A propos d'un article de Négatif n°9 : la politisation de la lutte de classe

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En février 2008 est paru le numéro 9 du Bulletin irrégulier Négatif. Comme nous l’avions fait dans RI 385 de décembre 2007, les camarades de Négatif s’efforcent dans un des différents articles de tirer les leçons des luttes ouvrières de l’automne 2007 à la SNCF et à la RATP contre les attaques sur les retraites, et de celles des étudiants contre la loi Pécresse. Dans le cadre de la réflexion et des discussions que suscite immanquablement toute lutte importante de la classe ouvrière, nous ne pouvons que saluer un tel effort.

Cet article consacré aux luttes de 2007 cherche d’abord à montrer à quelles difficultés se heurtent les mouvements de grève actuels, d’où son titre, “De quelques illusions et de leur avenir”. Cette tonalité du titre trouve sa justification dans le fait que, selon les camarades : “Les mouvements de grèves dans les transports, dans les universités et les lycées ont donné lieu à une série d’illusions. Illusion qu’il serait souhaitable de pouvoir compter avec les syndicats et les médias. Illusion encore quand on croit possible de développer des luttes politiques offensives à l’intérieur d’un espace pseudo-démocratique qui n’est jamais que l’expression de la violence légale de l’Etat et de ses appareils.”

Cependant, Négatif ne s’arrête pas à ce constat et s’efforce aussi de montrer la force de ces mouvements et tout ce qui a pu constituer un pas en avant dans l’évolution de la lutte de la classe ouvrière. 

Autonomie et auto-organisation de la lutte

En effet, à côté des faiblesses que le mouvement a pu exprimer, Négatif constate immédiatement :Pourtant, en même temps, nous voyons émerger d’autres principes, les nôtres, qui sont comme des promesses : le désir d’autonomie et la nécessité d’une auto-organisation.”, ou encore :La volonté d’auto-organisation et d’autonomie par rapport aux partis et aux syndicats s’est accompagnée d’une tentative de mettre fin à la séparation et au corporatisme.”

Ce désir d’autonomie, cette rupture, en tant que tendance, existe bel et bien dans la situation. Le sentiment de solidarité, la volonté d’extension de la lutte et la défense du principe de l’auto-organisation, sans pouvoir bien entendu se déployer pleinement tout de suite, ont bien représenté des caractéristiques majeures de ces mouvements. Et ce sont les promesses de l’avenir. Car, selon la théorie marxiste dont nous nous revendiquons, le terme d’autonomie ne se réfère pas au fédéralisme des anarchistes mais se comprend dans le sens d’une autonomie de classe, c’est-à-dire d’une rupture par rapport à l’idéologie et aux institutions de la classe dominante.

Comme l’analyse encore les camarades de Négatif : “En plusieurs endroits, nous avons vu des étudiants aller dans les assemblées générales des cheminots ou des travailleurs de la RATP, mais l’inverse a été vrai aussi, dans le but de faire converger les luttes ; dans certains cas, des actions communes comme le blocage des voies dans les gares ont eu lieu. Des pratiques vivantes et autonomes s’esquissent dans le brouillard ambiant, et la tentation d’auto-organisation face aux politiques de régression sociale, pour ne pas dire face à la réaction sociale, existe”. Ce qui était jusqu’alors l’exception, des assemblées générales vivantes, réellement contrôlées par les travailleurs eux-mêmes, sont apparues de façon significative dans le mouvement. Ces assemblées générales prétendent décider par elles-mêmes des revendications qui seront mises en avant et des actions pour les faire aboutir. Trop longtemps contenue dans le corset de fer syndical, la volonté de s’exprimer, de participer à toutes les décisions et à toutes les discussions, jaillit ici et là, parfois de façon spectaculaire. Si l’existence d’assemblées générales vivantes s’est développée plus largement et plus facilement chez les étudiants, comme lors du mouvement du printemps 2006 contre le CPE, il n’empêche : il s’agit-là d’une tendance de fond de la lutte de la classe ouvrière. Et comme le souligne Négatif, “par ailleurs, les étudiants ne sont plus seulement des étudiants, mais aussi déjà des travailleurs.” 

La confrontation aux syndicats

Cette volonté d’extension et d’auto-organisation de la lutte représente dans les mouvements actuels le germe du futur et, inévitablement, elle a trouvé les syndicats en travers de son chemin. Sur cet aspect central, nous sommes également d’accord avec les camarades de Négatif : “Cette volonté de participation directe à la grève en prenant part aux décisions quant à la conduite du mouvement et à ses modalités sont une remise en cause des pratiques syndicales qui étaient jusqu’à présent dominantes (…) Les syndicats, en tant que bureaucraties parties prenantes de l’ordre établi et de l’administration des hommes sous le régime capitaliste, étaient déjà contre la révolution et l’émancipation sociale et politique. Maintenant plus personne ne peut ignorer qu’ils sont aussi contre la grève, sauf à parler en termes de simulacre et de simulation, ce que sont toujours les grèves d’une journée sans perspective appelées par les directions syndicales et qui, de ce fait, renvoient à la routine et la dépossession plutôt qu’à l’autonomie.” Toute la tactique des syndicats consiste à diviser, à cloisonner, à disperser les luttes en les concentrant sur les problèmes spécifiques du secteur et en se présentant comme des spécialistes irremplaçables dans les négociations. Mais, malgré toute leur habileté et le poids de la tradition qui pèse sur les ouvriers, ils finissent par apparaître pour ce qu’ils sont, des ennemis de classe, lorsqu’on examine de près leurs manœuvres.

S’ils voient avec clarté le rôle de saboteurs des syndicats (“Ainsi a-t-on pu voir la CGT, main dans la main avec la CFDT, FO et consorts pour négocier avec le gouvernement sur des bases qui n’avaient rien à voir avec les revendications défendues dans les AG souveraines à la SNCF ou à la RATP”), les camarades de Négatif tendent encore à se fixer sur la forme syndicale et doivent aller plus loin dans leur critique du contenu de l’action syndicale. C’est le cas notamment lorsque l’article oppose la base à la direction syndicale ou à la bureaucratie syndicale. D’autres passages qui présentent le syndicat comme “un appareil bureaucratique d’État” nous semblent beaucoup plus proches de la réalité. Mais identifier une base face à un sommet qui se serait autonomisé, cela veut dire d’abord continuer à confondre la classe et les syndicats, et surtout présenter ceux-ci comme une émanation des travailleurs. Le mouvement de classe peut être plus ou moins bien organisé, plus ou moins combatif, plus ou moins conscient, plus ou moins avancé dans son processus d’unification, mais il n’est jamais constitué d’une base et d’un sommet, ce que les ouvriers expriment par la révocabilité permanente des délégués dans les comités de grève dès que le mouvement prend de l’ampleur. Il doit être clair que les syndicats sont bel et bien une émanation directe de l’État et pas du mouvement lui-même. Il ne s’agit donc pas seulement, bien que cela soit nécessaire, de dénoncer les pratiques de la “bureaucratie” ou les “directions” syndicales, mais de rejeter les syndicats eux-mêmes.

L’article de Négatif s’attaque par ailleurs avec raison aux médias qui “finissent toujours par désamorcer un mouvement radical par intégration et par détournement de son sens initial, bloquant toute possibilité de communication vraie et donc d’expériences sociales et politiques réelles ou “réalisantes”.” Il est vrai que l’appel aux médias pour populariser la lutte est une illusion dangereuse qui est encore profondément ancrée, y compris chez des travailleurs qui pressentent déjà le rôle tenu par les syndicats. L’illusion que l’on pourrait faire appel aux médias pour “populariser” la lutte représente en effet un affaiblissement, jamais un renforcement, car ces appels se substituent à la recherche de la solidarité active et de l’extension dans les rangs des travailleurs eux-mêmes. Il se traduit de plus par l’insistance sur ce qui constitue la spécificité du secteur concerné et des problèmes rencontrés. “Se demander comment il serait possible de séduire les médias ou d’attirer leur attention”, comme le critiquent les camarades, est d’ailleurs une tactique syndicale éprouvée afin de pousser à l’isolement de la lutte car il s’agit là de mettre en avant ce qui est spécifique à telle entreprise, d’appuyer sur ce qui est particulier, et non ce qui concerne le plus grand nombre, facteur d’unité. C’est l’attirail classique des syndicats et il fait apparaître le partage des tâches réel qui existe entre les syndicats et les médias bourgeois, toujours prompts à jouer leur rôle de valets de l’Etat, quelle que soit la coloration des gouvernements en place. 

Politique et économie

Les camarades de Négatif continuent leur réflexion en remarquant à juste titre : “Ces assemblées générales souveraines de lutte ne se sont d’ailleurs pas seulement contentées de discuter de la réforme des régimes de retraite puisque, par endroit, il y a été aussi question du travail lui-même. Les grévistes ont donc aussi, même aux marges du mouvement, fait directement de la politique en s’emparant de la question économique d’habitude dévolue aux spécialistes et aux technocrates : pourquoi travaille-t-on, dans quel but et pour quel coût humain et écologique ?” Et ils opposent cette poussée vers une politisation, même si elle a été marginale, à la forme syndicale de la lutte : “Parcellaire et corporatiste, la lutte syndicale s’en tient le plus souvent à une défense des intérêts économiques des travailleurs, sans se préoccuper de la vie quotidienne dans sa totalité ni de l’institution d’un espace politique où il serait possible de repenser les problèmes politiques essentiels : la production et la reproduction de la vie humaine et son organisation.” Ils en arrivent ainsi à définir l’action syndicale principalement comme une tentative de maintenir le mouvement sur un terrain strictement économique. C’est vrai que les syndicats sont là pour cloisonner les luttes et donc, en particulier, ils font tout pour empêcher que les travailleurs raisonnent en termes politiques généraux. Cela ne signifie par pour autant que le syndicat assure la “défense économique des travailleurs”. Tout au contraire, il sabote à la fois le côté politique et le côté économique d’une lutte de classe qui s’affirme en fait comme une unité dialectique. La grande force des syndicats c’est précisément leur capacité à détruire cette unité. Malgré les discours, ils sont bien contre les grèves, y compris dans leur aspect revendicatif immédiat.

L’article de Négatif contient en fait la réponse à ce problème lorsqu’il pose la nécessité de la politisation de la lutte. C’est en effet à travers ce processus de politisation qu’on peut apprécier les avancées du mouvement général de la classe. Bien entendu, c’est la confrontation avec la classe dominante, l’existence de minorités plus combatives et plus conscientes, qui permettront à la grande masse des ouvriers de gagner en expérience et de développer leur conscience. Mais dans le cours de ce processus, il y a un facteur déterminant, c’est la capacité à élargir la lutte. Élargir la lutte cela signifie dépasser les divisions sectorielles (extension), prendre en mains la lutte avec une participation active du plus grand nombre (auto-organisation), cela signifie surtout élargir la vision qu’on a de la lutte, comprendre qu’il ne s’agit pas d’un problème lié à une entreprise, à un métier, ou encore à un pays, qu’il s’agit d’un problème social et international, en un mot un problème politique. Dans le cours de cette dynamique, il ne s’agit aucunement de nier la question des revendications immédiates (économiques si on veut), mais de la replacer dans un contexte plus large, plus politique.

En fait, l’avenir du combat prolétarien dépend complètement du processus de politisation qui s’y mène, de son rythme, de sa capacité ou non à le mener jusqu’au bout. L’article formule cette question de la façon suivante : “La tâche la plus urgente est à l’élargissement et à la politisation de la lutte sur des bases radicales. Mais à la radicalité des formes d’organisation doit répondre une nécessaire radicalité dans les formes d’action et dans la conception de l’organisation sociale et politique. La volonté d’autonomie ou d’auto-organisation et la référence de plus en plus appuyée à l’idée de la convergence des luttes pour l’émancipation sociale ne doivent pas masquer l’essentiel : la définition d’un contenu politique articulé avec des luttes politiques radicales réelles”.

Il reste à définir ce “contenu politique”. Par rapport au but de l’émancipation sociale : une société sans classes ni frontières nationales, sans marchandise et sans État, il est légitime que les camarades de Négatif se demandent, à travers l’analyse des obstacles mais aussi des avancées observés dans les dernières luttes, à quelle étape nous sommes dans le processus de politisation, en particulier par rapport à l’illusion qu’on pourrait réformer le capitalisme au profit des exploités, ou, tout au moins, obtenir des garanties. “Tout se passe comme si après les échecs des luttes contre la réforme des régimes de retraite en 2003, plus rien n’était possible, écrivent-ils. Et effectivement, il se pourrait que plus rien ne soit possible d’un point de vue réformiste.” Ou encore : “Les temps sont à l’actualisation et au renouvellement de la lutte pour la liberté et l’égalité sociale. C’est-à-dire à l’hypothèse révolutionnaire.”

La réflexion qui se mène actuellement au sein de la classe ouvrière est quelque chose de palpable. Elle s’exprime par les débats passionnés qui agitent des minorités déjà politisées aux quatre coins du monde, mais elle s’élargit à des cercles de plus en plus larges : Quel monde voulons-nous ? Une société sans classes est-elle possible ? Telles sont les questions qui reviennent et qui reflètent la tendance à la généralisation de la conscience dans la classe. Les camarades ont raison lorsqu’ils affirment que : “Pratiques sociales et contenus politiques ne se réélaboreront sans doute que dans le cadre d’espaces oppositionnels inédits où idées, pratiques et expériences circuleront et s’accumuleront parce que nous vivons une époque de ruptures importantes.”

La multiplication des lieux de discussion est inscrite dans la situation. C’est l’indice d’une profonde maturation souterraine à l’œuvre aujourd’hui au sein du prolétariat.

Avrom E.

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