Décadence du capitalisme (IV) : du capitalisme à la fin de la préhistoire

Afficher une version adaptée à l'édition sur imprimante

Dans les précédents articles de cette série, nous avons examiné en détail le résumé de la méthode du matérialisme historique fait par Marx dans la Préface à l’Introduction à la critique de l’économie politique. Nous arrivons maintenant à la dernière partie de ce résumé : "Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme antagonique du processus social de la production. Il n'est pas question ici d'un antagonisme individuel ; nous l'entendons bien plutôt comme le produit des conditions sociales de l'existence des individus ; mais les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent dans le même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme. Avec ce système social c'est donc la préhistoire de la société humaine qui se clôt."

L’universalité de la méthode de Marx

Nous reviendrons plus tard sur les antagonismes spécifiques que Marx considérait comme propres à la société capitaliste et sur la base desquels il fonde son verdict selon lequel le capitalisme, à l'instar de toutes les formes précédentes d’exploitation de classe, ne peut être considéré que comme une formation sociale transitoire. Mais auparavant, nous voulons répondre à une accusation portée contre les marxistes lorsqu'ils situent l’ascendance et le déclin de la société capitaliste dans le contexte de la succession des modes de production précédents – en d’autres termes, qui utilisent la méthode marxiste pour examiner le capitalisme comme un moment du déroulement de l'histoire humaine. Au cours des discussions avec des éléments de la nouvelle génération qui arrive à des positions révolutionnaires (par exemple sur le forum de discussion Internet libcom.org), cette démarche a été critiquée pour n'offrir qu'une "narration métaphysique" menant à des conclusions messianiques ; ailleurs sur le même forum 1, les tentatives de tirer des conclusions sur l'ascendance et le déclin du capitalisme à partir d'une perspective historique plus générale sont considérées comme une entreprise que Marx lui-même aurait rejetée en tant que recherche d'"une théorie historico-philosophique dont la suprême vertu consiste à être supra-historique." 2

Cette citation de Marx est souvent utilisée hors de son contexte afin de défendre l'idée que Marx n'aurait jamais cherché à élaborer une théorie générale de l'histoire mais avait uniquement pour but l'analyse des lois du capitalisme. Quel est donc le contexte de cette citation ?

Elle provient d'une lettre de Marx à l'éditeur de la revue russe Otyecestvenniye Zapisky (novembre 1877) répondant à "un critique russe" qui essayait de décrire la théorie de l'histoire de Marx comme un schéma dogmatique et mécaniste selon lequel chaque nation était destinée à suivre exactement le même modèle de développement que celui que Marx avait analysé à propos de la montée du capitalisme en Europe. Ce critique se voit obligé "de métamorphoser mon esquisse de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale en une théorie historico-philosophique de la marche générale fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés3. En fait, cette tendance était très forte parmi les premiers marxistes russes qui avaient souvent tendance à présenter le marxisme comme une simple apologie du développement capitaliste et considéraient que la Russie devait nécessairement accomplir sa propre révolution bourgeoise avant de pouvoir atteindre l'étape de la révolution socialiste. C'est la même tendance qui refit plus tard surface sous la forme du menchevisme.

Dans la lettre en question, Marx aboutit en fait à une conclusion très différente :

"Pour pouvoir juger en connaissance de cause du développement économique de la Russie contemporaine, j'ai appris le russe et puis étudié, pendant de longues années, les publications officielles et autres ayant rapport à ce sujet. Je suis arrivé à ce résultat : si la Russie continue à marcher dans le sentier suivi depuis 1861, elle perdra la plus belle chance que l’histoire ait jamais offerte à un peuple, pour subir toutes les péripéties fatales du régime capitaliste.4 (Ibid., p. 1553)

En somme, Marx ne considérait absolument pas que sa méthode pour analyser l'histoire en général pouvait s'appliquer de façon schématique à chaque pays pris séparément, ni que sa théorie de l'histoire était un système rigide du "progrès universel", qui suivrait un processus linéaire et mécanique se développant toujours dans une même direction progressive (même si c'est ce qu'est effectivement devenu entre les mains des mencheviks et plus tard des staliniens ce qui était appelé le marxisme). Marx avait raison de considérer que la Russie pouvait être épargnée des horreurs d'une transformation capitaliste par la conjonction d’une révolution prolétarienne dans les pays occidentaux avancés et des formes communales traditionnelles à la base de l'agriculture russe. Le fait que les choses ne se produisirent pas ainsi n'invalide pas la démarche ouverte de Marx. De plus, sa méthode est concrète et prend en considération les circonstances historiques réelles dans lesquelles une forme sociale donnée apparaît. Toujours dans la même lettre, Marx donne un exemple de la façon dont il travaille : "En différents endroits du Capital, j’ai fait allusion au destin qui atteignit les plébéiens de l’ancienne Rome. C'étaient originairement des paysans libres cultivant, chacun pour son compte, leurs propres parcelles. Dans le cours de l'histoire romaine, ils furent expropriés. Le même mouvement qui les sépara d’avec leurs moyens de production et de subsistance impliqua non seulement la formation des grandes propriétés foncières mais encore celle de grands capitaux monétaires. Ainsi, un beau matin, il y avait, d'un côté, des hommes libres, dénués de tout, sauf de leur force de travail et, de l'autre, pour exploiter ce travail, les détenteurs de toutes les richesses acquise. Qu'est-ce qui arriva ? Les prolétaires romains devinrent non des travailleurs salariés mais un mob fainéant, plus abject que les ci-devant poor whites des pays méridionaux des États-Unis ; et à leur côté, se déploya un mode de production non capitaliste mais esclavagiste. Donc, des événements d'une analogie frappante, mais se passant dans des milieux historiques différents, amenèrent des résultats tout à fait disparates. En étudiant chacune de ces évolutions à part, et en les comparant ensuite, l’on trouvera facilement la clef de ces phénomènes, mais on n'y arrivera jamais avec le passe-partout d'une théorie historico-philosophique générale, dont la vertu suprême consiste à être supra-historique." (Ibid., p.1555)

Mais ce que cet exemple ne montre absolument pas, c'est l'idée selon laquelle la théorie de Marx aurait exclu la possibilité de tracer une dynamique générale des formes sociales précapitalistes ni que, par conséquent, toute discussion sur l'ascension et le déclin des systèmes sociaux serait une entreprise futile et dépourvue de sens. L'énorme quantité d'énergie que Marx a dédiée à l'étude de la "commune" russe et à la question du communisme primitif en général au cours de ses dernières années, et le nombre de pages qu'il a consacrées à l'analyse des formes de société précapitalistes, dans les Grundrisse et ailleurs, contredit clairement ce point de vue. La lettre qui est prise pour exemple montre que Marx insistait sur la nécessité d'étudier une formation sociale de façon séparée, avant d'établir des comparaisons et, de cette façon, de "trouver la clef" du phénomène en question, mais elle ne montre pas que Marx refusait d'aller du particulier au général pour comprendre le mouvement de l'histoire.

Et, par dessus tout, l'accusation selon laquelle toute tentative de situer le capitalisme dans le contexte de la succession des modes de production serait un projet "supra-historique" est réfutée par la démarche présentée dans la Préface à la Critique de l'économie politique dans laquelle Marx expose comment il envisage de façon générale l'évolution historique et où il annonce très clairement le but de son investigation. Dans le précédent article, nous avons examiné le passage qui traite des formations sociales passées (communisme primitif, despotisme asiatique, esclavage, féodalisme, etc.) et montré comment on peut tirer certaines conclusions générales sur les raisons de leur ascension et de leur déclin – pour être précis, sur l'instauration de rapports sociaux de production agissant, à un moment donné, comme aiguillon, à un autre, comme entrave au développement des forces productives. Dans le passage de la Préface que nous examinons ici, Marx utilise une simple expression – mais pleine de signification – pour souligner le fait que le but de son investigation est l'ensemble de l'histoire de l'humanité : "Avec ce système social, s'achève donc la préhistoire de la société humaine." Qu' entendait exactement Marx par cette expression ?

Fin de l'histoire ou fin de la préhistoire ?

Lorsque le bloc de l'Est s'est effondré en 1989, la classe dominante à l'Ouest a lancé une énorme campagne de propagande autour du slogan "le communisme est mort" et elle exultait en concluant que Marx, le "prophète" du communisme, était enfin disqualifié. C'est Francis Fukuyama qui a apporté à cette campagne son vernis "philosophique" en annonçant sans hésitation "la fin de l'histoire" – le triomphe définitif du capitalisme libéral et démocratique qui allait apporter, à sa façon certes imparfaite mais fondamentalement humaine, la fin de la guerre et de la pauvreté et libérer le genre humain du fardeau des crises cataclysmiques : "Ce à quoi nous assistons peut-être n'est pas seulement à la fin de la Guerre froide, ni à la fin d'une période particulière de l'histoire d'après-guerre, mais à la fin de l'histoire en tant que telle... C'est-à-dire le point final de l'évolution idéologique de l'humanité et l'universalisation de la démocratie libérale occidentale en tant que forme ultime du gouvernement humain". (La fin de l'histoire et le dernier homme, Fukuyama, 1992, traduit de l'anglais par nous).

Les deux décennies qui ont suivi cet événement et leur cortège de barbarie et de génocides militaires, le fossé croissant entre les riches et les pauvres au niveau mondial, l'évidence grandissante d'une catastrophe environnementale aux proportions planétaires ont rapidement ébranlé la thèse complaisante de Fukuyama qu'il allait lui-même nuancer, en même temps qu'il apportait un soutien acritique à la fraction dominante des Néoconservateurs américains aux États-Unis. Et aujourd'hui, avec l'éclatement d'une crise économique profonde au cœur même du capitalisme démocratique libéral triomphant, de telles idées ne peuvent qu'être objets de ridicule – et, entre-temps, Marx et sa vision du capitalisme comme système ravagé par la crise ne peuvent plus être écartés comme le vestige d'une ancienne période jurassique depuis longtemps révolue.

Marx lui-même avait très tôt remarqué que la bourgeoisie était déjà parvenue à la conclusion que son système constituait la fin de l'histoire, le summum et le but final de l'entreprise humaine et l'expression la plus logique de la nature humaine. Même un penseur révolutionnaire comme Hegel dont la méthode dialectique se basait sur la reconnaissance du caractère transitoire de toutes les phases et expressions historiques, était tombé dans ce piège en considérant le régime prussien existant comme l'aboutissement de l'Esprit absolu.

Comme on l'a vu dans les articles précédents, Marx rejetait l'idée que le capitalisme, basé sur la propriété privée et l'exploitation du travail humain, fût l'expression parfaite de la nature humaine ; il mettait en avant que l'organisation sociale humaine avait été au début une forme de communisme ; il considérait le capitalisme comme une forme parmi d'autres au sein d'une série de sociétés divisées en classe qui ont fait suite à la dissolution du communisme primitif, lui-même condamné à disparaître du fait de ses propres contradictions internes.

Le capitalisme, épisode final de la série

Mais le capitalisme constitue vraiment l'épisode final de cette série, "la dernière forme antagoniste du processus social de la production, antagoniste non pas dans le sens d'un antagonisme individuel, mais d'un antagonisme qui naît des conditions sociales d'existence des individus".

Pourquoi ? Parce que "les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles propres à résoudre cet antagonisme". (Préface)

Le terme de "forces productives" a été considéré avec méfiance depuis que Marx l'a utilisé. Et de façon compréhensible car (comme on l'a expliqué dans le chapitre précédent) la perversion du marxisme par la contre-révolution stalinienne a conféré à la notion de développement des forces productives une signification sinistre qui évoque l'image de l'exploitation stakhanoviste et de la construction d'une économie de guerre monstrueusement déséquilibrée. Et au cours des dernières décennies, l'évolution rapide de la crise écologique a mis en relief le prix terrible que l'humanité paie pour la poursuite du "développement" frénétique du capitalisme.

Pour Marx, les forces productives ne sont pas une sorte de puissance autonome déterminant l'histoire de l'humanité – ce n'est vrai que dans la mesure où elles sont le produit du travail aliéné et ont échappé des mains de l'espèce qui les a développées au départ. De même, ces forces, mues par des formes particulières d'organisation sociale, ne sont pas, de façon inhérente, hostiles au genre humain comme dans les cauchemars anti-technologiques des primitivistes et autres anarchistes. Au contraire, à un certain stade de leur développement coûteux et contradictoire, elles constituent la clé pour libérer l'espèce humaine de millénaires de labeur et d'exploitation, à condition que l'humanité soit capable de réorganiser ses rapports sociaux de sorte que l'immense puissance productrice qui s'est développée sous le capitalisme, soit utilisée pour satisfaire les véritables besoins humains.

En fait, une telle réorganisation est possible du fait de l'existence, au sein du capitalisme, d'une "force productive", le prolétariat, qui, pour la première fois, est à la fois classe exploitée et classe révolutionnaire, contrairement par exemple à la bourgeoisie qui, tout en étant révolutionnaire face à l'ancienne classe féodale, était à son tour porteuse d'une nouvelle forme d'exploitation de classe. La classe ouvrière, elle, n'a aucun intérêt à l'instauration d'un nouveau système d'exploitation car elle ne peut se libérer qu'en libérant toute l'humanité. Comme l'écrit Marx dans L'Idéologie allemande :

"Dans toutes les révolutions antérieures, le mode d'activité restait inchangé et il s'agissait seulement d'une autre distribution de cette activité, d'une nouvelle répartition du travail entre d'autres personnes ; la révolution communiste par contre est dirigée contre le mode d'activité antérieur, elle supprime le travail, et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes, parce qu'elle est effectuée par la classe qui n'est plus considérée comme une classe dans la société, qui n'est plus reconnue comme telle et qui est déjà l'expression de la dissolution de toutes les classes, de toutes les nationalités, etc., dans le cadre de la société actuelle". 5

Mais cela signifie aussi émanciper l'humanité de toutes les cicatrices laissées par des milliers d'années de domination de classe et, au delà de ça, de centaines de milliers d'années durant lesquelles l'humanité a été dominée par la pénurie matérielle et la lutte pour la survie.

L'humanité arrive donc à un point de rupture net avec toutes les époques historiques antérieures. C'est pourquoi Marx parle de la fin de la "préhistoire". Si le prolétariat parvient à renverser la domination du capital et, après une période de transition plus ou moins longue, à créer une société mondiale pleinement communiste, il sera possible pour la prochaine génération d'êtres humains de faire leur propre histoire en pleine conscience. Engels présente cela dans un passage de l'Anti-Dühring de façon très éloquente :

"Avec la prise de possession des moyens de production par la société, la production marchande est éliminée et, par suite, la domination du produit sur le producteur. L'anarchie à l'intérieur de la production sociale est remplacée par l'organisation planifiée consciente. La lutte pour l'existence individuelle cesse. Par là, pour la première fois, l'homme se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d'existence à des conditions réellement humaines. Le cercle des conditions de vie entourant l'homme, qui jusqu'ici dominait l'homme, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre vie en société. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu'ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause, et par là dominées. La vie en société propre aux hommes qui, jusqu'ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l'histoire, devient maintenant leur acte propre et libre. Les puissances étrangères, objectives qui, jusqu'ici, dominaient l'histoire, passent sous le contrôle des hommes eux-mêmes. Ce n'est qu'à partir de ce moment que les hommes feront eux-mêmes leur histoire en pleine conscience ; ce n'est qu'à partir de ce moment que les causes sociales mises par eux en mouvement auront aussi d'une façon prépondérante, et dans une mesure toujours croissante, les effets voulus par eux. C'est le bond de l'humanité du règne de la nécessité dans le règne de la liberté.6

Dans ce passage, Marx et Engels réaffirment la vaste étendue de leur vision de l'histoire, montrant l'unité sous-jacente de toutes les époques de l'histoire de l'humanité qui ont existé jusqu'ici et montrant comment le processus historique, bien qu'il ait eu lieu plus ou moins inconsciemment, de façon aveugle, crée néanmoins les conditions d'un saut qualitatif non moins fondamental que celui de la première émergence de l'homme du règne animal.

Cette vision grandiose fut reprise par Trotsky plus de cinquante années plus tard, dans une présentation à des étudiants danois le 27 novembre 1932, peu de temps après son exil de Russie. Trotsky se réfère au matériel apporté par les sciences humaines et les sciences naturelles, en particulier aux découvertes de la psychanalyse, afin d'indiquer plus précisément ce que cette étape implique pour la vie intérieure des hommes. "L'anthropologie, la biologie, la physiologie, la psychologie ont rassemblé des montagnes de matériaux pour ériger devant l'homme dans toute leur ampleur les tâches de son propre perfectionnement corporel et spirituel et de son développement ultérieur. Par la main géniale de Sigmund Freud, la psychanalyse souleva le couvercle du puits nommé poétiquement "l'âme" de l'homme. Et qu'est-il apparu ? Notre pensée consciente ne constitue qu'une petite partie dans le travail des obscures forces psychiques. De savants plongeurs descendent au fond de l'Océan et y photographient de mystérieux poissons. Pour que la pensée humaine descende au fond de son propre puits psychique, elle doit éclairer les forces motrices mystérieuses de l'âme et les soumettre à la raison et à la volonté. Quand il aura terminé avec les forces anarchiques de sa propre société, l'homme travaillera sur lui-même dans les mortiers, dans les cornues du chimiste. Pour la première, fois, l'humanité se considérera elle-même comme une matière première, et dans le meilleur des cas comme un produit semi-achevé physique et psychique.7

Dans ces deux passages est clairement établie une unité entre toutes les époques historiques jusqu'ici : durant cette immense période de temps, l'homme est "un produit semi-achevé physique et psychique" – en un sens, une espèce toujours en transition du règne animal vers une existence pleinement humaine.

De toutes les sociétés de classe jusqu'à ce jour, seul le capitalisme pouvait être le prélude à un tel saut qualitatif, car il a développé les forces productives au point où les problèmes fondamentaux de l'existence matérielle de l'humanité – la fourniture des besoins vitaux pour tous les hommes de la planète – peuvent enfin être résolus, permettant aux êtres humains la liberté de développer leurs capacités créatrices sans limites et de réaliser leur potentiel véritable et caché. Ici la véritable signification des "forces productives" devient claire : les forces productives sont fondamentalement la puissance créatrice de l'humanité elle-même qui ne se sont jusqu'à présent exprimées que de façon limitée et altérée, mais qui prendront leur véritable essor une fois que les limites de la société de classe auront été transcendées.

Plus encore, le communisme, société sans propriété privée ni exploitation, est devenu la seule base possible pour le développement de l'humanité puisque les contradictions inhérentes au travail salarié généralisé et à la production de marchandises menacent de désintégrer tous les liens sociaux de l'humanité et même de détruire les fondements mêmes de la vie humaine. L'humanité vivra en harmonie avec elle-même et avec la nature, ou elle ne vivra pas. L'affirmation de Marx dans L'Idéologie allemande, rédigé durant la jeunesse du capitalisme, devient bien plus urgente et inévitable au fur et à mesure que le capitalisme s'enfonce dans son déclin. "Nous en sommes arrivés aujourd'hui au point que les individus sont obligés de s'approprier la totalité des forces productives existantes, non seulement pour parvenir à une manifestation de soi, mais avant tout pour assurer leur existence". 8

Le communisme résout donc l'énigme de l'histoire de l'humanité – comment assurer les besoins vitaux afin de jouir pleinement de la vie. Mais, contrairement à l'idéologie capitaliste, les communistes ne considèrent pas le communisme comme un point final et statique. Dans les Manuscrits économiques et philosophiques, de 1844, il est vrai que Marx présente le communisme comme "la solution à l'énigme de l'histoire", mais il le considère également comme un point de départ à partir duquel la véritable histoire de l'homme pourra commencer. "Le communisme pose le positif comme négation de la négation, il est donc le moment réel de l'émancipation et de la reprise de soi de l'homme, le moment nécessaire pour le développement à venir de l'histoire. Le communisme est la forme nécessaire et le principe énergétique du futur prochain, mais le communisme n'est pas en tant que tel le but du développement humain, la forme de la société humaine". 9

Le point de vue du futur

De façon caractéristique, le résumé que fait Marx de la façon dont il considère nécessaire d'envisager le passé, s'achève en se tournant vers un avenir très lointain. Et cela aussi fait totalement partie de sa méthode, au scandale de ceux qui pensent que poser les questions à une telle échelle aboutit inévitablement dans la "métaphysique". En fait, on pourrait dire que le futur est toujours le point de départ de Marx. Comme il l'explique dans les Thèses sur Feuerbach, le point de vue du nouveau matérialisme, la base de la connaissance de la réalité par le mouvement prolétarien, ne partait pas de l'addition des individus atomisés qui constituent la société bourgeoise, mais de "l'humanité socialisée" ou l'homme tel qu'il pourrait être dans une société vraiment humaine ; en d'autres termes, l'ensemble du mouvement de l'histoire jusqu'à aujourd'hui doit être évalué en partant du communisme du futur. Il est essentiel de garder cela à l'esprit quand on cherche à analyser si une forme sociale est un facteur de "progrès" ou un système qui fait reculer l'humanité. Le point de vue qui considère toutes les époques de l'humanité jusqu'à aujourd'hui comme appartenant à sa "préhistoire" ne se base pas sur un idéal de perfection pour laquelle l'humanité serait inévitablement programmée, mais sur la possibilité matérielle inhérente à la nature de l'homme et à son interaction avec la nature – une possibilité qui peut échouer précisément parce que cette réalisation est en fin de compte dépendante de l'action humaine consciente. Mais le fait qu'il n'existe pas de garantie de succès du projet communiste ne change pas le jugement que les révolutionnaires, qui "représentent le futur dans le monde présent", doivent porter sur la société capitaliste une fois qu'elle a atteint le point où elle a rendu possible le saut dans le règne de la liberté à l'échelle globale : le fait qu'elle est devenue superflue, obsolète et décadente en tant que système de reproduction sociale.

Gerrard.

 


2 "Réponse à Mikhaïlovski", Œuvres II, Éditions La Pléiade, p. 1555.

3. Ibid.

4 Ibid., p. 1553.

5L'idéologie allemande, "B. La base réelle de l'idéologie".

6Anti-Dühring, partie "Socialisme, II Notions théoriques"

 

7Œuvres, 1932, novembre, "La révolution russe", partie: "Vers le socialisme"

8L'idéologie allemande, "B. La base réelle de l'idéologie"

9Troisième Manuscrit, "Propriété privée et communisme"