Contribution à une histoire du mouvement révolutionnaire : le Communistenbond Spartacus et le courant conseilliste 1942-1948, II

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Dans la première partie de cet article (cf. Revue Internationale n°38) consacré à l'histoire de la  gau­che  hollandaise, nous avons montré l'évolution  du Communistenbond  Spartacus, issu d'un  mouvement situé   à la  droite du trotskisme dans les années 30, vers des positions révolutionnaires, lui conférant entre 1942 et 1945 - malgré de nombreuses confusions théoriques tant sur la période historique du second après-guerre que sur  la  nature de l'URSS, les luttes de libération nationale etc..- une lourde  responsabilité politique au niveau international dans le regroupement  des révolutionnaires en Europe occidentale.

Première organisation révolutionnaire en  Hollande, et consciente de cette responsabilité, le Communistenbond, en proclamant en décembre 45 la nécessité du   parti international du prolétariat comme facteur actif dans le processus d'homogénéisation de la  conscience de classe, était, alors, encore loin des conceptions ouvertement conseillistes qu'il va développer à partir de 1947. Conceptions qui, de régression théorique en régression théorique, vont  progressivement 1'acheminer  vers le conseillisme achevé : rejet  de 1'expé­rience prolétarienne du  passé - notamment de 1'expérience  de la révolution russe -, abandon de toute idée d'organisation politique, négation de toute distinction entre communistes et prolétaires, tendance à1'ou­vriérisme et à 1'immédiatisme, chaque grève étant considérée comme "une révolution en petit".

Cette 2ème partie s'attachera à analyser les  différentes étapes de la dégénérescence du courant conseilliste (dont  les germes étaient déjà contenus dans les positions du Communistenbond en 45) qui conduira à sa disparition dans les années 70, pour ne laisser aujourd'hui que des épigones, dont le groupe Daad en Gedach se rattachant au courant libertaire  anti-parti.

Il était inévitable que l'orientation du Bond vers une organisation centralisée et que l'impor­tance accordée à la réflexion théorique - sous forme de débats et de cours de formation - ne sa­tisfassent pas les éléments les plus activistes du Bond. Ceux-ci, autour de Toon van den Berg, gardaient le vieil esprit syndicaliste-révolu­tionnaire du NAS. Très présents dans le milieu prolétarien de Rotterdam, lors des grèves du port, ils avaient contribué à la construction d'un petit syndicat, l'EVB (Union syndicale unitaire), né de la lutte. Il est symptomatique que le Bond - lors de son congrès des 24-26 décembre 1945 - acceptât de travailler dans l'EVB. Condamnant l'activité de l'organisation dans les syndicats, appendices de l'Etat, sa position sur les syndicats restait théorique. En quittant le Bond, Toon van den Berg et ceux qui le soutenaient allaient jusqu'au bout dans la logique d'une participation "tactique" à de petits syndicats indépendants. ([1])

Le Bond se trouvait dans une phase de réappro­priation des positions politiques du GIC. Et à tâ­tonnements, il dégageait peu à peu, de façon plus ou moins claire, ses positions politiques et thé­oriques propres.

D'autre part, la centralisation que requérait ce travail politique heurtait les éléments anarchisants du Bond. C'est à propos du journal heb­domadaire "Spartacus" que se développa un grave conflit dans l'organisation. Certains - soutenus par une partie de la rédaction finale (Eind-redactie) - qui était la Commission de rédaction -trouvaient que le style du journal était "un sty­le journalistique" ([2]). Ils voulaient que le journal soit le produit de tous les membres et non d'un organe politique. Le conflit connut son point le plus haut en mars 1946, lorsqu'un cliva­ge se fit entre la Commission politique, dont Stan Poppe était le secrétaire, et la Commission de Ré­daction finale. Il en ressortit que "la Rédaction finale est soumise à la commission politique" ([3]) dans le choix politique des articles, mais non dans le style laissé à l'appréciation de la Ré­daction. La commission politique défendait le principe du centralisme par un travail commun en­tre les deux organes. La Rédaction finale pensait que son mandat était valable uniquement devant l'assemblée des membres du Bond. Elle s'appuyait sur les jeunes qui voulaient que le journal soit l'expression de tous alors que la majorité de la Commission politique et en particulier Stan Poppe, défendait le principe d'un contrôle politique des articles par un organe ; en conséquence, la Rédac­tion ne pouvait être qu'une "subdivision" de la Commission politique. La participation des mem­bres à la rédaction se faisait selon le principe de la "démocratie ouvrière" qui prévalait dans les organisations de "vieux style" ([4]). Il ne s'agissait pas d'une"politique de compromis", com­me l'en accusaient la majorité de la rédaction et des membres à Amsterdam, mais d'une question pra­tique de travail commun entre les deux organismes, s'appuyant sur le contrôle et la participation de tous les membres du Bond.

Ce débat confus, où se mêlaient des antagonis­mes personnels et des particularismes de commis­sions, ne faisait que porter au grand jour la question de la centralisation. La non-distinc­tion au départ entre Rédaction intégrée dans la commission politique et cette dernière n'avait fait qu'envenimer les choses. Cette grave crise du Bond se traduisait par le départ de plusieurs militants, et loin de triompher la centralisation du Bond devint de plus en plus vague au cours de l'année 1946.

Mais dans les faits, le départ des éléments les moins clairs du Bond, ou les plus activistes, ren­forçait la clarté politique du Bond qui se démarquait plus nettement du milieu politique ambiant. Ainsi -à l'été 1946 - des membres du Bond qui vo­taient dans les élections pour le PC le quittèrent. Il en fut de même des membres de la section de Deventer qui avaient pris contact avec les trotskystes du CRM pour faire un travail "entriste" dans le Parti communiste néerlandais. ([5])

Ces crises et ces  départs étaient en fait une crise de croissance du Communistenbond, qui en"s'épurant" gagnait en clarté politique.

En 1945-1946, sont examinées plusieurs questions théoriques, sur lesquelles le Bond était resté flou pendant sa période de clandestinité : les questions russe, nationale, syndicale. Celles des conseils ouvriers, de la lutte de classe dans l'a­près-guerre, de la barbarie et de la science, de la caractérisation de la période suivant la Deuxième Guerre mondiale étaient abordées à la lumière de l'apport de Pannekoek.

1) La question russe

La nature de l'Etat russe n'avait pas été vrai­ment abordée par le Bond, à sa naissance. Les con­férences tenues en 1945 et la publication d'un, ar­ticle théorique sur la question permirent une pri­se de position sans ambiguïté  ([6]). Cet article, tout en rendant hommage à la position de défaitis­me révolutionnaire du MLL Front lors de la guerre germano-russe en 1941, notait que "seulement à l'é­gard de l'Union soviétique, leur attitude était en­core hésitante". Cette hésitation était en fait celle du Bond en 1942-1944. Ce n'était plus le cas en 1945.

Les révolutionnaires, notait le rédacteur de l'ar­ticle, ont eu des difficultés énormes à reconnaî­tre la transformation de la Russie soviétique en un Etat impérialiste comme les autres :

"On ne pouvait et on ne voulait pas croire que la Russie révolutionnaire de 1917 s'était trans­formée en une puissance semblable aux autres pays capitalistes."

Il est intéressant de noter ici que le Bond, à la différence du GIC des années 30, ne définit pas la Révolution russe comme une "révolution bourgeoi­se". Il essaye de comprendre les étapes de la transformation de la révolution en contre-révolu­tion. Comme la Gauche Italienne "Bilan"), il voit le processus contre-révolutionnaire surtout dans la politique extérieure de l'Etat russe, qui marque son intégration dans le monde capitaliste. Ce pro­cessus se développe par étapes : Rapallo en 1922 ; l'alliance du Komintern avec le Kuomintang en Chine; l'entrée de l'URSS dans la SDN en 1929. Cependant, le Bond estime que c'est en 1939 seulement que la Russie est vraiment devenue impérialiste. La définition qui est donnée ici de l'impérialisme est pure­ment militaire, et non économique : "Depuis 1939, il est devenu clair que aussi la Russie est entrée dans une phase d'expansion impérialiste".

Cependant, le Bond montre que le processus contre-révolutionnaire est aussi interne, dans la politique intérieure, où "sous la direction de Staline naquit une bureaucratie d'Etat". La nature de classe de la bureaucratie russe est bourgeoise :

"La bureaucratie dominante remplit la fonction d'une classe dominante qui, dans ses buts es­sentiels, correspond au rôle que remplit la bourgeoisie dans les pays capitalistes modernes".

Il est à noter ici que la "bureaucratie" russe est la bourgeoisie par sa fonction plus que par sa nature. Elle est un agent du capital étatisé. Bien qu'il soit clair dans le reste de l'article que cette "bureaucratie" est la forme que revêt la bourgeoisie d'Etat en URSS, l'impression donnée est qu'il s'agit d'une "nouvelle classe". En effet, il est affirmé que "la bureaucratie est devenue la classe dominante". Cette "classe dominante" de­viendra - quelques années plus tard, sous l'influ­ence de "Socialisme ou Barbarie" - pour le Bond "une nouvelle classe".

Le Bond montre qu'il existe deux classes dans la société russe, dans les rapports d'exploitation capitaliste basés sur "l'accumulation de plus-va­lue" : la classe ouvrière et lardasse dominante". L'existence du capitalisme d'Etat - comme capital collectif - explique la politique impérialiste de l'Etat russe :

"L'Etat lui-même est ici l'unique capitaliste, en excluant tous les autres agents autonomes du capital ; il est l'organisation monstrueuse du capital global. Ainsi, il y a d'un côté les travailleurs salariés qui constituent la clas­se des opprimés ; de l'autre côté l'Etat qui exploite la classe opprimée et dont l'assise s'élargit par l'appropriation du surproduit créé par la classe ouvrière. C'est le fondement de la société russe ; c'est aussi la source de sa politique impérialiste".

La distinction faite ici -implicitement, et non explicitement - entre "dominés" et "dominants" n'est pas sans annoncer la future théorie du grou­pe "Socialisme ou Barbarie" ([7]). Mais à la diffé­rence de ce dernier, le Communistenbond "Spartacus" n'abandonna jamais la vision marxiste d'antagonis­mes au sein de la société capitaliste.

Malgré les hésitations dans son analyse théori­que, le Bond était très clair dans les conséquen­ces politiques qui découlaient de son analyse thé­orique. La non défense de l'URSS capitaliste était une frontière de classe entre bourgeoisie et pro­létariat :

"Prendre parti pour la Russie signifie que l'on a abandonné le front de classe entre ou­vriers et capitalisme".

La non-défense de l'URSS ne pouvait être révo­lutionnaire que si elle s'accompagnait d'un appel au renversement de l'Etat capitaliste en Russie par la lutte de classe et la formation des con­seils ouvriers :

"Seuls les soviets, les conseils ouvriers -"comme pouvoir ouvrier autonome - peuvent prendre en main la production, dans le but de produire pour les besoins de la population tra­vailleuse. Les ouvriers doivent, en Russie aus­si, former le Troisième front. De ce point de vue la Russie ne se distingue pas des autres pays."

2) La question coloniale et nationale

En 1945, la position du Bond sur la question coloniale n'est guère différente de celle du MLL Front. Alors que débutait une longue guerre colo­niale en Indonésie qui allait durer jusqu'en 1949, date de l'indépendance, le Bond se prononce pour la"séparation" entre les Indes néerlandaises et la Hollande. Sa position reste "léniniste" dans la question coloniale, et il participe même - pen­dant quelques mois - à un "Comité de lutte anti-impérialiste" (Anti-imperialistisch Strijd Comité) . Ce comité regroupait les trotskystes du CRM, le groupe socialiste de gauche "De Vonk" et le Com-munistenbond, jusqu'à ce que ce dernier le quitta en décembre 1945. Le Bond avouait ([8]) que ce co­mité n'était rien d'autre qu'un "cartel d'organi­sations".

Le Bond, en fait, n'avait pas de position théo­rique sur la question nationale et coloniale. Il reprenait implicitement les positions du 2° Con­grès de l'IC. Il affirmait ainsi que "la libéra­tion de l'Indonésie est subordonnée à et consti­tue une sous-partie de la lutte de classe du pro­létariat mondial". ([9]) En même temps il montrait que 1 ' indépendance de 1'Indonésie était une voie sans issue pour le prolétariat local : "Il n'y a aucune possibilité présente d'une révolution pro­létarienne (en Indonésie)".

Peu à peu triomphait la conception de Pannekoek. Ce dernier - dans les conseils ouvriers - sans prendre position vraiment contre les mouvements nationalistes de "libération nationale", considé­rait qu'ils se feraient sous la férule du capital américain et entraîneraient une industrialisation des pays "libérés". Telle était la position offi­cielle du Bond en septembre 1945, à propos de l'Indonésie ([10]). Il considérait que "la seule voie qui reste ne peut être autre qu'une future industrialisation de l'Indonésie et une ultérieu­re intensification du travail". Le mouvement de décolonisation se ferait avec le"soutien du capi­tal américain". Il se traduirait par l'instaura­tion d'un appareil d'Etat"tourné contre la popu­lation pauvre".

Le Bond avait encore beaucoup de mal à se dé­terminer théoriquement vis-à-vis de la "question nationale". Issu de deux courants, dont l'un ac­ceptait les Thèses de Bakou, l'autre se revendiquait de la conception de Luxembourg, il était amené à se prononcer pour 1'une de ces deux concep­tions de façon claire. C'est ce qu'il fit en 1946 dans un numéro de "Spartacus - Weekblad" (N° 12, 23 mars. Dans un article consacré à l'indépendance nationale ("Nationale onafhankelijkheid"), il at­taquait la position trotskyste du RCP qui propa­geait le mot d'ordre : "Indonésie los van Holland, nu!" (Séparation de l'Indonésie d'avec la Hollande maintenant!). Un tel mot d'ordre ne pouvait être qu'un appel à l'exploitation des prolétaires indo­nésiens par d'autres impérialismes :

"Indonésie los van Holland. Nu! " veut dire : ex­ploitation des prolétaires indonésiens par 1'Amérique-Angleterre, l'Australie et/ou leurs propres dirigeants ; et cela en réalité ne peut être! 'Contre toute exploitation' la lut­te des masses indonésiennes doit surgir".

Plus profondément, le Bond se réclamait sans ambiguïté de la conception de Rosa Luxemburg et rejetait tout mot d'ordre 'léniniste' d'un 'droit à 1'autodétermination nationale'. Ce dernier ne pouvait être qu'un abandon de l'internationalisme au profit d'un camp impérialiste :

"Avoir de la sympathie pour ce mot d'ordre c'est mettre la classe ouvrière du côté d'un des deux colosses impérialistes rivaux, tout comme le mot d'ordre pour le ‘droit à l'autodétermination des nations' en 1914 et celui (de lutte) contre le fascisme allemand' au cours de la 2°guerre mon­diale. '''

Ainsi, le Bond abandonnait définitivement la posi­tion qui avait été la sienne en 1942. Par la suite lors de 1'indépendance de pays comme la Chine ou l'Inde, il se préoccupe surtout de voir dans quelle mesure "l'indépendance" pouvait amener un développe­ment des forces productives, et donc objectivement favoriser le surgissement d'un puissant prolétariat d'industrie. Implicitement, le Bond posait la ques­tion des 'révolutions bourgeoises' dans le tiers mon­de (cf. Infra).

3) La question syndicale

Bien que débarrassée de la tendance syndicaliste de Toon van den Berg, l'Union communiste Spartacus reste marquée jusqu'en 1949-1950 par le vieil esprit syndi­caliste révolutionnaire du NAS.

Pendant la guerre, le Bond avait participé - avec des membres du PC hollandais - à la construction du petit syndicat clandestin EVC (Centrale syndicale unitaire). Rejetant tout travail" syndical depuis son congrès de Noël 1945, il avait néanmoins en­voyé des délégués au congrès de l'EVC le 29 juil­let 1946 ([11]). Mais, par"tactique", le Bond tra­vaillait dans les petits syndicats "Indépendants" nés de certaines luttes ouvrières. Après avoir travaillé dans le syndicat EVB - dont l'origine était la transformation d'un organisme de lutte des ouvriers de Rotterdam en structure permanente - le Bond défendait l'idée d'"organisations d'usi­ne" créées par les ouvriers. Ces organisations étaient des "noyaux" (Kerne) qui devaient regrouper les"ouvriers conscients" par "localité et entrepri­se". ([12])

Il est évident que le Bond ne faisait que repren­dre ici la vieille conception du KAPD sur les Unions et les organisations d'entreprise (Betrieb-organisation). Mais à la différence du KAPD, il menait parallèlement un travail de type syndica­liste, sous la pression des ouvriers qui nourris­saient des illusions sur la formation de vérita­bles syndicats"révolutionnaires". Il en fut ainsi en 1948-1949, lorsque naquit l'OVB (Union indépen­dante d'organisations d'entreprise). L'OVB était en fait une scission - provoquée en mars 1948 par Van den Berg - de l'EVC à Rotterdam, dont l'origi­ne était la main mise du PC sur l'EVC. Croyant que l'OVB serait la base d'"organisations d'entre­prise autonomes", le Bond devait reconnaître tar­divement qu'il n'était rien d'autre qu'une"petite centrale syndicale". ([13])

Cette 'tactique' du Bond était en contradiction avec sa position théorique sur le rôle et la fonc­tion des syndicats dans la "société semi-totali­taire" des pays occidentaux. Les syndicats sont devenus des organes de l'Etat capitaliste :

"... Il ne peut être question de lutte pour les conditions de travail par le biais des syndi­cats. Les syndicats sont devenus une partie in­tégrante de l'ordre social capitaliste. Leur existence et leur disparition sont irrévocable­ment liées au maintien et à la chute du capita­lisme. Dans l'avenir, il ne peut plus être ques­tion que la classe ouvrière puisse encore trou­ver des avantages dans les syndicats. Ils sont devenus des organes briseurs de grèves, là où les ouvriers passent spontanément à la grève et la dirigent." ([14])

La propagande du Bond était donc une dénonciation sans équivoque des syndicats. Les ouvriers devaient non seulement mener leur lutte contre les syndicats par la"grève sauvage", mais comprendre que toute lutte dirigée par les syndicats était une défaite :

"La propagande révolutionnaire n'est pas d'appe­ler à la transformation des syndicats ; elle consiste à montrer clairement que dans la lutte les ouvriers doivent écarter toute direction syn­dicale, comme la vermine de leur corps. Il fau­dra dire clairement que toute lutte est perdue d'avance, dès que les syndicats parviennent à la prendre en charge".

La"grève sauvage" menée contre les syndicats était la condition même de la formation d'organismes pro­létariens dans la lutte.

4) Le mouvement de la lutte de classe et les conseils

La publication des "Conseils ouvriers" en janvier 1946 a été déterminante pour l'orientation du Bond vers des positions typiquement "conseillistes". Alors qu'auparavant l'Union communiste Spartacus avait une vision essentiellement politique de la lutte de classe, elle développe des positions de plus en plus économistes. La lutte de classe était conçue plus comme un mouvement économique que comme un processus d'organisation croissante du proléta­riat.

La vision de Pannekoek de la lutte de classe in­sistait d'avantage sur la nécessité d'une organisa­tion générale de la classe que sur le processus de la lutte. Il affirmait, en effet, que "l'organisa­tion est le principe vital de la classe ouvrière, la condition de son émancipation"  ([15]). Cette nette affirmation montrait que la conception du communis­me des conseils de cette période n'était pas celle de 1'anarchisme. A la différence de ce courant, Pannekoek soulignait que la lutte de classe est moins une "action directe" qu'une prise de cons­cience des buts de la lutte, et que la conscience précède l'action.

"Le développement spirituel est le facteur le plus important dans la prise du pouvoir par le prolétariat. La révolution prolétarienne n'est pas le produit d'une force brutale, physique ; c'est une victoire de 1'esprit... au commencement était l'action. Mais l'action n'est rien de plus que le commencement...Toute inconscience, toute illusion sur l'essence, sur le but, sur la force de l'adversaire se traduit par le malheur et la défaite instaure un nouvel esclavage"  ([16]).

C'est cette conscience se développant dans la clas­se qui permettait l'éclatement spontané de grèves "sauvages (illégales ou non officielles) par opposi­tion aux grèves déclenchées par les syndicats en respectant les règlements et les lois"." La sponta­néité n'est pas la négation de l'organisation ; au contraire "l'organisation naît spontanément, immé­diatement".

Mais ni la conscience ni l'organisation de la lutte ne sont un but en soi. Elles expriment une praxis où conscience et organisation s'inscrivent dans un processus pratique d'extension de la lut­te qui conduit à l'unification du prolétariat :

"...la grève sauvage, tel le feu dans la prai­ rie, gagne les autres entreprises et englobe des masses toujours plus importantes. La première tâche à remplir, la plus importante, c'est faire de la propagande pour essayer d'étendre la grève".

Cette idée de l'extension de la grève sauvage était néanmoins en contradiction avec celle d'occu­pation des usines propagée par Pannekoek. Pannekoek, comme les militants du Bond, avaient été très mar­qués par le phénomène d'occupation d'usines dans les années 30. L'action d'occupation des entrepri­ses était passée dans l'histoire sous le nom de "grève polonaise", depuis que les mineurs polonais en 1931 avaient été les premiers à appliquer, cette tactique. Celle-ci s'était ensuite étendue en Roumanie et en Hongrie, puis en Belgique en 1935, et enfin en France en 1936.

A l'époque, la Gauche communiste italienne, au­tour de"Bilan", tout en saluant ces explosions de lutte ouvrière ([17]), avait montré que ces occupa­tions étaient un enfermement des ouvriers dans les usines, qui correspondait à un cours contre-révo­lutionnaire menant à la guerre. D'autre part, un cours révolutionnaire se traduisait essentielle­ment par un mouvement d'extension de la lutte cul­minant avec le surgissement des conseils ouvriers. L'apparition des conseils n'entraînait pas néces­sairement un arrêt de la production et l'occupa­tion des usines. Au contraire, dans la Révolution russe, les usines continuaient à fonctionner, sous le contrôle des conseils d'usine ; le mouvement n'était pas une occupation d'usines mais la domi­nation politique et économique de la production par les conseils sous la forme d'assemblées géné­rales quotidiennes. C'est pourquoi, la transforma­tion des usines du Nord de l'Italie en "forteres­ses" par les ouvriers en 1920, qui occupaient l'en­treprise, traduisait un cours révolutionnaire dé­clinant. C'est la raison pour laquelle Bordiga avait vivement critiqué Gramsci qui s'était fait le théoricien du pouvoir dans l'usine occupée.

Pour la Gauche communiste italienne il était né­cessaire que les ouvriers brisent les liens les rattachant à leur usine, pour créer une unité de classe dépassant le cadre étroit du lieu de travail. Sur cette question, Pannekoek et le Spartacusbond se rattachaient aux conceptions usinistes de Gram­sci en 1920. Ils considéraient la lutte dans l'u­sine comme une fin en soi, considérant que la tâ­che des ouvriers était la gestion de l'appareil productif, comme première étape avant la conquête du pouvoir :

" dans les occupations d'usines se dessine cet avenir qui repose sur la conscience plus claire que les usines appartiennent aux ouvri­ers, qu'ensemble ils forment une unité harmo­nieuse et que la lutte pour la liberté sera me­née jusqu'au bout dans et par les usines ... ici les travailleurs prennent conscience de leurs liens étroits avec 1'usine... c'est un appareil productif qu'ils font marcher, un organe qui ne devient une partie vivante de la société que par leur travail." ([18])

A la différence de Pannekoek, le Bond avait ten­dance à passer sous silence les différentes phases de la lutte de classe, et à confondre lutte immé­diate (grève sauvage) et lutte révolutionnaire (grève de masses donnant naissance aux conseils) . Tout comité de grève - quelle que soit la période historique et la phase de la lutte de classe -était assimile à un conseil ouvrier :

"Le comité de grève comprend des délégués de diverses entreprises. On l'appelle alors "comité général de grève" ; mais on peut l'appeler "conseil ouvrier". ([19])

Au contraire, Pannekoek soulignait dans ses "5 Thèses sur la lutte de classe" (1946) que la grève sauvage ne devient révolutionnaire que dans la me­sure où elle est "une lutte contre le pouvoir d'E­tat ; dans ce cas "les comités de grève doivent alors remplir des fonctions générales, politiques et sociales, c'est-à-dire remplir le rôle des con­seils ouvriers".

Dans sa conception des conseils, Pannekoek était loin de se rapprocher des positions anarchistes, qui allaient par la suite triompher dans le mouve­ment "conseilliste" hollandais. Fidèle au marxisme, il ne rejetait pas la violence de classe contre 1' Etat ni la notion de dictature du prolétariat. Mais celles-ci en aucun cas ne pouvaient être une fin en soi ; elles étaient étroitement subordonnées au but communiste : l'émancipation du prolétariat ren­du conscient par sa lutte et dont le principe d'ac­tion était la démocratie ouvrière. La révolution par les conseils n'était pas"une force brutale et imbécile (qui) ne peut que détruire". "Les ré­volutions, au contraire, sont des constructions nouvelles résultant de nouvelles formes d'organisa­tion et de pensée. Les révolutions sont des pério­des constructives de 1'évolution de 1'humanité." C'est pourquoi "si l'action armée (jouait) aussi un grand rôle dans la lutte de classe", elle était au service d'un but : non pas briser les crânes, mais ouvrir les cervelles". Dans ce sens, la dicta­ture du prolétariat était la liberté même du prolé­tariat dans la réalisation de la véritable démocra­tie ouvrière :

"La conception de Marx de la dictature du prolé­tariat apparaît comme identique à la démocratie ouvrière de l'organisation des conseils."

Cependant, chez Pannekoek, cette conception de la démocratie des conseils évacuait la question de son pouvoir face aux autres classes et face à l'Etat. Les conseils apparaissaient comme le reflet des différentes opinions des ouvriers. Ils étaient un parlement où coexistaient différents groupes de tra­vail, mais sans pouvoirs ni exécutif ni législatif. Ils n'étaient pas un instrument de pouvoir du pro­létariat, mais une assemblée informelle :

"Les conseils ne gouvernent pas; ils transmettent les opinions, les intentions, la volonté des groupes de travail".

Comme très souvent, dans les "Conseils ouvriers", une affirmation est suivie de son antithèse, de telle sorte qu'il est difficile de dégager une pensée cohérente. Autant dans le passage cité, les conseils ouvriers apparaissent comme impuissants, autant plus loin ils sont définis comme un puissant organe "devant remplir des fonctions politiques", où "ce qui est décidé... est mis en pratique par les tra­vailleurs". Ce qui implique que les conseils "éta­blissent" le nouveau droit, la nouvelle loi."

Par contre, nulle part il n'est question d'anta­gonisme entre les conseils et le nouvel Etat surgi de la révolution. Bien que la question se fût posée dans la Révolution russe, Pannekoek semble implici­tement concevoir les conseils comme un Etat, dont les tâches seront de plus en plus économiques, une fois que les ouvriers "se sont rendus maîtres des usines". Du coup, les conseils cessent d'être des organes politiques et "sont transformés...en orga­nes de production". ([20]). Sous cet angle, il est difficile de voir en quoi la théorie des conseils de Pannekoek se différencie de celle des bolcheviks après 1918.

Ainsi, en l'espace de deux ans -de 1945 à 1947 -la conception théorique du Communistenbond Sparta-cus se rapprochait de plus en plus des théories "conseillistes" du GIC et de Pannekoek, bien que ce dernier ne fut en aucune façon militant du Bond. ([21])

Bien des facteurs entraient en jeu qui expli­quaient le contraste brutal entre le Bond de 1945 et le Bond de 1947. Dans un premier temps, l'af­flux de militants après mai 1945 avait donné l'im­pression que s'ouvrait une période de cours révo­lutionnaire ; inévitablement, croyait le Bond, de la guerre surgirait la révolution. L'éclatement de grèves sauvages à Rotterdam, en juin 1945, dirigées contre les syndicats confortait le Bond dans ses espérances. Plus profondément, l'organisation ne croyait pas à une possibilité de reconstruction de l'économie mondiale ; elle pensait en août 1945 que "la période capitaliste de l'histoire de l'hu­manité touche à sa fin" ([22]). Elle était confortée par Pannekoek qui écrivait : "Nous sommes aujour­d'hui témoins du début de l'effondrement du capi­talisme en tant que système économique." ([23]).

Bientôt le Bond dut reconnaître que ni la révo­lution ni l'effondrement économique n'étaient à at­tendre, avec le début de la période de reconstruc­tion. Cependant le Bond et Pannekoek restèrent tou­jours convaincus de la perspective historique du communisme : certes "toute une grande partie du chemin vers la barbarie (avait été) parcourue, mais l'autre chemin, le chemin vers le socialisme, rest­ait) ouvert". ([24])

Le début de la "guerre froide" laissait le Bond indécis sur le cours historique de 1'après -guerre. D'un côté il pensait -avec Pannekoek - que l'après-guerre ouvrait de nouveaux marchés pour le capital américain, avec la reconstruction et la décoloni­sation, voire l'économie d'armements ; de l'autre côté, il lui semblait que chaque grève était une "révolution en petit". Bien que les grèves se dé­roulassent de plus en plus dans le contexte de l'af­frontement des blocs,"Spartacus" pensait - dans cette période - que "c'est la lutte de classe qui freine les préparatifs d'une 3° guerre mondiale" ([25]).

. La révolution escomptée ne venait pas, dans un cours profondément dépressif pour les révolution­naires de l'époque. L'autorité morale de Panne­koek et de Canne Meijer pesait de plus en plus dans le sens d'un retour au mode de fonctionnement qui prévalait dans l'ex-GIC. Au printemps 1947, les critiques commencèrent à se faire jour sur la conception du Parti. Les anciens membres du GIC préconisaient un retour à la structure des "grou­pes d'études" et des "groupes de travail". Ce re­tour avait été en fait préparé dès 1946, lorsque le Bond avait demandé à Canne Meijer ([26]) de pren­dre la responsabilité d'éditer une revue en espé­ranto et donc de former un groupe espérantiste. De fait, se créaient des groupes à l'intérieur du Bond. Dans leur intervention, les militants du Bond avaient de plus en plus tendance à se conce­voir comme une somme d'individus au service des luttes ouvrières.

Cependant, le Communistenbond n'était pas isolé malgré le cours non révolutionnaire qu'il devait finalement reconnaître ([27]) plus tard. En Hollande, s'était constitué le groupe "Socialisme von onderop" (Socialisme par en bas), de tendance "conseilliste" . Mais c'est surtout avec la Belgique néerlandophone que le Bond avait les contacts les plus étroits. En 1945, s'était constitué un groupe très proche du Bond qui éditait la revue "Arbeiderswil" (Volonté ouvrière). Il avait pris par la suite la dénomination de "Vereniging van Radensocialisten" (Association de socialistes des conseils). Le grou­pe se déclarait partisan du "pouvoir des conseils" et "antimilitariste". Par son principe d'organisa­tion fédératif, il se rapprochait beaucoup de l'anarchisme.([28]) Un tel environnement politique de groupes localistes n'était pas sans pousser le Bond à se re­plier sur la Hollande. Cependant, en 1946, le Bond avait pris soin de faire connaître à ses membres les positions du courant bordiguiste, en traduisant la déclaration de principes de la Fraction belge de la Gauche communiste ([29]). En juillet 1946, Canne Meijer s'était déplacé à Paris pour prendre contact avec différents groupes, en particulier "Internationalisme". Théo Maassen avait par la sui­te renouvelée cet effort de prendre contact avec le milieu internationaliste en France. Il est notable que les contacts étaient pris par d'anciens membres du GIC, et non par les ex-RSAP qui n'avaient eu de contact politique qu'avec le groupe de Vereeken. Is­sus du mouvement communiste des conseils des années 20 et 30, ils avaient déjà discuté avec le courant "bordiguiste" regroupé autour de la revue "Bilan"»

Le Bond en 1947 restait très ouvert à la discus­sion internationale et souhaitait briser les fron­tières nationales et linguistiques où il était en­fermé :

"Le Bond ne veut point être une organisation spécifiquement néerlandaise. Les frontières é-tatiques ne sont pour lui - à cause de l'his­toire et du capitalisme - que des obstacles à l'unité de la classe ouvrière internationale." ([30])

C'est dans cet esprit que le Communistenbond prit l'initiative de convoquer une conférence internatio­nale des groupes révolutionnaires existant en Euro­pe. La conférence devait se tenir les 25 et 26 mai 1947 à Bruxelles. Comme document de discussion le Bond avait écrit une brochure : "De nieuwe wereld" (Le nouveau monde) qu'il avait traduite par ses soins en français.

La tenue de la première conférence de l'après-guerre des groupes internationalistes devait se fonder sur des critères de sélection. Sans l'affir­mer explicitement, le Bond éliminait les groupes trotskystes pour leur soutien à l'URSS et leur par­ticipation à la Résistance. Il avait cependant choi­si des critères d'adhésion à la conférence très larges, voire vagues :

"Nous considérons comme essentiel : le rejet de toute forme de parlementarisme ; la conception que les masses doivent s'organiser elles-mêmes dans l'action, en dirigeant ainsi elles-mêmes leurs propres luttes. Au centre de la discussion, il y a aussi la question du mouvement de masse, tandis que les questions de la nouvelle écono­mie communiste (ou communautaire), de la forma­tion de partis ou groupes, de la dictature du prolétariat, etc. ne peuvent être considérées que comme conséquences du point précédent. Car le communisme n'est pas une question de parti, mais celle de la création du mouvement de masses autonome". ([31])

En conséquence, le Bond éliminait le PC internatio­naliste bordiguiste italien qui participait aux élec­tions. Etaient par contre invités la Fédération au­tonome de Turin, qui avait quitté le PCint en raison de ses divergences sur la question parlementaire et le groupe français "Internationalisme", qui s'était détaché du bordiguisme. Etaient par contre invités les groupes bordiguistes belges et français qui étaient en divergence avec le PCint sur les ques­tions parlementaire et coloniale.

En dehors de ces groupes, issus du bordiguisme ou en opposition, le Communistenbond avait invité des groupes informels, voire des individus ne représen­tant qu'eux-mêmes, de tendance anarcho-conseilliste : de Hollande, "Socialisme van onderop"; de Belgique, le "Vereniging van Radensocialisten" ; de Suisse, le groupe conseilliste "Klassenkampf" ; de France, les ccmmunistes-révolutionnaires du "Prolétaire". ([32])

L'invitation faite à la Fédération anarchiste fran­çaise fut vivement critiquée par "Internationalisme" qui tenait à ce que les critères de la conférence soient rigoureux. Pour marquer la nature interna­tionaliste de la conférence, les mouvements anar­chistes officiels qui avaient participé à la guerre en Espagne, puis aux maquis de la Résistance devaient être éliminés. "Internationalisme", détermi­nait quatre critères de sélection des groupes parti­cipant à une conférence internationaliste :

-  le rejet du courant anarchiste officiel "pour la participation de leurs camarades espagnols au gou­vernement capitaliste de 1936-1938"; leur partici­pation "sous l'étiquette de 1'antifascisme à la guerre impérialiste en Espagne", puis "aux maquis de la Résistance en France" faisaient que ce cou­rant "n'avait pas de place dans un rassemblement du prolétariat" ;

-  le rejet du trotskisme "comme corps politique se situant hors du prolétariat";

-  de façon générale rejet de tous les groupes qui "ont effectivement participé d'une façon ou d'une autre à la guerre impérialiste de 1939-1945".

-  la reconnaissance de la signification historique d'Octobre 1917 comme "critère fondamental de toute organisation se réclamant du prolétariat".

Ces quatre critères "ne faisaient que marquer les frontières de classe séparant le prolétariat du ca­pitalisme". Cependant le Bond ne retira pas son in­vitation au "Libertaire" (Fédération anarchiste), qui annonça sa participation et ne vint pas. Le Bond dut reconnaître de fait que 1'antiparlementaris­me et la reconnaissance de l'organisation autonome par les masses étaient des critères flous de sélec­tion.

A ce titre la conférence internationale ne pouvait qu'être une conférence de prise de contact en­tre groupes nouveaux surgis après 1945 et les orga­nisations internationalistes de l'avant-guerre que le conflit mondial avait condamne à rester isolées dans leur pays respectif. Elle ne pouvait aucune­ment être un nouveau Zimmerwald, comme le proposait le groupe "Le Prolétaire", mais un lieu de confron­tation politique et théorique permettant leur "exis­tence organique" et "leur développement idéologique".

Comme le notait "Internationalisme" qui participa très activement à la conférence, le contexte inter­national n'ouvrait pas la possibilité d'un cours révolutionnaire. La conférence se situait dans une période où "le prolétariat a essuyé une désastreu­se défaite, ouvrant un cours réactionnaire dans le monde". Il s'agissait donc de resserrer les rangs et d'oeuvrer à la création d'un lieu politique de discussion permettant aux faibles groupes d'échap­per aux effets dévastateurs de ce cours réaction­naire.

Tel était aussi l'avis des membres de l'ex-GIC du Bond. Et ce ne fut pas l'effet du hasard si deux anciens du GIC (Canne Meijer et Willem)- et aucun membre de la direction du Bond - participèrent à la conférence. Les anciens RSAP restaient en effet très localistes, en dépit du fait que le Bond avait crée une "Commission internationale de contact".

De façon générale régnait une grande méfiance en­tre les différents groupes invités dont beaucoup avaient peur d'une confrontation politique. Ainsi ni la Fraction française ni "Socialisme van onderop" ne participèrent à la conférence. Lucain, de la Fraction belge, ne se laissa convaincre d'assister aux débats que sur la demande expresse de Marco d'Internationalisme. Seuls finalement, 1!Internatio­nalisme" et la Fédération autonome avaient envoyé une délégation officielle. Quant aux éléments de l'ex-GIC, déjà en désaccord au sein du Spartacusbond ils ne représentaient qu'eux-mêmes. Ils nourris­saient une certaine méfiance vis à vis d'"Interna­tionalisme" qu'ils accusaient de "se perdre dans d'interminables discussions sur la révolution rus­se". ([33])

Présidée par Willem du Spartacusbond, Marco et un vieil anarcho-communiste qui militait depuis les années 1890, la conférence révéla une plus gran­de communauté d'idées qu'on aurait pu le soupçonner.

-   la majorité des groupes rejetèrent les théories de Burnham sur la "société de managers" et le déve­loppement indéfini du système capitaliste. La pério­de historique était celle "du capitalisme décadent, de la crise permanente, trouvant dans le capitalis­me d'Etat son expression structurelle et politique".

-   sauf les éléments anarchisants présents, les com­munistes de conseils avec les groupes issus du"bordiguisme" étaient d'accord sur la nécessité d'une organisation des révolutionnaires. Cependant, à la différence de leur conception de 1945, ils voyaient dans les partis un rassemblement d'individus por­teurs d'une science prolétarienne : "Les 'partis' révolutionnaires nouveaux sont ainsi les porteurs ou les laboratoires de la connaissance prolétarien­ne". Reprenant la conception de Pannekoek sur le rôle des individus, ils affirmaient que "ce sont d'abord des individus qui ont conscience de ces vé­rités nouvelles".

-   une majorité de participants soutient l'interven­tion de Marco, d1"Internationalisme", que ni le courant trotskyste ni le courant anarchiste n'a­vaient leur place dans une conférence de groupes révolutionnaires" ([34]). Seul le représentant du "Prolétaire" - groupe qui devait par la suite évo­luer vers l'anarchisme - se fit l'avocat de l'in­vitation de tendances non officielles ou "de gau­che" de ces courants.

-   les groupes présents rejetaient toute "tactique" syndicale ou parlementeriste. Le silence des grou­pes "bordiguistes" en opposition signifiait leur désaccord avec les positions du Parti bordiguiste italien.

Il est significatif que cette conférence - la plus importante de l'immédiat après-guerre - de groupes internationalistes ait réuni des organisa­tions issues des deux courants "bordiguiste" et communiste des conseils. Ce fut la première et der­nière tentative de confrontation politique de l'a­près-guerre. Dans les années 30, une telle tenta­tive avait été impossible, principalement en rai­son du plus grand isolement de ces courants et des divergences sur la question espagnole. La conféren­ce de 1947 permettait essentiellement d'opérer une délimitation - sur les questions de la guerre et de 1'antifascisme - d'avec les courants trotskyste et anarchiste. Elle traduisait de façon confuse le sentiment commun que le contexte de la guerre froi­de clôturait une période très brève de deux années qui avait vu se développer de nouvelles organisa­tions, et ouvrait un cours de désagrégation des forces militantes si, consciemment, celles-ci ne maintenaient pas un minimum de contacts politiques.

Cette conscience générale manquait à la conféren­ce qui se termina sans décisions pratiques ni réso­lutions communes. Seuls, les ex-membres du GIC et "Internationalisme" se prononçaient pour la tenue d'autres conférences. Ce projet ne put se réaliser en raison de la sortie -le 3 août 1947 ([35]) - du Bond de la plupart des anciens du GIC : sauf Théo Maassen qui jugeait la scission injustifiée, ils pensaient que leurs divergences étaient trop impor­tantes pour rester dans le Communistenbond. En fait ce dernier avait décidé de créer - artificiellement une"Fédération internationale de noyaux d'entreprise"  (IFBK) à l'image des "Betriebsorganisationen" du KAPD. Mais la cause profonde de la scission était la poursuite d'une activité militante et organisée dans les luttes ouvrières. Les anciens du GIC é-taient accusés par les miltants du Bond de vouloir transformer l'organisation en un"club d'études théoriques" et de nier les luttes ouvrières immé­diates :

" Le point de vue de ces anciens camarades (du GIC-NDR), c'était que - tout en poursuivant la propagande pour 'la production dans les mains des organisations d'usine', 'tout le pouvoir aux conseils ouvriers' et pour une production communiste sur la base d'un calcul des prix en fonction du temps de travail moyen'- le Spartacusbond n'avait pas à intervenir dans la lutte des ouvriers telle qu'elle se présente aujourd’hui. La propagande du Spartacusbond doit être pure dans ses principes et, si les masses ne sont pas intéressées aujourd'hui, cela change­ra quand les mouvements de masses redeviendront révolutionnaires". ([36])

Par une ironie de l'histoire, les anciens du GIC reprenaient les mêmes arguments que la tendance de Gorter -dite d'Essen - dans les années 20, alors que précisément le GIC s'était constitué en 1927 contre elle. Parce qu'il défendait l'inter­vention active dans les luttes économiques - posi­tion de la tendance de Berlin du KAPD - il avait pu échapper au rapide processus de désagrégation des partisans de Gorter. Ceux-ci avaient soit dis­paru politiquement soit évolué - comme organisa­tion - vers des positions trotskystes et socialis­tes de gauche "antifascistes" pour finalement participer à la résistance néerlandaise : Frits Kief, Bram Korper, et Barend Luteraan - chefs de la ten­dance "gortérienne"- suivirent cette trajectoire ([37]).

Constitués à l'automne 1947 en "Groep van Raden communisten" (Groupe de communistes des conseils), Canne Meijer, B.A. Sijes et leurs partisans eurent quelque temps une activité politique. Ils voulaient malgré tout, maintenir les contacts internationaux en particulier avec "Internationalisme". En vue d'une conférence - qui n'eut jamais lieu - ils éditèrent un "Bulletin d'information et de discus­sion internationales" en novembre 1947, qui n'eut qu'un seul numéro. ([38]) Après avoir édité deux nu­méros de "Radencommunisme", en 1948, le groupe dis­parut. Canne Meijer versa dans le plus grand pessi­misme sur la nature révolutionnaire du prolétariat et commença à douter de la valeur théorique du mar­xisme. ([39]) B.A. Sijes se consacra entièrement à son travail d'historien de la "Grève de février 1941" pour finalement adhérer à un "Comité interna­tional de recherche des criminels de guerre nazis" qui le mena à témoigner au procès contre Eichmann, à Jérusalem. ([40]) Bruun van Albada, qui n'avait pas suivi les anciens du GIC dans la scission, cessait bientôt de militer en 1948, alors qu'il était nom­mé directeur de l'observatoire astronomique de Ban-doeng, en Indonésie. Inorganisé, il ne tarda pas à exprimer qu'il n'avait"plus aucune confiance dans la classe ouvrière"  ([41]).

Ainsi, en dehors de toute activité militante or­ganisée, la plupart des militants du GIC finissaient par rejeter tout engagement marxiste révolutionnai­re. Seul Théo Maasen, demeuré dans le Bond, maintint cet engagement.

Que la scission fut injustifiée - de l'avis de Théo Maasen - c'est ce que devait montrer l'évolu­tion du Bond dès la fin de 1947, lors de sa confé­rence de Noël. Cette conférence marquait une étape décisive dans l'histoire du Communistenbond "Spartacus". La conception de l'organisation du GIC tri­omphait complètement et marquait un abandon des po­sitions de 1945 sur le Parti. C'était le début d'une évolution vers un conseillisme achevé, qui allait mener finalement à la quasi-disparition du Spartacusbond aux Pays-Bas.

L'affirmation d'une participation du Bond à tou­tes les luttes économiques du prolétariat l'amenait à une dissolution de l'organisation dans la lutte. Le Bond n'était plus une partie critique du prolé­tariat mais un organisme au service des luttes ou­vrières : "Le Bond et les membres du Bond veulent servir la classe ouvrière en lutte". ([42]) La théo­rie ouvriériste triomphait, et les communistes du Bond étaient confondus avec la masse des ouvriers en lutte. La distinction faite par Marx entre com­munistes et prolétaires, distinction reprise par les "Thèses sur le parti" de 1945, disparaissait :

"Le Bond doit être une organisation d'ouvriers qui pensent par eux-mêmes, font de la propagan­de par eux-mêmes, font grève par eux-mêmes, s'organisent par eux-mêmes, et s'administrent par eux-mêmes."

Cependant cette évolution vers l'ouvriérisme n'é­tait pas totale et le Bond n'avait pas encore peur de s'affirmer comme une organisation à la fonction indispensable dans la classe : "Le Bond fournit une contribution indispensable à la lutte. Il est une organisation de communistes devenus conscients

que l'histoire de toute société jusqu'à maintenant est l'histoire de la lutte de classe, basée sur le développement des forces productives". Sans utili­ser le terme de parti, le Bond se prononçait pour un regroupement des forces révolutionnaires au ni­veau international : "Le Bond estime... souhaitable que l'avant-garde ayant la mène orientation dans le monde entier se regroupe dans une organisation internationale".

Les mesures organisatives prises à la conférence étaient en opposition avec ce principe de regroupe­ment, qui ne pouvait se réaliser que si le centra­lisme politique et organisationnel du Bond était maintenu. Or, le Bond cessait d'être une organisa­tion centralisée avec des statuts et des organes éxécutifs. Il devenait une fédération de groupes de travail, d'étude et de propagande. Les sections lo­cales (ou "noyaux") étaient autonomes, sans autre lien qu'un "groupe de travail" spécialisé dans les rapports inter-groupes locaux, et le Bulletin inter­ne "Uit eigen Kring" (Dans notre cercle). Il y avait autant de groupes de travail autonomes qu'il y avait de fonctions à remplir : rédaction ; corres­pondance ; administration ; maison d'édition "De Vlam" du Bond ; contacts internationaux ; "activi­tés économiques" liées à la fondation de l'Interna­tionale des noyaux d'entreprise (IFBK) .

Ce retour au principe fédéraliste du GIC amenait en retour une évolution politique de plus en plus "conseilliste" sur le terrain théorique. Le "con­seillisme" a deux caractéristiques : la caractérisation de la période historique depuis 1914 comme une ère de "révolutions bourgeoises" dans les pays sous-développés ; le rejet de toute organisation politique révolutionnaire. Cette évolution fut par­ticulièrement rapide dans les années 50. L'affirma­tion d'une continuité théorique avec le GIC - mar­quée par la réédition en 1950 des "Principes fonda­mentaux de la production et de la répartition commu­niste" ([43]) - signifiait la rupture avec les prin­cipes originels du Bond de 1945.

Dans les années 1950, le Bond fit un grand effort théorique en publiant la revue "Daad en Gedachte" {Pote  et pensée), dont la responsabilité rédaction­nelle incombait avant tout à Cajo Brendel, entré dans l'organisation depuis 1952. Avec Théo Maasen, il contribuait grandement à la publication des brochures : sur l'insurrection des ouvriers est-allemands en 1953, sur les grèves du personnel communal d'Amsterdam en 1955, sur les grèves de Belgique en 1961. A côté de brochures d'actualité, le Bond publiait des essais théoriques qui mon­traient une influence croissante des théories de "Socialisme ou Barbarie". ([44])

Cette influence de ce dernier groupe - avec le­quel des contacts politiques avaient été pris dès 1953 et dont les textes étaient publiés dans "Daad en Gedachte" - n'était pas l'effet d'un ha­sard. Le Bond avait été le précurseur inconscient de la théorie de Castoriadis sur le "capitalisme moderne" et l'opposition "dominant s /dominés". Mais autant le Bond restait fidèle au marxisme en réaf­firmant l'opposition entre prolétariat et bour­geoisie, autant il faisait des concessions théo­riques à S.O.B." en définissant la "bureaucratie" russe comme une "nouvelle classe". Mais pour le Bond, cette classe était "nouvelle" surtout par ses origines ; elle prenait la forme d'une "bu­reaucratie" qui "(faisait) partie de la bourgeoi­sie" ([45]). Néanmoins, en l'assimilant à une cou­che de "managers", non propriétaire collectif des moyens de production, le Bond faisait sienne la théorie de Burnham, qu'il avait rejetée à la con­férence de 1947. Derechef, le Bond avait été en 1945 le précurseur inconscient de cette théorie, qu'il n'avait jusqu'alors jamais pleinement déve­loppée. Le maître devenait le propre "élève" de son disciple : "Socialisme ou Barbarie". Comme ce dernier, il glissait progressivement sur une pen­te qui devait le mener à sa dislocation.

Cette dislocation a deux causes profondes : -le rejet de toute expérience prolétarienne du pas­sé, en particulier l'expérience russe ; - l'aban­don par la tendance du GIC - au sein du Bond- de toute idée d'organisation politique.

Le rejet de l'expérience russe

Après avoir essayé de comprendre les causes de la dégénérescence de la Révolution russe, le Bond cessait de la considérer comme une révolution prolétarienne pour n'y voir - comme le GIC - qu'une révolution "bourgeoise". Dans une lettre à Castoriadis-Chaulieu du 8 novembre 1953 - qui fut publiée par le Bond -([46]) Pannekoek considérait que cette "dernière révolution bourgeoise" avait été "l'oeuvre de la classe ouvrière" russe. Ainsi était niée la nature prolétarienne de la révolution (con­seils ouvriers, prise de pouvoir en octobre 1917). Ne voulant pas voir le processus de la contre-révo­lution en Russie (soumission des conseils à l'Etat, Kronstadt) Pannekoek et le Bond aboutissaient à 1'idée que les ouvriers russes avaient lutté pour la révolution "bourgeoise" et donc pour leur auto ­exploitation. Si octobre 17 n'était rien pour le mouvement révolutionnaire, il était logique que Pan­nekoek affirmât que "la révolution prolétarienne appartient au futur". De ce fait, toute l'histoire du mouvement ouvrier cessait d'apparaître comme une source d'expériences du prolétariat et le point de départ de toute réflexion théorique. L'ensemble du mouvement ouvrier, dès le I9ème siècle devenait"bour­geois" et ne se situait que sur le terrain de la "révolution bourgeoise".

Cette évolution théorique s'accompagnait d'un im­médiatisme de plus en plus grand vis-à-vis de tou­tes les grèves ouvrières. Le Bond considérait que sa tache était de se faire l'écho de toutes les grèves. La lutte de classe devenait un éternel pré­sent, sans passé car il n'y avait plus d'histoire du mouvement ouvrier, et sans futur car le Bond se refusait d'apparaître comme un facteur actif pou­vant influencer positivement la maturation de la conscience ouvrière.

L'autodissolution de l'organisation Lors de la discussion avec "Socialisme ou Barbarie", le Bond n'avait pas renoncé au concept d'organisa­tion et de parti. Comme l'écrivait Théo Maasen, "l'avant-garde est une partie de la classe militan­te, se composant des ouvriers les plus militants de toutes les directions politiques". L'organisa­tion était conçue comme l'ensemble des groupes du milieu révolutionnaire. Cette définition floue de l'avant-garde qui dissolvait le Bond dans l'ensem­ble des groupes était néanmoins un dernier sursaut de vie des principes originels de 1945.Bien que le Parti lui apparut comme dangereux, car ayant "une vie propre" et se développant "selon ses propres lois", le Bond en reconnaissait encore le rôle nécessaire ; il devait "être une force de la clas­se". ([47])

Mais "cette force de la classe" devait disparaî­tre dans la lutte des ouvriers pour ne pas rompre "leur unité". Ce qui revenait à dire que le parti - et l'organisation du Bond en particulier - était un organisme invertébré, qui devait se "dissoudre dans la lutte".

Cette conception était la conséquence de la vi­sion ouvriériste et immédiatiste du conseillisme hollandais. Le prolétariat lui apparaissait dans son ensemble comme la seule avant-garde politique, "l'instituteur" des militants "conseillistes", qui de ce fait se définissaient comme une "arrière-gar­de". L'identification entre communiste conscient et ouvrier combatif amenait une identification avec la conscience immédiate des ouvriers. Le militant ouvrier d'une organisation politique ne devait plus élever le niveau de conscience des ouvriers en lut­te mais se nier en se mettant au niveau d'une cons­cience immédiate et encore confuse dans la masse des ouvriers :

"Il en découle que le socialiste ou communiste de notre époque devrait se conformer et s'iden­tifier à l'ouvrier en lutte" ([48]).

Cette conception était particulièrement défendue par Théo Maasen, Cajo Brendel et Jaap Meulenkamp. Elle menait à la scission de décembre 1964 dans le Bond. La tendance qui défendait jusqu'au bout la conception anti-organisation du GIC devenait une re­vue : "Daad en Gedachte". Cette dislocation ([49]) du Bond avait été en fait préparée par l'abandon de tout ce qui pouvait symboliser l'existence d'une or­ganisation politique. A la fin des années 50, le Cbmmunistenbond Spartacus était devenu le "Spartacusbond". Le rejet du terme "communiste" signifiait un abandon d'une continuité politique avec l'ancien mouvement "communiste des conseils". L'atmosphère de plus en plus familiale du Bond, où avait été banni le mot "camarade" pour celui d'"ami", n'était plus celle d'un corps politique rassemblant les in­dividus sur la base d'une acceptation commune d'une même vision et d'une même discipline collectives.

Désormais, il y avait deux 'organisations'"conseillistes" en Hollande. L'une - le Spartacusbond- après avoir connu un certain souffle de vie après mai 1968 et s'être ouvert à la confrontation inter­nationale avec d'autres groupes finissait par dispa­raître à la fin des années 1970. S'ouvrant à des éléments plus jeunes et impatients, plongés dans la lutte des "kraakers (squatters) d'Amsterdam, elle se dissolvait dans un populisme gauchiste, pour finale­ment cesser de publier la revue "Spartacus".([50])

"Daad en Gedachte", par contre, subsiste sous la forme d'une revue mensuelle. Dominée par la per­sonnalité de Cajo Brendel, après la mort de Théo Maassen, la revue est le point de convergence d'é­léments anarchisants. La tendance"Daad en Gedachte" a été jusqu'au bout de la logique "conseilliste" en rejetant le mouvement ouvrier du XIX° siècle comme "bourgeois" et en se coupant de toute tradi­tion révolutionnaire, en particulier celle du KAPD, tradition qui lui apparaît comme marquée trop par "1'esprit de parti".

Mais surtout "Daad en Gedachte" s'est progressi­vement détaché de la tradition véritable du GIC, sur le plan théorique. Elle est avant tout un Bul­letin d'information sur les grèves, alors que les revues du GIC étaient de véritables revues théori­ques et politiques.

Cette rupture avec la véritable tradition du communisme des conseils l'ont amené progressivement sur le terrain du tiers-mondisme, propre aux grou­pes gauchistes :

"... Les luttes des peuples coloniaux ont appor­té quelque chose au mouvement révolutionnaire. Le fait que des populations paysannes mal ar­mées aient pu faire face aux forces énormes de l'impérialisme moderne a ébranlé le mythe de l'invincibilité du pouvoir militaire, technolo­gique et scientifique de l'Occident. Leur lutte a aussi révélé à des millions de gens la bruta­lité et le racisme du capitalisme et a conduit beaucoup de gens - surtout parmi les jeunes et les étudiants - à entrer en lutte contre leurs propres régimes." ([51])

Il est frappant de remarquer ici que, comme pour la PV° Internationale trotskyste et le bordiguisme, les luttes qui ont jailli du prolétariat industriel d'Europe sont comprises comme un produit des "lut­tes de libération nationale". Elles apparaissent comme un sous-produit des révoltes étudiantes, voire sont niées en tant que telles.

Une telle évolution n'est pas surprenante. En re­prenant la théorie de "Socialisme ou Barbarie" d'u­ne société traversée non par les antagonismes de classes mais par les révoltes des "dominés" con­tre les "dominants", le courant "conseilliste" ne peut concevoir l'histoire que comme une suite de révoltes de catégories sociales et de classes d'âge. L'histoire cesse d'être celle de la lutte de classe.

La théorie marxiste du communisme des conseils des années 30 puis du communistenbond des années 40 cè­de le terrain à la conception anarchiste. ([52])

Aujourd'hui aux Pays-Bas, le communisme des con­seils a disparu en tant que courant véritable. Il a laissé subsister des tendances "conseillistes" très faibles numériquement - comme "Daad en Gedach­te" - qui se sont rattachées progressivement au courant libertaire anti-parti.

Au niveau international, après la deuxième guerre mondiale, le courant "communiste des conseils" ne s'est maintenu qu'au travers de personnalités comme Mattick, qui sont restées fidèles au marxisme révolu­tionnaire. Si des groupes - se revendiquant du "Rate-Kommunismus" - ont surgi dans d'autres pays, com­me en Allemagne et en France, ce fut des bases bien différentes de celles du "Communistenbond Spartacus",

Chardin


[1] Sur Toon van den Berg (1904-1977), cf. article du Spartacusbond : "Spartacus", n°2, février-mars 1978.

[2] "Uit eigen kring", n°2, mars 1946 : "Nota van de politike commissie" (Notes de la Commission politique)

[3] Cf. UEK n°2 mars 1946, Idem

[4] En même temps que surgissait la question du centralisme se créait un clivage entre éléments "académistes" et militants qui souhaitaient plus de propagande. Ces derniers comme Johan van Dïnkel, dénonçaient le   risque pour le Bond de devenir "un club d'études théoriques" Cf. UEK, n°2, mars 1946, "Waar staat de Communistenbond ? Théoretisch studieclub of wordende Party" (Où va le Communistenbond ? Club d'étude théorique ou parti en devenir ?) .

[5] Cf. Circulaire du 17 août 1946 contenant le procès-verbal de la réunion de la commission politique nationale le 14 juillet. Interventions de Stan Poppe, Bertus Nansink, Van Albada, Jan Vastenhouw et Théo MajBsen sur l'état de l'organisation.

(42) "Maandlad Spartacus", n°12, décembre 1945 : "Het russische impérialisme en de revolutionaire arbei-ders".(L'impérialisme russe et les ouvriers révolutionnaires)

[6] Maandlad Spartacus", n°12, décembre 1945 : "Het russische impérialisme en de revolutionaire arbeiders".(L'impérialisme russe et les ouvriers révolutionnaires)

[7] Le groupe "Socialisme ou Barbarie", scission du trotskysme, publia son premier numéro en 1949 Son élément moteur était C. Castoriadis (Chaulieu ou cardan). Ce sont surtout les sous-produits de "Socialis­me ou Barbarie : ICO et "Liaisons" d'Henri Simon qui pousseront jusqu'au bout la théorie "dominants/domi­nos , dirigeants /diriges .

[8] Conférence du Bond des 27 et 28 octobre 1945, Cf UEK n°6, décembre 1945.

[9] Rapport d'un membre de la Commission politique sur la question indonésienne, in UEK, n°6décembre 1945.

[10] "Maandlad Spartacus", n°9 septembre 1945 : "Nederland- Indonésie".

[11] Décision de la Commission politique, le 14 juillet 1946. Cf. Circulaire du 27 août avec le procès-verbal de la réunion de l'organe central.

[12] "Spartacus" (Weekblad) n°23, 7 juin 1947 : "Het wezen der revolutionaire bedrijfsorganisatie" (ia nature de l'organisation révolutionnaire d'entreprise).

[13] En 1951, quelques membres du Bond pensaient que l'OVB n'était rien d'autre qu'un "vieux syndicat", dans lequel ils n'avaient rien à faire. C'était le point de vue de Spartacus en 1978 qui définit l'OVB comme "une petite centrale syndicale", Cf. article "Toon van den Berg (n°2, février-mars) . Le débat sur la nature de l'OVB se trouve dans "Uit eigen kring", n°17, 22 juillet 1951.

[14] "De nieuwe wereld", avril 1947, traduit dans un français maladroit pour la conférence de 1947 et publié en brochure :"Le monde nouveau".

[15] "Les conseils ouvriers" chapitre "l'Action directe".
 

[16] "Les conseils ouvriers", chapitre "Pensée et action".

[17] Cf."La Gauche communiste d'Italie", chapitre 4.

[18] "Les conseils ouvriers", chapitre 3 :"L'occupation d'usine".

[19] Cf. "Le nouveau monde", 1947, p. 12. Chez le Bond, comme chez Pannekoek, il y a une tendance à consi­dérer les comités de grève comme des organismes permanents, qui subsistent après la lutte. D'où chez Pannekoek l'appel à former - après la grève - de petits syndicats indépendants, "formes intermédiaires., regroupant, après une grande grève, le noyau des meilleurs militants en un syndicat unique. Partout où une grève éclaterait spontanément, ce syndicat serait présent avec ses organisateurs et ses propagandis­tes expérimentés". ("Les conseils ouvriers", p.157.)

[20] "Les conseils ouvriers", chapitre "La révolution des travailleurs".

[21] Pannekoek n'avait de contacts qu'individuels avec les anciens membres du GIC : Canne Meijer, B.A. Sijes .

[22] "Maandblad Spartacus", n°8, août 1945 : "Het zieke Kapitalisme" (Le capitalisme malade).

[23] "Les conseils ouvriers", p. 419. Cette affirmation d'un effondrement du capitalisme était en con­tradiction avec l'autre thèse des "Conseils ouvriers" que le capitalisme connaissait avec la décoloni­sation un nouvel essor : "Une fois qu'il aura fait entrer dans son domaine les centaines de millions de personnes qui s'entassent dans les terres fertiles de Chine et d'Inde, le travail essentiel du ca­pitalisme sera accompli." p.194). Cette dernière idée n'est pas sans rappeler les thèses de Bordiga sur le capitalisme juvénile".

[24] "Maandblad Spartacus", n°8 août 1945, op. cit.

[25] "Spartacus" (Weekblad) n°22, 31 mai 1947 :"Nog twe jaren" (Encore deux ans)

[26] Le Bond avait demandé à Canne Meijer d'assurer la sortie d'une revue espérantiste : "Klasbatalo". Il y eut encore une tentative en 1951 d'éditer "Spartacus" en espéranto. Cette fixation sur cette langue, pratiquée par des intellectuels, explique le peu d'efforts que fit le Bond d'éditer ses textes en anglais, allemand et français.

[27] La préface de 1950 aux "Grondbeginselen der communistische productie en distributie" parle d'une "situation certainement non révolutionnaire" ; elle n'utilise pas le concept de contre-révolution pour définir la période. Cette préface présente un double intérêt : a) examiner la tendance mondiale au capi­talisme d'Etat et ses différences : en Russie l'Etat dirige l'économie ; aux USA les monopoles s'emparent de l'Etat ; b) affirmer la nécessité de la lutte économique immédiate comme base de "nouvelles expérien­ces" portant les germes d'une"nouvelle période".

[28] Le Statut provisoire du*Vereniging van Raden-socialisten" a été publié en avril 1947 dans "Uit ei-gen kring" n°5

[29] La traduction et les commentaires du noyau de Leiden sur le "Projet de programme de la Fraction bel­ge" se trouvent dans le bulletin-circulaire du 27 août 1946.

[30] "Uit eigen kring", bulletin de la Conférence de Noël, décembre 1947.

[31] Cité par "Spartakus", n°1, octobre 1947 :"Die internationale Versammlung in Brussel, Pfingsten 1947". "Spartakus" était l'organe des RKD liés au groupe français "Le Prolétaire" (Communistes-Révolutionnaires).

[32] Comptes-rendus de la conférence dans le numéro de "Spartakus", déjà cité, et dans "Internationalisme n°23, 15 juin 1947 : "Lettre de la GCF au Communistenbond 'Spartacus'" ; "Une conférence internationale des groupements révolutionnaires"; "Rectificatif" dans le n°24, 15 juillet 1947.

[33] Compte -rendu d'un voyage de contact avec les groupes français RKD et "Internationalisme" en août 1946. Cf. "Uit eigen kring", n°4, avril 1947.

[34] Citations du compte-rendu du congrès, "Internationalisme", n° 23.

[35] Lettre-circulaire du 10 août 1947 : "De splijting in de Communistenbond 'Spartacus' op zontag 3 augus-tus 1947". Citée par Frits Kool, in "Die Linke gegen die Parteiherrschaft", p. 626.

[36] "Uit eigen kring" numéro spécial, décembre 1947 : "De plaats van Spartacus in de klassenstrijd" (La place de Spartacus dans la lutte de classe).

[37] Frits Kief, après avoir été secrétaire du KAPN de 1930 à 1932, avait fondé avec les Korper le groupe "De Arbeidersraad", qui évolua progressivement vers des positions trotskysantes et antifascistes. Pendant la guerre, Frits Kief participa à la Résistance hollandaise, devint après la guerre membre du "Parti du travail", pour finir par se faire le chantre du "socialisme yougoslave". Bram Korper et son neveu retournèrent au PC. Quant à Barend Luteraan (1878-1970) qui - plus que Gorter déjà malade - avait été le fondateur_du KAPN, il suivit le même itinéraire que_Fris Kief.

[38] La préparation technique de cette conférence (bulletins) devait être prise en charge par le "Groep van Raden-Communisten". Dans une lettre écrite en octobre 1947, "Internationalisme" précisait qu'une future1 conférence ne pouvait se faire sur une"simple base affective" et devait rejeter le dilletantisme dans la discussion.

[39] Sur l'évolution de Canne Meijer, cf, son texte des années 50 : "Le socialisme perdu", publié dans la "Revue internationale" du Courant communiste international, n°37, 1984.

[40] B.A. Sijes (1908-1981) cependant, contribua dans les années 60 et 70 au mouvement communiste des conseils en rédigeant des préfaces à la réédition des oeuvres de Pannekoek. L'édition des "Mémoires" de ce dernier fut son dernier travail.

[41] B. van Albada (1912-1972) , bien que cessant de militer traduisit en hollandais - avec sa femme-"Lénine philosophe" de Pannekoek.

[42] Cette citation et les suivantes sont extraites de "Uit eigen kring", numéro spécial, décembre 1947 : "Spartacus:Eigen werk, organisatie en propaganda".

[43] Les "Principes" ont été écrits en prison, dans les années 20, par Jan Appel. Ils ont été revus, re­maniés par Canne Msijer. Jan Appel écrivit - selon le Spartacusbond dans sa préface de 1972 - avec Sijes et Canne Meijer en 1946 l'étude : "De economische grondslagen van de radenmaatqchappij" (Les fondements économiques de la société des conseils) . Or il ne semble pas que Jan Appel devînt en 1945 membre du Bond. Il était en désaccord avec les ex-membres du GIC et avec le Bond qui refusaient de faire un travail ré­volutionnaire en direction de l'armée allemande. D'autres raisons (tensions personnelles) l'ont tenu à l'écart d'un travail politique militant qu'il aurait souhaité réaliser.

[44] Les brochures citées et la revue "Daad en Gedachte" sont disponibles à l'adresse suivante : Schouw 48-11, Lelystad (Pays-Bas)

[45] Brochure écrite par Théo Maasen en 1961 : Van Beria tôt Zjoekof - Sociaal-economische achter grond van destalinisatie". Traduction en français :"L'arrière-fond de la déstalinisation", in "Cahiers du com­munisme des conseils", n°5, mars 1970.

[46] Cf. "une correspondance entre A.Pannekoek et P. Chaulieu", avec une introduction de Cajo Brendel, in "Cahiers du communisme des conseils" n°8, mai 1971.

 

[47] Citations d'une lettre de Théo Maasen à "Socialisme ou Barbarie", publiée dans le n°18, janvier-mars 1956, sous le titre : "Encore sur la question du parti".

[48] Citations de la brochure "Van Beria tôt Zjoekof", déjà mentionnée.

[49] Meulenkamp quitta le Bond en septembre 1964. Cajo' Brendel et Théo Maassen, avec deux de leurs ca-rades, furent exclus en décembre. La scission ne se fit pas en "douceur" : le Bond récupéra les machi­nes et les brochures qui lui appartenaient, bien que ces dernières aient été écrites par Brendel et Maassen. Cf. témoignage de Jaap Meulenkamp, qui parle de "méthodes staliniennes" :"Brief van Jaap aan Radencommunisme", in Initiatief tôt een bijeenkomst van revolutionaire groepen", bulletin du 20 janvier 1981. Par la suite "Daad en Gedachte", malgré les invitations du Bond, refusa de s'asseoir "à la même table" lors de conférences et de rencontres, comme celle de janvier 1981.

[50] Cf. articles du Courant communiste international, dans la "REVUE INTERNATIONALE" :n°2, 1975 : "Les épigones du conseillisme à l'oeuvre 1) "Spartacusbond" hanté par les fantômes bolcheviks, 2) Le conseillisme au secours du tiers-mondisme" ; n°9, 1977 : "Rupture avec Spartacusbond","Spartacusbond : seul au monde ?"; n°16 et 17, 1979 :"La gauche hollandaise".

[51] Cajo Brendel : Thèses sur la révolution chinoise", in "Liaisons" n° 27, Liège (Belgique), février 1975. La citation est extraite de l'introduction à la traduction anglaise, éditée en 1971 par le grou­pe "Solidarity" d'Aberdeen.

[52] Un résumé des conceptions anarchisantes de "Daad en Gedachte" se trouve dans le Bulletin du 20 janvier 1981 en vue d'une conférence de divers groupes, à laquelle participèrent le CCI et plusieurs individus qui ne représentaient qu'eux-mêmes : Kanttekeningen van 'Daad en Gedachte'" (Notes margina­ les de 'Daad en Gedachte1). "Daad en Gedachte"   participa à la conférence, non comme groupe mais à titre individuel.

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