La laïcité, une arme idéologique contre la classe ouvrière

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Pendant la période d’ascendance du capitalisme, le mouvement ouvrier a appuyé de manière critique le combat de la bourgeoisie contre la religion et le clergé tout en conservant son autonomie de classe. La revendication de la séparation de l’Église et de l’État ainsi que la liberté individuelle du culte ont longtemps été au programme des organisations révolutionnaires du xixe siècle.

Mais en devenant un acquis dans la majeure partie des pays centraux du capitalisme, la laïcité s’est transformée en une arme de mystification aux mains de la bourgeoisie. Cet article vise à souligner l’importance de cette question au sein du mouvement révolutionnaire, mais aussi à montrer l’usage qu’en fait la bourgeoisie pour semer la confusion et la division dans les rangs de la classe ouvrière.

Le rapport ambivalent de la bourgeoisie à l’égard de la religion et du clergé

L’Eglise catholique pouvait être supportée par la société féodale (…) mais elle ne pouvait être tolérée par la démocratie bourgeoise dont les membres égaux devant la fortune et la loi, mais divisés par des intérêts, sont entre eux en perpétuelle guerre industrielle et commerciale et veulent toujours avoir le droit de critiquer les autorités constituées et de les rendre responsables de leurs malchances économiques”.1

Dans la société féodale, l’Église fait corps avec la société toute entière et constitue un rouage de la domination. Rosa Luxemburg a su identifier cette spécificité des structures féodales :

Dans une monarchie, l’Église, monarchique par essence, comme doctrine autoritaire, entre dans le mécanisme de l’État sans en détruire l’harmonie ; c’est un simple appui, c’est la servante et l’instrument du monarchisme. En ce sens, elle ne constitue pas un pouvoir politique indépendant”.2

Ainsi, la bourgeoisie devait écarter le clergé de l’appareil d’État pour s’émanciper des carcans de l’ancienne société. Le premier assaut de la bourgeoisie fut la Révolution anglaise de 1648 : “à partir de ce moment-là, la bourgeoisie devint un élément modeste, mais officiellement reconnu, des classes dominantes de l’Angleterre, ayant avec les autres fractions un intérêt commun au maintien de la sujétion de la grande masse ouvrière de la nation”.3 Les marchands et manufacturiers anglais soucieux de maintenir leurs ouvriers dans la soumission et l’ignorance découvrirent “les avantages que l’on pouvait tirer de la religion pour agir sur l’esprit de ses inférieurs naturels (…) et pour les rendre dociles aux ordres des maîtres. (…) Bref, la bourgeoisie anglaise avait à prendre sa part dans l’oppression des classes inférieures, de la grande masse productrice de la nation, et un de ses instruments d’oppression fut l’influence de la religion” (idem).

Pour plusieurs raisons, l’offensive de la bourgeoisie anglaise se caractérisait par un penchant religieux :

  • le protestantisme constituait un élément de son émancipation vis-à-vis de la féodalité,
  • elle avait dû partager le pouvoir avec les forces traditionnelles,
  • le matérialisme anglais (développé notamment par Hobbes) prenait la défense de la monarchie et a contraint la bourgeoisie à adhérer aux sectes protestantes.

En revanche, un siècle plus tard, l’instauration de la jeune république bourgeoise des États-Unis d’Amérique affirma la séparation de l’Église et de l’État ainsi que la liberté du culte au sein d’une société quasiment vierge de toute tradition féodale.

La question se posa avec beaucoup plus d’acuité lors de la Révolution française de 1789. En effet, l’inflexibilité de la noblesse et du clergé face à l’affirmation de la bourgeoisie déboucha sur une transformation radicale de la société.4 Friedrich Engels considère qu’elle fut le premier soulèvement de la bourgeoisie qui “rejeta totalement l’accoutrement religieux et livra toutes ses batailles sur le terrain ouvertement politique. (…) La Révolution française fut une rupture complète avec les traditions du passé.5

Mais 1789 démontre aussi toute l’ambivalence de la bourgeoisie à l’égard de la religion et du clergé. Dans un premier temps, la bourgeoisie souhaita mettre au pas le pouvoir clérical sans le supprimer. Le 12 juillet 1790 fut proclamée la Constitution Civile du clergé. Les membres de l’Église continuaient à être rémunérés par l’État mais étaient choisis par le corps électoral et devaient prêter serment sur la constitution devant des officiers municipaux. La bourgeoisie modérée, favorable au maintien d’une monarchie parlementaire, avait trouvé un compromis salutaire. L’instauration de la République modifia la situation en cela que l’Église et l’État bourgeois républicain sont incompatibles : “adversaire par essence des principes fondamentaux de la République (nomination à l’élection de toutes les autorités de l’État et souveraineté du peuple), étrangère aux pouvoirs bourgeois, d’origine purement profane, portée par son propre esprit et par les liens personnels qui la rattachent à l’aristocratie, à revêtir un caractère féodal, survivance d’un passé monarchique, l’Église catholique devait naturellement, comme organe de l’État, tendre dans la république bourgeoise à l’indépendance politique. La lutte contre le cléricalisme est comme un fil rouge que l’on retrouve au cours de toute l’histoire de la république bourgeoise en France.6

Dès lors, après le 10 août 1792, la Commune de Paris mit en application les premières mesures anticléricales. La politique de déchristianisation connaît son apogée dans l’an II de la République sous l’impulsion des sans-culottes qui exprimaient les revendications des artisans, des boutiquiers et d’une minorité ouvrière. Cette offensive populaire contre l’un des maîtres de l’ordre féodal prit des formes très radicales : fermeture des Églises, persécutions et massacres de clercs, instauration d’un culte de la Raison reposant sur l’athéisme. Le Comité central des sociétés populaires proposa de supprimer la subvention des cultes par l’État. Mais ces agitations populaires portaient atteinte au bon déroulement de la révolution. La Convention et le Comité de Salut public s’opposèrent à la déchristianisation. Voici ce que pouvait dire Robespierre au club des Jacobins le 28 novembre 1793 : “Nous déjouerons dans leurs marches contre-révolutionnaires ces hommes qui n’ont eu d’autre mérite que celui de se parer d’un zèle anti-religieux... Oui, tous ces hommes faux sont criminels, et nous les punirons malgré leur apparent patriotisme.”

Par la suite, la Convention enveloppa les acquis révolutionnaires d’un voile mystique par l’instauration du culte de “l’Être suprême”. Ce culte déiste visait à développer le civisme et la morale républicaine et ainsi ramener les couches populaires dans la modération. Un calendrier de fêtes républicaines se substitua aux fêtes catholiques. La bourgeoisie réussit à calmer l’ardeur populaire tout en instaurant un État laïque conforme à ses intérêts économiques et idéologiques. Le régime de séparation de l’Église et de l’État fut réglementé le 21 février 1795 : la République ne salarie aucun culte, la loi ne reconnaît aucun ministre, toute manifestation publique, tout signe extérieur sont interdits.7 La laïcité fut ancrée dans la loi dans les années qui suivirent. “À la fin de la période, la baisse de l’influence et du prestige de l’Église catholique était indéniable ; elle se marquait par la misère et la désorganisation d’un clergé divisé, par le recul de la pratique religieuse et les progrès de l’incroyance dans les classes populaires. L’Église et la Révolution, inconciliables sur le plan doctrinal, demeuraient ennemies” (idem).

L’État garantissait la liberté individuelle de la croyance. Tout en étant incapable de dissoudre complètement l’esprit religieux au sein de la société, il prenait rapidement le choix de s’en accommoder en sachant que la religion pouvait être utile pour anesthésier au moins en partie la population. La “religion civique” devenait le credo de la nouvelle classe dominante.

La religion, “opium du peuple”

Avec la stabilisation du processus révolutionnaire, les acquis de 1793 furent donc en partie balayés sous l’Empire : “le besoin de stabilisation sociale, l’attachement de la majeure partie de la nation à la religion traditionnelle rendent compte cependant de la rapidité de la restauration religieuse sous le Consulat.8 Mais, concevant la religion comme un moyen de soumission sociale et l’Église comme un instrument de gouvernement (…) Bonaparte subordonna étroitement l’Église à l’État”.9

Avec l’Empire, le clergé devint un allié aux mains de la bourgeoisie ayant pour fonction de développer une propagande de la soumission, de la souffrance, de la culpabilité et de la résignation. Ainsi, la bourgeoisie a compris très vite l’utilité que pouvait détenir la religion et son administration pour briser l’élan de la classe ouvrière. Le Concordat entre l’Empire et la papauté instaure un système dans lequel le clergé est financé par l’État et se retrouve en totale harmonie avec celui-ci. Cette relation s’affermit au moment du retour de la monarchie en France entre 1815 et 1848.

Face à l’émergence du prolétariat sur la scène politique, la classe dominante rejeta son matérialisme et embrassa plus nettement l’esprit ­religieux : “Les ouvriers de France et d’Allemagne étaient devenus des révoltés. Ils étaient complètement contaminés par le socialisme ; et pour de bonnes raisons : ils n’avaient pas de préjugés sur la légalité des moyens permettant de conquérir le pouvoir. (…) Il ne restait aux bourgeoisies française et allemande, comme dernière ressource, qu’à jeter tout doucement par-dessus bord leur libre pensée, ainsi que le jeune homme, à l’heure du mal de mer, jette à l’eau le cigare avec lequel il se pavanait en s’embarquant : l’un après l’autre, les esprits forts adoptèrent les dehors de la piété, parlèrent avec respect de l’Église, de ses dogmes et de ses rites et en observèrent eux-mêmes le minimum qu’il était impossible d’éviter. La bourgeoisie française fit maigre le vendredi et les bourgeois allemands écoutèrent religieusement le dimanche les interminables sermons protestants. Ils s’étaient fourvoyés avec leur matérialisme. Malheureusement pour eux, ils ne firent cette découverte qu’après avoir travaillé de leur mieux à détruire la religion pour toujours” (idem).

Ainsi, la bourgeoisie n’est pas allée au bout de son entreprise de destruction du pouvoir religieux. Bien au contraire, elle s’est appropriée ce pouvoir. Ce recours à la religion devint plus pressant lors du premier véritable assaut du prolétariat lors des journées de juin 1848. La bourgeoisie répondit par la répression mais aussi par la propagande. Dès lors, le clergé fut utilisé pour distiller au sein du prolétariat les idées de résignation et de soumission afin de saper sa combativité et sa conscience. Le 18 juin 1848, Adolphe Thiers10 écrivait dans l’Écho des instituteurs : “Je veux rendre toute-puissante l’influence du clergé, je demande que l’action du curé soit forte, beaucoup plus forte qu’elle ne l’est, parce que je compte beaucoup sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici pour souffrir et non cette autre philosophie qui dit au contraire à l’homme : jouis…”

L’Église avait pris parti contre la classe ouvrière en 1848, elle fit de même en 1851 en soutenant le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Là encore, il s’agissait clairement de porter un coup au mouvement révolutionnaire. Des adeptes du catholicisme libéral comme Montalembert le revendiquaient ouvertement : “l’acte du 2 décembre a mis en déroute tous les révolutionnaires, tous les socialistes, tous les bandits de la France et de l’Europe (…) voter contre Louis-Napoléon, c’est donner raison à la révolution socialiste”.11

Dans le monde capitaliste d’alors, le clergé était l’allié indéfectible de la bourgeoisie. Il devint une arme pour tenter de freiner l’élan de la classe ouvrière porteuse d’une nouvelle perspective, celle d’abolir le régime capitaliste et toutes les forces utiles à la conservation de l’ordre social. Le discours religieux avait pour objectif d’endormir la conscience du prolétariat et de la réconcilier avec la réalité misérable dans laquelle devaient vivre tous les exploités. C’est ce que Marx condense dans ce célèbre passage de la Critique de la Philosophie du droit de Hegel : “La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. Elle est l’opium du peuple.”

Ce penchant bourgeois à diffuser l’esprit religieux dans la société n’est pas seulement une offensive stratégique contre la classe ouvrière. Cela s’explique aussi par le fait que cette classe n’est qu’imparfaitement matérialiste. En son sein, réside un fort idéalisme, compte-tenu de son rôle historique limité. En définitive, la bourgeoisie garde une vision largement mystique du monde. Elle s’est émancipée de la religion dans le domaine de la connaissance de la nature par utilitarisme, en vue du développement de la production capitaliste. De par sa nature de classe exploiteuse, la bourgeoisie ne pouvait pas atteindre le même niveau de matérialisme dans les sciences sociales. Les scientifiques et les savants bourgeois étaient incapables de percer les mystères de l’évolution sociale. Paul Lafargue, qui s’est beaucoup intéressé à ce sujet, met bien en évidence cette contradiction : “Même si les savants étaient parvenus à créer dans les milieux bourgeois la conviction que les phénomènes du monde naturel obéissent à la loi de nécessité, de sorte que déterminés par ceux qui les précèdent, ils déterminent ceux qui les suivent, il resterait encore à démontrer que les phénomènes du monde social sont, eux aussi, soumis à la loi de la nécessité. Mais les économistes, les philosophes, les moralistes, les historiens, les sociologues et les politiciens, qui étudient les sociétés humaines et qui, même, ont la prétention de les diriger, ne sont pas parvenus et ne pouvaient pas parvenir à faire naître la conviction que les phénomènes sociaux relèvent de la loi de nécessité, comme les phénomènes naturels ; et c’est parce qu’ils n’ont pu établir cette conviction que la croyance en Dieu est une nécessité pour les cerveaux bourgeois, même les plus cultivés”.12 La science bourgeoise ne pouvait remettre en cause l’élément idéologique servant à légitimer l’exploitation des prolétaires au sein de la société capitaliste. Ce faisant, la classe ouvrière se devait de réagir en donnant ses propres réponses.

(A suivre)
Joffrey


1 Paul Lafargue, Le déterminisme économique de Karl Marx, 1909.

2 Rosa Luxemburg, “Enquête sur l’anticléricalisme et le socialisme”, Le Mouvement socialiste, janvier 1903.

3 F. Engels, Socialisme utopique, socialisme scientifique, Editions sociales, 1973.

4 Contrairement à la noblesse anglaise qui a su faire des compromis et s’intégrer à l’ordre bourgeois.

5 F. Engels, op. cit.

6 Rosa Luxemburg, “Enquête sur le cléricalisme”, janvier 1903.

7 Albert Soboul, Histoire de la Révolution française, Gallimard, 1962.

8 Régime politique qui succède au Directoire et issu du coup d’État du 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte.

9 F. Engels, op. cit.

10 Républicain conservateur, président de la République française à partir d’août 1871. Auparavant, il fut le leader des Versaillais et l’un des instigateurs de la féroce et sanglante répression de la Commune de Paris.

11 L’Univers, 12 décembre 1851.

12 Paul Lafargue, op. cit., dans le chapitre “Origines économiques de la croyance en Dieu chez le bourgeois”.

 

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Histoire du mouvement ouvrier