Europe de l'Est : crise économique et armes de la bourgeoise contre le prolétariat

Afficher une version adaptée à l'édition sur imprimante

La lutte des ouvriers de Pologne  est  venue montrer de manière éclatante aux yeux du pro­létariat mondial que  le soi-disant "paradis socialiste" du bloc de l'Est n'était qu'une des facettes de l'enfer capitaliste qui, partout sur la planète, impose le joug de 1 'exploita­tion  de  l'homme par l'homme.

Ce mythe des pays "socialistes" a eu la vie dure. C'est  que  tous  les  secteurs de la bour­geoisie mondiale, à 1'Est comme à 1'Ouest, avaient intérêt à son maintien soit comme  thème d'embrigadement des ouvriers dans les  conflits impérialistes, soit comme moyen de les écoeurer et de les  détourner de  toute perspective  de transformation de la société. Depuis un  demi-siècle, les  révolutionnaires ont combattu sans  relâche cette mystification qui a constitué la meilleure arme de la terrible contre-révolution qui s'est abattue sur le pro­létariat mondial  à partir des années 20 et a  duré jusqu 'aux années 60. Mais, comme le di­sait Marx, "un  seul pas  du mouvement réel est plus important  qu'une  douzaine de program­mes". En ce sens, les luttes ouvrières de l'été 80 ont plus fait pour clarifier la cons­cience du prolétariat  international que des décennies  de propagande des  groupes communis­tes. Et  ce n'est pas fini. Sous les coups de boutoir de la crise économique mondiale, les mystifications bourgeoises se lézardent et s'effondrent, et notamment celle  sur la prétendue nature "socialiste" des pays d'Europe  de  l'Est. Où en est  aujourd'hui cette pré­tendue "prospérité économique" des pays de 1 'Est, ce développement magnifique des forces productives tant  chantés par les staliniens et par les  trotskystes ? Où  en est la situa­tion du prolétariat dans ces "paradis des travailleurs" où  il n'y aurait plus d'exploi­tation, plus de bourgeoisie ? C'est  ce que nous  abordons  dans  le premier article qui suit.

Les  formidables combats du prolétariat en Pologne n'ont pas constitué seulement une con­firmation de ce que  les  révolutionnaires répétaient  depuis des décennies. Ils ont égale­ment remis au premier plan "certains problèmes  auxquels  la pratique n'a pas encore donné de réponse décisive, bien qu'ils se soient posés depuis longtemps sur le plan  théorique", comme nous 1'écrivions dans la "Revue  Internationale" n°  27 (4ème trimestre 81). Parmi ces problèmes nous  signalions, dans  cet article, "la nature des armes bourgeoises que la clas­se ouvrière  devra affronter dans les pays du bloc russe" et plus précisément, la contradic­tion existant entre, d'un côté, la nécessité pour la classe dominante d'utiliser comme en Occident, une gauche  dans 1'opposition ayant pour  tâche de saboter de 1'intérieur les lut­tes ouvrières et, de 1'autre côté, 1'incapacité  de  ces  régimes  à tolérer  une opposition organisée.

L'instauration de l'état de guerre en décembre 81 et l'interdiction  officielle de "Solidarnosc" en octobre 82 ont permis d'apporter plus d'éléments sur cette  question. Ce sont ces éléments  que nous donnons dans le second article ci-dessous.

CRISE DU CAPITAL ET OFFENSIVE CONTRE TES TRAVAILLEURS

L’enfoncement du bloc de l'est dans la crise capitaliste

Pour n'importe quelle entreprise capitaliste, le fait de ne plus pouvoir payer ses dettes signifie la faillite. Même si certains Etats ne peuvent fermer leur porte comme ils ferment les entrepri­ses, l'incapacité de la Pologne et de la Roumanie à rembourser les dettes contractées sur le marché mondial auprès des banques occidentales montre la faillite économique du capitalisme à l'Est au même titre que la situation similaire du Mexique ou du Brésil le montre à l'Ouest. Ces dernières années, l'endettement des pays du bloc russe s'est considérablement aggravé atteignant des sommes verti­gineuses :

-   en Pologne, la dette de plus de 25 milliards de dollars représente le tiers du Produit National Brut annuel ;

-   en Roumanie, la dette de 10 milliards de dollars représente aussi le tiers du PNB.

Comme sa consoeur occidentale, la bourgeoisie du bloc de l'Est a, durant les années 70, fui en avant avec le recours au crédit pour tenter de masquer et de retarder les échéances économiques d'un effondrement de la production. Pourtant, les dettes se payent toujours, et la tricherie par rapport à la loi de la valeur trouve ses limites aujourd'hui. Comme à l'Ouest, le capitalisme à l'Est est entré dans la récession.

Il est bien difficile d'accorder une confiance absolue aux chiffres officiels fournis par la bourgeoisie ; cela est vrai de manière générale, et en Russie plus qu'ailleurs. Cependant, ces chif­fres, dans leur évolution, correspondent tout à fait à ce qui se passe en Occident. Pour 1982, la croissance du revenu national sera officiellement de 2%, taux le plus bas jamais atteint et en cons­tante régression depuis plusieurs années. Il fau­drait que ce taux soit doublé pour pouvoir réali­ser le plan quinquennal ambitieux décidé sous l'é­gide de Brejnev. La croissance industrielle a été la plus faible depuis la guerre : en 82, la pro­duction de produits sidérurgiques, de ciment, de matières plastiques a diminué par rapport aux an­nées précédentes.

Endettement, récession, à ce tableau il ne man­que plus que l'inflation pour que l'on retrouve les mêmes caractéristiques fondamentales de la crise capitaliste telle qu'elle se manifeste à l'Ouest. Eh bien cette inflation existe aussi à l'Est ! Sans parler de l'inflation des prix à la consommation, sur laquelle nous reviendrons, la hausse moyenne des prix de gros dans l'ensemble de l'industrie serait de 13,4% dont 42% pour le charbon, 20% pour les produits sidérurgiques, 70% pour 1'énergie thermique ([1]) .

Les mêmes phénomènes sont donc à l'oeuvre, à l'Est comme à l'Ouest, la crise économique mon­diale accélère ses effets dévastateurs sur la pro­duction capitaliste. Le bloc de l'Est, beaucoup plus faible économiquement, subit encore plus du­rement l’effet de la crise. Le PNB de l'URSS par habitant est inférieur à celui de la Grèce, celui de la RDA, pays le plus développé du bloc russe, et à peu près égal à celui de l'Espagne. Le bloc russe, économiquement sous-développé,n'a aucune chance, dans une période de surproduction mondiale, de parvenir à une quelconque compétiti­vité économique ; il éprouve les plus grandes dif­ficultés à vendre ses marchandises sur le marché mondial. Cette situation n'est pas nouvelle pour l'URSS et son bloc, arrivés trop tardivement sur la scène capitaliste mondiale ; il est bien loin le mythe du rattrapage de l'Occident tant mis en avant par Staline et  Kroutchev ! L'heure est à une crise économique qui met à nu tous les mensonges, qui montre toutes les faiblesses du capitalisme russe et de ses satellites.

Dans ces conditions se trouve accentuée la ten­dance qui a permis au bloc russe de survivre de­puis son origine : la concentration de plus en plus forte de l'économie entre les mains de l'E­tat au service de l'économie de guerre.

L'ACCROISSEMENT DE L'ECONOMIE DE GUERRE

Dans la mesure où le bloc de l'Est ne peut riva­liser économiquement avec le bloc occidental, la seule façon qu'il a de maintenir sa place sur la scène mondiale  est de développer son économie de guerre, de mobiliser tout son appareil produc­tif pour la production militaire. En URSS, ce phé­nomène existe depuis Staline, mais, ces dernières années, il s'est encore accentué.

Face à la pression économique et militaire de l'Occident, l'URSS n'a d'autre choix que de sacri­fier toujours plus son économie au profit de l'é­conomie de guerre.

Prenons un exemple : le secteur des transports est un des points noirs du capitalisme russe, pa­ralysant l'ensemble de l'activité économique. La pénurie de moyens est la première cause de la dé­faillance du secteur des transports ; pourtant, en 82 ont été produits à peine plus de wagons qu'en 70. Cela peut sembler paradoxal alors que les 4/5 des transports terrestres sont réalisés sur le réseau ferroviaire. On comprend mieux ce qui se passe lorsqu'on sait que la production de wagons a été sacrifiée pour donner la priorité à la satis­faction des besoins militaires (la principale usine de wagons, à Niznij Taghil, construisant également des chars).

Ce qui est vrai pour les wagons est vrai pour tous les secteurs de l'économie russe; pour tou­tes les usines, la priorité absolue est donnée à la production d'armements, ce qui entrave toutes les autres productions.

Contrairement aux biens d'équipement qui sont utilisés dans un nouveau cycle productif ou aux biens de consommation qui servent à la reproduc­tion de la force de travail, les armes n'ont aucu­ne utilité dans le procès de production. De ce fait, leur production massive équivaut à une gigantesque destruction de capital qui ne peut qu'accentuer toujours plus les effets de la crise.

L'URSS à elle seule réalise 40% de la production militaire mondiale alors qu'elle ne produit que 10% du produit mondial brut. Ce pays ne peut main­tenir sa place sur la scène mondiale qu'au prix d'un effort militaire toujours plus important qui renforce toujours plus la banqueroute économique.

Il est difficile de trouver des chiffres exacts, le domaine militaire étant par définition celui du secret. Selon la "Military balance", les dépen­ses militaires de l'URSS seraient équivalentes au PNB de l'Espagne (1000 milliards de Francs) ; ce qui signifie que chaque année, c'est la pro­duction d'un pays comme l'Espagne qui est détrui­te en URSS dans l'économie d'armement, sans comp­ter le coût de la désorganisation de l'économie qui en résulte, c'est-à-dire 20 ou 30% de la pro­duction, au bas mot.

Pour le prolétariat du bloc russe, le choix "du beurre ou des canons" prend caricaturalement tout son sens. Les effets conjugués de la crise et de l'économie de guerre signifient pour la classe ou­vrière une misère sans cesse accrue au "paradis des travailleurs".

L'AUSTERITE POUR LA CLASSE OUVRIERE

L'absence officielle d'inflation et le plein em­ploi ont toujours été parmi les arguments princi­paux des staliniens et des trotskystes pour affir­mer que les travailleurs des pays de l'Est béné­ficient d'"acquis socialistes". Pourtant, c'est bien un euphémisme de parler d'austérité pour la classe ouvrière dans les pays dits "socialistes". La misère de la situation économique et sociale de la classe laborieuse dans ces pays n'est plus à dé­montrer et l'attaque menée aujourd'hui par la bour­geoisie de ces pays contre le niveau de vie des ou­vriers signifie encore plus d'austérité dans l'aus­térité.

La bourgeoisie russe elle-même ne peut plus mas­quer la réalité derrière des chiffres truqués. Officiellement, en URSS, 1982 n'aura pas marqué une progression du pouvoir d'achat de la classe ouvrière. Les augmentations en cascades des prix montrent que l'absence d'inflation dans les pays de l'Est est un mythe qui a fait son temps. Ce sont bien les augmentations brutales du prix des denrées de base nécessaires à la survie des ouvriers qui ont provoqué l'explosion de mécontentement en Po­logne avec des tarifs qui grimpaient jusqu'à 100% pour certains produits. Le niveau de vie de la classe ouvrière a été attaqué brutalement ; comme en Occident, l'inflation des prix à la consomma­tion est présente avec en plus, pour l'essentiel des produits, une pénurie et un rationnement dra­coniens. (Xiand on produit toujours plus de canons, il y a toujours de moins en moins de beurre.

Quant au plein emploi, il existe réellement. Mais il n'est pas le produit d'une quelconque gé­nérosité de la classe dominante qui ne voudrait pas laisser ses pauvres ouvriers au chômage. Ce plein emploi n'est que l'expression de la pénu­rie de capital, de l'absence de machines et de la paralysie de l'appareil productif. Tout le capi­tal qui n'est pas investi dans le capital cons­tant et qui est détruit dans la production de ma­chines de guerre est remplacé par le "capital hu­main". L'huile de coude remplace l'huile de machi­ne. De plus, le niveau de vie est si faible que la plupart du temps les ouvriers sont tenus d'avoir deux emplois, de faire une double journée de tra­vail pour assurer leur survie et celle de leur famille.

Le plein emploi est aussi un moyen d'assurer une surveillance draconienne du prolétariat. L'arrivée d'Andropov au pouvoir s'est concrétisée par une surveillance accrue sur les lieux de travail :

pointeuses, contrôles d'identité et de présence, opérations "coup de poing" dans les magasins pour voir si les ouvriers ne font pas leurs achats du­rant les heures de travail etc..., toutes choses bien dans la ligne policière de cet ancien chef du KGB. Tout cela au non de la lutte pour la pro­ductivité, contre l'absentéisme et le laisser-aller. La discipline du travail est un thème au­jourd'hui martelé par la propagande de l'Etat russe et qui marque une répression accrue contre la classe ouvrière.

Comme dans les pays occidentaux, les années 80 sont marquées en Europe de l'Est par une attaque sévère contre les conditions de vie de la clas­se ouvrière.

Si les formes changent (plein emploi policier, pénurie, rationnement) le fond reste le même : crise du capitalisme, économie de guerre ; et les conséquences pour la classe ouvrière sont les mêmes dans les deux blocs : une misère sans cesse accrue.

Face à cette situation, les ouvriers de Pologne ont montré l'exemple de la lutte de classe. Cet exemple ne saurait rester sans lendemain. A l'Est comme à l'Ouest, la bourgeoisie, sous la pression de la crise, est amenée à attaquer toujours plus durement la classe ouvrière.

Une telle situation généralisée à toute la pla­nète ne peut que pousser le prolétariat au déve­loppement de la lutte de classe.

J.J.

LES ARMES DE LA BOURGEOISIE CONTRE LE PROLETARIAT

Les luttes prolétariennes de 1980-81 en Pologne n'ont pas surpris les révolutionnaires. Ceux qui, contre les reniements et les attaques de tous bords, ont maintenu une défense ferme des principes mar­xistes savaient et disaient depuis des décennies que les pays soi-disant "socialistes" étaient aus­si capitalistes que tous les autres, que leur éco­nomie était soumise aux mêmes contradictions qui assaillent l'ensemble du capitalisme, que dans ces pays la classe ouvrière est exploitée autant qu'ail­leurs et qu'elle lutte comme partout contre son exploitation. Ils ont compris et ont dit à leur classe que, depuis le milieu des années 60, le ca­pitalisme mondial, ayant épuisé le répit que lui avait donné la reconstruction du second après-guerre, entrait dans une nouvelle phase de convulsions économiques aiguës qui n'épargnerait aucun pays et qui, partout provoquerait des réponses prolétariennes. Ils surent reconnaître dans la grève générale de Mai 68 en France, dans 1'"automne chaud" italien de 69, dans les soulèvements de 70 en Pologne et dans de multiples autres mouvements entre 68 et 74 les premières de ces réponses et purent prévoir que ces luttes ne seraient pas sans lendemain.

Cependant, si l'immense mouvement de 1980 cons­tituait  une confirmation des analyses des révolu­tionnaires, il leur imposait de faire preuve de pru­dence et d'humilité face à des situations différentes de tout ce que nous avions connu jusqu'à pré­sent. En ce sens, tout en analysant le développement du syndicat indépendant "Solidamosc" came étant la forme prise en Pologne de la politique de gauche dans l'opposition déployée à l'échelle mon­diale par la bourgeoisie pour saboter et étouffer les luttes ouvrières, nous nous gardions bien d'an­noncer que les pays de l'Est allaient connaître une évolution politique vers les formes démocratiques telles qu'elles existent dans les pays avan­cés d'Occident.

".. les affrontements entre Solidarité et  le POUP ne sont pas uniquement du cinéma, comme n'est pas uniquement  du cinéma l'opposition entre droite et gauche dans les pays occidentaux. En Occident, ce­pendant, le cadre institutionnel permet, en  général, de "gérer" ces oppositions afin qu'elles ne mena­cent pas la stabilité du régime et que les luttes pour le pouvoir soient  contenues et se résolvent dans la formule la plus  appropriée pour affronter l'ennemi prolétarien. Par contre, si, en Pologne même, la classe dominante est parvenue, avec beau­coup d'improvisation mais momentanément avec succès, à instaurer des mécanismes de  ce style, rien ne dit qu'il s'agisse d'une formule définitive et ex­portable vers d'autres pays "frères". Les mê­mes invectives qui servent  à crédibiliser  un partenaire adversaire quand celui-ci est indis­pensable au maintien de 1'ordre peuvent  accompagner son écrasement quand il n'est plus utile. "En  la contraignant à  un partage des tâches auquel la bourgeoisie d'Europe de l'Est est structurellement réfractaire, les luttes prolétariennes de Po­logne ont créé une  contradiction vivante. Il est encore trop tôt pour prévoir comment elle se ré­soudra. Face à une situation historiquement inédi­te, la tâche des révolutionnaires est de se met­tre modestement à l'écoute des faits" (Revue Inter­nationale n° 27, 3/10/81).

Depuis, les faits ont parlé. Le coup de force du 13 décembre 81 a suspendu toutes les activités du syndicat "Solidarité". La décision de la "Diète" (Parlement) polonaise du 8 octobre 1982 l'a défi­nitivement interdit. Comment interpréter ces faits? Cette interdiction  est-elle révocable comme le prétendent les dirigeants de "Solidarité" clan­destine qui, à côté de déclarations au ton radi­cal, continuent à en appeler à l'entente nationa­le" et à la "liberté syndicale" ?

Les régimes de l'Est peuvent-ils employer contre la classe ouvrière les mêmes armes "démocratiques" crue ceux d'Occident.

LES REGIMES DE L'EST PEUVENT-T-ILS SE "DEMOCRATISER"

Les 15 mois d'existence légale de "Solidarité" ont semblé donner une réponse positive à cette question. C'était la période où Kuron, le thé­oricien du KOR, pouvait pérorer sur la perspecti­ve d'une démocratisation de la Pologne suivant la "voie espagnole". Cette perspective était au cen­tre de toute la propagande de "Solidarité" : il s'agissait de savoir faire des "sacrifices" sur le plan économique, de ne pas "abuser" de l'arme de la grève, de se montrer "responsable" et "mo­déré" afin de préserver et d'élargir les "acquis démocratiques" des accords de Gdansk.

Depuis, l'histoire a montré que cette "modéra­tion" n'avait nullement favorisé la "démocratie" mais qu'elle avait, par contre, fait le lit de la défaite ouvrière et de la répression qui s'est abattue sur les travailleurs à partir de décembre 1981.

En fait, si l'instauration de l'état dé guerre concrétisait cette défaite, sa signification allait au-delà. Elle visait, comme toutes les répressions, à infliger une punition cuisante au prolétariat, à l'intimider, à lui ôter, par la terreur, le goût de la lutte. Mais elle visait également à mettre hors-la-loi le syndicat "Solidarité", c'est-à-dire le principal agent de la démobilisation et de la défaite ouvrière.

Depuis sa reprise historique de 1968, le prolé­tariat mondial a subi d'autres défaites que celle de Pologne en 81. En particulier, l'épreuve de for­ce de Mai 68 en France entre la classe ouvrière et la bourgeoisie s'était conclue par une victoire de cette dernière. Les principaux instruments de cet­te victoire furent, on le sait, les syndicats et notamment la CGT contrôlée par le PCF. Et, fort logiquement, les syndicats furent récompensés de leur action par la reconnaissance de la part du patron­nât de la section syndicale d'entreprise, la CGT ayant droit à un petit cadeau supplémentaire sous la forme du rétablissement d'une subvention gouver­nementale qui lui avait été retirée quelques années auparavant. En Pologne, par contre, "Solidarité" n'a eu droit à aucune récompense pour ses bons et loyaux services de 1980-81. Au contraire, ses prin­cipaux dirigeants furent emprisonnés et, si le plus célèbre d'entre eux est maintenant en liberté et a retrouvé son travail, il en reste encore de nombreux dans les geôles de Jaruzelski tels Gwiazda, Jurczyk, Modzelewski, Rulewski en compagnie des dirigeants du KOR comme Kuron et Michnick. Est-ce à dire que la bourgeoisie de l'Est serait plus ingrate que cel­le d'Occident ? Ce n'est certainement pas une question de gratitude. Il y a belle lurette, qu'en Occi­dent même, la bourgeoisie s'est départie de ce ty­pe de sentiment "pour ne laisser subsister d'autre lien entre 1'homme et 1'homme que le froid intérêt, les dures exigences du paiement au comptant... qu'elle a noyé  tout cela dans  l'eau glaciale  du calcul égoïste"   ("Le manifeste Communiste"). En fait, la raison majeure pour laquelle les autorités polonaises n'ont pas, à l'opposé de leurs consoeurs occidentales, laissé subsister une opposition offi­cielle ou légale c'est que "le régime stalinien ne peut  tolérer sans  dommage ni  danger 1'existence de telles forces d'opposition*dans  la mesure où cel­les-ci constituent "un corps  étranger...   que rejet­tent  toutes les fibres de son organisme"   (Revue Internationale n° 24, 4/12/81).

En effet, si on ne peut comprendre la nature et la portée des événements survenus en Pologne ces trois dernières années qu'en les replaçant dans leur contexte international, qu'en les considérant comme un moment -important- de l'affrontement his­torique qui oppose à l'échelle mondiale les deux principales classes de la société -le prolétariat et la bourgeoisie- on ne peut tirer tous leurs* ensei­gnements si on ne tient pas compte des différences qui distinguent les conditions de la lutte de clas­se existant à l'Est de celles que l'on connaît dans les pays avancés d'Occident.

LE CAPITALISME D'ETAT DANS LES PAYS DE L'EST : L'ECONOMIE...

La caractéristique la plus évidente, la plus gé­néralement connue des pays de l'Est, celle sur la­quelle repose d'ailleurs le mythe de leur nature "socialiste", réside dans le  degré extrême d'éta­tisation de leur économie.

Comme nous l'avons souvent mis en évidence dans nos publications, le capitalisme d'Etat n'est pas un phénomène propre à ces pays. C'est un phénomène qui relève avant tout des conditions de survie du mode de production capitaliste dans la période de décadence : face aux menaces de dislocation d'une économie et d'un corps social soumis à des contra­dictions croissantes, face à 1'exacerbation des ri­valités commerciales et impérialistes que provo­que la saturation générale des marchés, seul un renforcement permanent de la place de l'Etat dans la société permet de maintenir un minimum de cohésion de celle-ci et d'assumer sa militarisation croissante. Si la tendance au capitalisme d'Etat est donc une donnée historique universelle, elle n'affecte cependant pas de façon identique tous les pays. Elle prend ses formes les plus extrêmes là où le capitalisme connaît ses contradictions les plus brutales, où la bourgeoisie classique est la plus faible. En ce sens, la prise en charge direc­te par l'Etat de l'essentiel des moyens de produc­tion qui caractérise le bloc de l'Est (et dans une large mesure, le Tiers-Monde) est en premier lieu une manifestation de l'arriération et de la fragi­lité de son économie (cf. l'article précédent). Dans la mesure même où la tendance au capitalisme d'Etat est une donnée mondiale irréversible, où, d'autre part, les convulsions présentes de l'écono­mie capitaliste atteignent les pays arriérés enco­re plus violemment que    les autres, il n'existe aucune possibilité pour que se relâche dans ces pays -et notamment ceux du bloc de l'Est- une éta­tisation de l'économie qui, partout, se renforce y compris dans les pays les plus développés.

La question "les pays de l'Est peuvent-ils se démocratiser ?" trouve donc un premier élément de réponse dans la constatation du fait que tout re­tour vers des formes classiques du capitalisme est impossible dans ces pays. En effet, il exis­te un lien étroit entre les formes de domination économique de la bourgeoisie et les formes de sa domination politique : à l'étatisation presque complète des moyens de production correspond le pouvoir totalitaire d'un parti unique ([2]).

... LE PARTI UNIQUE ...

Le régime de parti unique n'est pas propre aux pays de l'Est ni à ceux du Tiers-Monde. Il a exis­té durant des décennies dans des pays d'Europe occidentale comme l'Italie, l'Espagne, le Portu­gal. L'exemple le plus marquant est évidemment ce­lui du régime nazi qui dirige entre 1933 et 1945 le pays le plus développé et puissant d'Europe. En fait, la tendance historique vers le capita­lisme d'Etat ne comporte pas seulement un volet économique. Elle se manifeste également par une concentration croissante du pouvoir politique entre les mains de l'exécutif au détriment des formes classiques de la démocratie bourgeoise, le Parlement et le jeu des partis. Alors que, dans les pays développés du 19ème siècle, les partis politiques étaient les représentants de la société civile dans ou auprès de l'Etat, ils se transforment, avec la décadence du capitalis­me, en représentants de l'Etat dans la société civile ([3]). Les tendances totalitaires de l'Etat s'expriment, y compris dans les pays où subsis­tent les rouages formels de la démocratie, par une tendance au parti unique qui trouve ses con­crétisations les plus nettes lors des convulsions aiguës de la société bourgeoise : "Union Nationa­le" lors des guerres impérialistes, rassemble­ment de toutes les forces bourgeoises derrière les partis de gauche dans les périodes révolutionnaires, prééminence massive et de longue du­rée du Parti Démocrate aux USA entre 1933 et 1953, du parti gaulliste en France de 1958 à 1974, de la Social-Démocratie en Suède de 1931 à 1977, etc.

La tendance au parti unique trouve rarement son achèvement complet dans les pays les plus développés. Les USA, la Grande Bretagne, les Pays Bas, la Scandinavie n'ont jamais connu un tel achèvement. Lorsque ce fut le cas en France, sous le régime de Vichy, c'était essentiellement lié à l'occupation du pays par l'armée alleman­de. Le seul exemple historique d'un pays pleine­ment développé où cette tendance soit parvenue à son terme est celui de l'Allemagne. Et cela n'a duré que 12 années, c'est-à-dire huit de moins que la domination démocrate aux USA. Le phénomène fasciste a été amplement analysé depuis les années 30 par la gauche communiste et dans de précédents numéros de la Revue Interna­tionale ([4]) . Aussi ne donnons, nous ici qu'un ré­sumé succinct des causes de l'accession au pou­voir du parti nazi :

-   la violence des convulsions économiques (l'Allemagne est le pays d'Europe le plus tou­ché par la crise de 1929) ;

-   l'écrasement physique de la classe ouvrière lors de la révolution de 1919-1923 rendant inu­tiles et inefficaces les mystifications démocra­tiques ;

-   l'usure des partis "démocratiques" qui ont assumé cette contre-révolution ;

-   la frustration ressentie, après la paix de Versailles, par des secteurs importants de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie qui se sont détachés de leurs partis traditionnels au bé­néfice de celui qui leur promettait la revanche.

Si, dans les autres pays avancés, les structu­res politiques et les partis traditionnels se sont maintenus, c'est qu'ils se sont révélés suffisam­ment solides du fait de leur implantation ancien­ne, de leur expérience, de leur lien avec la sphè­re économique, de la force des mystifications qu'ils colportaient, pour assurer la stabilité et la cohésion du capital national face aux diffi­cultés qu'ils ont affrontées crise, guerre, lut­tes sociales).

Mais ce qui n'existe qu'à l'état d'exception dans les pays les plus développés est la règle dans les pays arriérés dans la mesure où il n'exis­te aucune des conditions qu'on vient d'énumérer et où ces pays sont ceux qui subissent le plus violemment les convulsions de la décadence capi­taliste. Dans le lot des pays arriérés, ceux de l'Est occupent une place particulière. Aux fac­teurs directement économiques expliquant le poids qu'y occupe le capitalisme d'Etat se superposent des facteurs historiques et géopolitiques : les circonstances de la constitution de l'URSS et de son empire.

L'Etat capitaliste en URSS se reconstitue sur les décombres de la révolution prolétarienne. La faible bourgeoisie de l'époque tsariste a été complète­ment éliminée par la révolution de 1917 (c'est d'ailleurs sa faiblesse qui explique le fait que la Russie soit le seul pays où le prolétariat a réussi à prendre le pouvoir lors de la vague ré­volutionnaire du premier après-guerre) et par l'échec des armées blanches. De ce fait, ce n'est ni elle, ni ses partis traditionnels qui prennent en charge en Russie même l'inévitable contre-révolution résultant de la défaite de la révolu­tion mondiale.

Cette tâche est dévolue à l'Etat qui a surgi après la révolution et qui a rapidement absorbé 3e parti bolchevik qui avait commis la double erreur de se substituer à la classe ouvrière et de s'at­tribuer des responsabilités étatiques ([5]). Par ce fait, la classe bourgeoise s'est reconstituée non à partir de l'ancienne bourgeoisie (sinon de façon exceptionnelle et individuelle) ni à partir d'une propriété individuelle des moyens de produc­tion, mais à partir de la bureaucratie du parti-Etat et de la propriété étatique de ces moyens de production. En URSS, le cumul des facteurs : arrié­ration du pays, débandade de la bourgeoisie classi­que, écrasement physique de la classe ouvrière (la contre-révolution et la terreur qu'elle subit étant à la mesure de son avancée révolutionnaire), ont donc amené la tendance universelle au capitalisme d'Etat à ses formes les plus extrêmes : l'étatisa­tion presque complète de l'économie, la dictature totalitaire du parti unique. N'ayant plus à disci­pliner les différents secteurs de la classe domi­nante ni à composer éventuellement avec les inté­rêts économiques de ceux-ci, puisqu'il a complète­ment absorbé la classe dominante, qu'il s'est con­fondu totalement avec elle, l'Etat a pu donc se pas­ser définitivement des formes politiques classiques de la société bourgeoise (démocratie et pluralis­me) y compris comme fiction ([6]).

... LA DOMINATION IMPERIALISTE . . .

A la fin de la seconde guerre mondiale, lorsque l'URSS étend son empire vers l'Europe centrale et, rnomentanément, vers la Chine, elle exporte son modèle économique et politique. Cela n'a rien à voir, évidemment, avec l'idéologie comme le prétendent les bourgeois bornés d'Occident.

La raison pour laquelle l'URSS installe dans ses pays satellites des régimes comme le sien tient fondamentalement dans sa faiblesse en tant que tête de bloc impérialiste, faiblesse qui s'expri­me d'abord sur le plan économique. Alors que les USA sont en mesure de renforcer leur suprématie sur l'Europe occidentale grâce aux dollars du plan Marshall, l'URSS n'a d'autre moyen de garan­tir son emprise sur les zones qu'elle occupe mi­litairement qu'en portant au pouvoir des partis qui lui sont dévoués corps et âme : les partis "communistes". Cette dévotion ne signifie pas que les partis staliniens sont de simples agences de l'impérialisme russe : tous les partis bourgeois sont avant tout des partis du capital national. Ce qui les distingue c'est la façon dont ils en­tendent gérer ce capital national, dont ils en­tendent assurer sa sécurité extérieure dans une arène mondiale dominée par deux blocs impérialis­tes. En tant que représentants les plus détermi­nés de la tendance générale au capitalisme d'Etat, les partis staliniens sont, dans l'éventail poli­tique de leurs pays respectifs, les plus favora­bles à leur insertion dans le bloc dominé par l'URSS. Cette orientation en politique extérieu­re est liée au fait que ces partis ne peuvent ac­céder au pouvoir que par la force des armes, en général au sein d'un conflit impérialiste. En ef­fet, partis capitalistes par excellence, les par­tis staliniens ont comme particularité de n'avoir aucun soutien de la part des secteurs classiques de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie (tant les gros et les petits détenteurs indivi­duels de moyens de production que les membres des professions libérales) dans la mesure où leur programme comporte l'expropriation de ces secteurs au bénéfice de l'Etat. S'ils peuvent dans certains pays, compter sur le soutien d'une partie du pro­létariat, ils n'ont pas la possibilité d'en faire un usage bien important puisque le prolétariat, privé de tout moyen de production, ne constitue une force réelle dans la société que par la lut­te sur son terrain de classe, c'est-à-dire une lutte qui met potentiellement en question la do­mination de tous les secteurs de la bourgeoisie et de tous ses partis. Les partis staliniens ont pu utiliser des luttes ouvrières pour faire pres­sion sur d'autres secteurs de la bourgeoisie (comme en 1947 en France, lorsque le PCF, chassé du gouvernement en Mai, espère obtenir son retour à la faveur des grandes grèves qui se poursui­vent jusqu'à la fin de l'année). Mais ils n'ont jamais encouragé ces luttes au renversement du gouvernement en place : en dernier ressort, la solidarité de la classe bourgeoise a toujours été la plus forte. C'est pour cela que les circons­tances les plus favorables à l'accession au pou­voir de ces partis ont été celles :

-  où la classe ouvrière était faible, défaite ou embrigadée (ce dernier cas englobant évidem­ment les précédents) ;

-  où ils ont pu se faire valoir comme les meil­leurs défenseurs du capital national, ce qui leur a permis de faire alliance avec d'autres secteurs bourgeois qu'ils ont ensuite éliminés ;

-  où ils ont bénéficié de l'aide directe ou in­directe de la force militaire de l'URSS.

Ces circonstances se sont présentées dans et à la suite de la seconde guerre mondiale pour laquel­le ils ont été les meilleurs sergents recruteurs dans le cadre des mouvements de "résistance" (sauf en Pologne où l'A.K. dirigée de Londres était beaucoup plus puissante que le mouvement dirigé de Moscou) et où ils ont pu, dans la plupart des cas, s'appuyer sur la présence de l'armée "rouge". De telles circonstances se sont présentées également dans certaines guerres de décolonisation ou "d'in­dépendance nationale" (notamment en Chine et en Indochine) ou tout simplement à l'occasion de coups d'Etat militaires (Ethiopie, Afghanistan, ..».).

En fait, la grande aptitude des partis staliniens à employer les moyens militaires, à diriger ou à constituer eux-mêmes des armées, s'explique par le caractère ultra militarisé de leur struc­ture et de la forme de capitalisme dont ils sont les agents. La tendance historique au capitalisme d'Etat trouve une de ses sources et s'exprime dans la militarisation de la société. Les partis qui prennent en charge de façon la plus déterminée cet­te tendance ne sont jamais autant à la fête que lorsqu'il s'agit de caporaliser et d'encaserner, d'aboyer des ordres,.de faire régner la soumission aveugle à l'autorité et à la hiérarchie par l'abru­tissement , la terreur, les prisons, les juridic­tions d'exception, les pelotons d'exécution, de cultiver le chauvinisme et la xénophobie, bref de réaliser toutes ces choses magnifiques qui font la grandeur de l'institution militaire.

En fin de compte, le fait que l'URSS, qui est un des pays les moins développés de son bloc, ne puis­se maintenir son emprise sur celui-ci que par la force armée détermine le fait que ses satellites soient dotés de régimes qui, tout comme le sien, ne peuvent maintenir leur emprise sur la société que par la même force armée (police et institution militaire). D'une certaine façon, il existe le mê­me type de liens entre l'URSS et les pays de son bloc qu'entre les USA et les "républiques bananières" d'Amérique latine : les régimes de ces der­niers pays sont vomis par la majorité de la popu­lation et ne tiennent en place que par l'aide mili­taire indirecte ou directe des USA. En échange, les USA peuvent compter sur une fidélité à toute épreu­ve de ces régimes à l'égard de leurs intérêts éco­nomiques et militaires. Cependant, ce type de con­trôle des USA sur leur bloc n'est que marginal. Pays de loin le plus développé de celui-ci, pre­mière puissance économique et financière du monde, les USA s'assurent leur domination sur les princi­paux pays de leur empire, qui sont également des pays pleinement développés, sans faire appel à tout bout de champ à la force militaire de la mê­me façon que ces pays n'ont pas besoin de la ré­pression permanente pour assurer leur stabilité. Il est clair que les blocs impérialistes sont avant tout des blocs militaires. Le principal pilier du bloc américain est la puissance militaire des USA, la première du monde. Mais cette puissance mili­taire n'est pas mise à contribution pour mainte­nir la domination américaine sur ces pays ou leur stabilité interne, ni de façon directe (comme ce fut le cas en Hongrie en 56, en Tchécoslovaquie en 68) nr comme moyen d'intimidation des popula­tions (Pologne 80-81). C'est de façon "volontaire" que les secteurs dominants des principales bour­geoisies occidentales adhèrent à l'alliance améri­caine : ils y trouvent des avantages économiques, financiers, politiques et militaires (le parapluie américain face à l'impérialisme russe). En ce sens, il n'existe pas parmi les principaux pays du bloc US de "propension spontanée" à passer dans l'autre bloc comme on a pu le constater dans l'autre sens (changement de camp de la Yougoslavie en 48, de la Chine à la fin des années 60, tentatives de la Hon­grie en 56, de la Tchécoslovaquie en 68). La force et la stabilité des USA leur permet de 3 ' accommoder de l'existence de toutes les formes de régimes au sein de leur bloc : du régime "communiste" chi­nois au très "anti-communiste" Pinochet, de la dictature militaire turque à la très "démocrati­que" Angleterre, de la république française bi­centenaire à la monarchie féodale saoudienne, de l'Espagne franquiste à l'Espagne social-démocrate. Par contre, la faiblesse et l'arriération écono­mique de l'URSS ne lui permet de contrôler que des régimes staliniens ou militaires. De ce fait :

-   si un régime stalinien peut toujours envisa­ger de "passer à l'Ouest" sans qu'il soit remis en cause à l'intérieur de ses frontières, un ré­gime "démocratique" court les plus grands risques pour sa survie comme telle en "passant à l'Est" ,

-   si le bloc américain peut parfaitement "gérer" la " démocratisation" d'un régime fasciste ou mi­litaire quand cela devient utile (Japon, Alle­magne, Italie, au lendemain de la guerre ; Portu­gal, Grèce, Espagne, dans les années 70), l'URSS ne peut s'accommoder d'aucune "démocratisation" au sein de son bloc.

UNE "DEMOCRATISATION" IMPOSSIBLE

Ainsi la "voie espagnole" préconisée par Kuron est aussi absurde que la prétention de Walesa de faire de la Pologne un "deuxième Japon". C'est un double non-sens :

1°) malgré l'importance du secteur étatisé en Espagne, la bourgeoisie classique conservait le contrôle de secteurs décisifs du capital natio­nal : le changement de régime n'affectait nulle­ ment ce partage ni les privilèges d'aucun secteur de la classe dominante et cela quelles que fussent les forces politiques qui pourraient diriger l'E­tat (Centre ou Social-démocratie) ; par contre, toute "démocratisation" en Pologne signifierait la perte immédiate des pouvoirs et privilèges de l'actuelle bourgeoisie dans la mesure où celle- ci se confond avec la sphère dirigeante du parti, où tous ces pouvoirs et privilèges découlent de la domination complète du parti sur l'Etat, de la  fusion ce ces deux institutions ([7]), et où des élections "libres" ne donneraient qu'un nombre insignifiant de voix au parti (celles de ses mem­bres , et encore)

2°) le bloc américain, de façon prudente, systé­matique et coordonnée (notamment avec la collabo­ration étroite de la social-démocratie allemande et du président français Giscard) a pris en char­ge la "transition démocratique" à la mort de Fran­co ; cette prise en charge s'est effectuée sans problèmes pour ses protagonistes : il s'agissait simplement d'aligner les structures politiques espagnoles sur celles existant déjà dans les pays avancés d'Occident, les gouvernements de ces pays pouvant même toucher des dividendes de cette opé­ration auprès de leurs "opinions publiques" traditionnellement hostiles au franquisme ; par contre, on ne voit pas comment l'URSS pourrait contrôler un tel processus dans son glacis : même si les éventuelles forces "démocratiques" de remplacement s'engageaient fermement à "respecter les alliances traditionnelles", leur arrivée et leur maintien au pouvoir dans un des pays d'Europe de l'Est don­neraient le signal de processus similaires dans les autres pays où la très grande majorité de la population aspire à de tels changements ; on as­sisterait alors à une réaction en chaîne qui dé­stabiliserait l'ensemble du bloc et le régime en URSS même : non seulement ce régime (le plus "dur" de son bloc) ne pourrait servir "d'exemple" mais il serait gravement compromis par "l'exemple" d'une "démocratisation" venant de ses vassaux.

Si, donc, le bloc de l'Est ne peut, en aucune fa­çon ,3faccommoder d'une quelconque "voie espagnole" à la "démocratisation", il ne peut s'accommoder davantage d'une formule intermédiaire comme celle qui s'était établie en Pologne à partir de septem­bre 80. En effet, bien que "Solidarnosc" ait été depuis le début un défenseur inconditionnel du ca­pital national, un ennemi indiscutable du proléta­riat dont la fonction .et la préoccupation essen­tielles étaient de saboter les luttes ouvrières, bien que ce syndicat n'ait prétendu à aucun moment disputer le pouvoir central au parti ni remettre en question la place de la Pologne dans le bloc russe, il était porteur d'un programme parfait re­ndent incompatible avec le régime stalinien. C'est avant tout pour déboussoler les ouvriers que "Soli­darité" avait mis en avant ses revendications d'une "République Autogérée" où le pouvoir serait soumis au contrôle de la société "au niveau des entrepri­ses, des communes et des voïvodies, où il y aurait une "Diète démocratiquement élue", des tribunaux indépendants", où la "culture, l'instruction et les média seraient au service de la société (Programme de "Solidarnosc"). Mais, ces revendications, maintenues de façon durable par une organisation de 9 millions de membres et dans laquelle se reconnais­saient 90% de la population, constituaient une me­nace pour un régime et un bloc aussi fragiles et rigides que ceux de 1'Est.

Dans les pays avancés d'Occident, les secteurs dominants de la bourgeoisie peuvent tolérer l1exis­tence dans leur jeu politique, et bien qu’ils fas­sent tout leur possible pour les affaiblir au bé­néfice de la social-démocratie, des partis stali­niens dont le programme comporte pourtant l'éli­mination de ces secteurs. Ayant la garantie que ces partis n'obtiendront jamais une majorité par­lementaire, ils peuvent leur laisser un libre accès aux joutes électorales et même leur concé­der des parcelles de pouvoir : cela ne fait que redorer à peu de frais le blason de la"démocra­tie" qui tend à se défraîchir. Mais c'est là un luxe de riche, d'une bourgeoisie forte qui maî­trise, grâce à sa puissance économique, l'ancien­neté de ses institutions et le poids de ses mys­tifications, les rouages de cette "démocratie" (aussi formels qu'ils soient) et les mécanismes de 1'"alternance". C'est un luxe que ne peuvent se payer les bourgeoisies au pouvoir à 1'Est. Elles n'ont pas la capacité de"fixer" de façon durable dans un rôle bien délimité des forces politiques qu'elles ne contrôlent pas directe­ment comme peuvent le faire les secteurs domi­nants de la bourgeoisie en Occident avec les PC. La seule présence officielle, même comme simple opposition, de forces politiques de mas­se contestant le caractère absolu du pouvoir du parti-Etat constitue une remise en cause des fondements du régime, un facteur d'instabilité permanente de celui-ci.

Ainsi, le destin de "Solidarité" était scellé dès sa constitution. Si la bourgeoisie du bloc de l'Est a été contrainte de légaliser et de laisser la bride sur le cou au syndicat "indé­pendant" tant que c'était absolument nécessai­re pour affronter les luttes ouvrières, celui-ci ne pouvait qu'être mis hors-la-loi dès qu'il aurait affaibli ces luttes.

A l'Est encore plus qu'à l'Ouest, les discours sur la démocratie ne sont que des songes creux, des mystifications destinées à mener le prolé­tariat dans une impasse, à la défaite.

F.M.



[1] Le Courrier des pays de  l'Est,  n°27.

[2] On sait que dans plusieurs pays de l'Est, il existe officiellement d'autres partis que le parti "commu­niste". Ainsi, en Pologne, à côté du "Parti  Ouvrier Unifié  de Pologne" on  trouve le "Parti Démocrate" et le "Parti paysan unifié", les trois étant regroupés dans le "Front d'Unité Nationale" qui, officiellement, gouverne le pays. En  Allemagne de 1'Est, ce ne sont pas moins de 5 partis qui ont pignon sur rue. On y trouve, comme en RFA, un parti libéral et  un parti chrétien-démocrate et même un parti natio­nal-démocrate. Il est  clair que  ces partis ne sont que des appendices du parti dirigeant stalinien.

[3] Le phénomène est particulièrement net en ce qui concerne les partis ouvriers de la 2ème Internationale. Avant 1914, ces partis représentaient (malgré leurs tendances de plus en plus réformistes et opportunistes) les intérêts de la classe ouvrière au sein des parlements, des municipalités et autres institutions électives, ce qui leur permettait, dans  certaines circonstances, de faire pression sur l'Etat. A partir de la première guerre mondiale, ces partis ont été absorbés par l'Etat capitaliste qui en fait ses agents en milieu ouvrier, chargés de mettre à profit leurs origines et leur langage pour participer à 1'embrigadement du prolétariat dans la guerre impérialiste et saboter -sinon réprimer directement- ses luttes. Le même processus a affecté les partis communistes, avant-garde de la classe ouvrière dans  la vague révolutionnaire du premier après-guerre et qui, lors de l'échec et de la défaite de cette vague, ont dégénéré encore plus rapidement que ne 1'avaient fait les partis socialistes aupa­ravant : à mesure que s'avance la décadence capitaliste se renforce le pouvoir d'absorption de l'Etat à l'égard des organisations prolétariennes qui prétendent "utiliser" les institutions bourgeoises. La trahison du courant trotskyste lors de la seconde guerre mondiale en constitue une autre illustration.

Bien qu'à un  degré moindre, ce même renversement de fonction a touché  les partis bourgeois classiques. Après  avoir été les représentants des différents secteurs de la classe capitaliste dans 1'Etat, ils ont tendu de plus en plus à être les représentants de celui-ci auprès de leurs clientèles respectives. Cependant, le fait que ces clientèles appartiennent à la classe économiquement dominante contraint ces partis dans certaines circonstances, et, contrairement aux partis soi-disant "ouvriers", à faire va­loir de façon effective bien que limitée certains des intérêts spécifiques qu'ils sont censés représen­ter.

[4] Voir notamment "Les causes économiques, politiques et sociales du fascisme" (Revue Internationale n°7), Voir également les n°14 et 21 de Révolution Internationale.

[5] Voir Revue Internationale n°3, La  dégénérescence de la révolution russe, les leçons de Kronstadt, n°8, La Gauche Communiste en Russie. Voir la brochure "La période de transition...", t.1.

[6] Il est clair que lorsque nous parlons de "démocratie" pour qualifier les régimes occidentaux, c'est par facilité de langage : la décadence du capitalisme a vidé  la  démocratie bourgeoise de son contenu politique réel pour ne lui conserver qu'une fonction essentiellement mystificatrice.

[7] Dans les pays de  l'Est, il n'existe aucune fonction quelque peu  importante dans la société qui ne relève de la "Nomenklatura", c'est-à-dire de la liste des postes dont le titulaire est choisi par  la sphère dirigeante du parti et auxquels sont associés les privilèges matériels en rapport avec leur position dans la hiérarchie. Cela  va du commandant en chef de la police aux directeurs d'hôpitaux, du chef d'Etat-major aux secrétaires des organisations de base du parti dans les entreprises, des directeurs d'usine au président régional de l'Association volontaire des pompiers, des ambassadeurs aux présidents des comités de district de culture physique. Ainsi, un directeur de ferme d'Etat n'est pas nommé par le ministère de 1'agriculture, mais par le comité de district du parti, ce n'est pas le ministère de la défense ou le  chef d'Etat-major qui peut faire général un colonel mais le Bureau Politique ou le Secrétariat du parti.

Géographique: 

Heritage de la Gauche Communiste: