Argentine : face au marasme économique, quelle riposte de la classe ouvrière ?

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Dans les numéros précédents de RI[1], nous avons fait une analyse du processus qui a amené à la banqueroute totale de l'Argentine: une dette qui représente aujourd'hui plus de la moitié du PNB. Un chômage qui atteint aujourd'hui la moitié de la population active. Un pays qui, en dix ans, est passé de l'hyper-inflation à l'hyper-endettement. Après trois ans de récession, après le plan de "sauvetage" de mars 2000, le FMI refuse en novembre de débloquer les milliards de dollars promis. Sans la moindre liquidité pour payer le service d'une dette gigantesque, le gouvernement impose le "corralito " : les gens ne pourront sortir que 1000 pesos (dollars) au maximum par mois. Epargne bloquée et salaires kidnappés par l'Etat lui-même. Après trois ans de récession, trois ans d'augmentation galopante du chômage, de la pauvreté, de la précarité, après les baisses de salaires et des pensions du mois de mars, maintenant le peu que les gens possèdent à la banque se retrouve confisqué par l'Etat. Partout, économistes, scribouillards de toutes sortes, se mettent à proposer des solutions, à faire des analyses sur la "mauvaise étoile" des Argentins, dans une espèce de mauvais tango sur un disque rayé. En fait, la "solution" de la bourgeoisie est toujours la même : faire payer les prolétaires, exploiter encore plus, saigner à blanc et, ce faisant, transformer certaines parties du monde en terrains vagues habités par des clochards. Où que ce soit dans le monde (les tigres et autres dragons du Sud-est asiatique, en Russie ou au Mexique), à chaque fois, à chaque "nouveau plan", c'est toujours les mêmes qui trinquent.
L'Argentine n'est pas une exception, elle n'est même plus le signe avant-coureur, mais l'image à peine déformée de ce qui attend, à plus ou moins longue échéance, de plus en plus larges parties du monde.
Dans le cas de l'Argentine, le FMI est en train de mettre la pression pour éviter la contamination aux pays voisins et même à l'Europe. Le FMI sait très bien que de nouveaux crédits n'auraient engendré que de nouvelles dettes dans une fuite en avant sans fin, suicidaire, et qui auraient contaminé à coup sûr les pays voisins et l'Europe.
Ainsi, la seule façon de procéder a été, comme toujours, la même : écraser encore plus les salariés et les classes non-exploiteuses. Au passage, le FMI, en tant que représentant de la bourgeoisie occidentale, a mis au pied du mur sa consœur argentine, bourgeoisie particulièrement corrompue et arrogante. Si, au mois de mars 2001, c'étaient trois ministres des finances qui se sont succédés en 10 jours, maintenant, en 15 jours, ce sont… 5 présidents qui sont passés les uns après les autres ! On a eu droit à toutes les nuances du péronisme, depuis l'histrion populiste de service qui a promis "l'immédiate cessation de payement de la dette" et "de suite, un million d'emplois" (Rodríguez Sáa), jusqu'au populiste bon teint Duhalde qui, lui, a été le candidat péroniste contre De La Rúa, et qui se permet maintenant de critiquer "tous ces stupides et corrompus qui nous ont mis dans un tel état", faisant référence, entre autres, à son coreligionnaire Menem.

Le décrochement du peso par rapport au dollar

A côté de la mesure de blocage de l'épargne, le nouveau gouvernement a décidé de dissocier le peso du dollar, ou plutôt de faire deux "pesos", un équivalent au dollar, l'autre "flottant". La mesure est présentée avec son mode d'emploi démagogique : il s'agit d'arrêter la fuite des capitaux ; ainsi pour ceux qui veulent acheter des dollars, ce sera toujours 1$ = 1peso. Par contre, pour acheter des produits à l'étranger, ce sera la valeur du peso "réel". Déjà, actuellement, le peso réel vaut 0,7 $ avec la dévaluation. Le résultat pour une population où la paupérisation se propage sans entrave est l'augmentation des produits de première nécessité. Le "faiseur de miracles" Cavallo (ex-ministre de l'Economie) avait inventé, il y a dix ans, la "dollarisation" pour juguler l'hyper-inflation. Dix ans après, le même Cavallo était de retour pour juguler l'hyper-endettement. Maintenant que Cavallo a été remercié, on va assister à un retour de l'inflation et à une augmentation du coût de la vie, avec le blocage des salaires. Mais il est bien évident qu'il n'y a plus de "retour en arrière possible" : aujourd'hui la situation a évolué en bien pire. Et, plus important encore, le monde entier est en récession. Ainsi, la crise argentine n'est qu'un signe majeur de la situation actuelle de l'économie mondiale, dans laquelle elle s'inscrit pleinement.

C'est le 20 décembre 2001 que le gouvernement de De La Rúa a pris la décision de la confiscation de l'épargne. A partir de là, toute une série d'émeutes vont se produire en Argentine jusqu'à récemment.

La classe ouvrière ne doit pas se laisser noyer par les autres couches sociales

Augmentation du chômage et précarité ont été le quotidien depuis trois ans pour la classe ouvrière argentine. En fait, la dégradation de ses conditions de vie, déjà ancienne, est entrée en chute libre. En mai 2001, la bourgeoisie a porté une attaque en règle contre les fonctionnaires retraités.

Un autre aspect de la crise argentine a été l'appauvrissement constant de ce que les sociologues appellent la "classe moyenne", fierté de la "nation" argentine, où l'on mélange petits commerçants, petits patrons, professions libérales avec les employés de l'Etat. Il est vrai que le "corralito" a été un sérieux coup sur la tête de la petite bourgeoisie argentine, une petite-bourgeoisie très paupérisée, amère, désespérée. La loi de confiscation des avoirs la touche de plein fouet. Mais elle-même se considère pour ce qu'elle est : une "classe moyenne". À côté des émeutes de la faim, des assauts contre les supermarchés et les transports de denrées, les "cacerolazos" (les concerts de casseroles) ont été très clairement marqués par ces couches sociales, quand ils ne furent pas, dans la plupart des cas, montés par des organisations leur appartenant : à Cordoba, les manifestations violentes sont organisées par les PME. A Buenos Aires, à côté des petits commerçants, ce sont les avocats qui ont dirigé les manifestations contre les "juges corrompus" de la Cour Suprême. Cette révolte populaire qui a commencé par des émeutes d'un "peuple affamé", avec une classe ouvrière noyée dans le désespoir, est en train de finir en manifestations d'une petite bourgeoisie, misérable certes, où la classe ouvrière, en tant que telle, est complètement dévoyée. Les couches moyennes en Argentine sont en train de vivre un processus de paupérisation galopante, de désespoir total, ce qui n'empêche qu'elles imprègnent ces mouvements de protestation, ces émeutes, de toutes les caractéristiques de ces couches : un avenir inexistant enrobé d'une idéologie nationaliste hystérique. Voilà dans quelle situation difficile se trouve aujourd'hui la classe ouvrière en Argentine qui a eu par le passé une expérience de lutte autonome exemplaire. Un dernier événement vient illustrer cette situation. Vendredi 11 janvier, 600 "piqueteros" ("coupeurs de route") appartenant à un groupe d'ouvriers et de chômeurs très combatifs se sont présentés devant le Marché Central de Buenos Aires pour décharger des cageots de victuailles des camions et les porter dans un quartier populaire. Un millier d'ouvriers manutentionnaires du Marché Central, sous-payés, les ont expulsés à coup de bâton, les poursuivant dans les champs, blessant grièvement plusieurs d'entre eux. Cette bagarre n'est pas une anecdote. Comme le fait remarquer un journal argentin : "L'affrontement entre exploités et affamés, synthèse pathétique à la base de la crise argentine, a débouché, après la bastonnade sur les "piqueteros", sur l'assaut de la direction du Marché Central par la troupe même des manutentionnaires." Soit dit en passant, cette lutte contre la direction actuelle du Marché se fait pour le compte d'autres coteries du pouvoir dans le monde privilégié des combines et du clientélisme. D'un côté, les "piqueteros" qui épuisent leur combativité dans des blocages de routes et autres actions radicales sans le moindre lendemain. De l'autre, les manutentionnaires entre les mains des syndicats péronistes, utilisés comme troupes de choc pour le compte des politiciens plus ou moins mafieux.

Aujourd'hui, face à la situation de misère à laquelle elle est confrontée, la colère de la classe ouvrière en Argentine est noyée au milieu de toutes les autres couches sociales sans avenir. Prétendre aider la classe ouvrière de ce pays en s'excitant et en applaudissant ce mouvement de révolte populaire interclassiste, parce qu'il a l'air de s'opposer aux intérêts de la bourgeoisie, c'est la jeter encore plus dans les bras d'une petite-bourgeoisie passablement décomposée. Ce n'est qu'en développant ses luttes sur son propre terrain de classe, en s'affirmant comme classe autonome avec ses propres moyens de lutte dans les grèves et manifestations massives autour de revendications communes à toute la classe exploitée, que celle-ci pourra intégrer dans son combat les autres couches sociales victimes de la misère et de l'austérité capitaliste. Le combat sur son propre terrain de classe est la seule voie qui puisse permettre à la classe ouvrière d'en finir avec la misère, en construisant par et dans la lutte un rapport de force capable de renverser le capitalisme à l'échelle mondiale. Seule l'affirmation de sa perspective révolutionnaire pourra permettre au prolétariat de construire une autre société basée non sur l'exploitation et le profit, sur les lois du marché, mais sur la satisfaction des besoins humains. Ce n'est que dans une société communiste mondiale que la distribution de biens de consommation pourra être réellement effective en se développant à l'échelle de l'histoire et de toute l'humanité.

En ce sens, les révolutionnaires doivent être clairs ; ils ne sont pas là pour consoler leur classe, pour la pousser dans des impasses, mais pour lui montrer le chemin de sa perspective et défendre ses propres intérêts en la mettant en garde contre les dangers qui la menacent : en particulier celui de se laisser dévoyer dans des révoltes interclassistes et dans les illusions démocratiques.

Comme nous l'avons toujours mis en évidence, cette perspective révolutionnaire dépend essentiellement du développement du combat des bataillons les plus concentrés et expérimentés du prolétariat mondial, et notamment ceux de la vieille Europe occidentale. Du fait de sa longue expérience des pièges de l'Etat démocratique, de son jeu parlementaire et des manoeuvres de ses syndicats, seul le prolétariat des pays les plus industrialisés, peut ouvrir une dynamique vers la généralisation mondiale des combats de classe en vue du renversement du capitalisme. C'est dans la vieille Europe que le capitalisme est né et a créé son propre fossoyeur. C'est dans cette partie du monde que le géant prolétarien lui portera les premiers coups décisifs.

Voilà pourquoi les communistes ne doivent pas céder à l'impatience en refusant de voir les difficultés auxquelles est confronté le prolétariat en Argentine qui, malgré son énorme combativité, n'a pas la force politique, du fait de son manque d'expérience historique, de développer un mouvement révolutionnaire en s'affirmant comme classe autonome.

Face à la faillite du capitalisme, les communistes ont donc le devoir de mettre en avant les buts généraux du mouvement prolétarien dans son ensemble en soulignant l'énorme responsabilité qui repose sur les épaules du prolétariat des pays centraux du capitalisme.

Pn (20 janvier)

 


[1] Voir RI315 et n° 319.

 

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