“On met un pognon de dingue dans les minima sociaux”. Cette petite phrase choc prononcée par Emmanuel Macron ne reflète pas seulement la morgue et l’inhumanité de ce grand bourgeois, elle résume surtout à elle seule la volonté de sa classe et de son État de précariser le prolétariat en France.
En multipliant les attaques contre les conditions de vie et de travail, il y a “la volonté du gouvernement de rendre plus compétitive l’économie française et “d’assouplir” le marché du travail. Au-delà de la suppression des dizaines de milliers de postes dans la fonction publique, les hôpitaux, les écoles, les services des impôts, la poursuite de la suppression des contrats aidés pendant toute l’année 2018, ce sont des dizaines de milliers de suppressions d’emplois qui restent au programme pour les mois à venir. À cela s’ajoutent les licenciements pour “motifs personnels” et disciplinaires (“faute”, inaptitude professionnelle, refus d’une modification substantielle du contrat de travail) ou par le biais des “ruptures conventionnelles” et un nombre indéterminé de suppressions d’emplois sous forme de “départs volontaires”. Il faut rajouter à cela les attaques contre le statut des cheminots et, par la suite, la mise en place de la réforme du statut de la fonction publique. Tout cela s’inscrit dans la continuité du démantèlement de l’État-providence qui se traduit aussi par des attaques contre les allocations chômage, contre les retraites, contre la sécurité sociale, les réductions des allocations logement et autres prestations familiales”. (1)
Mais il y a, plus encore, une volonté d’écraser idéologiquement les travailleurs. La bourgeoisie française est animée d’un esprit de revanche féroce. Depuis des décennies, elle rêve d’imposer une politique d’austérité comme la bourgeoisie anglaise sous Thatcher, sans y parvenir. Car, face à elle, se trouve le prolétariat parmi les plus combatifs et politisés du monde. La grève historique de Mai 1968, ou, plus récemment, la victoire du mouvement anti-CPE en 2006, en sont des exemples marquants. Alors, il n’est pas question pour la classe dominante de ne pas profiter au maximum des difficultés actuelles du prolétariat pour prendre sa revanche. La baisse de cinq euros pour l’aide au logement des plus pauvres, comme les déclarations contre les retraites prétendument trop élevées expriment un unique message : la bourgeoisie française, avec Macron à sa tête, est bien décidée à mener une politique de généralisation de la précarité.
La violence des forces de répression de l’État, qui ont évacué les facultés à coups de matraques, comme le quadrillage étouffant des manifestations par les CRS s’inscrivent dans cette volonté claire du gouvernement actuel. C’est d’ailleurs pourquoi les black blocs rendent involontairement un si précieux service à “l’État de droit” en fournissant un alibi en or à ses coups de matraques.
En essayant d’enfoncer ainsi la tête du prolétariat sous l’eau, l’objectif est de préparer le terrain à de nouvelles attaques économiques, toujours plus violentes.
Cela dit, même si la classe ouvrière est depuis plusieurs années marquée par l’apathie, la résignation, le manque d’espoir et de combativité, les coups actuels et à venir sont tels que la bourgeoisie française a parfaitement conscience que les travailleurs ne peuvent demeurer à terme sans réagir. C’est pourquoi les syndicats sont entrés en action, pour encadrer les luttes et parfaire la défaite.
Il y a en France, depuis des mois, une multitude de petites grèves, soigneusement isolées les unes des autres par les syndicats. Aucune assemblée générale commune, aucun mot d’ordre rassembleur. Cette situation a d’ailleurs commencé à questionner une partie des travailleurs ; c’est pourquoi, au mois de mai, les syndicats ont sorti de leur chapeau le simulacre de la “convergence” des manifestations où chaque corporation, chaque entreprise défilait avec “sa” banderole, “son” mot d’ordre, les unes derrières les autres, sans que jamais les travailleurs en lutte ne puissent discuter. La palme du sabotage revient à la “grève perlée” de la SNCF qui a permis d’épuiser les cheminots, pourtant au départ très combatifs, par une lutte longue, stérile, coupée des autres secteurs de la classe ouvrière, de plus en plus minoritaire au sein même de l’entreprise, le tout organisé sous-couvert d’assemblées générales dans lesquelles, en réalité, rien ne se décidait et où tout était ficelé d’avance.
Avec ce sale boulot des syndicats, la bourgeoisie française veut inoculer un profond sentiment d’impuissance aux travailleurs : la défaite des cheminots est celle de toute la classe ouvrière, leur démoralisation aussi. “Puisque eux, qui sont censés être particulièrement combatifs, ne parviennent pas à résister, aucun secteur ne le pourra… la lutte ne paie pas”, tel est le message lancé par la classe dominante.
La publicité médiatique faite autour de la “victoire” des soignants en grève de la faim à l’hôpital psychiatrique du Rouvray n’a pas d’autre but. Alors que la colère gronde dans tous les hôpitaux de France face à la situation catastrophique des conditions de travail et de soins, la mise en avant d’une victoire très localisée et ponctuelle, à la suite d’une longue grève de la faim, ne peut qu’elle aussi renforcer ce sentiment d’impuissance. Pour grappiller quelques miettes, il faudrait en arriver à cette extrémité inhumaine d’une grève de la faim que presque personne n’est prêt à assumer, même par désespoir total, sans compter que ce moyen isolé, et donc stérile, ne provoque aucune émotion dans la bourgeoisie qui n’y voit, au mieux, qu’une “petite gêne” pour ses intérêts sordides.
La bourgeoisie française va poursuivre sa politique d’austérité brutale au nom de la “compétitivité nationale”. La faiblesse de la combativité et de la conscience du prolétariat en France et dans le monde vont l’y encourager. Mais les derniers mouvements sociaux et les dernières grèves ont aussi montré qu’une partie des travailleurs recommencent à réfléchir, à chercher comment lutter, à douter des méthodes syndicales… Afin de préparer les futures luttes, il faut que ces éléments plus combatifs et conscients se regroupent pour discuter, tirer les leçons des dernières grèves, mais aussi essayent de se réapproprier les leçons des luttes du passé. L’expérience de notre classe est immense, il s’agit de la faire revivre.
“La question de la perspective est au cœur de la capacité du prolétariat à retrouver le chemin de luttes massives, autonomes et conscientes. Si de nombreux prolétaires ont bien compris que le système capitaliste ne peut leur offrir que toujours plus de privations, de précarité, de chômage, de misère et de souffrances, ils sont encore loin d’envisager la possibilité de le renverser. La classe ouvrière doit affronter de nombreux obstacles avant que de pouvoir envisager une telle perspective. (…) Elle doit surmonter un profond sentiment d’impuissance résultant de la perte de son identité de classe. (…) Les difficultés principales que doit affronter la prise de conscience du prolétariat sont et seront les manœuvres des “spécialistes” en sabotage que sont les syndicats et les gauchistes. Pour y faire face, l’expérience accumulée par le prolétariat durant les années 1970 et 1980 devra absolument être ravivée dans les mémoires. Cette capacité à politiser la lutte et à développer la conscience en récupérant les leçons de l’histoire du mouvement ouvrier est l’enjeu des futurs grands mouvements sociaux”. (2)
So, 13 juin 2018
1) Résolution sur la situation en France adoptée par Révolution internationale, section du CCI en France, lors de son dernier congrès, et disponnible sur notre site internet
2) Ibid.
Ce n’est certainement pas la première fois que la bourgeoisie italienne connaît une crise grave dans son appareil politique ayant un impact sur sa capacité à former un gouvernement, comme par exemple pour le gouvernement Monti en 2011 et le gouvernement Letta en 2013, qui ne durera que 10 mois. Cependant, la gestation troublée du gouvernement de coalition Ligue-5 Étoiles a pris une dimension et une signification politique particulièrement sérieuses qui pourraient même engendrer une crise constitutionnelle, avec la menace d’une demande de destitution de la part du chef de l’État du Mouvement 5 Étoiles (M5S) et des Frères d’Italie.
Après une campagne électorale caractérisée par un affrontement très dur entre les forces politiques en jeu, dans lequel chacun a déclaré qu’il n’accepterait jamais de gouverner avec d’autres, où les promesses les plus audacieuses au nom de la “défense des familles, des précaires, des jeunes” se sont épanouies, le résultat électoral a vu le triomphe du populisme, mais sans une majorité de gouvernement claire et une série de vetos croisés (la Ligue contre le Parti démocrate (PD), le PD contre la Ligue, du M5S contre Berlusconi, etc.). Après plusieurs tentatives de la part du président de la République démocrate-chrétien, Sergio Mattarella, distinguant, rejetant, revenant en arrière et négociant avec les parties concernées, il a finalement été possible de parvenir à un accord pour former un gouvernement, évitant le spectre d’un retour immédiat aux urnes, ce qui aurait été un autre problème pour la bourgeoisie italienne, à la fois parce qu’il aurait prolongé la situation de grande instabilité avec des répercussions économiques majeures, et parce que le résultat de ce nouveau vote n’était certainement pas prévisible et risquait seulement de reporter le problème. Comment expliquer cette tempête ?
Un premier problème important est que la bourgeoisie est confrontée au niveau international au développement du populisme et à son poids, comme aux effets de la décomposition, sur les partis politiques avec une tendance dominante au “chacun pour soi”. (1) Comme nous l’avons déjà fait valoir dans d’autres textes, (2) ce développement est la conséquence de la phase historique actuelle. De larges couches de la population, et surtout le prolétariat, connaissent quotidiennement les effets de l’aggravation de la crise : une augmentation de l’instabilité économique, de l’enfoncement dans la précarité et de l’insécurité sociale, dont il est extrêmement difficile de comprendre les causes. Cela génère beaucoup de colère mais aussi une perte profonde de repères, un sentiment d’impuissance et une peur de tout ce qui semble mettre encore plus en danger leur situation présente et future. De plus, les partis “historiques”, qui, en raison de leur expérience politique, ont représenté pour la bourgeoisie un instrument essentiel pour détourner et contenir le mécontentement dans le jeu de l’alternance démocratique, ont subi une forte érosion de leur crédit. En particulier, les partis sociaux-démocrates, historiquement considérés comme les défenseurs des travailleurs, ont longtemps dû assumer eux-mêmes toutes les mesures et réformes économiques qui ont sérieusement dégradé la situation de la classe ouvrière, révélant ainsi leur caractère anti-prolétarien. (
Comme nous l’avons dit à propos de la victoire du Brexit, “le populisme n’est pas un autre acteur dans les jeux entre les partis de gauche et de droite ; il existe à cause du mécontentement généralisé qui ne trouve aucun moyen de s’exprimer. Il est entièrement sur le terrain politique de la bourgeoisie, mais il est basée sur l’opposition aux élites et à l’establishment, sur l’aversion envers l’immigration, sur la méfiance envers les promesses de la gauche et l’austérité de la droite, qui expriment une perte de confiance dans les institutions de la société capitaliste, mais ne voient pas, pour l’instant, l’alternative révolutionnaire de la classe ouvrière”.(3)
De ce point de vue, ces forces, dans une certaine mesure, peuvent aussi rendre un service utile à la bourgeoisie parce qu’elles canalisent la colère et la méfiance sur le terrain démocratique et institutionnel. Comme Di Maio l’a affirmé ces jours-ci, c’est le M5S qui a ramené sur le terrain de la protestation démocratique et du vote la plupart de ceux qui s’en éloignaient parce qu’ils étaient dégoûtés, désillusionnés et en colère contre la classe politique et les institutions. Mais, contrairement aux partis “historiques” de la bourgeoisie (de droite comme de gauche) qui, malgré tout, conservent encore un certain sens de l’État, la vision des forces populistes se traduit par des politiques concrètes qui vont souvent à l’encontre des intérêts globaux de la bourgeoisie nationale, tant sur le plan économique et de la politique internationale que sur le plan idéologique de la défense de la démocratie et constituent pour cette raison un péril pour la cohérence et les intérêts politiques de la même classe dirigeante.
La présence du phénomène populiste et le discrédit des partis historiques expliquent aussi la difficulté croissante pour la bourgeoisie internationale et, en particulier en Italie, de contrôler le cirque électoral et de prédire son issue. Cette imprévisibilité s’est vue, par exemple, avec le Parti démocrate où Renzi, sur la base des 40,8 % obtenus lors des élections de 2014, s’est pris une claque avec le référendum sur la constitution en 2016 qui a anticipé l’effondrement actuel de sa formation politique. Dans le passé, l’électorat a maintenu une certaine fidélité aux partis traditionnels parce que cela correspondait aussi à des “idéaux politiques” et à des programmes qui, du moins en paroles, suggéraient des choix différents. La droite et la gauche du capital ont exprimé différentes options pour la gestion de la société ; l’électeur, quoique de façon critique, s’identifiait à l’un ou l’autre de ces partis. Aujourd’hui, cette distinction n’existe plus parce que la crise économique ne permet pas d’options alternatives globales. Tout parti ou coalition au pouvoir ne peut mener qu’une politique d’appauvrissement pour la grande majorité de la population, et ne peut lutter contre la détérioration des conditions de vie à d’autres niveaux (précarité, insécurité sociale, dégradation de l’environnement, etc). Le vote est donc donné à la force politique qui, à ce moment-là, semble être la “moins pire”, celle qui, peut-être, ne semble pas faire miroiter autant de fausses promesses ou celle qui répond le plus à ses doutes. Ce n’est pas un hasard si le cheval de bataille électoral gagnant du M5S a été le “revenu minimum de citoyenneté” et la promesse de réduction du coût de la vie, surtout dans le sud de l’Italie où la pauvreté, la précarité et le manque de perspectives pèsent dans la vie quotidienne de la majorité de la population. Pour la Ligue, cependant, c’est la sécurité, avec l’expulsion des migrants et davantage de policiers dans les rues, le droit à l’autodéfense et la flat tax qui avantage les petits et moyens entrepreneurs particulièrement présents dans le Nord.
Nous avons vu récemment un phénomène similaire avec les difficultés de la bourgeoisie anglaise à gérer les effets du Brexit, de la bourgeoisie américaine à contenir les politiques irresponsables de Trump, de la bourgeoisie allemande à former un gouvernement de coalition qui, bien qu’il doive inclure le CDU anti-européen, maintiendrait une politique interne et internationale conforme aux intérêts de l’État allemand. Ce n’est qu’en France, face au danger d’une éventuelle victoire de Marine Le Pen, que la bourgeoisie a pu trouver la solution Macron qui assurait la continuité des choix politiques nationaux et internationaux et qui, en même temps, se présentait comme “le renouveau”, “ni droite ni gauche”, répondant ainsi à la méfiance et au mécontentement croissants.
Cela explique aussi pourquoi, par rapport aux élections en Italie (dans la phase préélectorale et pendant la crise politique), il y a eu une forte préoccupation (en particulier de la part des pays européens) et toute la pression des personnalités influentes de l’UE et du monde des affaires, sur le fait que, quelle que soit la composition du nouveau gouvernement, cela ne devrait pas remettre en question les résultats obtenus par l’Italie grâce aux réformes mises en œuvre ces dernières années, avec la forte recommandation de ne pas changer de cap vers des politiques irréfléchies et irresponsables pour le capital italien qui créeraient une instabilité internationale.
Regardons maintenant de plus près la situation italienne pour comprendre une série d’étapes importantes dans la politique de la bourgeoisie nationale. Par exemple, pourquoi le président de la République, Mattarella, a-t-il refusé de signer la nomination de Savone comme ministre de l’Économie ? Pourquoi cette lutte acharnée sur un seul nom ? En réalité, Mattarella, qui représente la partie la plus responsable de la bourgeoisie nationale avec une vision plus large et à long terme des intérêts du capital national et des instruments nécessaires pour les défendre, s’est retrouvée à gérer une situation caractérisée par :
— la victoire électorale de deux forces qui, bien que de manières différentes, sont l’expression d’un populisme caractérisé par une forte irresponsabilité associée à l’absence d’expérience et de profondeur politique. Le M5S né avec le slogan “allez vous faire foutre !” dirigée contre “la caste les bouffons parlementaires et des malversations”, une fois au parlement a dû prendre un rôle plus modéré et institutionnel, mais il reste une force totalement dépourvue d’expérience dans la gestion de l’État et fortement caractérisée par une politique qui est basée sur les humeurs viscérales immédiates du “peuple” pour élargir son consensus et entrer dans les lieux du pouvoir. Cela signifie qu’il s’agit d’une force oscillante, sur laquelle il est difficile de s’appuyer dans une situation qui exige rigueur et responsabilité en prenant des mesures drastiques et impopulaires. Après tout, il suffit de voir la réaction infantile et irresponsable de Di Maio et Di Battista (en bonne compagnie avec Meloni) immédiatement après le rejet par Mattarella de leur proposition gouvernementale. Les menaces répétées de destitution exprimées dans divers entretiens et lors de la réunion de Naples, ainsi que les déclarations de la Ligue par la bouche de Salvini, ont alimenté sur le web un climat d’attaque contre les institutions et en particulier contre Mattarella et la plus haute fonction de l’État. Enfin, malgré les assurances actuelles, le M5S s’est toujours distingué contre l’ingérence de l’UE dans la politique économique de l’Italie et le retour à la monnaie nationale.
La Ligue, ayant déjà assumé des responsabilités gouvernementales avec Bossi dans le passé, se présente comme moins versatile et plus cohérente et (après avoir abandonné son caractère régionaliste) se présente comme une force nationale. Cependant, elle reste une force à forte connotation anti-européenne (“l’Italie ne doit pas être tenue en laisse par l’Allemagne”), russophile et xénophobe (“si j’allais au gouvernement, je commencerais par un grand coup de balai, fixer des règles pour armer et protéger les frontières des Alpes à la Sicile.”)(4)
Ces deux partis pourraient remettre en cause les choix d’alliances impérialistes de l’Italie, tous deux étant plus ou moins explicitement favorables à une “ouverture” à la Russie ;
– un programme gouvernemental (celui du contrat de gouvernement du M5S et de la Ligue) qui, derrière un torrent de mots, cache une incohérence totale sur certains choix cruciaux de la politique économique, comme l’emploi, tandis que sur d’autres, il propose des mesures telles que le revenu citoyen, la flat tax et l’abolition de la réforme Fornero sur les pensions, abolition qui non seulement n’ont aucun financement budgétaire, mais qui remettent dangereusement en question les résultats pauvres mais positifs du point de vue des intérêts du capital italien obtenus par l’État au cours des dernières années. Ce contrat, en outre, était associé à un ministre de l’Économie, Savone, qui, bien qu’il rassure aujourd’hui en affirmant ne pas vouloir proposer une sortie immédiate de l’UE, est un fervent anti-européen déclaré et aurait certainement pu mettre en place sa politique avec des problèmes évidents pour l’État italien au sein de l’Union ;
– un appareil politique fortement discrédité (le parti démocrate et Forza Italia de Silvio Berlusconi, cette dernière fraction de centre droit n’ayant gagné le pouvoir dans le passé qu’en tant que membre d’une coalition avec la Ligue et les Frères d’Italie), incapable de construire une véritable alternative aux forces populistes, également parce que déchiré par des affrontements et des divisions internes.
Tout cela dans un contexte où, au-delà des belles phrases sur la “défense des intérêts des Italiens”, chacun a essayé de défendre ses propres intérêts, de maintenir et de renforcer la place obtenue sur la scène politique au détriment des autres. Par exemple, dans le cas du refus du PD d’accepter le M5S, ce qui l’aurait probablement encore plus discrédité, ou de la Ligue, qui a joué au mieux son succès électoral tant dans la négociation avec le M5S qu’au sein de la coalition de centre-droit.
Compte tenu de ce cadre et de la priorité absolue de l’État italien d’assurer une relative stabilité dans son budget, de sa capacité de négociation durement acquise au sein de l’UE et de son respect pour les alliances impérialistes actuelles, il est clair que la structure de gouvernement prévue causait beaucoup d’inquiétude à la classe dirigeante. D’où le veto sur la nomination de Savona imposé par Mattarella qui a pleinement rempli le rôle conféré par la Constitution au président de la République en tant que garant de la défense des intérêts nationaux. En fait, Di Maio a raison quand, lors de la réunion de Fiumicino, il a dit : “Dans ce pays, vous pouvez être un criminel condamné, un condamné pour fraude fiscale,… vous pouvez avoir commis des crimes contre l’administration publique, vous pouvez être une personne faisant l’objet d’une enquête pour corruption et devenir ministre. Mais si vous avez critiqué l’Europe, vous ne pouvez même pas vous permettre d’être ministre de l’Économie”. En fait, c’est ainsi que cela fonctionne parce que, contrairement à ce que lui, Grillo, Salvini, Meloni, Travaglio et consorts veulent nous faire croire, la Constitution italienne, ainsi que celle de tout autre État, n’est rien de plus qu’un instrument entre les mains de la classe dirigeante pour contrôler et gérer sa domination de la meilleure manière possible sur la société, dans un cadre démocratique, pour la sauvegarde du capital national sur le plan économique et politique à l’échelle internationale.
Cependant, la bourgeoisie, aussi bien en Italie qu’en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, a aussi un autre problème : elle ne peut exclure de la formation du gouvernement les forces populistes qui remportent les élections parce que cela démolirait toute la mystification démocratique qui constitue l’arme la plus puissante de sa domination. D’où la tendance extrêmement prudente, patiente et d’attente de Mattarella dans sa tentative de former un gouvernement aussi fiable que possible, comme a essayé de le faire Angela Merkel en Allemagne. Le problème supplémentaire posé par la situation actuelle en Italie est qu’il n’y a pas eu ici la possibilité de rejoindre Salvini et Di Maio avec une troisième force à déployer. Ce n’est pas un hasard si la première tentative de Mattarella a été d’essayer de former un gouvernement de tout le centre-droit avec le M5S et donc la présence de Forza Italia, car, malgré tout le discrédit dont il a souffert, Berlusconi, dans son expérience du gouvernement, a néanmoins fait preuve de loyauté envers l’OTAN et l’UE, ce qui dans le gouvernement aurait donné un peu plus de garanties à la bourgeoisie.
Le gouvernement Conte, finalement constitué, conserve toute sa nature problématique et devra être maîtrisé. Mais la fermeté de Mattarella sur le ministère de l’Économie et sur le rôle institutionnel du président de la République ont au moins forcé le M5S et la Ligue à faire marche arrière par rapport aux attitudes de protestation irresponsables antérieures et à exprimer leur opinion explicite sur la position de l’Italie au niveau international.
Comme nous l’avons déjà dit, le programme de ce nouveau gouvernement n’a vraiment rien pour améliorer une situation dans laquelle l’augmentation de la pauvreté et de la précarité, le manque de perspectives, la dégradation sociale sont vécus de façon dramatique par l’écrasante majorité des exploités qui ne peuvent même plus vendre la seule chose qu’ils ont, leur force de travail, ou s’ils ont un emploi, c’est seulement dans des conditions d’esclavage qui souvent ne permettent même pas la survie. Les grandes mesures promises seraient le “revenu citoyen” et la flat tax. La première, déjà largement redimensionnée par rapport aux promesses pré-électorales, ne s’élève pas à beaucoup plus de 80 euros et implique des conditions de chantage croissantes : soit vous acceptez n’importe quel type de travail avec n’importe quel salaire, soit vous n’aurez plus rien. En fait, cela signifie que vous devez vivre avec 780 euros par mois, un chiffre qui ne couvre même pas le coût d’un loyer et d’un toit au-dessus de votre tête. La flat tax, pour sa part, n’enlève rien et n’ajoute rien pour les faibles revenus mais permet beaucoup d’épargne pour les revenus élevés. Paradoxalement, il favorise divers hommes d’affaire du genre Berlusconi, certainement pas les revenus salariaux. Il est certain que, à en juger par les premiers pas du gouvernement Conte, la consolidation des comptes publics et des politiques internationales ne peut se faire qu’aux dépens des travailleurs qui sont les producteurs de la richesse nationale.
Cependant, l’effet le plus lourd sur le prolétariat de toute cette farce électorale et des événements récents se situe au niveau idéologique.
Il ne fait aucun doute que les événements des derniers mois ont causé incrédulité et confusion, mais ils ont aussi discrédité et enlevé des illusions envers une classe politique divisée, hésitante dans ses choix politiques et incapable de faire face à une situation tragique. Il n’y a pas non plus de doute que cela donne lieu à une réflexion, à des questions et à une tentative de comprendre les raisons de tout cela, au-delà de la contingence de la formation de ce gouvernement. Mais ce processus de réflexion est entravé et dévié par toute une série de mystifications utilisées notamment par la Ligue et le M5S qui poussent les prolétaires à chercher la raison de leur souffrance dans tel ou tel mal particulier, telle ou telle institution, mais jamais dans le système économique capitaliste qui, fondé sur l’exploitation, la concurrence, la lutte entre États-nations, ne peut favoriser qu’une petite minorité dominante au détriment du reste de l’humanité. Ainsi, les réfugiés, les immigrants deviennent des boucs-émissaires, des “envahisseurs” contre lesquels il faudrait se protéger, la dépendance envers l’Allemagne porterait la responsabilité d’impôts accablants, de l’inondation de rentes viagères et de voitures bleues, ce qui ferait perdre des emplois, ce qui forcerait à vivre avec des salaires de misère et à priver la nouvelle génération de toute possibilité d’une vie décente.
Cependant, les mystifications les plus dommageables qui ont repris toute leur force au cours du dernier mois sont la défense de la démocratie et le nationalisme. Le Non à Savone de Mattarella a déclenché un chœur retentissant du M5S, de la Ligue, des Frères d’Italie et toute une série de représentants des médias comme Travaglio, selon lequel la démocratie serait piétinée, voulant empêcher les partis librement choisis par le “peuple souverain” de gouverner. Pour cette raison, Mattarella et ses compagnons seraient des marionnettes sous les ordres d’autres nations qui veulent dicter leur loi au “peuple” italien.
Cette campagne a eu un certain écho dans la population et aussi parmi le prolétariat, provoquant une division entre deux camps opposés : entre ceux qui ont défendu les institutions (représentés par Mattarella dans cette affaire) et ceux qui ont défendu la souveraineté du “peuple italien” contre l’ingérence d’États étrangers. Cette opposition n’est qu’apparente, car l’idée qui unit les deux positions est la défense de l’État démocratique en tant qu’expression des intérêts des “citoyens” d’une nation donnée qui décident de leur propre destin par le vote.
Mais, c’est précisément le poids de cette mystification qui empêche le développement d’une prise de conscience de la nature fondamentale de ce système et de son appareil de la part de la classe ouvrière. La démocratie porte en elle l’idée que la base de la société ne sont pas les classes mais l’individu et que l’individu, en tant que “citoyen”, ne peut agir qu’en déléguant à un groupe plus large (parti, union ou institution) la défense de ses intérêts. C’est ce qui conduit des millions de prolétaires à voter, à croire que tel ou tel parti peut changer quelque chose, malgré la désillusion croissante et le mépris envers les partis, malgré la colère face aux conditions de vie imposées et la conscience que la dignité même de l’être humain est piétinée dans cette société. Le nationalisme renforce cette idée en se présentant comme la seule sphère de défense de l’individu comme faisant partie d’un tout national, où nos intérêts d’exploités pourrait trouver un compromis avec ceux qui nous exploitent et nous oppriment, pour sauvegarder un minimum de sécurité face à un ennemi commun qui risquerait de remettre cela en question (que ce soit l’ingérence d’autres puissances ou l’afflux de migrants). Cela renforce encore la difficulté du prolétariat à se concevoir comme faisant partie d’une classe avec des intérêts distincts du reste de la société, une classe mondiale où des millions de travailleurs sont dans la même position et doivent se défendre contre les mêmes attaques du capital, qu’ils soient en Italie, en Allemagne, en Chine ou en Amérique. Les deux aspects de cette mystification tendent donc à maintenir les travailleurs attachés à l’État et à ses institutions mais, surtout, ils entravent la prise de conscience de la classe en tant que force sociale collective qui peut non seulement se défendre véritablement, mais aussi changer la société concrètement et radicalement.
Le populisme alimente fortement ces mystifications, qui sont les principales armes de la domination de la bourgeoisie. Ce n’est qu’en retrouvant cette identité de classe, d’une classe à la fois exploitée et révolutionnaire, que le prolétariat pourra se confronter au piège de la démocratie, de l’idéologie populiste, et, surtout, lutter à la racine contre le système capitaliste et ses conséquences néfastes pour l’humanité.
D’après Rivoluzione Internazionale, organe du CCI en Italie, 13 juin 2018
1) Voir nos Thèses sur la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste, écrites en mai 1990 et republiées dans la Revue Internationale n° 107.
2) Contribution sur le problème du populisme et Résolution sur la situation internationale du XXIIe Congrès du CCI.
A bas la répression policière ! A bas la brutalité des forces de l’état capitaliste ! Le gouvernement n’y est pas allé de main morte dans la répression brutale des étudiants mobilisés contre la loi Vidal réformant l’accès aux études universitaires : Bordeaux, Montpellier, Lille, Nantes, Strasbourg, Nanterre, Paris, Grenoble, Metz, Nancy, Toulouse, et ailleurs, de début mars à fin avril, la liste des facultés où se sont enchaînées les interventions brutales des CRS “afin de libérer l’accès à l’ensemble des locaux universitaires” et de “procéder à l’évacuation des bâtiments occupés illégalement”, avec tabassages, hospitalisations, gardes à vue et poursuites judiciaires à la clef, est longue.
Le flicage croissant, avec un quadrillage de patrouilles de police et même de militaires sur les campus, le déploiement des CRS et l’usage de la force répressive dans l’enceinte des universités sont loin d’être une nouveauté, mais ce qui est inédit dans la situation actuelle depuis 1968, c’est la présence et le caractère systématique de l’intervention brutale de la police. Insultes, menaces et gestes de sauvagerie, tout était bon pour réprimer et intimider en vue de dissuader les grévistes de participer à la lutte. Cela correspond à la volonté arrogante affichée par le gouvernement actuel et les partis de l’ordre de plier les travailleurs et les futurs travailleurs, tous les exploités, aux nécessités de l’économie nationale et aux lois du capital. Les étudiants protestataires, tout comme les ouvriers qui défendent leurs conditions de vie ou de travail ou qui luttent contre la perte de leur emploi, ne sont, dans son esprit (et celui de la bourgeoisie), que des “fouteurs de bordel” qu’il s’agit de mettre au pas ou de mater en utilisant la force et la brutalité, (1) tout cela au nom de la légalité démocratique et de “l’État de droit” qui doit être rétabli “partout” et “en particulier dans les facultés” (Gérard Collomb).
Ce faisant, l’actuel gouvernement agit vis-à-vis des travailleurs et des étudiants en digne rejeton de la bourgeoisie française qui n’a jamais réussi à digérer Mai 68. Si Sarkozy avait rêvé tout haut d’en finir avec “l’esprit de Mai 68”, Macron se targue, lui, d’y parvenir en réutilisant et réhabilitant la matraque.
Le gouvernement Macron s’affirme en pouvoir à poigne, qui fait régner l’ordre, jusque dans la ZAD de Notre-Dame des Landes, un lieu où les scènes dignes des champs de bataille servent à semer la terreur. Un jeune a d’ailleurs eu la main arrachée suite à l’usage de véritables armes de guerre par l’État et ses sbires. La violence et la brutalité sont ainsi montées d’un cran, notamment avec les moyens accrus tels que la grenade offensive GLI-F4 qui est régulièrement mise en cause pour sa dangerosité. Le but est bien de terroriser et de paralyser le plus grand nombre et d’isoler ceux qui cherchent à s’opposer à la politique gouvernementale d’attaques présentes et à venir.
C’est, d’ailleurs, sur tous les plans que l’État blinde son arsenal répressif, en rendant permanent l’état d’urgence, ou avec la loi anti-radicalisation qui, loin de concerner uniquement le terrorisme, vise aussi explicitement tout ce qui est susceptible de mettre en cause la démocratie bourgeoise et son État, en particulier les mouvements de la classe ouvrière et ses minorités politiques.
En plus d’avoir été confrontés à l’arsenal classique des professionnels du sabotage des luttes (les syndicats) et de la répression policière, les étudiants en lutte contre la loi Vidal ont aussi dû faire face à la résurgence de provocations et d’intimidations venant de l’extrême droite. Mi-mars, selon l’AFP, “le lycée autogéré de Paris a été la cible de militants se revendiquant du GUD (un syndicat étudiant d’extrême droite connu pour sa violence), armés de barres de fer qui ont (…) agressé deux élèves”. Le 26 mars, “à Lille, une AG estudiantine a été perturbée à la faculté de droit par un petit groupe d’extrême droite”, selon Libération. Le 4 avril, “des échauffourées ont éclaté devant Tolbiac quand un groupe de jeunes casqués, armés de battes de base-ball, ont lancé des projectiles contre des étudiants et militants qui bloquent le site” (Europe 1). À Tours, le 17 avril, “une lycéenne a été agressée au couteau par trois hommes cagoulés (…) des agresseurs qui feraient partie des jeunesses royalistes” (Nouvelle République). Dans la situation historique actuelle et le contexte de volonté gouvernementale de “reprise en main” sociale, la racaille d’extrême droite, haineuse envers toute forme de remise en cause de la conservation sociale, se sent pousser des ailes. Mais surtout, l’État démocratique a toujours su, comme l’histoire en montre de nombreux exemples, encourager en sous-main, manipuler et mettre à profit, selon ses besoins, l’action de groupes qui peuvent former une force d’appoint ou même se spécialisent dans la répression des mouvements sociaux. (2) L’évacuation de la fac de Montpellier le 22 mars a révélé cette connivence : en effet, ce sont le doyen et au moins un complice, prof de la faculté de droit, qui ont organisé l’intrusion et l’intervention de nervis cagoulés armés de bâtons aux côtés des vigiles de la faculté pour expulser par la violence une AG d’étudiants. “La police qui est arrivée rapidement sur les lieux n’a pas procédé à l’arrestation des personnes cagoulées et armées de bouts de bois. Elle n’a pas pris leur identité. Mieux elle les a raccompagnées gentiment à l’extérieur pour qu’ils puissent rentrer tranquillement chez eux. Quel rôle la police a-t-elle vraiment joué dans cette affaire ? Quel rôle la préfecture a-t-elle joué ?” (3) Puis, avant que la vérité ne s’impose grâce aux preuves filmées postées sur les réseaux sociaux, les autorités n’ont reculé devant aucun mensonge pour étouffer et couvrir l’affaire, “la préfecture (parlant) de son côté “d’échauffourées entre étudiants” à l’intérieur de la faculté, précisant que la police était intervenue à l’extérieur dans le cadre d’un “trouble à l’ordre public” et pour prendre en charge trois blessés” (L’Obs). Afin de dissiper l’effet désastreux de l’évidence de la collusion entre les autorités et les milieux d’extrême droite, les deux hommes de paille de l’État ont (de bien mauvaise grâce) été mis en examen avec la promesse ministérielle de “suites judiciaires” et que “toute la lumière serait faite”. Voilà comment l’État joue les Monsieur Propre en confiant la basse besogne à ses sous-traitants avec la complicité bienveillante de la police et en faisant porter le chapeau aux sous-fifres en cas de hic !
Plus largement, les provocations de l’extrême droite ont fait pleinement partie de la stratégie répressive de l’État. Pour les AG d’étudiants, otages de la stratégie de division de la “convergence des luttes” des syndicats et des partis de gauche, de plus en plus isolées et minoritaires, privées de solidarité active du reste de la classe, les agressions dont, parallèlement, elles ont été victimes ont servi à les polariser sur la violence, le “danger fasciste” et à faire en sorte que le mouvement (en particulier à Paris) se réduise, ou paraisse se réduire, à un affrontement entre groupes d’extrême gauche et d’extrême droite. La première victime a été la lutte elle-même, peu à peu détournée de son but initial de riposter à une attaque étatique et de nécessaire réflexion sur les moyens pour y faire face. Finalement, le gouvernement est ainsi parvenu à désagréger, discréditer le mouvement et à trouver un prétexte pour légitimer la répression légale : “En ce moment, nous assistons à un retour d’une certaine extrême gauche et d’une certaine extrême droite, qui cherchent à en découdre”, a ajouté Vidal. “Le résultat, ce sont les échauffourées (à Tolbiac) qui heureusement ont été calmées par l’arrivée des forces de police intervenues rapidement” (Europe 1). Le mouvement pouvait ainsi être liquidé sous couvert de “nettoyer les facs” des “fauteurs de troubles professionnels de tout type” en se posant comme le défenseur du droit et des valeurs républicaines “contre les extrêmes”.
C’est dans la confrontation entre les classes que l’État démocratique bourgeois révèle son véritable visage et sa nature répressive. L’État démocratique n’est que l’instrument le plus efficace de la dictature de la bourgeoisie pour imposer et défendre son ordre social d’oppression et d’exploitation. Comme le montre sa pratique sur tous les plans, et, plus encore, quand il affronte le prolétariat, tous les moyens officiels et occultes sont bons et tous les coups sont permis contre son ennemi de classe, la limite entre légalité et illégalité n’existe pas.
La classe ouvrière se devra donc inévitablement, elle aussi, d’user de la violence contre cet ennemi de classe. Mais la nature de cette dernière sera radicalement différente, à l’opposé de la terreur d’État comme du vandalisme des blacks blocs. Elle ne sera pas celle d’une vengeance répressive ou aveugle ni favorable à la destruction en soi des biens matériels. Elle sera au contraire une violence libératrice, celle d’une force sociale massive et consciente, désireuse d’abolir l’ordre du capital pour mettre fin à l’exploitation. (4) Dans son mouvement d’émancipation contre un système, la classe ouvrière ne doit nourrir aucune illusion à l’égard de la bourgeoisie et son État. Il est et sera son ennemi le plus impitoyable.
Scott, 25 mai 2018
1) Une “démonstration de force” de cette ampleur n’a toutefois pu avoir lieu qu’en raison de la grande faiblesse du mouvement.
2) Voir nos articles dénonçant le rôle joué par les “racialistes” : Le racialisme : d’où vient-il et qui sert-il ?
3) Communiqué de l’intersyndicale.
4) Pour mieux comprendre notre position sur ce qu’est la violence de la classe ouvrière, lire notre article : Terreur, terrorisme et violence de classe, ainsi que le livre d’Engels : Le rôle de la violence dans l’histoire.
Manifestations, grèves, déclarations médiatiques… ces derniers mois, les syndicats se sont une nouvelle fois présentés comme les grands défenseurs des travailleurs face aux attaques du gouvernement. Mais, une nouvelle fois, ils ont en réalité œuvré à mener la classe ouvrière à la défaite.
Ainsi, quand les syndicats prônent la convergence des luttes, ils travaillent en fait à la division. Alors que la grève des cheminots bat son plein, les employés des catacombes de Paris vivent “leur plus long mouvement social de l’histoire de Paris-musées” (1) (selon la CGT) pour défendre leurs conditions de travail. Pourtant, jamais ces deux luttes, totalement sous l’emprise syndicale, ne seront amenées à combattre ensemble dans une assemblée générale commune.
Du côté des manifestations, c’est la même chose : les syndicats segmentent ! Il n’y a qu’à voir à quoi ressemblent les défilés. Le 19 avril, par exemple, lors de la manifestation de la “convergence” appelée par la CGT et Solidaires, les cortèges se succèdent, bien encadrés et séparés par entreprises, voire même encordés, sonos à fond et aucune AG à la suite… Chacun rentre vite chez soi, dans des bus syndicaux qui repartent toujours rapidement. Marcher ainsi les uns derrière les autres, sans échanger, sans discuter, sans décider, cela épuise et écœure en donnant un sentiment d’impuissance.
Lors des assemblées générales, ce n’est pas mieux. Elles sont théoriquement là pour que les ouvriers prennent leur lutte en main, mais les dés sont pipés. Il n’y a qu’à se pencher sur la grève des cheminots à Marseille lors de l’AG du 24 avril : les ouvriers sont sceptiques quant à l’efficacité de la grève perlée et déclarent “cette grève est à nous, il faut s’en emparer !” (2) Réponse de Gilbert Dhamelincourt, responsable FO de la région PACA, concernant les dates de grève : “rien n’empêche de changer le calendrier… mais il faut que ce soit décidé nationalement”. Autrement dit : vous pouvez avoir des idées, mais, au final, on doit suivre les décisions du syndicat ! D’ailleurs, M. Dhamelincourt, pour contrer l’idée d’AG souveraines, annonce “Moi, si on n’avait aucune AG et qu’on était à 70 % de grève, ça m’irait. La direction et les médias, ce qu’ils regardent, c’est si les trains roulent !” On ne peut être plus explicite... Quand les ouvriers arrivent aux AG syndicales, les décisions sont déjà prises. Elles ne sont que des mascarades pour mieux empêcher la classe ouvrière de prendre ses luttes en mains.
La solidarité ouvrière, elle, est tout autant dévoyée par cette force d’encadrement. “Faisons vivre la solidarité pour défendre les droits des travailleurs”, nous annonce la CGT. Mais il s’agit uniquement de solliciter une solidarité… financière ! Lorsque les syndicats appellent à une solidarité plus large concernant la grève des cheminots, ils appellent à la solidarité des “usagers” et non pas à la solidarité de classe. Ce jeu de substitution de vocabulaire permet de faire oublier le lien qui nous unit : notre appartenance à la classe ouvrière. Pire, il renforce la division, comme si nous n’avions rien de commun, comme si les rapports au sein de la classe exploitée se résumaient à un rapport d’opposition et d’intérêts entre les salariés et les usagers. D’ailleurs, les manœuvres syndicales annoncées pour faire durer coûte que coûte la grève perlée des cheminots durant l’été, alors que le combat est déjà perdu, n’a de sens que pour mieux diviser et épuiser : épuiser les éléments les plus combatifs et diviser la classe ouvrière entre ceux qui ont “le courage de se battre jusqu’au bout” et ceux qui ne peuvent plus supporter les pertes de salaire et surtout la démoralisation liée à la défaite.
La solidarité, l’unité et la force de la classe ouvrière se développent dans la lutte. De cela, une partie de la classe ouvrière en a conscience. Ainsi, les grévistes du PRCI de Marseille (les agents qui gèrent la circulation des trains) en avril ont pris l’initiative “d’aller voir en délégation les infirmiers de l’hôpital Nord pour discuter de ce qui (les) rassemble dans la lutte”. Seulement, là aussi les syndicats sont prompts à s’approprier le terme “extension” pour mieux l’étrangler : à la place d’un déplacement de tous les ouvriers d’une AG vers l’usine, l’hôpital, l’administration voisins, seuls les délégués syndicaux rendent visitent aux délégués syndicaux d’à-côté afin que tout ce joli monde affirme en chœur une belle et, surtout, très platonique “solidarité”.
Dans ces conditions, comment dépasser l’encadrement syndical ? Réapproprions-nous nos moyens de lutte, à commencer par les assemblées générales. Ne nous laissons pas enfermer dans des luttes corporatistes et sans lendemain qui épuisent, à l’image de la “grève perlée” des cheminots. Il ne faut avoir aucune illusion sur ce que sont les syndicats. Tout ce qu’ils mettent en œuvre, ils le font dans l’intérêt du capital, pas de la classe ouvrière !
Irène, 25 juin 2018
1) Fin de la grève pour les agents des catacombes, Le Figaro.fr, 18 juin 2016.
2) Les cheminots veulent casser la prévisibilité de la grève, Libération, 24 avril 2018.
1 200 “individus cagoulés et masqués”, vêtus de noir, cassant du mobilier urbain, des commerces et affrontant les forces de l’ordre : c’est l’image spectaculaire qui a marqué le défilé du 1er mai à Paris. Presse, personnalités politiques, syndicats, sociologues, chacun y a été de son analyse, de sa dénonciation de la violence, de sa tentative pour “comprendre” ces black blocs : “voyous” et “violence gratuite” pour les uns, “militants” et “tactique de lutte” contre le capitalisme pour les autres.
Ce mouvement n’est pas nouveau : l’origine des blacks blocs est à chercher à la fin des années 1980 où la police de Berlin-Ouest invente l’expression schwarze block (bloc noir) pour désigner certains manifestants d’extrême-gauche cagoulés et armés de bâtons, eux-mêmes s’inspirant du mouvement Autonomia, né en Italie dans les années 1960. Leurs actions spectaculaires se répètent en 1999, à Seattle contre la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ; à Gênes, en juillet 2001, en se fondant dans des marches pacifiques d’opposants au G8 ; à Strasbourg, en 2009, en marge du 60e anniversaire de l’OTAN ; en octobre 2011, à Rome, lors de la journée mondiale des Indignés contre la crise et la finance mondiale ; en février 2014, aux côtés des opposants à l’aéroport de Notre-Dame des Landes ; en juillet 2017, à Hambourg, dans les manifs anti-G20 ; à l’occasion des manifestations contre la “loi travail” en France, cette même année...
La mouvance black blocs affirme s’opposer au capitalisme, aux gouvernements, aux forces policières et à la mondialisation, refusant les expressions politiques classiques de gauche ou d’extrême-gauche comme leurs slogans anarchisants l’expriment : “Marx attack !” “Sous les k-ways, la plage !” (en référence à Mai 68), “À bas la hess !” (la misère, en arabe). Selon eux, “casser, c’est récupérer l’argent que les multinationales volent au peuple. Faire payer les assurances, les agent(e)s de privatisations, les propriétaires lucratif(ve)s et tou(te)s ceux qui monopolisent les richesses, par les inégalités qu’ils instaurent”. (extrait de tract diffusé le 1er mai)
Les méthodes black blocs, les actions coups de poing ultra-minoritaires d’affrontement avec les forces de l’ordre et le vandalisme n’offrent, en réalité, aucune perspective réelle, aucune alternative à la société capitaliste. En cela, elles s’inscrivent pleinement dans une phase historique qui est celle de la décomposition du capitalisme, où l’action immédiate, nihiliste et destructrice prend le pas sur toute vision politique à long terme, basée sur une expérience historique, sur la prise en charge réellement consciente d’un projet révolutionnaire par les masses ouvrières. Casser, détruire, faire table rase du passé, tout cela est l’antithèse de la lutte du prolétariat pour un autre monde qui s’appuie au contraire de manière consciente sur l’histoire et le meilleur de l’expérience de toute l’humanité.
Ce mode d’action, ces aventures “grisantes” se veulent “héroïques et exemplaires”, méprisant les formes de lutte collectives du prolétariat. Ces révoltes, individualistes, volontaristes, impatientes ne sont que l’expression du poids des couches sociales petites bourgeoises sans avenir. Elles ne sont pas dirigées contre le système capitaliste mondial mais seulement contre des formes et des symboles les plus grossiers de ce système, en prenant l’aspect d’un règlement de comptes, de la vengeance de petites minorités frustrées et non celui d’un affrontement révolutionnaire d’une classe contre une autre.
Exploser un abribus, un fast food ou une vitrine de banque n’a jamais fragilisé le capitalisme, ni financièrement, ni idéologiquement. Cela sert encore moins à “récupérer l’argent volé des multinationales” : les prolétaires seront seulement davantage ponctionnés pour payer le mobilier urbain inutilement détruit et les hausses des assurances ! Les black blocs n’ont donc strictement aucun effet positif sur la lutte du prolétariat et, au contraire, ne servent qu’à faire naître les pires illusions parmi la jeune génération ouvrière sur la possibilité d’emprunter une prétendue autre voie, plus rapide, plus simple, que celle de la lutte de classe.
En réalité, les black blocs constituent même un terrain de prédilection pour les manigances des flics et de l’État. Leurs actions spectaculaires et violentes sont judicieusement exploitées par la classe dominante pour renforcer le flicage et la répression. Ces groupuscules sont d’ailleurs eux-mêmes régulièrement victimes d’infiltrations policières, de flics déguisés qui excitent encore plus ceux qui les entourent afin de faire le maximum de casse et contenir les colères dans des confrontations stériles. Pourquoi ? Parce que la bourgeoisie a parfaitement conscience que ce type d’action renforce son système, en faisant peur, en légitimant la répression, en dégoûtant de la lutte qui “ne sert qu’à casser et non à construire”, à diviser, et plus encore à empêcher de réfléchir aux besoins d’unité de la lutte prolétarienne.
Quand lors d’une fin de manifestation, au lieu de voir les ouvriers les plus combatifs et conscients se rassembler pour discuter, réfléchir, par exemple, sur le mouvement qui vient d’avoir lieu, sur la stérilité des actions proposées par les syndicats, sur comment créer des liens et poursuivre la réflexion dans des groupes de discussion pour agir, quand, au lieu de tout cela, l’État voit des manifestants fuyant les affrontements des CRS et des black blocs, il ne peut que se réjouir !
L’État n’hésite d’ailleurs pas à en rajouter dans le cynisme et la provocation par la voix de son ministre de l’intérieur, Collomb, qui a notamment accusé les prolétaires d’être “incapables” de “maîtriser” ces individus, de leur laisser le champ libre, poussant ainsi les manifestants à se ranger derrière les services d’ordres syndicaux, les gros bras cégétistes en tête.
L’action des black blocs contribue, par ailleurs, à accroître la confusion politique : hier présentés comme gauchistes, libertaires, anarchistes, altermondialistes, ils sont aujourd’hui catalogués comme une expression de “l’ultra-gauche”, expression qu’elle utilise également pour désigner la Gauche communiste. On sait combien l’État est friand des amalgames en tous genres pour mieux préparer la répression. Cela vaut pour aujourd’hui, avec le renforcement des dispositifs policiers et l’encadrement syndical des ouvriers pour les “protéger de la violence”, mais surtout pour l’avenir lorsque la lutte de classe viendra réellement fragiliser le pouvoir.
La “radicalité” des black blocs ne participe donc en rien au processus de maturation de la conscience prolétarienne pour la révolution. Son “programme” n’a rien de révolutionnaire, ni dans son action, ni dans ses slogans, ni dans ses buts. N’en déplaise aux néo-anarchistes qui estiment que “condamner les black blocs, c’est rejoindre le parti de l’ordre” (Dissidence, 15 juin 2007), ce sont bien les black blocs et leurs soutiens qui font le jeu du “parti de l’ordre” !
Les politologues, tout en constatant de manière cynique que “le black bloc met l’ambiance, et crée une convivialité dans la manifestation”, qu’ils “ne vont pas renverser le capitalisme. L’émeute peut être grisante, mais ce n’est pas une révolution...”, établissent de manière totalement artificielle une fausse continuité entre le mouvement des Indignés en Espagne, d’Occupy aux États-Unis et du Printemps arabe avec l’action aveugle des black blocs.
Quelle imposture ! Ces mouvements étaient animés au contraire par une réflexion et des discussions permanentes, par la fraternité lors de grands rassemblements. Il en a été de même lors de la lutte anti-CPE en France en 2006 lorsque la jeune génération étudiante a refusé la confrontation ouverte avec les flics, privilégiant la tenue d’assemblées générales, la discussion et la confrontation politiques, développant l’extension du mouvement dans des manifestations inter-générationnelles et ouvertes à tous : tout ce qui, en fin de compte, reprenait de manière encore balbutiante et parfois confuse les formes historiques de la lutte du prolétariat contre le capitalisme.
Le renversement du capitalisme passera par la lutte de classe, la prise en main de la lutte par le plus grand nombre ; une violence de classe d’une toute autre nature que celle des black blocs : massive et consciente, unitaire et organisée, émancipatrice. Elle s’affirmera avec la prise du pouvoir par les masses ouvrières pour une révolution à l’échelle planétaire.
Stopio, 18 juin 2018
Dans L’État et la Révolution, Lénine écrivait “Du vivant des grands révolutionnaires, les classes d’oppresseurs les récompensent par d’incessantes persécutions ; elles accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies. Après leur mort, on essaie d’en faire des icônes inoffensives, de les canoniser, pour ainsi dire, d’entourer leur nom d’une certaine auréole afin de “consoler” les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine révolutionnaire de son contenu, on l’avilit et on en émousse le tranchant révolutionnaire”. Effectivement, du vivant de Marx, la bourgeoisie a tout fait pour l’empêcher d’agir en le diabolisant, en le persécutant sans arrêt de son arsenal policier. (1) Après sa mort, elle a tout fait pour dénaturer son combat pour détruire le capitalisme et permettre l’avènement du communisme.
L’ensemble des publications, des émissions de radio ou de télévision, produites à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Marx, ne dérogent pas à la règle. De nombreux universitaires saluent désormais les apports de Marx à l’économie, à la philosophie ou à la sociologie, tout en le présentant comme un penseur “hors de la réalité”, totalement “dépassé” ou qui se serait complètement trompé sur le terrain politique. Il ne s’agit ni plus ni moins que d’émousser son “tranchant révolutionnaire” de militant ! Un des arguments mis en avant aujourd’hui est le fait que Marx ne serait qu’un “penseur du XIXe siècle”, (2) son œuvre ne permettrait donc pas de comprendre l’évolution ultérieure des XXe et XXIe siècles. Une perspective révolutionnaire n’aurait donc, aujourd’hui, aucune validité. La classe ouvrière n’existerait d’ailleurs plus et son projet politique ne pourrait mener qu’à l’horreur stalinienne. Tout l’aspect politique de l’œuvre de Marx serait finalement à jeter aux poubelles de l’histoire.
Mais un volet plus subtil de cette propagande affirme qu’il faudrait piocher chez Marx, le Marx “actuel”, ce qui pourrait en fin de compte valider la défense de la démocratie, du libéralisme et la critique de l’aliénation. Au fond, il s’agirait de comprendre Marx, non comme le militant révolutionnaire qu’il était, mais comme un penseur dont certains aspects de l’œuvre permettraient de “comprendre” et d’améliorer un capitalisme qui, livré à lui-même, “non régulé” par le contrôle de l’État, engendrerait des inégalités et des crises économiques. Au sein de la bourgeoisie, la plupart préfèrent ainsi récupérer Marx en le présentant comme un “économiste de génie”, qui aurait pressenti les crises du capitalisme, qui aurait prédit la mondialisation, l’accroissement des inégalités, etc.
Parmi les thuriféraires de Marx, nombreux aussi sont ses soi-disant héritiers qui, depuis un siècle, des staliniens aux gauchistes, y compris les trotskistes, n’ont cessé, dans le même sens, de défigurer, de dénaturer, de salir le révolutionnaire Marx en le transformant, comme le dénonçait justement par avance Lénine, en icône quasi-religieuse, en le canonisant, en lui dressant des statues. Tout cela, pour présenter mensongèrement, comme du socialisme ou du communisme, la poursuite de la domination du capitalisme dans sa période de décadence, à travers une défense particulière et inconditionnelle de la forme prise par la contre-révolution, celle de la domination du capitalisme d’État selon le modèle édifié en URSS, dans les pays de l’ex-bloc de l’Est ou la Chine.
Avant tout, il est nécessaire de rappeler avec Engels que Marx était d’abord un révolutionnaire, c’est-à-dire un combattant. Son travail théorique est incompréhensible sans ce point de départ. Certains ont voulu faire de Marx un pur savant enfermé avec ses livres et coupé du monde, mais seul un militant révolutionnaire peut être marxiste. Dès sa participation au groupe des jeunes hégéliens à Berlin en 1842, la vie de Marx est un combat contre l’absolutisme prussien. Ce combat devient un combat pour le communisme lorsqu’il chercha à comprendre les causes de la misère d’une partie considérable de la société et qu’il ressentit avec les ouvriers parisiens les potentialités que recèle la classe ouvrière. C’est ce combat qui fit de lui un exilé, chassé d’un pays à l’autre, et qui le poussa dans une misère qui causa notamment la mort de son fils. Il est, à ce propos, véritablement obscène d’attribuer, comme l’a laissé entendre une émission d’Arte, la misère de Marx au fait que ni lui ni sa femme ne savaient gérer le budget familial parce qu’ils étaient originaires de couches sociales aisées. En réalité, tout imprégné de la solidarité prolétarienne, Marx usait régulièrement de ses faibles revenus pour les besoins de la cause révolutionnaire !
Par ailleurs, et contrairement à ce que dit Jonathan Sperber, Marx n’est pas un “journaliste”, mais un militant qui savait que le combat, d’abord contre la monarchie autoritaire prussienne, puis contre la bourgeoisie, exige un travail de propagande qu’il assumera dans La Gazette Rhénane, puis dans La Gazette allemande de Bruxelles et Les Annales franco-allemandes, enfin dans La Nouvelle Gazette Rhénane. Comme combattant, Marx s’investit dans le combat de la Ligue des Communistes et répondit à un mandat donné par la Ligue pour l’écriture d’un texte majeur du mouvement ouvrier le Manifeste du Parti communiste. C’est aussi parce qu’il est un lutteur (comme l’indique le titre de la biographie réalisée par Nicolaïveski et Maechen-Helfen) que la préoccupation du regroupement des révolutionnaires et de leur organisation sera au cœur de son activité. De la même manière, l’ensemble de son œuvre théorique a pour moteur le combat au sein de la classe ouvrière.
Marx a pu développer une immense élaboration théorique car il est parti du point de vue la classe ouvrière, classe n’ayant rien à défendre dans le capitalisme et n’ayant “à perdre que ses chaînes” par sa lutte contre son exploitation. C’est en partant de ce postulat qu’il a compris que ce combat contenait potentiellement la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme dans laquelle l’humanité se débat depuis l’apparition des classes sociales et que la libération de la classe ouvrière permettrait l’avènement de l’humanité réunifiée, c’est-à-dire dire du communisme. Lorsque Jacques Attali affirme que Marx est un “père fondateur de la démocratie moderne”, il n’est qu’un falsificateur au service de la bourgeoisie qui nous présente la société actuelle comme la meilleure qui soit. Le but de cette propagande est d’empêcher la classe ouvrière de comprendre que la seule perspective possible pour sortir de l’horreur du capitalisme agonisant est le communisme.
C’est aussi en partant des besoins de la classe ouvrière que Marx a établi une méthode scientifique, le matérialisme historique, permettant à la classe ouvrière d’orienter son combat. Cette méthode critique et dépasse la philosophie de Hegel, tout en remettant “sur ses pieds” ce qu’avait découvert ce dernier, à savoir que la transformation de la réalité est toujours un processus dialectique. Cette méthode lui a permis de tirer les leçons des grandes luttes de la classe ouvrière comme celles de 1848 et de la Commune de Paris. Sa transmission aux générations suivantes de révolutionnaires, comme à celles de la Gauche Communiste, a également permis de tirer les leçons de l’échec de la vague révolutionnaire de 1917. La démarche de Marx est vivante, c’est en examinant la réalité avec sa méthode et en la confrontant aux résultats obtenus que les révolutionnaires peuvent enrichir la théorie.
En partant du point de vue de la classe ouvrière, il a également pu saisir qu’il était essentiel de comprendre contre quoi la classe ouvrière se bat et ce qu’elle doit détruire pour se libérer de ses chaînes. Il s’est donc engagé dans l’étude des fondements économiques de la société pour en faire la critique. Cette étude lui a permis de montrer que le fondement du capitalisme est l’échange marchand et que c’est l’échange qui est à la base du rapport salarial, c’est-à-dire du rapport d’exploitation de l’homme par l’homme dans le capitalisme. Il est intéressant de comparer ce résultat fondamental avec ce qu’en fait Libération dans sa célébration de l’anniversaire de sa naissance : Karl Marx “montre que l’achat de la force de travail par le capitaliste pose un problème d’incertitude quant à la réalité de l’effort fourni par les salariés” ; en d’autres termes, si on pouvait mesurer le travail de l’ouvrier pour que son effort soit supportable, l’exploitation de l’homme par l’homme serait une bonne chose ; voilà un bon exemple de la façon dont Marx est utilisé pour justifier le capitalisme ! Cela, alors que pour Marx “l’achat de la force de travail” signifie “production de plus-value” et donc exploitation !
C’est aussi à travers l’aspect profondément militant de ses travaux théoriques que Marx a pu dégager, d’une part, que le capitalisme n’est pas éternel et que, comme les modes de production qui l’ont précédé, ce système rencontre des limites et entre historiquement en crise car “à un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une période de révolution sociale” (Contribution à une Critique de l’économie politique). D’autre part, Marx démontre que le capitalisme produit son propre fossoyeur, le prolétariat, qui est à la fois la dernière classe exploitée de l’histoire, dépossédée de tout et la seule classe sociale potentiellement révolutionnaire par la nature associée et solidaire de son travail, une classe qui, en s’unissant au-delà des frontières, est la seule force capable de renverser le capitalisme au niveau mondial pour établir une société sans classe et sans exploitation.
En fin de compte, les “grandes analyses” du XXe et du XXIe siècle qui prétendent, en restant à la surface des événements, soit que la pensée de Marx est dépassée, soit qu’elle est toujours d’actualité parce qu’elle serait “économiste”, celle d’un “précurseur génial” des théories altermondialistes actuelles pour “corriger les excès” du capitalisme, n’ont pour but que de masquer la nécessité de la lutte pour la révolution prolétarienne.
L’identification de la classe ouvrière comme le seul acteur ayant la possibilité de renverser le capitalisme et permettre l’avènement du communisme allait de pair, pour Karl Marx, avec la nécessité pour le prolétariat de s’organiser. Sur ce plan, comme sur les autres, la contribution de Marx est essentielle. Dès 1846, il s’investit dans un “comité de correspondance” afin de mettre en rapport des socialistes allemands, français et anglais parce que, selon ses propres mots, “au moment de l’action, il est certainement d’un grand intérêt, pour chacun, d’être instruit de l’état des affaires à l’étranger aussi bien que chez lui”. La nécessité de s’organiser va se concrétiser dans sa participation constante aux luttes pour la constitution et la défense d’une organisation révolutionnaire internationale au sein du prolétariat. La lutte pour le communisme et la plus profonde compréhension de ce que représentera cette lutte le poussera à mener le combat pour la transformation de la Ligue des Justes en Ligue des communistes en 1847, ainsi qu’à la clarification du rôle que cette organisation devait jouer au sein de la classe ouvrière. C’est parce qu’ils avaient une conscience aiguë de ce rôle que Marx et Engels défendront la nécessité d’un programme au sein de la Ligue des communistes, ce qui aboutira à l’écriture du Manifeste du Parti communiste en 1848.
La Ligue des communistes ne résistera pas aux coups de la répression après la défaite des révolutions de 1848. Mais dès que les luttes reprendront au début des années 1860, d’autres efforts d’organisation vont se manifester. Marx va s’investir, dès ses débuts, dans l’Association internationale des travailleurs (AIT) en 1864. Il aura un rôle majeur dans la rédaction de ses statuts et sera l’auteur de l’Adresse inaugurale. Sa conviction sur l’importance de l’AIT et sa clarté théorique vont faire de lui la personne centrale de l’organisation. Tant dans la Ligue des communistes que dans l’AIT, il mena une lutte déterminée pour que ces organisations assument leur fonction. Ses préoccupations théoriques n’ont jamais été séparées des besoins de la lutte. C’est pour ces raisons que, dans la Ligue, il s’exclamera face à Weitling “Jusqu’à présent, l’ignorance n’a servi à personne” parce que ce dernier prônait une vision utopiste et idéaliste du communisme. C’est aussi pour cela qu’il luttera au sein de l’AIT contre Mazzini qui voulait que l’organisation ait pour objectif la défense d’intérêts nationaux et contre Bakounine qui complotait pour prendre le contrôle de l’AIT et l’entraîner dans des aventures conspiratives se substituant à l’action de masse du prolétariat.
L’élaboration théorique réalisée par Marx est une formidable lumière éclairant la société bourgeoise tant au XIXe siècle que dans les deux siècles suivants. Mais si on considère cette élaboration uniquement comme “compréhension du monde” à l’instar de tous les pseudo-experts de la bourgeoisie qui célèbrent cette année sa naissance, son œuvre restera entourée d’un halo de mystère. Au contraire, alors que la bourgeoisie cultive le no future, la classe ouvrière doit se libérer de ses chaînes. Pour cela, elle doit non seulement se servir des découvertes théoriques de Marx, mais s’inspirer de sa vie de lutteur, de militant. Les moyens qu’il a su développer étaient toujours en plein accord avec le but même de la lutte prolétarienne “transformer” le monde !
Vitaz, 15 juin 2018
1) Ainsi, Engels a déclaré lors des funérailles de Marx “Marx était l’homme le plus haï et le plus calomnié de son temps. Les gouvernements absolutistes ou républicains l’ont déporté. Bourgeois, conservateurs ou démocrates se sont unis contre lui”.
2) Notamment dans la récente biographie de l’universitaire américain Jonathan Sperber, qui a bénéficié d’une large promotion dans les médias, précisément intitulée : Karl Marx, homme du XIXe siècle.
Il y a 170 ans, était publié le Manifeste du Parti communiste : “au congrès du Parti à Londres, en 1847, Marx et Engels furent chargés de mettre sur pied la publication d’un programme théorique et pratique complet. Rédigé en allemand, le manuscrit fut imprimé à Londres en janvier 1848, quelques semaines avant la révolution française du 24 février. Une traduction française parut peu avant l’insurrection parisienne de juin 1848” (Préface d’Engels à l’édition de 1888).
Depuis ce temps, on ne compte plus les publications ni les traductions de cet ouvrage, un des plus célèbre au monde. Aujourd’hui, avec le relatif regain d’intérêt qu’il suscite au sein de petites minorités combatives en recherche d’une perspective révolutionnaire, la propagande officielle de l’État bourgeois se doit de continuer à discréditer fortement l’idée du communisme faisant par contrecoup du Manifeste l’œuvre sinistre et tragique d’un passé sanglant révolu. En assimilant frauduleusement et mensongèrement la contre-révolution stalinienne à l’avènement d’un prétendu communisme qui aurait fait faillite, le Manifeste incarnerait donc un projet “obsolète”, voire “dangereux”. Finalement, comme aux yeux des pires réactionnaires du XIXe siècle, le Manifeste du Parti communiste reste encore aujourd’hui “l’œuvre du diable”.
Au sommet de la vague révolutionnaire mondiale des années 1917-1923, c’est-à-dire bien avant l’effondrement du bloc de l’Est et la prétendue mort du communisme, le Manifeste était déjà calomnié et combattu armes à la main par la classe dominante qui encerclait la Russie des soviets. À cette époque, le Manifeste restait pour les révolutionnaires plus que jamais une véritable boussole permettant de guider le prolétariat en vue du renversement du capitalisme pour son projet révolutionnaire mondial. Dans les conférences faites en 1922 par Riazanov sur la vie et l’activité de Marx et Engels, le Manifeste était considéré comme un pur produit d’un combat de la classe ouvrière. C’est ce que montre ce passage citant Engels lui-même : “les ouvriers se présentèrent et invitèrent Marx et Engels dans leur union ; Marx et Engels déclarèrent qu’ils n’y entreraient que lorsqu’on accepterait leur programme ; les ouvriers consentirent, organisèrent la Ligue des communistes et, immédiatement, chargèrent Marx et Engels d’écrire le Manifeste du Parti communiste”. Ce “consentement” ne fut pas l’objet d’un coup de tête, d’une faiblesse cédant à une “crise autoritaire” et encore moins d’une sorte de “coup de force” de la part de Marx et Engels. Il était au contraire l’objet d’une véritable maturation de la conscience ouvrière et fruit d’un long débat, un produit militant lié à l’activité organisée de la Ligue des communistes : “les débats durèrent plusieurs jours, et Marx eut beaucoup de peine à convaincre la majorité de la justesse du nouveau programme. Ce dernier fut adopté dans ses traits fondamentaux et le congrès chargea spécialement Marx d’écrire au nom de la Ligue des communiste non pas une profession de foi mais un Manifeste”. (1) Il est très important de bien souligner que le Manifeste était avant toutes choses un mandat que Marx et Engels avaient reçu du congrès en tant que militants et non une simple production écrite leur appartenant en propre. À ce titre, une lettre envoyée par le comité central au comité régional de Bruxelles, datée du 26 mars, sur la base d’une résolution adoptée le 24 janvier, devait, d’ailleurs, lui être transmise pour lui demander des comptes sur ses travaux. Marx risquait même des sanctions au cas où il n’assumerait à temps son mandat : “le comité central, par la présente, charge le comité régional de communiquer au citoyen Marx que, si le Manifeste du Parti communiste dont il a assumé la composition au dernier congrès n’est pas parvenue à Londres le 1er février de l’année courante, des mesures en conséquence seront prises contre lui. Au cas où le citoyen Marx n’accomplirait pas son travail, le comité central demandera son retour immédiat des documents mis à la disposition de Marx”.
Marx et Engels, nous le savons, a réussi à terminer son travail en temps et en heure. Parallèlement, Ils n’avaient cessé en amont d’agir dans le sens de développer l’unité du prolétariat en faisant également tout un travail organisationnel exemplaire dont le Manifeste lui-même est à la fois le produit et l’outil en permettant la poursuite : “Les historiens ne se sont pas rendu compte de ce travail d’organisation de Marx, dont ils ont fait un penseur de cabinet. Et ainsi, ils n’ont pas vu le rôle de Marx en tant qu’organisateur, ils n’ont pas vu un des côtés les plus intéressants de sa physionomie. Si l’on ne connaît pas le rôle que Marx (je souligne Marx et non Engels) jouait déjà vers 1846-47 comme dirigeant et inspirateur de tout ce travail d’organisation, il est impossible de comprendre le grand rôle qu’il jouera dans la suite comme organisateur de 1848-1849 et à l’époque de la Première Internationale”.
Tout ce travail militant, au service de l’unité et du combat du prolétariat, se retrouve dans les formulations même du Manifeste qui définit la position des communistes comme “avant-garde” et partie non séparée de la classe ouvrière : “les communistes ne forment pas un Parti distinct (…) ils n’ont point d’intérêts qui les séparent de l’ensemble du prolétariat”. (2)
Les bolcheviques considéraient en leur temps eux-aussi que le Manifeste du Parti communiste constituait une véritable “boussole”. Voici ce que Lénine disait lui-même du Manifeste : “cette plaquette vaut des tomes : elle inspire et anime jusqu’à ce jour tout le prolétariat organisé et combattant du monde civilisé”. (3) La force théorique du Manifeste n’a été possible, au-delà du propre génie indéniable de Marx, que par le contexte lié à un moment décisif dans l’histoire de la lutte de classe, celui d’une période où le prolétariat commençait à se constituer comme classe indépendante de la société. Ce combat allait permettre au communisme lui-même de dépasserl’idéal abstrait élaboré par les utopistes pour devenir un mouvement social pratique basé sur une méthode scientifique, dialectique, celle du matérialisme historique. La tâche essentielle était alors d’élaborer la vraie nature du communisme, de la lutte de classe, et les moyens d’y parvenir pour atteindre ce but qui devait être formulé dans un programme. Il y a vingt ans, nous affirmions à propos du Manifeste : “il n’existe pas aujourd’hui de document qui trouble plus profondément la bourgeoisie que le Manifeste communiste, pour deux raisons. La première parce que sa démonstration du caractère historique temporaire du mode de production capitaliste, de la nature insoluble de ses contradictions internes que confirme la réalité présente, continue à hanter la classe dominante. La seconde, parce que le Manifeste, déjà à l’époque, a été précisément écrit pour dissiper les confusions de la classe ouvrière sur la nature du communisme”. (4) Le Manifeste est un véritable trésor pour le mouvement ouvrier. En “avance sur son temps”, il donne toutes les armes nécessaires pour combattre l’idéologie dominante aujourd’hui. Par exemple, la critique du socialisme “conservateur ou bourgeois” de l’époque, toute proportion gardée, s’applique tout à fait au stalinisme du XXe siècle et permet de comprendre ce que veut réellement dire l’abolition de la propriété privée : “(…) Par transformation des conditions de vie matérielles, ce socialisme n’entend nullement l’abolition des rapports de production bourgeois, qui ne peut être atteinte que par des moyens révolutionnaires ; il entend par là uniquement des réformes administratives, qui s’accomplissent sur la base même de ces rapports de production sans affecter, par conséquent, les rapports du capital et du travail salarié, et qui, dans le meilleur des cas, permettent à la bourgeoisie de diminuer les frais de sa domination et d’alléger le budget de l’État”. Bien au-delà de ces éléments critiques qu’il est possible d’utiliser comme une arme toujours actuelle, le Manifeste affirme par ailleurs plusieurs éléments essentiels qui restent pleinement valables pour orienter la lutte aujourd’hui :
– la première, c’est de démontrer la crise du système capitaliste, la réalité de la “surproduction”, le fait que le capitalisme et la société bourgeoise sont condamnés par l’histoire : “La société ne peut plus vivre sous la bourgeoisie ; c’est-à-dire que l’existence de la bourgeoisie et l’existence de la société sont devenues incompatibles”.
– le deuxième élément essentiel, alors que la bourgeoise ne cesse de dire mensongèrement que le prolétariat a “disparu” et que seules sont valables les réformes “démocratiques” bourgeoises, prétendument “pour le peuple”, le Manifeste dégage au contraire une perspective révolutionnaire en soulignant nettement ceci : “le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire”. Expression d’une classe universelle par nature à la fois exploitée et révolutionnaire, travaillant de manière associée et solidaire dans les rapports capitalistes de production, son combat s’inscrit et se développe non seulement par rapport à la nécessité mais aussi dans la capacité de mener à bien ce projet. Une des principales clarifications contenues dans le Manifeste réside dans le fait qu’il affirme beaucoup plus clairement qu’auparavant que l’émancipation de l’humanité est désormais dans les mains du prolétariat. Ce dernier doit inexorablement s’affronter à la bourgeoisie sans aucun compromis, il ne peut pas faire cause commune avec elle. Un aspect qui n’était pas si clair que ça jusqu’en 1848 et qui, d’ailleurs, ne l’a pas toujours été par la suite. Rappelons que le mot d’ordre de la Ligue des Justes (“Tous les hommes sont frères”) exprimait encore toute la confusion qui régnait dans le mouvement ouvrier. Le Manifeste affirme au contraire l’antagonisme irrémédiable entre le prolétariat et la bourgeoisie. En cela, il est en fait l’expression d’un pas décisif franchi dans la conscience de classe.
– le troisième porte sur la nature et le rôle des communistes qui doivent être “la fraction la plus résolue (…) qui entraîne toutes les autres : théoriquement ils ont sur le reste du prolétariat l’avantage d’une intelligence claire des conditions, de la marche et des fins générales du mouvement prolétarien”.
– le dernier point, last but not the least, c’est l’affirmation par le Manifeste du caractère internationaliste du combat de classe : “les ouvriers n’ont pas de patrie” qui a toujours été et reste plus que jamais la pierre de touche de la défense des positions de classe, totalement à l’opposé du nationalisme de l’ennemi de classe. Le fait que le Manifeste se termine sur cet appel vibrant : “prolétaires de tous les pays unissez-vous !” en est l’expression la plus forte qui traduit la dimension intrinsèquement internationaliste du combat prolétarien et de la défense de son principe fondamental.
Nous pourrions souligner encore bien d’autres aspects importants déjà présents dans le Manifeste mais nous souhaitons conclure ce bref hommage militant en revenant à ses premières lignes, celle de la non moins célèbre formule elle aussi toujours actuelle selon nous : “Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme”. En effet, nous affirmons que malgré les difficultés qu’il connaît et traverse aujourd’hui, le prolétariat international garde toujours ses capacités et la force de pouvoir mettre à bas l’ordre capitaliste pour le remplacer par une société sans classe, sans guerre ni exploitation. Ce “spectre”, n’en déplaise aux bourgeois, est bel et bien encore et toujours présent !
WH, 3 juin 2018
1) Riazanov, Marx et Engels.
2) Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste.
3) Lénine, Karl Marx et sa doctrine.
4) 1848 – Le manifeste communiste : une boussole indispensable pour l’avenir de l’humanité (Revue Internationale n° 93).
Nous tenons tout d’abord à saluer le courrier du camarade D. qui nous donne l’occasion de débattre et de clarifier des questions importantes pour le mouvement ouvrier. À travers les questions que le camarade soulève dans les extraits que nous publions de sa lettre au sujet de notre Manifeste sur la Révolution d’Octobre en Russie (disponible sur notre site web), nous souhaitons esquisser quelques éléments de réponse pour alimenter la réflexion. Beaucoup de sujets sont abordés et nous ne pouvons répondre à tous dans le cadre du présent article. Nous avons donc fait le choix d’aborder une question de fond posée par la lettre du camarade, celle du développement de la conscience de classe touchant au rapport entre le Parti et la classe.
En préambule, après avoir lu avec intérêt et attention ce Manifeste, je tiens à déclarer mon accord globalement avec les positions qui y sont défendues. Quant à l’opportunité de fournir l’effort de le rédiger, de l’imprimer et de le diffuser, elle est tout à fait justifiée. C’est avec ce genre de texte que l’on peut amener ceux qui se rapprochent des positions du prolétariat à se poser les bonnes questions en ce moment et essayer d’y apporter des réponses.
J’ai participé aux réunions publiques de Paris consacrées au centenaire de la révolution en Russie de 1917. Ces deux réunions m’ont laissé des impressions très différentes. La première dont on pouvait qualifier l’atmosphère de “bordigo-léniniste” avec l’approbation par un intervenant membre du CCI de la création et l’activité de la Tchéka. La seconde avec une tonalité beaucoup plus conseilliste avec l’insistance plusieurs fois répétée du mot d’ordre “tout le pouvoir aux soviets”. On retrouve dans le Manifeste aussi un peu cette double appréciation antagonique sur l’existence, pendant la période révolutionnaire, d’un seul ou de plusieurs partis intégralement dans le camp de la révolution et représentant l’intérêt du prolétariat.
On trouve dans le Manifeste une affirmation classique dans la presse du CCI que l’on pourrait qualifier de “léniniste” dans le sens des positions élaborées dans les années 1920-1930 par la Gauche italienne “Mais ce que le développement tumultueux de la conscience de classe entre février et octobre à certainement prouvé, c’était qu’une révolution prolétarienne ne peut réussir sans l’intervention déterminée et la direction politique apportées par un parti communiste” (souligné par moi).
On trouve par ailleurs une autre vision dans d’autres phrases du Manifeste, vision aussi familière dans le CCI et d’une certaine façon incompatible avec la précédente “L’insurrection d’Octobre fut, en réalité, le point culminant de tout ce processus de prolétarisation. Elle correspondait à une influence croissante des bolcheviques et d’autres groupes révolutionnaires au sein des soviets dans toute la Russie”. (souligné par moi).
Par contre la position suivante me semble tout à fait nouvelle dans l’appréciation du CCI de cette période. Je lis la presse du CCI depuis plus de 40 ans et n’ai pas souvenir d’une affirmation aussi nette “La Tchéka a rapidement échappé au contrôle des soviets, sa violence s’est dirigée très tôt surtout contre des sections dissidentes de la classe ouvrière”.
Cette nouvelle appréciation de l’intervention des différents courants politiques se réclamant du prolétariat pendant l’année 1917 et pendant la guerre civile ne me pose pas de problème car je suis d’accord avec ce point de vue. Je pense néanmoins nécessaire pour le CCI d’expliciter sa position soit la révolution se fait sous la direction d’un seul parti qui, d’une façon ou d’une autre, a éliminé tous ses concurrents ; soit elle se fait avec l’intervention active et acceptée par toutes les organisations de ce que le CCI a caractérisé comme le milieu prolétarien (…)
Pour ma part, je rejette la dictature du prolétariat conçue comme la dictature du parti sur l’État de transition puis la dictature de ce même État sur la “société civile” représentée par les conseils ouvriers, les conseils d’usines et les conseils de quartiers d’habitation. Je conclurai par mon accord avec les deux dernières citations du Manifeste “le rôle du parti prolétarien n’est pas d’exercer le pouvoir au nom de la classe ouvrière. En assumant le pouvoir politique, un parti prolétarien sacrifie immédiatement sa fonction principale, qui est d’être la voix critique la plus radicale au sein des organisations de masse de la classe ouvrière”. (Remarque les deux articles soulignés laissent entendre qu’il n’y a qu’un seul parti prolétarien dans la première phrase et plusieurs dans la deuxième phrase – toujours la même ambiguïté).
Dans le courrier que nous adresse le camarade, outre un soutien global à notre Manifeste sur la révolution d’Octobre 1917 en Russie, sont abordées des questions et des réflexions que nous jugeons très importantes, même si nous n’en partageons pas toujours le contenu. Bien que le camarade n’ait pas donné explicitement son point de vue sur une idée essentielle, celle du caractère indispensable du Parti comme condition incontournable de la victoire révolutionnaire du prolétariat, nous pensons qu’il est important de le réaffirmer avant toute chose comme le disait Lénine, “sans parti révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire”. Pour son combat de classe contre la bourgeoisie, le prolétariat ne possède comme arme essentielle que son unité et sa conscience. La force de son unité s’incarne essentiellement par la capacité qu’il a de pouvoir s’organiser non seulement pour se défendre face à l’exploitation, mais aussi et surtout pour pouvoir prétendre au renversement conscient de la société capitaliste. De par ses luttes, parce qu’elle est une classe révolutionnaire, la classe ouvrière sécrète nécessairement des organisations révolutionnaires. En ce sens, le parti n’est pas une entité qui se situe “en dehors” de la classe ouvrière, mais constitue une partie vitale d’elle-même et de son combat. “Le Parti communiste est une partie de la classe, un organisme que, dans son mouvement, elle sécrète et se donne pour le développement de sa lutte historique jusqu’à sa victoire, c’est-à-dire la transformation radicale de l’organisation et des rapports sociaux pour fonder une société qui réalise l’unité de la communauté humaine chacun pour tous et tous pour chacun”. (1)
Mais si la classe ouvrière est bien la classe révolutionnaire, elle est en même temps une classe exploitée. En ce sens, elle est soumise au poids constant de l’idéologie dominante, aux idéologies étrangères, notamment celles de la petite bourgeoisie. Le fait de s’organiser nécessite donc un véritable combat, une lutte politique, elle aussi permanente, pour pouvoir construire et défendre l’organisation face et contre la domination de la société capitaliste. Dans son développement, la conscience de classe n’est pas un processus monolithique, ni homogène et régulier mais sa dynamique est heurtée et contradictoire. Son but est de tendre vers la clarté et la vérité, car seule cette dernière est révolutionnaire et peut permettre une réelle unité et une homogénéité maximale pour la lutte. Par son rôle militant, le parti est un élément clé pour dynamiser ce processus. Pour le CCI, on ne peut donc opposer, comme le fait à tort le camarade, la nécessité d’un parti, l’effort pour sa construction et la possibilité qu’il puisse exister d’autres organisations. Il ne s’agit pas d’une “double appréciation antagonique” de notre part, mais d’une possibilité réelle, liée au caractère hétérogène du processus de prise de conscience. En ce sens, notre Manifeste est parfaitement en cohérence avec notre propre conception. Comme nous l’avons toujours défendu “Le Parti ne peut pas prétendre être le seul et exclusif porteur ou représentant de la conscience de la classe. Il n’est pas prédestiné à un tel monopole. La conscience de la classe est inhérente à la classe comme une totalité et dans sa totalité. Le Parti est l’organe privilégié de cette conscience et rien de plus. Cela n’implique pas qu’il soit infaillible, ni que parfois, à certains moments, il soit en deçà de la conscience prise par certains autres secteurs ou fractions de la classe. La classe ouvrière n’est pas homogène, mais tend à l’être. Il en est de même en ce qui concerne la conscience de classe qui tend à s’homogénéiser et à se généraliser. Il appartient au Parti, et c’est là une de ses principales fonctions, de contribuer consciemment à accélérer ce processus”. Un parti peut être traversé par différentes sensibilités en son sein et même coexister avec d’autres organisations. Tout cela signifie que ces entités devront se clarifier par le processus de la confrontation fraternelle des divergences en vue d’un combat qui se doit d’être le plus unitaire et efficace possible. Contrairement à la bourgeoisie, qui base son pouvoir sur la propriété privée et sur le capital en s’organisant comme telle de manière concurrente, le prolétariat ne possède que sa force de travail et n’a donc pas d’intérêts distincts ou séparés à défendre en son sein. Il forme une classe internationale qui se doit de se concevoir et s’organiser d’emblée à l’échelle universelle pour rompre les chaînes de l’exploitation liée au salariat.
Aussi, dans son raisonnement, le camarade ne semble pas prendre en compte ce qui fait l’unité d’un tel processus, même si ce dernier est hétérogène. Il oppose donc artificiellement deux choses qui font partie d’une même lutte globale :
– d’une part, la fonction du Parti communiste, “qui se constitue sur un programme général et composé de positions cohérentes montrant le but ultime du prolétariat, le communisme, et les moyens pour l’atteindre” dans une phase révolutionnaire.
– d’autre part, la maturation de la conscience au cours du processus révolutionnaire qui s’exprime par l’influence croissante, dans les rangs de la classe, des organisations qui sont restées fidèles au camp prolétarien.
En réalité, il s’agit d’un même processus vivant, devant tendre vers l’unité, mais qui se meut dans une dynamique contradictoire propre à la nature même de la lutte de classe.
Concernant nos réunions publiques, selon cette même logique, le camarade semble déceler une “contradiction” entre “l’approbation par un intervenant membre du CCI de la création et l’activité de la Tchéka” traduisant une “atmosphère bordigo-léniniste” et “une tonalité beaucoup plus conseilliste avec l’insistance plusieurs fois répétée du mot d’ordre “tout le pouvoir aux soviets””. Là encore, il est nécessaire de bien comprendre la réalité d’un processus et de prendre en compte les éléments de contextualisation de nos deux interventions
En fait, ces deux insistances soulignent deux aspects du combat qu’on ne peut séparer abstraitement de la réalité de la lutte de classe. Dans un contexte d’isolement et d’attaques de la part des troupes de l’Entente et de la bourgeoisie mondiale, dans un contexte d’encerclement par les armées blanches et autres forces de réaction, le souci de mise en place d’une Tchéka était parfaitement valable. Mais, il ne faut pas confondre ce point de départ avec ce qu’a pu devenir plus tard la Tchéka comme outil de répression au cours de la dégénérescence de la révolution et ensuite durant la contre-révolution. Du fait de l’amenuisement progressif de la vie politique dans les conseils ouvriers, du fait d’une perte de contrôle par la classe ouvrière sur la Tchéka, cet organe est devenu par la suite un instrument de répression au service de l’État. Il n’est donc pas contradictoire de souligner l’importance “du pouvoir des soviets” comme moyen de contrôle concernant la vie politique et des outils du type Tchéka, même si nous le faisons ici en réponse aux “impressions” du camarade qui fait ce rapprochement entre nos deux interventions en réunion publique alors qu’elles n’avaient pas le même objet et ne traitaient pas de la même question, par ailleurs, dans un tout autre contexte. Ainsi, les différentes “tonalités” du CCI prétendument “bordiguisantes” ou “conseillistes” relèvent davantage d’une conception propre au camarade qui tend à voir les organisations du prolétariat comme séparées, voire même étrangères à la vie de la classe. La conception du CCI ne repose en rien sur une sorte de compromis ou d’amalgame “bordigo-léniniste” et “conseilliste” mais correspond à une toute autre vision, celle d’une centralisation vivante et non pyramidale, unitaire, conforme à la nature du combat de la classe ouvrière. Pour nous, il ne saurait y avoir contradiction ou opposition entre l’affirmation de la “nécessité du parti” d’un côté et défendre “tout le pouvoir aux soviets”. L’un et l’autre sont des expressions d’un combat unitaire qui nécessite de bien comprendre le rapport existant entre les parties et le tout, celles du rapport entre le Parti et la classe dans un contexte déterminé “Il est impossible de supposer le triomphe final du prolétariat sans qu’il ait développé les organes qui lui sont indispensables notamment l’organisation générale unitaire de la classe groupant en son sein tous les ouvriers (les conseils ouvriers), et l’organisation politique – le Parti – qui se constitue sur un programme général et composé de positions cohérentes montrant le but ultime de 1a lutte du prolétariat, le communisme, et les moyens pour l’atteindre”. Parti et conseils, bien que distincts, sont donc liés et indispensables dans un même combat. À la fin de son courrier, le camarade souligne ceci “je rejette la dictature du prolétariat conçue comme la dictature du parti sur l’État de transition puis la dictature de ce même État sur la “société civile” représentée par les conseils ouvriers, les conseils d’usines et les conseils de quartiers d’habitation”. Ceci est parfaitement juste et nous partageons totalement ce point de vue. Mais avant de voir le Parti comme pouvant se transformer en un danger potentiel et possible lors de la période de dictature du prolétariat, il nous semble absolument vital de reconnaître au préalable son caractère indispensable comme outil privilégié du prolétariat pour sa victoire finale. Ne pas assumer cette démarche de défense de la nécessité du parti pour les révolutionnaires constituerait une faute politique impardonnable.
RI, 24 mai 2018
1) Toutes les citations suivantes proviennent de la Revue internationale n° 35.
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/ri471.pdf
[2] https://fr.internationalism.org/tag/5/36/france
[3] https://fr.internationalism.org/tag/situations-territoriales/lutte-classe-france
[4] https://fr.internationalism.org/revolution-internationale/201607/9421/des-difficultes-croissantes-bourgeoisie-et-classe-ouvriere
[5] https://www.facebook.com/salviniofficial/videos/10155498209483155/
[6] https://fr.internationalism.org/tag/5/42/italie
[7] https://fr.internationalism.org/tag/situations-territoriales/situation-sociale-france
[8] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/marxisme-theorie-revolution
[9] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/ligue-communiste
[10] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/courrier-des-lecteurs
[11] https://fr.internationalism.org/tag/histoire-du-mouvement-ouvrier/revolution-russe