Réponse à un groupe trotskiste ("CRI")Les prolétaires n'ont pas de patrie

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Nous avions effectué au début de l’année 2004 un échange d'e-mails avec le groupe Communistes Révolutionnaires Internationalistes (CRI) qui, au nom d’un trotskisme authentique, prétendait rompre avec la logique trotskiste officielle. Nous avions également reçu de la part de ce groupe un certain nombre de documents que nous avons lus, de même que l'ensemble de ses publications en ligne sur son site Internet. Suite à cette lecture, nous avons été en mesure de lui apporter la réponse circonstanciée que nous reproduisons ci-dessous. Dans celle-ci, nous mettons en évidence, en nous appuyant sur Lénine, qu'au sein du trotskisme actuel, il n'existe pas de possibilité de défense des positions du prolétariat. Vouloir rompre avec une organisation trotskiste particulière, sans rompre avec la logique trotskiste même, ne peut aboutir en dernière instance, sur la question de la guerre, qu'à apporter son soutien à une fraction de la bourgeoisie contre une autre.

 L’histoire du mouvement ouvrier a tragiquement appris aux communistes que des partis prétendant défendre la classe ouvrière et l’avènement du socialisme ou du communisme n’avaient, en fait et quelle que soit la conscience qu'en avaient leurs militants, pour objectif véritable que la défaite de la classe ouvrière, le maintien de l’exploitation capitaliste et, finalement, le sacrifice de la vie de millions de prolétaires pour les intérêts de leur bourgeoisie nationale lors des guerres impérialistes du 20e siècle.

L'internationalisme : une frontière de classe

 L'histoire de ce siècle a amplement démontré que le critère essentiel qui détermine l'appartenance de classe véritable d'une organisation  qui se réclame du prolétariat est l'internationalisme. Ce n'est pas un hasard si ce sont les mêmes courants qui s'étaient clairement prononcés contre la guerre impérialiste en 1914 et qui avaient impulsé les conférences de Zimmerwald et de Kienthal (particulièrement les bolcheviks et les spartakistes) que l'on a retrouvés par la suite à la tête de la révolution, alors que les courants social-chauvins ou même centristes (Ebert-Scheidemann, ou les mencheviks) ont constitué le fer de lance de la contre-révolution. Ce n'est pas un hasard non plus si c'est le mot d'ordre "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !" qui conclut non seulement le Manifeste communiste de 1848, mais aussi l'Adresse inaugurale de l'AIT en 1864.

 Aujourd'hui, alors que les guerres ne cessent de ravager telle ou telle partie du monde, la défense de l'internationalisme continue de constituer le critère décisif d'appartenance d'une organisation au camp de la classe ouvrière. Face à ces guerres, la seule attitude conforme aux intérêts de cette dernière consiste à rejeter toute participation dans l’un ou l’autre des camps en présence, à dénoncer toutes les forces bourgeoises qui appellent les prolétaires, sous quelque prétexte que ce soit, à donner leur vie pour un de ces camps capitalistes, à mettre en avant, comme l’ont fait les bolcheviks en 1914, la seule perspective possible : la lutte de classe intransigeante en vue du renversement du capitalisme.

 Tout autre attitude conduisant à demander aux prolétaires de s’aligner sur l’un des camps militaires en présence revient à se transformer en sergent recruteur de la guerre capitaliste, en complice de la bourgeoisie et donc en traître. Ce n’est pas différemment que Lénine et les bolcheviks considéraient les social-démocrates qui, au nom de la lutte contre le "militarisme prussien" pour les uns ou au nom de la lutte contre "l’oppression tsariste" pour les autres, ont appelé les ouvriers à s’étriper mutuellement en 1914. Et malheureusement, malgré toutes vos bonnes intentions affichées, c’est exactement cette politique nationaliste que dénonçait Lénine que vous adoptez face à la guerre en Irak.

 Lorsque dans votre presse vous soutenez "inconditionnellement la résistance armée du peuple irakien à l’envahisseur", ce que vous faites en réalité, c’est d’appeler les prolétaires d’Irak à se transformer en chair à canon au service de tel secteur de leur bourgeoisie nationale qui conçoit aujourd’hui la défense de ses intérêts capitalistes et impérialistes en dehors et contre l’alliance avec les États-Unis (alors que d’autres secteurs bourgeois estiment préférable de s’allier aux États-Unis dans la défense de leurs intérêts). Il faut d’ailleurs noter que les secteurs dominants de la bourgeoisie irakienne (qui, pendant des décennies, se sont rangés derrière Saddam Hussein) ont pu, suivant les circonstances, être les meilleurs alliés des États-Unis (particulièrement dans la guerre contre l’Iran au cours des années 1980) ou appartenir à "l’axe du mal", censé vouloir la perte de cette même puissance.

Le soutien à "la résistance irakienne" : un mot d'ordre bourgeois

Pour justifier votre politique de soutien à un des secteurs de la bourgeoisie irakienne, vous invoquez (c’est ce que vous avez fait à un de vos forums à la dernière fête de Lutte Ouvrière) la position défendue par Lénine au cours de la Première Guerre mondiale lorsque, dans Le socialisme et la guerre, il écrivait par exemple : "… si demain le Maroc déclarait la guerre à la France, l'Inde à l'Angleterre, la Perse ou la Chine à la Russie, etc. (…) tout socialiste appellerait de ses vœux la victoire des États opprimés, dépendants, lésés dans leurs droits, sur les ‘grandes’ puissances oppressives, esclavagistes, spoliatrices." (Chapitre.1, "Les principes du socialisme et la guerre de 1914-1915")

 Cependant, ce que vous avez oublié (ou décidé d’oublier), c’est justement qu’un des axes essentiels de cet écrit fondamental de Lénine (comme du reste de ses principaux textes écrits à cette époque) consiste à dénoncer férocement les prétextes invoqués par les courants social-chauvins pour justifier leur soutien à la guerre impérialiste et basés sur "l’indépendance nationale" de tel ou tel pays ou nationalité.

 Ainsi, Lénine affirme d’un côté que : "En réalité, la bourgeoisie allemande a entrepris une guerre de rapine contre la Serbie pour la soumettre et étouffer la révolution nationale des Slaves du Sud " (La guerre et la social-démocratie russe). Il écrit de même que : "L'élément national dans la guerre actuelle est représenté seulement par la guerre de la Serbie contre l'Autriche (…). C'est seulement en Serbie et parmi les Serbes qu'il existe un mouvement de libération nationale datant de longues années, embrassant des millions d'individus parmi les "masses populaires", et dont le "prolongement" est la guerre de la Serbie contre l'Autriche. Si cette guerre était isolée, c'est-à-dire si elle n'était pas liée à la guerre européenne générale, aux visées égoïstes et spoliatrices de l'Angleterre, de la Russie, etc., tous les socialistes seraient tenus de souhaiter le succès de la bourgeoisie serbe - c'est là la seule conclusion juste et absolument nécessaire que l'on doive tirer du facteur national dans la guerre actuelle." Cependant, il poursuit : "La dialectique de Marx, dernier mot de la méthode évolutionniste scientifique, interdit justement l'examen isolé, c'est-à-dire unilatéral et déformé, de l'objet étudié. Le facteur national dans la guerre serbo-autrichienne n'a et ne peut avoir aucune importance sérieuse dans la guerre européenne générale. Si l'Allemagne triomphe, elle étouffera la Belgique, encore une partie de la Pologne, peut-être une partie de la France, etc. Si la Russie remporte la victoire, elle étouffera la Galicie, encore une partie de la Pologne, l'Arménie, etc. Si le résultat est 'nul', l'ancienne oppression nationale demeurera. Pour la Serbie, c'est-à-dire pour environ un centième des participants à la guerre actuelle, celle-ci est le 'prolongement de la politique' du mouvement de libération bourgeois. Pour 99 pour cent, la guerre est le prolongement de la politique de la bourgeoisie impérialiste, c'est-à-dire caduque, capable de dépraver des nations, mais non de les affranchir. L'Entente, en 'libérant' la Serbie, vend les intérêts de la liberté serbe à l'impérialisme italien en échange de son appui dans le pillage de l'Autriche. Tout cela, qui est de notoriété publique, a été déformé sans scrupule par Kautsky afin de justifier les opportunistes." (La faillite de la 2e Internationale, chapitre 6)

 Notons à propos de la Serbie en 1914 que le Parti socialiste de ce pays (et il fut salué pour cela par tous les internationalistes de cette époque) a refusé catégoriquement et a dénoncé la "résistance du peuple serbe contre l’envahisseur autrichien" alors même que ce dernier était en train de bombarder la population civile de Belgrade.

 Pour en revenir à aujourd’hui, "il est de notoriété publique" (et on pourrait ajouter que ceux qui ne le reconnaissent pas ne font que "déformer sans scrupule la réalité") que la guerre menée par les États-Unis et la Grande-Bretagne contre l’Irak (au même titre que la guerre déclenchée en août 1914 par l’Autriche et l’Allemagne contre la "petite Serbie") a des implications impérialistes qui dépassent de loin ce pays. Concrètement, face aux pays de la "coalition", nous avons un groupe de pays, comme la France et l’Allemagne, dont les intérêts impérialistes sont antagoniques des premiers. C’est pour cela que ces deux derniers pays ont tout fait pour empêcher l’intervention américaine l’année dernière, qu’ils se sont refusés depuis d’envoyer la moindre troupe en Irak. Et le fait qu’ils viennent de voter aux Nations Unies une résolution présentée par les États-Unis et la Grande-Bretagne ne signifie pas autre chose que les accords diplomatiques, au même titre que les disputes, ne sont qu’un moment de la guerre larvée que se livrent les grandes puissances.

 Malgré toutes les déclarations d’amitié, claironnées notamment au moment de la célébration du débarquement du 6 juin 1944, l’impérialisme français trouve un avantage dans les difficultés que peuvent rencontrer les États-Unis en Irak. En fin de compte, à quoi aboutit votre soutien à la "résistance du peuple irakien" : à faire le jeu de la bourgeoisie de "votre" pays. Et là, vous ne pourrez pas invoquer Lénine pour justifier cette politique puisque, pour sa part, il appelait à "(…) combattre au premier chef le chauvinisme de ‘sa propre’ bourgeoisie". (La situation et les tâches de l'Internationale Socialiste, 1e novembre 1914)

 Il faut vous rendre à l’évidence et cesser de vous raconter des fables si vous souhaitez suivre l’exemple de Lénine dans la défense de l’internationalisme : le soutien à la "résistance du peuple irakien contre l’envahisseur" est une trahison pure et simple de l’internationalisme et donc une politique chauvine anti-prolétarienne. C’est contre une politique comme la vôtre que Lénine écrit : "Les social-chauvins reprennent à leur compte la mystification du peuple par la bourgeoisie, selon laquelle la guerre serait menée pour la défense de la liberté et de l'existence des nations, et se rangent ainsi aux côtés de la bourgeoisie contre le prolétariat." (Le socialisme et la guerre, chapitre 1)

 Cela dit, le soutien à la "résistance du peuple irakien", c’est-à-dire aux secteurs anti-américains de la bourgeoisie irakienne, n’est pas une trahison de l’internationalisme du seul point de vue de l’enjeu que représente l’Irak dans les antagonismes entre grandes puissances impérialistes. En d’autres termes, ce n’est pas une trahison de l’internationalisme seulement à l’adresse des prolétaires de ces puissances. C’est également une trahison de l’internationalisme vis-à-vis des prolétaires irakiens comme nous le verrons dans la suite de cet article (qui sera publié dans le prochain numéro de RI).

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