Réponse à la CWO sur la guerre dans la phase de décadence du capitalisme (II)

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La baisse tendancielle du taux de profit et l'entrée en décadence, la crise, la guerre

Dans la première partie de cet article, nous avons vu que, contrairement à ce qui est souvent affirmé, ce n'est pas le mécanisme de la baisse tendancielle du taux de profit qui constitue le coeur de l'analyse des contradictions économiques du système capitaliste élaboré par Marx, mais le frein que le rapport salarial met à la croissance de la demande finale de la société : "La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société"[1]. Ceci découle de la soumission du monde à la dictature du salariat permettant à la bourgeoisie de s'approprier un maximum de surtravail. En conséquence nous dit Marx, cette frénésie de production de marchandises engendrée par l'exploitation des travailleurs génère un amoncellement de produits qui croît plus rapidement que la demande solvable globale dans l’ensemble de la société : "En étudiant le procès de production, nous avons vu que toute la tendance, tout l'effort de la production capitaliste consiste à accaparer le plus possible de surtravail ... bref par la production sur une grande échelle, donc la production de masse. L'essence de la production capitaliste implique donc une production qui ne tienne pas compte des limites du marché"[2]. Cette contradiction provoque périodiquement un phénomène inconnu jusqu'alors dans toute l'histoire de l'humanité : les crises de surproduction : "Une épidémie sociale, qui, à toute autre époque, eût semblé absurde : l'épidémie de la surproduction"[3] ; "L’expansibilité immense et intermittente du système de fabrique, jointe à sa dépendance du marché universel, enfante nécessairement une production fiévreuse suivie d’un encombrement des marchés dont la contraction amène la paralysie. La vie de l’industrie se transforme ainsi en série de périodes d’activité moyenne, de prospérité, de surproduction, de crise et de stagnation"[4].

Plus précisément, Marx situe cette contradiction entre la tendance à un développement effréné des forces productives et la limitation de la croissance de la consommation finale de la société suite à l'appauvrissement relatif des travailleurs salariés : "Chacun des capitalistes sait que ses ouvriers ne lui font pas face comme consommateurs dans la production, et s'efforce de restreindre autant que possible leur consommation, c'est-à-dire leur capacité d'échange, leur salaire"[5]. Or, poursuit Marx : " la capacité de consommation de la société n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de consommation sur la base de rapports de distribution antagoniques[6], qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites"[7]. Il s’ensuit donc que "La surproduction a spécialement pour condition la loi générale de production du capital : produire à mesure des forces productives (c'est-à-dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital) sans tenir compte des limites existantes du marchés ou des besoins solvables..."[8]. Le cœur de l'analyse marxiste des contradictions économiques du capitalisme découle donc du fait que ce dernier doit accroître sans cesse sa production alors que la consommation ne peut pas, dans le cadre de la structure de classe capitaliste, suivre un rythme identique.

Dans la première partie de notre article, nous avons également vu que, dans son mécanisme interne, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit pouvait très bien concourir à l'émergence de crises de surproduction : "La limite du mode de production se manifeste dans les faits que voici : 1° Le développement de la productivité du travail engendre, dans la baisse du taux de profit, une loi qui, à un certain moment, se tourne brutalement contre ce développement et doit être constamment surmontée par des crises"[9]. Cependant, elle ne constitue chez Marx ni la cause exclusive ni même la cause principale des contradictions du capitalisme. D'ailleurs, lorsque dans la préface à l’édition anglaise (1886) du Livre I du Capital, Engels résume la conception de Marx, ce n’est pas à la baisse tendancielle du taux de profit qu’il fait référence mais à cette contradiction soulignée en permanence par Marx entre "un développement absolu des forces productives" et "la limitation de la croissance de la consommation finale de la société" : "Alors que les forces productives s’accroissent en progression géométrique, l’extension des marchés se poursuit tout au plus en progression arithmétique. Le cycle décennal de stagnation, prospérité, surproduction et crise, que l’on a vu se reproduire de 1825 à 1867, paraît certes avoir achevé sa course, mais uniquement pour nous plonger dans le bourbier sans issue d’une dépression permanente et endémique "[10].

Ainsi, comme nous venons de le mettre en évidence, et comme il est très clair pour quiconque aborde cette question sérieusement et avec honnêteté, la CWO défend sur la question des causes fondamentales des crises économiques du capitalisme et de la décadence de ce mode de production une analyse différente de celle défendue en leur temps par Marx et Engels. C'est tout à fait son droit, et même sa responsabilité si elle l'estime nécessaire. En effet, quelles que soient la valeur et la profondeur de la contribution, considérable, qu'il a apportée à la théorie du prolétariat, Marx n'était pas infaillible et ses écrits ne sont pas à considérer comme des textes sacrés. Ce serait là une démarche religieuse totalement étrangère au marxisme, comme à toute méthode scientifique d'ailleurs. Les écrits de Marx doivent eux aussi être soumis à la critique de la méthode marxiste. C'est la démarche qu'a adoptée Rosa Luxemburg dans L'accumulation du capital (1913) lorsqu'elle relève les contradictions contenues dans le livre II du Capital. Cela dit, lorsqu'on remet en cause une partie des écrits de Marx, l'honnêteté politique et scientifique commande d'assumer explicitement et en toute clarté une telle démarche. C'est bien ce qu'a fait Rosa Luxemburg dans son livre, ce qui lui a valu une levée de boucliers de la part des "marxistes orthodoxes", scandalisés qu'on puisse critiquer ouvertement un écrit de Marx. Ce n'est pas, malheureusement, ce que fait la CWO lorsque, non seulement elle s'écarte de l'analyse de Marx tout en prétendant y rester fidèle mais qu'elle accuse les analyses du CCI de s'écarter du matérialisme, et donc du marxisme. Pour notre part, si sur cette question nous reprenons les analyses de Marx, c'est parce que nous considérons qu'elles sont justes et qu'elles rendent compte de la réalité de la vie du capitalisme.

Ainsi, après avoir examiné cette question sur un plan théorique dans la première partie de cet article, nous allons montrer ici en quoi la réalité empirique invalide totalement la théorie de ceux qui font de l’évolution du taux de profit l’alpha et l’oméga de l'explication des crises, des guerres et de la décadence. Pour cela, nous continuerons à nous appuyer sur la critique de l'analyse de Paul Mattick, reprise par le BIPR, selon laquelle, à la veille de la Première Guerre mondiale, la crise économique aurait atteint des proportions telles que celle-ci ne pouvait plus se résoudre par les moyens classiques de la dévalorisation du capital fixe (faillites) comme lors des crises au XIXè siècle, mais devait désormais passer par les destructions physiques de la guerre : "Dans les conditions du XIXè siècle, une crise affectant plus ou moins toutes les unités de capital à l'échelle internationale arrivait sans difficultés excessives à résorber la suraccumulation. Mais au tournant du siècle fut atteint un point à partir duquel les crises et la concurrence ne parvinrent plus à détruire du capital dans des proportions suffisantes ... le cycle économique ... se métamorphosa en un cycle de guerres mondiales ... la guerre a pour effet de ranimer et d'amplifier l'activité économique. (...) Et cela ... à cause ... de la destruction de capital" (Paul Mattick, cité dans l’article de Revolutionary Perspectives n°37 de la CWO, la branche anglaise du BIPR)[11].

Telle est l'analyse économique de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence faite par le BIPR. Sur cette base, ce dernier nous accuse d’idéalisme parce que nous n’avancerions pas une analyse clairement économique comme soubassement à chacun des phénomènes de la société et de la décadence en particulier : "Dans la conception matérialiste de l'histoire le procès social comme un tout est déterminé par le procès économique. Les contradictions de la vie matérielle déterminent la vie idéologique. Le CCI affirme, de la façon la plus superficielle, qu'une période entière de l'histoire du capitalisme est terminée et qu'une nouvelle s'est ouverte. Un tel changement majeur ne peut advenir sans un changement fondamental dans l'infrastructure capitaliste. Le CCI doit dans tous les cas soutenir ses assertions avec une analyse tirant ses racines dans la sphère de production ou admettre qu'elles sont de pures conjectures" (Revolutionary Perspectives n°37). C'est ce que nous allons aborder maintenant.

Matérialisme historique et entrée en décadence d'un mode de production

Pensant faire oeuvre de bonne méthode marxiste, le BIPR a trouvé chez le conseilliste Paul Mattick les 'bases matérielles' à l'ouverture de la période de décadence du capitalisme. Malheureusement pour lui, si la méthode marxiste - le matérialisme historique et dialectique - se résumait à concevoir une explication économique à tous les phénomènes qui traversent le capitalisme alors, comme nous l'enseignait Engels, "l’application de la théorie à n’importe quelle période historique, serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré"[12]. Ce que le BIPR oublie tout simplement ici c’est que le marxisme n’est pas seulement une méthode d’analyse matérialiste mais également historique et dialectique. Or, que nous enseigne l’histoire sur cette question de l’entrée en décadence d’un mode de production sur le plan économique ?

L’histoire nous enseigne qu’aucune période de décadence n'a débuté par une crise économique ! Il n'y a rien de bien surprenant à cela puisque l'apogée d'un mode de production se confond avec sa période de plus grande prospérité. Les premières manifestations de son entrée en décadence ne peuvent donc se manifester que très faiblement sur ce plan, elles se manifestent avant tout dans d’autres domaines et sur d’autres plans. Ainsi, par exemple, avant de s'enfoncer dans des crises sans fin sur le plan matériel, la décadence romaine se manifesta d’abord par l'arrêt de son expansion géographique au cours du IIè siècle après JC ; par les premières défaites militaires aux marges de l'Empire romain au cours du IIIè siècle ainsi que par l’éclatement de révoltes d’esclaves un peu partout dans les colonies pour la première fois de façon simultanée. De même, avant de s'enfoncer après le début du XIVè siècle dans la crise économique, les famines et les affres des épidémies de peste et de la guerre de cent ans, c'est d'abord par l'arrêt des défrichements aux limites ultimes des fiefs dans le dernier tiers du XIIIè siècle que se marquèrent les premiers signes de la décadence du mode de production féodal. Dans ces deux cas, les crises économiques comme produits des blocages infrastructurels ne se développèrent que bien après leur entrée en décadence. Le passage de l'ascendance à la décadence d'un mode de production sur le plan économique peut se comparer à une inversion de marée : à son point le plus haut, la mer paraît au faîte de sa puissance et le retournement semble imperceptible. Même si les contradictions dans les soubassements économiques commencent à miner en profondeur les tréfonds de la société, ce sont d'abord les manifestations dans le domaine superstructurel qui apparaissent en premier.

Il en va de même pour le capitalisme, avant de se manifester sur le plan économique et quantitatif, la décadence apparaîtra d’abord comme un phénomène qualitatif se traduisant d’abord sur les plans sociaux, politiques et idéologiques par l’exacerbation des conflits au sein de la classe dominante aboutissant au premier conflit mondial, par la prise en main de l’économie par l’Etat pour les besoins de la guerre, par la trahison de la Social‑démocratie et le passage des syndicats dans le camp du capital, par l’irruption d’un prolétariat désormais capable de mettre à bas la domination de la bourgeoisie et par la mise en place des premières mesures de contrôle social de la classe ouvrière.

Il est donc tout à fait logique et en pleine cohérence avec le matérialisme historique que l’entrée en décadence du capitalisme ne se manifeste pas, d’abord, par une crise économique. Les événements qui adviennent à ce moment n'expriment pas encore pleinement toutes les caractéristiques de sa phase de décadence mais une exacerbation des dynamiques propres à son ascendance dans un contexte qui est en train de profondément se modifier. Ce n’est qu’ultérieurement, lorsque les blocages infrastructurels auront fait leur oeuvre, que les crises économiques vont pleinement se déployer. La cause de la décadence et de la première guerre mondiale ne sont donc pas à rechercher dans une introuvable baisse du taux de profit ou une crise économique en 1913 (cf. infra) mais dans un faisceau de causes économiques, politiques, inter‑impérialistes et hégémoniques comme nous l’expliquions dans notre Revue Internationale67[13]. Cette prospérité du capitalisme au cours de la dite Belle Epoque était d’ailleurs pleinement reconnue par le mouvement révolutionnaire puisque l'Internationale Communiste (1919-28) constatait à son troisième congrès, dans son "Rapport sur la situation mondiale" écrit par Trotsky, que : "Les deux dizaines d’années qui avaient précédé la guerre furent une époque d’ascension capitaliste particulièrement puissante".

Une invalidation empirique de la thèse de Mattick et du BIPR

Ce constat théorique et empirique tiré de l’évolution des modes de production passés se confirme pleinement concernant le capitalisme. Que ce soit l'examen du taux de croissance, d'autres paramètres économiques ou du taux de profit, rien ne vient attester la théorie de Mattick et du BIPR selon laquelle l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence et l'éclatement de la première guerre mondiale seraient le produit d'une crise économique consécutive à une baisse du taux de profit nécessitant de recourir à une dévalorisation massive de capital par les destructions de guerre.

En effet, le taux de croissance du PNB par habitant en volume (donc inflation déduite) n'a fait que croître durant toute la phase ascendante du capitalisme pour culminer à la veille de 1914. Toutes les données que nous publions ci-dessous montrent que cette dernière période, à la veille de la première guerre mondiale, fut la plus prospère de toute l'histoire du capitalisme jusqu'alors. Ce constat est identique quels que soient les indicateurs pris en compte :

 


 

Croissance du Produit Mondial Brut
par habitant

1800-1830

0,1

1830-1870

0,4

1870-1880

0,5

1880-1890

0,8

1890-1900

1,2

1900-1913

1,5

Source : Bairoch Paul, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, 1994, éditions la découverte, p.21.


 

Production industrielle mondiale

Commerce mondial

1786-1820

2,48

0,88

1820-1840

2,92

2,81

1840-1870

3,28

5,07

1870-1894

3,27

3,10

1894-1913

4,65

3,74

Source : W.W. Rostow, The world economy, history and prospect, 1978, University of Texas Press.


Il en va de même si l’on examine l'évolution du taux de profit qui est la variable prise en compte par tous ceux qui font de ce dernier la clé de compréhension de toutes les contradictions économiques du capitalisme. Les graphiques pour les Etats-Unis et la France que nous avons reproduits ci-dessous nous montrent également que rien ne vient attester la théorie défendue par Mattick et le BPR. En effet, en France, ni le niveau, ni l'évolution du taux de profit ne peuvent guère expliquer l'éclatement de la Première Guerre mondiale puisque ce taux était croissant depuis 1896 et même très fortement croissant à partir de 1910 ! Quand aux Etats-Unis, ce n'est pas non plus l'évolution de leur taux de profit qui peut expliquer l'entrée de ce pays dans la guerre de 1914-18 puisque, oscillant autour de 15 % depuis 1890, il était reparti dans un cycle à la hausse à partir de 1914 jusqu'à atteindre 16 % au moment de l'engagement de ce pays dans le conflit en mars-avril 1917 ! Ni le niveau, ni l'évolution du taux de profit à la veille de la première guerre mondiale ne sont donc à même d'expliquer l'éclatement du conflit et l'entrée du système capitaliste dans sa phase de décadence.

Néanmoins, il est indubitable que les premiers signes perceptibles marquant le tournant entre la phase ascendante et décadente du capitalisme commencèrent à se manifester et cela non pas au niveau de l'évolution du taux de profit, comme le pensent de façon erronée Mattick et le BIPR, mais au niveau d'une l'insuffisance de la demande finale avec l'apparition des prémisses de la saturation relative des marchés solvables eu égard au besoin de l'accumulation à l'échelle mondiale comme l’avait prévu Marx, Engels et Rosa Luxemburg (cf. première partie). C'est aussi ce que consignait ce même rapport de la Troisième Internationale dans la suite de la citation : "Enserrant le marché mondial par leurs trusts, leurs cartels et leurs consortiums, les maîtres des destinées du monde se rendaient compte que le développement de la production devait se heurter aux limites de la capacité d’achat du marché capitaliste mondial". Ainsi, aux Etats-Unis, après une vigoureuse croissance pendant 20 années (1890-1910) au cours desquelles l’indice de l’activité industrielle est multiplié par 2,5, ce dernier se met à stagner entre 1910 et 1914 et ne redémarre qu'en 1915 grâce aux exportations de matériel de guerre à destination de l’Europe en guerre. Non seulement l'économie américaine perd en dynamisme à la veille de 1914 mais l’Europe également connaît certaines difficultés conjoncturelles face à une demande mondiale contrainte et tente de plus en plus vainement de se tourner vers les débouchés extérieurs : "Mais, sous l’influence de la crise qui se développait en Europe, l’année suivante [1912] connut à nouveau un renversement de conjoncture [aux Etats-Unis] (...) L'Allemagne traversait alors une période d'expansion accélérée. La production industrielle dépassa, en 1913, de 32 % le niveau de 1908 (...) Le marché intérieur étant incapable d’absorber une telle production, l’industrie se tourna vers les débouchés extérieurs, les exportations s'élevaient de 60 % contre 41 % pour les importations (...) le renversement s’amorça au début de 1913 (...) Le chômage se développa en 1914. La dépression fut légère et de courte durée ; une reprise se manifesta temporairement au printemps 1914. La crise, ainsi commencée en Allemagne, se propagea au Royaume-Uni. (...) La répercussion de la crise allemande se fit sentir en France en août 1913 (...) Aux Etats-Unis ce ne fut qu'au début de 1915 que la production se développa sous l'influence de la demande de guerre..." (toutes les données, ainsi que la citation de ce paragraphe, proviennent de l'ouvrage sur "Les crises économiques", PUF n°1295, 1993, p.42 à 48).

Ces difficultés conjoncturelles qui se développèrent à la veille de 1914 constituaient autant de signes précurseurs de ce que sera la difficulté économique permanente du capitalisme en décadence : une insuffisance structurelle de marchés solvables. Cependant, force est de constater que la première guerre mondiale éclate dans un climat général de prospérité et non de crise c’est-à-dire dans le prolongement de la Belle Epoque : "Les dernières années de l'avant-guerre, comme toute la période 1900-1910, furent particulièrement bonnes dans les trois grandes puissances qui participèrent à la guerre (France, Allemagne et Royaume-Uni). Du point de vue de la croissance économique, les années 1909 à 1913 représentaient sans doute les quatre meilleures années de leur histoire. Hormis la France où l'année 1913 fut marquée par un ralentissement de la croissance, cette année fut une des meilleures du siècle, avec un taux annuel de 4,5% en Allemagne, 3,4% en Angleterre et seulement 0,6% en France. Les mauvais résultats français s'expliquent en totalité par la baisse de 3,1% en volume de la production agricole"[14]. La guerre éclate donc avant le début d'une véritable crise économique, un peu comme si cette dernière avait été anticipée ‑ ce que note d'ailleurs aussi ce même rapport de l'IC dans la suite de la citation : "...les maîtres des destinées du monde essayèrent de sortir de cette situation par les moyens de la violence ; la crise sanglante de la guerre mondiale devait remplacer une longue période menaçante de dépression économique..." ‑. C'est pourquoi, tous les révolutionnaires de l'époque, de Lénine à Rosa Luxemburg en passant par Trotsky et Pannekoek, s'ils ont signalé le facteur économique parmi les causes de l'éclatement de la première guerre mondiale, ne l’évoquent pas sous la forme d’une crise économique ou d’une baisse du taux de profit mais comme l'exacerbation de tendances impérialistes antérieures : la poursuite de la curée impérialiste pour s'accaparer des derniers restes de territoires non capitalistes du globe[15] ou le repartage et non plus la conquête de nouveaux marchés[16].

A côté de ces constats "économiques", tous ces illustres révolutionnaires développèrent longuement une série d'autres facteurs d'ordre hégémoniques, politiques, sociaux et inter-impérialistes. Ainsi, par exemple, Lénine insistera sur la dimension hégémonique de l'impérialisme et ses conséquences dans la phase de décadence du capitalisme : "(...) premièrement, le partage du monde étant achevé, un nouveau partage oblige à tendre la main vers n'importe quels territoires ; deuxièmement, ce qui est l'essentiel même de l'impérialisme, c'est la rivalité de plusieurs grandes puissances tendant à l'hégémonie, c'est-à-dire la conquête de territoires , non pas tant pour elles-mêmes que pour affaiblir l'adversaire et saper son hégémonie (la Belgique est surtout nécessaire à l'Allemagne comme point d'appui contre l'Angleterre ; l'Angleterre a surtout besoin de Bagdad comme point d'appui contre l'Allemagne, etc.)" (Oeuvres, tome 22 : 290). Cette caractéristique nouvelle de l'impérialisme soulignée par Lénine est fondamentale à comprendre car elle signifie que "la conquête de territoires" au cours des conflits inter-impérialistes dans la période de décadence aura de moins en moins de rationalité économique mais prendra une dimension stratégique prépondérante : "(la Belgique est surtout nécessaire à l'Allemagne comme point d'appui contre l'Angleterre ; l'Angleterre a surtout besoin de Bagdad comme point d'appui contre l'Allemagne, etc.)"[17].

Si l'on peut effectivement percevoir les premiers indices de difficultés économiques à la veille de 1914, d'une part, ceux-ci restèrent encore forts ténus (analogues en gravité aux crises conjoncturelles antérieures et sans commune mesure avec la longue crise qui va commencer en 1929 ou avec la profondeur des crises actuelles) et, d'autre part, ils se manifestèrent non pas au niveau d'une baisse du taux de profit mais au niveau d'une saturation des marchés qui constituera la caractéristique marquante de la décadence du capitalisme sur le plan économique comme Rosa Luxemburg l’avait magistralement prévu : "Plus les pays qui développent leur propre industrie capitaliste sont nombreux, et plus le besoin d'extension et les capacités d'extension de la production augmentent d'un côté, et moins les capacités de réalisation de la production augmentent en rapport avec les premières. Si l'on compare les bonds par lesquels l'industrie anglaise a progressé dans les années 1860 et 1870, alors que l'Angleterre dominait encore le marché mondial, avec sa croissance dans les deux dernières décennies, depuis que l'Allemagne et les Etats-Unis d'Amérique ont fait considérablement reculer l'Angleterre sur le marché mondial, il en ressort que la croissance a été beaucoup plus lente qu'avant. Le sort de l'industrie anglaise attend aussi l'industrie allemande, l'industrie nord-américaine et finalement l'industrie du monde. A chaque pas de son propre développement, la production capitaliste s'approche irrésistiblement de l'époque où elle ne pourra se développer que de plus en plus lentement et difficilement"[18].

En conclusion de notre petit examen empirique, la première guerre mondiale n'éclate indubitablement ni à la suite d’une chute du taux de profit, ni à la suite d’une crise économique comme le pensent à tort Mattick et le BIPR. Reste maintenant à examiner le complément de la thèse du BIPR, à savoir vérifier empiriquement si les destructions de guerre ont été à la base d’une "prospérité" retrouvée en temps de paix en prenant appui sur un rétablissement du taux de profit suite aux destructions de guerre.

L'entre-deux guerres vient démentir la thèse du BIPR

Fort bien ‑ nous répondra sans doute le BIPR ‑ mais si l’éclatement de la première guerre mondiale ne peut s’expliquer ni par une baisse du taux de profit ni par une crise économique forçant le capitalisme à massivement dévaloriser son capital, toujours est-il qu'une dévalorisation a bien eu lieu au cours de la guerre suite aux destructions massives et qu’elle est à la base de la reprise de la croissance économique et du taux de profit au lendemain du conflit : "Ce fut sur la base de cette dévaluation de capital et de dévalorisation de la force de travail que le taux de profit se rétablit et c'est en s'appuyant sur cela que le rétablissement fut basé jusqu'en 1929" (Revolutionary Perspectives n°37)’.

Qu’en fut-il en réalité ? Y a-t-il bien eu "dévaluation du capital" et "dévalorisation de la force de travail" durant la guerre permettant un "rétablissement jusqu’en 1929", rétablissement qui aurait été permis par la remontée du taux de profit suite aux destructions de guerre ? La réfutation de cette idée de rationalité économique à la première guerre mondiale est empiriquement très simple à effectuer puisque les "35 % de biens accumulés par l’humanité et détruits au cours de la première guerre mondiale" (Revolutionary Perspectives n°37), loin de "poser les bases pour des périodes d'accumulation renouvelée du capital" (Revolutionary Perspectives n°37), ont au contraire engendré une stagnation du commerce mondial durant toute l’entre-deux guerres ainsi que les pires performances économiques de toute l'histoire du capitalisme[19].

Si l’on examine un peu plus en détail la croissance du PIB par habitant durant cette période trouble de l’entre-deux guerre en prenant le début de la période de décadence du capitalisme comme point de référence (1913), la fin de la première guerre mondiale (1919), l’année de l’éclatement de la grande crise des années 1930 (1929) ainsi que la situation à la veille de la seconde guerre mondiale (1939), nous pouvons constater les évolutions suivantes :

La très faible croissance sur l’ensemble de la période (de l’ordre de +/- 1% l’an seulement en moyenne) montre que les destructions de guerre n’ont pas constitué ce stimulant à l’activité économique tel que nous l’affirment Mattick et le BIPR. Ce tableau montre aussi que les situations furent très contrastées et que ce ne sont pas systématiquement les pays les plus impliqués dans la guerre qui s’en sortent le mieux durant la très courte période de reconstruction et de reprise entre 1919 et 1929. La guerre ne fut certainement pas une bonne affaire, ni pour l’Angleterre, puisqu’elle ne dépasse son niveau de 1913 que de 4 points seulement, ni pour l’Allemagne avec 13 points à peine ! Pour ce dernier pays, la forte croissance durant les années 1929-39 relève essentiellement des dépenses de réarmement généralisées au cours des années 1930 puisque l'indice de sa production industrielle qui était de 100 en 1913, n'en est encore qu’au niveau 102 en 1929 alors que la part des dépenses militaires dans le PNB, qui n'étaient toujours que de 0,9% pendant la période 1929-32, commencent à s'élever brutalement en 1933 à 3,3 %, et continuent leur progression sans discontinuer jusqu'à atteindre 28 % en 1938[20] !

En conclusion, rien, ni théoriquement, ni historiquement et encore moins empiriquement ne vient conforter cette idée de Mattick reprise par le BIPR selon laquelle la guerre aurait des vertus régénératrices pour l'économie : "la guerre a pour effet de ranimer et d’amplifier l’activité économique" (Revolutionary Perspectives n°37). S'il y a bien une vérité dans ce que dit le BIPR, c'est cette vérité proclamée par tous les révolutionnaires depuis 1914 selon laquelle la guerre fut une catastrophe incomparable dans toute l’histoire de l’humanité. Une catastrophe non seulement sur le plan économique (un peu plus d’un tiers de la richesse du monde fut dilapidée), mais également sur les plans sociaux (exploitation féroce d’une force de travail réduite à la plus extrême des misères), politiques (avec la trahison des grandes organisations dont le prolétariat s’était péniblement doté pendant un demi siècle de combats : les partis socialistes et les syndicats) et humaine (10 millions de soldats morts ‑ auxquels il faudrait encore ajouter les civils décédés ‑, 20 millions de soldats blessés et 20 millions de morts suite à l’épidémie de grippe espagnole consécutive aux désastres de la guerre). Dès lors, si rien sur le plan économique ne vient apporter une quelconque rationalité économique à la guerre, le BIPR devrait réfléchir à deux fois avant de se moquer de notre position selon laquelle les guerres en phase de décadence du capitalisme sont devenues irrationnelles : "Au lieu de voir la guerre comme ayant une fonction économique pour la survie du système capitaliste, il a été défendu par certains groupes de la Gauche Communiste, notamment le Courant Communiste International (CCI), que les guerres n'avaient pas de fonction pour le capitalisme. Au lieu de cela, les guerres furent caractérisées comme 'irrationnelles', sans aucune fonction ni à court ni à moyen terme dans l'accumulation du capital" (Revolutionary Perspectives n°37).

Au lieu de se précipiter pour nous caractériser d'idéalistes, le BIPR ferait mieux de retirer ses lunettes matérialistes vulgaires et en revenir à une analyse un peu plus historique et dialectique, car l’examen minutieux de ce que le BIPR appelle "le procès économique", "la vie matérielle", "l’infrastructure capitaliste", "la sphère de production", nous enseigne qu’il n’y eu ni crise, ni baisse du taux de profit avant la Première Guerre mondiale, ni reprise miraculeuse en temps de paix sur la base des destructions de guerre. Nous invitons donc le BIPR à sérieusement vérifier ce qu’il professe comme vérité avant d’accuser les autres d’idéalisme alors que cette organisation ne parvient même pas à produire une "analyse matérialiste" permettant de restituer la réalité de façon un temps soit peu cohérente.

La baisse tendancielle du taux de profit ne peut rendre compte des crises, des guerres, ni des reconstructions

Si la théorie de Mattick et du BIPR ne se vérifie pas du tout concernant la première guerre mondiale, ne serait-elle pas valable pour d’autres périodes ? L’invalidation de cette théorie est-elle généralisable ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner ici. Pour aborder cette question, nous nous appuierons sur deux seules courbes reconstituant l'évolution du taux de profit à très long terme et qui concernent respectivement les Etats-Unis et la France. Nous aurions bien évidemment aimé présenter celle relative à l'Allemagne, mais, malgré nos recherches, nous n’avons pu disposer que de son évolution pour la période d’après 1945 ainsi que pour quelques dates antérieures. Malheureusement, le manque d’homogénéité dans le mode de calcul à ces différentes dates rend toute analyse de son évolution délicate. D’après les données dont nous disposons cependant, à quelques variations près, nous pouvons considérer la courbe de la France comme caractéristique de l'évolution sur le vieux continent[21].

Ainsi, il est légitime de considérer que l'évolution du taux de profit au 20e siècle, observée à la fois en France et aux Etats-Unis est suffisamment représentative de la tendance du monde industrialisé pour valider le constat que nous faisons de la totale inadéquation de la théorie économique de Mattick et du BIPR à la réalité. Ainsi, non seulement les Etats-Unis étaient devenus la première économie dans le monde dès 1880 mais ces deux pays représentaient à eux seuls, 50% de la richesse mondiale produite vers 1926-29 (W.W. Rostow, op. cité, tome II-2 : 52) ! S'il s'avérait que, malgré l'indisponibilité de statistiques officielles permettant de le vérifier, des tendances économiques spécifiques à certains pays et à certaines périodes prennent le contre-pied de la tendance largement dominante sur laquelle nous nous sommes basés, il ne pourrait s'agir là, tout au plus, que de cas particuliers et limités ne pouvant qu'en apparence vérifier la théorie du BIPR qui est en réalité globalement invalidée par ailleurs.

Le niveau et/ou l'évolution du taux de profit est-il à même d'expliquer les guerres ?

Comme nous l’avons déjà montré ci-dessus, le graphique de l’évolution du taux de profit en France signale très clairement que l'on ne peut expliquer l'éclatement de la première guerre mondiale puisque ce taux était croissant depuis 1896 et même très fortement croissant à partir de 1910 ! De plus, nous constatons qu'il en va tout autant pour la seconde guerre mondiale puisque, à la veille de son éclatement, le niveau du taux de profit de l'économie française était très élevé (le double de la période de grande prospérité économique allant de 1896 à la première guerre mondiale !) et, qu’après une baisse pendant les années 1920, il est resté stable tout au long des années 1930.

De surcroît, si la guerre devait s'expliquer par le niveau et/ou la tendance à la baisse du taux de profit, alors on ne comprend pas pourquoi la troisième guerre mondiale n'aurait pas éclaté durant la seconde moitié des années 1970 puisque sa tendance était clairement à la baisse à partir de 1965 et que son niveau passe nettement en-dessous de celui de 1914 et de 1940, tant pour les Etats-Unis que pour la France, seuils qui étaient pourtant censés avoir déclenché la première et la seconde guerre mondiale selon le BIPR !

Quant aux Etats-Unis, ce n'est pas non plus l'évolution de leur taux de profit qui peut expliquer l'entrée de ce pays dans la première guerre mondiale puisque sa tendance repart à la hausse quelques années avant son entrée dans le conflit. Il en va de même pour la seconde guerre mondiale puisque le taux de profit américain remonte très vigoureusement pendant la dizaine d'années qui précède l'engagement de ce pays dans le conflit, qu'il retrouve en 1940 son niveau d'avant la crise et qu’il atteint un niveau encore plus élevé au moment de son entrée en guerre (début 1942).

En conclusion, contrairement à la théorie de Mattick et du BIPR, que ce soit sur l'ancien ou sur le nouveau continent, ni le niveau, ni l’évolution du taux de profit ne peuvent expliquer l'éclatement des deux guerres mondiales ! Non seulement nous constatons que les taux de profit n'étaient pas orientés à la baisse à la veille des conflits mondiaux mais ils étaient la plupart du temps à la hausse depuis plusieurs années ! Pour le moins, ceci devrait remettre en question la théorie de la rationalité économique de la guerre professée par le BIPR car quelle rationalité y aurait-il pour le capitalisme d'entrer en guerre et de procéder à une destruction massive de son capital fixe alors que son taux de profit vole vers des sommets !? Comprenne qui pourra !

Le niveau et/ou l'évolution du taux de profit est-il à même d'expliquer la prospérité d'après-guerre ?

La dynamique de remontée du taux de profit aux Etats-Unis est bien antérieure à la seconde guerre mondiale à tel point qu'en 1940, c'est-à-dire avant l'éclatement de la guerre et avant l'engagement américain dans le conflit, les Etats-Unis retrouvent leur niveau moyen d'avant la grande crise de 1929, niveau moyen qui sera aussi celui des "trente glorieuses". Au moment de l'entrée en guerre ce niveau est encore plus élevé. Dès lors, ni le rétablissement du taux de profit, ni la prospérité économique d'après-guerre ne peuvent s'expliquer par les destructions de guerre. Il en va de même pour la grande guerre puisque la dynamique de reprise du taux de profit aux Etats-Unis est antérieure à l'engagement américain dans la première guerre mondiale et il n'y a pas d'amélioration sensible de ce taux après la guerre. A nouveau, ni le niveau, ni la tendance du taux de profit après la Première Guerre mondiale ne peuvent s'expliquer par l'engagement américain dans la guerre.

Quant à la France, son taux de profit ne s'améliore pas sensiblement après la grande guerre puisque, après une micro hausse de 1% entre 1920-23, ce taux chute de 2% au cours des années 20 pour se stabiliser ensuite pendant les années 30. Seul le niveau nettement supérieur – pendant 4 ans seulement - du taux de profit après la seconde guerre mondiale par rapport à la situation d'avant-guerre pourrait donner du crédit dans ce cas ‑ mais seulement dans ce cas – à l'hypothèse du BIPR. Nous verrons cependant dans les suites de cet article que la prospérité d'après guerre ne doit rien aux destructions et autres conséquences économiques de la guerre.

En conclusion, force est de constater que le retour à la rentabilité des capitaux est bien antérieure aux conflits militaires et aux destructions de guerre ! La guerre et ses destructions n’ont donc pas grand chose à voire dans la remontée du taux de profit ! Les supposées destructions de guerre régénérant un taux de profit qui, à son tour, permettrait une prospérité au lendemain des guerres sont tout aussi fantomatiques que le reste de la théorie du BIPR !

Le niveau et/ou l'évolution du taux de profit est-il à même d'expliquer les crises ?

Est-ce que le niveau et/ou l'évolution du taux de profit peuvent rendre compte du krach de 1929 et de la crise des années 1930 ? Contrairement à ce que professe le BIPR, ce ne peut être le niveau atteint par le taux de profit aux Etats-Unis qui pourrait expliquer en quoi que ce soit l'éclatement de cette crise puisqu'il atteint, en 1929, une valeur nettement supérieure aux deux décennies précédentes de croissance économique. Quant à l'orientation du taux de profit, il est, certes, à la baisse juste avant la crise de 1929 ‑ tant aux Etats-Unis qu'en France ‑ mais cette baisse est très limitée en intensité et dans le temps. Ainsi, en France, la chute du taux de profit entre 1973-80 est bien plus drastique que lors de la crise de 1929 sans pour cela engendrer de conséquences de même ampleur (une brutale déflation générant un recul très prononcé de la production). Quoique se déroulant sur une plus longue période, un même constat peut être tiré pour les Etats-Unis car la chute du taux de profit entre la fin des années 1960 et le début des années 1980 est à peine plus faible que pendant la crise de 1929 sans engendrer non plus les mêmes conséquences spectaculaires. Dans les deux cas, la différence d'avec la crise actuelle tient aux mesures de capitalisme d'Etat destinées à soutenir artificiellement la de­mande solvable, démontrant par là que cette dernière est également une variable déterminante au niveau de l'explication des crises.

Force est cependant de constater que le taux de profit chute effectivement de façon drastique entre 1929 et 1932 aux Etats-Unis (très faiblement en France cependant). Cette dernière remarque vaut également pour la crise qui émerge de nouveau à la fin des années 1960 : l'orientation du taux de profit est nettement à la baisse entre 1960-80 aux Etats-Unis et entre 1965-80 en France. Ceci signale bel et bien l'existence d'une crise de la profitabilité du capital. Ce que l’on peut affirmer ici dans le cadre de notre discussion, c'est que le taux de profit, s'il a pu constituer un facteur aggravant dans le mécanisme de ces deux crises économiques (celles de 1929 et de la fin des années 1960) n'est cependant pas le seul facteur à entrer en ligne de compte. La saturation des marchés et les mesures de capitalisme d'Etat y ont joué un rôle déterminant. Par ailleurs, il n’épuise absolument pas la question de la crise et de son évolution car l’on constate que le taux de profit remonte vigoureusement dès 1932 aux Etats-Unis alors que l’état de crise perdure et qu’il remonte aussi vigoureusement dès le début des années 1980 dans les pays de l’OCDE alors que l’état de crise continue à s’aggraver ! Dès lors, si le taux de profit a pu constituer un facteur aggravant de ces deux crises, il est bien incapable d’en expliquer le déroulement et la permanence dans le temps bien au-delà de son rétablissement !

L'incapacité totale du BIPR à comprendre l'évolution de la crise actuelle

Le déroulement de la crise actuelle montre à l’évidence en quoi la théorie de la crise exclusivement basée sur l’évolution du taux de profit est totalement insatisfaisante. Le BIPR affirme que le cycle d'accumulation se bloque ou stagne lorsque le taux de profit atteint un seuil trop faible et que ce dernier ne peut véritablement redémarrer que suite aux destructions de guerres permettant de dévaloriser et renouveler le capital fixe : "La loi de la baisse tendancielle du taux de profit signifie qu'à un certain seuil le cycle d'accumulation s'arrête ou stagne. Lorsque ceci advient, seule une dévaluation massive de capitaux existants peut faire redémarrer l'accumulation. Au XXè siècle, les deux guerres mondiales en furent le résultat. Aujourd'hui nous avons eu plus d'une trentaine d'années de stagnation et le système n'a pu que boitiller au travers d'une accumulation massive de dettes tant privées que publiques"[22]. Mais alors :

  • a) Comment le BIPR peut-il valablement expliquer que la crise perdure et s'aggrave alors que le taux de profit est vigoureusement orienté à la hausse depuis le début des années 1980 et qu’il a même retrouvé son niveau des Trente glorieuses depuis un bon bout de temps (cf. graphiques ci-dessus) ?
  • b) Comment le BIPR peut-il valablement expliquer qu'avec un niveau de profit analogue aux années 1960, ni la productivité, ni la croissance, ni l'accumulation n'ont redémarré[23] comme sa théorie le prévoit ?
  • c) Comment le BIPR peut-il valablement expliquer que le taux de profit ait pu retrouver toutes ses couleurs alors que, nous dit-il, "ceci ne peut advenir que s’il y a une dévaluation massive de capitaux existant" ? En effet, comme la troisième guerre mondiale n’a pas eu lieu, où le BIPR peut-il bien aller chercher cette "dévaluation massive de capitaux" pouvant expliquer la remontée du taux de profit ?

Le BIPR a tenté de répondre à la troisième question ci-dessus : comment expliquer la spectaculaire remontée actuelle du taux de profit sans une dévaluation massive suite aux destructions de guerre ? A cette fin, il avance deux arguments. Le premier consiste à reprendre les arguments que nous lui rétorquions dans notre article polémique du n°121 de cette Revue, à savoir que le taux de profit n'augmente pas seulement à la suite d'une dévalorisation massive de capital fixe mais qu'il peut aussi s'accroître suite à une augmentation du taux de plus-value (ou taux d'exploitation)[24]. Or, ceci est très nettement le cas depuis l'austérité drastique qui s'est abattue sur la classe ouvrière (blocage et baisse des salaires, accroissement des rythmes et du temps de travail, etc.) et permet d'expliquer cette remontée du taux de profit. Le second argument du BIPR consiste à substituer les destructions et dévaluations d'une guerre qui n'a pas eu lieu par les balivernes de la propagande bourgeoise concernant une soi-disant nouvelle révolution technologique. Cette dernière aurait eu le même effet ; celui de diminuer le prix du capital fixe suite aux gains de productivité induits par cette nouvelle révolution technologique. Ceci est doublement faux puisque les gains de productivité stagnent à un très faible niveau dans l'ensemble des pays développés, démontrant par-là que cette soi-disant "nouvelle révolution technologique" dont le BIPR nous rebat constamment les oreilles n'est autre que de la pure propagande issue des médias bourgeois[25].

A l'aide de ces deux arguments (hausse du taux de plus-value suite à l'austérité et diminution de la valeur du capital fixe suite à la nouvelle révolution technologique), le BIPR pense triomphalement être parvenu à expliquer la remontée du taux de profit ! Fort bien, mais le problème reste entier pour lui et il se tire même une balle dans le pied en aggravant ses propres contradictions car :

  • a) Comme le BIPR reconnaît maintenant la remontée du taux de profit[26], comment peut-il alors expliquer qu'un nouveau cycle d'accumulation ne s'est pas enclenché puisque toutes les conditions sont présentes : "Dès lors, dans l'expression du taux de profit, le numérateur (la plus value) augmente et le dénominateur (la composition organique) diminue, et donc le taux de profit augmente. C'est sur la base de cet accroissement du taux de profit qu'un nouveau cycle d'accumulation peut démarrer" (Revolutionary Perspectives n°37). La perduration de la crise devient un mystère incompréhensible.
  • b) Suivant en cela les théories de Paul Mattick, nous avons vu que, selon le BIPR, lorsque le taux de profit remonte sur la base d'une diminution de la composition organique du capital et d'une hausse du taux de plus-value, la crise se résorbe[27]. Comment alors le BIPR peut-il valablement nous expliquer que la crise continue à s'aggraver alors que le taux de profit n'a fait qu'augmenter depuis le début des années 1980 ?
  • c) Toute l'argumentation du BIPR était de nous dire qu'en décadence, "au tournant entre le XIXè et le XXè siècle fut atteint un point à partir duquel les crises et la concurrence ne parvinrent plus à détruire du capital dans des proportions suffisantes pour transformer la structure du capital total dans le sens d'une rentabilité accrue. Le cycle économique avait fait son temps et se métamorphosa en un 'cycle' de guerres mondiales". Force est bien de constater que, malgré les nouvelles explications que nous offre le BIPR, le capitalisme a visiblement été capable de relancer son taux de profit sans avoir eu recourt à des dévalorisations massives de capital fixe pendant une guerre. Ce fut aussi le cas aux Etats-Unis dès 1932, c'est-à-dire dix années avant l'entrée de ce pays en guerre (cf. graphique ci-dessus) !
  • d) Si le capitalisme est en pleine nouvelle révolution technologique permettant de fortement diminuer le coût du capital fixe sans passer par des destructions de guerre et qu'il parvient en même temps à notablement augmenter son taux de plus-value, qu'est-ce qui le différencie de sa phase ascendante ? Comment le BIPR peut-il continuer à argumenter le caractère sénile du capitalisme puisque ce dernier a pu faire remonter son taux de profit sans devoir recourir à des destructions massives de guerre, seule possibilité de relancer son cycle d'accumulation dans la période de décadence selon le BIPR ?
  • e) Enfin, si le capitalisme connaît une nouvelle révolution technologique et que le BIPR reconnaît que le taux de profit a sensiblement remonté, pourquoi continue-t-il cependant à nous chanter le même refrain affirmant que le capitalisme est en crise parce que le taux de profit est "très bas" : "La crise au début des années 1970 est la conséquence de la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Cela ne signifie pas que les capitalistes s'arrêtent de faire du profit mais cela signifie que leur taux de profit moyen est très bas..." ? Comprenne qui pourra ! Il est effectivement très difficile pour le BIPR de se débarrasser d'un dogme et de se remettre en question lorsqu’il en a fait son fond de commerce depuis sa constitution !

Toutes ces contradictions et questions insolubles invalident purement et simplement la thèse de Mattick et du BIPR qui professent que seul le niveau et/ou la variation du taux de profit sont à même d’expliquer la crise et son évolution ! Pour notre part, tous ces mystères ne sont évidemment compréhensibles que si l’on intègre la thèse centrale énoncée par Marx, à savoir la "restriction de la capacité de consommation de la société", c'est-à-dire la saturation des marchés solvables (cf. première partie de cet article). Pour nous, la réponse est extrêmement claire, le taux de profit n'a pu remonter que suite à la hausse du taux de plus-value consécutive aux attaques incessantes contre la classe ouvrière et non suite à un allégement de la composition organique sur la base d'une fantomatique "nouvelle révolution technologique". C'est cette insuffisance de marchés solvables qui explique qu'aujourd'hui, malgré un taux de profit rétabli, l'accumulation, la productivité et la croissance ne redémarrent pas : "La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société". Cette réponse est extrêmement simple et claire mais incompréhensible pour le BIPR.

Cette incapacité à comprendre et intégrer la globalité des analyses de Marx et à en rester au dogme de la monocausalité des crises par la baisse du taux de profit est un des obstacles majeurs à leur bonne compréhension. C'est ce que nous allons examiner au point suivant en allant à la racine des divergences entre l'analyse de Marx des crises et la pâle copie émasculée qu'en restitue le BIPR.

C. Mcl

 

[1] Marx, Le Capital, Livre III, La Pléiade, Economie II : 1206. Cette analyse élaborée par Marx n’a évidemment strictement rien à voir avec la théorie sous-consommationiste des crises qu'il dénonce par ailleurs : "...on prétend que la classe ouvrière reçoit une trop faible part de son propre produit et que l'on pourrait remédier à ce mal en lui accordant une plus grande part de ce produit, donc des salaires plus élevés. Mais il suffit de rappeler que les crises sont chaque fois préparées précisément par une période de hausse générale des salaires, où la classe ouvrière obtient effectivement une plus grande part de la fraction du produit annuel qui est destiné à la consommation. Du point de vue de ces chevaliers du 'simple' (!) bon sens..." (Le Capital, La Pléiade, Economie II : 781). Il faut effectivement être bien naïf comme dit Marx pour croire que la crise économique pourrait se résoudre par une augmentation de la part salariale puisque cette dernière ne peut se faire qu'au détriment de la part des profits et donc de l’investissement productif.

[2] Marx, Le Capital, Edition Sociales, Théories sur la Plus-Value, Livre IV, tome II : 621.

[3] Marx, Le Manifeste, La Pléiade, Economie I : 167.

[4] Marx, Le Capital, La Pléiade, Economie I : 1298-1300.

[5] Marx, Gründrisse, chapitre du Capital : 227, édition 10/18.

[6] Marx parle ici du salariat qui est au centre de ce "rapport de distribution antagonique" et dont la lutte de classe règle la répartition entre la tendance des capitalistes à s’accaparer un maximum de surtravail et la résistance à cette appropriation de la part des travailleurs. C'est cet enjeu qui explique la pente naturelle du capitalisme à restreindre au maximum la part des salaires au bénéfice de la part des profits, ou, autrement dit, d’augmenter le taux de plus-value : plus-value / salaires, également appelé le taux d'exploitation : "La tendance générale de la production capitaliste n’est pas d’élever, mais d’abaisser le niveau moyen des salaires"(Marx, Salaire, prix et profit, La Pléiade, Economie I : 533).

[7] Marx, Le Capital, Editions Sociales, 1974, Livre III°, tome 1 : 257-258

[8] Marx, Le Capital, Edition Sociales, Théories sur la Plus-value, Livre IV, tome II : 636-637.

[9] Marx exprime cette idée dans de nombreux autres passages dans toute son oeuvre dont voici encore un exemple : "Surproduction de capital ne signifie jamais que surproduction de moyens de production ... une baisse du degré d'exploitation au-dessous d'un certain point provoque, en effet, des perturbations et des arrêts dans le processus de production capitaliste, des crises, voire la destruction de capital" (La Pléiade, Economie II : 1038)

[10] Cité dans les œuvres de Marx, La Pléiade – Economie II : 1802.

[11] "Dans les conditions du XIXè siècle, une crise affectant plus ou moins toutes les unités de capital à l'échelle internationale arrivait sans difficultés excessives à résorber la suraccumulation. Mais au tournant du siècle fut atteint un point à partir duquel les crises et la concurrence ne parvinrent plus à détruire du capital dans des proportions suffisantes pour transformer la structure du capital total dans le sens d'une rentabilité accrue. Le cycle économique, en tant qu'instrument d'accumulation, avait dès lors visiblement fait son temps ; plus exactement, il se métamorphosa en un cycle de guerres mondiales. Bien qu'on puisse donner de cette situation une explication politique, elle fut tout autant une conséquence du processus de l'accumulation capitaliste. (...) La reprise de l'accumulation du capital, consécutive à une crise 'strictement' économique, s'accompagne d'une augmentation généralisée de la production. De même, la guerre a pour effet de ranimer et d'amplifier l'activité économique. Dans un cas comme dans l'autre, le capital refait surface à un moment donné, plus concentré et plus centralisé que jamais. Et cela, en dépit et à cause, tout à la fois, de la destruction de capital" (Paul Mattick, Marx et Keynes : 167-168, Edition Gallimard, 1972).

[12] "D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi-même n’avons jamais affirmé davantage. Si ensuite, quelqu’un (le BIPR, ndlr) torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure - les formes politiques de la lutte des classes et ses résultats -, les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses, et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasard. (...) Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique, serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré. (...) C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes (le BIPR, ndlr) donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. (...) Mais, malheureusement, il n’arrive que trop fréquemment que l’on (le BIPR, ndlr) croit avoir parfaitement compris une nouvelle théorie et pouvoir la manier sans difficulté, dès qu’on s’en est approprié les principes essentiels, et cela n’est pas toujours exact" (Engels, lettre du 21 septembre 1890 à J. Block).

[13] Cette analyse est clairement énoncée par notre organisation depuis les travaux de notre 9ème congrès en 1991 : "S’il est clair que la guerre impérialiste découle, en dernière instance, de l’exacerbation des rivalités économiques entre nations résultant, elles‑mêmes, de l’aggravation de la crise du mode de production capitaliste, il ne faut pas établir un lien mécanique entre ces différentes manifestations de la vie du capitalisme décadent. Cela était déjà vrai pour la première guerre mondiale qui ne se déchaîne pas comme conséquence directe de la crise. Il y a effectivement, en 1913, une certaine aggravation de la situation économique, mais qui n'est pas sensiblement plus importante que celles de 1900‑1903 ou de 1907. En fait, les causes essentielles du déclenchement de la guerre mondiale, en août 1914, résident dans :a) la fin du partage du monde entre les grandes puissances capitalistes, dont la crise de Fachoda (où les deux grandes puissances coloniales, la Grande‑Bretagne et la France se retrouvent face à face après avoir conquis l'essentiel de l'Afrique), en 1898, constitue une sorte de symbole et qui marque la fin de la période ascendante du capitalisme ;b) l'achèvement des préparatifs militaires et diplomatiques permettant la constitution des alliances qui allaient s'affronter ;

c) la démobilisation du prolétariat européen sur son terrain de classe face à la menace de guerre mondiale (contrairement à la situation de 1912, lorsque se tient le Congrès de Bâle) et son embrigadement derrière les drapeaux bourgeois permis, en premier lieu, par la trahison avérée (et vérifiée par les principaux gouvernements) de la majorité des chefs de la Social‑démocratie. Ce sont donc principalement des facteurs politiques qui déterminent, une fois que le capitalisme est entré en décadence, qu'il a fait la preuve qu'il arrivait à une impasse historique, le MOMENT du déclenchement de la guerre" (pages 25-26).

[14] Bairoch Paul, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, 1994, Editions La Découverte, p.193.

[15] "L’impérialisme actuel n’est pas comme dans le schéma de Bauer, le prélude à l’expansion capitaliste mais la dernière étape de son processus historique d’expansion : la période de la concurrence mondiale accentuée et généralisée des Etats capitalistes autour des derniers restes de territoires non capitalistes du globe. Dans cette phase finale, la catastrophe économique et politique constitue l’élément vital, le mode normal d’existence du capital..." (Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital - Anti-critiques, Maspéro, p.229) ; "...ce jeune impérialisme (L’Allemagne), plein de force ... fit son apparition sur la scène mondiale avec des appétits monstrueux, alors que le monde était déjà pour ainsi dire partagé, devait devenir très rapidement le facteur imprévisible de l’agitation générale" (Rosa Luxemburg, Junius brochure).

[16] "Grâce à ses colonies, l’Angleterre a augmenté ‘son’ réseau ferré de 100 000 kilomètres, soit quatre fois plus que l’Allemagne. Or, il est de notoriété publique que le développement des forces productives, et notamment de la production de la houille et du fer, a été pendant cette période incomparablement plus rapide en Allemagne qu’en Angleterre et, à plus forte raison, qu’en France et en Russie. En 1892, l’Allemagne produisait 4,9 millions de tonnes de fonte contre 6,8 en Angleterre ; en 1912, elle en produisait déjà 17,9 contre 9 millions, c’est-à-dire qu’elle avait une formidable supériorité sur l’Angleterre ! Faut-il se demander s’il y avait, sur le terrain du capitalisme, un moyen autre que la guerre de remédier à la disproportion entre, d’une part, le développement des forces productives et l’accumulation des capitaux et, d’autre part, le partage des colonies et des ‘zones d’influences’ pour le capital financier ? (...) 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où ... s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes" (Lénine, L’impérialisme stade suprême du capitalisme, Oeuvres complètes, tome 22, p.297 et 287).

[17] Ceci renvoie bien entendu à la polémique que nous avions menée avec le BIPR à propos des multiples guerres aux Moyen-Orient. Ce dernier soutenait la thèse de la rationalité économique de ces conflits du côté américain par la volonté de préserver leur rente pétrolière alors que nous lui opposions la thèse de Lénine en montrant que "la conquête du territoire irakien n'a pas tant été menée pour elle-même mais pour affaiblir l'Europe et saper son hégémonie". Le fait actuellement patent que ce conflit est un gouffre sans fond pour les Etats-Unis, qu'ils ne verront jamais la couleur du moindre revenu pétrolier puisqu'ils sont totalement incapable de contrôler le territoire et qu'ils aimeraient pouvoir se désengager, montrent toute la justesse du cadre d'analyse de Lénine !

[18] Introduction à l'économie politique, édition 10/18, p.298-299.

[19] Pour le commerce mondial : 0,12 % entre 1913-1938 soit 25 fois moins qu'entre 1870-1893 (3,10 %) et 30 fois moins qu'entre 1893-1913 (3,74 %) (W.W. Rostow, 1978, The World Economy History and Prospect, University of Texas Press).

La croissance mondiale du PNB par habitant sera seulement de 0,91 % pendant la période 1913-50 contre 1,30 % entre 1870 et 1913 ‑ soit 43 % de plus ‑, 2,93 % entre 1950 et 1973 ‑ soit trois fois plus ‑ et 1,33 % entre 1973 et 1998 ‑ soit 43 % de plus encore pendant cette longue période de crise ‑ (Maddison Angus, L'économie mondiale, 2001, OCDE).

[20] C'est en partie aussi le cas pour le Japon où ce pourcentage n'était que de 1,6 % en 1933 pour s'élever à 9,8 % en 1938. Ce ne fut par contre pas le cas pour les Etats-Unis où le pourcentage n'était encore qu'à 1,3 % en 1938 (toutes ces données sont tirées de Paul Bairoch, Victoires et déboires III, Folio, p.88-89).

[21] Il serait très mal venu de la part du BIPR de nous rétorquer que sa théorie ne s’applique qu’à l'Allemagne, à savoir le pays ayant déclaré la guerre, car, d’une part, ce serait à lui de nous en apporter la preuve empirique et, d’autre part, cela entrerait en contradiction totale avec toute son argumentation qui traite des racines mondiales de l’éclatement de la guerre de 1914-18 et de l'entrée en décadence du capitalisme (il parle d'ailleurs indifféremment de l’Europe ou des Etats-Unis dans son article). Jamais son argumentation ‑ et c’est bien logique ‑ ne se situe au seul niveau national. De plus, à supposer même que le taux de profit en Allemagne évoluait à la baisse à la veille de la première guerre mondiale et à la hausse ensuite, le problème resterait entier car comment démontrer l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence au niveau mondial alors que la baisse du taux de profit ne se vérifierait que dans un seul pays ?

[23] cf. le graphique publié ci-dessus pour la France ainsi que celui paru dans notre Revue n°121 concernant l'ensemble des pays du G8. Tout deux nous montrent une évolution similaire, à savoir un découplage très net entre un taux de profit à la hausse et une baisse de toutes les autres variables économiques.

[24] "La crise en elle-même, cependant, a comme résultat de rétablir les bonnes proportions entre les éléments du capital et de permettre à l'accumulation de redémarrer. Elle réalise cela essentiellement par deux moyens, la dévaluation du capital fixe et l'accroissement du taux de plus value". (Revolutionary Perspectives n°37)

[25] Nous pouvons constater ce maintien de la productivité à un faible niveau sur le graphique pour la France que nous avons publié ci-dessus ainsi que sur le graphique pour les pays du G8 (les huit pays les plus importants économiquement dans le monde) publié dans le n°121 de cette Revue. En réalité, seuls les Etats-Unis ont connu une faible remontée de leurs gains de productivité mais l'explication de cette remontée conjoncturelle dépasserait le cadre de cet article.

[26] Cette reconnaissance n'est en réalité que très partielle, en tendance, faite du bout des lèvres ... alors qu'il est manifeste que le taux de profit est en augmentation vigoureuse et continue depuis le début des années 1980 et qu'il atteint désormais une hausse analogue à celle des années 1960.

[27] "Selon la théorie marxienne, une augmentation adéquate de la masse de la plus-value suffit à transformer la stagnation en expansion" (Paul Mattick, Marx et Keynes, Gallimard, 1972 : 116), ou encore : "Mais, dans le monde en général comme dans chaque pays pris séparément, la cause de la surproduction n'est autre que le degré insuffisant de l'exploitation. Voilà pourquoi une exploitation accrue permet de la résorber - à condition, il va de soi, que cet accroissement soit assez fort pour relancer l'expansion du capital et, par là, celle de la demande du marché" (idem, p.104) ... malheureusement pour Mattick, la configuration du capitalisme depuis 1980 (mais aussi entre 1932 et la seconde guerre mondiale) vient apporter un démenti cinglant à ses théories puisque, malgré un très fort accroissement de l'exploitation, il n'y a pas eu de relance de l'expansion du capital et de la demande du marché.

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