Moyen-Orient, Irak... Le capitalisme s'enfonce dans la barbarie guerrière

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Un an après, quel bilan peut-on tirer de la "guerre contre le terrorisme" déclarée au monde entier, et en particulier aux nations désignées comme "l'axe du Mal" par les Etats-Unis au lendemain des attentats du 11 septembre ?

Il est clair que le renversement du régime des talibans et la guerre contre Al Qaida en Afghanistan n'ont rien réglé : la large coalition internationale anti-terroriste mise en place sous le contrôle étroit de la Maison Blanche n'est plus de mise.
Mais surtout on a assisté depuis un an à une montée des tensions guerrières notamment à travers une forte aggravation de la situation au Moyen-Orient et à la montée de la pression pour une nouvelle intervention guerrière en Irak afin de renverser le régime de Saddam Hussein, en dehors même de la réactivation des risques de conflit nucléaire entre l'Inde et le Pakistan (voir RI n° 325). En contrepartie, les Etats-Unis se sont installés en maître au coeur de l'Asie Centrale, en Afghanistan, au Tadjikistan et en Ouzbékistan, ont pris position en Géorgie (qui, en réaction directe à cette avancée américaine, fait aujourd'hui l'objet de fortes pressions russes) tout en poursuivant des objectifs stratégiques beaucoup plus vastes et globaux.

Le but est d'assurer leur contrôle non seulement sur cette région, ancienne possession de la Russie, mais sur le Moyen-Orient et le sous-continent indien. En plaçant la Corée du Nord dans les pays de "l'axe du Mal", il est clair que les Etats-Unis lancent également un défi à la Chine et au Japon. Ce qui leur permet de développer leur stratégie d'encerclement des puissances européennes occidentales et notamment de bloquer l'avancée impérialiste de l'Allemagne, son plus dangereux rival impérialiste, vers les territoires slaves et orientaux.

Cependant, malgré cette offensive, la tendance irrémédiable au déclin et à l'affaiblissement du leadership américain sur le monde se fait jour.Dès janvier 1991, la guerre du Golfe montrait que "face à la tendance au chaos généralisé propre à la phase de décomposition du capitalisme, et à laquelle l'effondrement du bloc de l'Est avait donné un coup d'accélérateur considérable, il n'y a pas d'autre issue pour le capitalisme, dans sa tentative de maintenir en place les différentes parties d'un corps qui tend à se disloquer, que l'imposition d'un corset de fer que constitue la force des armes. En ce sens, les moyens même qu'il utilise pour tenter de contenir un chaos de plus en plus sanglant sont un facteur d'aggravation considérable de la barbarie guerrière dans laquelle est plongé le capitalisme" ("Militarisme et décomposition", Revue Internationale n°64, 1er trimestre 1991).
L'actualité n'a fait que confirmer la croissance de cette barbarie permanente dans un monde capitaliste dominé par le 'chacun pour soi' dans la concurrence généralisée que se livrent les puissances impérialistes, grandes ou petites.
C'est le seul moyen décisif pour les Etats-Unis d'imposer leur autorité. S'ils renoncent à la mise en oeuvre ou à l'étalage de leur supériorité militaire, cela ne peut qu'encourager les nations qui contestent leur autorité à aller encore plus loin dans cette contestation. Mais en même temps, lorsqu'ils font usage de leur force brute, même si ce moyen aboutit momentanément à contraindre et forcer les autres puissances à ravaler leurs velléités, cela ne peut ensuite que pousser davantage ces dernières à prendre leur revanche à la première occasion et à tenter de se dégager de cet étau américain. La première conséquence de cette situation est que cela conduit la bourgeoisie américaine à agir de plus en plus seule.

La fuite en avant de l'impérialisme américain

Si la guerre du Golfe a été conduite " légalement " dans le cadre des résolutions de l'ONU, la guerre du Kosovo a été faite " illégalement " dans le cadre de l'OTAN et la campagne militaire en Afghanistan a été menée sous la bannière de "l'action unilatérale" des Américains. Cette politique ne fait évidemment que renforcer le sentiment d'hostilité des autres Etats envers l'Oncle Sam. C'est cette contradiction qui se reflète dans les débats et les "désaccords" qui ont surgi au sein de la bourgeoisie américaine.
Certes, au début de la Seconde Guerre mondiale, étaient déjà apparues des divergences au sein de la bourgeoisie américaine sur la nécessité ou non de l'entrée en guerre des Etats-Unis entre "isolationnistes" et "interventionnistes"; le camp républicain était globalement sur des positions "isolationnistes" tandis que les "interventionnistes" se recrutaient essentiellement au sein du parti démocrate. En 1941, le désastre de Pearl Harbor délibérément provoqué par Roosevelt (voir "Le machiavélisme de la bourgeoisie" dans la Revue Internationale n° 108, 1er trimestre 2002) avait alors permis aux " interventionnistes " de l'emporter. Aujourd'hui, cet ancien clivage a disparu. Mais les contradictions de la politique américaine suscitent un nouveau différend interne qui ne recoupe plus vraiment celui des partis traditionnels. Dans la bourgeoisie américaine, il n'existe bien entendu aucun désaccord sur le fait que les Etats-Unis doivent être capables de préserver leur suprématie impérialiste mondiale, et d'abord sur le terrain militaire. La différence d'appréciation porte sur le fait suivant : les Etats-Unis doivent-ils accepter la dynamique qui les pousse à agir seuls ou doivent-ils essayer de garder autour d'eux et ménager un certain nombre d'alliés, même si cette alliance n'a aujourd'hui aucune stabilité ? Ces deux positions apparaissent clairement au sujet des deux principaux foyers de préoccupation : le conflit israélo-palestinien et le projet d'intervention militaire en Irak. Ainsi, les oscillations de la politique américaine au Moyen-Orient concernant aussi bien le soutien total à Sharon que l'intention parallèle de se débarrasser d'Arafat ou les discours sur la création inéluctable d'un Etat palestinien témoignent de ces contradictions. Sur la lancée du 11 septembre, les Etats-Unis ont poursuivi une politique de soutien quasi-inconditionnel à Israël mais il est clair que la fuite en avant de Sharon et des fractions encore plus radicales de la bourgeoisie israélienne dans la politique de la canonnière, entraînant le conflit dans une absurde spirale sans fin de violence aveugle, contribue à un isolement suicidaire d'Israël et indirectement des Etats-Unis. Les difficultés économiques d'Israël conditionnant le mécontentement croissant face à d'énormes sacrifices de la population dans le gouffre de l'économie de guerre, poussent à la fissure de la politique d'union nationale en Israël même comme le montre la démission de son mandat de député de l'ancien ministre travailliste de Ehoud Barak, Shlomo Ben Ami. De surcroît, même si beaucoup d'Etats arabes ne sont pas des inconditionnels d'Arafat, la politique américaine de soutien ouvert à Sharon les irrite. Cela pourrait rapprocher de larges secteurs de la bourgeoisie arabe (Egypte, Arabie Saoudite, Syrie, notamment) des puissances de l'Union européenne. Ces dernières en déclarant ouvertement leur hostilité à l'élimination d'Arafat, bien qu'elles aient prouvé leur impuissance à jouer un rôle de "faiseur de paix", viennent jouer les trouble-fête et tentent de retirer les marrons du feu dans leurs menées diplomatiques.
La pomme de discorde qui donne lieu aux tergiversations américaines encore plus médiatisées autour de l'opération militaire projetée en Irak pour renverser Saddam Hussein ne porte que sur l'échéance et la manière d'agir. Le secrétaire d'Etat à la Défense Donald Rumsfeld, le vice-président Dick Cheney et la conseillère d'Etat Condoleeza Rice défendent l'idée qu'il faut intervenir seuls et le plus vite possible, tandis que d'autres éminents membres du "staff" républicain tels que Colin Powell, James Baker et Henry Kissinger (appuyés par certains milieux d'affaires qui s'inquiètent du coût de l'opération si les Etats-Unis devaient en porter seuls la charge dans la "conjoncture de crise économique actuelle") sont beaucoup plus réticents ou nuancés, préférant poursuivre encore l'usage alternatif de la carotte et du bâton. Le clivage n'est plus entre démocrates et républicains mais à l'intérieur de chaque camp. Quel est l'intérêt de cette entreprise guerrière ? Par cette nouvelle démonstration de force, les Etats-Unis entendent renforcer efficacement leur crédibilité et leur autorité dans la région comme sur la planète, à commencer sur le plan idéologique. Alors que pendant la guerre du Golfe, l'axe essentiel de la propagande avait été de chasser du pouvoir "le boucher de Bagdad", le fait que la Maison Blanche ait dû s'accommoder de le laisser en place pouvait être considéré comme un échec relatif. Mais aujourd'hui, contrairement à 1991, les Etats-Unis peuvent assumer le renversement de Saddam Hussein dont ils n'ont plus besoin en tant que gendarme local, étant donné la volonté américaine d'imposer leur présence directe sur le terrain. Et surtout, malgré les difficultés de sa mise en oeuvre, un mérite essentiel de l'opération contre l'Irak est de dissocier le front européen, c'est un excellent moyen de diviser les puissances européennes, notamment la Grande-Bretagne d'un côté, la France et surtout l'Allemagne de l'autre. La Grande-Bretagne reste le principal soutien d'une guerre contre l'Irak, même si Londres a pris ses distances avec Washington. Ce n'est pas par solidarité envers les Etats-Unis que la bourgeoisie britannique réagit ainsi mais la Grande-Bretagne a toujours misé résolument sur le renversement de Saddam Hussein et sur un changement d'équipe au pouvoir en Irak pour réaffirmer ses prétentions vis-à-vis de cette ancienne colonie anglaise en dédommagement de sa contribution militaire. A l'inverse, la France a toujours affirmé son hostilité envers une nouvelle intervention militaire sur le sol irakien et a cherché à maintenir des liens avec Saddam Hussein (comme avec le Liban et la Syrie), même depuis la guerre du Golfe. Ainsi, elle a toujours réclamé au sein de l'ONU la fin de l'embargo contre l'Irak. Quant à l'Allemagne, elle a également toujours cherché à s'affirmer au Moyen-Orient à travers un axe terrestre Berlin-Bagdad via la Turquie.

Vers une aggravation du chaos et de la barbarie guerrière

Les "faucons" partisans de la manière forte et d'une intervention rapide des Etats-Unis contre l'Irak semblent l'avoir emporté, même si Bush déclare que l'action n'est pas imminente[1]. Déjà, d'incessantes frappes aériennes anglo-américaines sont déclenchées quotidiennement pour servir de répétition générale à l'opération guerrière au nord comme au sud de l'Irak, sous divers prétextes (par exemple, le 27 août, la détection de radars dans une zone démilitarisée a servi à prendre pour cible l'aéroport de Mossoul). Pour cela, la Maison Blanche s'est assurée les bases stratégiques d'une intervention (près de 50 000 soldats américains sont stationnés au Koweït). Elle peut désormais compter sur les appuis des uns pour combler les défections des autres par rapport à la guerre du Golfe de 1991. Ainsi, la Turquie a d'ores et déjà accepté de servir de base arrière aux escadres américaines, moyennant des aides financières conséquentes. Les Emirats, le Koweït, Oman, Bahreïn et surtout le Qatar devraient servir de bases stratégiques régionales[2]. La Jordanie prêterait son territoire pour neutraliser la frontière occidentale de l'Irak, toute proche d'Israël. Néanmoins, l'entreprise s'annonce encore plus périlleuse que les menées guerrières en Afghanistan, car les Etats-Unis ne peuvent plus dans le cas présent laisser faire le sale travail sur place par quelqu'un d'autre (comme avec l'Alliance du Nord afghane) et le syndrome du Vietnam risque de resurgir alors qu'ils ont pu se retirer de l'opération militaire en Afghanistan avec "zéro mort". De même, la mise en place d'une large opposition démocratique sur le terrain pour " l'après-Saddam Hussein " est loin d'être une évidence. Le fiasco de l'opération commando à l'ambassade d'Irak à Berlin en témoigne[3]. Une autre difficulté est la multiplicité bien plus grande qu'en Afghanistan d'influences contraires, y compris sur le plan régional. Les minorités kurdes et chiites ne sont pas fiables, du point de vue américain, les unes étant influençables aux pressions de plusieurs puissances européennes, les autres étant inféodées à l'Iran et à la solde des intérêts de cet Etat ; s'y ajoutent les réticences probables a posteriori de la Turquie étant donné d'une part sa sensibilité sur la question kurde où Saddam Hussein assure encore la police aux frontières et surtout l'attirance de la Turquie envers l'Union Européenne qui multiplie les pressions sur elle. L'autre risque est que la bourgeoisie américaine va ternir définitivement son image de "faiseuse de paix" au Moyen-Orient vis-à-vis de l'ensemble des Etats arabes et affaiblit par là à terme ses positions acquises dans la région.
L'évolution de la situation s'inscrit ainsi pleinement dans la poursuite de la même politique guerrière que lors de la guerre du Golfe, puis dans l'ex-Yougoslavie, et en Afghanistan, mais à un niveau supérieur d'aléas et de risque de chaos. La politique du gendarme de l'ordre mondial est un facteur actif d'un chaos guerrier grandissant, d'un enfoncement dans la barbarie et a des conséquences de plus en plus incontrôlables. Elle fait courir des risques de plus en plus déstabilisateurs, en particulier sur tout le continent asiatique du Proche-Orient à l'Asie Centrale, du sous-continent indien jusqu'au Sud-Est asiatique, révélateurs du danger mortel que font courir à l'humanité entière les affrontements guerriers des puissances impérialistes dans la période de décomposition du capitalisme.

Wim (28 août)

[1] Les problèmes soulevés par cette intervention au sein de la bourgeoisie américaine sont cependant tels qu'aucune certitude n'est possible. Ce qui est certain, c'est que, comme le martèlent plusieurs membres du gouvernement, notamment Dick Cheney : "Plus nous tardons à intervenir, plus ce sera difficile de le faire". Mais, de toutes façons, que l'intervention américaine puisse se réaliser ou pas, la barbarie guerrière et le chaos ne peuvent que se déchaîner de plus en plus.

[2] Les réticences de l'Arabie Saoudite notamment qui ne voit pas d'un bon oeil une participation des chiites à un futur gouvernement "démocratique" irakien ont été prises en compte et la plate-forme d'Al-Kharg qui a été si largement utilisée par les forces américaines pendant la guerre du Golfe et la guerre en Afghanistan notamment, a commencé à être démontée pour être transférée sur une nouvelle base en construction à Al-Udeid, sur la côte orientale qatarie, au sud de Doha, qui est appelée à jouer le même rôle stratégique qu'Al Kharg pour les Etats-Unis.

[3] Par ailleurs, cet épisode en dit long, sur l'opposition de l'Allemagne de Schröder aux visées américaines à travers la rapidité avec laquelle la bourgeoisie allemande a mis fin à la prise d'otages, et sur l'efficacité de sa coopération avec le gouvernement irakien (même s'il existe des désaccords sur ce sujet qui ont été au coeur de la campagne électorale allemande avec les critiques du candidat CDU Stoiber lors du débat télévisé face à Schröder).

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