en réalité que donner une vision complètement caricaturale de ces conceptions. Au lieu de se réapproprier les apports essentiels de Lénine et des bolcheviks à la théorie révolutionnaire, ils ne font que reprendre leurs erreurs en les poussant jusqu'à leurs implications les plus extrêmes et les plus absurdes. Il en est ainsi de l'idée défendue par Lénine et exprimée dans les Thèses du 2ème Congrès de l'IC (mais qui est aussi celle de la majorité des révolutionnaires à cette époque) suivant laquelle le parti révolutionnaire a pour fonction de prendre le pouvoir au nom de la classe. Cette idée, l'histoire nous a enseigné qu'il fallait la rejeter. Du fait que c'est l'ensemble de la classe, organisée en conseils ouvriers, qui est le sujet de la révolution, toute délégation de son pouvoir à un parti, même ré­volutionnaire, ne peut que conduire à la défaite. C'est ce qu'a illustré de façon tragique la dégénérescence interne de la révolution russe à partir de 1918 dès lors que les soviets se sont vidés de leur pouvoir au pro­fit du parti-Etat. Une telle vision du parti se substi­tuant à la classe est héritée, en fait, du schéma des révolutions bourgeoises où l'exercice du pouvoir par une fraction de la classe dominante ne faisait qu'ex­primer la dictature d'une classe minoritaire, exploiteu­se,  sur  la  majorité de  la société.

Cette conception erronée défendue par le courant bordiguiste suivant laquelle le parti, seul détenteur de la conscience, serait une sorte d'"Etat-major" de la classe, a été souvent justifiée au nom de l'absence d'homogénéité de la conscience dans la classe. Ce ty­pe d'arguments ne fait que traduire une incompréhen­sion du phénomène de développement de la conscience de classe en tant que processus historique inhérent à la lutte -même du prolétariat - classe exploitée sous le joug permanent de l'idéologie bourgeoise -vers son émancipation. C'est précisément le surgisse­ment spontané des conseils ouvriers issu de la prati­que révolutionnaire du prolétariat qui exprime cette maturation générale de la conscience dans la classe. En ce sens, cette arme dont se dote la classe pour le renversement de l'Etat bourgeois est l'instrument par lequel les masses ouvrières tendent à se dégager, au coeur de la lutte, de l'emprise des idées bourgeoi­ses et à se hisser à une compréhension claire de la perspective révolutionnaire.

Est-ce à dire que les organisations révolutionnaires n'ont pas un rôle à jouer dans les conseils ouvriers, comme le prétend le courant conseilliste pour lequel tout parti ne peut que "violer" la classe ([3]) ? Sous prétexte de défendre l'autonomie du prolétariat, l'aversion que les conseillistes éprouvent envers toute forme organisée des révolutionnaires n'est, en fait, que le corollaire de la vision bordiguiste : hanté par le spectre de la dégénérescence de la révolution russe le courant conseilliste s'avère incapable d'attribuer au parti une autre fonction que celle de prendre le pou­voir au nom et à la place de la classe. Ce que révèle en réalité, cette prétendue défense de l'autonomie du prolétariat, c'est la vision d'un rapport de force, de domination du parti sur la classe.

Ainsi, la vision conseilliste - tout comme celle des bordiguistes - non seulement est étrangère au marxisme pour lequel "les communistes n'ont pas d'in­térêts qui les séparent du prolétariat dans son ensem­ble" (Manifeste Communiste), mais de plus elle ne peut que désarmer le prolétariat dans son affronte­ment avec les forces de la contre-révolution.

En effet, si les conseils ouvriers sont l'instrument in­dispensable à la prise du pouvoir prolétarien, leur existence seule n'offre cependant aucune garantie de victoire. Dans la mesure où la bourgeoisie défendra bec et ongles sa domination de classe, elle tentera par tous les moyens de s'infiltrer au sein des conseils ouvriers pour les pousser au suicide. C'est ce qu'a il­lustré la défaite sanglante du prolétariat en Allemagne 18 lorsqu'en décembre la remise du pouvoir des conseils ouvriers entre les mains d'un parti bourgeois - la Social-démocratie - a signé leur arrêt de mort.

Par ailleurs, la pression de l'idéologie dominante peut se manifester par l'existence au sein des conseils ou­vriers non seulement de partis bourgeois mais égale­ment par celle de courants ouvriers opportunistes dont le manque de clarté, les hésitations, la tendance à la conciliation avec l'ennemi de classe, constituent une menace permanente pour la révolution. Ce tut notam­ment le cas des soviets en Russie 17 lorsqu'au lendemain de la révolution de février, le Comité Exé­cutif des soviets, dominé par des formations opportu­nistes (mencheviks et socialistes-révolutionnaires) avait délégué son pouvoir au gouvernement Kerenski. Ce­pendant, si le prolétariat en Russie a pu prendre le pouvoir, c'est essentiellement grâce au ressaisissement des soviets après l'été 17 - et c'est là toute la différence avec l'Allemagne 18 - lorsque la majorité des conseils ouvriers est gagnée aux positions des bolche­viks, c'est-à-dire à celles du courant révolutionnaire le plus clair et le plus déterminé.

Ainsi, si dans toute lutte du prolétariat la fonction des révolutionnaires consiste à intervenir au sein de la classe pour défendre ses intérêts généraux, son but final et les moyens qui y mènent, à accélérer le pro­cessus d'homogénéisation de la conscience dans  la classe, cela est encore plus vrai dans une période où c'est le sort de la révolution qui est en jeu. Même si dans une période révolutionnaire le prolétariat organisé en conseils ouvriers est "capable de faire des mira­cles" comme le disait Lénine, il faut encore que les partis révolutionnaires "sachent à ce moment-là  formu­ler ses tâches avec le plus d'ampleur  et de har­diesse ; il faut   que   leurs  mots d'ordre devancent toujours 1'initiative révolutionnaire des masses, leur servant de phare (...), leur indiquant le chemin le plus court et le plus direct vers une victoire complète, absolue, décisive." (Lénine,"Deux tactiques de la social-démocratie", 1903)

Dans une telle période, le parti a pour tâche, entre autres, de lutter au sein des soviets pour la défense de l'autonomie du prolétariat, non pas au sens que lui accordent les conseillistes - l'autonomie par rapport aux organisations révolutionnaires - mais pour son in­dépendance par rapport aux autres classes de la socié­té, et en tout premier lieu, à la bourgeoisie. Une des tâches essentielles du parti dans les conseils ouvriers consiste donc à démasquer aux yeux du prolétariat tout parti bourgeois qui tentera de s'infiltrer au sein des conseils pour les vider de leur substance révolu­tionnaire.

De même que le rôle des minorités révolutionnaires dans les conseils ouvriers traduit encore l'existence de différents niveaux de conscience et de pénétration de l'idéologie bourgeoise, cette hétérogénéité au sein de la classe se manifeste également par l'existence de plusieurs courants et partis. Contrairement à la vision bordiguiste suivant laquelle le processus d'homogénéi­sation de la conscience dans la classe ne se développe qu'à travers l'existence d'un parti unique, ce n'est pas par des mesures coercitives, d'exclusion de toute au­tre formation politique prolétarienne que l'avant-garde de la classe peut accélérer un tel processus. Au contraire, l'organisation unitaire de la classe, confor­mément à sa nature même, ne peut être que le théâ­tre d'un inévitable affrontement politique entre les positions véhiculées par les diverses tendances existant au sein du prolétariat. Ce n'est en effet que par la confrontation pratique des différents points de vue que la classe pourra se frayer un chemin vers la plus grande clarté, vers une "intelligence nette des con­ditions de la marche et des fins générales du mou­vement prolétarien. " (Manifeste Communiste).

Cela ne signifie pas que l'avant-garde la plus déter­minée, la plus clairvoyante du prolétariat doive pour autant passer des compromis, trouver des positions in­termédiaires avec les courants politiques les plus hési­tants. Son rôle consiste à défendre avec la plus gran­de intransigeance son orientation propre, à impulser le processus de clarification, à amener les masses mo­mentanément soumises aux idées centristes vers des positions révolutionnaires, en les poussant à se démar­quer de toutes les déviations réactionnaires dont elles peuvent être victimes.

Ainsi la vision conseilliste qui veut interdire aux révo­lutionnaires de s'organiser et intervenir dans la vie des conseils constitue une capitulation devant l'infil­tration en leur sein de l'idéologie bourgeoise, une dé­sertion face à l'opportunisme et à l'ennemi de classe qui, eux, mènent le combat de façon organisée. A moins que les conseillistes ne préconisent l'interdiction de force par les conseils de toute autre forme d'orga­nisation en dehors d'eux-mêmes. Dans ce cas, non seulement ils ne feraient que rejoindre, d'une certaine façon, la vision coercitive des bordiguistes sur les rapports qui s'établissent au sein de la classe, mais de plus ils exhorteraient les conseils à adopter une poli­tique digne des formes les plus totalitaires de l'Etat capitaliste (ce qui serait le comble de la part de ces défenseurs "acharnés" de la  "démocratie ouvrière" !).

Telles sont les déviations que dès 1905 les révolution­naires ont été capables de combattre au sein des con­seils ouvriers afin de se hisser à la hauteur des tâ­ches pour lesquelles la classe les a fait surgir :

"Il me semble que le camarade Radine a tort lorsqu'il pose cette question : 'le soviet des députés ouvriers ou le parti ?' Je pense qu'on ne saurait poser ainsi la question ; qu'il faut aboutir absolument à cette solution : et le soviet des députés ouvriers et le parti (...). Pour diriger la lutte politique le soviet comme le parti sont tous deux absolument nécessaires à l'heure actuelle. (...) Il me semble que le soviet aurait tort de se joindre sans réserve à un parti quelconque. Le soviet (...) est né de la grève générale, à l'oc­casion de la grève générale. Qui a conduit et fait aboutir la grève ? Tout le prolétariat au sein du­quel il existe aussi, heureusement en minorité, de non social-démocrates. Faut-il que ce combat soit livré par les seuls social-démocrates ou unique­ment sous le drapeau de la social-démocratie ? Il me semble que non (...). Le soviet des députés ou­vriers doit tendre à s'incorporer les députés de tous les ouvriers (...) Quant à nous, social-démo­crates , nous tâcherons de lutter en commun avec les camarades prolétaires, sans distinction d'opi­nion, pour développer une propagande inlassable, opiniâtre de la conception seule conséquente, seu­le réellement prolétarienne du marxisme. (...) Il ne peut, certes, être question de fusion entre social-démocrates et socialistes-révolution­naires, mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. (...) Les ouvriers qui partagent le point de vue des SR et qui combattent dans les rangs du prolé­tariat, nous en sommes profondément convaincus, font preuve d'inconséquence, car tout en accom­plissant une oeuvre véritablement prolétarienne, ils conservent des conceptions non prolétariennes. (. . . ) Nous tenons comme par le passé les concep­tions des SR pour des conceptions non socialistes. Mais dans le combat (...) nous aurons vite fait d'avoir raison de leur inconséquence puisque 1 'histoire elle-même milite en faveur de nos con­ceptions, de même que la réalité le fait à chaque pas. S'ils n'ont pas appris le social-démocratisme dans nos écrits, c'est notre révolution qui le leur  apprendra." (Lénine, "Nos tâches et le Soviet des Députés Ouvriers",  novembre   1905).

Pour les révolutionnaires, comme pour l'ensemble de la classe, l'histoire n'est pas une chose morte. Elle est un instrument indispensable pour les combats pré­sents et à venir, à condition qu'ils soient capables d'en tirer  tous les enseignements.

Tout comme la Commune de Paris, la révolution de 1905 s'est terminée sur une défaite. Mais cette défai­te préparait déjà le terrain pour la victoire d'octobre 1917, de même que par la suite, la défaite de la pre­mière vague révolutionnaire des années 17-23 n'était qu'une étape dans le long et douloureux processus qui doit conduire le prolétariat jusqu'à la victoire finale. C'est cette continuité dans la lutte historique du pro­létariat qu'affirmait ainsi Lénine lors de la révolution de février 17 :

"Si le prolétariat russe n'avait pas pendant 3 ans de 1905 à 1907, livré de grandes batailles de classe et déployé son énergie révolutionnaire, la 2ème révolution [celle de février 17] n'aurait pu être aussi rapide, en ce sens que son étape ini­tiale n'eût pas été achevée en quelques jours. La 1ère révolution [1905] a profondément ameubli le terrain, déraciné des préjugés séculaires, éveillé à la vie politique et à la lutte politique des millions d'ouvriers et de paysans, révélé les unes aux autres et au monde entier toutes les classes (et les principaux partis) de la société russe quant à leur nature réelle, quant aux rapports réels de leurs intérêts, de leurs forces, de leurs moyens d'action, de leurs buts immédiats et loin­tains."(Lénine, "Lettres de loin", mars 1917).

La révolution de 1905, puis celle de 1917, devaient donc apporter des enseignements considérables à la classe ouvrière. Elles lui ont permis en particulier de comprendre quels étaient ses organes de combat pour la prise du pouvoir politique, de même qu'elles ont permis d'affirmer le caractère indispensable des mino­rités révolutionnaires dans la révolution. Cependant, ces premières expériences révolutionnaires du prolétariat ne lui ont pas permis de trancher défi­nitivement la question du rapport entre le parti et les conseils ouvriers. De ce fait, les divergences existant dans le camp des révolutionnaires de l'époque (et no­tamment au sein des fractions de gauche qui se sont dégagées de la 3ème Internationale) ont constitué un facteur de dispersion de leurs forces dès lors que la 1ère vague révolutionnaire a commencé à décliner, et plus encore dans les années de contre-révolution. Plus d'un demi-siècle d'expérience du prolétariat et de réflexion des courants révolutionnaires qui ont survécu à celle-ci a permis de trancher de façon beaucoup plus claire cette question. Du fait de cette plus gran­de clarté, les conditions politiques pour un regroupe­ment des révolutionnaires en vue de la formation du futur parti - regroupement rendu indispensable par la reprise historique de la lutte de classe à la fin des années 60 - sont beaucoup plus favorables que par le passé. C'est de la capacité des révolutionnaires à ti­rer complètement les enseignements de l'expérience passée sur les rapports entre le parti et la classe que dépend leur capacité à préparer dès aujourd'hui les conditions de la victoire future du prolétariat.

Avril



[1] Sur   les   caractéristiques de la grève de masse, voir Revue Internationale N° 27 : "Notes sur la grève  de masse".

[2] En fait, c'est bien avant 1905 que Rosa Luxemburg entrevoit que le capitalisme entre dans un tour­ nant de son évolution lorsqu 'elle écrit, en 1898, dans sa brochure "Réforme sociale ou Révolution" : "La législation de protection ouvrière (...) sert autant l'intérêt immédiat de classe des capitalistes que ceux de la société en général. Mais cette harmonie cesse à un certain stade du développement capitaliste. Quand ce développement a atteint un certain niveau, les intérêts de classe de la bour­geoisie et ceux du progrès économique commencent à se séparer, même à 1'intérieur du système de l'éco­nomie capitaliste. Nous estimons que cette phase a déjà commencé ; en témoignent deux phénomènes importants de la vie sociale actuelle :la politique douanière d'une part, et le  militarisme de 1 'autre."

[3] C'est une ironie de  constater que c'est précisément chez Lénine et les bolcheviks qu'un courant aussi "anti-léniniste" que le conseillisme a compris toute l'importance des conseils ouvriers et qu'il a emprun­té le mot d'ordre "Tout le pouvoir  aux conseils".

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