Le mouvement ouvrier et la question de l'oppression de la femme

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Nous publions ci-dessous de larges extraits d'une lettre de lectrice très préoccupée par la question de l'émancipation de la femme, suivis de notre réponse.

  • "(…) Dans le pays des 'Droits de l'Homme', comme peut-être bien dans certains autres Etats, toute l'organisation sociale tourne autour du nombrilisme masculin (…) Les espaces pour femmes, style clubs féminins ou assemblées des femmes d'antan ou du temps de Rosa Luxemburg, nous ont été supprimés (…) Sous prétexte de mixité généralisée, les femmes du peuple sont données en pâture car lorsqu'elles changent de villes ou de pays et qu'elles sont en plus sans travail, les espaces pour femmes qui leur permettraient de retrouver confiance en elles-mêmes sont pratiquement inexistants. Bon nombre de femmes ont tellement dû "s'accommoder" de cet état de fait du mieux qu'elles pouvaient qu'elles ont fini par occulter leur condition (…) On peut dire que la femme reste le prolétaire de l'homme même si l'institution bourgeoise du mariage est passée de mode. On échappe au devoir conjugal synonyme de prostitution conjugale au bénéfice du libertinage où la communion entre les êtres ne peut plus exister tant que les inégalités de tous ordres n'auront pas été abolies et donc tant que les rapports humains seront des rapports de possession et d'esclavage. Pour s'en délivrer, il nous faut peut-être (…) que les femmes puissent retrouver plus d'espaces pour femmes ; sans cela nous ne parviendrons jamais à un vrai communisme. Le capitalisme serait-il d'origine masculine ? Je ne crois pas, mais certains ont eu tout intérêt à exploiter le désir de domination d'un sexe contre l'autre pour se maintenir au pouvoir."

NOTRE REPONSE

Notre lectrice aborde une question qui a préoccupé le mouvement ouvrier depuis ses origines parce qu'elle ne peut être appréhendée que comme un problème de l'humanité, et non comme une question particulière. Dans ses Manuscrits parisiens de 1844, Marx posait ainsi la question : "Le rapport immédiat de l'homme à l'homme est le rapport de l'homme à la femme (…) Il permet de juger de tout le degré du développement humain. Du caractère de ce rapport, on peut conclure jusqu'à quel point l'homme est devenu pour lui-même un être générique, humain et conscient de l'être devenu." Cette vision a été reprise et développée dans toute l'évolution de la pensée marxiste et par les révolutionnaires au 19 siècle qui se sont penchés sur la question de l'oppression de la femme dans la société capitaliste (Bebel, Engels, Clara Zetkin, Rosa Luxemburg, Alexandra Kollontaï et Lénine).

Le "féminisme" : une idéologie au service de la bourgeoisie

Près de deux siècles après que les marxistes eurent posé cette question de l'oppression de la femme, celle-ci reste toujours d'actualité. En témoignent ses formes particulièrement barbares dans les Etats islamistes, infligeant aux femmes l'obligation de porter le voile (voire l'interdiction de travailler ou de s'instruire) ou dans les nombreux pays où elles sont victimes des pires mutilations sexuelles. Et ce n'est certainement pas l'intervention des grandes démocraties occidentales qui peut résoudre ce problème, comme a pu le faire croire le déchaînement de la propagande bourgeoise au moment de la "libération" de Kaboul par les justiciers du monde civilisé après la chute du pouvoir des Talibans. Dans ces mêmes pays de l'Occident "civilisé", avec la prolifération des réseaux de prostitution, une masse croissante de jeunes filles à peine sortie de l'enfance (souvent originaires d'Afrique ou des pays de l'ancien bloc de l'Est) sont contraintes, faute de pouvoir trouver un travail, de vendre leur corps pour survivre et échapper à la misère. Bien qu'aujourd'hui, avec le développement du capitalisme, les femmes aient été intégrées dans la production, et qu'elles aient acquis le droit de participer à la gestion des affaires publiques (et même de tenir les rênes du gouvernement), l'oppression des femmes reste toujours une réalité. Mais cette réalité ne trouve pas ses sources dans la domination "naturelle" et "biologique" d'un sexe sur l'autre.

Seul le marxisme, sa méthode scientifique, matérialiste, historique et dialectique peut permettre de comprendre l'origine de cette oppression, et surtout est à même d'apporter une réponse à la résolution de ce problème.

Comme l'ont mis en évidence Marx et Engels, les institutions et les fondations de l'ordre bourgeois ont une histoire. Elles ont émergé à travers un long et tortueux processus lié à l'évolution de la société humaine. Elles trouvent leurs sources dans les fondements économiques des rapports sociaux de production et dans l'apparition de la propriété privée. Nous ne pouvons dans le cadre de cette réponse rappeler toute l'argumentation développée par le marxisme au 19e siècle. Nous renvoyons notre lectrice au livre d'Engels "L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat" qui analyse de façon très minutieuse cette évolution historique, ainsi qu'à nos articles parus dans la Revue Internationale n° 81 et 85.

Bien que notre lectrice pose une question fondamentale pour le mouvement ouvrier, la démarche qu'elle emprunte pour y répondre, avec une certaine naïveté, est identique à celle des mouvements "féministes" qui ont fleuri à la fin des années 1960, notamment aux Etats-Unis. Cette vision propre à l'idéologie féministe consistant à croire que l'oppression de la femme dans la société bourgeoise (comme d'ailleurs dans toutes les sociétés de classes) trouve son origine dans le "désir de domination d'un sexe contre l'autre" est non seulement fausse mais dangereuse. Une telle vision la conduit à y apporter une réponse tout aussi erronée : les femmes doivent revendiquer des "espaces pour femmes, sans cela nous ne parviendront jamais à un vrai communisme". Pour le marxisme, l'histoire de l'humanité, c'est l'histoire de la lutte de classe et non de la lutte des sexes. Contrairement à la vision féministe (qui n'est rien d'autre qu'une variante du gauchisme tout comme l'anti-racisme), le marxisme a toujours combattu tous les clivages que la bourgeoisie s'efforce en permanence d'opérer au sein de la seule classe capable d'édifier à l'échelle mondiale une véritable societé communiste : le prolétariat. Car ce qui constitue la force de la classe ouvrière et déterminera sa capacité à renverser l'ordre bourgeois, c'est d'abord et avant tout sa capacité à défendre son unité de classe et à combattre toutes les divisions (raciales, nationales, sexuelles) que la bourgeoisie essaie d'introduire dans ses rangs. Par ailleurs, notre lectrice évoque à juste raison l'existence d'assemblées et clubs de femmes du temps de Rosa Luxemburg. Il faut préciser tout d'abord qu'il ne s'agissait pas d'associations interclassistes regroupant indistinctement l'ouvrière et la femme de son patron, mais d'organisations de "femmes socialistes"[1]. Mais ce qui était encore valable à la fin du 19e siècle, dans la période ascendante du capitalisme, ne l'est plus aujourd'hui. A l'époque où le capitalisme pouvait encore accorder des réformes significatives à la classe exploitée, il était légitime pour les révolutionnaires de mettre en avant des revendications immédiates pour les femmes, y compris le droit de vote, tout en mettant en garde contre toute illusion interclassiste[2].

C'est dans ce contexte que les partis sociaux démocrates se devaient d'appuyer les revendications spécifiques des femmes, dans la mesure où elles permettaient non pas de libérer immédiatement celles-ci de l'oppression capitaliste mais de renforcer le prolétariat en intégrant les femmes ouvrières dans sa lutte générale contre l'exploitation et pour le renversement du capitalisme. Ainsi, même à cette époque où les revendications des femmes avaient un sens du point de vue du combat prolétarien et permettaient de renforcer le mouvement ouvrier, les marxistes se sont toujours opposés au féminisme bourgeois. Car loin de contribuer à l'unification de la classe ouvrière, il ne faisait qu'aiguiser les divisions en son sein tout en favorisant l'idéologie interclassiste jusqu'à la conduire hors de son terrain de classe.

Avec l'entrée du capitalisme dans sa période de décadence rendant totalement obsolète toute lutte pour des réformes, les mouvements spécifiques des femmes ne peuvent être que récupérés par la classe dominante et faire le jeu de l'Etat bourgeois. En fin de compte, les "espaces pour femmes" souhaités par notre lectrice risquent d'être un nouveau ghetto isolant les ouvrières du reste du prolétariat, tout comme les "mouvements en faveur des immigrés" tendent à couper les ouvriers immigrés du combat général de leur classe.

Seul le marxisme peut apporter une réponse au problème de l'oppression des femmes

Notre lectrice affirme également que dans la société capitaliste "la femme reste le prolétaire de l'homme même si l'institution bourgeoise du mariage est passée de mode". Cette affirmation contient une idée juste que Marx et Engels avaient d'ailleurs mise en évidence dès 1846, dans L'Idéologie allemande en levant ainsi le mythe de l'égalité des sexes : "La première division du travail est celle de l'homme et de la femme pour la procréation". Par la suite, Engels a ajouté que "la première opposition de classe qui se manifeste dans l'histoire coïncide (souligné par nous) avec le développement de l'antagonisme entre l'homme et la femme dans le mariage conjugal, et la première oppression de classe avec l'oppression du sexe féminin par le sexe masculin."

Et c'est justement à partir du constat de cette coïncidence historique qu'il a cherché à comprendre le lien qui pouvait exister entre l'antagonisme des sexes dans le mariage monogamique et l'apparition de la société divisée en classe. La découverte du rôle de la propriété privée a constitué la clef de voûte de toute la vision du marxisme qui est la seule méthode permettant de comprendre les racines matérielles, économiques de ce qui fut, et est encore, à l'origine de l'oppression de la femme. Dans son étude sur l'origine de la famille, Engels écrit : "La famille conjugale moderne est fondée sur l'esclavage domestique, avoué ou voilé, de la femme, et la société moderne est une masse qui se compose exclusivement de familles conjugales, comme d'autant de molécules. De nos jours, l'homme dans la grande majorité des cas, doit être le soutien de la famille et doit la nourrir, au moins dans les classes possédantes ; et ceci lui donne une autorité souveraine qu'aucun privilège juridique n'a besoin d'appuyer. Dans la famille, l'homme est le bourgeois ; la femme joue le rôle du prolétariat."

Mais cette formulation d'Engels que notre lectrice reprend à son compte (et que l'idéologie féministe ne s'est pas privée d'extraire de son contexte et d'exploiter pour la dénaturer) n'a rien à voir avec une démarche "sexiste". Ce qu'Engels s'est efforcé de mettre en évidence, c'est essentiellement qu'avec l'apparition de la propriété privée, la famille monogamique individuelle est devenue la première entité économique de la société au sein de laquelle se trouvaient déjà contenus en germes les futurs antagonismes entre les classes du fait de la division sexuelle du travail. Ainsi, Marx pouvait-il affirmer que la famille patriarcale issue de la "grande défaite historique du sexe féminin", le renversement du droit maternel, "contient en miniature tous les antagonismes qui, par la suite, se développeront largement dans la société et dans son Etat".
Marx et Engels ont donc clairement démontré que l'oppression du sexe féminin a fait son apparition dans l'histoire de l'humanité avec le surgissement de la monogamie (et ses corollaires, l'adultère et la prostitution) qui a constitué la première forme de famille basée non sur des conditions naturelles, mais sur des conditions économiques, c'est-à-dire la victoire de la propriété privée sur la propriété commune primitive et spontanée : "Souveraineté de l'homme dans la famille et procréation d'enfants qui ne puissent être que de lui et qui étaient destinés à hériter de sa fortune, tels étaient, proclamés sans détours par les Grecs, les buts exclusifs du mariage conjugal (…) La monogamie est née de la concentration des richesses importantes dans une même main - la main d'un homme , et du désir de léguer ces richesses aux enfants de cet homme et d'aucun autre. Il fallait pour cela la monogamie de la femme, non celle de l'homme." (Engels). Ainsi, contrairement à la démarche de notre lectrice et de l'idéologie féministe, le marxisme a mis en évidence que l'inégalité des sexes que nous avons héritée de conditions sociales antérieures n'est pas la cause, mais la conséquence de l'oppression économique de la femme avec l'apparition de la propriété privée d'abord au sein des sociétés archaïques qui, avec l'accumulation des richesses et le développement des moyens de productions, ont par la suite cédé la place à la société divisée en classes. Si la femme est ainsi devenue "le prolétaire de l'homme", ce n'est pas à cause de la volonté de pouvoir du sexe masculin, mais parce que, avec la famille patriarcale (qui est apparue comme une nécessité historique permettant à l'humanité de passer de l'état sauvage à la "civilisation"), et plus encore avec la famille individuelle monogamique, la direction du ménage a perdu le caractère public qu'elle avait dans l'ancienne économie domestique du "communisme primitif". Alors que dans ces sociétés archaïques l'économie domestique était une "industrie publique de nécessité sociale" confiée aux femmes (au même titre que la fourniture des vivres était confiée aux hommes), dans la famille monogamique patriarcale, elle est devenue un "service privé". La femme a, dès lors, été écartée de la production sociale et est devenue une "première servante" (Engels). Et ce n'est qu'avec l'apparition de la grande industrie dans la société capitaliste que la voie de la production sociale a pu être de nouveau ouverte à la femme. C'est pour cela que le marxisme a toujours mis en avant que la condition de "l'émancipation" de la femme se trouve dans son intégration dans la production sociale comme prolétaire. C'est dans sa place au sein des rapports de production, et dans sa participation active, en tant que prolétaire, dans la lutte unie de toute la classe exploitée que se trouve la clef du problème. C'est uniquement en posant la question en termes de classes et d'un point de vue de classe que le prolétariat pourra y apporter une réponse.

En renversant le capitalisme et en construisant une véritable société communiste mondiale, le prolétariat aura entre autres tâches celle de rétablir la socialisation de la vie domestique en la développant à l'échelle universelle (notamment à travers la prise en charge de l'éducation des enfants par l'ensemble de la société et non par la cellule familiale conçue comme première entité économique). Seul le prolétariat mondial, en brisant le carcan de la propriété privée des moyens de production pourra faire faire un bond gigantesque aux forces productives, mettre définitivement un terme à la pénurie, et faire passer l'humanité du règne de la nécessité à celui de la liberté. Grâce à l'édification d'une nouvelle société basée sur l'abondance, le prolétariat pourra alors achever sa mission historique de fossoyeur du capitalisme en réalisant enfin le vieux rêve de l'humanité que le communisme primitif n'était pas en mesure de réaliser.

Contrairement à la vision erronée de notre lectrice, l'émancipation de la femme ne sera pas l'oeuvre de la lutte des femmes, avec leurs revendications spécifiques, mais de toute la classe ouvrière. Car cette oppression fait partie intégrante de l'exploitation et de l'oppression d'une classe sociale privée de tout moyen de production et qui ne pourra se libérer elle-même qu'en libérant l'ensemble de l'humanité du joug de l'exploitation capitaliste. Qu'il soit contraint de vendre sa force de travail ou de se prostituer pour survivre (et dans le capitalisme décadent, la prostitution n'est pas d'ailleurs le seul "apanage" des femmes), le prolétaire, homme ou femme n'est, dans un système basé sur la recherche du profit, rien d'autre qu'une marchandise.

Louise

 


[1] Il faut d'ailleurs préciser que, contrairement à son amie Clara Zetkin qui était présidente du mouvement des femmes socialistes et rédactrice en chef du journal féminin socialiste Die Gleichheit (L'Egalité), Rosa Luxemburg ne s'est jamais impliquée dans cette activité. Toute son énergie a été consacrée au combat pour le marxisme révolutionnaire contre le réformisme. Quant à Clara Zetkin elle-même, son nom dans l'histoire, bien plus qu'à son activité "féministe", reste attaché à son combat, aux côtés notamment de Rosa, Karl Liebknecht et Leo Jogisches contre la guerre impérialiste dès 1914 et pour la fondation du parti communiste d'Allemagne.

[2] A cette même époque, certains pays étaient le théâtre de campagnes bourgeoises pour le droit de vote des femmes. En Angleterre, pays le plus affecté par ce mouvement, la revendication avait été appuyée dès ses origines par le philosophe bourgeois John Stuart Mill et le premier ministre conservateur Disraeli. La femme de Churchill était une ancienne "suffragette" : c'est dire que la revendication, comme telle, n'avait rien de spécifiquement prolétarien !

 

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