“Les changements climatiques représentent une menace immédiate et potentiellement irréversible pour les sociétés humaines et la planète (…). Ils nécessitent donc la coopération la plus large possible de tous les pays ainsi que leur participation dans le cadre d’une riposte internationale efficace et appropriée, en vue d’accélérer la réduction des émissions mondiales de gaz à effet de serre (…)” 1. L’accord “historique” trouvé “à la dernière minute” ne mâche pas ses mots : la planète est en danger, l’heure de la réaction internationale a sonné ! Et le Premier ministre anglais d’affirmer : “Cet accord sur le changement climatique est significatif. Nos petits-enfants sauront que nous avons fait notre devoir pour garantir l’avenir de notre planète”. Évidemment, la réalité est toute autre…
Il est vrai que par le passé, les “décideurs” ont parfois pu se mettre d’accord ponctuellement. L’accord de Montréal en 1987 avait, par exemple, acté l’arrêt de l’utilisation des gaz fluorés stables et surtout peu coûteux qui avaient provoqué un trou dans la couche d’ozone. Cette décision fut efficace puisque, aujourd’hui, la couche d’ozone s’est renforcée.
La bourgeoisie a intérêt à avoir sous la main des ouvriers suffisamment en bonne santé pour être capables de travailler et de se reproduire ; comme elle a intérêt à avoir une nature sous contrôle qui peut lui livrer ses “marchandises” (matières premières, etc.) et ne surtout pas représenter un “surcoût inutile” (de par la multiplication des tempêtes et autres catastrophes 2). Accessoirement, la bourgeoisie elle aussi subit, même si souvent dans une bien moindre mesure, l’impact de la pollution, du réchauffement climatique 3… Pour toutes ces raisons, la classe dominante aurait intérêt à lutter réellement contre sa tendance à détruire l’environnement. Elle y parvient parfois ponctuellement, comme pour les gaz détruisant l’ozone. Nous pourrions également citer les grands travaux d’assainissement de la Tamise à Londres qui furent entrepris au xix siècle, alors que l’économie capitaliste était florissante et en pleine ascension, pour faire face à une épidémie de choléra devenue incontrôlable.
Seulement, de tels exemples sont rares pour une raison simple : la nature même du capitalisme est d’exploiter la force de travail comme la nature. Pour ce système, tout est objet, la vie sous toutes ses formes est méprisée, voire niée. Seul le profit compte pour lui. Cette course aux profits qui piétine tout sur son passage, sous les pieds de laquelle l’herbe ne repousse pas, est d’autant plus folle que les participants sont tous animés du même esprit de concurrence. “Exploite ou crève”, telle est l’impitoyable loi du Capital. C’est pourquoi l’histoire de ces sommets et conférences internationales sur le climat est dominée par des vœux pieux et des échecs lamentables.
Ainsi, à Berlin, en 1995, les États fixaient déjà “pour chaque pays ou région des objectifs chiffrés en matière d’émissions de gaz à effet de serre et de réductions correspondantes à atteindre”. Vingt ans après (vingt “COP” plus tard !) nous en sommes aux mêmes objectifs. A Copenhague en 2009, les États-Unis et la Chine avaient obtenu que leurs objectifs de réduction soient non contraignants.
Et cette fois alors ? Quel est le résultat concret de cet “accord historique” de Paris ? Eh bien, des jours et des nuits de “concertations” ont permis d’écrire un texte… “non contraignant”. Car au fond, chaque bourgeoisie nationale sait parfaitement que l’ensemble de l’infrastructure de son pays va inexorablement continuer à augmenter la production de gaz à effet de serre. La logique du capital est implacable. Juste un exemple. Au niveau des transports, l’augmentation des émissions de carbone ne peut que croître : “selon les professionnels, le trafic aérien de passagers devrait doubler, le fret aérien tripler et le trafic maritime de conteneurs quadrupler d’ici à 2030” 4. Cela, sans polluer ? Pendant la conférence même, la circulation automobile a été arrêtée à Pékin : “Le 1 décembre était un jour d’‘airpocalypse’ à Pékin. La nuit en pleine journée. Et des données plutôt alarmantes : un indice de la qualité de l’air (AQI) de 619 et un taux de particules fines de 680 microgrammes par mètre cube, soit près de 30 fois plus que le seuil maximal recommandé par l’OMS…” (le Monde du 2/12/2015). Le réchauffement climatique à cause de l’émission de CO² est aujourd’hui mis en exergue par la bourgeoisie mais la destruction de la planète est beaucoup plus globale : déforestation, pillage des océans, disparition massive d’espèces, poisons de toutes sortes dans l’eau et dans l’air, bétonnage, etc. Ainsi, alors que nous écrivons ces lignes, une gigantesque fuite sur une exploitation gazière au large de la Californie déverse entre 30 et 58 tonnes de méthane par heure, et ce depuis le 23 octobre !
Il faut être clair : au-delà d’éventuelles mesures et avancées technologiques qui permettront peut-être de faire face à telle ou telle partie du problème, l’état général de la planète ne va cesser de se dégrader. Pire, le capitalisme en décadence va détruire l’environnement de manière de plus en plus massive, en particulier par la guerre, jusqu’à mettre en péril toute forme de vie… s’il n’est pas renversé à temps.
La réalité n’est pas celle proférée dans les beaux discours de tous ceux qui se sont auto-congratulés d’avoir “garanti l’avenir de la planète” pour leurs “petits-enfants”. Non ! La réalité, c’est la situation toujours plus dramatique que vivent des parties croissantes de l’humanité. La pénurie des ressources planétaires pousse déjà à l’exode des millions d’hommes, femmes et enfants. Dans toute la Corne de l’Afrique et autour de l’Himalaya, l’eau potable est de plus en plus rare. Surtout, cette “crise écologique” va aussi entraîner une compétition militaire exacerbée. Comme le pétrole aujourd’hui, l’eau devient un enjeu géostratégique majeur, source de nouvelles tensions et de nouvelles guerres impérialistes. Ce qui détruira un peu plus la planète et accentuera encore le réchauffement climatique. L’engrenage infernal et destructeur du capitalisme apparaît-là crûment.
D’ailleurs, la bourgeoisie voit même dans cette catastrophe quelques “opportunités”. La fonte des glaces aux pôles, sur la toundra (au nord de la Russie) ne va-t-elle pas faciliter l’accès à de nouvelles ressources naturelles exploitables ? L’exploitation du gaz de schiste représente un autre exemple des contradictions insolubles dans lesquelles le capitalisme s’enfonce : d’un coté le gaz de schiste tend à diminuer l’émission de gaz à effet de serre, de l’autre, il pollue les sols comme jamais et engendre des déstabilisations géopolitiques à travers le monde susceptibles de déclencher de nouveaux conflits armés. Il est vrai que les principaux dirigeants des pays industrialisés se sont mis d’accord pour ne pas se disputer les ressources du sous-sol de l’Antarctique lors de l’accord de Madrid en 1991. Mais ces mêmes dirigeants se disputent déjà les ressources de l’Arctique. La perspective n’est pas à la “coopération internationale et désintéressée” pour “sauver la planète” mais bien à la lutte de tous contre tous pour accaparer les ressources. Avec l’aggravation inexorable de la crise économique mondiale, cette lutte se fera toujours plus acharnée et ravageuse.
Le capital détruit l’environnement, parce qu’il doit croître pour croître ; la seule réponse est donc de supprimer le principe même de l’accumulation capitaliste, de produire non pas pour le profit, mais pour satisfaire les besoins humains. Le capital ravage les ressources du monde parce qu’il est divisé en unités nationales concurrentes, parce qu’il est fondamentalement anarchique et produit sans penser au futur ; la seule solution consiste par conséquent dans l’abolition de l’Etat national, la mise en commun de toutes les ressources naturelles et humaines de la terre, et l’établissement de ce que Bordiga appelait “un plan de vie pour l’espèce humaine”. Bref, le problème ne peut être résolu que par une classe ouvrière consciente du besoin de révolutionner les bases mêmes de la vie sociale, détenant les instruments politiques pour assurer la transition vers la société communiste. “À chaque pas il nous est rappelé, qu’en aucune façon, nous ne régnons sur la nature comme un conquérant sur un peuple étranger, comme quelqu’un étant en dehors de la nature, mais que nous, avec notre chair, notre sang et notre cerveau, appartenons à la nature, existons en son sein, et que toute notre supériorité consiste dans le fait que nous avons l’avantage sur toutes les autres créatures d’être capables d’apprendre ses lois et de les appliquer correctement” (Engels).
Organisé à l’échelle mondiale, amenant dans son sillage toutes les masses opprimées du monde, le prolétariat international peut et doit mettre en oeuvre la création d’un univers où une abondance matérielle sans précédent ne compromettra pas l’équilibre de l’environnement naturel, où l’une sera la condition de l’autre ; un monde où l’homme, enfin libéré de la domination du travail et de la pénurie, pourra commencer à jouir de la planète sans la détruire. C’est cela sûrement le monde que Marx a entrevu, à travers l’épais brouillard d’exploitation et de pollution dans lequel la civilisation capitaliste a plongé la terre, quand il prévoyait, dans les Manuscrits de 1844, une société qui exprimerait “l’unité de l’être de l’homme avec la nature – la véritable résurrection de la nature, la naturalisation de l’homme et l’humanisation de la nature enfin accomplies”.
Révolution communiste ou destruction de l’humanité et de la planète. Socialisme ou barbarie.
LD, 9 janvier 2016
1 Texte de la Convention-cadre sur les changements climatiques (Framework Convention on Climate Change).
2 “Des membres de l’Initiative du PNUE (Programme des Nations Unies pour l’Environnement) pour les institutions financières – partenariat unique en son genre entre le PNUE et 295 banques et compagnies d’assurance et d’investissement – affirment que les conséquences économiques des catastrophes naturelles induites par le changement climatique pourraient ruiner les marchés boursiers et les places financières du monde”.
3 Depuis le Moyen-Age, les quartiers chics de la région parisienne sont situés à l’Ouest alors que les quartiers “populaires” sont à l’Est, pour la simple raison que les vents dominants vont de l’Ouest vers l’Est et que les odeurs suivent.
4 Revue Nature Climate Change. Pour rappel : le trafic maritime représente 90 % du trafic mondial (8,2 milliards de tonnes en 2011) !
Avec près de 28 % des voix au premier tour des élections régionales, le Front national, principale formation d’extrême-droite en France, a réalisé un score historiquement élevé, l’autorisant à se présenter comme “le premier parti de France”. Si le Parti socialiste et le parti de droite, Les Républicains, ont pu écarter les candidats d’extrême-droite des présidences de deux grandes régions 1 convoitées par le Front national, ce dernier améliorait encore son score au soir du second tour, cumulant 6 820 477 suffrages. Ce résultat confirme la montée en puissance inexorable du parti d’extrême-droite depuis 2010, élections après élections.
Ces résultats, loin d’être une “exception culturelle” française, s’inscrivent dans une montée en puissance depuis plusieurs années du populisme à travers le monde. Aux États-Unis, le succès fulgurant du candidat du Parti républicain Donald Trump et du Tea Party en sont une expression caricaturale. Le favori des sondages multiplie les déclarations aussi démagogiques que provocatrices et stupides. En Europe, l’extrême-droite a déjà participé, au gré des alliances parlementaires, au gouvernement en Italie ou en Autriche. Le populisme de “gauche” progresse également avec les succès électoraux de Syriza en Grèce et son allié d’extrême-droite, Anel, et, plus récemment, de Podemos en Espagne. Il peut paraître étonnant de qualifier de “populistes” des partis qui semblent si différents au premier abord. Pourtant, le Front national de Marine Le Pen et Podemos de Pablo Iglesias Turrión sont tous l’expression de la phase de décomposition du capitalisme qui marque de son empreinte la vie politique bourgeoise.
L’incapacité actuelle des deux classes fondamentales et antagonistes, que sont la bourgeoisie et le prolétariat, à mettre en avant leur propre perspective (guerre mondiale ou révolution) a engendré une situation de “blocage momentané” et de pourrissement sur pied de la société. Si la décomposition touche l’ensemble des classes sociales, ses effets affectent en premier lieu la classe dominante et son appareil politique. Comme l’a toujours défendu le marxisme, l’État est l’organe exclusif de la bourgeoisie. Même sous ses formes les plus démocratiques, il est toujours l’expression de la dictature de la classe dominante sur le reste de la société. Avec la décadence du capitalisme, l’État a eu la mainmise sur l’ensemble de la vie sociale et cela s’est exprimé, dans les pays dotés d’un jeu électoral sophistiqué, par l’émergence du “bipartisme” (deux partis échangent régulièrement leur rôle dans l’exercice du pouvoir) où l’exécutif conserve un rôle prépondérant. Ce schéma a parfaitement fonctionné depuis la Seconde Guerre mondiale dans tous les pays démocratiques d’Europe, d’Amérique du Nord, etc.
Cependant, avec l’accélération sans répit de la crise et le poids de la décomposition, le bipartisme a souffert d’une usure considérable. Les partis de gouvernement, en particulier ceux de “gauche”, censément “protecteurs” et champions de la “répartition des richesses”, sont de plus en plus contraints d’assumer la gestion de la crise et les cures d’austérité contraires aux promesses faites plus tôt dans l’opposition.
Par ailleurs, la décomposition du système capitaliste a engendré dans les rangs des partis de gouvernement des comportements de plus en plus irresponsables du point de vue des besoins politiques de l’appareil étatique, une perte du “sens de l’État”. Des fractions toujours plus larges de la bourgeoise ne voient plus, dans l’immédiat, que leurs propres intérêts de clique et perdent de vue les intérêts généraux de la classe dominante. Cette situation se caractérise aussi par la difficulté croissante à contrôler le jeu politique des différentes composantes rivales de la bourgeoisie, notamment au moment des élections.
L’évolution du paysage politique français s’inscrit pleinement dans cette dynamique où la droite française a longtemps souffert de ses archaïsmes et se retrouve historiquement affaiblie et très divisée. Ces tares congénitales, renforcées par le développement du chacun pour soi, typique de la période de décomposition, ont ressurgi avec la défaite du président Nicolas Sarkozy en 2012 où François Fillon et Jean-François Copé se sont déchirés pour prendre le leadership de la droite. Sur les ruines de l’UMP, devenue “les Républicains”, Nicolas Sarkozy et l’ancien Premier ministre Alain Juppé ont à nouveau déterré la hache de guerre dans le cadre de la “campagne pour les primaires de la droite” en vue de désigner le prochain candidat à l’élection présidentielle. Leur affrontement déjà violent pourrait bien annihiler les chances de la droite pour revenir au pouvoir aux prochaines présidentielles de 2017, tant le pouvoir de nuisance du futur perdant semble important.
Au-delà des ambitions personnelles exacerbées et des rivalités de cliques, les clivages de la droite s’articulent aussi autour de la stratégie à adopter face au Front national. Ces dernières années, le clan Sarkozy a ouvertement “flirté” avec les positions de l’extrême-droite au moyen de discours plus musclés et de postures démagogiques, en contradiction flagrante avec les intérêts du capital national, afin d’endiguer la montée en puissance du Front national et de glaner au passage quelques voix supplémentaires 2. Mais le décalage entre les discours démagogiques du clan Sarkozy et la pratique du pouvoir n’a fait que renforcer l’extrême-droite et diviser un peu plus la droite gouvernementale. Cette situation contraint le Parti socialiste, déjà décrédibilisé en tant que parti de “gauche” par les années Mitterrand et Jospin, à s’user encore au pouvoir en le condamnant à assumer seul les attaques contre la classe ouvrière. Du point de vue de la bourgeoisie, cela pose problème pour l’encadrement idéologique, d’autant qu’aucune force politique conséquente, aucun Podemos français, n’a pu véritablement émerger à la gauche du Parti socialiste pour assurer ce rôle. Face à une droite embourbée dans ses divisions et une gauche appliquant un programme de rigueur encore plus brutal que celui de Nicolas Sarkozy, le Front national a eu tout loisir de prospérer en dénonçant le système “UMPS” 3.
La dynamique de la décomposition est également au cœur des formes idéologiques que prend le populisme. Historiquement, il est une expression d’un manque de perspective qui favorise les idéologies de la petite-bourgeoisie, classe intermédiaire sans cesse menacée par l’évolution du capitalisme. Cette classe sans principes, indépendamment des formes qu’ont pu revêtir ses expressions politiques (anarchisme, boulangisme, poujadisme, le Parti socialiste révolutionnaire en Russie…) a constamment et invariablement cherché à dissoudre les classes dans le grand fourre-tout du “peuple”. Avec la décomposition et l’absence de perspective, ces pires expressions idéologiques étriquées, prisonnières des peurs et de l’immédiat, se répandent toujours plus, poussant des millions de personnes à trouver refuge dans les bras du populisme de droite ou de gauche. L’idéologie bourgeoise décomposée pèse de tout son poids sur la société, notamment sur une partie de la classe ouvrière qui, victime de sa perte d’identité et des campagnes de propagande destinées à la déboussoler, n’arrive pas pour le moment à affirmer sa perspective révolutionnaire. Contrairement à ce que ressasse la presse bourgeoise, le Front national n’est pas “le nouveau parti des ouvriers”. L’idéologie du Front national est celle de la petite-bourgeoisie 4 qui se répand d’autant plus facilement que l’avenir semble aux yeux de beaucoup d’ouvriers totalement bouché, que le manque de confiance dans le futur, en eux-mêmes et dans les autres s’enracine.
Mais si la montée en puissance du populisme déstabilise le jeu politique de la bourgeoisie, cette dernière sait très bien retourner ce produit de la décomposition contre la classe ouvrière.
Le rôle institutionnel croissant des populistes dans la machine étatique ne représente nullement un danger pour la classe dominante dans son ensemble. Les fractions populistes véhiculent, certes, des programmes en complet décalage avec les besoins objectifs du capital national, tant au niveau de la gestion de l’économie que des conceptions impérialistes. L’extrême-droite rencontre, certes, des difficultés pour comprendre les enjeux centraux de l’encadrement idéologique de la classe ouvrière. C’est notamment pour ces raisons que la classe dominante ne souhaite pas laisser ses fractions populistes disposer du pouvoir, préférant muscler le discours des partis traditionnels de la droite ou créer de toute pièce des oppositions “de gauche” 5. Néanmoins, partout où l’extrême-droite a eu l’occasion de participer à la gestion de l’État, les éléments programmatiques les plus en contradiction avec les intérêts nationaux ont été soigneusement enterrés. En 1995, par exemple, le Mouvement social italien, parti alors ouvertement néo-fasciste de Gianfranco Fini, adopta un programme pro-européen de centre-droit afin de se maintenir dans le gouvernement de Silvio Berlusconi, tandis que la Ligue du Nord, tout en conservant son verbiage populiste, enterra rapidement son programme indépendantiste. La même logique s’imposa, en Autriche, à Jörg Haider, contraint d’assouplir ses positions et d’adopter un programme plus “responsable”, tout comme elle s’impose encore aujourd’hui à la coalition indépendantiste flamande (Vlaamsblok) en Belgique. Quant à la “gauche radicale”, Syriza et le gouvernement d’Alexis Tsipras, loués par les gauchistes de tout poil, ont déjà fait la démonstration pratique de leur appartenance à la classe dominante en ensevelissant les ouvriers en Grèce sous un déluge de mesures d’austérité et de discours ultra-nationalistes. Derrière ces partis de gauche “tout neufs” se dissimulent en fait bien souvent le visage sinistre du stalinisme et son nationalisme outrancier.
En réalité, la principale crainte de la bourgeoisie réside dans le fait qu’en donnant aux populistes des responsabilités institutionnelles, l’instrumentalisation idéologique de ces courants s’amenuise. En France, depuis les années 1980, la bourgeoisie instrumentalise en effet le vote d’extrême-droite afin de pousser les “citoyens” aux urnes au nom de la “défense de l’État démocratique” bourgeois et du “danger fasciste” 6. Ce véritable piège continue à servir le Parti socialiste et son image de “dernier rempart de la République”. Les tentatives d’intrusion institutionnelle du Front national et la “lepénisation” forcée de l’aile droite des Républicains pourrait lui faire perdre son aura de parti repoussoir, laissant ce terrain à des groupuscules radicaux et ultra-violents mais sans potentiel électoral.
Quant aux populistes de gauche, tout comme les partis gauchistes historiques (mais avec un corpus idéologique d’une rare pauvreté), leur rôle consiste avant tout à encadrer les expressions de mécontentement sur le terrain pourri du réformisme et de la défense de l’État. Ils sont les rabatteurs du “citoyennisme” et de la “vraie démocratie”. L’entrée au gouvernement de ces fractions représente donc à la fois un dernier recours et un problème d’encadrement idéologique dans la mesure où, comme l’illustre très bien Syriza, elles doivent se plier aux exigences du capitalisme d’État et ainsi perdre leur crédibilité en matière de radicalité.
Si bien des ouvriers ont conscience que l’avenir n’appartient pas aux partis traditionnels, le populisme est tout autant une impasse. La classe dominante retourne toujours les expressions de la décomposition contre le prolétariat. Il lui faut donc résister pour ne pas se laisser duper par les campagnes médiatiques et idéologiques. Il doit absolument prendre conscience qu’il représente la perspective du communisme, que lui seul est porteur d’avenir.
EG, 4 janvier 2016
1 Nord-Pas-de-Calais-Picardie et Provence-Alpes-Côte d’Azur.
2 La “droitisation” d’une partie des Républicains n’est pas seulement tactique. Les provocations de la “droite décomplexée” et, dernièrement, les déclarations racistes de Nadine Morano expriment aussi la pénétration de visions de plus en plus irrationnelles au sein même des partis de gouvernement.
3 Contraction de UMP (ancien acronyme du parti de droite) et PS (Parti socialiste) utilisée par l’extrême-droite pour renvoyer dos-à-dos les deux grands partis de gouvernement accusés d’appliquer le même programme et de faire preuve de “laxisme” en matière migratoire.
4 La petite-bourgeoisie constitue historiquement le gros de l’électorat frontiste.
5 C’est ainsi qu’émerge au sein du Parti socialiste, les “frondeurs”, ce groupe de parlementaires prétendument plus soucieux du sort des ouvriers.
6 Pour une analyse plus approfondie sur la réalité du “danger fasciste” et son instrumentalisation, nous invitons les lecteurs à lire notre brochure, Fascisme et démocratie.
“Le marxisme ne peut se concilier avec le nationalisme, celui-ci serait-il le “plus juste”, “le plus pur” et d’une “facture plus raffinée et civilisée”” (Lénine, Remarques sur la question nationale).
Les vagues d’attentats qui ont frappé la région parisienne en 2015 ont été l’occasion pour la bourgeoisie française et mondiale d’encourager les peurs pour mieux légitimer les guerres impérialistes et présenter l’État et la nation comme les garants de la sécurité de tous, voire comme le nec plus ultra de la solidarité. Après les attentats du 13 novembre, un appel répugnant a ainsi été lancé à l’échelle internationale pour accrocher aux fenêtres le drapeau tricolore et entonner la Marseillaise, ces deux “symboles” entachés du sang des victimes de l’impérialisme français.
Le nouveau coup de clairon patriotique donné par François Hollande le soir du 31 décembre a donc une résonance toute particulière :
“Mes chers compatriotes, (...) nous venons de vivre une année terrible. (…) Mais, malgré le drame, la France n’a pas cédé. (...) Face à la haine, elle a montré la force de ses valeurs. Celles de la République. Françaises, Français, je suis fier de vous. (…) En cet instant, je salue la bravoure de nos soldats, de nos policiers, de nos gendarmes. (…) Mais je vous dois la vérité, nous n’en avons pas terminé avec le terrorisme. (...) Aussi, mon premier devoir, c’est de vous protéger. Vous protéger, c’est agir à la racine du mal : en Syrie, en Irak. C’est pourquoi, nous avons intensifié nos frappes contre Daesh. (...) Vous protéger, c’est agir ici sur notre sol. Au soir des attentats, j’ai (...) instauré l’état d’urgence. (…) J’ai d’abord décidé de renforcer les effectifs et les moyens de la police, de la justice, du renseignement et des armées. (…) Françaises, Français, les événements que nous avons vécus nous l’ont confirmé : nous sommes habités par un sentiment que nous partageons tous. Ce sentiment, c’est l’amour de la patrie. La patrie, c’est le fil invisible qui nous relie tous, (…) C’est ainsi que la France sortira plus grande avec cette belle idée de nous faire réussir tous ensemble. (...)”. Joignant le geste à la parole en ce début 2016 et ne reculant devant aucune récupération honteuse, le gouvernement socialiste a organisé à l’occasion de “l’anniversaire” des attentats contre Charlie hebdo un véritable hommage national 1.
Quelle est la portée d’une telle propagande nationaliste sur la classe ouvrière ? Apparemment, cet impact a été limité. En France, il n’y a eu, par exemple, que très peu de drapeaux réellement étendus aux fenêtres. Et les cris va-t-en-guerre de la bourgeoisie, même au nom de “l’anti-terrorisme”, n’engendrent ni enthousiasme ni réelle adhésion en faveur des bombardements au Moyen-Orient. Mais l’idéologie nationaliste et patriotique est bien plus pernicieuse, son poison bien plus subtil.
Le Président “socialiste”, comme d’ailleurs son Premier ministre Manuel Valls, dévoilent ainsi dans leurs discours le caractère éminemment belliciste et la nature fondamentalement guerrière du patriotisme. Il y a ainsi un lien direct entre la capacité du PS de faire croire, d’une part, à un patriotisme “ouvert”, “respectueux des autres nations et cultures”, à un patriotisme basé sur “la solidarité nationale et la confiance mutuelle” ou tout autre baratin de la même veine et, d’autre part, l’intensification sous ce gouvernement “socialiste” des menées guerrières et des interventions militaires de la France : en Afrique ou au Moyen-Orient. Les partis sociaux-démocrates en général ont été depuis 1914 les meilleurs et les plus efficaces propagandistes de la guerre en direction des classes exploitées. Le nationalisme ou le patriotisme “soft”, cela n’existe pas et n’exprime avant tout que la logique va-t-en guerre et militariste de la défense du capital national. L’“union nationale”, l’“union sacrée” que les politiciens prônent par-delà la division en classes sociales, le ralliement de tous derrière le drapeau et l’hymne national mène inévitablement et imparablement à la guerre et aux massacres impérialistes. Le nationalisme, le patriotisme et leurs dérivés, la xénophobie et le chauvinisme, constituent les maillons d’une même chaîne, d’un engrenage qui révèle la nature viscéralement concurrentielle, militariste, barbare et meurtrière du capitalisme et de ses divisions nationales. C’est bien le patriotisme qui est le terreau permettant de cultiver et de nourrir ensuite la haine “de l’étranger”, de “l’ennemi à abattre”, qui pousse vers l’exaltation exacerbée du “sentiment national”. Tous les rituels et les parades militaires, toutes les cérémonies de commémorations nationales de la bourgeoisie se drapent et se vautrent dans un tel patriotisme que les poilus de 1914 dénonçaient comme étant du “bourrage de crâne”. Le patriotisme constitue d’ailleurs une justification classique et particulièrement hypocrite de la guerre entre les bourgeoisies nationales, présentée comme “purement défensive” ou “en défense d’une noble cause” pour embrigader idéologiquement et enrôler physiquement au bout du compte les populations en général et les prolétaires en particulier comme chair à canon. Ce patriotisme fait toujours porter le chapeau à une autre nation, à une autre entité désignée comme “l’agresseur” ou constituant une “menace pour la démocratie, la liberté, etc.” On l’a vu lors des deux boucheries mondiales du xx siècle mais aussi lors des prétendues luttes de “libération nationale”, et on le voit encore aujourd’hui dans la prolifération des conflits, des bombardements, des attentats et des affrontements qui ensanglantent la planète. Le patriotisme ne peut agir que comme un conditionnement idéologique pour pourrir les consciences, asservir les cerveaux à la défense du capital national et comme un poison mortel pour le prolétariat.
Le capitalisme divise l’humanité en nations concurrentes. Et l’ensemble de la vie sociale subit le joug de ce morcellement mortifère. Le patriotisme et le nationalisme agissent comme des œillères, ils restreignent la vue et la pensée ; ils poussent aussi à la confrontation guerrière ; ils engendrent la peur, voire la haine de l’étranger ; surtout ils attachent les exploités à leurs exploiteurs en leur faisant croire qu’ils représentent une seule et même communauté d’intérêts ; ils annihilent la nécessaire solidarité internationale des travailleurs les mettant en concurrence les uns contre les autres. L’idéologie nationaliste sert les intérêts de la classe dominante, la bourgeoisie. Car c’est bien son monde à elle qui est fracturé en nations concurrentes, c’est bien au sein des frontières nationales que se développe la domination de la classe capitaliste sur le prolétariat. “Les prolétaires n’ont pas de patrie !” Leur force a pour source la solidarité internationale, comme l’exprime ce cri de ralliement qui s’étale sur tous les textes du mouvement ouvrier depuis 1848 : “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !”. C’est en cela que le combat prolétarien représente un espoir pour toute l’humanité. Comme l’a magistralement exprimé Rosa Luxemburg dans son livre sur La question nationale et l’autonomie (1908-1909), le nationalisme porté par la bourgeoisie et l’internationalisme porté par le prolétariat se livrent en permanence un combat qui porte sur tous les aspects de la vie de la société humaine :
“Dans chaque nation, il y a des classes aux intérêts et aux “droits” antagonistes. Il n’y a littéralement aucun domaine social, des conditions matérielles les plus frustes aux plus subtiles des conditions morales, où les classes possédantes et le prolétariat conscient adoptent la même attitude, où ils se présentent comme un “peuple” indifférencié. Dans le domaine des rapports économiques, les classes bourgeoises défendent pied à pied les intérêts de l’exploitation, le prolétariat ceux du travail. Dans le domaine des rapports juridiques, la propriété est la pierre angulaire de la société bourgeoise ; l’intérêt du prolétariat, en revanche, exige que ceux qui n’ont rien soient émancipés de la domination de la propriété. Dans le domaine de la juridiction, la société bourgeoise représente la “justice” de classe, la justice des repus et des dominants ; le prolétariat défend l’humanité et le principe qui consiste à tenir compte des influences sociales sur l’individu. Dans les relations internationales, la bourgeoisie représente une politique de guerre et d’annexions, dans la phase actuelle du système, la politique douanière et la guerre commerciale ; le prolétariat, en revanche, représente une politique de paix générale et de libre-échange. Dans le domaine de la sociologie et de la philosophie, les écoles bourgeoises et celle qui défend le point de vue du prolétariat sont en nette contradiction. Idéalisme, métaphysique, mysticisme, éclectisme sont représentatifs des classes possédantes et de leur vision du monde ; le prolétariat moderne a sa propre école, celle du matérialisme dialectique. Même dans le domaine des relations humaines prétendument universelles, de l’éthique, des opinions sur l’art, l’éducation : les intérêts, la vision du monde et les idéaux de la bourgeoisie d’une part, ceux du prolétariat conscient de l’autre constituent deux camps séparés l’un de l’autre par un abîme profond. (...) Le fondement historique des mouvements nationaux modernes de la bourgeoisie n’est rien d’autre que l’aspiration au pouvoir de classe, ces aspirations trouvant leur expression dans une forme sociale spécifique : l’État capitaliste moderne, qui est “national” en ce qu’il permet à la bourgeoisie d’une nationalité donnée d’exercer sa domination sur toute la population mélangée de l’État. (…) Du point de vue des intérêts du prolétariat, les choses sont bien différentes. (…) La mission historique de la bourgeoisie est la création d’un État ‘national’ moderne ; mais la tâche historique du prolétariat est d’abolir cet État, en ce qu’il est une forme politique du capitalisme dans laquelle lui-même émerge en tant que classe consciente afin d’établir le système socialiste.”
Il est aujourd’hui crucial de poursuivre cette réflexion théorique et profonde sur la question du nationalisme comme du patriotisme et ainsi de s’armer dans la lutte contre cette idéologie réactionnaire et suicidaire. Car la société est en train de peu à peu se décomposer ; l’individualisme, la peur de l’autre, le repli et la haine gagnent du terrain, y compris dans les rangs de la classe ouvrière. L’idéologie nationaliste est comme un poisson dans l’eau croupie de la décomposition du capitalisme.
C’est donc dans cet esprit de combat contre l’idéologie bourgeoise en général et, ici, contre son nationalisme en particulier que nous publions dans ce numéro de très larges extraits d’un livre fondamental du mouvement ouvrier sur la question nationale, celui d’Anton Pannekoek, Lutte de classe et nation (1912). De cette œuvre souffle le vent vivifiant de la conscience et de l’internationalisme prolétariens.
Javan, 10 janvier 2016
1 Le chœur de l’armée française est même allé jusqu’à entonner la Marseillaise. Rappelons qu’à son enterrement la famille de Charb avait refusé que soit joué l’hymne national et insisté pour que l’Internationale résonne, comme il l’avait toujours souhaité.
Nous publions ci-dessous la lettre de soutien de Internationalist Voice que nous avons reçu en hommage à la mémoire de notre camarade Bernadette disparue récemment. Nous tenons à souligner que nous sommes particulièrement sensibles à la solidarité qui nous est apportée, à ce témoignage qui exprime un des principes les plus nobles du combat de classe et a fortiori de celui qui doit animer les révolutionnaires. Nous partageons également la peine qui inévitablement affecte la classe ouvrière et ses combattants quand elle perd un des siens. Il s’agit bien, avec la disparition de notre camarade, d’une perte qui dépasse celle qui a été occasionnée pour le CCI. Nous ne pouvons donc que saluer et soutenir à notre tour les camarades qui poursuivent le même combat que le nôtre, celui que Bernadette avait mis au centre de sa vie, celui du communisme. Oui, nous devons le poursuivre avec la même passion et le même esprit de combat solidaire. C’est en effet, comme le soulignent les camarades, le “meilleur hommage qu’on puisse rendre à sa mémoire”.
CCI
À la mémoire de la camarade Bernadette !
C’est une grande tristesse que le cœur d’une internationaliste, celui de la camarade Bernadette, se soit arrêté et que le Courant communiste international ait perdu un de ses membres. Le silence d’un internationaliste qui a lutté contre la barbarie du capitalisme est non seulement une perte pour le CCI, mais aussi pour la classe ouvrière, la Gauche Communiste et tous les internationalistes.
Camarade Bernadette : sans aucun doute tu serais d’accord avec nous pour dire que la persistance des principes prolétariens auxquels tu as cru et de la lutte contre la barbarie de la société capitaliste que tu as combattue est le meilleur hommage à ta mémoire.
Nous tenons à exprimer notre solidarité avec les camarades, la famille et tous les amis de Bernadette et notre détermination à poursuivre le travail révolutionnaire dans lequel elle croyait si passionnément.
Internationalist Voice, 28 novembre 2015
www.internationalist.tk [9]
Alors que la bourgeoisie cherche à réactiver le sentiment national, nous publions ci-dessous des extraits d’une œuvre classique de la gauche germano-hollandaise, une des plus claires avec “La question nationale et l’autonomie” de Rosa Luxemburg, sur cette question vitale pour le prolétariat.
Les nations modernes sont intégralement le produit de la société bourgeoise ; elles sont apparues avec la production des marchandises, c’est-à-dire avec le capitalisme et leurs agents sont les classes bourgeoises. La production bourgeoise et la circulation des marchandises ont besoin de vastes unités économiques, de grands domaines dont elles unissent les habitants en une communauté à administration étatique unifiée. Le capitalisme développé renforce sans cesse la puissance étatique centrale ; il accroît la cohésion de l’État et le démarque nettement par rapport aux autres États. L’État est l’organisation de combat de la bourgeoisie. Dans la mesure où l’économie de la bourgeoisie repose sur la concurrence, sur la lutte avec ses semblables, les associations dans lesquelles elle s’organise doivent nécessairement lutter entre elles : plus le pouvoir d’État est puissant, plus grands sont les avantages auxquels aspire sa bourgeoisie. (…) L’étendue de l’État national et son développement capitaliste font qu’une extrême diversité de classes et de populations y coexistent. (…) La concurrence est le fondement de l’existence des classes bourgeoises. (…) La nation en tant que communauté solidaire constitue pour ceux qui en font partie une clientèle, un marché, un domaine d’exploitation où ils disposent d’un avantage par rapport aux concurrents d’autres nations. (...) La nation se présente à nous comme une puissante réalité dont nous devons tenir compte dans notre lutte. (...) La nation est une entité économique, une communauté de travail, y compris entre ouvriers et capitalistes. Car le capital et le travail sont tous deux nécessaires et doivent se conjuguer pour que la production capitaliste puisse exister. C’est une communauté de travail de nature particulière ; dans cette communauté, le capital et le travail apparaissent comme des pôles antagonistes ; ils constituent une communauté de travail de la même manière que les animaux prédateurs et leurs proies constituent une communauté de vie. (...) Plus les ouvriers prennent conscience de leur situation et de l’exploitation, plus fréquemment ils luttent contre les patrons pour l’amélioration des conditions de travail, plus les relations entre les deux classes se transforment en inimitié et en lutte. Il y a tout aussi peu de communauté entre eux qu’il peut s’en créer entre deux peuples qu’oppose constamment un conflit de frontière. Et plus les ouvriers se rendent compte du développement social et plus le socialisme leur apparaît comme le but nécessaire de leur lutte, plus ils ressentent la domination de la classe des capitalistes comme une domination étrangère, et par ce mot, on se rend compte à quel point la communauté de caractère s’estompe. (...) Peut-on imaginer plus antagonistes que les orientations de la volonté de la bourgeoise et du prolétariat ? (...) Toutes les autres classes s’enthousiasment ensemble pour ce qui fait la grandeur et la puissance extérieure de leur État national – le prolétariat combat toutes les mesures qui y conduisent. Les classes bourgeoises parlent de la guerre contre d’autres États pour accroître leur propre pouvoir – le prolétariat pense à la manière d’empêcher la guerre ou de trouver dans la défaite de son propre gouvernement l’occasion de sa propre libération. (...) Le prolétariat n’a rien à voir avec ce besoin de concurrence des classes bourgeoises, avec leur volonté de constituer une nation. (...) Sous la domination du capitalisme, la nation ne peut jamais être pour eux [les prolétaires] synonyme de monopole de travail. Et ce n’est qu’à titre exceptionnel qu’on entend parler, chez des ouvriers rétrogrades (...) d’un désir de restreindre l’immigration. (...) Dans la lutte pour de meilleures conditions de vie, pour le développement intellectuel, pour la culture, pour une existence plus digne, les autres classes de leur nation sont les ennemis jurés des ouvriers alors que leurs camarades de classe allophones sont leurs amis et leurs soutiens. La lutte de classe crée dans le prolétariat une communauté internationale d’intérêts. Il ne peut donc être question pour le prolétariat d’une volonté de se constituer en nation par rapport aux autres nations qui serait fondée sur les intérêts économiques, sur sa situation matérielle. (...) Entre les travailleurs et la bourgeoisie une communauté de culture ne peut exister que superficiellement, en apparence et de façon sporadique. Les travailleurs peuvent bien lire en partie les mêmes livres que la bourgeoisie, les mêmes classiques et les mêmes ouvrages d’histoire naturelle, il n’en résulte aucune communauté de culture. Les fondements de leur pensée et de leur vision du monde étant totalement divergents, les travailleurs lisent dans ces œuvres tout autre chose que la bourgeoisie. Comme on l’a démontré plus haut, la culture nationale n’est pas suspendue dans l’air ; elle est l’expression de l’histoire matérielle de la vie des classes dont l’essor a créé la nation. Ce que nous trouvons exprimé dans Schiller et dans Goethe ne sont pas des abstractions de l’imagination esthétique, mais les sentiments et les idéaux de la bourgeoisie dans sa jeunesse, son aspiration à la liberté et aux droits de l’homme, sa manière propre d’appréhender le monde et ses problèmes. L’ouvrier conscient d’aujourd’hui a d’autres sentiments, d’autres idéaux et une autre vision du monde. Lorsqu’il est question dans sa lecture de l’individualisme de Guillaume Tell ou des droits des hommes, éternels et imprescriptibles, éthérés, la mentalité qui s’y exprime n’est pas la sienne, qui doit sa maturité à une compréhension plus profonde de la société et qui sait que les droits de l’homme ne peuvent être acquis que par la lutte d’une organisation de masse. Il n’est pas insensible à la beauté de la littérature ancienne ; c’est précisément son jugement historique qui lui permet de comprendre les idéaux des générations précédentes à partir de leur système économique. Il est à même de ressentir la force de ceux-ci et ainsi d’apprécier la beauté des œuvres dans lesquelles ils ont trouvé leur plus parfaite expression. Car le beau est ce qui embrasse et représente le plus parfaitement l’universalité, l’essence et la substance la plus profonde d’une réalité. À cela vient s’ajouter que, en beaucoup de points, les sentiments de l’époque révolutionnaire bourgeoise suscitent en lui un puissant écho ; mais ce qui trouve en lui un écho n’en trouve justement pas auprès de la bourgeoisie moderne. Cela vaut encore davantage en ce qui concerne la littérature radicale et prolétarienne. De ce qui enthousiasme le prolétaire dans les œuvres de Heine et de Freiligrath la bourgeoisie ne veut rien savoir. La lecture par les deux classes de la littérature dont elles disposent en commun est totalement différente ; leurs idéaux sociaux et politiques sont diamétralement opposés, leurs visions du monde n’ont rien en commun. Cela est vrai dans une beaucoup plus large mesure encore en ce qui concerne l’histoire. Ce que dans l’histoire la bourgeoisie considère comme les souvenirs les plus sublimes de la nation ne suscite dans le prolétariat conscient que haine, aversion ou indifférence. Rien n’indique ici la possession d’une culture commune. Seules les sciences physiques et naturelles sont admirées et honorées par les deux classes. Leur contenu est identique pour toutes deux. Mais combien différente de l’attitude des classes bourgeoises est celle du travailleur qui a reconnu en elles le fondement de sa domination absolue de la nature comme de son sort dans la société socialiste à venir. Pour le travailleur, cette vision de la nature, cette conception de l’histoire, ce sentiment de la littérature ne sont pas des éléments d’une culture nationale à laquelle il participe, mais sont des éléments de sa culture socialiste. Le contenu intellectuel le plus essentiel, les pensées déterminantes, la véritable culture des sociaux-démocrates allemands ne plongent pas leurs racines dans Schiller et dans Goethe, mais dans Marx et dans Engels. Et cette culture, issue d’une compréhension socialiste lucide de l’histoire et de l’avenir de la société, de l’idéal socialiste d’une humanité libre et sans classe, ainsi que de l’éthique communautaire prolétarienne, et qui par-là s’oppose dans tous ses traits caractéristiques à la culture bourgeoise, est internationale. Quand bien même elle diffère d’un peuple à l’autre par des nuances - tout comme la manière de voir des prolétaires varie selon leurs conditions d’existence et la forme de l’économie, quand bien même elle est, surtout là où la lutte des classes est peu développée, fortement influencée par les antécédents historiques propres à la nation, le contenu essentiel de cette culture est partout le même. Sa forme, la langue dans laquelle elle s’exprime, est différente, mais toutes les autres différences, même nationales, sont de plus en plus réduites par le développement de la lutte des classes et la croissance du socialisme. En revanche, la séparation entre la culture de la bourgeoisie et celle du prolétariat s’accroît sans cesse. (...) Ce que nous appelons les effets culturels de la lutte des classes, l’acquisition par le travailleur d’une conscience de soi, du savoir et du désir de s’instruire, d’exigences intellectuelles élevées, n’a rien à voir avec une culture nationale bourgeoise, mais représente la croissance de la culture socialiste. (...) Évidemment, cela ne veut pas dire que la culture bourgeoise, elle aussi, ne continuera pas à régner encore longtemps et puissamment sur l’esprit des travailleurs. Trop d’influences en provenance de ce monde agissent sur le prolétariat, volontairement et involontairement ; non seulement l’école, l’Église et la presse bourgeoise, mais toutes les belles lettres et les ouvrages scientifiques pénétrés de la pensée bourgeoise. Mais c’est de plus en plus fréquemment et de manière sans cesse élargie que la vie même et l’expérience propre triomphe dans l’esprit des travailleurs de la vision bourgeoise du monde. Et il doit en être ainsi. Car dans la mesure où celle-ci s’empare des travailleurs, elle les rend moins capables de lutter ; sous son influence, les travailleurs sont remplis de respect à l’égard des forces dominantes, on leur inculque une pensée idéologique, leur conscience de classe lucide est obscurcie, ils sont dressés les uns contre les autres d’une nation à l’autre, se font disperser et sont donc affaiblis dans la lutte et dépossédés de leur confiance en eux-mêmes. Or notre objectif exige un genre humain fier, conscient de soi, audacieux dans ses pensées comme dans l’action. Et c’est pour cette raison que les exigences mêmes de la lutte délivrent les travailleurs de ces influences paralysantes de la culture bourgeoise. Il est donc inexact de dire que les travailleurs accèdent par leur lutte à une “communauté nationale de culture”. C’est la politique du prolétariat, la politique internationale de la lutte des classes, qui engendre en lui une nouvelle culture, internationale et socialiste. (...) La classe ouvrière n’est pas seulement un groupe d’hommes qui ont connu le même destin et ont par conséquent le même caractère. La lutte de classe soude le prolétariat en une communauté de destin. Le destin vécu en commun est la lutte menée en commun contre le même ennemi. (...) Des ouvriers de nationalités différentes sont confrontés au même patron. Ils doivent mener la lutte en tant qu’unité compacte, ils en connaissent les vicissitudes et les effets dans la plus étroite des communautés de destin. (...) [Et fondamentalement], c’est l’État qui est la véritable organisation solide de la bourgeoisie pour protéger ses intérêts. L’État protège la propriété, s’occupe de l’administration, aménage la flotte et l’armée, lève les impôts et contient les masses populaires. Les “nations” ou mieux encore : les organisations actives qui se présentent en leur nom, c’est-à-dire les partis bourgeois ne servent qu’à lutter pour conquérir une influence adéquate sur l’État, une participation au pouvoir de l’État. Pour la grande bourgeoise dont le domaine d’intérêts économiques embrasse tout l’État et va même au-delà, qui a besoin de privilèges directs, de douanes, de commandes et de protection à l’étranger, c’est un État assez vaste qui constitue la communauté naturelle d’intérêts (...) C’est pourquoi le centre de gravité de la lutte politique de la classe ouvrière se déplace de plus en plus vers l’État. (...) Le pouvoir d’État et tous les puissants moyens dont il dispose, est le fief des classes possédantes ; le prolétariat ne peut se libérer, ne peut éliminer le capitalisme qu’en battant d’abord cette organisation puissante. La conquête de l’hégémonie politique n’est pas seulement une lutte pour le pouvoir d’État mais une lutte contre le pouvoir d’État. La révolution sociale qui débouchera sur le socialisme consiste essentiellement à vaincre le pouvoir d’État par la puissance de l’organisation prolétarienne. [Et] là aussi, le caractère international du prolétariat ne cesse de se développer. Les ouvriers des différents pays s’empruntent théorie et tactique, méthodes de lutte et conceptions et les considèrent comme une affaire commune. Certes, c’était aussi le cas de la bourgeoisie montante ; dans leurs conceptions économiques et philosophiques générales, les Anglais, les Français, les Allemands se sont influencés mutuellement en profondeur par l’échange des idées. Mais il n’en est résulté aucune communauté car leur antagonisme économique les a conduits à s’organiser en nations hostiles les unes aux autres ; c’est justement la conquête par la bourgeoisie française de la liberté bourgeoise que la bourgeoisie anglaise avait depuis longtemps, qui provoqua les âpres guerres napoléoniennes. Un tel conflit d’intérêts est totalement absent dans le prolétariat et c’est pourquoi l’influence spirituelle réciproque qu’exerce la classe ouvrière des différents pays peut agir sans contrainte dans la constitution d’une communauté internationale de culture. Mais ce n’est pas à cela que se limite la communauté. Les luttes, les victoires et les défaites dans un pays ont de profondes conséquences sur la lutte de classe dans les autres pays. Les luttes que mènent nos camarades de classe à l’étranger contre leur bourgeoisie n’est pas seulement sur le plan des idées notre propre affaire mais aussi sur le plan matériel ; elles font partie de notre propre combat et nous les ressentons comme telles. (...) Le prolétariat de tous les pays se perçoit comme une armée unique, comme une grande union que seules des raisons pratiques – puisque la bourgeoisie est organisée en États et que par conséquent de nombreuses forteresses sont à prendre – contraignent à se scinder en plusieurs bataillons qui doivent combattre l’ennemi séparément. C’est aussi sous cette forme que notre presse nous relate les luttes à l’étranger : les grèves des dockers anglais, les élections en Belgique, les manifestations de rue de Budapest sont toutes l’affaire de notre grande organisation de classe. Ainsi, la lutte de classe internationale devient l’expérience commune des ouvriers de tous les pays. Dans cette conception du prolétariat se reflètent déjà les conditions de l’ordre social à venir, où les hommes ne connaîtront plus d’antagonismes étatiques. Avec le dépassement des organisations étatiques rigides de la bourgeoisie par la puissance organisationnelle des masses prolétariennes, l’État disparaît en tant que puissance de coercition et terrain de domination qui se délimite nettement par rapport à l’extérieur. Les organisations politiques revêtent une nouvelle fonction ; “le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses” dirait Engels dans l’Anti-Dühring. (...) La production mondiale organisée, transforme l’humanité future en une seule et unique communauté de destin. Pour les grandes réalisations qui les attendent, la conquête scientifique et technique de la terre entière et son aménagement en une demeure magnifique pour une race de seigneurs heureuse et fière de sa victoire et qui s’est rendue maître de la nature et de ses forces, pour ces grandes réalisations – que nous ne pouvons aujourd’hui qu’à peine imaginer – les frontières des États et des peuples sont trop étroites et trop restreintes. (...) Notre recherche a démontré que sous la domination du capitalisme avancé qui s’accompagne de la lutte des classes, le prolétariat ne saurait trouver aucune force constitutive de la nation. Il ne forme pas de communauté de destin avec les classes bourgeoises, ni une communauté d’intérêts matériels, ni une communauté qui serait celle de la culture intellectuelle. Les rudiments d’une telle communauté qui s’ébauchent au tout début du capitalisme disparaissent nécessairement avec le développement de la lutte des classes. Alors que dans les classes bourgeoises de puissantes forces économiques créent l’isolement national, un antagonisme national et toute l’idéologie nationale, elles font défaut dans le prolétariat. (...) La bourgeoisie trouve-t-elle un intérêt véritable à mettre un terme aux luttes nationales ? Bien au contraire... les antagonismes nationaux constituent un moyen excellent de diviser le prolétariat, de détourner son attention de la lutte des classes à l’aide des slogans idéologiques, et d’empêcher son unité de classe. De plus en plus, les aspirations instinctives des classes bourgeoises d’empêcher que le prolétariat devienne uni, lucide et puissant, constituent un élément majeur de la politique bourgeoise. Dans des pays comme l’Angleterre, la Hollande, les États-Unis et même l’Allemagne, nous observons que les luttes entre les deux grands partis bourgeois – il s’agit généralement d’un parti “libéral” et d’un parti “conservateur” ou “clérical” – se font d’autant plus acharnées, et les cris de combat d’autant plus stridents, que l’antagonisme réel de leurs intérêts décroît et que leur antagonisme consiste en des slogans idéologiques hérités du passé. (...) Ils ont compris instinctivement qu’il est impossible d’écraser le prolétariat par la simple force et qu’il est infiniment plus important de déconcerter et de diviser le prolétariat aux moyens des mots d’ordre idéologiques. (...) Le rôle joué (...) par les cris de combat : “Avec nous pour la chrétienté !”, “Avec nous pour la liberté de conscience”, [est de] détourner des questions sociales l’attention des ouvriers, (...) Notre politique et notre agitation ne peuvent porter que sur la nécessité de mener toujours et seulement la lutte de classe, d’éveiller la conscience de classe afin que les travailleurs grâce à une claire compréhension de la réalité, deviennent insensibles aux mots d’ordre du nationalisme.”
Anton Pannekoek, 1912
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/files/fr/pdf/ri456.pdf
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