Elections en Ukraine : Les grandes puissances sèment le chaos

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Depuis le premier tour de l'élection présidentielle du 31 octobre, l'Ukraine vit à l'heure d'une crise politique qui met aux prises la fraction pro-russe de Leonid Koutchma et Viktor Ianoukovitch avec celle de l'opposant réformateur Viktor Ioutchenko, défenseur déclaré d'une "ouverture vers l'Ouest". Le tout sur fond de tensions diplomatiques et de déclarations menaçantes de la part de la Russie auxquelles répond un durcissement des pays européens et surtout des Etats-Unis. La contestation des élections archi-truquées des 31 octobre et 21 novembre a ainsi débouché sur le développement de manifestations massives dans la capitale ukrainienne, avec l'occupation du centre de Kiev et le blocage de l'accès au Parlement par les manifestants "jusqu'à la victoire de la démocratie". La "révolution orange" est en marche, a-t-on entendu de toutes parts, non seulement du côté des partisans de Ioutchenko mais aussi du côté des médias des grands pays démocratiques qui ont monté au pinacle cette "volonté" du peuple ukrainien de se "libérer" de la clique inféodée à Moscou. Photos et reportages à l'appui, les témoignages n'ont pas cessé d'abonder dans la presse : "Les gens n'ont plus peur", "nous pourrons parler librement", "les gens qui se croyaient intouchables ne le sont plus", etc. Bref, l'espoir d'une vie meilleure et plus libre s'ouvrirait pour la population et la classe ouvrière en Ukraine et, preuve que la démocratie avance, un troisième tour des élections a été imposé pour le 26 décembre, avec la perspective de victoire électorale quasi-assurée de Ioutchenko !

La Russie joue en Ukaine son avenir de puissance mondiale

Derrière tout ce battage, l'enjeu réel n'est nullement dans la lutte pour la démocratie. Il se trouve en réalité dans l'affrontement de plus en plus aigu entre les grandes puissances, et particulièrement dans l'offensive actuelle menée par les Etats-Unis, dans le cadre de leur stratégie dite du "refoulement", contre la Russie avec la perspective de faire sortir l'Ukraine de la zone d'influence russe. Il est significatif que la grande colère de Poutine est dirigée essentiellement contre l'Amérique car c'est elle qui est derrière le candidat Ioutchenko et son mouvement "orange".

Lors d'un discours prononcé à New Dehli le 5 décembre, le chef du Kremlin accusait ainsi les Etats-Unis de vouloir "remodeler la diversité de la civilisation, en suivant les principes d'un monde unipolaire égal à une caserne" et de vouloir imposer "une dictature dans les affaires internationales agrémentée d'une belle phraséologie pseudo-démocratique". Il ne s'est par ailleurs pas gêné de renvoyer aux Etats-Unis la réalité de leur situation en Irak en précisant au premier ministre irakien à Moscou le 7 décembre qu'il n'imaginait pas "comment on peut organiser des élections dans les conditions d'une occupation totale par des troupes étrangères" ! C'est dans la même logique que le président russe s'est également opposé à la déclaration commune des 55 Etats de l'OSCE pour appuyer le processus de sortie de la crise en Ukraine et confirmer le rôle de l'organisation dans la surveillance de la tenue du troisième tour de l'élection présidentielle le 26 décembre. Au camouflet infligé à Poutine par la "communauté internationale" de refuser de reconnaître son "poulain" s'en ajoute un autre avec l'envoi annoncé de plusieurs centaines d'observateurs, non seulement des Etats-Unis, mais entre autres du Canada, de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne.

Depuis la dislocation de l'URSS, et la constitution en catastrophe de la Communauté des Etats Indépendants en 1991, destinée à sauver les débris de son ex-empire, la Russie n'a cessé d'être menacée sur ses frontières, du fait même de la tendance permanente à l'éclatement qui lui est inhérente, et sous la pression de l'Allemagne et des Etats-Unis. Le déclenchement de la première guerre tchétchène en 1992, puis de la deuxième en 1996, sous prétexte de lutte contre le terrorisme, a exprimé la brutalité d'une puissance sur le déclin tentant de sauvegarder coûte que coûte sa mainmise sur la région du Caucase, stratégiquement vitale pour l'Etat russe. Il s'agissait pour Moscou de s'opposer par cette guerre aux menées impérialistes de Washington visant à déstabiliser la Russie et à celles de Berlin qui développait une agressivité impérialiste indéniable, comme on l'avait vu au printemps 1991 avec son rôle de premier ordre dans l'éclatement du conflit yougoslave.

La question du Caucase est pour autant loin d'être réglée car les Etats-Unis continuent résolument à y avancer leurs pions. C'est le sens qu'il faut donner à l'éviction de Chevarnadzé en 2003 avec la "révolution des roses" qui a porté une clique pro-américaine au pouvoir. Ce qui a permis à l'Amérique d'installer des troupes dans le pays, en plus de celles déjà présentes au Kirghizistan et en Ouzbékistan, au nord de l'Afghanistan, venant renforcer leur présence militaire au sud de la Russie et leur menace d'encerclement de celle-ci. Avec la question de l'Ukraine, qui a toujours été, que ce soit pour la Russie tsariste ou soviétique, une pièce maîtresse, le problème se pose de façon bien plus cruciale encore aujourd'hui pour l'Etat russe.

Au niveau économique, le "partenariat" entre l'Ukraine et la Russie est de première importance pour Moscou, mais c'est surtout au niveau stratégique et militaire que le contrôle de l'Ukraine lui est plus vital encore que le Caucase.

D'abord parce que, si Moscou a perdu toute possibilité d'avoir un accès direct à la Méditerranée, cette dernière est la seule et dernière voie qui lui reste vers l'Asie et la Turquie via la mer Noire où se trouvent en outre la base nucléaire russe de Sébastopol et la flotte russe. De plus, la perte de l'Ukraine reculerait de façon dramatique la position russe face aux pays européens, en premier lieu l'Allemagne, et affaiblirait tout autant sa capacité à jouer un rôle dans les destinées de l'Europe et des pays de l'Est, pour la plupart déjà largement pro-américains. Mais de plus, il est certain qu'une Ukraine tournée vers l'Ouest (donc contrôlée par celui-ci et en particulier par les Etats-Unis), mettant plus à nu que jamais l'inanité grandissante du pouvoir russe, provoquerait une accélération du phénomène d'éclatement de la CEI, avec son cortège d'horreurs. Sans compter qu'il est plus que probable qu'une telle situation ne pourrait que pousser des régions entières de la Russie elle-même (dont les petits potentats locaux ne demandent qu'à ruer dans les brancards) à déclarer leur indépendance, encouragées par les grandes puissances déjà à l'œuvre.

C'est donc une question de vie ou de mort qui se pose pour la Russie aux abois et cela dans un futur proche. Aussi, il est certain que Poutine fera tout pour maintenir l'Ukraine dans son giron, ou tout du moins ne laissera pas le gâteau partir sans en réclamer sa part, quitte à le réduire en miettes.

Ainsi, Moscou pousse des régions de l'Ukraine, en particulier de l'Est et du Sud à faire sécession, alimentant ainsi un chaos certain et la déstabilisation de la région.

Il ne ferait qu'en cela répondre à la même logique que ses rivaux américains de l'administration Bush dont la politique impérialiste aggrave chaque jour la barbarie la plus terrible.

Par cette tentative de prise en mains de l'Ukraine, les Etats-Unis ne font pas qu'accentuer leur pression sur la Russie pour la faire reculer sur ses frontières et étendre leur propre zone d'influence. Ils continuent en effet parallèlement leur politique d'encerclement de l'Europe, initiée avec le déclenchement de la guerre en Afghanistan et, plus spécifiquement, ils visent à bloquer l'extension de l'Allemagne vers l'Est.

L'est de l'Europe est en effet la zone "naturelle" de l'expansion impérialiste allemande. On l'a vu tout particulièrement à l'époque du troisième Reich dont l'attention était surtout tournée vers cette région du monde, mais aussi lors de la Première Guerre mondiale. Aussi, si la bourgeoisie allemande reprend à son compte le discours de sa rivale américaine pour "dénoncer" la Russie et sa politique "néo-colonialiste" en Ukraine, c'est pour mieux pouvoir en tirer les fruits pour son propre compte dans l'avenir.

Ce n'est donc pas seulement un jeu à deux qui se déroule en Ukraine, mais à trois et qui ne prépare pas des lendemains radieux pour la population ukrainienne, au contraire. Car, si jusqu'ici elle était prise dans les filets de la bourgeoisie russe, c'est à présent trois larrons qui vont s'entredéchirer et s'efforcer de semer le chaos dans ce pays, avec toutes les répercussions qu'une telle situation peut avoir au niveau régional et mondial.

Il est certain par exemple que cette avancée des Etats-Unis ne restera pas sans effet, non seulement sur l'Ukraine, la Russie et la CEI, mais aussi sur l'ensemble de la région de l'Asie centrale. Et si ce sont les grandes puissances qui sont les premières à semer le désordre, il ne faut surtout pas négliger la capacité de nuisance des puissances régionales comme la Turquie et l'Iran qui ne restent pas inactives et viennent alimenter elles aussi la dynamique vers le chaos. La tendance à l'éclatement et à la guerre civile permanente, qui prévaut dans cette gigantesque zone et qui s'est grandement aggravée avec la guerre en Irak, va donc trouver un levier indirect dans ce nouveau point de focalisation et d'aggravation des tensions impérialistes. Cette déstabilisation ne peut à son tour qu'avoir de graves conséquences dans une nouvelle fuite en avant dans la guerre de la part de nombreux pays (dont au premier chef l'Amérique elle-même dans sa course folle pour le contrôle de la planète) avec l'émergence de nouveaux foyers de tensions guerrières.

La classe ouvrière ne doit pas se laisser bercer par le mensonge démocratique

Le "choix" démocratique qui est présenté en Ukraine est un leurre et un piège. La population ukrainienne est réduite à l'état de pions, manipulés et baladés derrière l'une ou l'autre des fractions bourgeoises rivales agissant elles-mêmes pour le compte de telle ou telle puissance impérialiste. La "victoire de la démocratie" ne réglera en rien la situation de misère des ouvriers en Ukraine mais va au contraire les entraîner à se mobiliser pour la défense de la patrie "démocratique" (après les générations précédentes qui étaient conduites à défendre la patrie "socialiste") et à accepter les sacrifices "orange" que leur demanderont immanquablement les futurs dirigeants de l'Ukraine. Rappelons que le "démocrate" Ioutchenko n'a pas manqué d'imposer des sacrifices à la classe ouvrière lorsqu'il était premier ministre et banquier du gouvernement pro-russe qu'il dénonce aujourd'hui avec tant de zèle. La clique qui se prépare à saisir le pouvoir n'a rien à envier à la précédente et les clivages qui la traversent n'annoncent en rien une quelconque stabilité. Les perspectives de démocratie servent à entretenir des illusions sur la possibilité de réformer le système capitaliste, de le transformer graduellement vers un "mieux" toujours plus hypothétique. Elles vont exiger que le prolétariat courbe l'échine pour faire passer l'intérêt "supérieur" de l'Etat démocratique avant de "mesquines" revendications alimentaires.

La perspective de créer un monde de "citoyens" dans une démocratie oeuvrant à une humanité heureuse est une illusion qui vise à tuer la conscience de la nécessité de renverser le capitalisme, ce système qui engendre toujours plus de barbarie et de chaos.

Mulan (17 décembre)