Critique de «LÉNINE PHILOSOPHE» de Pannekoek (Internationalisme, 1948) (1ère partie)

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Quand le groupe de la Gauche Communiste en France (G.C.F) décide de traduire et de publier "Lénine philosophe" de A. Pannekoek, c'est non seulement son pseudonyme de J. Harper, mais le nom même de Pannekoek qui est pratiquement inconnu en France. Ceci ne peut être expliqué comme un fait "fran­çais", même en tenant compte du fait que la Fran­ce n'a jamais brillé par son empressement dans la publication des oeuvres du mouvement ouvrier et marxiste, car cela est vrai pour tous les pays d'Europe et du monde, cet "oubli" ne concerne pas particulièrement Pannekoek. C'est toute la Gauche Communiste -à commencer par Rosa Luxemburg- qui s'est trouvée à la pointe des combats révolution­naires de la classe ouvrière à la sortie de la pre­mière guerre mondiale, c'est toute son oeuvre théo­rique, son action politique, et ses luttes passion­nées qui se trouvent englouties dans 1"'oubli". On a peine à croire qu'il a suffit d'une dizaine d'an­nées de dégénérescence de l'I.C. et de contre-révo­lution stalinienne pour "effacer" des mémoires les enseignements d'un mouvement révolutionnaire pour­tant si riches, si denses, d'une génération qui ve­nait elle-même de le vivre. On dirait qu'une épidé­mie d'amnésie venait de frapper brusquement ces millions de prolétaires qui avaient participé acti­vement à ces événements et de les plonger dans un désintérêt total pour tout ce qui est la pensée ré­volutionnaire. De cette vague qui a failli "ébran­ler le monde", ne subsistent que quelques traces, re­présentées par les maigres groupes dispersés de par le monde, isolés les uns des autres, et donc incapables d'assurer la continuation de la réflexion théorique, autrement que dans des petites re­vues à tirage réduit à l'extrême, et souvent même pas imprimées.

Rien d'étonnant que le livre de Harper, "Lénine philosophe" paru en 1938 en allemand à la veille de la guerre, ne rencontre aucun écho et passe com­plètement inaperçu, même dans le milieu extrême­ment réduit des révolutionnaires, et c'est le mé­rite incontesté d d'"Internationalisme", une fois la bourrasque de la guerre passée, d'avoir été le pre­mier à le traduire et le publier en feuilleton, dans ses numéros 18 à 29 (février à décembre 1947).

En saluant le livre de Harper "comme une contri­bution de premier ordre, au mouvement révolution­naire et à la cause de l'émancipation du proléta­riat", "Internationalisme" ajoute dans son avant­ propos (n°18, février 1947) : "que l'on soit d'ac­cord ou non, avec toutes les conclusions qu'il don­ne, personne ne saurait nier la valeur énorme de son travail qui fait de cet ouvrage, au style sim­ple et clair, un des meilleurs écrits théoriques des dernières décades".

Dans ce même avant-propos, "Internationalisme" exprime sa préoccupation fondamentale en écrivant: "La dégénérescence de l'I.C. a entraîné un désintéressement inquiétant dans le milieu de l'avant ­garde pour la recherche théorique et scientifique. A part la revue "Bilan" publiée avant-guerre par la fraction italienne de la Gauche Communiste et les écrits des Communistes de Conseil dont fait partie le livre de Harper, l'effort théorique du mouvement ouvrier européen est quasi inexistant. Et rien ne nous paraît plus redoutable pour la cause du prolétariat que l'engourdissement théori­que dont font preuve ses militants."

C'est pourquoi "Internationalisme", tout en considérant hautement sa valeur, ne se contente pas de publier simplement l'ouvrage de Pannekoek, mais se propose et soumet cet ouvrage à la discus­sion et en fait la critique dans une série d'arti­cles qui vont du n°30 (janvier 48) au n°33 (avril 48). Si "Internationalisme" accepte et partage pleinement la démonstration de Pannekoek sur le fait que, dans sa polémique contre les tendances idéalistes des néo-machistes (Bogdanov), Lénine tombe dans des arguments qui relèvent du matéria­lisme bourgeois (mécaniste et positiviste), il (Internationalisme) rejette catégoriquement les conclusions politiques que Pannekoek se croit en droit d'en tirer, pour faire du Parti Bolchevique un parti non-prolétarien, une "intelligentsia" (?), et de la révolution d'Octobre une révolution bourgeoise.

Cette thèse servira de fond à toute une analyse de la révolution d'Octobre et du parti Bolchevique par le courant conseilliste et qui le distingue nettement de la Gauche Communiste, et également du K.A.P.D, du moins à ses débuts. Le conseillis­me se présente ainsi comme une involution de la Gauche allemande de laquelle il se réclame. Avec quelques variantes, on retrouvera cette thèse, aussi bien dans "Socialisme ou Barbarie" que dans "Socialisme des Conseils", allant de Chaulieu à P. Mattik , de M. Rubel à K. Korsch. Ce qui est le plus frappant dans cette démarche et commun à tous, y compris les modernistes, consiste dans la réduction de la révolution d'Octobre à un phénomè­ne strictement russe, perdant complètement de vue sa signification internationale et historique.

Une fois arrivé là, il ne restait plus qu'à rappe­ler l'état arriéré du développement industriel de la Russie, pour conclure à l'absence des conditions objectives pour une révolution prolétarienne. L'ab­sence d'une vision globale de l'évolution du capitalisme comme un tout, amène le conseillisme, par un détour propre, à la position de toujours des mencheviks : l'immaturité des conditions objectives en Russie et l'inévitabilité du caractère bourgeois de la révolution.

De toute évidence, ce qui a motivé le travail de Pannekoek n'est pas tant la rectification théorique de la démarche erronée de Lénine dans le domaine philosophique, mais fondamentalement le besoin politique de combattre le parti Bolchevik, considéré par lui , à priori et par nature, comme un parti marqué par le caractère "mi-bourgeois, mi-proléta­rien du bolchevisme et de 1a révolution russe elle-même,, ([1]). C'est pour "élucider la nature du bolchevisme et de 1a révolution russe" comme l'écrit P Mattick, "que Pannekoek entreprit un examen cri­tique de ses fondements philosophiques en publiant en 1938 son "Lénine Philosophe". On peut douter de la validité d’une telle démarche et sa démons­tration est loin d'être convaincante. Faire découler la nature d'un événement historique aussi im­portant que celui de la révolution d'Octobre ou le rôle joué par le parti Bolchevik d'une polémique philosophique -pour si importante qu'elle pouvait être- est loin de pouvoir constituer la preuve de ce qu'on avance. Les erreurs philosophiques de Lé­nine en 1908 pas plus que le triomphe ultérieur de la contre-révolution stalinienne ne prouvent pas qu'Octobre 17 n'était pas une révolution prolétarienne, mais ... la révolution d'une troisième classe : l'intelligentsia (?). En fondant artificiellement ses confusions politiques fausses sur des prémisses théoriques justes, en établissant un lien à sens unique entre causes et effets, Pannekoek tombe à son tour dans la même démarche non marxiste qu'il venait de critiquer à juste raison chez Lénine.

Avec 1968 et la reprise de la lutte de classes, le prolétariat renoue le fil rompu par près d'un demi-siècle de contre-révolution triomphante et se réapproprie les travaux de cette gauche qui avait survécu au naufrage de l'Internationale Communiste.

Aujourd'hui, les écrits et les débats de cette Gauche, longtemps ignorés, ressortent et trouvent des lecteurs de plus en plus nombreux. Aujourd'hui, "Lénine philosophe" de Pannekoek -comme tant d'autres ouvrages d'autres auteurs- a pu être im­primé et lu par des milliers de militants ouvriers. Mais pour que ces travaux théorico-politiques puissent vraiment servir au développement de la pensée et de l'activité révolutionnaire aujourd'hui, ils doivent être étudiés dans un esprit critique, en se gardant de l'esprit d'un certain milieu d'universitaires qui, découvrant tel ou tel auteur, sont prompts à en faire une nouvelle tarte à la crème, une nouvelle idolâtrie, et s'en font les apologistes inconditionnels.

Face à un "néo anti-bolchevisme" à la mode au­jourd'hui chez certains groupes et revues comme le PIC ou l'ex-Spartacus, qui raye tout simple­ment tout le mouvement socialiste et communiste de Russie, y compris la révolution d'Octobre, de l'histoire du prolétariat, nous pouvons reprendre ce qu'écrivait Internationalisme dans son avant­ propos au livre de J. Harper :

°Cette déformation du marxisme, que nous devons aux "marxistes" aussi empressés qu'ignorants, trouve son pendant en ceux qui, non moins ignorants, font de 1"'anti-marxisme" leur spécialité propre. L'anti-marxisme est devenu aujourd'hui l'apanage de toute une couche de semi-intellectuels petits bourgeois déracinés, déclassés, ai­gris et désespérés qui, répugnant au monstrueux système russe issu de la révolution prolétarienne d'Octobre, et répugnant au travail ingrat, dur, de 1a recherche scientifique, s'en vont par le monde, les cendres de deuil sur la tête, dans une "croi­sade sans croix", à la recherche de nouveaux idéaux, non à comprendre, mais à adorer".

Ce qui était vrai hier pour le marxisme, l'est aujourd'hui également pour le bolchevisme et la révolution d'Octobre.

M.C.

POLITIQUE ET PHILOSOPHIE DE LENINE A HARPER

I1 est indiscutable, après la lecture du document de Harper sur Lénine, que nous nous trouvons devant une étude sérieuse et profonde sur l'oeuvre philo­sophique de Lénine et devant une esquisse très clai­re et très nette de la dialectique marxiste que Har­per oppose à la conception philosophique de Lénine.

Le problème pour Harper s'est posé de la façon suivante : plutôt que de séparer les conceptions du monde d'un Lénine de son activité politique, il est préférable, pour mieux voir et comprendre ce que le révolutionnaire a entrepris, de discuter et de sai­sir ses origines dialectiques. L'oeuvre qui, pour Harper, caractérise le mieux Lénine, sa pensée, est "Matérialisme et Empiriocriticisme", où, par­tant à l'attaque d'un net idéalisme qui pointait dans l'intelligentsia russe avec la conception phi­losophique d'un Mach, Lénine essaye de revivifier un marxisme qui venait de subir des révisions, non seulement de la part de Bernstein, mais également de la part de Mach.

Harper introduit le problème par une analyse très perspicace et approfondie de la dialectique chez Marx et Dietzgen. Bien mieux, tout au long de son étude, Harper tâchera de faire une discrimination profonde entre le Marx des premières études philo­sophiques et le Marx mari par la lutte de classe et se dégageant de l'idéologie bourgeoise. Au tra­vers de cette discrimination, il dégage les fonde­ments contradictoires du matérialisme bourgeois de l'époque prospère du capitalisme qu'il caractérise dans les sciences naturelles, et du matérialisme révolutionnaire concrétisé dans les sciences du dé­veloppement et du devenir social. Harper s'efforce­ra de réfuter certaines assertions de Lénine qui, à son avis, ne correspondent pas à la pensée "machis­te", mais sont uniquement du ressort de la polémique de la part de ce Lénine qui aurait cherché plus à résoudre "l'unité du parti socialiste russe qu'à ré­futer la vraie pensée de Mach".

Mais si le travail de Harper présente un intérêt dans son étude sur la dialectique, ainsi que dans la correction de la pensée de Mach à la manière de Lénine, la partie la plus intéressante parce que lourde de conséquences, est sans conteste l'analyse des sources du matérialisme chez Lénine, et leur influence sur l'oeuvre et l'action de ce dernier dans la discussion socialiste internationale et dans la révolution de 1917 en Russie.

La première phase de la critique commence par l'étude des ancêtres philosophiques de Lénine.

De d'Holbach, en passant par certains matérialistes français tels Lamétrie et jusqu'à Avenarius, la pen­sée de Lénine s'y dessine noir sur blanc. Tout le problème réside sur la théorie de la connaissance. Même Plekhanov n'a pas échappé à cette embûche du matérialisme bourgeois. Marx est précédé par Feuer­bach. Et ceci sera un lourd handicap dans la pensée sociale de tout le marxisme russe, Lénine en tête.

Harper, très justement, délimite, dans la théorie de la connaissance, les sources du matérialisme bourgeois qui sombrera par statisme, et du matéria­lisme révolutionnaire qui ne suit pas ou ne dépasse pas la dialectique bourgeoise, mais est de nature et d'orientation différentes.

D'une part, la bourgeoisie considère la connais­sance comme un phénomène purement réceptif (Engels -d'après Harper- sur ce point seulement partagera cette conception). Qui dit connaissance dit percep­tion, sensation du monde extérieur, notre esprit se comportant comme un miroir reflétant plus ou moins fidèlement le monde extérieur. On comprend à ce mo­ment-là que les sciences naturelles furent le cheval de bataille du monde bourgeois. La physique, la chi­mie, la biologie dans leurs premières expressions, représentent plus un travail de traduction de phéno­mènes du monde extérieur qu'une tentative d'inter­prétation. La nature semble être un grand livre grâce auquel on transcrit en signes intelligibles des manifestations naturelles. Tout parait ordonné, rationnel, ne souffrant aucune exception, si ce n'est l'imperfection de nos moyens de réception. En conclusion, la science devient une photographie d'un monde dont les lois sont toujours les mêmes, indépendantes de l'espace et du temps, mais dépen­dantes de l'un et de l'autre pris séparément.

Cette tentative première des sciences doit natu­rellement prendre pour objet ce qui est extérieur à l'homme, car ce choix exprime une facilité plus grande à saisir le monde extérieur sensible, que le monde humain plus enchevêtré et dont les lois se re­fusent aux signes équationnels à un seul sens, des sciences naturelles. Mais aussi doit-on voir là sur­tout un besoin pour la bourgeoisie dans son dévelop­pement de saisir rapidement et empiriquement ce qui extérieur à elle, peut servir le développement de sa force sociale de production. Rapidement, car les assises du système économico social ne sont pas en­core solides, empiriquement, car la genèse du capi­talisme se déroule sur un terrain fertile, qui, aux yeux des humains fait ressortir surtout les résul­tats et les conclusions, plutôt que le cheminement parcouru pour y arriver.

Les sciences naturelles dans le matérialisme bour­geois devaient influencer la connaissance des autres phénomènes et donner naissance aux sciences humaines, histoire, psychologie, sociologie, où les mêmes mé­thodes de la connaissance étaient appliquées.

Et le premier objet de la connaissance humaine qui préoccupe les esprits se trouve être la religion, laquelle est étudiée comme un problème historique pour la première fois, et non comme un problème phi­losophique. Cela aussi exprime le besoin d'une bour­geoisie jeune à se débarrasser du fixisme religieux qui nie la rationalité naturelle du système capi­taliste.

Cela s'exprime par l'éclosion d'une floraison de savants bourgeois, comprenant Renan, Strauss, Feuer­bach, etc. Mais c'est toujours une dissection métho­dologique qui s'opère, l'homme cherchant non à cri­tiquer socialement un corps idéologique, tel la re­ligion, mais plutôt à retrouver ses fondements hu­mains, pour la réduire au niveau des sciences natu­relles et avec un scalpel permettre la photographie des documents poussiéreux et des altérations subies dans le cours des siècles. Enfin, le matérialisme bourgeois normalise un état de fait, fixe pour l'é­ternité un mode immuable de développement. C'est regarder la nature comme une répétition indéfinie de causes rationnelles. L'homme ramène la nature à un désir de statisme conservateur. I1 sent qu'il domine la nature d'une certaine manière, il ne voit pas que ses instruments de domination sont en train de se libérer de l'homme et de se retourner contre lui. Le matérialisme bourgeois est une étape pro­gressive dans la connaissance humaine. I1 devient conservateur jusqu'à être rejeté par la bourgeoisie elle-même quand le système capitaliste à son apogée dessine déjà sa chute.

De ce mode de pensée qui se fait encore sentir dans l'oeuvre de jeunesse de Marx, Harper voit dans la prise de conscience de la lutte de classe, chez les masses travailleuses, au travers des premières contradictions importantes du régime capitaliste, le chemin qui conduit la pensée de Marx vers le ma­térialisme révolutionnaire.

Le matérialisme révolutionnaire, insiste Harper, n'est pas un produit rationnel ; si le matérialisme bourgeois éclot dans un milieu économico social spé­cifique, le matérialisme révolutionnaire aura lui aussi   besoin d'un milieu économico social spéci­fique. Marx à ces deux époques prend conscience d'une existence qui se modifie. Mais là où la bour­geoisie n'a vu que rationalisme, répétition de cause à effet, Marx sent, dans le milieu économico ­social évoluant,un élément nouveau qui s'introduit dans le domaine de la connaissance. Sa conscience n'est pas une photographie du monde extérieur, son matérialisme est animé de tous les facteurs naturels, l'homme en premier lieu.

La bourgeoisie pouvait négliger la part de l'hom­me dans la connaissance, car son système à ses débuts se déroulait comme les lois astronomiques, avec une régularité précise, de plus son système écono­mique laissait l'homme en dehors.

Cette négligence du système par rapport à l'homme commence vers le milieu du 19ème siècle à se faire sentir dans les rapports sociaux. La conscience ré­volutionnaire alors mûrit, sa connaissance n'est pas seulement un miroir du monde extérieur, comme le prétend le matérialisme bourgeois, l'homme entre dans la connaissance du monde comme un facteur ré­ceptif et de plus comme un facteur agissant et modi­fiant.

La connaissance pour Marx devient alors le produit de la sensation du monde extérieur et de l'idée­action de l'homme facteur moteur de la connaissance.

Les sciences du développement social et du deve­nir social sont nées, éliminant les vieilles scien­ces humaines, exprimant une progression et un dérou­lement senti et agi. Les sciences naturelles elles-mêmes sortent de leur cadre étroit. La science du 19ème siècle bourgeois s'écroule à cause de sa cé­cité.

C'est ce manque de praxis dans la connaissance qui spécifiera la nature idéologique de Lénine. Si Harper recherche les sources philosophiques de Léni­ne, il ne leur attribuera pas d'influence décisive dans l'action de Lénine.

L'existence sociale conditionne la conscience. Lénine est issu d'un milieu social retardé, la féo­dalité règne encore, et la bourgeoisie n'est pas une classe forte et capable révolutionnairement. Le phénomène capitaliste en Russie se présente à une période où la bourgeoisie développée et mûrie en Occident dessine déjà sa courbe décadente. La Rus­sie devient un terrain capitaliste, non par le fait d'une bourgeoisie nationale s'opposant à l'absolu­tisme féodal du Tsar, mais par l'ingérence du capi­tal étranger, qui crée ainsi, de toutes pièces, l'appareil capitaliste en Russie. Parce que le maté­rialisme bourgeois s'enlise par le développement de son économie et de ses contradictions, l'intelligen­tsia russe ne trouve pour lutter contre l'absolutis­me impérial que le matérialisme révolutionnaire. Mais l'objet de la lutte dirigera le matérialisme révolutionnaire contre la féodalité et non contre le capitalisme qui ne représente aucune force effec­tive. Lénine fait partie de cette intelligentsia en ce que puisant dans la seule classe révolutionnaire, le prolétariat, il tente de réaliser la transforma­tion capitaliste retardée de la Russie féodale.

Cette énonciation n'est qu'une interprétation de Harper qui verra dans la révolution russe une matu­rité objective de la classe ouvrière et un contenu politique bourgeois exprimé par Lénine qui subit dans sa conscience des tâches de l'heure en Russie. l'existence économico sociale de ce pays se compor­tant au point de vue du capital comme une colonie, dont la bourgeoisie nationale serait nulle, et dont les deux forces en présence serait l'absolutisme et la classe ouvrière.

Le prolétariat s'exprime alors en fonction de ce retard qui est caractérisé par l'idéologie matéria­liste bourgeoise d'un Lénine.

Voila la pensée d'un Harper sur Lénine et la ré­volution russe. Une phrase de Harper :

"Cette philosophie matérialiste était précisément la doctrine qui convenait parfaitement à 1a nouvel­le masse d'intellectuels russes qui dans les scien­ces physiques et dans la technique ont vite recon­nu avec enthousiasme la possibilité de gérer la production et comme nouvelle classe dominante d'un immense empire ont vu s'ouvrir devant eux l'avenir -avec la seule résistance de la vieille paysannerie religieuse". (« Lénine philosophe » Ch.VIII)

La méthode de Harper, ainsi que son mode d'inter­prétation du problème de la connaissance, sont di­gnes avec "Lénine philosophe" de figurer parmi les meilleures oeuvres du marxisme. I1 nous entraîne cependant, quant à ses conclusions politiques, vers une telle confusion, que nous nous sentons obligés de l'examiner de près pour tenter de dissocier l'ensemble de sa formulation du problème de la con­naissance d'avec ses conclusions politiques qui nous paraissent erronées et ne pas même être en rap­port avec le niveau général du travail.

Harper nous dit : "...le matérialisme n'a dominé l'idéologie de la classe bourgeoise que pendant un temps très court...". Ce qui lui permet par la sui­te -après avoir prouvé que la philosophie de Lénine dans "Matérialisme et Empiriocriticisme" était essentiellement matérialiste bourgeoise- de dire que la révolution bolchevik d'octobre 1917 était une "révolution bourgeoise appuyée sur le prolé­tariat".

Harper s'enferme ici dans sa propre dialectique et ne nous explique pas ce premier phénomène de sa pensée et de l'histoire : comment se fait-il que la révolution bourgeoise produisant elle-même sa propre idéologie, cette idéologie étant dans la pé­riode révolutionnaire, matérialiste, comment se fait-il qu'au moment où s'engage la crise la plus aigue du capitalisme (entre 1914 et 1920), crise qui ne semble pas troubler Harper, comment se fait ­il qu'à ce moment une révolution bourgeoise ait été propulsée exclusivement par la partie la plus cons­ciente et l'avant-garde des ouvriers et des soldats russes, avec qui se solidarisèrent des ouvriers et des soldats du monde entier, et, principalement, du pays (l'Allemagne) où le capitalisme était le plus développé ? Comment se fait-il que justement à cette époque, les marxistes, les dialecticiens les plus éprouvés, les meilleurs théoriciens du so­cialisme défendant aussi bien sinon mieux que Léni­ne la conception matérialiste de l'histoire , com­ment se fait-il que par exemple des Plekhanov et des Kautsky se trouvaient justement dans le camp de la bourgeoisie contre les ouvriers et les sol­dats révolutionnaires du monde entier en général, et contre Lénine et les bolcheviks en particulier ? Harper ne pose même pas toutes ces questions ; com­ment pourrait-il y répondre ? Mais c'est justement le fait qu'il ne les ait pas posées qui nous étonne.

De plus, le long développement philosophique, quoique juste dans l'ensemble de son développement, comporte     certaines affirmations qui en altèrent la portée. Harper tend à faire (parmi les théori­ciens du marxisme) une séparation entre deux conceptions fondamentalement opposées, au sein de ce courant idéologique, quant au problème de la connaissance (et la manière de l'aborder). Cette sé­paration qui remonterait à l'oeuvre et à la vie de Marx lui-même est quelque peu simpliste et schéma­tique. Harper voit d'une part dans l'idéologie de Marx lui-même deux périodes :

1) Jusqu'à 1848, Marx matérialiste bourgeois progressiste : "...la religion est l'opium du peuple...", phrase reprise ensuite par Lénine et que pas plus Staline que la bourgeoisie russe n'ont cru nécessai­re d'enlever des monuments officiels ni même en tant que but de propagande du parti ;

2) Ensuite, Marx 2ème manière, matérialiste et dialecticien révolutionnaire, l'attaque contre Feuerbach, le Manifeste Communiste, etc. : « ...1'existence conditionne la conscience ».

Harper pense que ce n'est pas un hasard que l'oeu­vre de Lénine ("Matérialisme et Empiriocriticisme") soit essentiellement représentative du marxisme pre­mière manière, et il en arrive, partant de là, à l'idée selon laquelle l'idéologie de Lénine était déterminée par le mouvement historique auquel il participait et dont la nature profonde apparaîtrait selon Harper, être fournie par la nature même, matérialiste bourgeoise de l'idéologie de Lénine (Harper ne s'en tenant qu'à "Matérialisme et Empi­riocriticisme").

Cette explication mène à la conclusion de Harper, selon laquelle 1"'Empiriocriticisme" serait aujour­d'hui la bible des intellectuels techniciens et au­tres, représentants de la nouvelle classe capita­liste d'Etat montante : la révolution russe et les bolcheviks en tête, aurait été une préfiguration d'un mouvement plus général d'évolution révolution­naire, du capitalisme au capitalisme d'Etat, et de mutation révolutionnaire de la bourgeoisie libérale en bourgeoisie bureaucratique d'Etat, dont le stali­nisme serait la forme la plus achevée.

Cette conception de Harper laisse ainsi à penser que cette classe qui prendrait partout pour bible "Empiriocriticisme" (que Staline et ses amis conti­nueraient à défendre) s'appuierait essentiellement sur le prolétariat pour faire sa révolution capi­taliste d'Etat et, d'après Harper, ce serait la rai­son qui déterminerait cette nouvelle classe à s'ap­puyer sur le marxisme dans cette révolution.

Cette explication tendrait donc à prouver, pour qui le voudrait bien, que le marxisme première ma­nière, conduit directement à Staline en passant par Lénine (ce que nous avons déjà entendu de la bouche de certains anarchistes pour ce qui est du marxisme en général, dont Staline serait l'aboutissement lo­gique -la logique anarchiste!?) et qu'une nouvelle classe révolutionnaire capitaliste appuyée sur le prolétariat surgirait dans l'histoire justement au moment où le capitalisme lui-même entre dans une crise permanente du fait d'un hyper développement de ses forces productives dans le cadre d'une socié­té basée sur l'exploitation du travail humain (la plus-value).

Ces deux idées que Harper tend à introduire dans son ouvrage "Lénine philosophe" qui date d'avant la guerre de 1939-45, sont elles-mêmes énoncées par d'autres que lui, venant de milieux sociaux et po­litiques différents que lui, et sont devenues très en vogue après cette guerre. Elles sont défendues actuellement, la première par de très nombreux anar­chistes, et la seconde par de très nombreux bour­geois réactionnaires dans le genre de James Burnham.

Que les anarchistes arrivent à de telles concep­tions mécanistes et schématiques, selon lesquelles le marxisme serait à la base du stalinisme et de "l'idéologie capitaliste d'Etat", ou de la nouvel­le classe "directoriale", ceci n'est pas étonnant de leur part. Ils n'ont jamais rien compris aux pro­blèmes de la philosophie comme les révolutionnaires l'entendent : ils font découler Marx d'Auguste Com­te, comparent cette assimilation à Lénine, et font découler de là "l'idéologie bolcheviste staliniste" et y rattachent tous les courants marxistes, sans exception, prenant pour leur, en tant que mode de pensée philosophique, tous les dadas à la mode, tous les idéalismes, de l'existentialisme au niet­zschéisme, ou de Tolstoi à Sartre.

Or, cette affirmation de Harper selon laquelle "Empiriocriticisme" de Lénine serait un ouvrage philosophique dont l'interprétation du problème de la connaissance n'y dépasserait pas la méthode d'in­terprétation matérialiste bourgeoise mécaniste, et faisant découler de cette constatation la conclu­sion selon laquelle les bolcheviks, le bolchevisme et la révolution russe ne pouvaient pas dépasser le stade de la révolution bourgeoise, ces affirma­tions, comme nous le voyons, ne nous mènent pas seu­lement aux conclusions des anarchistes et de bour­geois comme Burnham ; cette affirmation est avant tout en contradiction avec une autre affirmation de Harper qui est, celle-là, en partie juste :

"Le matérialisme n'a dominé l'idéologie de la classe bourgeoise que pendant un temps très court. Tant que celle-ci pouvait croire que la société avec son droit à la propriété privée, sa liberté individuelle et sa libre concurrence pouvait résou­dre tous les problèmes vitaux de chacun grâce au développement de la production sous l'impulsion du progrès illimité de la science et de la technique, elle pouvait admettre que la science avait résolu les principaux problèmes théoriques et n'avait plus besoin d'avoir recours aux forces spirituelles supra­naturelles. Mais le jour où la lutte de classe du prolétariat eût révélé le fait que le capitalisme n'était pas en mesure de résoudre le problème de l'existence des masses, sa philosophie optimiste et matérialiste du monde disparut. Le nouveau, le mon­de apparût plein d'incertitudes et de contradictions insolubles, plein de puissances occultes et mena­çantes...".

Nous reviendrons par la suite sur le fond de ces problèmes, mais nous sommes contraints de noter, sans vouloir faire de vaine polémique, les contra­dictions insolubles dans lesquelles Harper s'est mis lui-même, d'une part en attaquant le problème si complexe qu'il a attaqué d'une manière quelque peu simpliste et d'autre part les conclusions aux­quelles il devait être amené quant au bolchevisme et au stalinisme.

Comment peut-on expliquer, répétons-nous, d'après les idées de Harper, le fait que, au moment où la lutte de classe du prolétariat apparut, la bourgeoisie devenait idéaliste et que c'est justement au moment où la lutte de classe se développe avec une ampleur inconnue jusque là dans l'histoire, que naît, de la bourgeoisie un courant matérialiste donnant naissance à une nouvelle classe bourgeoise capitaliste. Ici Harper introduit une idée selon laquelle, si la bourgeoisie devait devenir absolu­ment idéaliste, si on peut déceler chez Lénine un courant matérialiste bourgeois, Lénine "était obligé d'être matérialiste pour entraîner derrière lui les ouvriers". Nous pouvons nous poser la ques­tion suivante : que ce soient les ouvriers qui aient adopté l'idéologie de Lénine, ou Lénine qui se soit adapté aux besoins de la lutte de classe, selon les conclusions de Harper, ou bien le pro­létariat suivait un courant bourgeois, ou un mou­vement ouvrier se promouvait en sécrétant une idéo­logie bourgeoise. Mais de toute façon, le prolé­tariat ne nous apparaît pas ici avec une idéologie propre. Quel piètre matérialiste marxiste pourrait affirmer une telle chose : le prolétariat entre en action indépendante en produisant une idéologie bourgeoise. C'est là que nous mène Harper.

Du reste, il n'est pas entièrement exact que la bourgeoisie soit elle-même à une certaine époque totalement matérialiste et à une certaine autre totalement idéaliste. Dans la révolution bourgeoi­se de 1789, en France, le culte de la Raison n'a fait que remplacer celui de Dieu et était typique du double caractère des conceptions à la fois ma­térialiste et idéaliste de la bourgeoisie en lutte contre le féodalisme, la religion et le pouvoir de l'Eglise (sous la forme aiguë de persécutions des prêtres, des incendies d'églises, etc.). Nous re­viendrons également sur ce double aspect permanent de l'idéologie bourgeoise ne dépassant pas, même aux heures les plus avancées de la "Grande Révolu­tion" bourgeoise en France, le stade de "...la religion est l'opium du peuple".

Cependant, nous n'avons pas tiré encore toutes les conclusions vers lesquelles Harper nous entraî­ne, nous en tirerons quelques unes et nous ferons quelques rappels historiques qui peuvent intéres­ser tous ceux qui "rejettent" la révolution d'oc­tobre dans le camp bourgeois.

Si ce premier regard jeté sur les conclusions et les théories philosophiques de Harper nous a entraîné vers certaines réflexions qui seront l'objet de développements ultérieurs, il y a des faits que nous devons pour le moins relever immédiatement car il s'agit de faits historiques que Harper sem­ble n'avoir pas même voulu effleurer.

En effet, Harper nous parle pendant des dizaines de pages de la philosophie bourgeoise, de la philo­sophie de Lénine, et arrive à des conclusions pour le moins osées et qui demandaient, tout au plus, un examen sérieux et approfondi. Or, quel matéria­liste marxiste peut accuser un homme, un groupe politique ou un parti de ce dont Harper accuse Lénine, les bolcheviks et leur parti, d'avoir re­présenté un courant et une idéologie bourgeoise « ...s'appuyant sur 1e prolétariat... », sans avoir auparavant examiné -au moins pour mémoire- le mou­vement historique auquel ils ont été mêlés : ce courant, la Social-démocratie russe et inter­nationale, d'où est issue (au même titre que toutes les autres fractions de gauche de la Social-démocra­tie) la fraction des bolcheviks.

Comment s'est formée cette fraction ? Quelles luttes a-t-elle été amenée à entreprendre sur le plan idéologique pour arriver à former un groupe à part, puis un parti, puis l'avant-garde d'un mouvement international ?

De la lutte contre le menchevisme, de l'Iskra et de "Que faire ?" de Lénine et de ses camarades, de la révolution de 1905 et du rôle de Trotski, de sa "Révolution permanente" (qui devait l'amener à fusionner avec le mouvement bolchevik entre février et octobre 1917), de la seconde révolution de fé­vrier à octobre (sociaux-démocrates, socialistes­révolutionnaires de droite, etc., au pouvoir), des thèses d'avril de Lénine, de la constitution des soviets et du pouvoir ouvrier, de la position de Lénine dans la guerre impérialiste, de tout cela Harper ne dit mot. On ne peut croire que cela soit un hasard.

Mousso et Philippe

(à suivre)


[1] "Lénine philosophe", introduction de Paul Mattick, édition Spartacus, 1978.

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