A propos du film “Tahrir, place de la Libération”: une vision tronquée de la réalité qui escamote la lutte de classes

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Exactement un an (le 25 janvier) après le début du soulèvement en Egypte, le film Tahrir, place de la libération du documentariste italien Stefano Savona, parrainé par la LIDH (Ligue internationale des droits de l’homme) et soutenu par des producteurs “indépendants” est sorti dans une quinzaine de salles en France.

En préambule du film, outre une animation proposée par un chanteur et un musicien, célébrant notamment la révolte de Sidi Bouzid en Tunisie, il a été rappelé qu’aujourd’hui encore, la mobilisation sur le place Tahrir continuait et qu’il y avait encore 15 000 détenus politiques dans les geôles bien que l’armée ait relâché symboliquement environ 200 autres prisonniers à l’occasion de l’anniversaire de ce que tous les Egyptiens appellent désormais avec fierté “la Révolution”.

Il faut cependant rappeler que l’armée détient toujours les rênes du pouvoir dans ce pays après les récentes élections où les 2/3 du Parlement sont composés par les partis islamistes (les Frères musulmans qui formellement en détiennent la majorité) plus le parti salafiste (intégriste). Ainsi, rien n’a changé depuis le départ du dictateur remplacé par… la dictature ouverte de l’armée. Et surtout, outre cette répression, il n’y a aucune amélioration quant à la misère et aux conditions de vie des exploités, désormais coincés entre le marteau et l’enclume, entre l’armée, les illusions démocratiques et le poids politique des partis islamistes.

Pour sa “première” à Paris, le film était également suivi d’un débat direct avec le réalisateur, auquel nous avons participé.

Filmé caméra au poing à partir d’un simple appareil photo Canon 5D, ce documentaire nous fait partager au plus près des visages et des mouvements de foule, la vie de dizaines de milliers de participants, s’attachant pendant 12 jours, au hasard des rencontres et au gré des coups de cœur du réalisateur, à suivre quelques uns des protagonistes tout au long des “journées de la colère” depuis le 6e jour de l’occupation jusqu’à l’annonce de la démission de Moubarak le 11 février, et dans les dernières images un peu au-delà avec quelques interrogations sur le futur.

Le problème avec ce film, c’est qu’il prétend de par son aspect documentaire, être un témoignage de l’histoire en train de se vivre et qui se vit de l’intérieur de la place Tahrir, se donnant ainsi le brevet d’une certaine “objectivité” propre au reportage journalistique en montrant la réalité prise sur le vif de ce qui ses passe sous ses yeux. Mais ce cinéma est tout, sauf objectif. Non seulement il ne montre la réalité que d’un certain point de vue, mais son parti pris de filmer cette réalité de l’intérieur aboutit à ne la montrer que plus partiellement, focalisant l’attention sur une surface plus étroite et limitée comme avec une loupe dont les effets grossissants rejettent dans l’ombre ou hors du champ de vision le cadre qui permet de la voir entièrement et de la comprendre.

Alors que précisément le mouvement en Egypte ne se limite pas à ce qui s’est passé sur la place Tahrir, celle-ci nous est présentée comme le seul point de référence. Il n’y a pas un seul écho, ni la moindre préoccupation sur la place de la vague de grèves ouvrières qui a déferlé dans tout le pays et qui a réellement poussé Moubarak, sous la pression des Etats-Unis, à démissionner. Si l’armée n’est pas intervenue à ce moment-là, si par la suite, une de ses premières mesures a été d’interdire les grèves, c’est que ces grèves qui ont quasiment paralysé le pays ont joué un rôle majeur dans le déroulement des événements. Le film donne l’illusion, la vision déformée que la seule force du mouvement provenait de l’occupation de la place Tahrir. Un article sur le film dans le Monde daté du 25 janvier 2012 livre ce commentaire : “Que nous montre le film ? D’abord une extraordinaire effervescence, une ivresse palpable, une reconquête exaltante de la liberté de parole et de mouvement”. C’est vrai. Et cette ivresse envahit le spectateur comme les participants eux-mêmes paralysant tout effort de réflexion. De ce fait, le film nous embarque et nous entraîne d’emblée à partager les émotions et les sentiments de la foule, en se plaçant au milieu des participants sans permettre aucun recul pour la réflexion, il épouse son point de vue avec un maximum d’empathie et d’engagement : ses colères, ses craintes, ses espoirs, ses doutes, ses explosions de joie à l’annonce de la chute du tyran. L’article du Monde poursuit ainsi : “Puis (il montre) une diversité de visages, d’âges, de sexes, d’origines, d’appartenances, d’attitudes qui se mélangent, se respectent, s’unissent dans un même ras-le-bol, dans un même défi, dans un même combat. Des barbus et des glabres, des gens en prière et d’autres en keffieh, des jeunes filles voilées transportant des pierres, des jeunes qui les lancent, des vieillards qui les soutiennent. En un mot, un peuple en marche, une utopie réalisée”. Et cette “utopie” non pas réalisée mais porteuse de dangereuses illusions et d’un maximum de confusion a une double étiquette : Démocratie et Révolution du peuple.

Cependant, même à travers ce prisme déformant et cette réalité tronquée, certains aspects de la situation à ce moment-là sautent aux yeux du spectateur. D’abord le courage donné par un ras-le-bol collectif : “nous n’avons plus peur”, la détermination : “nous irons jusqu’au bout pour que Moubarak dégage” et la solidarité des participants : hommes et femmes inconnus auparavant se parlant les uns aux autres, se côtoyant, dormant côte à côte dans les abris de fortune – toiles de tente ou rideaux de douches – sans le moindre problème, chacun apportant la nourriture de son foyer pour la collectivité. Il montre le combat courageux et à mains nues contre la police, contre les snipers ou contre les hordes de détenus de droit commun, libérés et recrutés par Moubarak comme tueurs à gages grassement payés envoyés à l’assaut des occupants. Il montre l’impuissance d’un haut gradé militaire affublé d’une fleur blanche à la main non parce qu’il serait contesté ou conspué mais parce que, même muni d’un micro, il est incapable de se faire entendre. Il montre l’utilisation de Twitter par certains jeunes pour appeler à se rassembler sur la place ou à se déplacer sur des points stratégiques où il y a besoin de renforts dans les affrontements pour “tenir” la place, les infos qui circulent de bouche à oreille, les déplacements continuels sur la place. Un autre élément frappant est l’absence d’AG malgré la “libre parole” : il n’y a pas de délibération ni de décision collective sur l’orientation du mouvement en dehors de petits groupes de discussion informels sur la situation ou sur l’avenir. Au début du film, certains évoquent des manifestations dans d’autres villes, leurs origines, leur profession. A un moment, cette diversité se reflète quand trois jeunes parlent ensemble : l’un est campagnard, l’autre citadin, un troisième Bédouin, parfois ils donnent leur opinion ou livrent leurs sympathies respectives pour telle ou telle fraction à trois ou quatre, tout au plus. Les gens parlent entre eux fraternellement malgré leurs convictions différentes, notamment religieuses ou laïques, on voit quelques discours suivis par de petits groupes de la part des Frères musulmans, des harangues individuelles enflammées souvent émouvantes devant la caméra et surtout des slogans répétés et scandés à satiété : “Le peuple veut changer de régime”, “Moubarak, dégage”, “Le peuple égyptien, c’est nous, il est ici”, “Vive l’Egypte !” au milieu d’une nuée de drapeaux nationaux brandis à bout de bras ou certains gigantesques déployés au dessus de la foule. Car le nationalisme, la préoccupation du sort et des intérêts du pays est omniprésente sur la place et, semble-t-il, partagé par chacun. Chaque participant se reconnaît avec tous les autres comme “le peuple” sans la moindre connotation de classe. Là, le miroir aux alouettes de la démocratie fonctionne. Et aussitôt, le piège se referme. Le piège c’est précisément toutes les valeurs idéologiques mises en avant par la bourgeoisie et les discours remplis d’illusions que véhicule ce film : un personnage le dit : “le peuple est uni ici comme les doigts de la main” autour d’une seule idée, “chasser Moubarak”. Mais seule cette volonté de chasser Moubarak et son régime exécré crée cette unité interclassiste artificielle : “Ce que nous voulons tous, c’est renverser ce régime”. Jeunes comme vieux, femmes voilées ou pas, intégriste ou pro-laïque, musulman ou chrétien. Après, on verra… A la fin du film, après les scènes de liesse provoquée par l’annonce du départ de Moubarak et que beaucoup lèvent le camp pour rentrer chez eux, une femme prévient pourtant : “maintenant c’est l’armée qui a les pleins pouvoirs et qui suspend nos libertés, il ne faut pas partir d’ici, c’est contre elle que nous devons maintenant continuer à nous mobiliser et nous battre.”

Bref, le film est entièrement à la gloire de la conquête de cette démocratie rêvée dont “le peuple égyptien” serait le héros. D’ailleurs, les nouveaux arrivants sont accueillis aux cris de “Les voilà, les héros de la nation !” Toute disposée à se trouver un héros ou un leader emblématique, la foule fait venir à la tribune un jeune manifestant emprisonné et relâché au bout de 12 jours qui, effrayé par les ovations et le rôle qu’on lui octroie, renonce à prendre la parole.

Le film invite insidieusement à adhérer ou à s’extasier devant ce qui révèle au contraire les grandes faiblesses, l’immaturité de la révolte et surtout le poison nationaliste conforté par cette fierté d’avoir chassé Moubarak comme les illusions démocratiques qui pèsent très lourdement, outre le poids de la religion, sur la population exploitée dans le soulèvement en Egypte.

C’est d’ailleurs les termes de peuple, de démocratie et de révolution qu’on a retrouvé galvaudés tout au long du “débat” organisé à la suite du film. Alors que la plupart des intervenants ont interrogé le cinéaste sur les conditions de tournage ou sur les rencontres avec des personnages qu’on pouvait suivre tout au long du film, trois interventions ont plus ou moins fait part de leur “malaise” ou ont remis en cause le terme de Révolution pour qualifier les événements, l’un d’eux disant que des véritables révolutions, il n’y en avait pas eu beaucoup dans l’histoire et le cinéaste s’est contenté d’y répondre en disant que vivre ces jours avait été une expérience exceptionnelle, que rien ne serait plus comme avant dans les mentalités en Egypte et que cela avait durablement marqué les consciences, y compris la sienne. C’était cela pour lui qui justifiait l’emploi du terme révolution. L’élément “contestataire” dans la salle est brièvement réintervenu pour dire que, les drapeaux nationaux en moins, le phénomène n’était pas sans rappeler Mai 68 en France sans que cela puisse être qualifié de révolution ; la réponse apportée par le cinéaste et son entourage ont été que c’était le début d’un processus révolutionnaire toujours en cours car la mobilisation de ceux de Tahrir n’était pas terminée et ont finalement répondu que le propos de l’intervenant avait une connotation pessimiste injustifiée. Un camarade du CCI est intervenu à plusieurs niveaux : sur l’absence de toute référence à la mobilisation ouvrière dans les événements, sur le fait que le film et le débat prenaient l’Egypte comme un référentiel absolu alors que ce mouvement s’insérait dans un cadre de contestation internationale de la société ces dernières années qui s’était exprimé un peu partout mais que l’on retrouvait dans les mouvement des Indignés en Espagne ou en Grèce ou des Occupy en Grande-Bretagne et jusqu’aux Etats-Unis face à une crise mondiale du système. Enfin pour rappeler que la révolte et la naissance du mouvement en Tunisie partaient de revendications économiques contre le chômage, la misère et la hausse des produits alimentaires et non pas prioritairement pour réclamer plus de liberté et de démocratie. Il a encore insisté sur le fait que cet aspect était sous-estimé dans ce débat sur l’Egypte, alors que la précarité, le chômage et la misère étaient au moins aussi fortes en Egypte, où la protestation contre la vie chère apparaissait uniquement dans le film à travers ce rappel hurlé par les manifestants “l20 livres le kilo de lentilles !”. Le réalisateur a cherché à démentir assez maladroitement l’aspect prioritaire des revendications éco­nomiques niant même qu’en Tunisie elles aient joué un rôle majeur ou de détonateur. Un membre de l’équipe associée au film a plus subtilement admis que les grèves ouvrières avaient joué aussi un rôle important dans le soulèvement notamment depuis la vague de grèves de 2007/2008 dans les usines textiles de El Mehalla el Kubra dans le delta du Nil et à la suite de celles-ci par le “mouvement du 6 avril” et qu’à Tahrir il y avait aussi des bouts de pain collés sur des affichettes pour l’exprimer. Après cette intervention, le débat, sans doute pour éviter que la discussion ne prenne une tournure plus “politique”, a été rapidement clos par les organisateurs.

W (26 janvier)

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Revue de film