Le «nouvel ordre mondial» annoncé il y a moins de deux ans par le président Bush n'en finit pas d'accumuler l'horreur et les cadavres. A peine les massacres de la guerre du Golfe étaient-ils terminés (ceux provoqués directement par la coalition, car ceux des Kurdes se poursuivent encore) que la guerre se rallumait en pleine Europe, dans ce qui était la Yougoslavie. L'horreur qu'on a découvert avec la prise de Vukovar par l'armée serbe illustre donc, une nouvelle fois, à quel point étaient mensongers tous les discours sur l'«ère nouvelle», faite de paix, de prospérité et de respect des droits de l'homme, qui devait accompagner l'effondrement des régimes staliniens d'Europe et la disparition de l'ancien bloc de l'Est. En même temps, l'indépendance de l'Ukraine et, plus encore, la constitution d'une «Communauté d'Etats» comprenant cette dernière, la Russie et la Biélorussie1] [1] viennent contresigner le constat de ce qui était patent depuis l'été : l’URSS n'existe plus. Cela n'empêche pas, d'ailleurs, les différents morceaux de cet ex-pays de continuer à se décomposer: aujourd'hui c'est la fédération de Russie elle-même, c'est-à-dire la plus puissante des républiques de feu l'Empire soviétique, qui est menacée d'éclatement. Face à ce chaos dans lequel s'enfonce chaque jour un peu plus la planète, les pays les plus avancés, et particulièrement le premier d'entre eux, les Etats-Unis, veulent se présenter comme des îlots de stabilité, garants de l'ordre mondial. Mais, en réalité, ces pays eux-mêmes ne sont pas préservés des convulsions mortelles dans lesquelles s'enfonce la société humaine. En particulier, l'Etat le plus puissant de la terre, s'il met à profit son énorme supériorité militaire sur tous les autres pour revendiquer le rôle de gendarme du monde, comme on vient de le voir encore avec la conférence sur le Moyen-Orient, ne peut rien contre l'aggravation inexorable de la crise économique qui se trouve à l'origine de toutes les convulsions qui déferlent sur l'humanité. La barbarie du monde d'aujourd'hui met en relief l'énorme responsabilité qui repose sur les épaules au prolétariat mondial, un prolétariat qui doit faire face au déchaînement d'une campagne et de manoeuvres d'une intensité sans précédent destiné à le détourner non seulement de sa perspective historique mais aussi de la lutte pour la défense de ses intérêts élémentaires.
Nous avons régulièrement, dans notre revue, analysé l'évolution de la situation dans l'ancienne URSS2] [2]. En particulier, depuis la fin de l'été 1989 (c'est-à-dire près de deux mois avant la disparition du mur de Berlin), le CCI a mis en avant l'extrême gravité des convulsions qui secouaient l'ensemble des pays dits « socialistes»3] [3]. Aujourd'hui, chaque jour qui passe vient illustrer un peu plus l'ampleur de la catastrophe qui se déchaîne dans cette partie du monde.
Depuis le putsch avorté d'août 1991, les événements n'ont cessé de se précipiter dans l'ancienne URSS. Le départ des pays baltes de l’«Union» semble appartenir maintenant à un passé lointain. Aujourd'hui, c'est l'Ukraine qui devient indépendante, c'est-à-dire la deuxième république de l'Union, forte de 52 millions d'habitants, qui constitue son «grenier à blé» et représente 25% de sa production industrielle. De plus, cette république possède sur son territoire une quantité considérable des armes atomiques de l'ancienne Union. A elle seule, elle dispose d'un potentiel de destruction nucléaire supérieur à ceux de la Grande-Bretagne et de la France réunis. En ce sens, la décision par Gorbatchev, le 5 octobre, de réduire de 12.000 à 2.000 le nombre des charges nucléaires tactiques de l'URSS n'était pas seulement la réponse à la décision similaire adoptée par Bush une semaine auparavant ni la simple concrétisation de la disparition de l'antagonisme impérialiste, qui avait dominé le monde pendant quatre décennies, entre les Etats-Unis et l'URSS. Elle constituait une mesure de prudence élémentaire pour empêcher les républiques sur lesquelles sont déployées ces armes, et particulièrement l'Ukraine, de s'en servir comme instrument de chantage.
C'est d'ailleurs pour cette même raison que les autorités ukrainiennes ont refusé, jusqu'à présent, de restituer ces armements. Et il n'a pas fallu longtemps pour que ne s'illustre à quel point était justifiée l'inquiétude de Gorbatchev, et de la majorité des dirigeants du monde, face au problème de la dissémination nucléaire. C'est ainsi que, début novembre, éclatait le conflit entre l'autorité centrale de Russie et la république autonome de Tchétchéno-Ingouchie qui venait, elle aussi de proclamer son «indépendance». Face à la décision de Eltsine d'instaurer sur place l'état d'urgence grâce aux forces spéciales du KGB, Doudaev, ex général de l'armée «rouge» reconverti en petit potentat indépendantiste, menaçait de recourir a des actions terroristes sur les installations nucléaires de la région. De plus, face à la menace d'affrontements sanglants, les troupes chargées de la répression ont refusé d'obéir et c'est finalement le Parlement de Russie qui a sauvé la mise de Eltsine en annulant sa décision. Cet événement, outre qu'il soulignait la réelle menace que représentent les énormes moyens nucléaires déployés dans toute l'URSS au moment où cette ancienne puissance se désintègre, mettait également en relief le niveau de chaos dans lequel se trouve aujourd'hui cette partie du monde. Ce n'est pas seulement l'URSS qui est en train de se désintégrer, c est sa plus grande république, la Russie, qui est maintenant menacée d'explosion sans avoir les moyens, sinon par de véritables bains de sang à l'issue incertaine, de faire respecter l'ordre.
Cette tendance à la dislocation de la Russie même s'exprime également par les dissensions qui se développent au sein de la clique des «réformateurs» actuellement aux postes de commande de cette république. C'est ainsi que les mesures de «libéralisation sauvage» mises en avant par le président russe fin octobre ont déclenché une levée de boucliers de la part des maires des deux plus grandes villes du pays. Gavril Popov, maire de Moscou, a déclaré qu' «il ne portera pas la responsabilité de la libération des prix», et son collègue de Saint-Pétersbourg, Anatoh Sobtchak, a accusé Eltsine de vouloir «affamer la Russie». En fait, ces affrontements entre politiciens sur les questions économiques ne font que révéler l'impasse totale dans laquelle se trouve l'économie de l'URSS. Tous ses dirigeants politiques, à commencer par Gorbatchev, ne cessent de jeter des cris d'alarme face aux menaces de famine pour l'hiver qui vient. Le 10 novembre, Sobtchak prévenait : «Nous n'avons pas constitué les réserves alimentaires suffisamment importantes sans lesquelles les grandes villes soviétiques et les grands centres industriels du pays ne pourront simplement pas survivre».
Sur le plan financier, la situation est devenue également cauchemardesque. La banque centrale, la Gosbank, est obligée de faire tourner ses planches à billets à rythme intensif, ce qui conduit à une dévaluation du rouble de 3% par semaine. Le 29 novembre, cette même banque annonce que les salaires des fonctionnaires ne seront plus payés. A l'origine de cette décision, le refus par les députés russes (majoritaires) au Congres de voter une autorisation de crédit de 90 milliards de roubles demandée par Gorbatchev. Le lendemain, Eltsine, afin de pouvoir marquer un nouveau point dans sa lutte d'influence contre Gorbatchev, a assuré que la Russie se chargeait de prendre à son compte le paiement des fonctionnaires.
En réalité, la banqueroute de la banque centrale ne provient pas seulement du refus par les républiques de verser au «centre» le produit des impôts. Elles-mêmes sont incapables de collecter les fonds indispensables à leur fonctionnement. Ainsi, les républiques autonomes de Yakoutie et de Bouriatie, appartenant à la fédération de Russie, bloquent depuis plusieurs mois leurs livraisons d'or et de diamants qui permettaient d'alimenter en devises les caisses de la Russie et de l'Union. Pour leur part, les entreprises payent de moins en moins leurs impôts, soit parce que leurs propres caisses sont a sec, soit qu'elles considèrent (comme c'est le cas d'entreprises privées plus «prospères») que « libéralisation » veut dire abolition de la fiscalité. Ainsi, l'ex-URSS se trouve prise dans une spirale infernale. Aussi bien les reformes que les conflits politiques découlant de la catastrophe économique ne font qu'aggraver encore cette catastrophe, ce qui aboutit à une nouvelle fuite en avant dans ces «réformes» mort-nées et dans les affrontements entre cliques.
Les gouvernements des pays les plus avancés sont bien conscients de l'ampleur de cette catastrophe dont il est clair que les répercussions ne sauraient s'arrêter aux frontières de l'ancienne URSS4] [4]. C'est pour cette raison que sont élaborés des plans d'urgence pour acheminer vers cette région des produits de première nécessité, mais il n'y a aucune garantie que cette aide puisse parvenir à ses destinataires du fait de l'incroyable corruption qui règne à tous les échelons de l'économie, de la paralysie qui frappe l'ensemble de l'appareil politique et administratif (devant l'instabilité politique et les menaces de limogeage, la plupart des « décideurs » ont comme principale préoccupation de... ne pas prendre de décision), et la désorganisation totale des moyens de transport (manque de pièces détachées pour entretenir le matériel, rupture des approvisionnements en combustible, troubles affectant régulièrement différentes parties du territoire).
C'est également pour relâcher un peu l'étranglement financier de l'ex-URSS que le G7 a accordé un délai d'un an pour le remboursement des intérêts de la dette soviétique, laquelle se monte aujourd'hui à 80 milliards de dollars. Mais ce ne sera qu'un emplâtre sur une jambe de bois tant les crédits alloués semblent disparaître dans un puits sans fond. Il y a deux ans avaient été colportées toutes sortes d'illusions sur le «marché nouveau» ouvert par l'effondrement des régimes staliniens. Aujourd'hui, alors même que la crise économique mondiale se traduit, entre autres, par une crise aiguë des liquidités5] [5], es banques sont de plus en plus réticentes à placer leurs capitaux dans cette partie du monde. Comme le déplorait récemment un banquier français : «On ne sait plus à qui on prête ni auprès de qui on devra exiger les remboursements.»
Même pour les politiciens bourgeois les plus optimistes, il est difficile d'imaginer comment pourrait être redressée la situation tant sur le plan économique que politique dans ce qui était, il y a peu de temps encore, la deuxième puissance mondiale. L'indépendance de chacune des républiques, présentée par les différents démagogues locaux comme une «solution» pour ne pas sombrer avec l'ensemble du navire, ne pourra qu'aggraver encore plus les difficultés d'une économie basée pendant des décennies sur une extrême division du travail (certains articles ne sont produits que dans une seule usine pour toute l'URSS). En outre, une telle indépendance des républiques porte avec elle le surgissement des revendications particulières des minorités réparties sur l'ensemble du territoire (il existe une quarantaine de «régions autonomes» et encore plus d'ethnies). Dès à présent, avec des affrontements sanglants entre arméniens et azéris à propos du Haut-Karabakh, entre Ossètes et Géorgiens en Ossétie du Sud, entre Kirghizes, Ouzbeks et Tadjiks au Kirghizstan, on peut se faire une idée de ce qui attend l'ensemble du territoire de l'ex-URSS. En outre, les populations russes qui sont réparties dans toute l'Union (par exemple, 38 % de la population au Kazakhstan, 22% en Ukraine) risquent de faire les frais de ces « indépendances ». D'ailleurs, Eltsine a prévenu qu'il se considérait comme le «protecteur» des 26 millions de russes vivant hors de Russie et qu'il faudrait reconsidérer la question des frontières de cette république avec certaines autres. C'est un discours qu'on a entendu, il y a peu de temps, dans la bouche du dirigeant serbe Milosevic : en voyant la situation actuelle en Yougoslavie on comprend aisément quelle sinistre réalité il peut annoncer pour demain à une échelle bien plus vaste6] [6].
En quelques mois, la Yougoslavie a plongé dans l'enfer. Tous les jours, tes journaux télévisés nous renvoient l'image de la barbarie sans nom qui se déchaîne à quelques centaines de kilomètres des métropoles industrielles d'Italie du Nord et d'Autriche. Des villes entièrement détruites, des monceaux de cadavres jonchant les rues, les mutilations, les tortures, les charniers. Jamais depuis la fin de la seconde guerre mondiale, un pays d'Europe n'avait connu de telles atrocités. Désormais, l'horreur qui semblait jusqu'à présent réservée aux pays du «tiers-monde», atteint des zones immédiatement voisines du coeur du capitalisme. Voici le «grand progrès» que vient de réaliser la société bourgeoise : créer un Beyrouth-sur-Danube à une petite heure de Milan et de Vienne. L'enfer que vivent depuis des décennies les pays les plus mal lotis de la planète a toujours été atroce, il a toujours constitué une honte pour l'humanité. Que cet enfer se trouve maintenant à nos portes n'est pas en soi plus scandaleux. Cependant, c'est le signe indiscutable du degré de pourriture atteint par un système qui avait réussi pendant quarante ans à reporter à sa périphérie les aspects les plus abominables de la barbarie qu'il engendre. C'est la manifestation évidente de l'entrée du capitalisme mondial dans une nouvelle étape, la dernière, de sa décadence : celle de la décomposition générale de la société7] [7].
Une des illustrations de cette décomposition est constituée par la totale irrationalité de la conduite de la plupart des forces politiques en présence.
Du côté des autorités de la Croatie, la revendication de l'indépendance pour cette république ne se base sur aucune possibilité d'une amélioration des positions de son capital national. La simple lecture d'une carte, par exemple, met en évidence les difficultés supplémentaires qui ne manqueront pas de surgir lorsque cette « nation » aura accédé à son «indépendance», du fait de la position et de la forme de ses frontières. Ainsi, pour aller de Dubrovnik à Vukovar, en supposant, ce qui aujourd'hui est peu vraisemblable, que ces deux villes soient reconstruites et reviennent un jour à la Croatie, ce n'est pas par Zagreb qu'il faut passer (sauf à parcourir 500 kilomètres supplémentaires) mais par Sarajevo, capitale d'une autre république, la Bosnie-Herzégovine.
Du côté des autorités «fédérales» (en réalité Serbes), la tentative de soumettre la Croatie, ou tout au moins de conserver au sein d'une «Grande Serbie» le contrôle des provinces croates où vivent des Serbes, ne permet pas non plus d'espérer de grands bénéfices sur le plan économique : le coût de la guerre actuelle et les destructions qu'elle provoque ne feront qu'aggraver encore plus le marasme économique total dans lequel se trouve le pays.
Depuis le début des massacres en Yougoslavie, les professionnels des bons sentiments médiatiques se sont émus : «il faut faire quelque chose !» Il est vrai que l'horreur réservée aux Kurdes d'Irak se vend moins bien aujourd'hui qu'il y a quelques mois8] [8]. Cependant, pour la Yougoslavie, la «sollicitude» a largement dépassé le niveau du « charity business » puisque la Communauté européenne a organisé une conférence spéciale, dite de la Haye, pour mettre fin à la guerre. Après une vingtaine de cessez-le-feu dérisoires et de multiples voyages du négociateur Lord Carrington, les massacres continuent de plus belle. En fait, cette impuissance de l'Europe à mettre fin à un conflit, dont chacun souligne la totale absurdité, constitue une illustration flagrante des dissensions qui existent entre les Etats qui la composent. Ces oppositions ne sont nullement de circonstance ou secondaires. Elles recouvrent des intérêts impérialistes bien déterminés et antagoniques. En particulier, le fait que l'Allemagne ait été, depuis le début, favorable à l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie n'est pas fortuit. C'est, pour cette puissance, la condition de son accès à la Méditerranée dont l'importance stratégique n'est pas à démontrer9] [9]. Pour leur part, es autres puissances impérialistes présentes en Méditerranée ne sont nullement intéressées à ce retour de l'Allemagne dans cette zone. C'est pour cela que, au début du conflit yougoslave, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France (sans compter l'URSS, traditionnel «protecteur» de la Serbie mais qui aujourd'hui a d'autres chats à fouetter) se sont prononcés pour le maintien d'une Yougoslavie unifiée10] [10].
Ainsi la tragédie yougoslave a mis en évidence que le «nouvel ordre mondial» était synonyme d'exacerbation des tensions non seulement entre des nationalités et des ethnies dans les parties du monde, comme eir Europe centrale et de l'Est, où le développement tardif du capitalisme a interdit la constitution d'un Etat national viable et stable, mais également entre les vieux Etats capitalistes constitués depuis longtemps et qui, jusqu'à présent, étaient alliés contre la puissance impérialiste soviétique. Le chaos dans lequel s'enfonce aujourd'hui la planète n'est pas seulement le fait des pays de la périphérie du capitalisme. Ce chaos concerne également, et concernera de plus en plus, les pays centraux dans la mesure où il trouve ses origines, non pas dans des problèmes spécifiques aux pays sous-développés mais bien dans un phénomène mondial : la décomposition générale de la société capitaliste qui ne pourra que s'aggraver en même temps que la crise irréversible de son économie.
Face au chaos dans lequel bascule l'ensemble de la planète, il revient à la première puissance de celle-ci déjouer le rôle de «gendarme». Il n'y a évidemment pas à cette tache des Etats-Unis le moindre motif désintéressé. C'est à celui qui profite le plus de l’«ordre mondial» actuel d'en assurer, pour l'essentiel, la préservation. La guerre du Golfe a constitué une opération de police exemplaire pour dissuader tous les autres pays, petits ou grands, de participer à la déstabilisation de cet ordre. Aujourd'hui, la «conférence de paix» sur le Moyen-Orient constitue l'autre volet, complémentaire de la guerre, dans la stratégie américaine. Après avoir démontré qu'ils étaient prêts à «maintenir l’ordre» de la façon la plus brutale qui soit, les Etats-Unis devaient faire la preuve qu'eux seuls étaient en mesure d'être efficace dans le règlement des conflits qui ensanglantent la planète depuis des décennies. Et, pour ce faire, la question du Moyen-Orient est évidemment parmi les plus significatives.
En effet, il est nécessaire de souligner l'importance historique considérable d'un tel événement. C'est la première fois depuis 43 ans (depuis la partition de la Palestine par l'ONU en novembre 1947 et la fin du mandat anglais en mai 1948) qu'Israël se retrouve à la même table que l'ensemble de ses voisins arabes avec qui elle a mené déjà cinq guerres (1948, 1956, 1967, 1973, 1982). En fait, cette conférence internationale constitue une conséquence directe de l'effondrement du bloc russe en 1989 et de la guerre du Golfe du début de l'année 1991. Elle a été possible parce que les Etats arabes (y compris l'OLP) de même qu'Israël ne peuvent désormais plus jouer sur la rivalité Est-Ouest pour essayer de faire prévaloir leurs intérêts.
Les Etats arabes qui tentaient d'affronter Israël ont définitivement perdu leur «protecteur» soviétique. De ce fait, Israël a été privé d'une des attributions qui lui valaient un soutien sans faille des Etats-Unis : jouer le rôle de principal gendarme du bloc US dans la région face aux prétentions du bloc russe11] [11].
Cependant, bien qu'en soi la question du Moyen-Orient, par son importance historique et stratégique, donne à la conférence ouverte à Madrid fin octobre, et qui doit se poursuivre à Washington en décembre, un relief tout particulier, sa signification va bien au-delà des problèmes liés à cette partie du monde. Ce n'est pas seulement vis-à-vis des pays de la région que les Etats-Unis affirment leur autorité, mais aussi, et surtout vis-à-vis des autres grandes puissances qui seraient tentées de jouer une carte «indépendante» à leur égard.
En effet, à Madrid, du fait que l'ONU12] [12] n'ait eu aucune place (à la demande d'Israël, mais cela arrangeait bien les américains), la seule grande puissance présente, à côté des Etats-Unis, était... l'URSS (si on peut parler de «grande puissance» !) Le simple fait que Bush ait proposé la co-présidence de cette conférence à Gorbatchev, alors que ce dernier est complète ment dévalué et que son pays n'existe plus, constitue un véritable camouflet pour des pays qui, il y a peu encore, avaient des prétentions au Moyen-Orient. C'est notamment le cas de la France (définitivement chassée du Liban avec la prise de contrôle de ce pays par la Syrie), et même de la Grande-Bretagne (principale puissance de la région jusqu'à la seconde guerre mondiale et «ex-protecteur» de la Palestine, de l'Egypte et de la Jordanie). La chose n'est pas trop grave pour cette dernière puissance qui ne conçoit la défense de ses intérêts impérialistes que dans le cadre d'une alliance étroite avec le grand frère américain. En revanche, pour la France, c'est une nouvelle manifestation de la place de second ordre que les Etats-Unis lui assignent désormais malgré (et en partie à cause de) ses tentatives de mener une politique «indépendante». Et, au delà de la France, c'est également l'Allemagne qui est indirectement visée. En effet, même si cette puissance n'avait plus, depuis longtemps, d'intérêts (autres qu'économiques, évidemment) dans cette région, la gifle reçue par le pays sur qui elle tente de s'appuyer, à l'heure actuelle, notamment au sein des institutions européennes et sur le plan militaire, pour affirmer ses intérêts, ne peut que l'atteindre également, d’ailleurs, la place réservée à l'Europe à la conférence de Madrid : la présence, comme observateur, du ministre des affaires étrangères des Pays-Bas, en dit long sur le rôle que, désormais, les Etats-Unis comptent assigner aux Etats européens ou à toute alliance entre eux dans les grandes affaires du monde : un rôle de comparse.
Enfin, la tenue de la conférence sur le Moyen-Orient alors que ces mêmes Etats européens affichent, jour après jour, leur impuissance face à la situation en Yougoslavie, vient souligner une nouvelle fois que le seul «gendarme» en mesure d'assurer un peu d'ordre dans le monde est bien l'oncle Sam. Ce dernier a été capable d'apporter une «solution» à un des conflits les plus anciens et graves de la planète (qui pourtant se déroulait à 10 000 kilomètres de ses frontières), alors que les pays européens n'arrivent pas à faire la police de l'autre côté de leurs frontières. Ainsi, avec la conférence sur le Moyen-Orient est réaffirmé le message essentiel que les Etats-Unis avaient déjà envoyé avec la guerre du Golfe : c'est exclusivement de la puissance américaine, de son énorme supériorité militaire (et aussi économique) que dépend «l’ordre mondial.» Tous les pays, y compris ceux qui essaient de jouer leur propre carte, ont besoin de ce gendarme13] [13]. Leur intérêt est donc de faciliter la politique de la première puissance mondiale.
Ceci dit, la discipline que la première puissance mondiale réussit encore à imposer ne doit pas masquer la situation catastrophique ans laquelle se trouve le monde capitaliste aujourd'hui et qui ne pourra aller qu'en s'aggravant. En particulier, la méthode employée pour garantir cette discipline est elle-même génératrice de nouveaux désordres. C'est ce que nous avions déjà vu avec la Guerre du Golfe (avec toutes ses conséquences catastrophiques dans la région et particulièrement en ce qui concerne la question kurde) et que nous voyons aujourd'hui avec la Yougoslavie, où le maintien de 1 autorité américaine passait par une mise à feu et à sang du pays. Comme les marxistes l'ont toujours affirmé, il n'y pas de place, dans le capitalisme décadent, pour une quelconque « paix générale ». Même s'ils s'éteignent au Moyen-Orient, les foyers de tension entre bandes rivales des gangsters capitalistes ne peuvent que surgir ailleurs. Et cela d'autant plus que la crise économique du mode de production capitaliste qui, en dernière instance, se trouve à l'origine des affrontements impérialistes, est insoluble et ne peut que s'aggraver, comme on le voit à 1 heure actuelle.
Alors même que Bush célèbre ses triomphes diplomatiques et militaires, son «front intérieur» ne cesse de se dégrader, notamment sous la forme d'une nouvelle aggravation de la récession. Pendant quelques mois, la bourgeoisie américaine, et, avec elle, l'ensemble de la bourgeoisie mondiale, avait rêvé que la récession ouverte qui avait pris son essor avant la guerre du Golfe serait de courte durée. Aujourd'hui, c'est le temps des déceptions : malgré tous les efforts des gouvernements (qui continuent de prétendre, tout en faisant le contraire, qu'il ne faut pas intervenir dans l'économie et qu'il importe de laisser jouer les lois du marché) le marasme se prolonge sans qu'on en voit la sortie. En réalité, c'est une nouvelle aggravation considérable de la crise du capital qui s'annonce et qui déjà plonge de nombreux secteurs de la bourgeoisie dans la panique. Cette aggravation de la crise ne peut avoir d'autre conséquence que 'intensification des attaques contre la classe ouvrière. Dès à présent, ces attaques se sont déchaînées un peu partout dans le monde : licenciements massifs (y compris dans les secteurs «de pointe» comme l'informatique), blocage des salaires, érosion des prestations sociales (pensions de retraite, allocations chômage, remboursement des frais de maladie, etc.), intensification des cadences de travail : il serait fastidieux de faire la liste de ce type d'attaques dans les différents pays. Ce sont tous les ouvriers de tous les pays qui subissent maintenant dans leur chair les atteintes de la crise capitaliste. Ces attaques provoquent évidemment le developpement d'un mécontentement considérable au sein de la classe ouvrière. Et, dans beaucoup de pays, on voit effectivement se déployer toute une agitation sociale, lais ce qui est significatif, c'est que, contrairement aux grandes luttes qui avaient marqué le milieu des années 1980, et qui faisaient l'objet d'un black-out pratiquement total, l'agitation présente est répercutée de façon spectaculaire par toutes les médias. En réalité, nous assistons à l'heure actuelle à une vaste manoeuvre de la bourgeoisie de la plupart des pays les plus développés pour miner le terrain des véritables combats de classe.
Pour la classe ouvrière, il n'y a pas identité entre colère et combativité, ni entre combativité et conscience, même si, évidemment, il y a un lien entre elles. La situation des ouvriers des pays anciennement «socialistes» nous le démontre chaque jour. Ces ouvriers sont aujourd'hui confrontés à des conditions de vie, à une misère inconnues depuis des décennies. Pourtant, leurs luttes contre l'exploitation sont de faible ampleur, et lorsqu'elles se développent, c'est pour tomber dans les pièges les plus grossiers que leur tend la bourgeoisie (notamment les pièges nationalistes comme on l'a vu, par exemple au printemps 1991 avec la grève des mineurs d’Ukraine). La situation est loin évidemment d'être aussi catastrophique dans les pays «avancés», tant du point de vue des attaques capitalistes que des mystifications pesant sur la conscience des ouvriers. Cependant, il est nécessaire de mettre en évidence les difficultés que rencontre à l'heure actuelle le prolétariat de ces pays, justement parce que la classe ennemie emploie tous les moyens pour les utiliser et les renforcer.
Les événements considérables qui se sont succédés depuis deux ans ont été amplement utilisés par la bourgeoisie pour asséner des coups à la combativité et surtout à la conscience de la classe ouvrière. C'est ainsi que, en répétant à satiété, que le stalinisme était du «communisme», que les régimes staliniens, dont la faillite était devenue patente, constituaient la conséquence inévitable de la révolution prolétarienne, les campagnes de propagande bourgeoises ont visé à détourner les ouvriers de toute perspective d'une autre société et à leur faire entendre que la « démocratie libérale » était le seul type de société viable. Alors que c'était une forme particulière de capitalisme qui s'effondrait dans les pays de l'Est sous la pression de la crise générale de ce système, tous les médias n'ont cessé de nous présenter ces événements comme un «triomphe» du capitalisme.
Une telle campagne a obtenu un impact non négligeable parmi les ouvriers, affectant leur combativité et surtout leur conscience. Alors que cette combativité connaissait un nouvel essor au printemps 1990, notamment à la suite des attaques résultant du début d'une récession ouverte, elle a été de nouveau atteinte par la crise et la guerre du Golfe. Ces événements tragiques ont permis de faire justice du mensonge sur le «nouvel ordre mondial» annoncé par la bourgeoisie lors de la disparition du bloc de l'Est sensé être le principal responsable des tensions militaires. Les massacres perpétrés par les «grandes démocraties », par les «pays civilisés», contre les populations irakiennes ont permis à beaucoup d'ouvriers de comprendre combien étaient mensongers les discours de ces mêmes «démocraties» sur la «paix» et les «droits de l'homme». Mais en même temps, la grande majorité de la classe ouvrière des pays avancés, à la suite des nouvelles campagnes de mensonges bourgeois, a subi cette guerre avec un tort sentiment d'impuissance qui a réussi à affaiblir considérablement ses luttes. Le putsch de l'été 1991 en URSS et la nouvelle déstabilisation qu'il a entraînée, de même que la guerre civile en Yougoslavie, ont contribué à leur tour à renforcer ce sentiment d'impuissance. L'éclatement de l'URSS et la barbarie guerrière qui se déchaîne en Yougoslavie sont des manifestations du degré de décomposition atteint aujourd'hui par la société capitaliste. Mais grâce à tous les mensonges assénés par ses médias, la bourgeoisie a réussi à masquer la cause réelle de ces événements pour en faire une nouvelle manifestation de la « mort du communisme », ou bien une question de «droit des peuples à disposer d'eux-mêmes» face auxquelles les ouvriers n'ont d'autre alternative que d'être des spectateurs passifs et de s'en remettre à la « sagesse » de leurs gouvernements.
Après avoir subi pendant deux ans un tel tir de barrage, la classe ouvrière ne pouvait qu'accuser le coup sous forme d'un important désarroi et d'un fort sentiment d'impuissance. Et c'est justement ce sentiment d'impuissance que la bourgeoisie s'est employée à utiliser et à renforcer, par une série de manoeuvres visant à tuer dans l'oeuf toute renaissance de la combativité, grâce à des affrontements prématurés, sur un terrain choisi par la bourgeoisie elle-même, afin que ces affrontements s'épuisent ans l'isolement et s'enlisent dans des impasses. Les méthodes employées sont variées, mais elles ont pour point commun de toujours aire appel à une participation intensive des syndicats.
Ainsi, en Espagne c'est le terrain pourri du nationalisme qui a été utilisé par les syndicats (notamment les Commissions Ouvrières proches du PC et l'UGT proche du PS) pour conduire les ouvriers dans l'isolement. Le 23 octobre, ils ont appelé à une grève générale dans les Asturies, où ce sont près de 50 000 emplois qui vont disparaître avec les plans de « rationalisation » des mines et de la sidérurgie, derrière le mot d'ordre de « Défense des Asturies ». Avec un tel mot d'ordre, le «mouvement» a reçu le soutien des commerçants, des artisans, des paysans, des curés et même des joueurs de football. Du fait de la colère et de l'inquiétude qui anime les ouvriers, le mouvement a été très suivi mais, avec une telle revendication, il ne pouvait que favoriser l'enfermement des ouvriers dans leurs provinces ou même dans leurs localités comme on l'a vu au Pays-Basque où ils ont été appelés à se mobiliser derrière une motion du Parlement provincial pour «sauver la rive gauche de la rivière de Bilbao».
Aux Pays-Bas et en Italie, les syndicats ont utilisé d'autres moyens. Ils ont appelé à une mobilisation nationale avec de grandes manifestations de rue dès qu'a été connu le projet de budget pour l'année 1992 qui contient des attaques considérables contre les prestations sociales, les salaires et les emplois. Aux Pays-Bas, le mouvement a été un succès pour les syndicats : les deux manifestations du 17 septembre et du 5 octobre 1991 étaient lés plus importantes depuis la dernière guerre. C'était l'occasion pour les appareils syndicaux de renforcer leur encadrement de la classe ouvrière en prévision des futures luttes tout en dévoyant le mécontentement sur le terrain de la «défense des acquis sociaux de la démocratie néerlandaise». En Italie, où se trouve un des prolétariats les plus combatifs du monde et où les syndicats officiels sont largement discrédités, la manoeuvre a été plus subtile. Elle a consisté principalement à diviser et à décourager les ouvriers grâce à un partage des taches entre, d'un côté, les trois grandes centrales (CGIL, CSIL et UIL) qui ont appelé à une grève et à des manifestations pour le 22 octobre et, de l'autre côte, les syndicats «de base» (les COBAS) qui ont appelé à une «grève alternative» pour le... 25 octobre.
En France, la tactique a été différente. Elle a surtout consisté à enfermer les ouvriers dans le corporatisme. C'est ainsi que les syndicats ont lancé toute une série de « mouvements » amplement répercutés par les médias à des dates et pour des revendications différentes : dans les chemins de fer, les transports aériens et urbains, les ports, la sidérurgie, l'enseignement, chez les assistantes sociales, etc. On a assisté à une manoeuvre particulièrement répugnante dans le secteur de la santé où les syndicats officiels, largement déconsidérés, prônaient «l’unité» entre les différentes catégories alors que les coordinations, qui s'étaient déjà illustrées lors de la grève de l'automne 198814] [14], cultivaient le corporatisme et les «spécificités», notamment parmi les infirmières. Le gouvernement s'est d'ailleurs arrangé pour «radicaliser» très opportunément le mouvement de celles-ci grâce à des violences policières fortement médiatisées lors d'une de leurs manifestations. Le sommet a été atteint lorsque les travailleurs de ce secteur ont été appelés à manifester en compagnie des médecins libéraux, des «grands patrons» et des pharmaciens pour la «défense de la santé». En même temps, les syndicats, avec le soutien actif des organisations gauchistes, ont lance la grève dans l'usine de Cléon de Renault, c'est-à-dire l'entreprise «phare» pour le prolétariat en France. Pendant des semaines ils ont tenu des discours radicaux, tout en enfermant les ouvriers dans cette usine, jusqu'au moment où ils ont brusquement tourné casaque en appelant à la reprise alors que la direction n'avait cédé que des broutilles. Et dès que le travail a repris à Cléon, ils ont lancé la grève dans une autre usine du même groupe, au Mans.
Ce ne sont là que des exemples parmi beaucoup d'autres, mais ils sont significatifs de la stratégie d'ensemble élaborée par la bourgeoisie contre les ouvriers. Et c'est bien parce qu'elle se rend compte qu'elle n'a pas remporté un succès définitif avec les campagnes déchaînées depuis deux ans que la classe dominante déploie aujourd'hui toutes ces manoeuvres en s'appuyant sur les difficultés présentes de la classe ouvrière.
En effet ces difficultés ne sont pas définitives. L'intensification et le caractère de plus en plus massif des attaques que le capitalisme devra nécessairement déchaîner vont obliger la classe ouvrière à reprendre des combats de grande envergure. En même temps, et c'est ce que craint en fin de compte le plus la bourgeoisie, le constat de la faillite croissante d'un capitalisme qu'on nous présentait comme «triomphant» permettra de saper les mensonges déchaînés avec la mort du stalinisme. Enfin, l'intensification inévitables des tensions guerrières impliquant, non seulement des petits Etats de la périphérie, mais bien les pays centraux du capitalisme, là où sont concentrés les plus forts détachements du prolétariat mondial, comme la guerre du Golfe nous en a donné un avant-goût, contribuera à porter un coup majeur aux mensonges de la bourgeoisie et à mettre en évidence les dangers que représente pour l'ensemble de l'humanité le maintien du capitalisme.
C'est un chemin encore long et difficile qui attend la classe ouvrière. Il appartient aux organisations révolutionnaires, par leur dénonciation, aussi bien des campagnes idéologiques sur «la fin du communisme» que des manoeuvres visant aujourd'hui à entraîner les ouvriers dans des impasses, de contribuer activement à la future reprise des combats de la classe sur ce chemin vers son émancipation.
FM, 6/12/91[1] [15] La nouvelle de la constitution de cette « communauté » étant parvenue au moment du bouclage de ce numéro, voir l'ajout de dernière minute note 6 sur cet événement.
[2] [16] Voir Revue Internationale n° 66 et 67.
[3] [17] «... Quelle que soit l’évolution future de la situation dans les pays de l'Est, les événements oui les agitent actuellement signent la crise historique, l'effondrement définitif du stalinisme... Dans ces pays s'est ouverte une période d'instabilité, de secousses, de convulsions, de chaos sans précédent dont les implications dépasseront très largement leurs frontières» (...). Les mouvements nationalistes qui, à la faveur du relâchement du contrôle central du parti russe, s'y [en URSS] développent aujourd'hui... portent avec eux une dynamique de séparation d'avec la Russie. En fin de compte, si le pouvoir central de Moscou ne réagissait pas, nous assisterions à un phénomène d'explosion, non seulement du bloc russe, mais également de sa puissance dominante. Dans une telle dynamique, la bourgeoisie russe, qui aujourd'hui domine la deuxième puissance mondiale, ne serait plus à la tête que d'une puissance de second plan, bien plus faible que l'Allemagne, par exemple ». (« Thèses sur la crise économique et politique dans les pays de l'Est », 15/9/89, Revue Internationale n°60)
[4] [18] Voir éditorial, Revue Internationale n° 67.
[5] [19] Voir article sur la récession
dans ce numéro.
[6] [20] La constitution le 8 décembre d'une « communauté d'Etats » par la Russie, l'Ukraine et la Biélorussie ne peut qu'aggraver cette situation. Cet ersatz d'Union qui ne regroupe que des républiques slaves ne peut qu'attiser le nationalisme parmi les populations non-slaves dans les autres républiques de l'ex-URSS mais aussi en Russie même. Loin de stabiliser la situation, l'accord entre Eltsine et ses acolytes contribue à la dégrader encore un peu plus dans une région du monde truffée d'armes nucléaires.
[7] [21] Sur la décomposition, voir notamment Revue Internationale n° 57, n° 62 et n° 64.
[8] [22] Avec l'approche de l'hiver, la situation des populations Kurdes est encore pire qu'elle n'était après la Guerre du Golfe. Mais comme on ne sait décidément pas qu'en faire et qu'elles deviennent « encombrantes » pour les pays voisins (notamment pour la Turquie qui n'hésite pas, bien qu'elle fasse partie des « bons », à utiliser contre elles les mêmes méthodes que Saddam Hussein, tels les bombardements aériens), il est préférable de suspendre discrètement toute aide internationale à leur égard et de se retirer sur la pointe des pieds en leur conseillant de retrouver leurs localités d'origine, c'est-à-dire de se jeter dans les bras de leurs bourreaux. Le massacre des Kurdes par la soldatesque de Saddam Hussein était un excellent sujet pour les « unes » des journaux télévisés lorsqu'il s'agissait de justifier a posteriori la guerre contre l'Irak. C'est pour cela que les « coalisés » avaient préparé ce massacre en incitant, pendant la guerre, ces populations à se soulever contre Bagdad et en laissant à Saddam, après celle-ci, les troupes nécessaires à cette « opération de police». Mais, aujourd'hui, le calvaire des Kurdes a perdu son intérêt pour les campagnes de propagande : désormais, pour la bourgeoisie « civilisée », il est préférable qu'ils crèvent en silence.
[9] [23] Voir « Vers le plus grand chaos de l'histoire » dans ce numéro.
[10] [24] Cela ne veut pas dire, d'ailleurs, qu'il y ait une réelle « harmonie » entre ces autre puissances. Ainsi, la France, par exemple, qui ambitionne de résister au leadership américain, a constitué, contre la Grande- Bretagne notamment, une alliance avec l'Allemagne au sein de la CEE avec l'objectif, à la fois de faire contre-poids à l'influence des Etats-Unis et « d'encadrer » les ambitions de grande puissance de son al lié allemand (sur lequel elle a au moins l'avantage de disposer de l'arme atomique). C'est bien pour cette raison, d'ailleurs, que la France est le plus chaud partisan des projets permettant à la communauté européenne, comme un tout, d'affirmer une certaine indépendance militaire : construction d'une navette spatiale européenne, constitution d'une division mixte franco-allemande, renforcement des compétences diplomatiques de l'exécutif européen, soumission de l'Union de l'Europe Occidentale (seul organisme européen ayant des attributions militaires) au Conseil de l'Europe (et non à l'OTAN oui est dominé par les Etats-Unis). Et c'est, bien entendu, ce dont la Grande- Bretagne ne veut pas.
[11] [25] Ceci dit, même si Israël n'a plus la même marge de manoeuvre que par le passé, ce pays, oui a su faire preuve lors de la guerre du Golfe de « sens des responsabilités » à l'avantage des Etats-Unis, reste le pion essentiel de la politique américaine dans la région : c'est lui qui dispose de l'armée la plus puissante et moderne (avec notamment plus de deux cents têtes nucléaires) et il ne cesse (grâce notamment aux 3 milliards de dollars annuels de l'aide américaine) de renforcer son potentiel militaire. En outre, il est dirigé par un régime bien plus stable que celui de tous les pays arabes. C'est pour cela que les Etats-Unis ne sont pas prêts de lâcher la proie pour l'ombre en renversant leurs alliances privilégiées. En ce sens, toutes les tergiversations d'Israël face à la pression des Etats-Unis avant la rencontre de Madrid et celle de Washington, étaient bien plus un moyen de faire monter les enchères auprès des pays arabes que l'expression d'une opposition de fond entre entre les deux Etats.
[12] [26] Ainsi on peut voir à quel point cette organisation est devenu un simple instrument de la politique américaine : elle est vivement sollicitée lorsqu'il s'agit de «mouiller» des alliés récalcitrants (comme lors de la guerre du Golfe) mais elle est mise à l'écart lorsqu'elle pourrait permettre à ces mêmes alliés de jouer un rôle sur la scène internationale.
[13] [27] C'est pour cela que, malgré la disparition du bloc occidental (résultant de celle de son rival de l'Est, .il n'existe pas actuellement de menace sur la structure fondamentale que s'était donné ce bloc et que dominent totalement les Etats-Unis, ÎOTAN. C'est bien ce qui s'exprime clairement dans le document adopté le 8 novembre par la réunion au sommet de cette organisation : « La menace d'attaque massive et simultanée sur tous les fronts européens de l'OTAN a bel et bien été éliminée ... [les nouveaux risques proviennent] des conséquences négatives d'instabilités qui pourraient découler des graves difficultés économiques, sociales et politiques, y compris les rivalités ethniques et tes litiges territoriaux que connaissent de nombreux pays d'Europe centrale et orientale. » Dans le contexte mondial de disparition des blocs, on assiste donc, à l'heure actuelle, à une reconversion de l'OTAN, ce qui a permis à Bush d'affirmer avec satisfaction à la fin de la rencontre : « Nous avons montré que nous n'avons pas besoin de la menace soviétique pour exister. »
[14] [28] Voir« France : les "coordinations" sabotent les luttes », Revue Internationale n° 56, 1er trimestre 1989
L'économie américaine poursuit sa plongée dans l'enfer de la récession et entraîne la production mondiale dans son sillage. L'optimisme de façade affiché par les dirigeants américains depuis le printemps 1991 n'a pas survécu à l'été. Depuis septembre les chiffres pleuvent qui rendent toute illusion impossible. La confiance dans la perspective toujours renouvelée du capitalisme, qui, tel un phénix renaissant de ses cendres, serait toujours capable, après une récession passagère, de retrouver le chemin vers une croissance sans limite, n'est plus de mise. La dure réalité de la crise économique se charge défaire ravaler leurs déclarations triomphantes, à ceux qui, il y a à peine deux ans, avec l'effondrement économique du «modèle» stalinien du capitalisme, saluaient la victoire du capitalisme libéral comme seule forme viable de survie de l'humanité.
Le plongeon dans la récession
L'économie américaine patine depuis deux ans, incapable de sortir du marasme. Depuis l'arrivée de Bush a la présidence, la «croissance» du PNB a été, en moyenne, de 0,3%. Après trois trimestres de récession du PNB, en chiffres officiels, l'embellie du 3e trimestre, avec 2,4 % de croissance, n'a rassuré aucun capitaliste. Les responsables économiques s'attendaient à un résultat bien meilleur, de 3 à 3,5 %. La publication au même moment du chiffre de la croissance mensuelle de la production industrielle de septembre 1991: 0,1%, en baisse régulière depuis juin, est venue renforcer la sinistrose ambiante dans les milieux responsables de la bourgeoisie.
Le mensonge de la prospérité de l'économie capitaliste, le CCI l'a constamment dénoncé dans sa presse. La récession ouverte présente, dans toutes ses caractéristiques, n'est pas une surprise, mais la confirmation éclatante de la nature catastrophique et inéluctable de la crise de l'économie capitaliste mise en évidence par les marxistes depuis des générations, et que le CCI s'est attaché à démontrer tout au long de son histoire.
Sur l'analyse de la situation actuelle, voir les articles publiés ces dernières années dans la rubrique sur la crise économique de la Revue Internationale, que nous conseillons aux lecteurs intéressés :
« La perspective d'une récession n'est pas écartée, au contraire » (n° 54, 2e trim. 1988),
« Le crédit n'est pas une solution éternelle » (n° 56),
« Bilan économique des années 1980 : l'agonie barbare du capitalisme décadent » (n° 57),
« Après l'Est, l'Ouest » (n° 60),
« La crise du capitalisme d'État, l'économie mondiale s'enfonce dans le chaos » (n° 61),
« L'économie mondiale au bord du gouffre » (n° 64),
« La relance de la chute de l'économie mondiale » (n°66, 3e trim. 1991).
L'économie américaine voit s'avancer devant elle la perspective d'une plongée encore plus profonde dans a récession. Et toute l'économie capitaliste mondiale en tremble sur ses bases.
Au-delà des indices de toutes sortes qui sont quotidiennement publiés dans le monde entier, chaque jour qui passe amène son flot de mauvaises nouvelles.
Le chiffre « optimiste » de 2,4 % de croissance pour le 3e trimestre 1991 ne signifie même pas une amélioration pour les entreprises. Au contraire, la concurrence s'exacerbe, la guerre des prix fait rage et les marges bénéficiaires tondent comme neige au soleil. En conséquence, ce ne sont pas simplement les profits qui sont en chute libre, mais ce sont surtout des pertes énormes qui s'accumulent. Tous les secteurs sont touchés. On peut citer, comme exemples spectaculaires parmi bien d'autres, les résultats de quelques ténors de l'économie américaine durant cette période.
Pour redresser ces bilans désastreux les «plans de restructuration » succèdent aux « plans de redressement», ce qui concrètement signifie fermetures d'usines, donc licenciements, et attaques contre les salaires. Les entreprises les plus faibles font faillite et leurs employés, mis sur le pavé, viennent grossir la cohorte grandissante des chômeurs et des miséreux.
Tableau 1 : La chute des profits des grandes entreprises US
Alors qu'il y a peu, Reagan prétendait avoir terrassé le chômage, surtout en fait en permettant le développement des « petits boulots » précaires et mal rémunérés, et en truquant honteusement les modalités de calcul, celui-ci a crû régulièrement de 5,3 % de la population active, fin 1988, à 6,8%, en octobre 1991. Il faut savoir qu'un pourcentage de 0,1 % d'augmentation de ce taux, apparemment insignifiant, représente environ 130 000 chômeurs de plus. Tout cela, bien sur, en chiffres gouvernementaux, dont on sait combien ils sous-estiment la réalité. Et la tendance ne fait que s'accélérer. Pour le seul mois d'octobre 1991, 132000 emplois ont été perdus dans l'industrie manufacturière, 47 000 dans le commerce de détail, et 29 000 dans la construction. Et le plus dur est à venir, avec des dizaines de milliers de licenciements annoncés qui ne sont pas encore comptabilisés, entre autres dans le secteur informatique : 20 000 chez IBM, 18 000 chez NCR, 10 000 chez Digital Equipment, etc.
Le potentiel de la première économie du monde, chantre du libéralisme, symbole du capitalisme triomphant, super-puissance impérialiste qui, après l'effondrement économique de son grand rival « soviétique », domine de loin l'arène internationale, est miné de l'intérieur par les ravages de la crise économique du capital dans le monde entier. La locomotive qui tirait 1’économie mondiale depuis des décennies, est en panne. Avec la plongée de l'économie américaine dans la récession, c'est toute l'économie mondiale qui se ralentit et s'enfonce avec elle.
Dans tous les pays, les taux de croissance sont revus à la baisse, y compris pour les « stars » de l'économie mondiale que sont le Japon et l'Allemagne. Pour ceux qui étaient déjà dans la récession, tels le Canada et la rrande-Bretagne, les illusions de renouer avec la croissance s'envoient avec celles des USA.
Sur tous les plans, les USA donnent le LA à l'économie mondiale, et tout comme aux USA, la dynamique de récession en Europe et au Japon s'accompagne de son cortège de faillites, avec fermetures d'usines, entraînant bien entendu des licenciements massifs.
Le coeur industriel du monde capitaliste est en train de s'enfoncer plus encore dans la catastrophe économique. L'effondrement de l'économie capitaliste dans les pays les plus développés sonne le glas des espoirs illusoires d'une reconstruction économique des pays issus de l'éclatement du bloc russe, ou d'une quelconque sortie des pays d'Afrique, d'Amérique du Sud et d'Asie de la misère horrible dans laquelle les a fait plonger la récession du début des années 1980.
Dans la dynamique d'effondrement où se trouve l'économie mondiale, c'est au contraire le chaos économique qui règne dans les pays sous-développés qui représente la perspective vers laquelle se précipite l'ensemble du monde industriel.
Une nouvelle « relance » est impossible
Plus que jamais se trouvent confirmées les prévisions des révolutionnaires sur la perspective catastrophique inéluctable de la crise économique mondiale, comme produit des contradictions insurmontables du système capitaliste.
Ce constat de la faillite implacable de l'économie capitaliste, la classe dominante, évidemment, ne peut l'accepter, car il signifie sa propre perte. C'est pour cette raison, que les belles phrases sur la « relance » future de l'économie relèvent autant de la nécessaire propagande destinée à rassurer les foules inquiètes, que de l'auto persuasion de la bourgeoisie, qui a besoin de croire à l'éternité de son système. Il est vrai, d'ailleurs, que la capacité qu'a eu le capitalisme dans le passé pour pallier et masquer les effets les plus brutaux de la crise, ne peut que renforcer cette illusion.
Les mesures pour « relancer » sont usées et aggravent la situation
Depuis la fin des années 1960, depuis le retour de la crise ouverte du capitalisme qui met fin aux années de croissance de la reconstruction d'après la 2e guerre mondiale, l'économie américaine, et l'économie mondiale à sa suite, se sont offertes plusieurs plongeons successifs dans la récession : en 1967, en 1969-70, en 1974-75, en 1981-82. Chaque fois, les capitalistes ont cru avoir définitivement vaincu le spectre du recul de la production, avoir découvert le remède efficace qui renverrait aux poubelles de l'histoire les prévisions du marxisme authentique. Mais chaque fois, les effets de la crise se sont redéployés, de manière toujours plus large, toujours plus forte et toujours plus profonde.
Les fameux remèdes, chaque fois présentés comme des innovations décisives (il y a peu, les économistes parlaient encore pompeusement des « reaganomics », pour saluer les <r apports » déterminants de Reagan à a science économique), sont en fait les mesures théorisées et préconisées par Keynes, appliquées depuis les années 1930. C'est une politique de capitalisme d'Etat, qui se caractérise par : la baisse du taux d'escompte des banques centrales, le déficit budgétaire, une intervention de plus en plus massive et contraignante de l'Etat dans tous les secteurs de l'économie, avec, en plus, la mise en pratique généralisée de l'économie de guerre, qui relève autant de l'imitation de la politique économique de capitalisme d'Etat mise en place par Hitler, que de l'application des théories keynésiennes. Ces artifices économiques reposent en fait essentiellement sur le développement du crédit et un endettement croissant.
La crise économique du capitalisme est en réalité une crise de surproduction généralisée, produite par l'incapacité a trouver, à l'échelle mondiale, des débouchés solvables, capables d'absorber la production. Le développement du crédit est par excellence le moyen pour élargir artificiellement le marché en tirant des traites sur l'avenir. Mais cette politique d'endettement généralisé trouve aussi ses limites.
Durant les années 1970, la relance par le crédit facile, au prix d'un endettement qui va lourdement peser sur l'économie des pays sous-développés, permet à l'ensemble de l'économie mondiale de surmonter les phases de récession de cette période. Mais, la soi-disant «reprise» triomphale de l'économie qui succède à la récession de 1981-82 va déià montrer les limites de cette politique. Ecrasés par le poids d'une dette qui atteint alors 1 200 milliards de dollars, les pays sous-développés sont définitivement incapables de faire face aux échéances de leur dette. Ils sont dorénavant incapables d'absorber le surplus de la production des pays industrialisés. Quant aux pays de 'Est, malgré les crédits de plus en plus massifs octroyés par l'Occident tout au long des années 1980, ils vont s enfoncer dans le marasme économique qui déterminera l'implosion du bloc impérialiste qu'ils constituent.
Seules les économies des pays les plus développés sont maintenues à flot par la politique de fuite en avant dans l'endettement des USA. Ceux-ci absorbent le surplus de la production mondiale, qui ne peut plus s'écouler vers le « tiers-monde », en laissant se creuser des déficits commerciaux colossaux, et maintiennent la « croissance » de leur économie en accumulant des déficits budgétaires gigantesques qui financent essentiellement la production d'armements. Le développement d'une spéculation effrénée sur les marchés immobilier et boursier permet d'attirer aux USA des capitaux du monde entier. Mais il va surtout gonfler artificiellement les bilans des entreprises et créer l'illusion dangereuse d'une activité économique intense.
A la fin des années 1980 le capital US nage sur un océan de dettes phénoménal. Elles sont d'autant plus difficiles à quantifier que le dollar s'est imposé comme monnaie internationale utilisée dans le monde entier et que, par conséquent, il n'est pas réellement possible de distinguer la dette interne et externe. Si la dette extérieure des USA peut être estimée aujourd'hui à environ 900 milliards de dollars, et bat donc ainsi déjà tous les records, la dette interne atteint quant à elle le chiffre astronomique de 10 000 milliards de dollars, près de deux fois le PNB annuel des Etats-Unis. C'est-à-dire que, pour la rembourser, il faudrait que tous les travailleurs américains restent deux années à travailler sans toucher un sou !
Cette fuite effrénée des USA dans l'endettement, non seulement n'a pas permis de relancer réellement l'ensemble de l'économie mondiale durant les années 1980, mais surtout, elle n'a pas pu empêcher que, peu à peu, les signes de la crise ouverte et de la récession, ne ressurgissent avec déplus en plus de vigueur à la fin de la décennie. L'effondrement à répétition de la spéculation boursière à partir de 1987, l'effondrement de la spéculation immobilière depuis 1988 qui provoquent des faillites bancaires en série ont été les indicateurs de la chute de la production qui a déterminé la récession ouverte, officiellement reconnue fin 1990.
Le crédit à bout de souffle
Dans ces conditions, la nouvelle plongée dans la récession qui commence avec cette décennie, ne traduit pas seulement l'incapacité fondamentale du capitalisme à trouver des débouchés solvables pour écouler sa production, mais aussi l'usure des moyens économiques qu'il a jusque-là employés pour pallier cette contradiction insurmontable. Les différentes « reprises » qui ont eu lieu depuis 20 ans débouchent sur une crise du crédit avec, au coeur de cette crise, la première puissance économique mondiale : les USA.
Alors qu'au début des années 1980, c'est la dette des pays sous-développés qui faisait trembler le système financier international, au début des années 1990, c'est la dette des Etats-Unis qui fait vaciller le système bancaire mondial sur ses bases. Ce simple constat montre amplement que, loin d'être des années de prospérité, les années 1980 ont été des années d'aggravation qualitative de la crise. La potion du crédit a été un remède provisoire, et surtout illusoire, car en reculant les échéances, il ne pouvait que pousser les contradictions à s'aggraver toujours plus. Si le crédit est traditionnellement nécessaire au bon fonctionnement et au développement du capital, employé à dose massive, comme c est le cas depuis plus de 20 ans, il constitue un poison violent.
Alors même que le capitalisme occidental fêtait sa victoire sur son rival du bloc de l'Est, se vautrant avec délices dans une orgie de déclarations triomphantes sur la « supériorité du capitalisme libéral », capable de surmonter toutes les crises, sur la vérité de la loi du marché, qui balayait toutes les tricheries brutales et caricaturales du capitalisme d'Etat à la sauce stalinienne, cette même loi du marché commençait rapidement à prendre une revanche éclatante sur tous les mensonges qui se déversaient à l'Ouest. Bien que depuis deux ans, la Banque Fédérale américaine ait fait baisser 19 fois consécutivement son taux de base, mesure classique de capitalisme d'Etat s'il en est, l'économie réelle ne répond plus à cette stimulation. Non seulement l'offre de nouveaux crédits n'est pas suffisante pour relancer les investissements et la consommation intérieure, et donc ainsi la production, mais surtout les banques veulent de moins en moins prêter des capitaux, sachant pertinemment qu'ils ne leur seront jamais remboursés, ce qui, somme toute, est dans la logique du marché capitaliste.
Après les débâcles boursières de 1987 et 1989, Wall Street le 15 novembre 1991, enregistre la cinquième plus forte baisse de son histoire. Ce nouvel accès de faiblesse malgré la mise en place, après 1989, de toute une série de mesures de contrôle draconiennes, est le reflet de la contradiction de fond entre le développement de la spéculation effrénée, qui avait repris de plus belle après 1989, et la réalité de l'économie qui s'enfonce de plus en plus dans le rouge.
Cependant, l'événement conjoncturel, facteur déclenchant aux USA ce nouvel affaissement des cours de la bourse, est aussi significatif. Ce fut le mécontentement des banques devant la volonté du gouvernement d'imposer autoritairement la baisse des taux d'intérêt sur les cartes bancaires. Alors que les banques accumulent les défauts de remboursement et sont obligées de provisionner des pertes de plus en plus importantes, le haut niveau des taux sur les crédits à la consommation : 19 %, demeure le seul moyen pour rétablir leurs comptes déficients. Devant la ronde des milieux bancaires, Bush a du faire marche arrière pour rassurer le marché, comme il avait du reculer quelques jours plus tôt devant le refus du Congrès d'entériner son premier projet de réforme du système bancaire qui aurait signifié la faillite en série des banques les plus faibles. Tout le système de crédit aux USA est au bord de l'asphyxie, à un moment où l'Etat le sollicite toujours plus pour tenter de financer la relance. De nouvelles faillites retentissantes se profilent à l'horizon. Pour tenter d'y faire face le Congrès vient de voter l'allocation de 70 milliards de dollars au FDIC, le fond de garantie fédéral des banques. Cependant, cette somme qui déjà paraît énorme sera à l'évidence bien insuffisante pour combler les pertes qui s'annoncent. Pour s'en rendre compte il suffit de se remémorer le trou laissé par la faillite de centaines de caisses d'épargne avec l’effondrement du marché immobilier depuis 1989 : 1000 milliards de dollars !
Le fait que l'Etat vienne au secours des banques en faillite ne résout rien du tout. Au contraire, ceci ne fait que reporter le problème à un niveau plus élevé. Ces nouvelles ponctions sur le budget creusent un peu plus le déficit de l'Etat, accroissant les dépenses, au moment où les rentrées fiscales diminuent avec le ralentissement de l'activité économique. Pour 1991, certaines estimations tablent sur un nouveau déficit budgétaire record de 400 milliards de dollars. Pour combler ce trou qui ne cesse, année après année, de s'élargir, l'Etat américain a besoin de faire appel aux capitaux du monde entier en tentant de placer ses bons du trésor.
Plus de « locomotive » pour l'économie mondiale
Cette fuite en avant dans l'endettement de l'Etat américain commence elle aussi à trouver ses limites. Les investisseurs du monde entier commencent à considérer l'économie américaine avec une méfiance grandissante. Non seulement, l'endettement pharamineux du capital US pose la question de la capacité de celui-ci à rembourser les crédits contractés, mais en plus, la situation de récession présente fait à juste titre craindre le pire. Et, non seulement les faibles taux d'intérêts offerts, tentative de reprise oblige, ne sont guère attrayants, mais en plus 1’ensemble de la planète est confrontée à une pénurie de crédit.
Les principaux bailleurs de fond de la décennie précédente n'ont plus la même disponibilité: l'Allemagne, elle aussi, a besoin de capitaux pour financer la réintégration de l'ex-RDA, et le Japon, qui a prêté au monde entier, et qui ne voit pas ses crédits remboursés, commence à montrer des signes de faiblesse. L'effondrement de la spéculation immobilière locale et l'affaissement de la bourse de Tokyo placent les banques japonaises dans une situation délicate. La crise de confiance qui touche l'Amérique se voit concrètement dans la baisse de 70 % des investissements étrangers aux USA durant le 1er semestre 199 par rapport au même semestre de l'année précédente. Quant aux investissements japonais, qui ont été les pus importants durant les années 1980, ils ont chuté dans le même temps de 12,3 à 0,8 milliards de dollars.
Dans le monde entier la demande de nouveaux crédits augmente, alors que l'offre se contracte. L'URSS, dont les jours sont comptés, quémande avec insistance de nouveaux prêts simplement pour pouvoir passer l'hiver sans famine ; le Koweït a besoin de capitaux pour reconstruire ; les pays sous-développés ont besoin de nouveaux crédits pour pouvoir continuer à rembourser les anciens ; etc. Alors que l'économie mondiale plonge irrésistiblement dans la récession, tous les pays sont à la recherche frénétique de la même drogue qui les a rendus dépendants et les a plongés, durant des années, dans le rêve illusoire ? D’une sortie de la crise. Partout les mêmes signes sont là qui annoncent une crise financière majeure avec au coeur de la tourmente la principale monnaie du monde, le dollar.
Les capitalistes du monde entier attendent avec angoisse le moment fatidique où les USA n'arriveront plus à placer leurs bons du trésor sur le marché mondial, moment qui se rapproche inéluctablement et qui va ébranler tout le système financier, bancaire et monétaire international, précipitant l'économie mondiale encore plus profondément dans le gouffre insondable d'une crise généralisée qui l'affecte de manière explosive sur tous les plans de son existence.
Quelles que soient les fluctuations immédiates de l'économie américaine, qui focalisent, au jour le jour, l'attention des capitalistes du monde entier, la dynamique vers la chute est déjà tracée. Un sursaut de croissance dans ces conditions ()[1] [31] ne pourra que prolonger de quelques mois les illusions sur l'état du malade, sans rien résoudre. Face à une telle situation les économistes de toute la planète cherchent désespérément une solution. Toutes les mesures envisagées se heurtent à la réalité têtue des faits. Elles sont soit illusoires, soit porteuses de conséquences inévitablement catastrophiques, en tout cas impuissantes à juguler la crise.
Une récession inévitable et le retour de l'inflation
La méthode de la purge brutale, telle que l’avait pratiquée Reagan, après son arrivée à la présidence en 1980, en remontant le taux d'intérêt, ce qui avait provoqué la récession mondiale commencée en 1981, n'aurait pour seul résultat que d'accélérer immédiatement et dramatiquement la récession déjà là. Elle mènerait à déstabiliser violemment l'ensemble de l'économie mondiale, ouvrant une véritable « boite de Pandore» de phénomènes complètement chaotiques et incontrôlables, tout comme ce qu'il reste d'URSS nous en offre déjà l'exemple, mais à l'échelle mondiale.
Il faut d'ailleurs se rappeler que Reagan avait lui-même rapidement mis fin à cette politique de rigueur à haut risque, pour pratiquer ensuite exactement la politique inverse, ce qui permit au capitalisme américain de préserver une stabilité relative dans les pays les plus industrialisés, et donc aussi la défense de ses intérêts impérialistes.
C'est ce second volet de la politique reaganienne, celui de la «reprise», qui est aujourd'hui a bout de souffle. Relancer la consommation par la baisse des impôts est de moins en moins possible, alors que le déficit budgétaire a atteint une profondeur abyssale. Quant à la relance par le crédit, comme on l'a vu, elle se heurte aux limites du marché des capitaux, asséché par les emprunts à répétition de l'Etat américain depuis des années.
L'argent frais que l'Amérique ne peut plus trouver sur le marché mondial, pour faire carburer sa machine économique, elle n'a d'autre solution que de le produire par l'usage intensif de la « planche à billets ». Le retour en force de l'inflation sera le seul résultat d'une telle politique. Cette « solution », du « moins pire » en quelque sorte, freinera probablement quelque peu la chute dans la récession.
En dehors du fait qu'elle mettra définitivement fin au dogme de la lutte contre l'inflation, cheval de bataille de la classe dominante durant des années pour justifier les sacrifices imposés aux prolétaires, elle signifiera aussi un chaos croissant pour l'économie capitaliste, notamment sur le plan du système monétaire international.
La politique suivie par l'administration Bush est typiquement une politique inflationniste qui se traduit par une baisse des cours du dollar. Si l'inflation a pu, jusqu'à présent, être contenue aux USA et dans les pays développés, cela a été dû essentiellement à la concurrence qui s'exacerbe face à un marché qui se rétrécit, provoquant la chute des cours des matières premières, et poussant les entreprises à rogner sur leurs marges bénéficiaires, ainsi qu'aux attaques contre les conditions de vie de la classe ouvrière qui ont fait baisser le « coût de la force de travail ».
Ces aspects typiques des effets de la récession vont aussi rencontrer, à terme, leurs limites. Les conditions pour une nouvelle flambée inflationniste sont en train de se réunir. D'ailleurs, il ne faut pas oublier qu'en dehors des pays les plus industrialisés, 1 inflation est toujours la, qui ravage l'économie des les pays sous-développés et qui est en train de se développer avec force dans les pays de l'ancien bloc de l'Est.
Jamais dans toute l'histoire du capitalisme la perspective n'a été aussi sombre sur le plan de son économie. Ce que les chiffres et les indices abstraits et froids des économistes annoncent, c'est la catastrophe dans laquelle le monde est en train de plonger.
Le coeur du capitalisme mondial, les pays les plus développés, où sont concentrés les principaux bastions du prolétariat mondial, est maintenant au centre de la tempête. Le grand manteau de misère qui recouvre les exploités du « tiers-monde » et des pays de l’ex-bloc de l'est depuis des années, se prépare à étendre son ombre sur les ouvriers des pays « riches ».
Cette vérité de l'impasse absolue dans laquelle le capitalisme mène l'humanité, de la perspective de misère et de mort qu'il représente, et face a cette tragédie, de la nécessité vitale pour toute l'espèce humaine de remettre à l'ordre du jour la véritable perspective communiste, les prolétaires et les exploités du monde entier vont devoir l'apprendre et la comprendre dans la douleur d'une amputation brutale et dramatique de leurs conditions de vie, à un point qu'ils n'ont jamais connu auparavant.
JJ, 28/11/1991
[1] [32] Dans la mesure où la classe dominante américaine est entrée en plein cirque électoral, il est probable qu'elle va tenter par tous les moyens à sa disposition de maintenir un tant soit peu son économie à flot, afin de perpétuer encore l’illusion, quitte pour cela à tricher encore plus avec ses statistiques. Cette situation ne peut évidemment qu’être tout à fait provisoire, même si un sursis de quelques mois est obtenu.
Les gigantesques bouleversements provoqués par l'effondrement du bloc de l'Est et la dislocation de l'URSS ouvrent-ils une ère plus pacifique ? Face à la menace du chaos, la férocité des rapports entre puissances capitalistes va-t-elle s'atténuer ?La constitution de nouveaux blocs impérialistes est-elle encore possible ? Quelles nouvelles contradictions fait surgir la décomposition capitaliste au niveau de l'impérialisme mondial ?
Les rivalités entre puissances ne disparaissent pas : elles s'exacerbent
Si le monde s'est effectivement profondément modifié depuis l'effondrement du bloc de l'Est, les lois barbares qui régissent la survie de ce système moribond sont, elles, toujours bien présentes. Et, au fur et à mesure que le capitalisme s'enfonce dans la décomposition, leur caractère destructeur, et la menace qu'elles font peser sur la survie même de l'humanité, se renforcent. Le fléau de la guerre, cet enfant monstrueux, mais naturel, de l'impérialisme, est et sera toujours plus présent, et la lèpre du chaos, après avoir plongé les populations du « tiers-monde » dans un enfer sans nom, exerce maintenant ses ravages dans tout l'est de l'Europe.
En fait, derrière les proclamations pacifistes des grandes puissances impérialistes du désormais défunt « bloc » américain, derrière les masques de respectabilité et de bonne entente dont celles-ci s'affublent, les relations entre ces Etats sont en réalité régies par la loi des gangsters. Dans les coulisses, comme n'importe quel truand, c'est à qui volera à l'autre sa part de trottoir, avec qui s'allier pour se débarrasser d'un concurrent aux dents trop acérées, comment faire pour se débarrasser d'un parrain trop puissant. Telles sont les véritables questions qui font l'objet des « débats » entre les bourgeoisies de ces « grands pays civilisés et démocratiques».
«La politique impérialiste n'est pas l’oeuvre d'un pays ou d'un groupe de pays. Elle est le produit de l'évolution mondiale du capitalisme...C'est un phénomène international par nature... auquel aucun Etat ne saurait se soustraire. »([1] [35]). A partir de l'entrée en décadence du capitalisme, l'impérialisme domine la planète toute entière, il est « devenu le moyen de subsistance de toute nation grande ou petite » ([2] [36]). Ce n'est pas une politique «choisie» par la bourgeoisie, ou telle ou telle de ses fractions, c'est une nécessité absolue qui s'impose.
De ce fait, la disparition du bloc de l'Est et celle du bloc de l'Ouest qui en résulte, ne sauraient signifier la fin du «règne de l'impérialisme». La fin du partage du monde entre « blocs », tel qu'il était sorti de la 2e guerre mondiale, ouvre au contraire toute grande la porte au déchaînement de nouvelles tensions impérialistes, à la multiplication des guerres locales et à l'aiguisement des rivalités entre les grandes puissances auparavant disciplinées par le « bloc de l'Ouest».
Les rivalités au sein même des blocs ont toujours existé, et ont parfois éclaté ouvertement, comme par exemple entre la Turquie et la Grèce, tous deux membres de l'OTAN, à propos de Chypre en 1974. Ces rivalités étaient cependant solidement contenues par le corset de fer du bloc de tutelle. Ce corset ayant disparu, les tensions, jusque-là endiguées, ne peuvent que s'exacerber.
Le capital américain face au nouvel appétit de ses vassaux
Pendant des décennies, la soumission de l'Europe et du Japon aux Etats-Unis était le prix de la protection militaire que ces derniers leur accordaient face à la menace soviétique. Cette menace ayant aujourd'hui disparu, l'Europe et le Japon n'ont plus le même intérêt à suivre les diktats américains et le «chacun pour soi» tend à se déchaîner.
C'est ce qui s'est manifesté avec force durant tout l'automne 1990, l'Allemagne, le Japon et la France, essayant d'empêcher le déclenchement d'une guerre qui ne pouvait que renforcer la supériorité américaine ([3] [37]). Les Etats-Unis, en imposant la guerre, en obligeant l'Allemagne et le Japon à payer pour elle et en forçant la France à y participer, ont remporté une claire victoire, car ils ont fait la preuve de la faiblesse des moyens à la disposition de tous ceux qui pourraient être tentés de disputer leur domination. Ils ont fait étalage de leur énorme surpuissance militaire, visant à démontrer qu'aucun autre Etat, quelle que soit sa puissance économique, ne pourrait rivaliser avec eux sur le terrain militaire.
Le « Bouclier » puis la « Tempête du désert » de sinistre mémoire, guerre imposée et menée d'un bout à l'autre par Bush et son équipe, en faisant taire momentanément les velléités de « chacun pour soi » dans les pays centraux, avait en fait, en dernière instance, pour principale fonction de prévenir et de contrecarrer la reconstitution potentielle d'un bloc rival, à préserver pour les Etats-Unis leur statut de seule super-puissance.
«Cependant, cette réussite immédiate de la politique américaine ne saurait constituer un facteur de stabilisation durable de la situation mondiale dans la mesure où elle ne pouvait affecter les causes mêmes du chaos dans lequel s'enfonce la société. Si les autres puissances ont dû remiser pour un temps leurs ambitions, leurs antagonismes de fond avec les Etats-Unis n'ont pas disparu pour autant, c'est bien ce qui se manifeste avec l'hostilité larvée que témoignent des pays comme la France et l'Allemagne vis-à-vis des projets américains de réutilisation des structures de l'OTAN dans le cadre d'une "force de réaction rapide", dont le commandement reviendrait, comme par hasard, au seul allié fiable des Etats-Unis, la Grande-Bretagne. » ([4] [38])
Depuis, l'évolution de la situation a confirmé pleinement cette analyse. L'état des relations entre Etats de la CEE, et plus particulièrement entre certains d'entre eux comme la France et l'Allemagne, et les Etats-Unis, que ce soit à propos de l'avenir de l'OTAN et de la « défense européenne », ou vis-à-vis de la crise yougoslave, est une illustration des limites du coup de frein que la guerre du Golfe a exercé face au chacun pour soi au sein des principales puissances capitalistes.
Aujourd'hui, remettre en cause l'actuel partage impérialiste, partage qui est toujours imposé par la force, c'est obligatoirement s'attaquer à la première puissance mondiale, les Etats-Unis, ceux-ci étant les principaux bénéficiaires de ce partage. Et, comme l'ex-URSS n'a plus du tout les moyens de participer au premier rang à la curée impérialiste, désormais les plus grandes tensions impérialistes se situent au sein même des « vainqueurs de la guerre froide », c'est-à-dire entre Etats centraux du défunt bloc de l'Ouest ([5] [39]).
Mais dans la foire d'empoigne de l'impérialisme, la disparition d'un système de blocs engendre organiquement une tendance à la constitution de nouveaux blocs, chaque Etat ayant besoin d'alliés pour mener une lutte par définition mondiale. En effet, les blocs sont «la structure classique que se donnent les principaux Etats dans la période de décadence pour "organiser" leurs affrontements armés, ([6] [40])
Vers de nouveaux blocs ?
L'accroissement actuel des tensions impérialistes contient la tendance vers la reconstitution de nouveaux blocs, dont l'un serait forcément dirigé contre les Etats-Unis. Cependant, l'intérêt à une telle reconstitution varie considérablement selon les Etats.
Qui?
La Grande-Bretagne n'y a, elle, aucun intérêt, puisqu'elle trouve largement son compte dans son alliance indéfectible avec la politique américaine ([7] [41]).
Pour toute une série de pays, comme, par exemple, les Pays-Bas et le Danemark, il y a l'appréhension d'être absorbés pratiquement au cas où ils se feraient les alliés d'une super-puissance allemande en Europe, ce qui serait favorisé par les liens économiques qui existent déjà et par la proximité géographique et linguistique. Suivant le vieux principe de stratégie militaire qui recommande de ne pas s'allier avec un voisin trop puissant, ils n'ont que très peu d'intérêts à remettre en cause la domination américaine.
Pour une puissance plus importante mais moyenne comme la France, contester le leadership américain et participer à un nouveau bloc n'est pas non plus très évident car, pour ce faire, elle doit suivre la politique allemande, alors que l'Allemagne est pour l'impérialisme français le rival le plus immédiat et le plus dangereux, comme les deux guerres mondiales l'ont montré. Coincée entre l'enclume allemande et le marteau américain, la politique impérialiste de la France ne peut qu'osciller entre les deux. Cependant, à l'image du mode de production dont il est le reflet, l'impérialisme n'est pas un phénomène rationnel. La France, bien qu'elle ait beaucoup à y perdre et bien que ses futurs gains éventuels soient des plus hasardeux, joue plutôt, pour le moment, la carte allemande, et tend à s'opposer à la tutelle américaine, à propos de l'OTAN et avec la constitution d'une brigade franco-allemande. Ceci, cependant, ne saurait exclure d'autres retournements.
En revanche, les choses sont beaucoup plus claires pour des puissances de premier plan comme l'Allemagne et le Japon. Pour elles, retrouver un rang impérialiste en conformité avec leur force économique, ne peut signifier qu'une remise en cause de la domination mondiale exercée par les USA. De plus, seuls ces deux Etats ont potentiellement les moyens de pouvoir prétendre jouer un rôle mondial. Mais les chances de l'un et de l'autre, dans la course au leadership d'un futur bloc antagoniste aux USA, ne sont pas les mêmes.
Il ne faut pas sous-estimer la force et l'ambition de l'impérialisme japonais. Lui aussi tend à rentrer dans la curée impérialiste. En attestent le projet de modification de la constitution en vue d'autoriser l'envoi à l'extérieur de troupes nippones, le renforcement important de sa marine de guerre, sa volonté de plus en plus fermement affichée de récupérer les îles Kouriles aux dépens de l'URSS, ou encore certaines déclarations sans ambages de ces responsables japonais disant « il est temps que le Japon se libère de ses liens avec les Etats-Unis.([8] [42]) ». Mais le Japon, par sa position géographique excentrée vis-à-vis de la plus grande concentration industrielle mondiale, qui reste le champ principal des rivalités impérialistes, c'est-à-dire l'Europe, ne peut pas véritablement rivaliser dans cette course avec l'Allemagne.
L'impérialisme japonais cherche donc à étendre son influence et à avoir les coudées plus franches en essayant pour le moment de ne pas s'opposer trop ouvertement au grand parrain nord-américain. L'Allemagne, au contraire, par sa place centrale en Europe et sa puissance économique, est de plus en plus poussée à s'opposer à la politique américaine, et se retrouve de façon croissante au centre des tensions impérialistes, comme le manifestent ses réticences devant les projets américains concernant l'OTAN, sa volonté de la mise sur pied d'un embryon de « défense européenne », et plus encore son attitude en Yougoslavie.
Le capital allemand, « pousse-au-crime » en Yougoslavie
L'impérialisme allemand a joué en Yougoslavie le rôle de véritable « pousse-au-crime » en soutenant les velléités sécessionnistes Slovènes et surtout croates, comme en témoigne la volonté répétée de l'Allemagne de reconnaître unilatéralement l'indépendance de la Croatie. Historiquement, l'Etat yougoslave avait été créé de toutes pièces pour contrer l'expansionnisme impérialiste allemand en lui interdisant l'accès à la Méditerranée ([9] [43]). On comprend dès lors que la volonté d'indépendance croate ait représenté une véritable aubaine pour la bourgeoisie allemande qui a cherché à en tirer un maximum de profit. Vu ses liens étroits avec les dirigeants de Zagreb, l'Allemagne espérait bien pouvoir, en cas d'indépendance, utiliser les précieux ports croates sur l'Adriatique. Elle aurait pu ainsi réaliser un objectif stratégique vital : l'accès à la Méditerranée. C'est pourquoi l'Allemagne, avec l'aide de l'Autriche,([10] [44]) n'a cessé d'attiser les braises en soutenant ouvertement ou en coulisses le sécessionnisme croate, ce qui ne pouvait qu'accélérer la dislocation de la Yougoslavie.([11] [45])
Les Etats-Unis font échec à l'Allemagne
Consciente de la gravité de l'enjeu, la bourgeoisie américaine a tout fait, au delà de son apparente discrétion, pour contrer et briser, avec l'aide de l'Angleterre et des Pays-Bas, cette tentative de percée de l'impérialisme allemand. Son Cheval de Troie au sein de la CEE, la Grande-Bretagne, s'est systématiquement opposée à tout envoi d'une force militaire européenne d'intervention. L'appareil militaro-stalinien serbe, signant et violant autant de cessez-le-feu organisés par l'impuissante et pleurnicharde CEE, a pu méthodiquement mener en Croatie une véritable guerre de reconquête, avec le silence consentant des Etats-Unis.
D'ores et déjà, l'échec allemand en Yougoslavie est patent, comme sont patentes la division et l'impuissance totale de la CEE. Cet échec exprime bien toute la force, tous les atouts que conserve la première puissance mondiale dans la lutte pour le maintien de son hégémonie, et souligne les énormes difficultés qu'aura l'impérialisme allemand pour pouvoir être en mesure de disputer réellement la domination mondiale des Etats-Unis.
Cependant, cela ne signifie, ni le retour à une certaine stabilité en Yougoslavie, car la dynamique enclenchée condamne ce pays à s'enfoncer toujours plus dans une situation à la libanaise, ni que désormais l'Allemagne va renoncer et se plier docilement aux diktats de l’ « Oncle SAM». L'impérialisme allemand a perdu une bataille, mais il ne peut renoncer à chercher à soulever la tutelle américaine, ce dont témoigne déjà sa décision de mettre sur pied un corps d'armée, conjointement avec la France, marquant clairement une volonté de plus grande autonomie vis-à-vis de l'OTAN et donc des USA.
Le chaos entrave la constitution de nouveaux blocs
Si on doit reconnaître l'existence, dès à présent, d'une tendance à la reconstitution de nouveaux blocs impérialistes, processus au sein duquel l'Allemagne occupe, et occupera de plus en plus, une place centrale, rien ne permet d'affirmer que cette tendance pourra réellement aboutir, parce qu'elle se heurte, du fait de la décomposition, à toute une série d'obstacles et de contradictions particulièrement importants et pour une large part totalement inédits.
Tout d'abord l'Allemagne n'a pas pour le moment, et c'est une différence fondamentale avec la situation qui précède la première comme la deuxième guerre mondiale, les moyens militaires de ses ambitions impérialistes. Elle est largement démunie face à la formidable surpuissance américaine ([12] [46]). Pour réunir des moyens conformes à ses ambitions, il lui faudrait du temps, au minimum 10 à 15 ans, alors même que les USA font tout pour empêcher le développement de tels moyens. Mais plus encore, pour parvenir à instaurer l'économie de guerre nécessaire à un tel effort d'armement, la bourgeoisie doit arriver à imposer au prolétariat en Allemagne une véritable militarisation du travail. Et cela elle ne peut l'obtenir qu'en infligeant une totale défaite à la classe ouvrière, défaite dont les conditions sont pour le moment loin d'être réunies. Ainsi, même si l'on s'en tient là, les obstacles à franchir sont déjà de taille.
Mais, par ailleurs, il existe un autre facteur, tout aussi essentiel, qui contrarie l'évolution vers la reconstitution d'un « bloc » sous leadership allemand : le chaos qui envahit un nombre toujours plus grand de pays. Non seulement celui-ci rend beaucoup plus difficile l'obtention de la discipline nécessaire à la mise sur pied d'un «bloc» d'alliances impérialistes, mais la bourgeoisie allemande, comme toutes les autres bourgeoisies des pays les plus développés, et avec encore beaucoup plus d'acuité étant donnée sa position géographique, redoute l'avancée de ce chaos. C'est d'ailleurs cette crainte, à laquelle se sont ajoutées les pressions des USA, qui ont fait que l'Allemagne, malgré toutes ses réticences, a finalement soutenu Bush, comme l'ont fait le Japon et la France, dans sa guerre du Golfe. Malgré son désir d'échapper à la tutelle américaine, la bourgeoisie allemande sait que, pour le moment, seuls les Etats-Unis ont les moyens de freiner quelque peu le chaos.
Aucune grande puissance impérialiste n'a intérêt à la propagation du chaos : arrivée massive d'immigrés, immigrés qui ne peuvent pas être intégrés dans la production alors qu'on procède déjà à des licenciements massifs ; dissémination incontrôlée des armements, y compris d'énormes stocks d'armes atomiques ; risques de catastrophes industrielles majeures, en particulier nucléaires ; etc. Tout ceci ne peut que déstabiliser les Etats qui y sont exposés, et rendre beaucoup plus difficile la gestion de leur capital national. Si le pourrissement sur pied du système est, dans les conditions actuelles, profondément négatif pour l'ensemble de la classe ouvrière, il menace également la bourgeoisie et la conduite de son système d'exploitation. En première ligne face aux conséquences les plus dangereuses de l'effondrement du bloc de l'Est, face à l'implosion de l'URSS, l'Allemagne est contrainte de rallier, au moins en partie, les injonctions des seuls qui ont la capacité de faire le «gendarme» au niveau international : les USA.
Ainsi, dans cette période de décomposition, chaque bourgeoisie nationale des pays les plus développés est placée devant une nouvelle contradiction :
- assumer la défense de ses propres intérêts impérialistes, et affronter ses principaux concurrents de même rang, au risque d'accélérer le développement d'une situation de chaos ;
- se défendre contre l'instabilité et les manifestations dangereuses de cette décomposition, en préservant l’« ordre » mondial qui lui a permis de garder son rang de puissance capitaliste, au détriment de ses propres intérêts impérialistes face à ses plus grands rivaux.
La tendance à la constitution de nouveaux blocs impérialistes, inscrite dans la tendance générale de l'impérialisme à l'affrontement entre les plus grandes puissances, face à cette contradiction, ne pourra probablement jamais arriver jusqu'à son terme.
Même le «gendarme du monde», les USA, pour qui la lutte contre le chaos s'identifie le plus complètement et immédiatement à la lutte pour le maintien du statu quo dominant, celui de sa position hégémonique, n'échappe pas à ce dilemme. En déclenchant la guerre du Golfe, les Etats-Unis voulaient faire un exemple de leur capacité de «maintien de l’ordre» et obliger à rentrer dans le rang ceux qui pourraient contester leur leadership mondial. Le résultat de cette guerre n'a été qu'une instabilité plus grande dans toute la région de la Turquie à la Syrie, avec notamment la continuation des massacres des populations au Kurdistan, non seulement par la soldatesque irakienne, mais aussi .par l'armée turque ! En Yougoslavie, le soutien implicite des Etats-Unis au camp serbe a permis de barrer la route à la tentative de l'Allemagne d'accéder à la Méditerranée, mais il a aussi mis de l'huile sur le feu, contribuant à ce que la barbarie s'étende à tout le territoire yougoslave, poussant à l'instabilité de toute la région des « Balkans». Le seul moyen, en dernier ressort, dont dispose le « gendarme mondial », le militarisme et la guerre, ne peut qu'aggraver le développement de cette barbarie et la pousser à son paroxysme.
La dislocation de l'URSS aiguise la contradiction entre le « chacun pour soi » et la confrontation au chaos
La dislocation de l'URSS, par ses dimensions, sa profondeur (c'est la Russie qui est maintenant menacée de désintégration), est un facteur d'aggravation considérable du chaos à l'échelle mondiale : risque des plus grands exodes de populations de l'histoire, de dérapages nucléaires majeurs ([13] [47]). Face à un tel cataclysme, la contradiction dans laquelle se trouvent placées les grandes puissances, ne peut qu'être portée à incandescence. D'un côté, un minimum d'unité est nécessaire pour faire face à la situation, de l'autre l'effondrement de l'ex-empire soviétique ne fait qu'aiguiser les appétits impérialistes.
Là encore l'Allemagne se retrouve dans une position particulièrement délicate. L'est de l'Europe, y compris la Russie, représente pour l'impérialisme allemand une zone d'influence et d'expansion privilégiée. Alliances et affrontements avec la Russie ont toujours été au centre de l'histoire du capitalisme allemand. L'histoire comme la géographie poussent le capital allemand à étendre son influence à l'est, et il ne peut que chercher à tirer profit de l'effondrement du bloc de l'Est et de son leader. Depuis l'effondrement du mur de Berlin, c'est évidemment le capital allemand qui est le plus présent, tant au niveau économique que diplomatique, en Tchécoslovaquie, en Hongrie, et plus généralement partout à l'est, à l'exception de la Pologne qui, quels que soient ses liens économiques, s'efforce de résister, pour des raisons historiques.
Mais face à la dislocation totale de l'URSS, la situation devient beaucoup plus complexe et difficile pour la première puissance économique européenne. L'Allemagne peut essayer de profiter de la situation pour défendre ses intérêts, en particulier tenter de constituer une véritable «Mittel Europa», une «Europe centrale» sous son influence prépondérante, mais la dislocation soviétique, avec l'effondrement de tous les pays de l'Est, est en même temps une menace directe, plus dangereuse pour l'Allemagne que pour tout autre pays du coeur du système capitaliste international.
« L'unification », l'intégration de l'ex-RDA, est déjà un lourd fardeau qui entrave, et entravera de plus en plus, la compétitivité du capital allemand. L'arrivée massive d'immigrants pour qui l'Allemagne reste la « terre promise », conjuguée aux risques nucléaires mentionnés plus haut, provoquent une grave inquiétude dans la classe dominante allemande.
Contrairement à la situation en Yougoslavie, qui, malgré sa gravité, touche un pays de 22 millions d'habitants, la situation dans l'ex-URSS pousse la bourgeoisie allemande à la plus grande prudence. C'est pourquoi, tout en cherchant à étendre son influence, elle s'efforce par tous les moyens de stabiliser un minimum la situation, et évite soigneusement pour le moment de jeter de l'huile sur le feu ([14] [48]). C'est pourquoi elle continue à être le plus ferme appui à Gorbatchev et le principal soutien économique de l'ex-empire. Elle suit globalement la politique menée par les Etats- Unis vis-à-vis de l'ex-URSS. Elle n'a pu que soutenir la récente initiative en matière de « désarmement » du nucléaire tac tique, dans la mesure où celle-ci vise à aider et contraindre ce qui reste de pouvoir central dans l'ex- URSS à se débarrasser d'armes, dont la dissémination fait peser une véritable épée de Damoclès nucléaire sur l'URSS, mais aussi sur une bonne partie de l'Europe. ([15] [49])
L'ampleur des dangers du chaos contraint les Etats les plus développés à une certaine unité pour y faire face, et aucun d'entre eux ne joue, pour le moment, la carte du pire dans l'ex-URSS. Cependant cette unité est tout à fait ponctuelle et limitée. En aucun cas le chaos et sa menace ne permettent aux grandes puissances d'étouffer leurs rivalités impérialistes. Cela signifie que le capitalisme allemand ne peut pas et ne va pas renoncer à tout appétit impérialiste, pas plus d'ailleurs que n'importe quelle autre puissance centrale.
Même confronté aux graves dangers induits par la désintégration du bloc de l'Est et de l'URSS, chaque impérialisme va essayer de préserver au mieux ses propres intérêts. Ainsi, lors de la rencontre de Bangkok, à propos de l'aide économique à apporter au leader déchu de l’ex-bloc de l'Est, tous les gouvernements présents étaient conscients de la nécessité de renforcer cette aide, afin de prévenir l'explosion de catastrophes majeures dans un futur proche. Mais chacun a essayé que ça lui coûte le moins cher possible, et que ce soit l'autre, le rival et concurrent, qui en supporte la plus lourde charge. Les USA ont « généreusement » proposé d'annuler une partie de la dette soviétique, ce qu'a fermement refusé l'Allemagne, pour la bonne raison qu'elle supporte déjà à elle seule près de 40 % de cette dette.
Cette contradiction entre le besoin des principales puissances de freiner le chaos, de limiter au maximum son extension, et celui tout aussi vital de défendre leurs propres intérêts impérialistes, est portée à son paroxysme au fur et à mesure que ce qui reste de l'Union Soviétique se délite et se désagrège.
Le chaos l'emporte
La décomposition, en aiguisant tous les traits de la décadence, et notamment ceux de l'impérialisme, bouleverse de façon qualitative la situation mondiale, en particulier les rapports inter-impérialistes.
Dans un contexte de barbarie toujours plus sanguinaire, où l'horreur côtoie de plus en plus l'absurdité absolue, absurdité à l'image d'un mode de production qui est devenu totalement caduc du point de vue historique, le seul avenir que la classe exploiteuse puisse désormais offrir à l'humanité, c'est celui du plus grand chaos de toute l'histoire.
Les rivalités impérialistes entre les Etats les plus développés du défunt bloc de l'Ouest se déchaînent dans le contexte du pourrissement sur pied, généralisé, du système capitaliste. Les tensions entre les a grandes démocraties» ne peuvent que s'aviver, en particulier entre les États-Unis et la puissance dominante du continent européen, l'Allemagne. Le fait que, jusqu'à présent, cet antagonisme se soit exprimé de façon feutrée, n'enlève rien à sa réalité.
Même si les fractions nationales les plus puissantes de la bourgeoisie mondiale peuvent avoir un intérêt commun face au chaos, cette communauté d'intérêts ne peut être que circonstancielle et limitée. Elle ne peut annuler la tendance naturelle et organique de l'impérialisme au déchaînement de la concurrence, des rivalités et des tensions guerrières. Aujourd'hui elle participe pleinement du chaos et de son aggravation. La foire d'empoigne à laquelle se livrent, et se livreront de plus en plus les grandes puissances impérialistes, ne peut avoir comme résultat que l'avancée de ce chaos au coeur de l'Europe, comme l'illustre tragiquement la barbarie guerrière en Yougoslavie.
La politique oscillante et incohérente de la part des Etats les plus solides du monde capitaliste se traduit par une instabilité croissante des alliances. Celles-ci sont et seront de plus en plus circonstancielles et sujettes à de multiples retournements. Ainsi la France, après avoir plutôt joué la carte allemande, peut très bien jouer demain la carte américaine, pour plus tard effectuer un nouveau virage. L'Allemagne, soutenant aujourd'hui le «centre» en Russie, peut choisir demain les républiques sécessionnistes. Le caractère contradictoire et incohérent de la politique impérialiste des grandes puissances exprime en dernière instance la tendance de la classe dominante à perdre le contrôle d'un système ravagé par sa décadence avancée : la décomposition.
Putréfaction, dislocation grandissante de l'ensemble de la société, voilà la perspective « radieuse» qu'offre à l'humanité ce système à l'agonie. Cela ne fait que souligner l'importance et l'extrême gravité des enjeux de la période historique actuelle, en même temps que l'immense responsabilité de la seule classe porteuse d'un réel avenir : le prolétariat.
RN, 18/11/91.
[1] [50] Rosa Luxemburg, La crise de la Social-démocratie, "Brochure de Junius ".
[2] [51] Plateforme du Courant Communiste International.
[3] [52] Sur la fausse
unité des pays industrialisés pendant la guerre du Golfe, voir l'article éditorial
de la Revue Internationale n° 64, 1er trimestre 1991.
[4] [53] "Résolution sur la situation internationale", point 5, idem.
[5] [54] Voir les articles "L'URSS en miettes", "Ex-URSS : Ce n'est pas le communisme qui s'effondre" (Revue Internationale) n° 66 et n° 67, 3e et 4e trimestres 1991).
[6] [55] "Résolution sur la situation internationale", point 4, juillet 1991, 9e congrès du CCI, Revue Internationale n° 67.
[7] [56] Sur l'attitude
respective de la Grande-Bretagne et de la France vis-à-vis des USA, voir
"Rapport sur la situation internationale" extraits", note
1, page 23 de la Revue Internationale
N° 67.
[8] [57] T. Kunugi, ex-secrétaire adjoint de l'ONU. Libération, 27/9/91.
[9] [58] Voir l'article "Bilan de 70 années de 'libération nationale'", dans ce numéro.
[10] [59] La France et l'Italie, avec d'interminables oscillations, ont aussi contribué à cette entreprise de déstabilisation meurtrière.
[11] [60] L'Allemagne, pas plus que n'importe quel autre Etat
capitaliste, ne saurait échapper aux lois de l'impérialisme régissant toute la
vie du capitalisme dans sa décadence. Le problème face aux poussées de
impérialisme allemand n'est pas, en soi, le désir ou la volonté de la
bourgeoisie allemande. Nul doute que cette bourgeoisie, ou du moins certaines
de ses fractions, sont inquiètes face à cette plongée dans la curée
impérialiste. Mais quelles que soient ces inquiétudes, elle sera contrainte
(ne serait-ce que pour empêcher qu'un concurrent prenne la place), d'affirmer
de plus en plus ses visées impérialistes. Comme dans le cas de la bourgeoisie
japonaise en 1940, où beaucoup de ses fractions étaient réticentes à entrer en
guerre, ce qui compte ce n'est pas la volonté, mais ce que la bourgeoisie est contrainte de faire.
[12] [61] L'Allemagne est encore occupée militairement par les USA et, pour l'essentiel, le contrôle sur l'ensemble des munitions de l'armée allemande est encore exercé par l'état-major américain. Les troupes allemandes n'ont pas d'autonomie au-delà de quelques jours. La brigade franco-allemande a notamment pour but de permettre une plus grande autonomie à l'armée allemande.
[13] [62] Récemment, les nationalistes « tchétchènes » menaçaient d'attentats les centrales nucléaires ; des trains de blindés, pouvant contenir des armes nucléaires tactiques, circulaient aux frontières de l'URSS en échappant à tout contrôle.
[14] [63] Voir d'un côté l'attitude de l'Allemagne vis-à-vis des « Pays baltes » et ses velléités de pousser à la création d'une « République allemande de la Volga m, et de l'autre son soutien à ce qui reste de « centre » en URSS.
[15] [64] Ceci au delà du mensonge du « désarmement » qui ne supprime que les armes devenues obsolètes qui devaient de toute façon être mises à la casse et être remplacées par des armes plus modernes et sophistiquées.
Marx disait que la validité d'une théorie se démontre dans la pratique.
Soixante dix ans d'expériences tragiques pour le prolétariat ont tranché
clairement le débat sur la question nationale en faveur de la position de Rosa
Luxemburg, développée par la suite par les groupes de la Gauche Communiste et
surtout par Bilan, Internationalisme et notre Courant. Dans la première partie
de cet article, nous avons vu comment l'appui à la « libération nationale des peuples » a joué un rôle clé dans la
défaite de la première tentative révolutionnaire internationale du prolétariat
dans les années 1917-1923 (Revue
Internationale, n° 66). Dans cette seconde partie, nous allons voir comment
les luttes de libération nationale ont été un instrument des guerres et des
affrontements impérialistes qui ont dévasté la planète au cours des 70
dernières années.
Pour le capitalisme, la première guerre mondiale marque la fin de sa période ascendante, et le début de son enfoncement dans le marasme de la lutte entre Etats nationaux pour le repartage d'un marché mondial fondamentalement saturé. Dans ce cadre, la formation de nouvelles nations et les luttes de libération nationale ont cessé d'être un instrument de l'expansion des rapports capitalistes et du développement des forces productives, et se sont transformées en une partie de l'engrenage des tensions impérialistes généralisées entre les différents camps capitalistes. Déjà avant la première guerre mondiale, lors des guerres dans les Balkans qui avaient donné lieu à 1’indépendance de la Serbie, du Monténégro, de l'Albanie, Rosa Luxemburg avait constaté que ces nouvelles nations avaient un comportement aussi impérialiste que les vieilles puissances, et qu'elles s'intégraient clairement dans la spirale sanglante qui menait à la guerre généralisée.
« Formellement, la Serbie mène sans nul doute une guerre de défense nationale. Mais les tendances de sa monarchie et de ses classes dirigeantes vont dans le sens de l'expansion, comme les tendances des classes dirigeantes de tous les Etats actuels (...). Il en est ainsi pour la tendance de la Serbie vers la côte adriatique, où elle a vidé avec l’Italie un véritable différend impérialiste sur le dos des albanais (...) Cependant, le point capital est le suivant : derrière l’impérialisme serbe, on trouve l’impérialisme russe. » ([1] [65])
Le monde tel qu'il est sorti de la première guerre mondiale, stoppée par l'affirmation révolutionnaire du prolétariat, était marqué par deux perspectives historiques opposées : l'extension de la révolution mondiale ou la survie du capitalisme englué dans une spirale de crises et de guerres. L'écrasement de la vague prolétarienne mondiale a signifié l'aiguisement des tensions entre le bloc vainqueur (Grande-Bretagne et France) et le grand vaincu (Allemagne), le tout aggravé par l'expansion des Etats-Unis qui constituait une menace pour tous.
Dans ce contexte historico-mondial, la « libération nationale » ne peut pas être considérée du point
de vue de la situation d'un pays particulier, puisque «Du point de vue marxiste il serait absurde d'examiner la situation d'un
seul pays pour parler d'impérialisme, parce que les différents pays capitalistes
sont rattachés par des liens très étroits. Et aujourd'hui, en pleine guerre,
ces liens sont incommensurablement plus forts. Toute l'humanité s'est convertie
en champ de bataille sanguinolent, et il n'est pas possible d'en sortir
isolément. Il y a des pays plus développés et d'autres moins développés, mais
la guerre actuelle les a tous frappés de telle manière qu'il est impossible
qu'aucun pays ne puisse sortir de lui-même de la conflagration. » ([2] [66]) Avec
cette méthode nous pouvons comprendre comment la « libération nationale » s'est transformée en mot d'ordre de
la politique impérialiste de tous les Etats : les vainqueurs directs de la première
guerre mondiale, la Grande-Bretagne et la France, l'ont employée pour
justifier le démembrement des empires vaincus (les empires austro-hongrois,
Ottoman et tsariste) et créer un cordon sanitaire autour de la Révolution
d'Octobre. Les USA l'ont élevée au rang de doctrine universelle, «principe» de la Société des Nations,
pour, d'un côté, combattre la révolution prolétarienne, et de l'autre, miner
les empires coloniaux de la Grande-Bretagne et de la France qui constituaient
l'obstacle principal à son expansion impérialiste. L'Allemagne, dès le début
des années 1920 avait fait de son « indépendance
nationale », contre le Traité de Versailles, le drapeau de son combat pour
redevenir une puissance impérialiste. Le principe «juste et progressiste» de la
« libération nationale de l'Allemagne » défendue en 1923 par le Parti communiste d'Allemagne (KPD) et l'Internationale Communiste (IC) à partir du second congrès s'est
transformé dans les mains du parti nazi en « droit pour l'Allemagne d'avoir un espace vital». Pour sa part,
l'Italie de Mussolini se considérait comme une «nation
prolétarienne» ([3] [67]) qui
revendiquait ses «droits naturels» en Afrique, dans les Balkans, etc.
Au début des années 1920, les puissances victorieuses ont tenté d'implanter un «nouvel ordre mondial » qui corresponde à leurs intérêts. Leur principal instrument en fut le Traité de Versailles (1919), basé officiellement sur la «paix démocratique » et le « droit à l'autodétermination des peuples », qui octroyait l'indépendance à un ensemble de nations en Europe orientale et centrale : Finlande, Pays Baltes, Tchécoslovaquie, Hongrie, Yougoslavie, Pologne.
L'indépendance de ces nations répondait à deux objectifs des impérialismes britannique et français : d'un côté, comme nous l'avons analysé dans la première partie de cette série d'arl’I.C.les (Revue internationale, n° 66), affronter la révolution prolétarienne, et de l'autre, créer autour de l'impérialisme allemand vaincu, une chaîne de nations hostiles qui bloqueraient son expansion dans cette zone qui, pour des raisons d'ordre stratégique, économique et historique, est son terrain d'influence naturel.
Le machiavélisme le plus retors n'aurait pu concevoir Etats plus instables, plus exposés dès le départ à de violents conflits internes, plus contraints à se mettre sous la tutelle de puissances supérieures pour servir leurs visées guerrières. La Tchécoslovaquie contenait deux nationalités historiquement rivales, tchèque et slovaque, et une importante minorité allemande dans les Sudètes. Les Etats Baltes incluaient de fortes minorités polonaises, russes et allemandes. En Roumanie, des minorités hongroises. En Bulgarie des minorités turques. En Pologne, des minorités allemandes. Mais le chef d'oeuvre fut sans nul doute, la Yougoslavie (aujourd'hui de triste actualité à cause des horribles bains de sang qui la meurtrissent). La «nouvelle» nation contenait six nationalités avec les niveaux de développement économique les plus disparates qu'on puisse imaginer (allant du développement économique de haut niveau de la Croatie ou de la Slovénie, au niveau semi-féodal du Monténégro). De plus, les zones d'intégration économique de ces différentes régions étaient situées dans les pays frontaliers : la Slovénie est un complément de l'Autriche, la Voïvodine, qui appartient à la Serbie, est une prolongation naturelle de la plaine hongroise. La Macédoine est séparée es autres par une barrière montagneuse qui l'unit à la Grèce et à la Bulgarie. Enfin, ces différentes nationalités se réclamaient de trois religions classiquement opposées dans l'histoire : catholiques, orthodoxes et musulmans. Pour comble, chacune de ces « nationalités » contenait elle-même des minorités de la nationalité voisine, et, pire encore, des Etats voisins : des minorités albanaise et hongroise en Serbie ; des minorités italienne et serbe en Croatie ; des minorités serbe, musulmane et croate en Bosnie-Herzégovine.
« Les petits Etats bourgeois récemment crées ne sont que les sous-produits de l'impérialisme. En créant, pour y trouver un appui provisoire, toute une série de petites nations, ouvertement opprimées ou officiellement protégées, mais en réalité vassales -l'Autriche, la Hongrie, la Pologne, la Yougoslavie, la Bohème, la Finlande, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie, l'Arménie, la Géorgie, etc.- en les dominant au moyen des banques, des chemins de fer, du monopole des charbons, l’impérialisme les condamne à souffrir de difficultés économiques et nationales intolérables, de conflits interminables, de querelles sanglantes. » ([4] [68])
Les nouvelles nations ont adopté dès le début un comportement impérialiste clair, comme le disait l’I.C. : « Les petits Etats créés par des moyens artificiels, morcelés, étouffant au point de vue économique dans les bornes qui leur ont été prescrites, se prennent à la gorge et combattent pour s'arracher des ports, des provinces, de petites villes de rien au tout. Ils cherchent la protection des Etats plus forts, dont l'antagonisme s’accroît de jour en jour » ([5] [69]) Ainsi la Pologne manifeste ses ambitions sur l'Ukraine, provoquant une guerre contre le bastion prolétarien en 1920. Elle exerçait aussi une pression sur la Lituanie, appelant à la défense de la minorité polonaise dans ce pays. Pour contrecarrer l'Allemagne, elle s'est alliée à la France, se soumettant fidèlement aux desseins impérialistes de cette dernière.
La Pologne « libérée » tomba sous la dictature féroce de Pildsuski. Cette tendance à annuler rapidement les formalités de la démocratie parlementaire qui se développait dans la plupart des nouveaux pays (à l'exception de la Finlande et de la Tchécoslovaquie) contredisait l'illusion, sur laquelle L’I.C. en dégénérescence avait spéculé, selon laquelle la « libération nationale » devait s'accompagner d'une «plus grande démocratie». Au contraire, ce contexte impérialiste mondial, leurs propres tendances impérialistes, la crise économique chronique et leur instabilité congénitale, ont fait que ces nouvelles nations ont exprimé d'une façon extrême et caricaturale, les dictatures militaires, la tendance générale du capitalisme décadent au capitalisme d'Etat.
Les années 1930 ont fait tourner la tension impérialiste au rouge vif, démontrant que le Traité de Versailles n'était pas un instrument de la «paix démocratique» mais le combustible pour de nouveaux incendies impérialistes, plus importants encore. L'impérialisme allemand reconstruit entreprenait une lutte ouverte contre « l’ordre de Versailles », tentant de reconquérir l'Europe centrale et orientale. Sa principale arme idéologique était la « libération nationale » : il invoquait le « droit des minorités nationales » pour s'allier avec les sudètes en Tchécoslovaquie, impulsait la « libération nationale » de la Croatie pour vaincre l'hostilité serbe et mettre un pied en Méditerranée ; en Autriche, le discours était « union avec l’Allemagne », et dans les Etats baltes il offrait une «protection» contre la Russie.
L’« ordre de Versailles » se démantelait à grande vitesse. Le prétexte selon lequel ces nouveaux Etats auraient pu être une garantie de « paix et de stabilité», sur lequel avaient tant insisté les Kautskystes et les Social-démocrates quand ils ont donné leur aval à la «paix de Versailles », était totalement démenti. Pris dans le tourbillon impérialiste mondial, ils n'avaient d'autre choix que de s'y engloutir, contribuant ainsi à l'amplifier et l'aggraver.
Avec l'Europe centrale et orientale, la Chine allait constituer un des points chauds de la tension impérialiste mondiale. La bourgeoisie chinoise avait tenté en 1911 une révolution démocratique tardive, faible et rapidement condamnée à l'échec. L'effondrement de l'Etat impérial ouvrit la porte à la désintégration générale du pays en mille royaumes dominés par des Seigneurs de la Guerre qui s'affrontaient entre eux, lesquels, à leur tour, étaient manipulés par la Grande-Bretagne, le Japon, les USA et la Russie, dans la bataille sanglante que tous se livraient pour la domination de la position stratégique que représentait le sous-continent chinois.
Pour, l'impérialisme japonais, la Chine était une clé pour dominer tout l'Extrême-Orient. C'est avec ce but qu'il a soutenu « de façon désintéressée» la cause de l'indépendance de la Mandchourie, une des zones les plus industrielles de Chine, centre névralgique pour le contrôle de la Sibérie, de la Mongolie, et de tout le centre de la Chine. Après avoir utilisé entre 1924 et 1928 les services de Chang Tso Line, un ancien bandit converti en Maréchal et ensuite en Vice-roi de Mandchourie, le Japon s'en est débarrassé (par un attentat) pour pouvoir en 1931, envahir et occuper la Mandchourie, la transformer en un Etat souverain et l'élever au niveau d'un « empire » à la tête duquel on plaça Pou-Yi, le dernier descendant de la dynastie mandchoue.
L'expansion japonaise se heurtait à la Russie stalinienne dont la Chine était le champ d'expansion naturel. Pour faire valoir ses intérêts, Staline utilisa la trahison ouverte contre le prolétariat chinois dans les événements qui devaient mettre en évidence l'antagonisme irréconciliable qui existe entre « libération nationale» et révolution prolétarienne, et à l'inverse, la solidarité totale qui est établie entre «libération nationale» et impérialisme : « En Chine où se développait une lutte révolutionnaire prolétarienne, la Russie stalinienne chercha ses alliances dans le Kuomintang de Tchang Kai Tchek, obligeant le jeune parti communiste chinois à renoncer à son autonomie organisationnelle, le forçant à adhérer au Kuomintang, proclamant pour l’occasion le "Front des quatre classes"... Malgré cela, la situation économique désespérée et la poussée de millions de travailleurs ont provoqué l'insurrection des ouvriers de Shanghai : ils ont pris la ville contre les impérialistes et le Kuomintang en même temps. Les ouvriers insurgés, organisés par la base du Parti Communiste Chinois, ont décidé d'affronter l'armée de Libération de Tchang kai Tchek appuyée par Staline. Cela a contraint les cadres de l'Internationale à l'ignominie d'appeler une nouvelle fois les ouvriers à se soumettre aux ordres de Tchang Kai Tchek, ce qui fut lourd de conséquences. » ([6] [70])
Ce feu croisé d'intérêts impérialistes, auquel se joignaient activement les manoeuvres des impérialismes yankee et britannique, a provoqué une longue guerre de plus de trente ans, qui sema la mort, la destruction, la désolation aux dépens des ouvriers et des paysans chinois.
L'impérialisme italien qui avait occupé la Libye et ensuite la Somalie tenta d'envahir l'Ethiopie, menaçant l'Egypte et la domination de l'impérialisme britannique sur la Méditerranée, sur l'Afrique et sur les communications avec l'Inde.
La guerre d'Ethiopie marqua un pas décisif, avec celle d'Espagne de 1936 ([7] [71]), dans le cours à la seconde guerre mondiale. Un aspect important de ce massacre fut les énormes efforts de propagande et de mobilisation idéologique de la population assaillie par les deux camps adverses, et surtout par le camp « démocratique » (France et Grande-Bretagne). Ces derniers, qui avaient intérêt à 1’« indépendance » de l'Ethiopie, levèrent l'étendard de sa « libération nationale», pendant que l'impérialisme italien invoquait une mission « humanitaire » et « libératrice » pour justifier l’invasion : le Negus n'avait pas aboli l'esclavage comme il l'avait promis.
La guerre éthiopienne a mis en évidence le fait que la « libération nationale» n'est qu'un cheval de bataille idéologique pour la guerre impérialiste, une préparation à l'orgie de nationalisme et de chauvinisme qu'allaient déployer les deux camps impérialistes, un moyen de mobilisation pour les boucheries de la seconde guerre mondiale. Comme le dénonçait Rosa Luxemburg :«(...) La phrase nationale (...) ne sert plus qu'à masquer tant Bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu'elles ne soient utilisées comme cri de guerre, dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l'adhésion des masses populaires et de leur faire jouer leur rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes. »([8] [72])
L'achèvement de la seconde guerre mondiale avec la victoire des impérialismes alliés s'est accompagné d'une aggravation qualitative des tendances du capitalisme décadent au militarisme et à l'économie de guerre permanente. Le bloc vainqueur se divisa en deux blocs impérialistes rivaux, les USA et l'URSS, qui délimitèrent leurs zones a'influence avec des réseaux serrés d'alliances militaires, l'OTAN et la Pacte de Varsovie, en soumettant ces pays sous influence au contrôle d'une myriade d'organisations de « coopération économique », de régulations monétaires, etc. Tout cela accompagné par un développement hallucinant des arsenaux nucléaires dont la puissance aurait déjà permis, dès le début des années 1960, de détruire le monde entier.
Dans de telles conditions, parler de « libération nationale » est une farce macabre : « (...) L’indépendance nationale est concrètement impossible, irréalisable dans le monde capitaliste actuel. Les grands blocs impérialistes dirigent la vie de tout le capitalisme, aucun pays ne peut s'échapper hors d'un bloc impérialiste sans aussitôt retomber sous la coupe d'un autre. (...) Il est absolument évident que les mouvements de libération nationale ne sont pas des pions que Staline ou Truman déplacent à leur guise l'un contre l'autre. Il n'en reste pas moins vrai que le résultat est le même. Ho Chi Minh, expression de la misère annamite, s il veut asseoir sont pouvoir de misère, devra, tout en faisant lutter ses hommes avec l'acharnement du désespoir, être à la merci de compétitions impérialistes, et se résigner à embrasser la cause d'un quelconque d'entre eux (...). » ([9] [73])
Dans cette période historique, les guerres régionales, présentées systématiquement comme «mouvements de libération nationale» n'ont été que différents épisodes de la concurrence sanglante entre les impérialismes des deux blocs.
La vague d’ « indépendances nationales» en Afrique, en Asie, en Océanie, etc., qui a submergé le monde entre 1945 et 1960 s'inscrit dans une longue lutte de l'impérialisme américain pour évincer les vieux impérialismes coloniaux de leurs positions, et principalement leur rival le plus direct à cause de sa richesse économique, de la position stratégique de ses possessions, et de sa puissance navale : l'impérialisme britannique.
En même temps, les vieux empires coloniaux s'étaient transformes en fardeau pour les métropoles : avec la saturation du marche et le développement de la concurrence à l’échelle mondiale, avec les coûts chaque fois plus élevés de l'entretien des armées et des administrations coloniales, ils s'étaient transformés, de source de bénéfices en poids chaque jour plus lourd.
Certainement, les bourgeoisies locales avaient intérêt à ôter le pouvoir aux vieilles puissances, et leur organisation en mouvement de guérilla, ou en partis de « désobéissance civile», tous sous le drapeau de l'Union Nationale qui préconisait la soumission du prolétariat local à la « libération nationale », a joué un rôle dans ce processus. Mais ce rôle fut essentiellement secondaire et toujours dépendant des visées du bloc américain ou des tentatives du bloc russe de mettre à profit la « décolonisation » pour conquérir des positions stratégiques au delà de sa zone d'influence eurasiatique.
La décolonisation de l'empire britannique a illustré cela de la façon la plus claire possible : « Les retraits britanniques en Inde et en Palestine ont été les moments les plus spectaculaires de la démolition de l'empire, et le "fiasco" du canal de Suez en 1956 a mis fin à toute illusion que la Grande Bretagne était encore une "puissance mondiale de premier ordre ". » ([10] [74])
Les nouveaux Etats « décolonisés » naquirent avec des tares encore pires que ceux de la fournée de Versailles en 1919. Des frontières totalement artificielles tracées à la règle ; des divisions ethniques, tribales, religieuses ; des économies de monoculture agricole ou basées sur un type d'extraction minière ; des bourgeoisies faibles voire inexistantes ; des élites administratives et techniques peu préparées et dépendantes des vieilles puissances coloniales. Un exemple de cette situation catastrophique nous est donné par l'Inde : l'Etat récemment créé a subi en 1947 une guerre apocalyptique entre musulmans et hindous qui s'acheva par la sécession du Pakistan où se regroupa la grande majorité des musulmans. Les deux Etats ont livré depuis bien des guerres dévastatrices, et aujourd'hui la tension impérialiste qui y croît est un des plus grands facteurs d'instabilité mondiale. Ces deux pays, où le niveau de vie des populations est un des plus bas du monde, maintiennent cependant de coûteux investissements dans des installations nucléaires qui leur permettent de posséder la bombe atomique.
En 1971, dans le cadre de cette confrontation impérialiste permanente, l'Inde a patronné une «libération nationale» de la partie orientale du Pakistan, le Bengladesh, laquelle, entre autres absurdités de l'impérialisme, se trouve à plus de 2 000 kilomètres du Pakistan ! Cette guerre qui a coûté des centaines de milliers de morts, a donné lieu à un nouvel Etat, «indépendant», qui n'a rien connu d'autre que des coups d'Etat, des massacres, des dictatures, alors que la population meurt de faim ou 'inondations dévastatrices.
Depuis 40 ans, le Moyen-Orient n'a pas cessé d'être un foyer de tension impérialiste à l'échelle mondiale à cause des énormes réserves de pétrole et de son rôle stratégique vital. Quand, avant la guerre de 1914, il était encore aux mains de l'Empire Ottoman moribond, il avait été la proie des ambitions expansionnistes de l'Allemagne, de la Russie, de la France, de la Grande Bretagne. Après la guerre mondiale, ce fut l'impérialisme britannique qui emporta le morceau avec quelques miettes pour le français (la Syrie et le Liban).
A cette époque les bourgeoisies locales de la zone commençaient à pousser vers l'indépendance. Mais ce qui a été fondamentalement déterminant pour la configuration de cette région, ce sont les manoeuvres de l'impérialisme britannique qui, au lieu d'atténuer les tensions et les rivalités existantes, les a multipliées et portées à une échelle plus vaste. «L'impérialisme anglais comme on le sait, en poussant ces latifundistes et la bourgeoisie arabe à entrer en lutte à ses côtés pendant la guerre mondiale, leur avait promis la constitution d'un Etat national arabe. La révolte arabe fut, en effet, d'une importance décisive dans l'écroulement du front turco-allemand au Proche-Orient. » ([11] [75]) Comme « récompense », la Grande-Bretagne a crée une série d'Etats «souverains» en Irak, en TransJordanie, en Arabie, au Yémen, opposés entre eux, avec des territoires économiquement incohérents, minés par les divisions ethniques et religieuses. Une manipulation savante et typique de l'impérialisme britannique qui, en les tenant tous divisés et avec des contentieux permanents, soumettait l'ensemble de la zone à ses projets. Mais il ne se contenta pas de cela, en plus « il ne tarda pas, pour la défense de ses intérêts propres, à solliciter, comme contrepartie, l’appui des sionistes juifs en leur disant que la Palestine leur serait remise tant au point de vue de l’administration que de la colonisation. » ([12] [76])
Si les juifs avaient été expulsés de beaucoup de pays durant le bas Moyen-âge, au 19e siècle nous assistons à leur intégration, tant des hautes couches, la bourgeoisie, comme des basses couches, le prolétariat, au sein des nations dans lesquelles ils vivaient. Cela révèle la dynamique d'intégration et de dépassement relatif des différences raciales et religieuses que développaient les nations capitalistes dans leur époque progressive. C'est seulement à la fin du siècle, c'est à dire, avec l'épuisement croissant de la dynamique d'expansion capitaliste, que des secteurs de la bourgeoisie juive lancèrent l'idéologie du sionisme (création d'un Etat sur la « terre promise »). Sa création en 1948 ne constitue pas seulement une manoeuvre de l'impérialisme américain pour déloger le britannique de la zone et pour entraver les tentatives russes de s'y immiscer, mais elle révèle aussi, en lien avec cet objectif impérialiste, le caractère réactionnaire de la formation de nouvelles nations : ce n'est pas une manifestation d'une dynamique d'intégration de populations comme au siècle passé, mais de séparation et d'isolement d'une ethnie pour l'utiliser comme moyen d'exclusion d'une autre, l'arabe.
Depuis le début, l'Etat israélien est une immense caserne en permanence sur pied de guerre qui utilise la colonisation des terres désertiques comme une arme militaire : les colons sont encadrés par l'armée et reçoivent une instruction militaire. En réalité, l'Etat d'Israël est dans son ensemble une entreprise économiquement ruineuse soutenue par d'énormes crédits des USA et basée sur une exploitation draconienne des ouvriers, aussi bien juifs que palestiniens. ([13] [77])
L'option américaine pour Israël, a rendu les Etats arabes plus instables, avec de plus grandes contradictions internes et externes, et a conduit ces derniers à l'alliance avec l'impérialisme russe. Leur drapeau idéologique a été depuis le début la « cause arabe » et la « libération nationale du peuple palestinien » qui est devenue le thème préféré de la propagande du bloc russe.
Comme dans beaucoup d'autres cas, ce qui leur importait le moins, c'était les palestiniens. Ces derniers furent entassés dans des camps de réfugiés en Egypte, en Syrie, etc., dans des conditions épouvantables, et utilisés comme main d'oeuvre bon marché au Koweït, en Arabie, en Egypte, au Liban, en Syrie, en Jordanie, etc., tout comme le faisait Israël. L'OLP, créée en 1963 comme mouvement de «libération nationale », s'est constituée depuis le début comme une bande de gangsters qui vole les ouvriers palestiniens les obligeant à déduire un impôt de leurs misérables salaires ; en Israël, au Liban, etc., l'OLP est un vulgaire fournisseur de main d'oeuvre palestinienne de laquelle elle extorque jusqu'à la moitié du salaire que paient les patrons. Ses méthodes de discipline dans les camps de réfugiés et dans les communautés palestiniennes n'ont rien à envier à celles de l'armée et de la police israélienne.
Nous devons nous rappeler finalement que les pires massacres de palestiniens ont été perpétrés par les gouvernements «frères » arabes : au Liban, en Syrie, en Egypte et, surtout, en Jordanie, où « ami » Hussein a bombardé brutalement les camps palestiniens causant des milliers de victimes en septembre 1970.
Il est important de souligner l'utilisation systématique des divisions ethniques, religieuses, etc., particulièrement importantes dans les zones les plus attardées de la planète, faite par l'impérialisme, tant de la part des grandes puissances comme des petites : « Que les populations juives et arabes de Palestine servent de pions aux intrigues impérialistes internationales, cela ne fait de doute pour personne. Que pour cela les meneurs du jeu suscitent et exploitent à fond les sentiments et préjugés nationaux, arriérés et anachroniques, grandement renforcés dans les masses par les persécutions dont elles furent l’objet, cela non plus n'est pas fait pour étonner. C est sur ce terrain que vient d'être ranimé un de ces incendies locaux : la guerre en Palestine, où les populations juives et arabes s'entretuent avec une frénésie chaque jour croissante et plus sanglante. » ([14] [78]) Avec ces manipulations, l'impérialisme joue à l'apprenti sorcier : il les exalte, les radicalise, les rend insolubles, car la crise historique du système n'offre aucun terrain pour pouvoir les absorber, jusqu'au point où, en certaines occasions, elles finissent par acquérir « une autonomie propre » aggravant et rendant plus contradictoires et chaotiques les tensions impérialistes.
Les guerres du Moyen-Orient n'ont pas eu comme objectif réel les « droits palestiniens », ni la « libération nationale » du peuple arabe. Celle de 1948 a servi à déloger l'impérialisme britannique de la zone. Celle de 1956 marque le renforcement du contrôle américain. Celles de 1967, 1973 et 1982 ont marqué la contre-offensive de l'impérialisme américain contre la pénétration croissante de l'impérialisme russe qui avait noué des alliances, plus ou moins stable, avec la Syrie, l'Egypte et l'Irak.
De toutes ces guerres, les Etats arabes sortirent affaiblis et l'Etat juif militairement renforcé. Mais le vrai vainqueur était le capital américain.
Dans cette guerre ouverte en Extrême-Orient, entre le bloc impérialiste russe et l'américain, était en jeu l'arrêt de l'expansion russe, objectif qui fut atteint par le camp américain.
Le camp russe présentait son entreprise comme un « mouvement de libération nationale » : «La propagande stalinienne s'est particulièrement attachée à mettre en valeur ce fait que les "démocrates" auraient lutté pour l'émancipation nationale et dans le cadre du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. L'extraordinaire corruption régnant à l'intérieur de la clique dirigeante en Corée du Sud, ses méthodes "japonaises" en matière de police, son incapacité de féodaux à résoudre la question agraire (...) lui fournissaient des arguments indiscutables. Et Kim Ir Sen, de faire figure d'un nouveau Garibaldi. » ([15] [79])
L'autre élément mis en lumière par la guerre de Corée, est la formation, comme résultat direct de la confrontation inter-impérialiste, de deux Etats nationaux sur le sol d'une même nation : la Corée du Nord et du Sud, l'Allemagne de l'Est et de l'Ouest, le Vietnam du Nord et du Sud. Cela, du point de vue du développement historique du capitalisme, est une aberration complète qui met encore plus en évidence la farce sanglante et ruineuse qu'est la « libération nationale ». L'existence de ces Etats a été directement liée non à un fait « national » mais à un fait impérialiste de la lutte d'un bloc contre l'autre. Dans la majorité des cas, ces «nations» se sont maintenues comme telles, au moyen d'une répression barbare, et leur caractère artificiel et contre-productif a pu être vérifié par l'écroulement retentissant, dans le cadre général de l'effondrement historique du stalinisme, de l'Etat d'Allemagne Orientale.
La lutte de « libération nationale » du Vietnam, commencée dans les années 1920, est toujours tombée dans l'orbite d'un camp impérialiste contre l'autre. Durant la 2e Guerre Mondiale, Ho Chi Minh et son Viet-Minh ont été approvisionnés en armes par les américains et les anglais, car ils jouaient un rôle contre l'impérialisme japonais. Après la 2e Guerre Mondiale, les américains et les anglais appuyèrent la France, puissance coloniale en Indochine, vu l'alignement prorusse des dirigeants vietnamiens. Même ainsi, les deux parties arrivent à un « compromis » en 1946 car, entre-temps, une série de révoltes ouvrières a éclaté à Hanoï et, pour les écraser, «(...) La bourgeoisie vietnamienne a dans le fond tout de même besoin des troupes françaises pour maintenir l'ordre dans ses affaires. » ([16] [80])
Cependant, à partir de 1952-53, avec la défaite de la guerre de Corée, l'impérialisme russe se tourne de manière décidée vers le Vietnam. Durant 20 ans, le Vietcong s'affrontera d'abord à la France, et ensuite aux Etats-Unis, dans une guerre sauvage où les deux camps commettront toutes les atrocités imaginables. Cela laissera comme résultat un pays ruiné qui, aujourd'hui, 16 ans après la « libération » non seulement ne s'est pas reconstruit, mais s'est effondré encore plus dans une situation catastrophique. Le caractère absurde et dégénéré de cette guerre se vérifie lorsque l'on voit que le Vietnam a pu être « libre » et « uni » seulement parce que les Etats-Unis, entre-temps, avaient gagné à leur bloc impérialiste l'énorme pièce constituée par la Chine stalinienne et parce que, en conséquence, le pygmée vietnamien devenait secondaire pour leurs visées.
Il faut souligner que le «nouveau Vietnam anti-impérialiste » agit, même avant 1975, comme puissance impérialiste régionale dans l'ensemble de l'Indochine : soumettant à son influence le Laos et le Cambodge où, sous prétexte de « libérer » le pays de la barbarie des Khmers Rouges, attachés à Pékin déjà lié au bloc américain, il a envahi le pays et a installé un régime basé sur une armée d'occupation.
La guerre du Vietnam, spécialement dans les années 1960, a suscité une formidable campagne des staliniens, des trotskistes, en compagnie d'autres secteurs bourgeois aux couleurs « libérales », présentant cette barbarie comme un facteur du réveil du prolétariat des pays industrialisés. De manière grotesque, les trotskistes prétendaient ressusciter les erreurs de l'Internationale Communiste sur la question nationale et coloniale sur «l'union entre les luttes ouvrières dans les métropoles et les luttes d'émancipation nationale dans le Tiers-Monde. » ([17] [81])
Un des « arguments » employé pour faire avaler cette mystification, était que la multiplication de manifestations contre la guerre du Vietnam aux USA et en Europe, était un facteur du réveil historique des luttes ouvrières depuis 1968. En réalité, la défense des luttes de « libération nationale », avec la défense des «pays socialistes », à la mode surtout dans les milieux étudiants, ont joué au contraire un rôle mystificateur et ont plutôt constitué une barrière de premier ordre contre la reprise de la lutte prolétarienne.
Au cours des années 1960, Cuba a constitué un maillon fort de toute la propagande « anti-impérialiste ». Chaque étudiant politisé se devait d'avoir dans sa chambre des posters de 1' « héroïque guérillero » : Che Guevara. Aujourd'hui, la situation désastreuse que nous voyons à Cuba (émigrations massives, totale pénurie, même de pain), illustre parfaitement l'impossibilité totale d'une «indépendance nationale». Au début, les barbus de la Sierra Maestra n'avaient pas de sympathie spéciale pro-russe. Mais simplement, leur volonté de mener une politique un minimum « autonome » par rapport aux Etats-Unis, les a fatalement et inévitablement poussés dans les bras du capital russe.
En réalité, Fidel Castro était à la tête d'une fraction nationaliste de la bourgeoisie cubaine qui a adopté le «socialisme scientifique», éliminant nombre de ses « camarades » de la première heure, qui ont fini à Miami, c'est à dire, du côté du bloc américain, car sa seule chance de survie était dans le bloc russe. Celui-ci s'est payé avec intérêts de son « aide », entre autres manières, en se servant de Cuba comme sergent impérialiste en Ethiopie, en appui du régime pro-russe, au Yémen du Sud et, surtout, en Angola, où Cuba est arrivé à détacher 60 000 soldats. Ce rôle impérialiste de fournisseur de chair à canon dans les guerres africaines a coûté la vie à beaucoup d'ouvriers cubains, à ajouter aux africains morts pour leur «libération», et a influé tout autant que les manoeuvres du bloc yankee dans la misère atroce à laquelle ont été soumis le prolétariat et la population cubaine.
Après avoir arraché les unes après les autres les positions russes au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie, le bloc américain a continué son offensive d'encerclement complet de l'URSS. C'est dans ce cadre que se situe la guerre d'Afghanistan où les USA répondent au coup de patte soviétique envahissant ce pays en 1979, par le parrainage d'une coalition de 7 groupes de guérilleros afghans. Ils les dotent des armes les plus sophistiquées avec lesquelles ils finissent par engluer les troupes russes dans une impasse. Ceci va accentuer l'énorme mécontentement existant dans toute l'URSS et va contribuer à l'écroulement spectaculaire du bloc russe en 1989.
Comme illustration de ce renforcement important du bloc américain, celui-ci pourra arracher le drapeau idéologique de la « libération nationale » au bloc russe que ce dernier avait pratiquement monopolisé durant les 30 dernières années.
Comme nous l'ayons montré tout au long de cet article, la « libération nationale » a été une arme que peuvent utiliser à leur guise les différents impérialismes : le camp fasciste l'a employée à toutes les sauces imaginables, tout comme le camp « démocratique». Cependant, depuis les années 1950, le stalinisme avait réussi à se présenter comme le bloc «progressiste» et « anti-impérialiste », habillant ses desseins du voile idéologique de la représentation des « pays socialistes» qui ne seraient pas « impérialistes » mais au contraire des «militants anti-impérialistes». Au comble du délire, il arrivait ainsi à présenter la « libération nationale» comme le passage direct au « socialisme », supercherie contre laquelle les Thèses sur la question nationale et coloniale, de 1’I.C. en 1920, malgré leurs erreurs, avaient insisté clairement sur la nécessité « de combattre énergiquement les tentatives faites par des mouvements émancipateurs qui ne sont en réalité ni communistes, ni révolutionnaires, pour arborer les couleurs communistes. »([18] [82])
Tout ce stratagème a été mis à bas dans les années 1980. Avec comme facteur principal le développement des luttes et de la conscience ouvrière, les innombrables virages et volte-face dictés par les nécessités impérialistes de la Russie, provoquèrent son usure : rappelons-nous, entre autres, le cas éthiopien. Jusqu'en 1974, le régime du Négus était dans le camp occidental, la Russie appuyait le Front de Libération Nationale de l'Erythrée converti en paladin du « socialisme ». Avec la chute du Négus, remplacé par les militaires «nationalistes» qui s'orientaient vers la Russie, les choses changèrent : alors l'Ethiopie s'est convertie en un régime «socialiste marxiste-léniniste » et le Front Erythréen s'est transformé du jour au lendemain en un « agent de l'impérialisme » en s'alignant derrière le bloc américain.
Les événements de 1989, la chute retentissante du bloc de l'Est et l'effondrement des régimes staliniens, ont donné lieu a la disparition de la configuration impérialiste antérieure du monde, caractérisée par la division en deux grands blocs ennemis et par conséquent, à une explosion de conflits nationalistes.
L'analyse marxiste de cette nouvelle situation, déterminée par la compréhension du processus de décomposition du capitalisme ([19] [83]), permet de vérifier de manière concluante les positions de la Gauche Communiste contre la « libération nationale ».
Par rapport au premier aspect de la question, l'explosion nationaliste, nous voyons comment le tourbillon de l'effondrement du stalinisme crée une spirale sanglante de conflits inter-ethniques, des massacres, des pogromes ([20] [84]). Ce phénomène n'est pas spécifique aux anciens régimes staliniens. La majorité des pays africains a de vieux contentieux tribaux et ethniques qui, dans le cadre du processus de décomposition, se sont accélérés dans les dernières années conduisant à des massacres et des guerres interminables. De la même manière, l'Inde souffre de tensions nationalistes, religieuses et ethniques identiques, qui causent des milliers de victimes.
« Les conflits ethniques absurdes où les populations s'entre-massacrent parce qu'elles n'ont pas la même religion ou la même langue, parce qu'elles perpétuent des traditions folkloriques différentes, semblaient réservés, depuis des décennies, aux pays du "tiers-monde", l'Afrique, l'Inde ou le Moyen-Orient. Maintenant, c'est en Yougoslavie, à quelques centaines de kilomètres des métropoles industrielles d'Italie du Nord et d'Autriche, que se déchaînent de telles absurdités.
L'ensemble de ces mouvements révèle une absurdité encore plus grande : à l'heure où l'économie a atteint un degré de mondialisation inconnu dans l'histoire, où la bourgeoisie des pays avancés essaye, sans y parvenir, de se donner un cadre plus vaste que celui de la nation, comme celui de la CEE, pour gérer son économie, la dislocation des Etats qui nous avaient été légués par la seconde guerre mondiale en une multitude de petits Etats est une pure aberration, même du point de vue des intérêts capitalistes.
Quant aux populations de ces régions, leur sort ne sera pas meilleur qu'avant mais pire encore : désordre économique accru, soumission à des démagogues chauvins et xénophobes, règlements de comptes et pogroms entre communautés qui avaient cohabité jusqu'à présent et, surtout, division tragique entre les différents secteurs de la classe ouvrière. Encore plus de misère, d'oppression, de terreur, destruction de la solidarité de classe entre prolétaires face à leurs exploiteurs : voila ce que signifie le nationalisme aujourd'hui. »([21] [85])
Cette explosion nationaliste est la conséquence extrême, l'aggravation à leur plus haut niveau des contradictions, de la politique de l'impérialisme durant les 70 dernières années. Les tendances destructrices et chaotiques de la « libération nationale » occultées par les mystifications de « l’antiimpérialisme », du « développement économique », etc., et qui ont été clairement dénoncées par la Gauche Communiste, apparaissent aujourd'hui de manière brutale et extrême, dépassant les prévisions les plus pessimistes dans leur furie dévastatrice. La «libération nationale » dans la phase de décomposition se présente comme le fruit mûr de toute l'oeuvre aberrante, destructrice, développée par l'impérialisme.
« La phase de décomposition apparaît comme celle résultant de l'accumulation de toutes ces caractéristiques d'un système moribond, celle qui parachève et chapeaute trois quarts de siècle d'agonie d'un mode de production condamné par l'histoire. Concrètement, non seulement la nature impérialiste de tous les Etats, la menace de guerre mondiale, l'absorption de la société civile par le Moloch étatique, la crise permanente de l'économie capitaliste, se maintiennent dans la phase de décomposition, mais cette dernière se présente encore comme la conséquence ultime, la synthèse achevée de tous ces éléments. » ([22] [86])
Les mini-Etats qui émergent de la dislocation de l'ex-URSS ou de la Yougoslavie font preuve d'emblée de l'impérialisme le plus brutal. La Fédération Russe du « héros démocratique » Eltsine menace ses voisins et réprime l'indépendantisme de la République autonome tchétchène ; la Lituanie réprime sa minorité polonaise ; la Moldavie, sa minorité russe ; l'Azerbaïdjan s'affronte ouvertement à l'Arménie. L'immense sous-continent ex-soviétique donne lieu à 16 mini-Etats impérialistes qui peuvent très bien s'empêtrer dans des conflits mutuels qui feraient apparaître en comparaison la boucherie yougoslave insignifiante car, entre autres dangers, ils pourraient mettre en jeu les arsenaux atomiques dispersés dans l'ex-URSS.
Les grandes puissances utilisent, de manière relative vu le chaos existant, ces tensions nationalistes et toutes les poussées indépendantistes des nouveaux mini-Etats. Cette énième utilisation de la « libération nationale » ne peut avoir que des conséquences encore plus catastrophiques et chaotiques que par le passé. ([23] [87])
Plus que jamais, le prolétariat doit reconnaître la «libération nationale », l’« indépendance » ou l’« autonomie » nationales, comme une politique, des mots d'ordre, des drapeaux, partie intégrante à cent pour cent de l'ordre réactionnaire et destructeur du capitalisme décadent. Contre celle-ci, il doit développer sa propre politique : l'internationalisme, la lutte pour la révolution mondiale.
Adalen, 18 novembre 1991
[1] [88] La crise de la social-démocratie, Rosa Luxemburg, chapitre 7.
[2] [89] Lénine : intervention à la 7e conférence du POSDR en mai 1917, « Rapport sur la situation actuelle».
[3] [90] Concept qui sera repris plus tard par le « marxiste-léniniste » Mao-Tsé-Toung.
[4] [91] 2e congrès de l’I.C. : « Le monde capitaliste et l'Internationale Communiste », 1e partie, « Les relations internationales après Versailles. »
[5] [92] 2e congrès de l’I.C., op.cité, idem.
[6] [93] Internacionalismo, n° 1 : « Paix démocratique, lutte armée et marxisme ».
[7] [94] Nous n'analyserons pas la guerre d'Espagne dans cet article, étant donné que nous avons publié de nombreux articles sur cette question dans notre Revue Internationale (n° 7, 25, 47) ainsi qu'une brochure qui rassemble tous les textes de Bilan sur ce sujet. Les mystifications antifasciste et nationaliste qui ont inondé en masse le prolétariat local et international ont caché la réalité,: la guerre espagnole fut une épisode clé, avec l'Ethiopie, dans la maturation de la seconde guerre mondiale.
[8] [95] La crise de la social-démocratie, ch.7.
[9] [96] Internationalisme, n°21, p. 25, mai 1947, « Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ».
[10] [97] Revue Internationale, n° 17, p. 33, «La Grande Bretagne depuis la seconde guerre mondiale ».
[11] [98] Bilan, n° 32, « Le conflit Arabo-Juif en Palestine », juin-juillet 1936. M. Idem.
[12] [99] Idem.
[13] [100] «Les derniers événements nous ont gratifiés d'un nouvel Etat : l'Etat d'Israël. Nous n'avons pas l'intention, dans le cadre de cet article, de nous étendre sur le problème juif. (...) Le devenir du "peuple" juif, ne consiste pas dans la réinstallation de son autonomie et de son droit national, mais dans la disparition de toute frontière et de toute notion d'autonomie et d'existence nationale. Les persécutions sanglantes des dernières années et de la dernière guerre contre les juifs pour aussi tragiques qu'elles furent, signifient cependant moins un fait particulier que la barbarie de la société décadente, se débattant dans les convulsions de son agonie, et d'une humanité ne parvenant pas à trouver la voie de son salut : le Socialisme. »
[14] [101] « Sur les cas particuliers », Internationalisme, n°35, juin 1948, p.18, organe de la Gauche Communiste de France.
[15] [102] Internationalisme, n°45, p. 23 : «La guerre en Corée », 1950.
[16] [103] Internationalisme, n° 13, «La question nationale et coloniale », septembre 1946.
[17] [104] Voir la critique de cette position dans la première partie de cet article, Revue Internationale, n° 66.
[18] [105] « Thèses sur la question nationale et coloniale», point 11/5, 2 Congrès de L’I.C., mars 1920.
[19] [106] Voir Revue Internationale, n° 57 et n° 62.
[20] [107] Pour une analyse de ces événements, voir « La barbarie nationaliste » dans Revue Internationale n° 62.
[21] [108] Révolution communiste ou destruction de l’humanité, Manifeste du 9e congrès du C.C.I.
[22] [109] Revue Internationale, n° 62, « La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme », mai 1990.
[23] [110] Voir l'article « Vers le plus grand chaos de l'histoire », dans ce n°.
Du communisme primitif au socialisme de l'utopie
Introduction
Depuis sa fondation, et encore plus depuis les événements considérables qui ont provoqué l'effondrement du bloc de l'Est et de l'URSS elle-même, le CCI a publié de nombreux articles combattant le mensonge selon lequel les régimes staliniens seraient un exemple de « communisme », et donc la mort du stalinisme signifierait la mort du communisme.
Nous avons démontré l'énormité d'un tel mensonge en confrontant la réalité du stalinisme aux buts et aux principes véritables du communisme. Le communisme est international et internationaliste, et vise à un monde sans nations. Le stalinisme est férocement nationaliste et impérialiste. Le communisme veut dire l'abolition du salariat et de toutes les formes d'exploitation. Le stalinisme a imposé un niveau d'exploitation des plus cruels précisément à travers le système salarial. Le communisme signifie une société sans État et sans classe dans laquelle les être humains contrôlent librement leur propre pouvoir social. Le stalinisme, c'est l'omniprésence d'un État totalitaire, d'une discipline militariste et hiérarchique imposée sur la majorité par une minorité privilégiée de bureaucrates. Et ainsi de suite ([1] [114]). Bref, le stalinisme n'est qu'une expression brutale, aberrante du capitalisme décadent.
Nous avons également montré comment cette campagne de mensonges a été utilisée pour désorienter et déboussoler la seule force sociale capable de construire une société communiste authentique : la classe ouvrière. A l'Est, la classe ouvrière a vécu directement à l'ombre du mensonge stalinien, ce qui a eu sur elle un effet désastreux, la remplissant pour sa grande majorité, d'une haine totale envers tout ce qui a à voir avec le marxisme, le communisme et la Révolution prolétarienne d'Octobre 1917. Le résultat, c'est qu'avec la chute de la prison stalinienne, elle est tombée sous l'emprise des idéologies les plus réactionnaires, le nationalisme, le racisme, la religion, et de la croyance pernicieuse dans le fait que le salut réside dans la voie de « l'occident démocratique ». A l'Ouest, cette campagne a eu pour but principal de bloquer la maturation de la conscience qui s'est développée dans la classe ouvrière au cours des années 1980. Là où réside l'essentiel du piège, c'est qu'il ôte à la classe ouvrière toute perspective à ses combats. Dans le sillage des événements catastrophiques des deux dernières années (la guerre du Golfe, la guerre en Yougoslavie, la famine, la récession), tout le blabla triomphant sur la victoire du capitalisme, le « nouvel ordre » de paix et d'harmonie que devait engendrer la fin de la « guerre froide » résonne déjà bien creux. Mais ce qui intéresse vraiment le capitalisme, c'est que la partie négative du message passe : la fin du communisme signifie la mort de tout espoir de changer l'ordre existant ; les révolutions ne peuvent aboutir qu'à créer des choses bien pires que celles qu'elles ont combattues ; il n'y a rien d'autre à faire sinon se soumettre à l'idéologie des loups qui se mangent entre eux, du capitalisme en décomposition. Dans cette « philosophie » bourgeoise du désespoir, non seulement le communisme mais aussi la lutte de classe deviennent des utopies démodées et discréditées.
La force de l'idéologie bourgeoise réside essentiellement dans le fait que c'est la bourgeoisie qui a le monopole des moyens de propagande de masse ; elle répète sans fin les mêmes mensonges et ne laisse aucune place à l'expression de réels points de vue alternatifs. Dans ce sens, Goebbels est vraiment le « théoricien » de la propagande bourgeoise : un mensonge suffisamment répété devient une vérité, et plus le mensonge est énorme, plus il marche. Et le mensonge selon lequel le stalinisme c'est le communisme est certainement énorme, un mensonge stupide, évident, ignoble mais qui, à première vue, marche.
Le mensonge est si évident pour quiconque s'y arrête quelques minutes, que la bourgeoisie ne peut se payer le luxe de le répandre tel quel. Dans tous les discours politiques qu'on nous tient, on peut entendre toutes sortes de boniments sur les régimes staliniens, des gens qui s'y réfèrent comme si c'était du communisme et les opposent au capitalisme, mais qui, dans la phrase suivante, admettent « bien sûr » que ce n'est pas du vrai communisme, que ce n'est pas ce que Karl Marx avait comme idée du communisme. Cette contradiction contient des dangers en puissance pour la classe dominante, et c'est pourquoi elle a besoin de tuer de telles idées dans l’œuf, avant qu'elles n'amènent à une réelle clarification.
Elle le fait de diverses manières. Face aux éléments politiques les plus conscients, elle offre des alternatives « marxistes » sophistiquées comme le « trotskisme » qui se spécialise dans la dénonciation du « rôle contre-révolutionnaire du stalinisme », tout en développant en même temps qu'il y aurait des « acquis ouvriers » à défendre dans les régimes staliniens, comme la propriété étatique des moyens de production, et que ceux-ci représenteraient, pour d'obscures raisons, quand même une « transition » vers le communisme authentique. En d'autres termes, le même mensonge sur l'identité du stalinisme et du communisme, mais dans un emballage « révolutionnaire ».
Mais nous vivons dans un monde où la majorité des ouvriers se désintéresse de la politique. Et c'est en grande partie dû au cauchemar stalinien lui-même qui a, des décennies durant, servi à dégoûter les ouvriers de toute activité politique. Si elle veut étayer son grand mensonge sur le stalinisme, l'idéologie bourgeoise a besoin de quelque chose qui touche plus massivement et qui soit beaucoup moins ouvertement politique que le trotskisme et ses variantes. Ce qu'elle offre, la plupart du temps, c'est le cliché banal sur lequel elle s'appuie pour réussir à piéger quand même ceux qui comprennent que le stalinisme n'est pas du communisme : nous faisons référence au refrain si souvent répété : c'est un bel idéal, mais ça ne marchera jamais.
Le premier but de la série d'articles que nous entamons ici, c'est de réaffirmer la position marxiste selon laquelle le communisme n'est pas une belle idée. Comme le dit Marx dans l'Idéologie allemande, « Le communisme n'est pas pour nous un état de choses qu'il convient d'établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l'état actuel des choses. Les conditions de ce mouvement résultent des données préalables telles qu'elles existent présentement. » ([2] [115])
Environ vingt ans plus tard, Marx exprimait la même pensée dans ses réflexions sur l'expérience de la Commune de Paris : « La classe ouvrière n'a pas d'utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation, et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésistiblement la société actuelle de par sa propre action économique, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transformeront complètement les circonstances et les hommes. Elle n'a pas d'idéal à réaliser mais seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s'effondre » ([3] [116]).
Contrairement à l'idée selon laquelle le communisme ne serait rien d'autre qu'une « utopie toute faite » inventée par Marx et d'autres bonnes âmes, le marxisme insiste sur le fait que la tendance au communisme est déjà contenue dans cette société. Juste avant le passage de L'idéologie allemande cité plus haut, Marx souligne « les prémisses qui existent maintenant » pour la transformation communiste :
- le développement des forces productives que le capital a lui-même créé et sans lequel il ne peut y avoir d'abondance ni de pleine satisfaction des besoins humains, sans lequel, en d'autres termes « seules l'indigence et la misère deviendraient générales et on verrait fondamentalement renaître la lutte pour le nécessaire ; ce serait le retour de toute la vieille misère » ([4] [117]) ;
- l'existence d'un marché mondial sur la base de ce développement sans lequel « le communisme ne pourrait avoir qu'une existence locale » alors que « le communisme n'est possible concrètement que comme le fait des peuples dominants, accompli d'un seul coup et simultanément, ce qui suppose le développement universel des forces productives et du commerce mondial qui s'y rattache » ([5] [118]) ;
- la création d'une grande masse non possédante, le prolétariat, qui affronte ce marché mondial comme une puissance étrangère intolérable ;
- la contradiction croissante entre la capacité du système capitaliste de produire des richesses et la misère que connaît le prolétariat.
Dans le passage de La guerre civile en France, Marx souligne une autre idée qui est plus que jamais valable aujourd'hui : le prolétariat n'a qu'à libérer le potentiel contenu dans « la vieille société qui s'effondre ». Comme on le développera ailleurs, le communisme est présenté ici à la fois comme possibilité et comme nécessité : une possibilité parce que sont créées les capacités productives qui peuvent satisfaire les besoins matériels de l'humanité, ainsi que la force sociale, le prolétariat, qui a des intérêts directs et « égoïstes » au renversement du capitalisme et à la création du communisme ; et une nécessité parce qu'à un certain degré de leur développement, ces forces productives elles-mêmes se révoltent contre les rapports capitalistes au sein desquels elles se sont développées et ont prospéré antérieurement, et que s'ouvre une période de catastrophes qui menace l'existence même de la société, l'humanité elle-même.
En 1871, Marx déclarait prématurément que la société bourgeoise s'effondrait ; aujourd'hui, dans les dernières étapes du capitalisme décadent, l'effondrement nous cerne et la nécessité de la révolution communiste n'a jamais été plus grande.
LE COMMUNISME AVANT LE PROLÉTARIAT
Le communisme est le mouvement réel, et le mouvement réel est le mouvement du prolétariat. Un mouvement qui commence sur le terrain de la défense des intérêts matériels contre les empiétements du capital, mais qui est contraint de mettre en question et en fin de compte, d'affronter les fondements mêmes de la société bourgeoise. Un mouvement qui devient conscient de lui-même à travers sa propre pratique, qui avance vers son but à travers une autocritique constante. Le communisme est donc « scientifique » (Engels) ; c'est le « communisme critique » (Labriola).
Le but principal de ces articles est de démontrer précisément que, pour le prolétariat, le communisme n'est pas une utopie toute faite, une idée statique, mais une conception en évolution, en développement, qui a grandi en âge et en sagesse avec le développement des forces productives et la maturation subjective du prolétariat au cours de l’expérience historique qu'il a accumulé. Nous examinerons donc comment la notion de communisme et les moyens de le réaliser ont gagné en profondeur et en clarté au travers des travaux de Marx et Engels, des contributions de l'aile gauche de la social-démocratie, de la réflexion sur le triomphe puis l'échec de la Révolution d'Octobre par les fractions communistes de gauche, etc. Mais le communisme est plus ancien que le prolétariat : selon Marx, nous pouvons même dire que « le mouvement de l'histoire (...) est un acte de genèse » du communisme ([6] [119]).
Pour montrer que le communisme est plus qu'un idéal, il faut montrer que le communisme surgit du mouvement prolétarien et précède donc Marx ; mais pour comprendre ce qui est spécifique au communisme prolétarien « moderne », il est également nécessaire de le comparer et de le distinguer des formes de communisme antérieures à l'existence du prolétariat, ainsi que des premières formes immatures du communisme prolétarien lui-même qui expriment un processus de transition entre le communisme pré-prolétarien et sa forme moderne, scientifique. Comme le dit Labriola, « Le communisme critique ne s'est jamais refusé, et il ne se refuse pas, à accueillir la multiple et riche suggestion idéologique, éthique, psychologique et pédagogique qui peut venir de la connaissance et de l'étude de toutes les formes de communisme, depuis Phalée de Calcédoine jusqu'à Cabet. Bien plus, c'est par l'étude et la connaissance de ces formes que se développe et se fixe la conscience de la séparation du socialisme scientifique d'avec tout le reste » ([7] [120]).
LA SOCIÉTÉ DE CLASSES, UNE ÉTAPE PASSAGÈRE DANS L'HISTOIRE DE L'HUMANITÉ
D'après la sagesse conventionnelle, le communisme ne peut pas marcher parce qu'il va à l'encontre de la « nature humaine ». L'esprit de compétition, l'avidité, la nécessité de faire mieux que le voisin, le désir d'accumuler des richesses, le besoin de l'État, tout cela, nous dit-on, est inhérent à la nature humaine, aussi ancré que le besoin de se nourrir et d'avoir une activité sexuelle. Rien qu'une connaissance minimale de l'histoire de l'humanité rejette cette version de la nature humaine.
Durant la plus grande part de son histoire, pendant des centaines de milliers, peut-être des millions d'années, l'humanité a vécu dans une société sans classe, formée de communautés où l'essentiel des richesses était partagé, sans que n'interviennent ni échange, ni argent ; une société organisée non par les rois ou les prêtres, les nobles ou la machine étatique mais par l'assemblée tribale. C'est à un tel type de société que se réfèrent les marxistes, lorsqu'ils parlent de « communisme primitif ». La notion de « communisme primitif » est profondément déconcertante pour la bourgeoisie et toute son idéologie ; aussi fait-elle tout ce qu'elle peut pour la nier ou la minimiser. Conscients du fait que la conception marxiste de la société primitive fut grandement influencée par les travaux de Lewis Henry Morgan sur les Iroquois et d'autres tribus d'« indiens d'Amérique », les anthropologues académiques modernes expriment beaucoup de mépris pour les recherches de Morgan, faisant ressortir telle ou telle inconsistance sur les faits, telle ou telle erreur secondaire, et ils finissent par mettre en question l'ensemble de sa contribution. Ou bien tombant dans l'empirisme le plus borné, ils nient toute possibilité de connaître quoi que ce soit de la préhistoire de l'humanité à partir de l'étude des peuples primitifs survivants. Ou bien encore ils soulignent tous les défauts et toutes les limitations des sociétés primitives en vue d'abattre un homme de paille : l'idée selon laquelle ces sociétés seraient une sorte de paradis, libéré des souffrances et de l'aliénation.
Mais le marxisme n'idéalise pas ces sociétés. Il est conscient qu'elles étaient le résultat nécessaire, non pas de quelque bonté humaine innée, mais du faible développement des forces productives qui contraignait les premières communautés humaines à adopter une structure « communiste » afin de survivre, tout simplement. L'appropriation par une partie de la société d'un quelconque surtravail, aurait signifié immédiatement la disparition de l'autre partie réduite à la misère totale. Les conditions ne permettaient pas la production d'un surplus suffisant à l'entretien d'une classe privilégiée. Le marxisme est conscient que ce communisme était restrictif et ne permettait pas le plein épanouissement de l'individu. C'est pourquoi, ayant parlé de « la dignité personnelle, la droiture, la force de caractère et la vaillance » des peuples primitifs survivants, Engels, dans ses fructueux travaux sur l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'État ([8] [121]), ajoutait l'explication suivante : dans ces communautés, « la tribu restait pour l'homme la limite, aussi bien en face de l'étranger que vis-à-vis de soi-même : la tribu, la gens et leurs institutions étaient sacrées et intangibles, constituaient un pouvoir supérieur, donné par la nature, auquel l'individu restait totalement soumis dans ses sentiments, ses pensées et ses actes. Autant les hommes de cette époque nous paraissent imposants, autant ils sont indifférenciés les uns des autres, ils tiennent encore, comme dit Marx, au cordon ombilical de la communauté primitive » ([9] [122]).
Ce communisme de petits groupes, souvent hostiles aux autres tribus ; ce communisme dans lequel l'individu était dominé par la communauté ; ce communisme de la pénurie est très différent du communisme plus avancé de demain qui sera celui de l'unification du genre humain, de la réalisation mutuelle de l'individu et de la société, le communisme de l'abondance. C'est pourquoi le marxisme n'a rien en commun avec les diverses idéologies « primitivistes » qui idéalisent l'ancienne condition de l'homme et expriment une aspiration nostalgique à y revenir ([10] [123]).
Néanmoins, le fait même que ces communautés aient existé, et existé comme produit de la nécessité matérielle, nous fournit une preuve supplémentaire que le communisme n'est ni une simple « bonne idée », ni quelque chose qui « ne marchera jamais ». C'est ce qu'a souligné Rosa Luxemburg dans son Introduction à l'économie politique :
« Morgan a fourni au socialisme scientifique un nouveau et puissant appui. Tandis que Marx et Engels avaient, par la voie de l'analyse économique du capitalisme, démontré pour le proche avenir l'inévitable passage de la société à l'économie communiste mondiale et donné ainsi aux aspirations socialistes un fondement scientifique solide, Morgan a fourni dans une certaine mesure à l’œuvre de Marx et Engels tout son puissant soubassement, en démontrant que la société démocratique communiste englobe, quoique sous des formes primitives, tout le long passé de l'histoire humaine avant la civilisation actuelle. La noble tradition du lointain passé tendait ainsi la main aux aspirations révolutionnaires de l'avenir, le cercle de la connaissance se refermait harmonieusement, et dans cette perspective, le monde actuel de la domination de classe et de l'exploitation, qui prétendait être le nec plus ultra de la civilisation, le but suprême de l'histoire universelle, n'était plus qu'une minuscule étape passagère dans la grande marche en avant de l'humanité » ([11] [124]).
LE COMMUNISME EN TANT QUE RÊVE DES OPPRIMÉS
Le communisme primitif n'était pas statique. Il est passé par diverses étapes, et, finalement, face aux contradictions insurmontables, s'est dissous et a donné naissance aux premières sociétés de classe. Mais les inégalités de la société de classe ont, a leur tour, donné naissance à des mythes et des philosophies où s'exprimait un désir plus ou moins conscient de se débarrasser des antagonismes de classe et de la propriété privée. Les classiques de la mythologie tels Hésiode et Ovide ont raconté le mythe de l'Age d'or, du temps où il n'y avait pas de différence entre « le mien » et « le tien » ; certains philosophes grecs ont ensuite « inventé » les sociétés parfaites où tout était mis en commun. Dans ces songeries, la mémoire pas si ancienne, d'une réelle communauté tribale est mélangée aux mythes bien plus anciens de la chute de l'homme d'un paradis originel.
Mais c'est dans les périodes de crise sociale et de révolte de masse contre le système de classe du moment que les idées communistes se généralisent, deviennent populaires et donnent lieu à de véritables tentatives de les mettre en pratique. Dans la grande révolte de Spartacus contre l'Empire romain décadent, les esclaves révoltés ont fait quelques tentatives désespérées et de courte durée pour établir des communautés. Mais la tendance au paradigme ([12] [125]) « communiste » à cette époque était bien sûr représentée par le christianisme qui a commencé, comme Engels et Luxemburg l'ont montré, comme une révolte des esclaves et d'autres classes écrasées sous le joug du système romain, avant d'être adopté par l'Empire romain décadent pour devenir ensuite l'idéologie officielle de l'ordre féodal. Les premières communautés chrétiennes prêchaient la fraternité humaine universelle et ont tenté d'instituer un communisme des biens. Mais comme Rosa Luxemburg le démontre dans son texte Le socialisme et les Églises, c'est là que résidait précisément la limitation du communisme chrétien : il ne posait pas l'expropriation révolutionnaire de la classe dominante, ni la mise en commun de la production comme le communisme moderne. Il demandait simplement que les riches soient charitables et partagent leurs biens avec les pauvres ; c'était une doctrine prônant le pacifisme social et la collaboration de classe qui pouvait être facilement adaptée aux besoins de la classe dominante. L'immaturité de cette vision du communisme provenait de l'immaturité des forces productives. Ceci s'applique d'une part aux capacités de production de l'époque, car dans une société mourant d'une crise de sous-production, ceux qui se révoltaient contre elle ne pouvaient rien envisager de mieux que le partage de la pauvreté ; et d'autre part au caractère des classes exploitées et opprimées qui constituaient la véritable force motrice à l'origine de la révolte chrétienne. Ces classes n'avaient ni objectif commun, ni perspective historique. « Pour tous ces éléments, il n'y avait absolument pas de voie commune vers l'émancipation. Pour tous, le paradis était perdu dans le passé : pour les hommes libres ruinés, c était tout en même temps l'ancienne « polis », la cité et l'État dont leurs ancêtres avaient été les citoyens ; pour les esclaves captifs de guerre, l'époque où ils étaient libres ; pour les petits paysans, le système social des Gentils aujourd'hui aboli et la propriété commune ». Voilà comment Engels, dans L'histoire du christianisme primitif ([13] [126]), décrit la vision essentiellement nostalgique de la révolte chrétienne, au regard tourné vers le passé. Il est vrai que le christianisme, en continuité de la religion hébraïque, avait fait un pas en avant par rapport aux diverses mythologies païennes, du fait qu'elle incarnait une rupture avec les anciennes visions cycliques du temps, et qu'elle développait une vision de l'humanité prise dans un drame historique tourné vers l'avenir. Mais les limitations internes des classes qui avaient exprimé cette révolte, faisaient que cette histoire était toujours vue en termes messianiques et mythifiés, et le salut futur qu'elle promettait était un Eschaton ([14] [127]) au-delà des frontières de ce monde.
On peut globalement dire la même chose des nombreuses révoltes paysannes contre le féodalisme, bien qu'on rapporte du fier prédicateur Lollard, John Ball, l'un des leader de la grande révolte des paysans en Angleterre en 1381, la déclaration suivante : « Rien ne pourra aller bien en Angleterre tant que tout ne sera pas géré en commun ; quand il n'y aura plus ni lords, ni vassaux… ». De telles revendications vont au-delà d'un simple communisme des biens, et nous mènent à la vision de la propriété commune de l'ensemble des richesses sociales (et ceci peut-être parce que les Lollards étaient déjà des précurseurs de mouvements ultérieurs caractéristiques de l'émergence du capitalisme). Mais de façon générale, les révoltes paysannes souffraient des mêmes limitations fondamentales que les révoltes d'esclaves. La fameuse devise de la révolte de 1381, « Quand Adam bêchait et qu'Ève filait, qui donc alors était seigneur ? », avait une merveilleuse puissance poétique, mais elle résumait aussi les limitations du communisme paysan qui, tout comme les premières révoltes chrétiennes, était condamné à regarder en arrière un passé idyllique, vers l'Eden lui-même, vers les premiers chrétiens, vers « la véritable liberté anglaise d'avant le joug normand » ([15] [128])... Ou bien s'il regardait de l'avant, c'était avec la vision des premiers chrétiens d'un millénium apocalyptique que le Christ de retour dans toute sa gloire viendrait instaurer. Les paysans n'étaient pas la classe révolutionnaire de la société féodale, même si leurs révoltes ont aidé à saper les fondements de l'ordre féodal et ont pavé le chemin de l'émergence du capitalisme. Et comme ils ne portaient aucun projet de réorganisation de la société, ils ne pouvaient voir le salut que venant de l'extérieur de Jésus, des « bons rois » mal instruits par de traîtres conseillers, de héros comme Robin des bois.
Le fait que ces rêves communistes aient pu avoir de l'emprise sur les masses, montre qu'ils correspondaient à de réels besoins matériels, de la même façon que les rêves des individus expriment de profonds désirs non réalisés. Mais comme les conditions historiques ne pouvaient permettre leur réalisation, ils étaient condamnés à ne rester que des rêves.
LES PREMIERS MOUVEMENTS DU PROLÉTARIAT
« Dès sa naissance, la bourgeoisie était grevée de son contraire : les capitalistes ne peuvent pas exister sans salariés et à mesure que le maître des corporations du Moyen-âge devenait le bourgeois moderne, dans la même mesure le compagnon des corporations et le journalier libre devenaient le prolétaire. Et même si, dans l'ensemble, la bourgeoisie pouvait prétendre représenter également, dans la lutte contre la noblesse, les intérêts des diverses classes laborieuses de ce temps, on vit cependant, à chaque grand mouvement bourgeois, se faire jour des mouvements indépendants de la classe qui était la devancière plus ou moins développée du prolétariat moderne. Ainsi, au temps de la Réforme et de la Guerre des Paysans en Allemagne, la tendance de Thomas Münzer ; dans la grande Révolution anglaise, les niveleurs ; dans la grande Révolution française, Babeuf » ([16] [129]).
Münzer et le royaume de Dieu
Dans La Guerre des Paysans en Allemagne, Engels élabore sa thèse sur Münzer et les anabaptistes. Il considérait que ceux-ci représentaient un courant prolétarien embryonnaire au sein d'un mouvement « plébéien-paysan » bien plus éclectique. Les anabaptistes étaient toujours une secte chrétienne, mais extrêmement hérétique, et les enseignements « théologiques » de Münzer s'approchaient dangereusement d'une forme d'athéisme, en continuité de tendances mystiques antérieures en Allemagne ou ailleurs (comme Meister Eckhart). Au niveau social et politique, « son programme politique frisait le communisme, et plus d'une secte communiste moderne, encore à la veille de la Révolution de mars, ne disposait pas d'un arsenal théorique plus riche que celui des sectes « münzeriennes » du XVIe siècle. Ce programme, qui était moins la synthèse des revendications des plébéiens de l'époque qu'une anticipation géniale des conditions d'émancipation des éléments prolétariens en germe parmi ces plébéiens, exigeait l'instauration immédiate sur terre du royaume de Dieu, du millénium des prophètes, par le retour de l'Église à son origine et par la suppression de toutes les institutions en contradiction avec cette Église soi-disant primitive, mais en réalité toute nouvelle. Pour Münzer, le royaume de Dieu n'était pas autre chose qu'une société où il n'y aurait plus aucune différence de classe, aucune propriété privée, aucun pouvoir d'État autonome étranger aux membres de la société. Toutes les autorités existantes, si elles refusaient de se soumettre et d'adhérer à la révolution, devaient être renversées ; tous les travaux et les biens devaient être mis en commun, et l'égalité la plus complète régner. Une ligue devait être fondée pour réaliser ce programme, non seulement dans toute l'Allemagne, mais dans l'ensemble de la chrétienté » ([17] [130]).
Il va sans dire que puisqu'on était seulement à l'aube de la société bourgeoise, les conditions matérielles pour une telle transformation radicale n'existaient pas. Sur le plan subjectif, ceci se reflétait dans l'emprise que les conceptions messianiques religieuses gardaient et qui déterminaient l'idéologie de ce mouvement. Sur le plan objectif, l'avancée inéluctable de la domination du capital faussait toutes ces revendications communistes radicales et les transformait en suggestions pratiques pour le développement de la société bourgeoise. Ceci ne fait pas l'ombre d'un doute quand on voit le parti de Münzer catapulté au pouvoir dans la ville de Mulhausen en mars 1525 : « La position de Münzer à la tête du « Conseil éternel » de Mulhausen était cependant beaucoup plus risquée encore que celle de n'importe quel gouvernement révolutionnaire moderne. Non seulement le mouvement de l'époque, mais aussi son siècle n'étaient pas encore mûrs pour la réalisation des idées qu'il avait seulement commencé lui-même à pressentir confusément. La classe qu'il représentait, bien loin d'être complètement développée et capable de dominer et transformer toute la société, ne faisait que de naître. La transformation sociale qui hantait son imagination était encore si peu fondée dans les conditions matérielles de l'époque que ces dernières préparaient même un ordre social qui était précisément le contraire de celui qu'il rêvait d'instituer. Cependant, il restait lié à ses anciens prêches sur l'égalité chrétienne et la communauté évangélique des biens. Il devait donc tout au moins essayer de les mettre en application. C’est pourquoi il proclama la communauté des biens, l'obligation au travail égale pour tous, et la suppression de toute autorité. Mais en réalité, Mulhausen resta une ville libre républicaine, avec une constitution un peu démocratisée, avec un sénat élu au suffrage universel soumis au contrôle de l'assemblée des citoyens et un système de ravitaillement des pauvres improvisé à la hâte. La révolution sociale qui épouvantait à tel point les contemporains bourgeois protestants, n'alla jamais au-delà d'une faible et inconsciente tentative pour instaurer prématurément la future société bourgeoise » ([18] [131]).
Winstanley et la véritable communauté (commonwealth)
Les fondateurs du marxisme ne connaissaient pas aussi bien la Révolution bourgeoise anglaise que la Réforme allemande ou la Révolution française. C'est dommage car, comme l'ont montré des historiens comme Christopher Hill, cette Révolution a provoqué une énorme explosion de pensée créative ainsi qu'une éblouissante profusion de partis, de sectes et de mouvements audacieusement radicaux. Les Niveleurs auxquels se réfère Engels, étaient davantage un mouvement hétérogène qu'un parti formel. Leur aile modérée n'était rien de plus qu'une tendance démocrate radicale défendant ardemment le droit de l'individu à disposer de sa propriété. Mais vue la profondeur de la mobilisation sociale qui poussait la bourgeoisie en avant, elle donna inévitablement naissance à une aile gauche de plus en plus préoccupée des besoins des masses sans propriété et qui développa un caractère clairement communiste. Cette aile était représentée par les « Véritables Niveleurs » ou « Diggers », dont le porte-parole le plus cohérent était Gerrard Winstanley.
Dans les écrits de Winstanley, en particulier son dernier travail, on s'éloigne bien plus clairement des conceptions messianiques religieuses que Münzer ne l'a jamais fait. Son important travail, La loi de la liberté en plate-forme, représente, comme le montre son titre, une évolution nette du discours sur un terrain explicitement politique : les références subsistantes à la Bible, en particulier au mythe de la chute, ont essentiellement une fonction allégorique ou symbolique. Surtout, pour Winstanley, contrairement aux Niveleurs modérés « il ne peut y avoir de liberté universelle tant que la communauté universelle ne sera pas établie » ([19] [132]).
Les droits politiques constitutionnels qui laissaient intacts les actuels rapports de propriété, étaient une imposture. Par conséquent, il développe très en détail sa vision d'une véritable communauté où tout travail salarié, tout échange ont été abolis, où à la place de l'obscurantisme religieux et de l'église sont promus l'éducation et la science et où les fonctions de l'État sont réduites au strict minimum. Il regarde même plus loin dans le temps, lorsque « la terre entière redeviendra un trésor commun comme elle le doit... alors cette hostilité de toutes les terres entre elles cessera et personne n'osera plus chercher à dominer les autres », car « défendre la propriété et les intérêts particuliers divise le peuple d'une terre et du monde entier en différentes parties, et constitue la cause de toutes les guerres, des massacres et des disputes partout » ([20] [133]).
Cependant, bien évidemment, ce qu'Engels dit de Münzer reste valable pour Winstanley : la nouvelle société qui émerge de cette grande Révolution n'a pas été la « communauté universelle » mais le capitalisme. La vision de Winstanley constituait une étape supplémentaire vers le communisme « moderne » mais restait totalement utopique. Cela s'est surtout exprimé dans l'incapacité des Véritables Niveleurs de voir comment la grande transformation pouvait se faire. Le mouvement Digger, apparu durant la guerre civile, s'est limité à quelques tentatives par de petites bandes de pauvres sans propriété, de cultiver des terrains vagues et communaux. Les communautés Diggers devaient servir d'exemple de non violence à tous les pauvres et les dépossédés, mais furent vite dispersées par les forces de l'ordre de Cromwell et, de toutes façons, leur horizon ne dépassa guère l'affirmation des anciens droits communaux à l'honneur dans le passé. C'est après la suppression de ce mouvement et du mouvement Niveleur en général que Winstanley écrivit La loi de la liberté pour tirer les leçons de la défaite. Mais l'ironie significative, c'est que tout en exprimant le plus haut niveau de la théorie communiste à cette époque, ce travail n'était pas dédié à quelqu'un d'autre qu'Oliver Cromwell qui, trois ans auparavant, en 1649, avait écrasé la révolte des Niveleurs par les armes afin de sauvegarder la propriété et l'ordre bourgeois. Ne voyant pas d'autre force capable de faire la révolution à partir d'en bas, Winstanley était réduit au vain espoir d'une révolution d'en haut.
Babeuf et la République des ÉgauxUn schéma très semblable est apparu pendant la grande Révolution française : durant le reflux du mouvement, surgit une aile d'extrême-gauche exprimant son mécontentement vis-à-vis des libertés purement politiques prétendument intégrées dans la nouvelle constitution puisque, par-dessus tout, elles favorisaient la liberté du capital d'exploiter la majorité sans propriété. Le courant de Babeuf exprimait les efforts du prolétariat des villes qui avait fait tant de sacrifices pour la révolution de la bourgeoisie, pour lutter pour ses propres intérêts de classe, et il aboutissait inéluctablement à la revendication du communisme. Dans le Manifeste des Égaux, il proclame la perspective d'une nouvelle révolution finale : « La Révolution française n'est que l'annonciatrice d'une autre Révolution, bien plus grande, bien plus solennelle, et qui sera la dernière... »
Au niveau théorique, les Égaux
étaient une expression beaucoup plus mûre de la poussée communiste que les
Véritables Niveleurs, un siècle et demi auparavant. Non seulement ils étaient
pratiquement complètement libérés de l'ancienne terminologie religieuse, mais
ils avançaient à tâtons vers une conception matérialiste de l'histoire en tant
qu'histoire de la lutte de classe. De façon peut-être encore plus
significative, ils reconnaissaient l'inévitabilité d'une insurrection armée
contre le pouvoir de la classe dominante : la « Conspiration des
Égaux » en 1796 en est la concrétisation. Se basant sur les expériences de
démocratie directe développée dans les sections de Paris et la
« Commune » de 1793, ils ont aussi
envisagé un État révolutionnaire qui aille plus loin que le
parlementarisme conventionnel en imposant le principe de la révocabilité des
officiels élus.
Cependant, une fois de plus, l'immaturité des conditions matérielles ne pouvait que trouver son expression dans l'immaturité du « parti » de Babeuf. Comme le prolétariat de Paris n'avait pas pleinement émergé en tant que force distincte parmi les « sans-culottes » et les pauvres des villes en général, les babouvistes eux-mêmes n'étaient pas clairs sur qui était le sujet révolutionnaire : le Manifeste des Égaux n'était pas adressé au prolétariat, mais au « Peuple de France ». Ne voyant pas qui était le sujet révolutionnaire, la vision babouviste de l'insurrection et de la dictature révolutionnaire était essentiellement élitiste ; quelques élus prendraient le pouvoir au nom des masses informes, et détiendraient ensuite le pouvoir ,jusqu'à ce que ces masses soient véritablement à même de se gouverner (des vues de ce genre allaient persister dans le mouvement ouvrier plusieurs décennies après la Révolution française, surtout à travers la tendance de Blanqui qui descendait à l'origine du babouvisme, en particulier à travers la personne de Buonarotti).
Mais l'immaturité de la tendance Babeuf ne s'exprimait pas seulement dans les moyens qu'elle mettait en avant (qui de toutes façons aboutirent au fiasco total du putsch de 1796), mais dans l'aspect rudimentaire de sa conception de la société communiste. Dans les Manuscrits économiques et philosophiques, Marx s'en prend aux héritiers de Babeuf comme expression de ce « communisme qui est encore tout vulgarité et instinct », qui « se manifeste comme une envie de tout ramener au même niveau » et qui « incarne cette envie et ce nivellement à partir d'un minimum chimérique. (...) L'abolition de la propriété privée n'y est point une appropriation réelle puisqu'elle implique la négation abstraite de toute la sphère de la culture et de la civilisation, le retour à une simplicité peu naturelle d'homme dépourvu et sans désir, qui non seulement ne se situe pas au-delà de la propriété privée mais qui n'y est même pas encore parvenu » ([21] [134]). Marx va même jusqu'à dire que ce communisme vulgaire serait en réalité la continuation du capitalisme : « Il s'agit là d'une simple communauté du travail où règne l'égalité du salaire payé par le capital collectif, par la communauté, en tant que capitaliste universel » ([22] [135]). Marx avait raison d'attaquer les héritiers de Babeuf dont les vues étaient entre-temps devenues complètement obsolètes, mais à l'origine, le problème était un problème objectif. A la fin du XVIIIe siècle, la France était encore une société en grande partie agricole et les communistes de l'époque ne pouvaient pas envisager facilement la possibilité d'une société d'abondance. Aussi leur communisme ne pouvait-il qu'être « ascétique, dénonçant tous les plaisirs de la vie, spartiate » ([23] [136]) un simple « nivellement à partir d'un minimum chimérique ». C'est une autre ironie de l'histoire qu'il ait fallu les immenses privations de la révolution industrielle pour éveiller la classe exploitée à la possibilité d'une société dans laquelle l'épanouissement des sens remplace la négation spartiate.
Les inventeurs de l'utopieLe reflux du grand mouvement révolutionnaire à la fin des années 1790, l'incapacité du prolétariat à agir comme force politique indépendante ne voulaient pas dire que le virus du communisme avait été éradiqué. Il prit une nouvelle forme, celle des Socialistes de l'Utopie. Les utopistes – Saint-Simon, Fourier, Owen et d'autres – étaient bien moins insurrectionnels, bien moins liés à la lutte révolutionnaire de masses que les babouvistes ne l'avaient été. A première vue, ils peuvent donc apparaître comme un pas en arrière. Il est vrai qu'ils étaient un produit caractéristique d'une époque de réaction, et représentaient un éloignement par rapport au monde du combat politique. Néanmoins, Marx et Engels ont toujours reconnu leur dette envers les utopistes et considéraient qu'ils avaient fait des avancées significatives par rapport au « communisme grossier » des Égaux, surtout dans leur critique de la civilisation capitaliste et leur élaboration d'une alternative communiste possible :
« Mais les écrits socialistes et communistes
renferment aussi des éléments critiques. Ils attaquent la société existante
dans ses bases. Ils ont fourni par
conséquent, en leur temps, des matériaux d'une grande valeur pour éclairer les ouvriers. Leurs propositions positives en vue de la société future – suppression de l'antagonisme
entre la ville et la campagne,
abolition de la famille, du gain privé
et du travail salarié, proclamation de l'harmonie sociale et transformation de
l'État en une simple administration de la production – toutes ces propositions ne font qu'annoncer la disparition de l'antagonisme des classes, antagonisme qui commence seulement à se dessiner
et dont les faiseurs de systèmes ne connaissent encore que les premières
formes indistinctes et confuses » ([24] [137]).
Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, Engels donne plus de détails sur les contributions spécifiques des principaux penseurs utopistes : Saint-Simon a le mérite de reconnaître la Révolution française comme une guerre de classe et de prévoir l'absorption totale de la politique par l'économie, et donc l'abolition possible de l'État. Fourier est présenté comme un critique et satire brillant de l'hypocrisie, de la misère et de l'aliénation bourgeoise, qui a su utiliser de main de maître la méthode dialectique pour comprendre les principales étapes de l'évolution historique. Il faut ajouter qu'avec Fourier en particulier, il y a une rupture définitive d'avec le communisme ascétique des Égaux, surtout à travers sa grande préoccupation de remplacer par l'activité créative et ludique le travail aliéné. La brève biographie que fait Engels de Robert Owen est centrée sur ses recherches plus pratiques, anglo-saxonnes, pour trouver une alternative à l'exploitation capitaliste, que ce soit dans les filatures de coton « idéales » de New Lanark ou ses diverses expériences de vie de coopérative et en commune. Mais Engels reconnaît aussi à Owen le courage d'avoir rompu avec sa propre classe et rejoint le prolétariat : ses derniers efforts pour monter un grand syndicat pour tous les ouvriers d'Angleterre ont marqué un pas en avant par rapport à la philanthropie bénévole, vers la participation aux premières tentatives du prolétariat de trouver sa propre identité de classe et sa propre organisation.
Mais, en dernière analyse, ce qui s'applique aux premiers mouvements du communisme prolétarien, s'applique également aux utopistes : la grossièreté de leurs théories était le résultat des conditions grossières de la production capitaliste dont elles ont surgi. Incapables de voir les contradictions économiques et sociales qui aboutiraient en dernière instance à la chute de l'exploitation capitaliste, ils ne pouvaient qu'envisager une nouvelle société à partir de plans et d'inventions développés dans leurs propres esprits. Incapables de reconnaître le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière, ils se considéraient « bien au-dessus de tout antagonisme de classes. Ils désirent améliorer les conditions matérielles de la vie pour tous les membres de la société, même les plus privilégiés. Par conséquent, ils ne cessent de faire appel à la société tout entière sans distinction, et même ils s'adressent de préférence à la classe régnante. Car, en vérité, il suffit de comprendre leur système pour reconnaître que c'est le meilleur de tous les plans possibles de la meilleure des sociétés possibles. Ils repoussent donc toute action politique et surtout toute action révolutionnaire ; ils cherchent à atteindre leur but par des moyens pacifiques et essayent de frayer un chemin à la nouvelle doctrine sociale par la force de l'exemple, par des expériences en petit qui échouent naturellement toujours » ([25] [138]).
Aussi
non seulement les utopistes ont fini en bâtissant des châteaux en Espagne, mais
encore en prêchant la collaboration de classe et le pacifisme social. Et ce
qui était compréhensible étant donné l'immaturité des conditions objectives
dans les premières décennies du XIXe siècle, n'était plus pardonnable
une fois qu'avait été écrit le
Manifeste communiste. A partir de
ce moment-là, les descendants des Utopistes constituent un obstacle majeur au
développement du communisme scientifique incarné par la fraction Marx-Engels de
la Ligue des communistes.
Dans le prochain article de cette série, nous examinerons l'émergence et la maturation de la vision marxiste de la société communiste et le chemin qui y mène.
CDW
[1] [139] Voir, par exemple, l'éditorial de la Revue Internationale, n°67. « Ce n'est pas le communisme qui s'effondre mais le chaos capitaliste qui s'accélère » ; et l'article « Le stalinisme est la négation du communisme » dans Révolution internationale, n°205 et World Revolution, n°148, ainsi que le Manifeste du 9 Congrès du CCI : Révolution communiste ou destruction de l'humanité.
[2] [140] Éditions La Pléiade, Tome III, p. 1067.
[3] [141] Ed.sociales, la Guerre civile en France.
[4] [142] Éditions La Pléiade, Tome III, p. 1066.
[5] [143] Idem.
[6] [144] Manuscrits philosophiques et économiques, Editions La Pléiade, T. II, p. 79.
[7] [145] En mémoire du Manifeste communiste, 1895, Ed. Gordon & Breach, p. 74.
[8] [146] Éditions sociales, p. 104.
[9] [147] Idem, p. 105-106.
[10] [148] Aujourd'hui, ces idéologies « primitivistes » sont le plus souvent l'expression caractéristique de la petite-bourgeoisie qui se décompose, en particulier des courants anarchistes désillusionnés non seulement par rapport à la classe ouvrière, mais par rapport à toute l'histoire depuis l'aube de la civilisation, et qui cherchent une consolation en projetant le mythe du paradis perdu sur les premières communautés primitives. Un exemple typique en est le journal américain Fifih Estate et le livre de Freddy Perlman Against Leviathan, Against History. L'ironie, que ces éléments ne voient pas, c'est que si on étudie de près les croyances des peuples primitifs, il est clair qu'eux aussi avaient leur « paradis perdu » dans un âge mythique encore bien plus ancien. Si l'on considère de tels mythes pour le reflet d'un désir irrésolu de transcender les frontières de l'aliénation, il devient alors évident que l'homme primitif subissait également une forme d'aliénation, conclusion cohérente avec la vision marxiste de ces sociétés.
[11] [149] Éditions 10-18, p. 121.
[12] [150] Du grec paradeigma : exemple, modèle.
[13] [151] Die Neue Zeit, vol. 1, 1894-95.
[14] [152] Une fin dernière.
[15] [153] La nature conservatrice de ces révoltes a été renforcée du fait que des vestiges des anciennes limites du communisme primitif ont survécu à un degré plus ou moins grand dans toutes les sociétés de classe antérieures au capitalisme. De ce fait, les révoltes des classes exploitées ont toujours été profondément influencées par un désir de défendre et de préserver les droits communaux traditionnels qu'avait usurpés l'extension de la propriété privée.
[16] [154] Engels, Socialisme utopique et socialisme
scientifique, Éditions sociales, p. 61.
[17] [155] Éditions sociales, p. 79.
[18] [156] Idem, p. 151.
[19] [157] Cité par Hill dans son introduction à La loi de la liberté et autres écrits, 1973, Penguin édition, p. 49.
[20] [158] Cité par Hill dans The world turned upside down, 1984, Peregrine edition, p. 139.
[21] [159] Éditions La Pléiade, Tome II, p. 77-78.
[22] [160] Idem.
Dans cette critique du babouvisme, on voit que Marx pressent déjà que le capitalisme ne se base pas sur la seule propriété privée individuelle, en parlant d'un « capital collectif », et combien sa conception du communisme n'a dès le début rien à voir avec le plus grand mensonge de ce 20e siècle qui nous a présenté le capitalisme d'État en URSS comme « communiste », parce que la bourgeoisie privée y avait été expropriée.
[23] [161] Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique.
[24] [162] Le Manifeste Communiste, Éditions sociales, « Le socialisme et le communisme critico-utopiques », p. 90.
[25] [163] Idem, p. 88.
La seule solution à la spirale des guerres et de la barbarie est la lutte de classe internationale
Depuis le début de « l'ère de paix et de prospérité pour l'humanité » ouverte avec la chute du mur de Berlin, la disparition du bloc de l'Est et l'éclatement de l'URSS, jamais les guerres et conflits locaux n'ont été si nombreux. Jamais le militarisme n'a été si présent, jamais les ventes d'armes de toutes sortes n'ont pris une telle ampleur, jamais la menace de dissémination nucléaire n'a été si dangereuse, jamais les projets, la planification de nouvelles armes, n'ont été aussi loin, y compris dans l'espace. Jamais autant d'êtres humains n'ont souffert de la faim, de la misère, de l'exploitation, des guerres et des massacres, jamais, depuis que le capitalisme existe, une telle proportion de la population mondiale n'a été rejetée de la production, condamnée définitivement pour sa plus grande part au chômage, à la paupérisation absolue, à la mendicité, aux "petits boulots" de survie, souvent aussi à la délinquance, à la guerre et aux massacres nationalistes, interethniques.
La récession économique ouverte s'approfondit dans les pays industriels, les grandes puissances mondiales, et tout particulièrement la première d'entre elles les USA, précipitant des centaines de milliers d'ouvriers dans les affres du chômage et dans la misère. Une « ère de paix et de prospérité » promise par le président US Bush, par l'ensemble de la bourgeoisie mondiale, se révèle être l'ère des guerres et de la crise économique.
Chaos et anarchie dans tous les coins et recoins de la planète
L'URSS n'est plus. Exit Gorbatchev. La CEI est mort-née. Les tensions entre Républiques s'aiguisent et prennent chaque jour un tour plus agressif. Les Etats naissants s'arrachent les dépouilles de l'ex-Union. Le principal enjeu : les restes de l'armée rouge, ses armes conventionnelles bien sûr, mais aussi nucléaires (33 000 à 35 000 « têtes » !). Il s'agit de constituer des armées nationales les plus redoutables possibles afin d'assurer les intérêts impérialistes de chacun contre les voisins. C'est le règne sanglant du chacun pour soi qui domine sans fard dans l'ex-URSS, où le chantage au nucléaire est employé à tour de rôle par les uns et les autres : malgré les pressions internationales (occidentales), le Kazakhstan se refuse à dire s'il va rendre ou non les armes nucléaires tactiques et surtout stratégiques qui sont sur son territoire ; l'Ukraine s'empare d'une division de bombardiers nucléaires (le 17 février) et essaye de garder pour elle la flotte de la mer Noire. La Russie d'Eltsine aux commandes pourtant de l'armée « unifiée » de la CEI, c'est à dire en position de force par rapport aux autres, va même jusqu'à craindre l'éventualité d'un conflit nucléaire avec l'Ukraine dans le futur ([1] [167]) ! C'est dire la nature, l'état des relations, et le rôle joué par le militaire et la force entre les nouveaux Etats : les relations sont impérialistes et antagoniques ; le rapport de force s'établit sur la puissance militaire et spécialement nucléaire.
Cette situation conflictuelle est d'autant plus aiguë que la situation économique est catastrophique. 90 % de la population russe vit sous le seuil de pauvreté. La famine guette malgré l'aide occidentale. La production industrielle baisse brutalement alors que la libération des prix provoque une inflation à trois chiffres, une inflation à la sud-américaine. Cette faillite complète vient à son tour jeter de l'huile sur le feu des oppositions entre les nouveaux Etats. «La guerre économique entre les Républiques a déjà commencé» affirme Anatoli Sobtchak, le maire de St. Peters Bourg le 8 janvier dernier.
Cette opposition d'intérêts tant politiques qu'économiques vient accélérer le chaos, et multiplier les tensions, les conflits, les guerres locales et les massacres de populations, entre les différentes nationalités composant ce que nous pouvons déjà appeler Pex-CEI. Les républiques s'opposent sur l'héritage militaire laissé par la défunte URSS. Presque toutes s'affrontent sur le tracé des frontières qui les séparent : l'appartenance de la Crimée à l'Ukraine ou à la Russie, est le cas le plus connu. Chaque république est aux prises avec une ou des minorités nationales qui déclarent leur indépendance, par les armes, constituant des milices : le Haut-Karabakh et la minorité arménienne en territoire azéri; les Tchétchènes en Russie qui attaquent les casernes afin de se procurer des armes ; et partout des minorités russes qui s'inquiètent, en Moldavie, en Ukraine, dans le Caucase et dans les républiques d'Asie centrale. Et puis la Géorgie déchirée par les combats meurtriers entre partisans du président Gamsakhourdia «démocratiquement élu» d'un côté, et ses principaux ministres et leurs milices armées. Partout des morts, des blessés, des massacres de civils, des destructions, la haine et la terreur nationalistes de petites peuplades qui vivaient jusque là ensemble, qui, ensemble, avaient souffert de la terreur du capitalisme d'Etat, version Staline. Aujourd'hui, partout la désolation et le chaos règnent sans partage.
Cette situation d'explosion de l'ex-URSS, cette situation d'anarchie sanglante, a réveillé des appétits impérialistes locaux longtemps contenus par la toute-puissance «soviétique», qui sont porteurs d'affrontements encore plus larges. L'Iran et la Turquie se sont livrés à une véritable course de vitesse pour établir les premiers des ambassades dans les ex-républiques musulmanes. La presse iranienne accuse la Turquie de vouloir «imposer le modèle occidental» à ces républiques en leur faisant perdre leur «identité musulmane ». La Turquie appuyée par les USA, utilise des nationalités turcophones (Ouzbeks, Kazakhs, Kirghiz, Turkmènes) pour prendre le pas sur l'Iran qui essaye de s'appuyer sur le Pakistan dans cette lutte impérialiste...
La disparition de la division du monde en deux grands blocs impérialistes a signifié la fin de la discipline imposée et des règles établies, «stables», qui régissaient les conflits impérialistes locaux. Aujourd'hui, ils éclatent en tous sens et partout. L'explosion de l'URSS n'a fait qu'aggraver encore ce phénomène. Partout, sur tous les continents, de nouveaux conflits éclatent, se développent, alors que les vieux foyers de guerre ne disparaissent pas, bien au contraire.
Les Philippines et la Birmanie souffrent de guérillas sanglantes et permanentes (la Chine a vendu pour plus d'un milliard de dollars d'armes à la Birmanie !). L'état d'anarchie se développe en Asie centrale. Les affrontements militaires de toutes sortes (Kurdistan, Liban) continuent au Moyen-Orient malgré «l’accalmie » dans la région depuis le terrible écrasement de l'Irak lors de la guerre du Golfe.
L'Afrique est un continent à la dérive : répressions sanglantes d'émeutes de populations affamées, coups d'Etat, guérillas et affrontements interethniques se multiplient au milieu du désastre économique. Les tensions impérialistes s'exacerbent entre l'Egypte et le Soudan. Le chaos social gagne l'Algérie, les combats se poursuivent au Tchad, Djibouti est gagné par les affrontements entre Afars et Issas.
«L’Afrique n'en finit pas de se débattre avec le spectre de l'insécurité alimentaire. (...) Il faudra des aides d'urgence pour l'Ethiopie, le Sierra Leone et le Libéria, et même pour le Zaïre. Guerres civiles, déplacements massifs des populations, sécheresse, telles sont les causes invoquées par la FAO »([2] [168]) Est-il besoin de préciser qu'«insécurité alimentaire» évite, avec quelle élégance, l'emploi brutal du mot famine.
L'Amérique Latine semble être un havre de paix en comparaison. Il faut dire qu'elle bénéficie de l'attention particulière du grand voisin du Nord. Le sous-continent reste l'arrière-cour des USA. Pourtant si les antagonismes, nombreux, entre l'Argentine et le Chili, entre le Pérou et l'Equateur qui a encore donné lieu à des escarmouches militaires, pour ne citer que deux des multiples différents frontaliers, sont contenus, le continent n'en est pas moins marqué par la violence. Violence des guérillas (Pérou, Colombie, Amérique centrale), violence de la répression étatique face à des populations là aussi affamées (émeutes au Venezuela), violence due à la décomposition avancée qui touche ces Etats (guerres des gangs de la drogue en Colombie, au Pérou, au Brésil, en Bolivie ; les assassinats massifs par la police et les milices des gosses des rues, abandonnés par millions (!), souffrant de la faim et de la drogue, livrés à eux-mêmes dans les immenses bidonvilles, véritables cloaques, qui ceinturent les villes).
Cette liste du chaos et des guerres, cette liste des tueries et de la terreur sur les populations, ne serait pas complète sans mentionner la Yougoslavie. Cette dernière n'est plus. Elle explose dans un fracas de feu et de sang. Durant des mois, Croates et Serbes se sont entretués, et les tensions s'exacerbent entre les trois nationalités différentes qui composent la Bosnie-Herzégovine. De nouveaux affrontements se préparent à quelques centaines de kilomètres des grands centres industriels de l'Europe ! Tout comme l'explosion de l'URSS, l'explosion de la Yougoslavie réveille de vieilles tensions, et en crée de nouvelles : la volonté d'indépendance de la Macédoine, par exemple, ravive dangereusement les antagonismes entre la Grèce et la Bulgarie. Et surtout elle vient accroître encore plus les tensions entre grandes puissances, Allemagne, USA, et au sein de l'Europe.
Voilà en un court raccourci une photo instantanée et incomplète, effroyable et dramatique, du monde (nous excluons pour l'instant la situation dans les grands pays industrialisés, les USA, le Japon et l'Europe occidentale, situation sur laquelle nous allons revenir). Voilà en quelques mots la réalité du monde capitaliste. Du monde capitaliste qui pourrit et se décompose. De la société capitaliste qui n'offre que misère et guerres à l'humanité.
Les ventes d'armes tous azimuts
Douterait-on encore de cette perspective guerrière que l'explosion des ventes d'armes finirait par nous convaincre complètement.
Les ventes d'armes de tous ordres, des plus simples jusqu'aux plus sophistiquées et les plus meurtrières, échappent maintenant à tout contrôle. La planète n'est plus qu'un immense supermarché d'armes où les vendeurs se font une âpre concurrence. La disparition du bloc de l'Est et la catastrophe économique qui touche les pays d'Europe centrale et de la CEI (ex URSS) ont jeté sur le marché l'incroyable arsenal militaire de feu le Pacte de Varsovie, cassant ainsi les prix : des centaines de blindés vendus au poids, 10 000 dollars la tonne ! ([3] [169])
En 1991, l'ex-URSS aurait vendu pour 12 milliards de dollars d'armes. La Russie et le Kazakhstan ont vendu 1000 tanks T-72 et des sous-marins à l'Iran. «Des informations recueillies par les services occidentaux donnent à croire que la société Glavosmos qui est commune à ces deux Etats, propose à des clients étrangers des propulseurs de missiles balistiques SS-25, SS-24 et SS-18 pour qu'ils servent, le cas échéant, de lanceurs spatiaux. »([4] [170])
La Tchécoslovaquie de F« humaniste » Vaclav Havel a livré la plus grande partie des 300 tanks vendus à la Syrie. Cette dernière, l'Iran et la Libye achèteraient à la Corée du Nord des missiles Scuds « beaucoup plus précis et efficaces que les missiles Scuds soviétiques que l'Irak a lancés durant la guerre du Golfe. »([5] [171])
Bien qu'inquiètes de ces achats massifs et tous azimuts, les grandes puissances participent à cette gigantesque braderie. Les Etats-Unis veulent vendre plus de 400 chars à très bas prix à l'Espagne. «L'Allemagne a promis de livrer à la Turquie, pour environ 1 milliard de dollars, des matériels qui proviennent des stocks de l'ancienne armée "orientale"».{[6] [172])
Tous les Etats étant impérialistes, les achats par les uns obligent les autres à suivre, renforçant encore plus les tensions: «L'Iran achète au moins deux sous-marins d'attaque neufs construits par les Russes. L'Arabie Saoudite veut acheter 24 avions de chasse F-15E McDonnell Douglas pour transformer ses forces aériennes de façon à pouvoir s'opposer à ces sous-marins iraniens». ([7] [173])
Tous les Etats capitalistes, grands ou petits, puissants ou faibles, sont entraînés dans les rivalités impérialistes, dans les tensions croissantes, dans la course à l'armement, dans le gouffre du militarisme.
Bien que la peur du chaos pousse a l'action commune des grandes puissances derrière les USA ...
Il existe une réelle préoccupation face au chaos croissant qui a gagné le monde capitaliste. Celle-ci pousse les bourgeoisies nationales les plus puissantes à essayer de limiter l'expression de leurs différents impérialistes.
Avec l'éclatement du bloc de l'Est, les USA, l'Allemagne, les autres pays européens, ont d'abord pris garde de ne pas accélérer le désordre dans les pays de l'ex-Pacte de Varsovie. En particulier, tous ont soutenu les efforts de Gorbatchev pour tenter de maintenir l'unité et la stabilité de l'URSS, et pour qu'il se maintienne lui-même au pouvoir. Le pire est pourtant arrivé venant confirmer leurs craintes. Leur préoccupation maintenant est le chaos économique et social qui se propage, les conséquences des risques de famines telle l'émigration massive, les risques de dérapages militaires de tous ordres, et, particulièrement, la question brûlante du contrôle des armes nucléaires tactiques et stratégiques. Il y a un risque extrêmement grave de dissémination nucléaire. De fait, quatre nouveaux Etats instables, au lieu d'un seul, sont en possession de ces armes de destruction massive. Et s'il est facile pour les USA de surveiller les armes «stratégiques», il n'en va pas de même pour les armes «tactiques». En clair, les «petites» bombes atomiques sont très mobiles, dispersées, et n'importe qui peut s'en emparer, les utiliser ou les vendre, vu l'état d'anarchie et de chaos qui règne. Voilà le pourquoi des conférences d'aide à la CEI, des propositions de démontage des armes nucléaires, des accords entre les USA et l'Allemagne pour assurer l'emploi des savants atomistes de l'ex-URSS : essayer de maintenir un contrôle minimum sur le nucléaire et limiter l'extension du chaos.
... les antagonismes impérialistes chaque fois plus forts aiguisent les tensions
Présentant devant le Congrès les scénarios de guerre que les USA pourraient affronter dans l'avenir, le chef du Pentagone, le Général Powell, précise que «la menace réelle à laquelle nous nous confrontons maintenant est la menace de l'inconnu, de l'incertain».{[8] [174]) C'est en fonction de cet inconnu que les USA changent de stratégie militaire et mettent en place une version de la guerre des étoiles de Reagan adaptée à la nouvelle donne internationale, et à leur crainte d'éclatement de guerres nucléaires surprises et incontrôlables : le GPALS, «système de protection globale contre les lancements accidentels ou limités» (Global Protection Against Limited Strikes), qui aurait pour but de neutraliser complètement tout lancement de missile nucléaire d'où qu'il vienne, et où qu'il aille.
Les USA défendent leur hégémonie
Les USA sont les premiers intéressés à la lutte contre le chaos en général, et contre la dissémination nucléaire et le risque de conflits locaux atomiques incontrôlables en particulier, car cela pourrait remettre en cause leur position impérialiste dominante. Nous l'avions vu lors de la guerre du Golfe([9] [175]), lors des Conférences de paix sur le Moyen-Orient desquelles les pays européens étaient exclus.([10] [176]) Nous venons de le voir encore dernièrement lors de la Conférence sur l'aide à la CEI réunie à Washington, et où les USA ont tout organisé, dictant les ordres du jour, nommant les commissions et leurs présidences à leur convenance, réduisant une fois de plus les autres pays européens, l'Allemagne et surtout la France, au rôle de comparses impuissants, et ridiculisés lors de la mise en scène médiatique des premiers envois aériens de l'aide alimentaire à la Russie.
Le programme GPALS, qui, soit dit en passant, en dit long sur la croyance qu'a la bourgeoisie mondiale, américaine en particulier, sur «l'ère de paix» qui devait régner avec le nouvel ordre mondial de Bush, ce nouveau programme de «guerre des étoiles» est aussi la dernière expression, et de taille, de la volonté hégémonique des USA. En effet, il assurerait la «sécurité collective de Vancouver à Vladivostok (from V. to V.) ». Traduction : il assurerait, sans doute définitivement, en tout cas pour un long moment, la suprématie militaire américaine «de V. à V» sur l'Europe et le Japon.
Quant aux «réductions» des dépenses d'armement, aux «dividendes de la paix», pour la bourgeoisie américaine, il ne s'agit pas de réduire son effort d'armement et de guerre, mais simplement de mettre au rancart tout ce qui ne sert plus. C'est à dire en gros la partie de l'arsenal qui était braquée sur l'URSS et qui a moins de raison d'être. On va essayer d'en vendre une partie à des prix défiant toute concurrence. Le reste ? Une montagne de ferraille qui a coûté une fortune (la plus grande partie de l'immense déficit américain). Par contre, le budget de programme de guerre des étoiles (SDI) augmente de 31 %. Le coût total du programme serait de 46 milliards de dollars... La course aux armements continue.
L'Allemagne de plus en plus présente sur la scène impérialiste mondiale
Toute une série d'éléments viennent confirmer la tendance, inévitable à ce que l'Allemagne apparaisse comme la principale puissance impérialiste rivale des USA ([11] [177]). Et la bourgeoisie américaine ne s'y trompe pas. Dès le mois de septembre 1991, quelques mois après la démonstration de force US dans le Golfe, le Washington Post relevait les éléments de la nouvelle «arrogance» («assertiveness») allemande :
«L'Allemagne menace de reconnaître la Croatie et la Slovénie ; elle amène l'Europe à entériner l'indépendance des Etats baltes; elle fustige ses alliés occidentaux pour leurs hésitations sur la question de l'aide à l'URSS ; elle appelle à une interdiction rapide des missiles à courte portée, propose que la CSCE crée sa propre force de maintien de la paix, et somme ses alliés de lui donner plus de contrôle sur les troupes stationnées sur son sol.»([12] [178])
«En décembre, l'Allemagne a forcé la main à ses partenaires européens en reconnaissant les deux Républiques à peine un mois après le sommet de Maastricht où le principe d'une politique étrangère et de défense commune avait été accepté, à la demande de Bonn ; la Bundesbank a relevé unilatéralement ses taux d'intérêt d'un demi point, dix jours après ce même sommet, où avait été entériné un processus d'union monétaire ; l'Allemagne n'a pas facilité la discussion du GATT, malgré la promesse formulée par Helmut Kohl de céder sur les subventions aux agriculteurs. Enfin, les diplomates de RFA adoptent une attitude de plus en plus impérieuse en Europe et aux Etats-Unis : on le sait, Kohl souhaite imposer l'allemand comme langue de travail communautaire... »{[13] [179])
Les bourgeoisies américaine, anglaise, et française aussi, même si c'est à divers titre, s'offusquent de la nouvelle «assertiveness» allemande. Elles n'y étaient plus habituées. L'apparence d'unité qui prévalait, se lézarde chaque fois un peu plus, l'Allemagne étant inévitablement poussée à défendre ses intérêts impérialistes propres, qui sont antagoniques à ceux des USA. En particulier, la révision de la Constitution qui lui interdit d'envoyer des troupes à l'étranger devient urgente : «L'engagement de moyens militaires pour réaliser des objectifs politiques en Europe et dans les régions voisines ne (devrait) pas être exclu.» ([14] [180])
En effet, après la guerre du Golfe, l'Allemagne a aussi révélé ses limites actuelles dans l'affaire yougoslave : sans poids militaire, et surtout absente du Conseil de sécurité de l’ONU, elle n'a pu aider, comme il aurait été nécessaire, la Croatie. Les USA, paralysant les efforts de cessez-le-feu de la CEE, et retardant la décision d'envoi des casques bleus de l'ONU, ont laissé les mains libres à l'armée fédérale, tenue par la Serbie, pour mener une guerre sanglante et repousser les ambitions territoriales de la Croatie.
L'impérialisme français, entre deux maux, choisit le moindre
La bourgeoisie française qui ne se console pas d'être une puissance de second ordre sur la scène impérialiste mondiale, se trouve prise entre son désir de s'affranchir de la tutelle pesante des USA, et sa crainte «éternelle» depuis l'instauration du capitalisme, de la puissance allemande.
Elle croit avoir trouvé la solution à son problème dans l'Europe, dans la CEE. Dans le cadre d'une Europe Unie, elle pourrait rivaliser avec les USA, et en même temps, parmi douze nations, elle pourrait juguler et contrôler l'Allemagne.
Pour l'instant, elle joue donc la carte allemande et se fait aguicheuse : elle propose de mettre sa force nucléaire au service d'une défense européenne. Le ministre des affaires étrangères allemand a réagi avec «intérêt» à cette proposition. Alors que les Etats-Unis s'attribuaient tous les bons rôles dans la Conférence sur l'aide à la CEI - que Mitterrand avait jugée superfétatoire - et l'organisation de I’«Opération Espoir» (Provide Hope) d'acheminement de vivres à la Russie, la France proposait que ce soit le G7 qui organise cette opération. Le G7 est actuellement présidé par... l'Allemagne.
Cette dernière ne reste pas insensible aux charmes français : après la création de la brigade franco-allemande, des accords de coopération militaire se constituent pour la construction d'un « eurocopter » (militaire évidemment) et l'Allemagne songe à acheter l'avion de chasse français, le Rafale.
Mais si mariage il doit y avoir, il sera de raison. Il ne s'agit pas d'un coup de foudre comme on a pu le constater dans la question yougoslave, où la France, «puissance méditerranéenne», penchait au début du côté américano-anglais, redoutant que l'Allemagne gagne les rives de la Méditerranée par Croatie interposée et de voir ainsi amoindrie une partie de la valeur de sa dot. Toujours est-il que pour l'instant, l'idylle continue. Mais elle ne va pas sans poser des problèmes à la France.
Les tensions entre USA et Europe s'accentuent
En fait, la France se trouve au centre d'une bataille qui la dépasse. «Le regain de tension entre la France et les Etats-Unis marque l'avènement d'une nouvelle ère où les anciens alliés semblent s'apprêter, à devenir de nouveaux rivaux dans des domaines tels que le commerce, la stratégie militaire et le nouvel équilibre mondial, selon certains hauts fonctionnaires américains et français.»([15] [181])
Le point faible de l'alliance franco-allemande sur lequel tape la bourgeoisie américaine est bien sûr la France. Elle tape d'autant plus fort que la France pourrait aider l'Allemagne à accéder à l'arme nucléaire.
Les événements en Algérie, au Tchad et à Djibouti, l'instabilité sociale et politique de ces pays, sont mis à profit par les USA pour faire pression sur la France, remettant en cause la présence de celle-ci dans ses zones d'influence historiques, après l'avoir expulsée du Liban. Que se soit le FIS qui est financé par l'Arabie Saoudite, le gouvernement de Djibouti qui, sous l'influence de l'Arabie Saoudite, met en question la présence de l'armée française sur son territoire, ou Hissene Habré le protégé des américains. La main des USA est présente qui vient s'appuyer sur le chaos effroyable qui prévaut dans ces pays, et du coup l'aggraver encore plus, pour ses intérêts impérialistes, tout comme la défense des intérêts impérialistes allemands en Yougoslavie n'a fait qu'accroître la décomposition qui régnait.
La pression américaine se fait très forte aussi sur le plan économique dans le cadre des négociations du GATT avec la CEE. Là encore, c'est la France qui est la principale visée sur la questions des subventions agricoles. Liant les questions de sécurité, l'engagement américain en Europe, au règlement des différents sur le GATT ([16] [182]), les USA exercent un véritable chantage sur les pays européens visant à les diviser. Comme le dit un journal bulgare, Douma : «alors que l'Europe construit "la maison commune européenne de l'Atlantique à l'Oural" brique par brique, les Etats-Unis la détruisent, brique par brique, sous le mot d'ordre "de Vancouver à Vladivostok"» ([17] [183])
Le Japon, autre grande puissance Impérialiste montante
De plus en plus, le Japon joue un rôle politique international qui, certes, n'est pas encore à la hauteur des ses ambitions, mais qui s'en rapproche petit à petit. Le voyage de Bush en Asie, et au Japon, et qui a eu pour objet fondamental le redéploiement des forces militaires américaines du Pacifique (base militaire à Singapour), a donné suite à des déclarations répétées des dirigeants japonais sur «l'analphabétisme des ouvriers américains» et sur leur «manque d'éthique», suite aux pressions US pour l'ouverture du marché japonais aux produits américains. Au delà de ces péripéties secondaires, mais révélatrices du climat et du réveil de 1' «assertiveness» de la bourgeoisie japonaise, le Japon revendique de plus en plus de jouer un rôle politique de premier plan sur la scène impérialiste : il pose de plus en plus la question de la recomposition du conseil permanent de l'ONU ; il est à la tête de la force de l'ONU au Cambodge ; il intervient de plus en plus sur le continent asiatique (Chine, Corée) ce qui ne va pas sans inquiéter les USA([18] [184]); et il réclame chaque jour avec plus d'insistance la restitution par la Russie des îles Kouriles (avec le soutien de l'Allemagne).
Le Japon va beaucoup plus vite que l'Allemagne sur les questions militaires. La révision de la Constitution limitant l'envoi de forces armées à l'étranger est beaucoup plus avancée. Et surtout, «il amasse d'énormes quantité de plutonium. Une centaine de tonnes. Beaucoup plus qu'il ne peut en consommer dans ses 39 centrales nucléaires actuelles (...). Alors la perspective d'un Japon stable et pacifiste transformé en puissance nucléaire n'a à priori rien d'alarmant. Pourtant, le Japon se donne les moyens de fabriquer des armes nucléaires, et chaque pas de plus peut-être lourd de conséquences internationales» {[19] [185])
Il faut se rendre à l'évidence, le nouvel ordre mondial qui devait apporter la paix à l'humanité, est lourd de menaces. D'un côté le chaos et la décomposition envahissent la planète et exacerbent les conflits locaux de toutes sortes, les rivalités et les guerres impérialistes régionales, de l'autre, les antagonismes impérialistes entre les grandes puissances prennent une tournure chaque fois plus aiguë et tendue. Leur développement, encore relativement «soft», mesuré, poli, courtois si l'on peut dire, en surface du moins, va s'approfondir et venir accélérer et aggraver les effets de la décomposition du monde capitaliste, le chaos et la catastrophe sociale et économique. Et il les accélère et aggrave déjà.
Une seule alternative a la barbarie capitaliste : le communisme
Face à la barbarie du monde capitaliste, où le tragique le dispute à l'absurde, la seule force capable d'offrir une alternative à cette impasse historique subit encore le contrecoup des événements qui ont marqué la fin du bloc de l'Est et de l'URSS. Les campagnes idéologiques internationales que la bourgeoisie a lancées sur «la fin du communisme» (en l'assimilant mensongèrement au stalinisme), sur «la victoire définitive du capitalisme», ont réussi momentanément à gommer des consciences des grandes masses d'ouvriers toute perspective de possibilité quelconque d'une autre société, d'une alternative à l'enfer capitaliste.
Ce désarroi qui touche le prolétariat et la baisse de sa combativité ([20] [186]) sont venus s'ajouter aux difficultés croissantes dues à la décomposition sociale qu'il rencontre. La lumpénisation, le désespoir et le nihilisme qui touchent déjà de grandes fractions du prolétariat mondial (à l'Est), représentent un danger pour les couches d'ouvriers (particulièrement les jeunes) rejetés de la production et au chômage. L'utilisation cynique de ce désespoir par la bourgeoisie, représente aussi une difficulté supplémentaire. En particulier, elle développe et attise des sentiments anti-immigrés et racistes, ce qui risque d'être encore plus alimenté par les vagues massives d'immigration à venir (spécialement des pays de l'Est). Les fausses oppositions racisme et antiracisme, totalitarisme et démocratie, fascisme et antifascisme, sont des tentatives de détourner les ouvriers de leurs luttes, du terrain anti-capitaliste de défense de leurs conditions de vie et d'opposition à l'Etat bourgeois, que les révolutionnaires doivent dénoncer implacablement.
Néanmoins, les temps changent et la crise économique, la récession ouverte qui touche les plus grandes puissances mondiales, USA en tête, reviennent au premier plan des préoccupations ouvrières. Les attaques contre la classe ouvrière sont en train de s'accélérer brutalement dans les principaux pays industrialisés. Les salaires sont bloqués depuis longtemps et aux USA «les salaires réels moyens des ouvriers (sont) plus bas qu'il y a 10 ou 15 ans»([21] [187]). Mais surtout, les licenciements se multiplient dramatiquement, et tout particulièrement dans les branches centrales de l'économie mondiale. IBM pour l'informatique a supprimé 30 000 emplois en 1991 et en prévoie autant en 1992; General Motors, Ford et Chrysler dans l'automobile ont accumulé les pertes (7 milliards de dollars) et licencient massivement ; les industries d'armement (General Dynamic, United Technologies) aussi. Des milliers d'emplois sont supprimés dans ces secteurs. Des milliers d'autres le sont dans les services (banques, assurances) : «Le nombre de demandes d'allocations chômage laisse à penser que 23 millions de personnes ont perdu leur emploi Vannée dernière.»
Sur une population de 250 millions d'habitants aux USA, 9 % de la population, 23 millions de personnes, vivent des «food stamps», c'est à dire des bons de nourriture. Plus de 30 millions vivent sous le seuil de pauvreté, et, à ce titre, bénéficient d'une protection de santé, le «Medicaid». Mais 37 millions, qui ont un niveau de vie au dessus de ce seuil, ne bénéficient d'aucune couverture de santé, qu'ils ne peuvent se payer. Ces gens sont dans l'impossibilité de se soigner... et la moindre maladie se transforme en catastrophe pour ces familles. C'est-à-dire qu'au bas mot 70 millions de personnes vivent dans la misère ! Voilà ce qu'il en est de la «prospérité» tant vantée du «capitalisme triomphant».
Bien évidemment, les licenciements massifs ne touchent pas que les ouvriers américains. Les taux de chômage sont particulièrement élevés dans des pays comme l'Espagne, l'Italie, la France, le Canada, la Grande-Bretagne. Partout, ils s'envolent dans les secteurs centraux de l'économie, dans l'automobile, dans la sidérurgie, dans les industries d'armement. Même le fleuron de l'industrie allemande, Mercedes (tout comme BMW), va licencier.
C'est une attaque terrible que la classe ouvrière des pays industrialisés commence à subir, une attaque qui vise à ramener ses conditions d'existence au plus bas.
Les licenciements, les baisses de salaires, la détérioration générale des conditions de vie, vont contraindre la classe ouvrière à reprendre le chemin du combat et des luttes massives. Ces luttes vont devoir de nouveau se confronter aux impasses politiques des partis de gauche et des gauchistes, aux manoeuvres syndicalistes, tel le corporatisme, et rechercher l'extension et l'unification des luttes. Dans ce combat politique, les groupes révolutionnaires et les ouvriers les plus combatifs et conscients auront un rôle crucial d'intervention pour aider au dépassement des pièges posés par les forces politiques et syndicales de la bourgeoisie.
Parallèlement, ces attaques contre les conditions de vie ouvrière viennent démentir le mythe de la prospérité du capitalisme, et révèlent aux yeux des grandes masses d'ouvriers l'état de faillite du capitalisme, sa banqueroute historique sur le plan économique. Cette prise de conscience va les pousser à rechercher de nouveau une alternative au capitalisme et gommer ainsi petit à petit les effets des campagnes bourgeoisies sur «la fin du communisme» et accélérer la recherche d'une perspective de lutte plus large, plus ample, d'une lutte historique et révolutionnaire. Dans ce processus de prise de conscience, les groupes communistes ont un rôle indispensable de rappel des expériences historiques du passé, de réaffirmation de la perspective du communisme, de sa nécessité et de sa possibilité historiques.
Le futur va se jouer dans les affrontements de classes qui vont inévitablement intervenir. Seuls la révolution prolétarienne et la destruction du capitalisme peuvent sortir l'humanité de l'enfer qu'elle subit quotidiennement. Seuls, ils peuvent éviter l'approfondissement de la barbarie capitaliste jusqu'à ses ultimes et dramatiques conséquences. Seuls, ils peuvent permettre l'établissement d'une communauté humaine où l'exploitation, la misère, les fa mines et les guerres seront éradiquées à jamais.
RL, 23/2/92
« Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l'opposition entre travail intellectuel et travail corporel; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie; quand avec l'épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues, et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance - alors seulement on pourra s'évader une bonne fois de l'étroit horizon du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins".»
Marx. Critique du Programme de Gotha
[1] [188] Le Monde, 31/1/1992.
[2] [189] Le Monde 19/1/1992.
[3] [190] Selon la presse Tchécoslovaquie traduite dans Courrier International n 66, et Le Monde du 11/2/1992.
[4] [191] Le Monde, 16/2/1992.
[5] [192] International Herald Tribune, 21/2/1992.
[6] [193] Le Monde, 16/2/1992.
[7] [194] Baltimore Sun repris par International Herald Tribune du 12/2/1992.
[8] [195] International Herald Tribune, 19/2/1992.
[9] [196] Voir Revue Internationale n° 63, 64, 65.
[10] [197] Voir Revue Internationale n° 68.
[11] [198] Voir "Vers le plus grand chaos de l'histoire, Revue Internationale n° 68.
[12] [199] Washington Post, 18/9/1991, traduit par Courrier International n° 65.
[13] [200] Editorial de Courrier International n° 65, 30/1/1992.
[14] [201] Déclaration du Ministre allemand de la Défense, G. Stoltenberg, Le Monde, 18/1/1992.
[15] [202] Washington Post repris par Y International Herald Tribune, 23/1/1992.
[16] [203] Voir les déclarations du vice-président américain, Dan Quayle, Le Monde 11/2/1992.
[17] [204] Cité par Le Monde, idem.
[18] [205] International Herald Tribune, 3/2/1992.
[19] [206] Financial Times, traduit par Courrier International n° 65.
[20] [207] Voir Revue Internationale, n° 67, "Résolution sur la situation internationale" du 9 Congrès du CCI.
[21] [208] International Herald Tribune,
«Guerre», «bataille», «invasion»t le langage belliciste a envahi la sphère de l'économie et du commerce. Avec la crise économique qui sévit depuis de nombreuses années, la concurrence pour des marchés solvables qui rétrécissent comme peau de chagrin se fait de plus en plus âpre, et prend la dimension d'une véritable guerre commerciale.
La concurrence économique est une constante de la vie du capitalisme, un de ses fondements inhérent à son être. Mais il y a une différence fondamentale entre les périodes de prospérité, durant lesquelles les entreprises capitalistes luttent pour s'ouvrir des marchés et accroître leurs profits, et les périodes de crise aiguë, comme celle que nous traversons actuellement, où la question n'est plus tant d'accroître les profits, que de limiter les pertes et d'assurer sa survie dans la bataille économique de plus en plus sévère. Preuve irréfutable de la bagarre économique qui fait rage : le record historique du nombre de faillites dans tous les pays du monde. Celles-ci ont ainsi augmenté de 56 % en 1991 en Grande-Bretagne, de 20 % en France, une hécatombe qui touche tous les secteurs économiques.
Exemple parmi d'autres : le transport aérien
Exemple parmi d'autres, mais particulièrement significatif de la guerre commerciale, le secteur des transports aériens. L'avion est devenu le symbole du développement du commerce et des échanges mondiaux dans leurs aspects les plus modernes depuis des décennies.
De la deuxième guerre mondiale jusqu'au début des années 1970, le boom du développement de ce mode de transport va permettre aux entreprises de ce secteur de se partager un marché en pleine expansion qui laisse à chacune de larges marges de développement dans une situation de faible concurrence. Les plus grandes compagnies grandissent douillettement sous la protection des lois et des réglementations mises en place par les Etats qui les parrainent. Les faillites sont rares et touchent seulement des entreprises d'importance secondaire.
Avec le retour de la crise capitaliste à la fin des années 1960, la concurrence va se faire plus rude. Le développement des compagnies «charters» qui viennent concurrencer les grandes compagnies sur les lignes les plus rentables et briser ainsi leur monopole, est le signe annonciateur de la crise terrible qui se développe dans les années 1980. Sous la pression accrue de la concurrence, les réglementations qui la limitaient volent en éclat; la dérégulation du marché intérieur américain, au début de la présidence Reagan, va sonner le glas de la période de prospérité et de sécurité que connaissaient jusque là les grandes compagnies aériennes. En une décennie, le nombre des grandes compagnies intérieures US passe de 20 à 7. Ces dernières années, les plus grands noms du transport aérien américain font un atterrissage brutal dans la banqueroute; tout récemment encore TWA vient de déposer son bilan, rejoignant au cimetière des ailes brisées PanAm, Eastern, Braniff, et d'autres.
Les pertes s'accumulent. En 1990, Continental a totalisé 2 343 millions de dollars de pertes; US air 454 millions ; TWA 237 millions. En 1991, la situation est encore pire. United airlines et Delta airlines, qui étaient les seules grandes compagnies américaines à annoncer un profit en 1990, affichent respectivement 331 millions de dollars de pertes pour l'année et 174 millions pour le premier semestre.
En Europe, la situation des compagnies aériennes n'est pas plus florissante. Lufthansa vient d'annoncer 400 millions de Deutschemarks de provision pour perte, Air France annonce des pertes consolidées de 1,15 milliard de francs au premier semestre 1991, SAS accumule 514 millions de couronnes suédoises de pertes pour le premier trimestre 1991, Sabena est à vendre, tandis que c'est l'hécatombe parmi les petites compagnies de transport régional. Quant à la première compagnie aérienne mondiale, officiellement Aeroflot, elle ne trouve plus de kérosène pour faire voler ses avions et est menacée d'éclatement avec la disparition de l'URSS.
Ce sombre bilan a d'abord eu son explication officielle toute trouvée dans la guerre du Golfe, qui a, effectivement, fait baisser pendant plusieurs mois la fréquentation des lignes aériennes. Mais, celle-ci terminée, les comptes ne se sont pas redressés, et le mensonge a fait long feu. La récession de l'économie mondiale ne vient pas de la guerre du Golfe et le transport aérien est un parfait résumé de ses effets dévastateurs.
Les lignes les moins rentables sont délaissées et des régions entières du globe, les plus sous-développées, sont de moins en moins bien reliées aux centres industriels du capitalisme.
La concurrence fait rage sur les trajets les plus rentables. Ainsi, sur l'Atlantique nord, les vols se sont multipliés, aboutissant à une surcapacité et diminuant le coefficient de remplissage des avions, tandis que la guerre des prix aboutit à des tarifs de dumping, détruisant ainsi leur rentabilité.
Depuis des années, pour renforcer leur compétitivité, à un moment où le marché était plus florissant, les compagnies aériennes se sont lancées dans des programmes ambitieux d'achats de nouveaux avions, s'endettant très lourdement dans la perspective de lendemains prospères. Elles se retrouvent aujourd'hui avec des avions neufs dont elles n'ont pas l'usage et sont obligées d'annuler leurs commandes ou de demander aux constructeurs aéronautiques de retarder les livraisons. Les avions ne trouvent plus preneur sur le marché de l'occasion et des dizaines de «jets» se retrouvent immobilisés sur des aéroports-parkings, sans emploi.
Pour restaurer les trésoreries déficientes, les compagnies aériennes rognent sur tous les postes de leur budget d'exploitation :
- elles licencient à tour de bras ; de puis deux ans, pas une seule compagnie qui n'ait pas licencié ; des dizaines de milliers de travailleurs très qualifiés se sont retrouvés au chômage sans possibilité de retrouver un emploi dans un secteur en crise ;
- l'entretien des avions est «allégé » ; ces dernières années, plusieurs compagnies ont été surprises à ne pas respecter les règles très strictes de contrôle du bon état des appareils ;
- les budgets de formation du personnel ont été réduits et les exigences de qualification des pilotes et techniciens assouplies ;
- le personnel navigant est soumis à des conditions d'exploitation plus sévères.
De telles mesures n'ont pour conséquence qu'une dégradation de la sécurité sur les lignes aériennes et la multiplication des accidents.
Alors que d'un côté, les compagnies sont engagées dans une politique d'économies tous azimuts pour renflouer leurs bilans, de l'autre, les mêmes règles de la concurrence les poussent à des dépenses massives. Une des lois de la survie, dans une situation de concurrence exacerbée, est la recherche de la taille critique par le développement d'alliances commerciales, de fusions, de rachats d'autres compagnies. Mais si cette politique se traduit à terme par des «économies d'échelle», par une meilleure gestion du matériel volant et du réseau, elle signifie d'abord des investissements lourds. Un exemple parmi d'autres : Air France qui vient de racheter UTA, de fusionner avec Air Inter, de prendre une participation dans la compagnie tchèque, nouvellement privatisée et voudrait bien racheter la Sabena belge, non parce que cette dernière serait particulièrement intéressante économiquement, mais surtout parce qu'il s'agit de ne pas laisser la concurrence s'en emparer. Une telle politique est très dispendieuse et signifie d'abord un développement de l'endettement. Dans leur volonté de survie, toutes les compagnies sont engagées dans ce jeu à «qui-perd-gagne», où les victoire sont des victoires à la Pyrrhus qui ne peuvent qu'hypothéquer l'avenir.
La guerre commerciale qui secoue le transport aérien est une illustration de l'absurdité d'un système basé sur la concurrence et les contradictions catastrophiques dans lesquelles plonge le capitalisme en crise. Cette réalité domine tous les secteurs de l'économie et toutes les entreprises, des plus petites aux plus grandes. Mais elle met aussi a nu une autre vérité, caractéristique du capitalisme dans sa phase de décadence : le rôle dominant du capitalisme d'Etat.
Les états au coeur de la guerre commerciale
Le secteur du transport aérien est un secteur stratégique essentiel pour tout Etat capitaliste, non seulement sur le strict plan économique, mais aussi sur le plan militaire. On voit que, pour le transport de troupes, comme lors du conflit dans le Golfe, la réquisition et la mise à disposition de l'armée de l'aviation civile sont nécessaires. Chaque Etat, quand il en a les moyens, se dote d'une compagnie aérienne qui porte ses couleurs, qui a une position de quasi-monopole sur les lignes intérieures. Toutes les compagnies aériennes un tant soit peu importantes sont sous le contrôle d'un Etat ou d'un autre. Cela est évidemment vrai des compagnies comme Air France qui est directement la propriété de l'Etat français, mais cela est tout aussi vrai des compagnies à statut privé. Celles-ci dépendent totalement de tout l'arsenal juridico administratif que chaque Etat a mis en place pour les contrôler étroitement. Et ce sont même souvent des liens plus occultes du contrôle du capital qui sont en jeu, comme durant la guerre du Vietnam, où la compagnie Air America s'est en fait révélé appartenir à la CIA.. Derrière la guerre commerciale qui se mène dans le secteur du transport aérien, comme dans tous les domaines, ce ne sont pas simplement des entreprises qui s'affrontent, mais des Etats.
Le discours offensif du capitalisme américain, qui se drape dans les plis de l'étendard du «libéralisme», de la sacro-sainte «loi du marché» et de la «libre concurrence» est un mensonge. Le protectionnisme étatique est la règle générale. Chaque Etat veut protéger son marché intérieur, ses entreprises, son économie. Là encore, le marché du transport aérien est un bon exemple. Alors que les USA se font les champions de la dérégulation pour faire jouer la «libre concurrence», le marché intérieur US est protégé et réservé aux transporteurs américains. Chaque Etat édicté un fatras de lois, de règles, de normes dont le but essentiel est de limiter la pénétration de produits étrangers. Le discours sur le libéralisme vise surtout à imposer aux autres Etats l'ouverture de leur marché intérieur. L'Etat est partout le principal agent économique et les entreprises ne sont que les champions d'un capitalisme d'Etat ou d'un autre. La forme juridique de propriété, privée ou publique, ne change rien à l'affaire. Le mythe des «multinationales» véhiculé par les gauchistes dans les années 1970 a fait long feu. Ces entreprises ne sont pas indépendantes de l'Etat, elles ne sont que le vecteur de l'impérialisme économique des plus grands Etats du monde.
Les rivalités économiques dans la logique de l'impérialisme
L'effondrement du bloc russe, en mettant fin à la menace militaire de l'armée rouge, a brisé un des ciments essentiels qui permettait aux USA d'imposer leur discipline aux pays qui constituaient le bloc occidental. Des pays comme l'Allemagne ou le Japon, qui étaient les principaux concurrents économiques des USA, n'en restaient pas moins des alliés fidèles. En échange de la protection militaire américaine, ils acceptaient la discipline économique que leur imposait leur tuteur. Ce n'est aujourd'hui plus le cas. La dynamique du chacun pour soi, de la guerre commerciale à tout crin, s'en est trouvée relancée. Logiquement, aux armes de la compétition économique s'associent les moyens de l'impérialisme. C'est cette réalité que vient d'exprimer tout haut Dan Quayle, le vice-président américain en déclarant en Allemagne, début février : «Il ne faut pas remplacer la guerre froide par la guerre commerciale», ajoutant pour bien préciser sa pensée : «le commerce est une question de sécurité», et : «Une sécurité nationale et internationale exige une coordination entre sécurité politique, militaire et économique »
Dans la bataille économique, les arguments de la propagande idéologique sur le «libéralisme» n'ont que peu de lien avec la réalité. La dernière réunion du G7 ([1] [211]) et les négociations du GATT ([2] [212]) sont un exemple frappant de la situation présente de guerre économique où, au nom du «libéralisme», ce sont les Etats qui négocient.
Le temps où les Etats-Unis pouvaient imposer leur loi est révolu. Le G7 n'est parvenu à aucun accord pour tenter une relance mondiale ordonnée. L'Allemagne occupée à sa réunification fait cavalier seul en maintenant des taux d'escompte élevés, limitant la capacité des autres pays de baisser les leurs pour favoriser cette hypothétique relance. Le voyage du président Bush au Japon, qui avait pour but explicite d'ouvrir le marché japonais aux exportations américaines, a été un fiasco. Les négociations du GATT s'enlisent malgré le forcing des USA qui utilisent tous les atouts de leur puissance économique et impérialiste pour tenter d'imposer des sacrifices économiques à leurs concurrents européens.
De manière significative, ces négociations prennent l'allure d'une foire d'empoigne entre les USA et la CEE. Chacun accuse l'autre de subventionner ses exportations, donc de déroger aux sacro-saintes lois du libre-échange, et tous ont raison. Les Etats européens subventionnent directement le constructeur d'avions Airbus par des aides, des prêts, des garanties de change, tandis que l'Etat américain subventionne indirectement ses constructeurs aéronautiques par des commandes militaires ou des budgets de recherche. En 1990, les pays de l'OCDE ont consacré 600 milliards de dollars à aider leurs industries. Dans le secteur agricole, la même année, les subventions au sein de l'OCDE ont cru de 12%. Un fermier américain bénéficie en moyenne d'une subvention de 22 000 dollars ; pour un fermier japonais celle-ci atteint, toujours en moyenne, 15 000 dollars ; et pour un fermier européen 12 000 dollars. Les belles paroles libérales sur la «magie du marché» sont de l'hypocrisie : c'est l'intervention permanente et renforcée de l'Etat dans tous les domaines à laquelle on assiste.
Loin des phrases sur la «libre concurrence», le «libre-échange» et la «lutte contre le protectionnisme», tous les moyens sont bons à chaque capital national pour assurer la survie de son économie et de ses entreprises dans la bagarre sur le marché mondial : subventions, dumping, pots-de-vin sont pratiques courantes des entreprises qui agissent sous l'oeil bienveillant de leur Etat protecteur. Et quand cela ne suffit pas, les hommes d'Etat se font représentants de commerce, ajoutant aux arguments économiques ceux de la puissance impérialiste. Sur ce plan les USA donnent l'exemple. Alors que leur économie subit la récession et manque de compétitivité face à ses concurrents, le recours aux arguments concrets que lui fournit sa puissance impérialiste, est devenu un moyen essentiel pour lui ouvrir des marchés, moyen que le simple jeu de la concurrence économique ne peut lui permettre de gagner. Et tous les Etats font d'ailleurs de même, dans la mesure de leurs moyens.
Il n'y a plus de loi qui vaille que celle de la survie, tous les moyens sont bons pour gagner la bataille. Telle est la loi de la guerre commerciale, comme celle de toute guerre. «Exporter ou mourir» disait Hitler : c'est devenu la devise obsédante de tous les Etats du monde. L'anarchie et la pagaille règnent sur le marché mondial, la tension monte et ce n'est pas un accord formel du GATT qui pourra freiner cette dynamique vers le chaos. Alors que, depuis des années, des négociations se mènent à couteaux tirés pour essayer de mettre un peu d'ordre sur le marché, la situation échappe déjà à tout contrôle, les accords de troc se multiplient qui ne rentrent pas dans les réglementations du GATT. Chaque Etat se préoccupe déjà de trouver les moyens de contourner les accords futurs.
La perspective n'est pas à une atténuation des tensions.
Plongée dans la récession la guerre commerciale ne peut que s'intensifier
Malgré l'attente et les espoirs des dirigeants du monde entier, l'économie américaine ne parvient pas à sortir de la récession dans laquelle elle est officiellement plongée depuis un an. Les mesures de relance par la baisse du taux d'escompte de la Banque Fédérale, ont tout juste permis de freiner la chute et de limiter les dégâts. Finalement, l'année 1991 se solde par une baisse de 0,7 % du PNB américain. De manière significative, les autres pays industrialisés sont en train de suivre l'économie américaine dans sa chute.
Au Japon, la production industrielle a chuté de 4 % durant les douze mois précédant janvier 1992. Sur les trois derniers mois de l'année 1991, la production industrielle a baissé de 4 % dans la partie occidentale de l'Allemagne, de 29,4 % en Suède (!), de 0,9 % en France. En 1991, le PIB de la Grande-Bretagne a diminué de 1,7% par rapport à l'année précédente. La dynamique de récession est généralisée à tous les grands pays industrialisés.
Le récent discours du président Bush sur l'état de l'Union, qui devait annoncer des mesures pour sortir l'économie américaine du marasme est une déception. Pour l'essentiel, il s'agit d'un saupoudrage de recettes qui ont déjà démontré, tout au long de ces derniers mois, leur inefficacité et qui relèvent en fait plus de la démagogie électoraliste que d'une réelle efficacité économique. Les baisses des impôts vont essentiellement avoir pour effet de creuser encore plus le déficit budgétaire qui a déjà atteint 270 milliards de dollars en 1991 et doit, selon les prévisions officielles, culminer à 399 milliards de dollars en 1992, posant encore plus lourdement le problème de la dette américaine. Quant à la réduction du budget d'armement, les fameux <r dividendes de la paix », il n'aura pour seul résultat que de faire encore plus s'empêtrer l'économie US dans le marasme en diminuant les commandes de l'Etat à un secteur déjà en crise et pour lequel plus de 400 000 licenciements sont prévus dans les années qui viennent.
De fait, le seul aspect un tant soit peu positif pour le capital américain en 1991 est le redressement de sa balance commerciale, bien qu'elle soit encore très largement déficitaire. Sur les onze premiers mois de l'année 1991, il atteint 64,7 milliards de dollars, en résorption de 36 % par rapport à la même période de l'année précédente où il atteignait 101,7 milliards de dollars. Cependant ce résultat n'est pas le produit d'une plus grande compétitivité économique, mais de la capacité des USA d'utiliser tous les atouts conjugués, économique et impérialiste, que lui donne son statut de première puissance dans la guerre économique qui se joue sur la scène mondiale. Ce redressement de la balance commerciale américaine signifie, avant tout, une dégradation de celle des autres pays concurrents, et donc une aggravation de la crise mondiale et une concurrence toujours plus forte sur le marché mondial.
Le mensonge nationaliste, un danger pour la classe ouvrière
Le corollaire de la guerre commerciale, c'est le nationalisme économique. Chaque Etat essaie d'embrigader «ses» ouvriers dans la guerre économique, leur demandant d'accepter de se serrer la ceinture au nom de la solidarité autour de la nécessaire défense de l'économie nationale, lançant des campagnes pour encourager l'achat de produits nationaux. «Buy american» est le nouveau slogan des lobbies protectionnistes aux USA.
Depuis des années les prolétaires sont appelés à la sagesse, à la responsabilité, à se soumettre aux mesures d'austérités pour que demain la situation s'améliore, et depuis des années tout va de mal en pis. Partout, dans tous les pays, la classe ouvrière a été la première victime de la guerre économique. Ses salaires et son pouvoir d'achat ont été amputés au nom de la compétitivité économique, les licenciements ont été effectués au nom de la survie de l'entreprise. Le pire des pièges serait pour les prolétaires de croire le mensonge du nationalisme économique comme solution, ou moindre mal, face à la crise. Cette propagande nationaliste, martelée aujourd'hui pour que les ouvriers exsudent plus de sueur pour le capital, est la même que celle qui sert à justifier qu'ils donnent leur sang pour la « défense de la patrie».
La guerre commerciale, avec ses ravages sur l'économie mondiale, est l'expression de l'impasse absurde dans laquelle s'enfonce le capitalisme mondial en proie à la plus grande crise économique de son histoire. Alors que la pauvreté, la pénurie dominent la majeure partie de la population mondiale, la production chute, les usines ferment, les terres sont stérilisées, les travailleurs réduits au chômage, les moyens de production inutilisés. Telle est la logique du capitalisme basé sur la concurrence qui mène au chacun pour soi, à l'affrontement de tous contre tous, à la guerre, vers toujours plus de destructions. Seule la classe ouvrière, qui n'a pas d'intérêts particuliers à défendre, qu'elle soit d'un pays où d'un autre, elle qui partout subit l'exploitation et la misère, peut, par sa lutte, offrir une autre perspective à l'humanité. En défendant, par delà toutes les divisions et toutes les frontières du capitalisme, son unité et sa solidarité de classe internationale, elle seule peut permettre une sortie de la tragédie chaque jour plus dramatique dans laquelle le capitalisme est en train d'entraîner la planète.
JJ, 3/3/92
«La loi selon laquelle une masse toujours plus grande des éléments constituants de la richesse peut, grâce au développement continu des pouvoirs collectifs du travail, être mise en oeuvre avec une dépense de force humaine toujours moindre, cette loi qui met l'homme social à même de produire davantage avec moins de labeur, se tourne dans le milieu capitaliste - où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service du travailleur, mais le travailleur qui est au service des moyens de production - en loi contraire, c'est-à-dire que plus le travail gagne en ressources et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur les moyens d'emploi, plus la condition d'existence des salariés, la vente de sa force de travail devient précaire.»
Marx, Le Capital, livre I, 7e section.
[1] [213] Groupe des sept plus grands pays industrialisés qui organisent des réunions régulières afin de «tenter» de coordonner leurs politiques économiques pour faire face à la crise mondiale.
[2] [214] General agreement on tarifs and trade : négociations internationales destinées à établir des accords de régulation du marché mondial en «réglementant» les conditions de la concurrence.
Alors que le capitalisme connaît la plus grave crise économique de son histoire, les défenseurs de l'ordre établi ne cessent de proclamer la mort du marxisme, c'est à dire de la seule théorie qui permet de comprendre la réalité de cette crise, et qui l'a prévue. Usant jusqu'à la corde le vieux et ignoble mensonge qui identifie marxisme et stalinisme, révolution et contre-révolution, la bourgeoisie veut faire passer la faillite du capitalisme d'Etat stalinien pour la faillite du communisme et de sa théorie, le marxisme. C'est une des plus violentes attaques qu'ait eu à subir, sur le plan de la conscience, la classe ouvrière depuis des décennies. Mais les exorcismes hystériques de la classe dominante ne peu vent rien changer à la réalité crue : les théories bourgeoises s'avèrent totalement incapables d'expliquer l'actuel désastre économique, alors que l'analyse marxiste des crises du capitalisme trouve une éclatante vérification.
L'impuissance des «théories» bourgeoises
Il est frappant de voir les plus lucides des «penseurs et commentateurs» de la classe dominante constater l'ampleur du désastre qui bouleverse la planète, sans qu'ils puissent pour autant fournir le moindre début d'explication cohérente. Il peuvent se répandre pendant des heures à la télévision, remplir des pages entières dans les journaux sur les ravages de la misère et de la maladie en Afrique, sur l'anarchie destructrice qui menace de famine l'ancien empire « soviétique », sur la dévastation écologique de la planète qui met en péril la survie même de l'espèce humaine, sur les ravages de la drogue devenue un commerce aussi important que celui du pétrole, sur l'absurdité qui consiste à stériliser des terres cultivables en Europe alors que les famines se multiplient dans le monde, sur le désespoir et la décomposition qui rongent les banlieues des grandes métropoles, sur le manque de perspectives qui envahit toute la société mondiale... ils peuvent multiplier les études «sociologiques» et économiques dans tous les domaines, le pourquoi de tout cela reste pour eux un mystère.
Les moins stupides perçoivent vaguement qu'à l'origine il y a un problème économique. Sans le dire, ou le savoir, ils se rendent à cette vieille découverte du marxisme qui dit que, jusqu'à présent, l'économie constitue la clé de l'anatomie de la vie sociale. Mais cela ne fait qu'ajouter à leur perplexité. Car, dans la bouillie qui leur sert de cadre théorique, le blocage de l'économie mondiale demeure le mystère des mystères.
L'idéologie dominante repose sur le mythe de l'éternité des rapports de production capitalistes. Envisager, ne fût-ce qu'un instant, que ces rapports, le salariat, le profit, les nations, la concurrence, ne constituent plus le seul mode d'organisation économique possible, comprendre que ces rapports sont devenus la calamité à la source de tous les fléaux qui frappent l'humanité, voilà qui mettrait définitivement à terre les quelques pans qui subsistent de leur édifice philosophique.
Les économistes n'ont cessé d'avancer depuis deux décennies, dans un langage de plus en plus incompréhensible, des «explications» de la dégradation continue de l'économie mondiale. Ces «explications» ont toutes en commun deux caractéristiques : la défense du capitalisme comme seul système possible, et le fait d'avoir été, les unes après les autres, ouvertement ridiculisées par la réalité peu de temps après avoir été formulées. Qu'on se rappelle.
A la fin des années 1960, lorsque la «prospérité», qui avait accompagné la reconstruction d'après la seconde guerre mondiale, touchait à sa fin, il y a eu deux récessions : en 1967 et en 1970. Comparées aux secousses économiques que nous avons connues depuis, ces récessions peuvent aujourd'hui sembler bien insignifiantes ([1] [215]) Mais, à l'époque, elles constituaient un phénomène relativement nouveau. Le spectre de la crise économique, qu'on croyait avoir définitivement enterré depuis la dépression des années 1930, revenait hanter les esprits des économistes bourgeois ([2] [216]). La réalité parlait d'elle même : la reconstruction terminée, le capitalisme plongeait à nouveau dans la crise économique. Le cycle de vie du capitalisme décadent depuis 1914 se confirmait: crise -guerre - reconstruction - nouvelle crise. Mais les «experts» ont expliqué qu'il n'en était rien. Le capitalisme était tout simplement à l'aube d'une nouvelle jeunesse et il ne subissait qu'une crise de croissance. La raison de ces secousses n'aurait été que «la rigidité du système monétaire hérité de la seconde guerre mondiale» - les fameux accords de Bretton-Woods qui reposaient sur le dollar comme étalon et un système de taux de change fixe entre les monnaies. On créa donc une nouvelle monnaie internationale, les Droits de tirage spéciaux (DTS) du FMI et on décida que les taux de change flotteraient librement.
Mais, quelques années après, deux nouvelles récessions, beaucoup plus profondes, longues et étendues géographiquement ont frappé de nouveau le capitalisme mondial, en 1974-75 puis en 1980-82. Les «experts» ont alors trouvé une nouvelle explication : la pénurie de sources d'énergie. On baptisa ces nouvelles convulsions «chocs pétroliers». Par deux fois encore on expliqua que le système n'était pour rien dans ces difficultés. Il s'agissait seulement des effets de la cupidité des cheiks arabes, voire même de la revanche de certains pays sous-développés producteurs de pétrole. Et, comme pour mieux se convaincre de l'éternelle vitalité du système, la «reprise» économique des années 80 se fit au nom d'un retour à un « capitalisme pur ». Les «reaganomics», redonnant aux entrepreneurs privés les pouvoirs et la liberté que les Etats leur avaient prétendument confisqués, devaient enfin faire exploser toute la puissance créatrice du système. Privatisations, élimination impitoyable des entreprises déficitaires, généralisation de la précarité de l'emploi pour mieux permettre le jeu du marché au niveau de la force de travail, l'affirmation du «capitalisme sauvage» devait montrer à quel point les fondements du capitalisme restent sains et offrent la seule issue possible. Mais dès le début des années 80, les économies des pays du «tiers-monde» s'effondrent. Au milieu des années 80, l'URSS et les pays de l'Est de l'Europe, s'engagent dans une voie «libérale», essayant de s'arracher aux formes les plus rigides de leur capitalisme ultra étatisé. La décennie se termine avec une nouvelle aggravation du désastre : l'ancien bloc soviétique plonge dans un chaos sans précédent.
Dans un premier temps, les idéologues des démocraties occidentales ont présenté cela comme une confirmation de leur évangile : l'URSS et les pays d'Europe de l'Est s'écroulent parce qu'ils ne parviennent pas encore à devenir réellement capitalistes ; les pays du «tiers-monde» parce qu'ils gèrent mal le capitalisme. Mais au début des années 90, il se confirme que la crise économique frappe violemment les pays les plus puissants de la planète. Le coeur du capitalisme «pur et dur». Et, à l'avant-garde de ce nouveau plongeon se trouvent justement les champions du nouveau libéralisme, les pays qui étaient censés donner au monde entier l'exemple des miracles que peut accomplir «l'économie de marché» : les Etats-Unis et la Grande Bretagne.
Au début de 1992 les plus beaux fleurons du capitalisme occidental, les entreprises les mieux gérées de la planète annoncent que leurs profits s'écroulent et qu'elles s'apprêtent à supprimer des dizaines de milliers de postes de travail : IBM, premier constructeur d'ordinateurs du monde, le modèle des modèles, qui n'avait jamais connu de pertes depuis sa fondation ; General Motors, première entreprise industrielle du monde, dont on résume la puissance par la fameuse formule «Ce qui est bon pour General Motors est bon pour les Etats-Unis» ; United Technologies, un des premiers et plus modernes groupes industriels américains ; Ford ; Mercedes Benz, le symbole de la puissance du capital allemand, qui se flattait d'être le seul constructeur d'automobiles à avoir embauché au cours des années 80 ; Sony, champion du dynamisme et de l'efficacité du capital japonais... Quant au secteur bancaire et financier mondial, celui qui a connu la plus grande «prospérité» au cours des années 80, profiteur immédiat de cette période marquée par les plus gigantesques spéculations et les endettements les plus démentiels de l'histoire, il est frappé de plein fouet par la crise et menace de s'écrouler usé par ses propres abus. Des «abus» que certains économistes semblent découvrir aujourd'hui, mais qui ont constitué depuis deux décennies la véritable bouée de sauvetage de l'économie mondiale : la fuite en avant dans le crédit. La «machine à repousser les problèmes dans le temps» tombe en morceaux, écrasée par le poids des dettes cumulées pendant des années. ([3] [217])
Que reste-t-il des explications de la crise par «l'excessive rigidité du système monétaire» lorsque l'anarchie des taux de change est devenue un élément de l'instabilité économique mondiale ? Que reste-t-il du bavardage sur les «chocs pétroliers» lorsque les cours du pétrole se noient dans la surproduction ? Que reste-t-il des discours sur «le libéralisme» et «les miracles de l'économie de marché» lorsque l'effondrement économique se fait dans la plus sauvage des guerres commerciales pour un marché mondial qui se rétrécit à vitesse accélérée ? Que valent les explications basées sur une découverte tardive des dangers de l'endettement lorsqu'on ignore que cet endettement suicidaire était le seul moyen de prolonger la survie d'une économie agonisante ?
Ces prêtres de l’absurde que sont devenus les économistes dans le capitalisme décadent, ne parviennent pas plus à comprendre le pourquoi de la crise économique, qu'à dessiner une quelconque perspective sérieuse pour le proche ou le moyen avenir([4] [218]). Leur métier de défenseurs du système capitaliste leur interdit, aussi «intelligents» soient-ils, de comprendre la plus élémentaire réalité : le problème de l'économie mondiale ne réside pas dans une question de pays ou de façon de gérer le système capitaliste. C'est le système mondial, le capitalisme lui même qui est le problème. Leurs «raisonnements», leurs «pensées» resteront certainement dans l'histoire comme un des plus sinistres exemples de l'aveuglement et de la stupidité de la pensée d'une classe décadente.
Le marxisme, la première conception cohérente de l'histoire
Avant Marx, l'histoire humaine apparaissait généralement comme une suite d'événements plus ou moins disparates, évoluant au gré des batailles militaires ou des convictions idéologiques ou religieuses de tel ou tel puissant de ce monde. En dernière instance, la seule logique pouvant servir de fil conducteur à cette histoire devait être cherchée en dehors du monde matériel, dans les sphères éthérées de la divine Providence ou, dans le meilleur des cas, dans le développement de l'Idée Absolue de l'Histoire chez Hegel([5] [219]).
Aujourd'hui, les économistes et autres «penseurs» de la classe dominante en sont restés au même point, le retard en plus. Avec l'effondrement de ce qu'ils considèrent avoir été «le communisme», il en est même qui, reprenant une caricature de la pensée de Hegel, annoncent «la fin de l'histoire» : puisque maintenant tous les pays parviennent à la forme la plus achevée du capitalisme («le libéralisme démocratique»), puisqu'il ne peut rien y avoir au delà du capitalisme, nous serions au bout du chemin. Avec de telles conceptions, l'actuel chaos, le blocage économique de la société, sa désagrégation généralisée ne peuvent que demeurer un mystère de la Providence. Pour celui qui croit qu'au delà du capitalisme il ne peut rien exister, le terrifiant constat de faillite au bout de plusieurs siècles de domination capitaliste sur la planète, ne peut provoquer que stupeur, une stupeur à faire désespérer de l'humanité.
Pour le marxisme, par contre, il s'agit d'une éclatante confirmation des lois historiques qu'il a découvertes et formulées. Du point de vue du prolétariat révolutionnaire, le capitalisme n'est pas plus éternel que ne l'ont été les anciens modes d'exploitation, le féodalisme ou l'esclavagisme antique par exemple. Le marxisme se distingue justement des théories communistes qui l'ont précédé, par le fait qu'il fonde le projet communiste sur une compréhension de la dynamique de l'histoire : le communisme devient possible historiquement parce que le capitalisme crée simultanément les conditions matérielles permettant d'accéder à une véritable société d'abondance, et la classe capable d'entreprendre la révolution communiste : le prolétariat. Il devient une nécessité historique parce que le capitalisme aboutit à une impasse.
Autant l'impasse capitaliste déconcerte les bourgeois et leurs économistes, autant elle confirme les marxistes dans leurs convictions révolutionnaires.
Mais, comment les marxistes expliquent-ils cette situation de cul-de-sac historique ? Pourquoi le capitalisme ne peut-il pas se développer à l'infini ? Une phrase du Manifeste communiste, de Marx et Engels, résume la réponse : «Les institutions bourgeoises sont devenues trop étroites pour contenir la richesse qu'elles ont créée».
Quelle est la signification de cette formulation ? La réalité actuelle la confirme-t-elle ?
«Les institutions bourgeoises»
Un des pièges de l'idéologie bourgeoise, et dont les premières victimes sont les économistes eux-mêmes, consiste à croire que les rapports capitalistes seraient des rapports «naturels». L'égoïsme, la rapacité, l'hypocrisie et la cynique cruauté de l'exploitation capitaliste ne seraient que la forme la plus raffinée atteinte par une éternelle, et toujours «mauvaise», «nature humaine».
Mais quiconque jette un regard à l'histoire constate immédiatement qu'il n'en est rien. Les rapports sociaux actuels ne dominent la vie économique de la société que depuis 500 ans, si l'on situe, comme Marx, le début de cette domination au 16e siècle, lorsque la découverte de l'Amérique et l'explosion du commerce mondial qui s'ensuit, permettent aux marchands capitalistes de commencer à imposer définitivement leur pouvoir sur la vie économique de la planète. Auparavant, l'humanité a connu d'autres sociétés de classes, comme le féodalisme et l'esclavagisme antique, et avant cela, elle a vécu pendant des millénaires sous des formes diverses de «communisme primitif», c'est-à-dire dans des sociétés sans classes ni exploitation.
«Dans la production sociale de leur existence, - explique Marx([6] [220])- les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale.»
Les institutions bourgeoises, les rapports de production capitalistes et leur «édifice juridique et politique», loin de constituer des réalités éternelles, ne sont qu'une forme particulière, momentanée de l'organisation sociale, correspondant «à un degré donné du développement des forces productives». Marx disait qu'au moulin à bras correspondait l'esclavagisme antique, au moulin à eau le féodalisme, au moulin à vapeur le capitalisme.
Mais en quoi consistent ces rapports ? Dans la mythologie qui identifie stalinisme et communisme, il est commun de définir les rapports capitalistes par opposition à ceux qui prédominaient dans les pays soi-disant communistes, tels l'ex-URSS. La question de la propriété des moyens de production par des capitalistes individuels ou par l'Etat serait le critère déterminant. Mais, commet l'avaient déjà démontré Marx et Engels dans leur combat contre le socialisme étatique de Lassalle, le fait que l'Etat capitaliste possède ; les moyens de production ne fait t que donner à cet Etat le statut de «capitaliste collectif idéal». '
Rosa Luxemburg, une des plus grandes marxistes depuis Marx, insiste sur deux critères principaux, deux aspects de l'organisation sociale pour déterminer les spécificités d'une mode d'exploitation par rapport aux autres : le but de la production et le rapport qui lie l'exploité à ses exploiteurs. Ces critères, définis bien avant la révolution russe et son étouffement, ne laissent d'ailleurs aucun doute sur la nature capitaliste des économies staliniennes. ([7] [221])
Le but de la production
Rosa Luxemburg résume la spécificité du but de la production capitaliste de la façon suivante : «Le propriétaire d'esclaves achetait des esclaves pour sa commodité et pour son luxe, le seigneur féodal extorquait des corvées et des redevances au serfs dans le même but: pour vivre largement avec sa parenté. L'entrepreneur moderne ne fait pas produire aux travailleurs des vivres, des vêtements, des objets de luxe pour sa consommation, il leur fait produire des marchandises pour les vendre et en retirer de l'argent.»([8] [222])
Le but de la production capitaliste c'est l'accumulation du capital, à tel point que les dépenses de luxe auxquelles se livrent les membres de la classe exploiteuse sont, dans les temps radicaux du capitalisme naissant, condamnées par le puritanisme bourgeois. Marx en parle comme d'un «vol du capital».
Les bourgeois-bureaucrates prétendent que dans leurs régimes, on ne poursuit pas des objectifs capitalistes et que le revenu des «responsables» est sous forme de «salaire». Mais le fait que le revenu soit distribué sous forme de revenu fixe (faussement appelé dans ce cas «salaire») et d'avantages de fonction, au lieu de l'être sous forme de revenus d'actions ou placements individuels, tout cela n'est pas significatif lorsqu'il s'agit de déterminer s'il s'agit d'un mode de production capitaliste ([9] [223]). Le revenu des grands i bureaucrates de l'Etat n'en est pas moins fait du sang et de la sueur des prolétaires. La «planification» stalinienne de la production ne poursuit pas d'autres objectifs que les investisseurs de Wall-Street : nourrir le dieu Capital National avec le sur-travail extirpé aux exploités, accroître la puissance du capital et en assurer la défense face aux autres capitaux nationaux. L'aspect «Spartiate» affiché, hypocritement, par les bureaucraties staliniennes, surtout lorsqu'elles viennent de s'emparer du pouvoir, n'est qu'une caricature dégénérée du puritanisme de l'accumulation primitive du capital, une caricature rendue difforme par les lèpres du capitalisme décadent : la bureaucratie et le militarisme.
Le lien exploité-exploiteur
Les spécificités du capitalisme, quant au rapport entre l'exploité et son exploiteur, ne sont pas moins importantes ni moins présentes dans le capitalisme d'Etat stalinien.
Dans l'esclavagisme antique, l'esclave est nourri tout comme le sont les animaux appartenant au maître. Il reçoit, de la part de son exploiteur, le minimum indispensable pour vivre et se reproduire. Cette quantité est relativement indépendante du travail qu'il fournit. Même s'il n'a pas travaillé, même si la récolte est détruite, le maître se doit de le nourrir, sous peine de le perdre, comme on perd un cheval qu'on a négligé d'alimenter.
Dans le servage féodal, le serf partage encore avec l'esclave, même si c'est sous des formes plus distendues et émancipées, sa condition d'objet personnellement rattaché à son exploiteur ou à une exploitation : on cède un château avec ses terres, ses bêtes et ses serfs. Cependant, le revenu du serf n'est plus véritablement indépendant du travail qu'il effectue. Son droit à prélever sur la production est défini comme une partie, un pourcentage de la production réalisée.
Dans le capitalisme, l'exploité, le / prolétaire est «libre». Mais cette «liberté» tant vantée par la propagande bourgeoise, se résume au j fait que l'exploité n'a aucun lien personnel avec son exploiteur. L'ouvrier n'appartient à personne, il n'est rattaché à aucune terre ou propriété. Son lien avec son exploiteur se réduit à une opération commerciale : il vend, non pas lui même, mais sa force de travail. Sa «liberté» c'est d'avoir été séparé de ses moyens de production. C'est la liberté du capital de l'exploiter en n'importe quel lieu, pour lui faire produire ce que bon lui semble. La part que le prolétaire a le droit de prélever sur le produit social (quand il y a droit) est indépendante du produit de son travail. Cette part équivaut au prix de la seule marchandise importante qu'il possède et reproduit : sa force de travail.
«Comme toute autre marchandise, la marchandise "force de travail" a sa valeur déterminée. La valeur de toute marchandise est déterminée par la quantité de travail nécessaire à sa production. Pour produire la marchandise "force de travail", une quantité déterminée de travail est également nécessaire, le travail qui produit la nourriture, les vêtements, etc., pour le travailleur. La force de travail d'un homme vaut ce qu'il faut de travail pour le maintenir en état de travailler, pour entretenir sa force de travail.»([10] [224]}
C'est le salariat.
Les staliniens prétendent que leurs régimes ne pratiquent pas cette forme d'exploitation car il n'y a pas de chômage. Il est vrai que, de façon générale, dans les régimes staliniens on «fait travailler les chômeurs». Le marché du travail est caractérisé par la situation de monopole de l'Etat qui achète pratiquement tout ce qui se trouve sur le marché, en échange de salaires de misère. Mais l'Etat, ce «capitaliste collectif», n'en est pas moins acheteur et exploiteur. Pour le prolétaire, la garantie d'emploi, il doit la payer de l'interdiction absolue de toute revendication et de l'acceptation des conditions de vie les plus misérables. Le stalinisme ce n'est pas la négation du salariat, mais la forme totalitaire de celui-ci.
Aujourd'hui, les économies des pays staliniens ne deviennent pas capitalistes, elles ne font que tenter d'abandonner les formes les plus rigidement étatiques du capitalisme décadent qui les caractérisent.
Production exclusivement en vue de la vente pour l'accumulation de capital, rémunération des travailleurs par le salariat, cela ne définit évidemment pas toutes les institutions bourgeoises, mais met en avant les plus spécifiques. Celles qui permettent de comprendre pourquoi le capitalisme est condamné à l'impasse.
«La richesse qu'elles ont créée... »
Au sortir de la société féodale, les rapports de production capitalistes, les «institutions bourgeoises» ont permis un bond gigantesque des forces productives de la société. A l'époque où le travail d'un homme permettait à peine de se nourrir lui-même et un autre, lorsque la société était encore morcelée en une multitude de fiefs quasiment autonomes les uns par rapport aux autres, le développement de la «liberté» du salariat et de l'unification de l'économie par le commerce, a constitué un puissant facteur de développement.
«La bourgeoisie... a montré ce que l'activité humaine est capable de réaliser. Elle a accompli des merveilles qui sont autre chose que les pyramides égyptiennes, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques... Au cours de sa domination de classe à peine séculaire, la bourgeoisie a créé des forces productives plus massives et plus colossales que ne l'avaient fait dans le passé toutes les générations dans leur ensemble.»([11] [225])
Contrairement aux théories communistes pré-marxistes, qui disaient le communisme possible à tout moment de l'histoire, le marxisme reconnaît que seul le capitalisme crée les moyens matériels d'une telle société. Avant de devenir «trop étroites pour contenir la richesse qu'elles ont créée», les institutions bourgeoises étaient suffisamment larges pour apporter, « dans la boue et dans le sang » deux réalités indispensables à l'instauration d'une véritable société communiste : la création d'un réseau productif mondial (le marché mondial) et un développement suffisant de la productivité du travail. Deux réalités qui, on le verra, finiront par se transformer en un cauchemar pour la survie du capital.
« La grande industrie a fait naître te marché mondial, que la découverte de l'Amérique avait préparée... – dit le Manifeste communiste. Poussée par le besoin de débouchés toujours plus larges pour ses produits, la bourgeoisie envahit toute la surface du globe. Partout elle doit s'incruster, partout il lui faut bâtir 1 partout elle établit des relations..] Elle contraint toutes les nations\ sous peine de courir à leur perte, d'adopter le mode de production bourgeois; elle les contraint d'importer chez elles ce qui s'appelle la civilisation, autrement dit : elle en fait des nations de bour geois. En un mot, elle crée un monde à son image. »([12] [226])
Stimulant et produit de cette unification de l'économie mondiale, la productivité du travail fait les plus importants progrès de l'histoire. La nature même des rapports capitalistes, la concurrence à mort dans laquelle vivent les différentes fractions du capital, au niveau national ou international, contraint celles-ci à une course permanente à la productivité. Baisser les coûts de production, pour être plus compétitifs, est une condition de survie sur le marché.([13] [227])
Malgré le poids destructif de l'économie de guerre devenue quasi permanente depuis la première guerre mondiale, malgré les irrationalités introduites par un fonctionnement devenu de plus en plus militarisé, difficile et contradictoire depuis la constitution définitive du marché mondial, au début de ce siècle([14] [228]), le capitalisme a poursuivi un développement de la productivité technique du travail. On estime([15] [229]) que vers 1700, un travailleur agricole en France pouvait nourrir 1,7 personne, c'est-à-dire qu'il s'alimentait lui même et fournissait les trois quarts de l'alimentation d'une autre personne ; en 1975, un travailleur agricole aux Etats-Unis peut nourrir 74 personnes en plus de lui ! La production d'un quintal de blé coûtait 253 heures de travail en 1708 en France ; ce coût y est de 4 heures en 1984. Sur le plan industriel, les progrès ne sont pas moins spectaculaires : pour produire une bicyclette en France en 1891 il fallait 1500 heures de travail ; en 1975 il en fallait 15 aux Etats-Unis. Le temps de travail nécessaire pour produire une ampoule électrique en France a été divisé par plus de 50 entre 1925 et 1982, celui d'un poste de radio par 200. Au cours de la dernière décennie, marquée par une exacerbation sans frein de la guerre commerciale, guerre qui n'a fait que s'aiguiser entre les principales puissances occidentales depuis l'effondrement du bloc de î'Est([16] [230]), le développement de l'informatique et l'introduction croissante de « robots » dans la production ont donné une nouvelle accélération au développement de cette productivité.([17] [231])
Mais ces conditions qui rendent possible d'organiser consciemment, en fonction des besoins humains, la production au niveau mondial, qui permettraient en peu d'années d'éliminer définitivement faim et misère de la planète en faisant exploser le développement de la science et des autres forces productives, bref, ces conditions matérielles, qui rendent possible le communisme, se transforment pour la bourgeoisie en un véritable tourment. Et la subsistance des rapports bourgeois se transforme pour l'humanité en un véritable cauchemar.
« Des institutions trop étroites... »
« A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. » Marx.([18] [232])
Dans le cas des sociétés d'exploitation pré-capitalistes, comme dans celui du capitalisme, cette «collision» entre «le développement des forces productives matérielles de la société» et «les rapports de propriété» se concrétise par une situation de pénurie, de disette. Mais, lorsque les rapports de l'esclavagisme antique ou ceux du féodalisme sont devenus «trop étroits», la société s'est trouvée devant l'impossibilité matérielle de produire plus, d'extraire suffisamment de biens et de nourriture à partir de la terre et du travail. Alors que, dans le cas du capitalisme, nous assistons à un blocage de type particulier : la «surproduction».
«La société se voit rejetée dans un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre de destruction universelle lui ont coupé les vivres ; l'industrie, le commerce semblent anéantis. Et pourquoi? Parce que la société a trop de civilisations, trop de vivres, trop d'industrie, trop de commerce » (Manifeste communiste)
Ce que Marx et Engels décrivaient au milieu du 19e siècle, analysant les crises commerciales du capitalisme historiquement ascendant, est devenu une situation quasi chronique dans le capitalisme décadent. Depuis la première guerre mondiale, la «surproduction» d'armements est devenu une maladie permanente du système. Les famines se développent dans les pays sous-développés au même moment où le capital américain et le capital «soviétique» rivalisent dans l'espace au moyen des techniques les plus coûteuses et sophistiquées. Depuis la crise de 1929, le gouvernement américain a, presque chaque année, consacré une partie de ses subventions agricoles à payer des agriculteurs pour qu'ils ne cultivent pas une partie de leur terre. ([19] [233]) A la fin des années 80, alors que le secrétaire général des Nations Unies annonce plus de 30 millions de morts en Afrique du fait de la faim, aux Etats-Unis près de la moitié de la récolte d'oranges est volontairement détruite par le feu. Au début des années 90, la CEE engage un gigantesque plan de congélation de terres cultivables (15 % des terres consacrées aux céréales). La nouvelle récession ouverte, qui ne constitue qu'une aggravation de la crise dans laquelle se débat le système depuis la fin des années 60, frappe tous les secteurs de l'économie, et, dans le monde entier, les fermetures de mines et d'usines font suite à la stérilisation des terres.
Entre les besoins de l'humanité et les moyens matériels pour les satisfaire se dresse une «main invisible» qui contraint les capitalistes à ne plus produire, à licencier, et les exploités à croupir dans la misère. Cette «main invisible», c'est la «miraculeuse économie de marché», les rapports capitalistes de production devenus «trop étroits».
Aussi cynique et impitoyable que puisse être la classe capitaliste, elle n'engendre pas volontairement une telle situation. Elle ne demanderait qu'à faire tourner à pleine productivité son industrie et son agriculture, extirper une masse toujours croissante de surtravail aux exploités, vendre sans limites et cumuler du profit à l'infini. Si elle ne le fait pas, c'est parce que les rapports capitalistes qu'elle incarne, le lui interdisent. Comme on l'a vu, le capital ne produit pas pour satisfaire les besoins humains, pas même ceux de la classe dominante. Il produit pour vendre. Or, parce qu'il repose sur le salariat, le capitalisme est incapable de fournir à ses propres travailleurs, encore moins à ceux qu'il n'exploite pas, les moyens d'acheter toute la production qu'il est capable de faire réaliser.
Comme on l'a aussi vu, la part de la production qui revient au prolétaire est déterminée non pas par ce qu'il produit, mais par la valeur de sa force de travail, et, cette valeur, le travail nécessaire pour le nourrir, le vêtir, etc. ne fait que se réduire au même rythme que s'accroît la productivité générale du travail.
L'augmentation de la productivité, en baissant la valeur des marchandises, permet à un capitaliste de s'emparer des marchés d'un autre, ou d'empêcher un autre de s'emparer des siens. Mais elle ne crée pas de nouveaux marchés. Au contraire. Elle réduit le marché constitué par les producteurs eux-mêmes.
«Le pouvoir de consommation des travailleurs est limité en partie par les lois du salaire, en partie par le fait qu'ils ne sont employés qu'aussi longtemps que leur emploi est profitable pour la classe capitaliste. La raison unique de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société » Marx.([20] [234])
Telle est la contradiction fondamentale qui condamne le capitalisme à l'impasse. ([21] [235])
Cette contradiction, cette incapacité à créer ses propres débouchés commerciaux, le capitalisme la porte en lui depuis sa naissance. Il l'a surmontée à ses débuts par la vente aux secteurs féodaux, puis par la conquête des marchés coloniaux. C'est à travers la recherche de ces débouchés que la bourgeoisie a «envahi toute la planète». C'est cette recherche qui, à partir du moment où le marché mondial était constitué et partagé entre les principales puissances, au début de ce siècle, a conduit à la première, puis à la deuxième guerre mondiales.
Aujourd'hui, 20 ans après la fin du «répit» donné par la reconstruction des gigantesques destructions de la deuxième guerre, après 20 ans de fuite en avant, repoussant les échéances en s'octroyant crédit sur crédit, le capitalisme se retrouve confronté à sa même vieille et inévitable contradiction : un an et demi de production mondiale de dettes en plus.
L'étroitesse des institutions bourgeoises a fini par faire de la vie économique mondiale une monstruosité où moins de 10 % de la population produit plus de 70 % des richesses ! Contrairement aux hymnes de louanges aux futurs « miracles de l'économie de marché» qu'entonne aujourd'hui la bourgeoisie sur les ruines du stalinisme, la réalité fait apparaître dans toute son horreur le fléau barbare que constitue, pour l'humanité, le maintien de rapports capitalistes. Plus que jamais, la survie même de l'espèce humaine exige l'avènement d'une nouvelle société. Une société qui, pour dépasser l'impasse capitaliste, devra être fondée sur deux principes essentiels :
- la production exclusivement en vue des besoins humains ;
- l'élimination du salariat et l'organisation de la distribution d'abord en fonction des richesses existantes, puis, lorsque l'abondance matérielle sera enfin acquise au niveau mondial, en fonction des besoins de chacun.
Plus que jamais, la lutte pour une société fondée sur le vieux principe communiste : «De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins», ouvre la seule issue à l'humanité.
L'attachement des économistes au mode d'exploitation capitaliste les aveugle et les empêche de voir et de comprendre la faillite de celui-ci. La révolte contre l'exploitation pousse au contraire le prolétariat à la lucidité historique. C'est en se situant du point de vue de cette classe que Marx, les marxistes, les vrais, ont pu s'élever à une vision historique cohérente. Une vision qui est capable non seulement de cerner ce qui constitue la spécificité du capitalisme par rapport aux autres types de société du passé, mais aussi de comprendre les contradictions qui font de ce système un mode de production aussi transitoire que les autres du passé. Le marxisme fonde la possibilité et la nécessité du communisme sur une base matérielle scientifique. Et, en ce sens, loin d'être enterré comme en rêvent les défenseurs de l'ordre établi, il demeure plus actuel que jamais.
RV, 6/3/92
[1] [236] En 1967 c'est surtout l'Allemagne qui est frappée. Pour la première fois depuis la guerre, son produit intérieur brut cesse de croître. Le «miracle allemand» cède la place à un recul de -0,1 % du PIB. En 1970 c'est au tour de la première puissance mondiale, les Etats Unis, de connaître un recul de sa production (-0,3 %).
[2] [237] En 1969, la revue économique française, L'expansion s'interroge en couverture : « 19z9 peut-il recommencer ? »
[3] [238] Certaines estimations évaluent l'endettement mondial à 30 000 milliards de dollars (Le monde diplomatique, février 1992). Cela équivaut à sept fois le produit annuel des USA, ou de la CEE, ou encore à près d'un an et demi de travail (dans les conditions actuelles) de toute l'humanité !
[4] [239] En décembre 1991, l'OCDE, une des principales organisations de prévision économique occidentales, présentait ses Perspectives économiques à la presse : celles-ci annonçaient une reprise économique imminente, encouragée, entre autre, par la baisse des taux d'intérêt allemands. Le jour même, la Bundesbank décidait une importante hausse de son taux d'intérêt et quelques jours plus tard la même OCDE révisait à la baisse ses prévisions, soulignant l'importance des incertitudes qui dominent l'époque...
[5] [240] Voir
dans ce numéro l'article « Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme
».
[6] [241] .«Avant-propos» à la Critique de l’économie politique. Ed. La pléiade.
[7] [242] Les économistes ont du mal à comprendre que ce soit seulement du point de vue marxiste que l’on puisse réellement comprendre la nature capitaliste de ces économies.
[8] [243] Rosa Luxemburg, Introduction à l'économie politique, chap. 5, «Le travail salarié».
[9] [244] Cette différence est, par contre, importante pour comprendre la différence d'efficacité entre le capitalisme d'Etat stalinien et celui dit «libéral». Le fait que le revenu des bureaucrates soit indifférent du résultat de la production dont ils sont censés avoir la responsabilité, fait de ceux-ci des monuments d'irresponsabilité, de corruption et d'inefficacité. (Voir «Thèses sur la crise économique et politique dans les pays de l'est», Revue internationale, n° 60).
[10] [245] Rosa Luxemburg, Introduction à l'économie politique, idem.
[11] [246] Manifeste communiste, «Bourgeois et prolétaires».
[12] [247] Idem.
[13] [248] Dans le cas de pays comme l'URSS, où la concurrence à l'intérieur de la nation était émoussée par le monopole étatique, c'est au niveau de la concurrence militaire internationale que s'exerçait la pression à l'accroissement continu de la productivité.
[14] [249] Voir notre brochure La décadence du capitalisme.
[15] [250] Les données sur la productivité son tirées de divers ouvrages de Jean Fourastié : La productivité (ed.PUF, 1987), Pourquoi les prix baissent (éd. Hachette, 1984) Pouvoir d'achat, prix et salaires (té. Gallimard, 1977).
[16] [251] Voir dans cette revue l'article « Guerre commerciale : l'engrenage infernal de la concurrence capitaliste ».
[17] [252] On peut avoir une idée de l'importance de l'augmentation de la productivité du travail par l'évolution du nombre de personnes « improductives » entretenues par le travail réellement productif (au sens général du terme, c'est-à-dire utile pour la subsistance des hommes). Les agriculteurs, les travailleurs de l'industrie, des services et du bâtiment produisant des biens ou services destinés a la consommation ou à la production de biens de consommation, permettent à un nombre toujours croissant de personnes de vivre sans fournir un travail réellement productif : militaires, policiers, travailleurs de toutes les industries produisant des armes ou des fournitures militaires, une grande partie de la bureaucratie étatique, les travailleurs des services financiers et bancaires, du marketing et de la publicité, etc. La part du travail généralement productif dans la société capitaliste décadente ne cesse de diminuer au profit d'activités, indispensables pour la survie de chaque capital national, mais inutile sinon destructrice du point de vue des besoins de l'humanité.
[18] [253] «Avant-propos» à la Critique de l'économie politique.
[19] [254] Du simple point de vue technique, les Etats Unis sont capables de nourrir à eux seuls la planète entière.
[20] [255] Le capital, livre III, 5° section, p. 1206, éd. La Pléiade.
[21] [256] L'analyse marxiste ne décèle pas seulement cette contradiction dans les rapports de production capitalistes : la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, la contradiction entre la nécessité (ravoir recours à des investissements toujours plus importants et les exigences de la rotativité du capital, la contradiction entre le caractère mondial du processus de production capitaliste et la nature nationale de l'appropriation du capital, etc., le marxisme a découvert d'autres contradictions essentielles qui sont moteur et impasse de la vie du capital. Mais toutes ces autres contradictions ne se transforment en entrave effective à la croissance du capital qu'à partir du moment où celui-ci se heurte à «la raison ultime» de ses crises : son incapacité à créer ses propres débouchés.
Des nations mort-nées.
Tout au long du 20e siècle, toutes les « nouvelles nations », à peine nées, sont déjà moribondes.
Au début de ce siècle, il y avait à peine 40 Etats indépendants dans le monde. Aujourd'hui, ils sont 169, auxquels il faut ajouter les quelques 20 nouveaux Etats surgis dernièrement de l'explosion de l'URSS et de la Yougoslavie.
La faillite sans appel de la kyrielle de « nouvelles nations » construites tout au long du 20e siècle, la ruine certaine de celtes qui viennent d'être créées, sont une démonstration évidente de l'échec du capitalisme. Pour les révolutionnaires, depuis le début du 20e siècle, ce qui est à l'ordre du jour n'est pas la constitution de nouvelles frontières, mais leur destruction par la révolution prolétarienne mondiale. C'est l'axe central de cette série d'articles de bilan de 70 ans de luttes de « libération nationale ».
Dans le premier article, nous avons vu comment la « libération nationale » a été un poison mortel pour la première vague révolutionnaire internationale de 1917-23. Dans la seconde partie, nous avons démontré comment les guerres de « libération nationale » et les nouveaux Etats ont été happées dans un engrenage inséparable des impérialismes et de la guerre impérialiste. Dans cette troisième et dernière partie, nous voulons montrer le tragique désastre économique et social auquel aboutit l'existence de ces 150 « nouvelles nations » créées au cours du 20e siècle.
La réalité a réduit en poussières tous les discours sur les « pays en voie de développement », qui devaient devenir les nouveaux pôles dynamiques du développement économique. Les bavardages sur les nouvelles « révolutions bourgeoises », qui allaient faire exploser la prospérité à partir des richesses naturelles contenues dans les anciennes colonies, n'annonçaient qu'un gigantesque fiasco : celui du capitalisme, l'incapacité de celui-ci de mettre en valeur les deux tiers de la planète, d'intégrer à la production mondiale les milliards de paysans qu'il a ruinés.
Le contexte dans lequel sont nées les « nouvelles nations » : la décadence du capitalisme
Le critère déterminant pour juger si le prolétariat doit ou ne doit pas appuyer la formation de nouvelles nations a toujours été fonction de la période que traverse le capitalisme au niveau historique et mondial. Dans une période d'expansion et de développement, comme au 19e siècle, un tel appui pouvait avoir un sens, et encore seulement dans le cas où la formation d'une nation contribuait à accélérer le développement du capitalisme et la constitution de la classe ouvrière, et à condition que soit maintenue l'autonomie de cette dernière par rapport aux forces progressistes de la bourgeoisie. Cet appui n'a plus aucun sens et doit être rejeté catégoriquement dès que le capitalisme entre, avec la première guerre mondiale, dans son époque de décadence mortelle.
«Le programme national n'a joué un rôle historique, en tant qu'expression idéologique de la bourgeoisie montante aspirant au pouvoir dans l'Etat, que jusqu'au moment où la société bourgeoise s'est tant bien que mal installée dans les grands États du centre de l'Europe et y a créé les instruments et les conditions indispensables de sa politique.
Depuis lors, l'impérialisme a complètement enterré le vieux programme bourgeois démocratique : l'expansion au delà des frontières nationales (quelles que soient les conditions nationales des pays annexés) est devenue la plate-forme de la bourgeoisie de tous les pays. Certes, la phase nationale est demeurée, mais son contenu réel et sa fonction se sont mués en leur contraire. Elle ne sert plus qu'à masquer tant bien que mal les aspirations impérialistes, à moins qu'elle ne soit utilisée comme cri de guerre, dans les conflits impérialistes, seul et ultime moyen idéologique de capter l'adhésion des masses populaires et de leur faire jouer leur rôle de chair à canon dans les guerres impérialistes » ([1] [258]).
Ce critère global et historique est à l'opposé d'un critère basé sur des spéculations abstraites et sur des visions partielles ou contingentes. Ainsi, les staliniens, les trotskystes et même certains groupes prolétariens ont donné comme argument à l'appui de «l'indépendance nationale » des pays d'Afrique, d'Asie, le fait que ces pays conservaient d'importants vestiges féodaux et précapitalistes : de là, ils déduisaient que ce qui était à l'ordre du jour dans ces pays, c'était une « révolution bourgeoise » et non une révolution prolétarienne. Ce que nient ces messieurs, c'est que l'intégration dans le marché mondial de tous les principaux territoires de la planète ferme les possibilités d'expansion du capitalisme, pousse ce dernier à une crise sans issue, et que cette situation domine la vie de tous ces nouveaux pays : « Et si, se survivant, l'ancienne formation (sociale) restée maîtresse des destinées de la société, continue à agir et à guider la société, non plus vers l'ouverture des champs libres au développement des forces productives, mais d'après sa nouvelle nature désormais réactionnaire, elle oeuvre vers leur destruction. »([2] [259])
Un autre argument invoqué en faveur de la constitution de nouvelles nations, c'est qu'elles possèdent d'immenses ressources naturelles qu'elles pourraient et devraient développer en se libérant de la tutelle étrangère. Cet argument tombe comme le précédent, dans une vision abstraite et localiste. Certes, ces énormes potentialités existent, mais justement, elles ne peuvent se développer dans le contexte mondial de crise chronique et de décadence qui détermine la vie de toutes les nations.
Depuis ses origines, le capitalisme a été basé sur une concurrence féroce, au niveau des entreprises comme des nations. Ceci a produit un développement inégal de la production selon les pays :
« La loi du développement inégal du capitalisme, sur les extrapolations de laquelle Lénine et ses épigones basent leur thèse du "maillon le plus faible", se manifeste dans la période ascendante du capitalisme par une poussée impérieuse des pays retardataires vers un rattrapage et même un dépassement des pays plus développés. Par contre, ce phénomène tend à s'inverser au fur et à mesure que le système, comme un tout, approche de ses limites historiques objectives et se trouve dans l'incapacité d'étendre le marché mondial en rapport avec les nécessités imposées par le développement des forces productives. Ayant atteint ses limites historiques, le système en déclin n'offre plus de possibilité d'une égalisation dans le développement, mais au contraire dans la stagnation de tout développement, dans le gaspillage, dans le travail improductif et de destruction. Le seul "rattrapage" dont il peut être question est celui qui conduit les pays les plus développés à la situation qui existait auparavant dans les pays arriérés sur le plan des convulsions économiques, de la misère, et des mesures de capitalisme d'Etat. Si au 19ème siècle, c'est le pays le plus avancé, l'Angleterre, qui indiquait ce que serait l'avenir des autres, ce sont aujourd'hui les pays du «tiers-monde» qui indiquent d'une certaine façon de quoi est fait l'avenir des pays les plus développés.
Cependant, même dans ces conditions, il ne saurait exister de réelle "égalisation" de la situation des différents pays qui composent le monde. Si elle n'épargne aucun pays, la crise mondiale exerce ses effets les plus dévastateurs non dans les pays les plus développés, les plus puissants, mais dans les pays qui sont arrivés trop tard dans l'arène économique mondiale et dont la route au développement est définitivement barrée par les puissances les plus anciennes. »([3] [260])
Tout ceci se concrétise dans le fait que « la loi de l'offre et de la demande joue contre tout développement de nouveaux pays. Dans un monde où les marchés sont saturés, l'offre dépasse la demande et les prix sont déterminés par les coûts de production les plus bas. De ce fait, les pays ayant les coûts de production les plus élevés sont contraints de vendre leurs marchandises avec des profits réduits quand ce n'est pas à perte. Cela ramène leur taux d'accumulation à un niveau extrêmement bas, et, même avec une main d'oeuvre très bon marché, ils ne parviennent pas à réaliser les investissements nécessaires à l'acquisition massive d'une technologie moderne, ce qui a pour résultat de creuser encore plus le fossé qui sépare ces pays des grandes puissances industrielles. » ([4] [261])
Pour cela, «La période de décadence du capitalisme se caractérise par l'impossibilité de tout surgissement de nouvelles nations industrialisées. Les pays qui n'ont pas réussi leur "décollage" industriel avant la première guerre mondiale sont, par la suite, condamnés à stagner dans un sous-développement total, ou à conserver une arriération chronique par rapport aux pays qui "tiennent le haut du pavé" ». Dans ce cadre « Les politiques protectionnistes connaissent au 20e siècle une faillite totale. Loin de constituer une possibilité de respiration pour les économies les moins développées, elles conduisent à l'asphyxie de l'économie nationale. » ([5] [262])
Guerre et Impérialisme aggravent le retard et le sous-développement
Dans ces conditions économiques globales, la guerre et l'impérialisme, attributs inséparables du capitalisme décadent, s'imposent comme une loi implacable à tous les pays et pèsent comme une chape de plomb sur l'économie des nouvelles nations. Dans la situation de marasme qui règne sur l'économie mondiale, chaque capital national ne peut survivre qu'en s'armant jusqu'aux dents. En conséquence, chaque Etat national se voit obligé de bouleverser sa propre économie : création d'une industrie lourde, mise en place d'industries dans des zones stratégiques mais qui ont des effets dévastateurs sur la production globale, soumission des infrastructures et des communications à l'activité militaire, énormes dépenses pour la «défense». Tout ceci a de très graves répercussions sur l'ensemble de l'économie nationale des pays dont le tissu social est sous-développé à tous les niveaux (économique, culturel, etc.) :
- l'insertion artificielle d'activités technologiquement très avancées provoque un énorme gaspillage de ressources et un déséquilibre de plus en plus accentué de l'activité économique et sociale ;
- le renforcement de l'endettement et l'accroissement permanent de la pression fiscale pour faire face à une spirale de dépenses dont on ne peut jamais sortir : « L'Etat capitaliste, sous l'impérieuse nécessité d'établir une économie de guerre, est le grand consommateur insatiable, qui crée son pouvoir d'achat au moyen d'emprunts gigantesques drainant toute l'épargne nationale, sous le contrôle et avec le concours "rétribuée" du capital financier ; il paie avec des traites d'hypothèques les revenus futurs du prolétariat et des petits paysans. »([6] [263]).
En Oman, le poste de défense absorbe 46% des dépenses publiques, en Corée du Nord rien de moins que 24% du PIB. En Thaïlande, alors que la production chute, quelle n’a augmentée que de 1% dans l’agriculture, en qu’on réduit les dépenses d’éducation, « les militaires ont exprimés leur volonté de faire participer l’Europe et les USA à la modernisation de leur armée, soulignant plus clairement dans le camp occidental, et projetant un porte hélicoptère allemand, plusieurs Linx franco-britannique, une escadrille (12 avions) de bombardiers F-16 et 500 tanks M60-A1 et M48-A5 américains » ([7] [264]). En Birmanie, avec un taux de mortalité infantile de 6,45% (0,9% aux USA), une espérance de vie de 61 ans (75,9 aux USA), avec seulement 673 livres publiés (pour 41 millions d’habitants) : « de 1988 à 1990, l’armée birmane a augmenté de 170 000 à 230 000 hommes. Son armement aussi s’est amélioré. Ainsi en Octobre 1990, la Birmanie a commandé 6 avions G4 à la Yougoslavie et 20 hélicoptères à la Pologne. En Novembre, elle a signé un contrat de 1200 millions de dollars – la dette extérieure est de 4171 millions de dollars – avec la Chine pour acquérir, entre autre, 12 avions F-7, 12 avions F-6 et 60 blindés » ([8] [265])
L'Inde est un cas particulièrement grave. L'énorme effort guerrier de ce pays est en grande partie responsable de ce que « entre 1961 et 1970, le pourcentage de la population rurale qui vit en dessous du minimum physiologique est passé de 52% à 70%. Alors qu'en 1880 chaque hindou pouvait disposer de 270 kilos de céréales et de légumes secs, cette proportion était tombée à 134 kilos en 1966. » ([9] [266]). « Le budget militaire équivalait à 2% de son PNB en 1960, c'est-à-dire 600 millions de dollars. Pour rénover l'arsenal et le parc militaire, les usines d'armement se sont multipliées et ont diversifié leur production. Dix ans plus tard, le budget militaire s'élevait à 1600 millions de dollars, c'est à dire 3,5% du PNB (...) A tout cela s'est ajoutée une réforme de l'infrastructure, en particulier des routes stratégiques, des bases navales (...) Le troisième programme militaire, qui couvre 1974-1979, va absorber annuellement 2500 millions de dollars. »([10] [267]) Depuis 1973, l'Inde possède la bombe atomique et a développé un programme de recherche nucléaire, des centrales pour la fusion du plutonium, etc., qui place le niveau de ses dépenses dédiées à la « recherche scientifique» dans les plus hauts du monde : 0,9 % du PNB !
Le militarisme aggrave
les désavantages des pays neufs par rapport aux pays anciens. Ainsi, le nombre
de soldats des 16 plus grands pays du «tiers-monde» (l'Inde, la Chine, le Brésil, la Turquie, le Vietnam,
l'Afrique du Sud, etc.) est passé de 7 millions, en 1970, à 9,3 millions en
1990, c'est-à-dire, un accroissement de 32 %. Par contre, le nombre de soldats
dans les quatre pays les plus industrialisés (USA, Japon, Allemagne, et France)
est passé de 4,4 millions, en 1970,
a 3,3 millions en 1990, ce qui signifie une réduction de
26%.([11] [268]) Ce
n'est pas que ces derniers aient relâché leur effort militaire, mais c'est
qu'il est devenu beaucoup plus productif, leur permettant d'économiser sur les
dépenses en hommes. Dans les pays les moins développés, c'est la tendance
inverse, et de loin, qui domine : en plus d'augmenter les investissements en
armes sophistiquées et en technologie, ils doivent augmenter la participation
des hommes.
Cette nécessité de donner la priorité à l'effort de guerre a de graves conséquences politiques qui aggravent encore plus la faiblesse et le chaos économique et social de ces nations : elle impose l'alliance inévitable, contrainte et forcée, avec tous les restes de secteurs féodaux ou simplement retardataires, puisqu'il est plus important de maintenir la cohésion nationale, face à la jungle impérialiste mondiale, que d'assurer la « modernisation » de l'économie, qui passe pour un objectif secondaire et, en général, utopique, face à l'ampleur des impératifs impérialistes.
Ces survivances féodales ou précapitalistes expriment le poids du passé colonial ou semi-colonial qui leur a légué une économie spécialisée dans la production de matières premières agricoles ou minières, ce qui la déforme monstrueusement mil en découle le phénomène contradictoire par lequel l'impérialisme a exporté le mode de production capitaliste et a détruit systématiquement les formations économiques pré-capitalistes, tout en freinant simultanément le développement du capital indigène, en pillant impitoyablement les économies coloniales, en subordonnant leur développement industriel aux besoins spécifiques de l'économie des métropoles et en appuyant les éléments les plus réactionnaires et les plus soumis des classes dominantes indigènes (...) Dans les colonies et les semi-colonies, il ne devait pas naître de capitaux nationaux indépendants - pleinement formés avec leur propre révolution bourgeoise et leur base industrielle saine -, mais plutôt des caricatures grossières des capitaux des métropoles, affaiblies par le poids des vestiges en décomposition des modes de production antérieurs, industrialisées au rabais pour servir les intérêts étrangers, avec des bourgeoises faibles, nées séniles, à la fois au niveau économique et politique. » ([12] [269])
Pour aggraver encore les problèmes, les anciennes métropoles (France, Grande-Bretagne, etc.), ainsi que d'autres concurrents (USA, l'ancienne URSS, l'Allemagne), ont tissé autour des «nouvelles nations» une toile d'araignée complexe : investissements, crédits, occupations d'enclaves stratégiques, "traités d'assistance, de coopération et de défense mutuelles", intégration dans des organismes internationaux de défense, de commerce, etc. Tout cela les tient pieds et poings liés, et constitue un handicap particulièrement insurmontable.
Cette réalité est qualifiée par les trotskystes, les maoïstes et tous les « tiers-mondistes » comme du «néo-colonialisme». Ce terme est un rideau de fumée qui cache l'essentiel : la décadence de tout le capitalisme mondial et l'impossibilité de développement de nouvelles nations. Les problèmes des nations du « tiers-monde», ils les résument à la « domination étrangère ». Il est certain que la domination étrangère fait obstacle au développement des nouvelles nations, mais ce n'est pas le seul facteur et surtout il ne peut être compris que comme une partie, un élément constitutif des conditions globales du capitalisme décadent, dominées par le militarisme, la guerre et la stagnation de la production.
Pour compléter le tableau, les nouvelles nations surgissent avec un péché originel : ce sont des territoires incohérents, formés par un agrégat chaotique de différentes ethnies, religions, économies, cultures. Leurs frontières sont pour le moins artificielles et incluent des minorités appartenant aux pays limitrophes ; tout cela ne peut que mener à la désagrégation et à des confrontations permanentes.
Un exemple révélateur est l'anarchie gigantesque créée par la coexistence de races, religions et nationalités, dans une région stratégique vitale comme le Moyen-Orient. Il y a d'abord les trois religions les plus importantes : le judaïsme, le christianisme et l'islamisme. Chacune d'elles est ensuite divisée à son tour en de multiples sectes qui s'affrontent entre elles : la religion chrétienne comporte des minorités maronite, orthodoxe, copte ; la religion musulmane a ses obédiences sunnites, chiites, alaouites, etc. Enfin, « il existe, en plus des minorités eihnico-linguistiques. En Afghanistan, les persanophones (Tadjiks) et les turcophones (Ouzbeks, Turkmènes) ainsi que d'autres groupements. (...) Les turbulences politiques du 20e siècle ont fait de ces minorités des "peuples sans Etats". Ainsi, les 22 millions de Kurdes : 11 millions en Turquie (20% de la population), 6 millions en Iran (12%), 4,5 en Irak (25%), 1 en Syrie (9 %), sans oublier l’existence d'une diaspora kurde au Liban. Il existe aussi une diaspora arménienne au Liban et en Syrie. Et, enfin, les palestiniens constituent un autre "peuple sans Etat" : 5 millions de palestiniens sont répartis entre Israël (2,6 millions), la Jordanie (1,5 millions), le Liban (400 000), le Koweït (350 000) la Syrie (250 000).» ([13] [270])
Dans de telles conditions, les nouveaux Etats expriment de manière caricaturale la tendance générale au capitalisme d'Etat, lequel ne constitue pas un dépassement des contradictions mortelles du capitalisme décadent, mais une lourde entrave qui augmente encore les problèmes.
« Dans les pays les plus arriérés, la confusion entre l'appareil
politique et l'appareil économique permet et engendre le développement d'une
bureaucratie entièrement parasitaire, dont la seule préoccupation est de se
remplir les poches, de piller de façon systématique l'économie nationale en
vue de se constituer des fortunes colossales : les cas de Batista, Marcos, Duvalier,
Mobutu, sont bien connus, mais ils sont loin d'être les seuls. Le pillage, la
corruption et le racket sont des phénomènes généralisés dans les pays
sous-développés et qui affectent tous les niveaux de l'Etat et de l'économie.
Cette situation constitue évidemment un handicap supplémentaire pour ces
économies, qui contribue à les enfoncer toujours plus dans le gouffre. » ([14] [271])
Un bilan catastrophique
Ainsi, tout nouvel Etat national, loin de reproduire le développement des jeunes capitalismes du 19e siècle, se confronte dès le départ à l'impossibilité d'une accumulation réelle et s'enfonce dans le marasme économique, le gaspillage et l'anarchie bureaucratique. Loin de fournir un cadre où le prolétariat pourrait améliorer sa situation, il crée, au contraire, un appauvrissement constant, la menace de la famine, la militarisation du travail, les travaux forcés, l'interdiction des grèves, etc.
Pendant les années 1960-70, des politiciens, des experts, des banquiers, ont disserté jusqu'à la nausée sur le « développement » des pays du «tiers-monde». De pays «sous-développés» ils sont devenus «pays en voie de développement». Un des leviers de ce soi-disant « développement » fut l'octroi de crédits massifs qui s'est accéléré surtout avec la récession de 1974-75. Les grandes métropoles industrielles ont concédé à tour de bras des crédits aux nouveaux pays, avec lesquels ces derniers ont acheté des biens d'équipement, des installations « clés-en-mains » pour une production qu'ils n'ont pas pu vendre, victimes de la surproduction généralisée.
Ceci n'a pas entraîné, comme cela est amplement démontré aujourd'hui, un véritable développement, mais par contre un grave endettement des pays neufs qui les a plongés définitivement dans une crise sans issue comme cela s'est vu tout au long de la décennie 1980.
Nos publications ont mis en évidence ce désastre généralisé, il suffit de rappeler quelques faits : en Amérique Latine, le PIB par habitant a chuté en 1989 au niveau où il était en 1977. Au Pérou, le revenu par habitant était en 1990... le même qu'en 1957 ! Le Brésil, présenté dans les années 1970 comme le pays du « miracle économique », a subi, en 1990, une baisse du PNB de 4,5% et une inflation de 1657 % ! La production industrielle de l'Argentine a chuté, en 1990, au niveau de 1975. ([15] [272])
La population, et surtout la classe ouvrière, ont durement souffert de cette situation. En Afrique, 60 % de la population vivait en dessous du minimum vital en 1983 et pour 1995, la Banque Mondiale calcule qu'on arrivera à 80 %. En Amérique Latine, il y a 44 % de pauvres. Au Pérou, 12 millions d'habitants (sur une population totale de 21 millions) sont dépourvus de tout. Au Venezuela, un tiers de la population manque des revenus nécessaires pour acheter les produits de base.
La classe ouvrière s'est vue cruellement attaquée : en 1991, le gouvernement du Pakistan a fermé ou privatisé des entreprises publiques, mettant à la rue 250 000 ouvriers. En Ouganda, un tiers des employés publics a été licencié en 1990. Au Kenya, « le gouvernement a décidé en 1990 de ne pourvoir que 40 % des postes vacants dans la fonction publique, et que les usagers devaient payer les services publics. » ([16] [273]) En Argentine, la part des salariés dans le revenu national est passé de 49 %, en 1975, à 30 %, en 1983.
La manifestation la plus évidente de l'échec total du capitalisme mondial est le désastre agricole que subit l'immense majorité des nations qui ont accédé à l'indépendance au 19e siècle : « La décadence du capitalisme n'a fait que pousser à son comble le problème paysan et agraire. Ce n'est pas, si l'on prend un point de vue mondial, le développement de l'agriculture moderne qui s'est réalisé, mais son sous-développement. La paysannerie, comme il y a un siècle, constitue toujours la majorité de la population mondiale. » ([17] [274])
Les pays neufs, à travers l'Etat qui a créé une bureaucratie tentaculaire d'organismes de «développement rural», ont étendu les rapports de production capitalistes à la campagne, détruisant les anciennes formes d'agriculture de subsistance. Cependant, cela n'a pas produit un quelconque développement, mais au contraire un total désastre. Ces mafias du « développement », auxquelles se sont unis les caciques, les propriétaires terriens et les usuriers, ont ruiné les paysans, en les obligeant à introduire des cultures d'exportation qu'ils leur achètent à des prix dérisoires alors qu'ils leur vendent les semences, les machines, à des prix prohibitifs.
Avec la disparition des cultures de subsistance, « les menaces de famine sont aujourd'hui tout aussi réelles qu'elles l’étaient dans les économies antérieures : la production agricole par habitant est inférieure au niveau de 1940 (voir « Paysans sans terre » de R.Fabre). Signe de l'anarchie totale du système capitaliste, la plupart des anciens pays agricoles producteurs du "tiers-monde" sont devenus depuis la seconde guerre mondiale importateurs : l'Iran, par exemple, importe 40% des produits alimentaires qu'il consomme. » ([18] [275])
Dans un pays comme le Brésil, le plus grand potentiel agricole du monde, « à partir de février 1991, on a pu constater une pénurie de viande, de riz, de haricots, de produits laitiers et d'huile de soja, » ([19] [276]) . L'Egypte, grenier des Empires tout au long de l'histoire, importe aujourd'hui 60 % des aliments de base. Le Sénégal produit seulement 30 % de sa consommation de céréales. En Afrique, la production alimentaire parvient à peine à 100 kilos par an par habitant, alors que le minimum vital est de 145 kilos.
De plus, la canalisation de la production vers des monocultures destinées à l'exportation a coïncidé avec la baisse générale du prix des matières premières, tendance qui ne fait que s'aggraver avec l'approfondissement de la récession économique. En Côte d'Ivoire les rentrées de la vente du cacao et du café ont chuté de 55 % entre 1986 et 1989. Le cours du sucre a baissé dans les pays d'Afrique occidentale de 80% entre 1960 et 1985. Au Sénégal, un producteur de cacahuètes gagnait en 1984 moins qu'en 1919. En Ouganda, la production de café est passée de 186 000 tonnes en 1989 à 138 000 en 1990([20] [277])
Le résultat en est l'anéantissement croissant de l'agriculture, aussi bien de l'agriculture de subsistance que de l'agriculture industrielle d'exportation.
Dans ce contexte, contraints par la chute du prix des matières premières et forcés par le phénoménal endettement dans lequel ils sont piégés depuis le milieu des années 1970, la plupart des pays d'Afrique, d'Asie et d'Amérique, ont étendu encore la part des cultures industrielles destinées à l'exportation, ont massacré des forêts, entrepris des travaux de barrages pharaoniques, et des ouvrages d'irrigation très coûteux, en conséquence de quoi, les rendements ont décru de plus en plus, et l'épuisement de la terre est presque total. Le désert a avancé. Les ressources naturelles, si généreuses, ont été anéanties.
La catastrophe est d'une dimension incalculable : le fleuve Sénégal qui avait, en 1960, un débit de 24 000 millions de mètres cubes, avait baissé, en 1983, à seulement 7 000 millions de mètres cubes. La couverture végétale du territoire mauritanien était de 15 % en 1960, et avait chuté à 5 % en 1986. En Côte d'Ivoire, exportateur de bois précieux, la superficie des forêts est tombée de 15 millions d'hectares, en 1950, à seulement 2 millions, en 1986. Au Niger, 30 % des sols cultivables ont été abandonnés et le rendement par hectare des cultures de céréales est passé de 600 kilos en 1962 à 350 en 1986. En 1983, l'ONU chiffrait à 150 kilomètres par an l'avancée du désert saharien vers le sud.([21] [278])
Les paysans sont expulsés de leurs régions d'origine et ils s'agglutinent dans les grandes villes dans d'horribles camps de bidonvilles. «Lima, qui fut la cité jardin des années 40, a vu se tarir ses eaux souterraines et est envahie par le désert. De 1940 à 1981 sa population s'est multipliée par 7. Aujourd'hui, avec 400 kilomètres carré de superficie et un tiers de la population péruvienne, l'oasis s'est couverte d'ordures et de béton. (...) Dans la décharge du Callao, des enfants pieds nus et des familles entières travaillent au milieu d'un enfer où l'odeur est insupportable et où pullulent des millions de mouches. » ([22] [279])
« Le capital aime ses clients pré-capitalistes comme l'ogre aime les enfants : en les dévorant. Le travailleur des économies précapitalistes qui a eu "le malheur de toucher au commerce avec les capitalistes" sait que tôt ou tard, il finira, dans le meilleur des cas, prolétarisé par le capital, dans le pire - et c'est chaque jour le plus fréquent depuis que le capitalisme s'enfonce dans la décadence- dans la misère et l'indigence, au milieu des champs stérilisés, ou marginalisés, dans les bidonvilles d'une agglomération.» ([23] [280])
Cette incapacité à intégrer les masses paysannes dans le travail productif est la manifestation la plus évidente de Péchec du capitalisme mondial. Son essence même est de généraliser le travail salarié, en arrachant les paysans et les artisans à leurs vieilles formes de travail pré-capitalistes et en les transformant en ouvriers salariés. Cette capacité de création de nouveaux emplois s'enlise et recule à Péchelle mondiale tout au long du 20e siècle. Ce phénomène se manifeste de façon criante dans les pays neufs : alors qu'au 19e siècle, le chômage moyen était en Europe de 4 à 6 %, et pouvait être résorbé après les crises cycliques, aujourd'hui, dans les pays du « tiers-monde », le chômage est monté à 20 ou 30 %, il s'est transformé en un phénomène permanent et structurel.
Les premières victimes de la décomposition mondiale du capitalisme
Les premières victimes de l'entrée du capitalisme, depuis la fin des années 1970, dans son ultime étape de décomposition mondiale, ont été toute cette chaîne de « jeunes nations», qui, dans les années 1960-70, nous étaient présentées par les champions, « libéraux » ou staliniens, de l’ordre bourgeois comme les « nations du futur ».
L'effondrement des régimes staliniens depuis 1989 a rejeté au second plan de l'actualité la situation épouvantable dans laquelle s'enfoncent ces « nations du futur ». Les pays qui étaient sous la botte stalinienne appartiennent au peloton des pays arrivés trop tard sur le marché mondial et manifestent les mêmes caractéristiques que les a pays neufs» du 20e siècle, bien que leurs spécificités ([24] [281]) ont rendu leur effondrement beaucoup plus chaotique et lui ont donné une répercussion historico-mondiale incalculablement supérieure, surtout au niveau de l'aggravation du chaos impérialiste. ([25] [282])
Pourtant, sans
sous-estimer les particularités des pays staliniens, les autres pays
sous-développés présentent les mêmes caractéristiques de base quant au chaos,
à l'anarchie et à la décomposition généralisée.
L'explosion des Etats
En Somalie, les chefs
tribaux du Nord annonçaient le 24 avril 1991 la partition du pays et la
création de l'Etat de « Somaliland». L'Ethiopie est démembrée : le 28 mai,
l'Erythrée se déclare souveraine. Le Tigre, les Oromes, l’Ogaden, échappent
totalement au contrôle de l'autorité centrale. L'Afghanistan a été divisé en
quatre gouvernements différents, chacun contrôlant ses propres territoires :
celui de Kaboul, l'islamiste radical, l'islamiste modéré et le Chiite. Presque
deux tiers du territoire péruvien sont dans les mains des gangs du trafic de
drogue et des mafias des guérillas du Sentier Lumineux ou de Tupac Amaru. La
guerre au Libéria a fait 15 000 morts et provoqué la fuite de plus d'un million
de personnes (sur une population totale de 2,5 millions). L'Algérie, avec
l'affrontement ouvert entre le FLN et le FIS (qui couvre un affrontement
impérialiste entre la France
et les USA) plonge dans le chaos.
L'effondrement de l’armée
Les révoltes de soldats au Zaïre, l'explosion de l'armée ougandaise en multiples bandes qui terrorisent la population, la gangstérisation généralisée des polices en Asie, en Afrique ou en Amérique du Sud, expriment la même tendance, bien que de manière moins spectaculaire, que l'actuelle explosion de l'armée de l'ex-URSS.
La paralysie générale de l’appareil économique
L'approvisionnement, les transports, les services, s'effondrent totalement et l'activité économique se réduit à sa plus simple expression : dans la république Centrafricaine, Bangui, la capitale, « a été complètement isolée du reste du pays, l’ex-métropole coloniale vit des subsides que lui accorde la France et du trafic de diamants. » ([26] [283])
Dans ces conditions, la faim, la misère, la mort se généralisent, la vie ne vaut rien. A Lima des hommes et des femmes de forte corpulence sont séquestrés par des bandes qui les assassinent et vendent leur graisse à des entreprises pharmaceutiques ou cosmétiques américaines ! En Argentine, un demi-million de personnes survit de la vente de foies, reins et autres viscères. Au Caire, un million de personnes vivent dans les tombes du cimetière copte. Les enfants sont enlevés en Colombie ou au Pérou pour être envoyés dans des mines ou dans des exploitations agricoles où ils travaillent dans des conditions d'esclavage telles qu'ils meurent comme des mouches. La chute du prix des matières premières sur le marché mondial a conduit le capitalisme local à ces pratiques atroces pour compenser la baisse de ses profits. Au Brésil, l'impossibilité d'intégrer les nouvelles générations au travail salarié a développé la sauvagerie de bandes de policiers et de vigiles qui se livrent à l'extermination rémunérée de gosses des rues embrigadés dans les gangs mafieux de trafics de toutes sortes. La Thaïlande est devenue le plus grand bordel du monde, et le SIDA se généralise : 300 000 cas en 1990 ; on en prévoit deux millions pour l'an 2000.
La vague d'émigration qui s'est accélérée depuis 1986 en provenance de l'Amérique Latine, de l'Afrique et de l'Asie, sanctionne la faillite historique de ces nations et, à travers elle, la faillite du capitalisme.
La désintégration des structures sociales, nées comme les cellules dégénérées d'un corps mortellement malade, le capitalisme décadent, vomit littéralement des masses humaines qui fuient le désastre, affluant vers les vieilles nations industrielles, lesquelles, confirmant leur stagnation économique, ont depuis longtemps « affiché complet », et ne tiennent, vis-à-vis de ces masses affamées, que le langage de la répression, de la mort, de la déportation.
L'humanité n'a pas besoin de nouvelles frontières, mais de l'abolition de toutes les frontières
Les «nouvelles nations» du 20e siècle n'ont pas grossi les rangs prolétariens, mais, ce qui est le plus dangereux pour la perspective révolutionnaire, elles ont placé le prolétariat de ces pays dans des conditions de fragilité et de faiblesse extrêmes.
Le prolétariat est une minorité dans l'immense majorité des pays sous-développés : il constitue à peine 10 à 15 % de la population, contre plus de 50 % dans les grands pays industrialisés. De plus, il est très dispersé dans des centres de production éloignés des centres névralgiques du pouvoir politique et économique et n'a pas autant d'expérience politique de la confrontation comme classe à la bourgeoisie que dans les pays les plus développés. Il vit le plus souvent immergé dans une masse immense de marginalisés et de lumpen très vulnérables aux idéologies les plus réactionnaires et qui influent très négativement sur lui.
D'un autre côté, la forme dans laquelle se manifeste la faillite du capitalisme de ces pays y rend beaucoup plus difficile la prise de conscience du prolétariat :
-domination irrésistible des grandes puissances impérialistes, ce qui favorise l'influence du nationalisme ;
-corruption généralisée et gaspillage invraisemblable des ressources économiques, ce qui obscurcit la compréhension des véritables racines de la crise capitaliste ;
-domination ouvertement terroriste de l'Etat capitaliste, même lorsqu'il se donne une façade « démocratique », ce qui donne plus de poids aux mystifications démocratiques et syndicales ;
- formes particulièrement barbares et archaïques d'exploitation du travail, ce qui rend plus forte l'influence du syndicalisme et du réformisme.
Comprendre cette situation ne signifie pas nier que ces ouvriers, comme partie inséparable de la lutte du prolétariat mondial ([27] [284]), ont la force et la potentialité de lutter pour la destruction de l'Etat capitaliste et pour le pouvoir international des conseils ouvriers : « La force du prolétariat dans un pays capitaliste est infiniment plus grande que sa proportion numérique dans la population. Et il en est ainsi parce que le prolétariat occupe une position clé au coeur de l'économie capitaliste et aussi parce que le prolétariat exprime, dans le domaine économique et politique, les intérêts réels de l’immense majorité de la population laborieuse sous la domination capitaliste. » (Lénine)
La vraie leçon est que l'existence de ces « nouvelles nations », au lieu d'apporter quelque chose à la cause du socialisme, a eu l'effet exactement inverse : elle a créé de nouveaux obstacles, de nouvelles difficultés pour la lutte révolutionnaire du prolétariat.
« On ne peut pas soutenir, comme le font les anarchistes, qu'une perspective socialiste restait ouverte quand bien même les forces productives seraient en régression. Le capitalisme représente une étape indispensable et nécessaire pour l'instauration du socialisme dans la mesure où il parvient à développer suffisamment les conditions objectives. Mais, de même qu'au stade actuel il devient un frein par rapport au développement des forces productives, de même la prolongation du capitalisme, au delà de ce stade, doit entraîner la disparition des conditions du socialisme C'est en ce sens que se pose aujourd'hui l'alternative historique : socialisme ou barbarie. » ([28] [285])
Les « nouvelles nations » ne favorisent ni le développement des forces productives, ni la tâche historique du prolétariat, ni la dynamique vers l'unification de l'humanité. Au contraire, elles sont, comme expression organique de l'agonie du capitalisme, une force aveugle qui entraîne la destruction des forces productives, des difficultés pour le prolétariat, la dispersion, la division et l'atomisation de l'humanité.
Adalen, 8 février 1992.
[1] [286] Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie, chap. 7.
[2] [287] Internationalisme, Rapport sur la situation internationale, juin 1945.
[3] [288] Revue Internationale n° 31, Le prolétariat d'Europe de l'Ouest au coeur de la généralisation internationale de la lutte de classe.
[4] [289] Revue Internationale n°23, La lutte du prolétariat dans la décadence du capitalisme.
[5] [290] Idem.
[6] [291] Bilan n°11, Crise et cycles dans l'économie du capitalisme à l'agonie.
[7] [292] El Estado del mundo, 1992.
[8] [293] Idem.
[9] [294] Révolution Internationale n° 10 : L'Inde : un cimetière à ciel ouvert.
[10] [295] Idem.
[11] [296] Les faits ont été tirés des statistiques sur les armées mentionnées dans la publication annuelle El estado del mundo, 1992. Le choix des pays et le calcul des moyennes sont de notre fait.
[12] [297] Revue Internationale n° 19 : Sur l'impérialisme.
[13] [298] Idem.
[14] [299] Revue Internationale n° 60 : Thèses sur la crise économique et politique des pays de l'Est.
[15] [300] Faits tirés de la publication annuelle El estado del mundo, 1992.
[16] [301] El estado del mundo, 1992.
[17] [302] Revue Internationale n° 24 : Notes sur la question agraire et paysanne.
[18] [303] Idem.
[19] [304] El estado del mundo, 1992.
[20] [305] Faits tirés du livre de René Dumont Pour l'Afrique, j'accuse.
[21] [306] Faits tirés du livre de R. Dumont.
[22] [307] De l'article «Le choiera des pauvres» publié par El Pais du 27 mai 1991.
[23] [308] Revue Internationale n° 30 : Critique de Boukharine, 2e partie.
[24] [309] Voir les « Thèses sur la crise économique et politique des pays de l'Est » dans la Revue Internationale n 60.
[25] [310] D'un autre côté, l'identification stalinisme = communisme qu'emploie aujourd'hui la bourgeoisie pour convaincre les prolétaires qu'il n'y a pas d'alternative à l'ordre capitaliste, est plus persuasive si elle amplifie les phénomènes de l'Est et relativise ou banalise ce qui arrive dans les nations du « tiers-monde ».
[26] [311] El estado del Mundo, 1992.
[27] [312] Le centre de la lutte révolutionnaire du prolétariat est constitué par les grandes concentrations ouvrières des pays industrialisés : voir, dans la Revue internationale n°31, « Le prolétariat d'Europe occidentale au centre de la généralisation de la lutte de classe ».
[28] [313] Internationalisme n°45 : L'évolution du capitalisme et la nouvelle perspective.
Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme
« Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde.
Elles ne sont que l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classe existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux » ([1] [314]).
Dans le premier article de cette série, nous avons tenté de combattre le cliché bourgeois selon lequel « le communisme est un bel idéal mais ça ne marchera jamais », en montrant que le communisme n'était pas une « idée » inventée par Marx ou quelque « réformateur du monde », mais qu'il était le produit d'un immense mouvement historique remontant jusqu'aux premières sociétés humaines ; et, surtout, que la revendication d'une société sans classes, sans propriété privée ou étatique avait été mise en avant dans chaque grand soulèvement du prolétariat depuis ses toutes premières origines comme classe sociale.
Il existait un mouvement communiste prolétarien avant que Marx ne naisse, et, lorsque le jeune étudiant Marx ne faisait qu'entrer dans l'arène de la politique démocratique radicale en Allemagne, il y avait déjà une pléthore de groupes et de tendances communistes, en particulier en France où le mouvement de la classe ouvrière avait accompli les plus grands pas dans le développement d'une vision communiste. Ainsi, à la fin des années 1830 et au début des années 1840, Paris était le royaume de tels courants comme celui du communisme utopique de Cabet, prolongation des points de vue développés par Saint-Simon et Fourier ; il y avait Proudhon et ses adeptes, précurseurs de l'anarchisme mais qui, à cette époque, tentaient, de façon rudimentaire, de critiquer l'économie politique bourgeoise du point de vue des exploités ; il y avait les Blanquistes, plus insurrectionnels, qui avaient dirigé un soulèvement avorté en 1839 et étaient les héritiers de Babeuf et des Égaux de la grande Révolution française. A Paris vivait également tout un milieu d'ouvriers et d'intellectuels allemands exilés. Les ouvriers communistes étaient principalement regroupés dans la Ligue des Justes animée par Weitling.
Marx a commencé le combat politique en partant de la philosophie critique. Au cours de ses études universitaires, il est tombé sous le charme de Hegel – en rechignant au début car Marx ne s'est pas engagé à la légère. Hegel, à cette époque, était le « Maître » reconnu en Allemagne dans le champ de la philosophie, et, plus encore, ses travaux représentaient le sommet même de l'effort philosophique bourgeois car ils constituaient la dernière grande tentative de cette classe de saisir la totalité du mouvement de l'histoire et de la conscience humaine et cela, en utilisant la méthode dialectique.
Très rapidement cependant, Marx a rejoint les Jeunes Hégéliens (Bruno Bauer, Feuerbach, etc.) qui avaient commencé à voir que les conclusions du Maître n'étaient pas cohérentes avec sa méthode, et même que des éléments clé dans cette méthode étaient très imparfaits. Ainsi, alors que la démarche dialectique de Hegel vis-à-vis de l'histoire montrait que toutes les formes historiques étaient transitoires, que ce qui était rationnel durant une période était complètement irrationnel dans une autre, il aboutissait à poser une « Fin de l'Histoire » en présentant l'État prussien existant comme l'incarnation de la Raison. De même, et là le travail de Feuerbach fut particulièrement important, il était clair pour les Jeunes Hégéliens que tout en ayant effectivement ébranlé, par sa rigueur philosophique, la théologie et la foi irraisonnée, Hegel finissait par rétablir Dieu et la théologie sous la forme de l'Idée Absolue. Le but des Jeunes Hégéliens était, d'abord et avant tout, de mener la dialectique de Hegel jusqu'à sa conclusion logique et d'arriver à une critique convaincue de la théologie et de la religion. Aussi pour Marx et ses compagnons Jeunes Hégéliens, le fait que « la critique de la religion est la présupposition à toute critique » ([2] [315]) était vrai au sens littéral.
Mais les Jeunes Hégéliens vivaient dans un État semi-féodal où la critique de la religion était interdite par la censure ; la critique de la religion se transforma donc très vite en critique de la politique. Ayant laissé tomber tout espoir d'obtenir un poste de professeur à l'université après que Bauer fut démis du sien, Marx se tourna vers le journalisme politique et commença rapidement à porter ses attaques contre la lamentable stupidité des Junkers dans le système politique qui prévalait en Allemagne. Ses sympathies furent immédiatement républicaines et démocratiques comme on peut le voir dans ses premiers articles pour le Deutsche Jahrbuche et la Reinische Zeitung, mais ceux-ci étaient toujours formulés en termes d'opposition radicale bourgeoise au féodalisme et se polarisaient beaucoup sur des sujets concernant « les libertés politiques » telles que la liberté de la presse et le suffrage universel. En fait, Marx résistait explicitement aux attaques de Moses Hess qui défendait déjà ouvertement un point de vue communiste, même s'il se présentait dans un genre plutôt sentimental pour pouvoir faire passer des idées communistes dans les pages de la Reinische Zeitung. En réponse à une accusation de la Augsburger Allgemeiner Zeitung selon laquelle le journal de Marx avait adopté le communisme, Marx écrivait que « la Reinische Zeitung qui ne saurait accorder aux idées communistes sous leur forme actuelle ne fût-ce qu'une réalité théorique, donc moins encore souhaiter leur réalisation pratique, ou simplement les tenir pour possibles, soumettra ces idées à une critique sérieuse » ([3] [316]). Plus tard, dans une lettre fameuse et quasi programmatique à Arnold Ruge (septembre 1843), il écrivait que le communisme de Cabet, Weitling, etc., était une « abstraction dogmatique » ([4] [317]).
En fait ces hésitations pour adopter une position communiste étaient similaires à celles qu'il avait eues quand il fut confronté, au début, à Hegel. Il était vraiment gagné au communisme mais refusait toute adhésion superficielle et était tout à fait conscient des faiblesses des tendances existant alors. Aussi, dans le même article qui paraît pour rejeter les idées communistes, il poursuit en disant que « des écrits comme ceux de Leroux, Considérant et, entre tous, l'ouvrage si pénétrant de Proudhon ne peuvent être critiqués au moyen d'arguments superficiels inspirés du moment, mais, bien au contraire, seulement après des études longues, persévérantes et approfondies. Tout cela, l'Augsbourgeoise le comprendrait si elle était plus exigeante et si elle était capable d'autre chose que faire reluire ses phrases. » ([5] [318]). Et dans la « Lettre à Ruge » mentionnée ci-dessus, il dit clairement que sa réelle objection au communisme de Weitling et de Cabet n'est pas le communisme mais le fait que celui-ci est dogmatique, c'est-à-dire qu'il ne se conçoit pas autrement que comme une belle idée ou un impératif moral qu'un rédempteur supérieur devrait apporter aux masses souffrantes. En opposition à cela, Marx met en relief sa propre démarche :
« Rien ne nous empêche de rattacher notre critique à la critique de la politique et de prendre parti dans la politique, donc de participer à des luttes réelles et de nous identifier à elles. Nous ne nous présentons pas alors au monde en doctrinaires avec un nouveau principe : voici la vérité, mettez-vous à genoux ! Nous développons pour le monde des principes nouveaux que nous tirons des principes du monde. Nous ne lui disons pas : renonce à tes luttes, ce sont des bêtises, et nous te ferons entendre la vraie devise du combat. Nous ne faisons que montrer au monde pourquoi il lutte en réalité, et la conscience est quelque chose qu'il doit acquérir, quand bien même il s'y refuserait. » ([6] [319])
Ayant rompu avec la mystification hégélienne qui énonçait une auto-conscience éthérée se situant en dehors du monde réel des hommes, Marx n'allait pas reproduire la même erreur théorique au niveau politique. Pour lui, la conscience ne pré-existait pas au mouvement historique ; elle ne pouvait qu'être la prise de conscience du mouvement réel lui-même.
LE PROLÉTARIAT, CLASSE COMMUNISTE
Bien que dans cette lettre, il n'y ait pas de référence explicite au prolétariat et pas d'adoption définie du communisme, nous savons qu'à partir de cette date, Marx était dans un processus de le faire. Les articles écrits dans la période 1842-43 sur les questions sociales - la loi prussienne sur le vol du bois et la situation des vignerons de Moselle - l'avaient amené à reconnaître l'importance fondamentale des facteurs économiques et de classe dans les affaires politiques ; en fait, Engels a écrit plus tard qu'« il avait toujours entendu Marx dire que c'était précisément en s'occupant de la loi sur le vol du bois et la situation des vignerons de Moselle qu'il avait été amené à passer de la politique pure aux rapports économiques et ainsi au socialisme » ([7] [320]). Et l'article de Marx sur « La Question Juive », également rédigé fin 1843, est communiste en tout sauf de nom puisqu'il cherche une émancipation qui va au-delà du domaine purement politique jusqu'à l'émancipation de la société de l'achat et de la vente, de l'égoïsme des individus en concurrence et de la propriété privée.
Mais il ne faut pas croire que Marx a abouti à cette vision simplement grâce à ses propres capacités d'étude et de réflexion, aussi grandes qu'elles aient été. Ce n'était pas un génie isolé qui contemplait le monde d'en haut ; il menait constamment au contraire des discussions avec ses contemporains. Dans sa « conversion » au communisme, il reconnaît sa dette envers les écrits contemporains de Weitling, Proudhon, Hess et Engels ; et avec ces deux derniers en particulier, il a mené d'intenses débats face à face alors qu'ils étaient communistes et lui non. Engels avait, par-dessus tout, l'avantage d'avoir été le témoin direct du capitalisme le plus avancé d'Angleterre, et avait commencé à développer une théorie du développement et de la crise capitaliste qui était vitale pour élaborer une critique scientifique de l'économie politique. Engels avait également connu directement le mouvement chartiste en Grande-Bretagne qui n'était plus un petit groupe politique mais constituait un véritable mouvement de masse, ce qui révélait, de façon évidente, la capacité du prolétariat à se constituer en force politique indépendante dans la société. Mais peut-être que ce qui, par-dessus tout, a convaincu Marx que le communisme pouvait être plus qu'une simple utopie, c'est son contact direct avec les groupes d'ouvriers communistes à Paris. Les réunions de ces groupes firent une énorme impression sur lui :
« Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, leur intention vise d'abord la théorie, la propagande, etc. Mais en même temps ils s'approprient par-là un besoin nouveau, le besoin de la société toute entière, et ce qui semble n'avoir été qu'un moyen est devenu un but. Ce mouvement pratique, on peut en observer les plus brillants résultats lorsqu'on voit s'assembler des ouvriers socialistes français. Fumer, boire, manger, etc., ne sont plus alors de simples occasions de se réunir, des moyens d'union. La compagnie, l'association, la conversation qui vise l'ensemble de la société les comblent ; pour eux la fraternité humaine n'est pas une phrase, mais une vérité, et, de leurs figures endurcies par le travail, la noblesse de l'humanité rayonne vers nous » ([8] [321]).
Nous pouvons pardonner à Marx une certaine exagération dans ce passage ; les associations communistes, les organisations ouvrières ne constituent en fait jamais une fin en elles-mêmes. La véritable question est ailleurs ; c'est-à-dire qu'en participant au mouvement prolétarien naissant, Marx fut capable de voir que le communisme, la fraternité concrète et réelle de l'homme, pouvait être autre chose que de nobles phrases mais bien un projet pratique. C'est à Paris en 1844 que pour la première fois, Marx s'est explicitement qualifié de communiste.
Ainsi, ce qui, par-dessus tout, permit à Marx de surmonter ses hésitations sur le communisme, fut la reconnaissance qu'il existait dans la société une force qui avait un intérêt matériel au communisme. Puisque le communisme avait cessé d'être une abstraction dogmatique, un simple bel idéal, le rôle des communistes n'était plus réduit à prêcher contre les maux du capitalisme et pour les bienfaits du communisme. Il signifiait s'identifier aux luttes de la classe ouvrière, montrant au prolétariat « pourquoi il lutte » et comment « il doit acquérir la conscience » des buts finaux de sa lutte. L'adhésion de Marx au communisme se confond avec son adhésion à la cause du prolétariat parce que le prolétariat est la classe porteuse du communisme. L'exposé classique de sa position se trouve dans le passage final de la Critique de la Philosophie du Droit de Hegel. Bien que cet article fût consacré à la question de savoir quelle force sociale pouvait permettre à l'Allemagne de s'émanciper de ses chaînes féodales, la réponse qu'il donnait était en fait plus appropriée à la question : comment l'humanité pouvait-elle s'émanciper du capitalisme puisqu'il développe que : « la possibilité positive de l'émancipation allemande » réside « dans la formation d'une classe aux chaînes radicales, d'une classe de la société civile qui ne soit pas une classe de la société civile ; d'un ordre qui soit la dissolution de tous les ordres, d'une sphère qui possède, par ses souffrances universelles, un caractère universel, qui ne revendique pas un droit particulier parce qu'on n'a pas commis envers elle une injustice particulière mais l'injustice pure et simple, qui ne peut prétendre à un titre historique mais seulement à un titre humain (... ), d'une sphère enfin qui ne peut s'émanciper sans s'émanciper de toutes les autres sphères et par là les émanciper toutes, qu'en un mot, elle soit la perte totale de l'homme et ne puisse se reconquérir qu'à travers la réacquisition complète de l'humanité. Cette dissolution de la société en tant qu'état (classe) particulier, c'est le prolétariat » ([9] [322]).
Malgré le fait que la classe ouvrière fût seulement en train de se former en Allemagne, les relations de Marx avec le mouvement ouvrier plus développé de France et de Grande-Bretagne l'avaient déjà convaincu du potentiel révolutionnaire de cette classe. C'était la classe qui personnifiait toutes les souffrances de l'humanité ; en cela, elle n'était pas différente des précédentes classes exploitées de l'histoire bien que la « perte d'humanité » fût poussée à un point encore plus avancé chez elle. Mais à d'autres égards, elle était tout à fait différente des précédentes classes exploitées, ce qui devint clair une fois que le développement de l'industrie moderne eut fait surgir le prolétariat industriel moderne. Contrairement aux classes exploitées du passé telles que la paysannerie sous le féodalisme, la classe ouvrière était, d'abord et avant tout, une classe qui travaillait de manière associée. Cela voulait dire, pour commencer, qu'elle ne pouvait défendre ses intérêts immédiats que par le moyen d'une lutte associée, en unissant ses forces contre toutes les divisions imposées par l'ennemi de classe. Mais cela voulait dire également que la réponse finale à sa condition de classe exploitée ne pouvait résider que dans la création d'une réelle association humaine, d'une société fondée sur la libre coopération et non sur la concurrence et la domination. Et parce qu'une telle association se baserait sur l'énorme progrès de la productivité du travail qu'avait apporté l'industrie capitaliste, elle ne reviendrait pas en arrière, vers une forme inférieure, sous la pression de la pénurie, mais constituerait la base de la satisfaction des besoins humains dans l'abondance. Aussi, le prolétariat moderne contenait-il en lui-même, dans son être même, la dissolution de la vieille société, l'abolition de la propriété privée et l'émancipation de toute l'humanité :
« Lorsque le prolétariat annonce la dissolution de l'ordre mondial traditionnel, il traduit seulement le secret de sa propre existence immédiate, car il est la dissolution effective de cet ordre mondial. Lorsque le prolétariat réclame la négation de la propriété privée, il érige seulement en principe de la société ce que la société a déjà érigé en principe du prolétariat, ce qui en lui - en tant que représentant négatif de la société - est déjà personnifié sans qu'il ait rien fait pour cela » ([10] [323]). C'est pourquoi, dans L'Idéologie Allemande, rédigée deux ans plus tard, Marx était capable de définir le communisme comme « le mouvement réel qui abolit l'état de choses existant » : le communisme n'était rien d'autre que le mouvement réel du prolétariat, conduit par sa nature inhérente, ses intérêts matériels les plus pratiques pour revendiquer l'appropriation de toute la richesse sociale.
A de tels arguments, les Philistins de l'époque répondaient de la même façon que ceux d'aujourd'hui :
« Combien
d'ouvriers connaissez-vous qui veulent une révolution communiste ? La
grande majorité d'entre eux semble tout à fait résignée à son lot dans le
capitalisme » Mais Marx avait
sa réponse prête dans La Sainte Famille (1844) :
« Peu importe ce que tel ou
tel prolétaire, ou même le prolétariat tout entier imagine momentanément
comme but. Seul importe ce qu'il est et ce qu'il sera historiquement contraint de faire en conformité de cet être » ([11] [324]).
Ici, il met en garde contre une vision purement instantanée et empirique du
prolétariat, représenté par le point de vue d'un ouvrier particulier, ou par la
conscience de la vaste majorité de la classe à un moment donné. Au contraire,
il faut voir le prolétariat et sa lutte dans un contexte qui contient
l'ensemble du mouvement de l'histoire, y compris son futur révolutionnaire.
C'est précisément sa capacité à voir le prolétariat dans son cadre historique
qui lui a permis de prédire qu'une classe qui, jusqu'alors, n'était encore
qu'une minorité de la société qui l'entourait et n'avait troublé l'ordre
bourgeois qu'à une échelle locale, serait un jour la force qui ébranlerait
l'ensemble du monde capitaliste dans ses fondements mêmes.
« LES PHILOSOPHES N'ONT FAIT QU'INTERPRÉTER
LE
MONDE, CE QUI IMPORTE C'EST DE LE TRANSFORMER »
Dans le même article où il annonçait sa reconnaissance de la nature révolutionnaire de la classe ouvrière, Marx avait également la témérité de proclamer que « la philosophie trouvait dans le prolétariat ses armes matérielles » ([12] [325]). Pour Marx, Hegel avait atteint le point suprême dans l'évolution historique de la philosophie, non seulement de la philosophie bourgeoise, mais de toute la philosophie, depuis ses origines dans la Grèce antique. Mais après avoir atteint le sommet, la descente fut très rapide. D'abord il y eut Feuerbach, matérialiste et humaniste, qui démasqua la Raison Absolue d'Hegel comme la dernière manifestation de Dieu, et, qui mit à nu Dieu comme étant une projection des pouvoirs supprimés de l'homme, pour élever le culte de l'homme à sa place. C'était déjà le signe que la philosophie en tant que philosophie arrivait à sa fin. Tout ce qui restait à faire à Marx, agissant comme avant-garde du prolétariat, était de délivrer le coup de grâce. Le capitalisme avait établi sa domination effective sur la société ; la philosophie avait dit son dernier mot parce que maintenant, la classe ouvrière avait formulé (même si c'était de façon plus ou moins rudimentaire) un projet réalisable pour l'émancipation pratique de l'humanité des chaînes de tous les âges. A partir de ce moment là, il est parfaitement correct de dire, comme l'a fait Marx que « la philosophie est à l'étude du monde réel ce que l'onanisme est à l'amour sexuel » ([13] [326]). La nullité ultérieure de quasiment toute la « philosophie » bourgeoise après Feuerbach le corrobore ([14] [327]).
Les philosophes avaient fait différentes interprétations du monde. Dans le champ de la philosophie naturelle, l'étude de l'univers physique, ils avaient déjà dû céder la place aux scientifiques de la bourgeoisie. Et maintenant, avec l'arrivée du prolétariat, ils devaient abandonner leur autorité sur tous les sujets relatifs au monde humain. Ayant trouvé ses armes matérielles dans le prolétariat, la philosophie était dissoute en tant que sphère séparée. En termes pratiques, cela signifiait pour Marx une rupture et avec Bruno Bauer et avec Feuerbach. Envers Bauer et ses adeptes, qui s'étaient retirés dans une véritable tour d'ivoire d'autocontemplation, connue sous le terme grandiose de la Critique critique, Marx était sarcastique à l'extrême : c'était vraiment de la philosophie qui s'auto-abuse. Envers Feuerbach, Marx avait beaucoup plus de respect et n'oublia jamais la contribution qu'il apporta en « remettant Hegel sur ses pieds ». La critique fondamentale portée à l'humanisme de Feuerbach, c'était que son homme était une créature abstraite, immuable, séparée de la société et de son évolution historique. Pour cette raison, l'humanisme de Feuerbach ne pouvait faire plus que proposer une nouvelle religion de l'unité de l'humanité. Mais comme Marx l'a souligné, l'humanité ne pouvait devenir réellement une unité tant que les divisions de classe n'avaient pas atteint le point ultime de leur antagonisme ; aussi, tout ce que pouvait faire le philosophe honnête à partir de maintenant, c'était de mettre sa destinée aux côtés du prolétariat dans cette société divisée.
Mais la totalité de la phrase dit : « De même que la philosophie trouve dans le prolétariat ses armes matérielles, le prolétariat trouve dans la philosophie ses armes spirituelles ». La suppression effective de la philosophie par le mouvement prolétarien ne signifiait pas que ce dernier doive réaliser une décapitation grossière de toute vie intellectuelle. Au contraire, il avait maintenant assimilé le « meilleur » de la philosophie, et par extension la sagesse accumulée par la bourgeoisie et les formations sociales antérieures, et s'était engagé dans la tâche de la transformer en une critique scientifique des conditions existantes. Marx n'est pas entré les mains vides dans le mouvement prolétarien. Il a apporté avec lui, en particulier, les méthodes et les conclusions les plus avancées élaborées par la philosophie allemande ; et, avec Engels, les découvertes des économistes politiques les plus lucides de la bourgeoisie : dans ces deux sphères, celles-ci représentaient l'apogée intellectuelle d'une classe qui non seulement gardait un caractère progressiste, mais venait juste de terminer son héroïque phase révolutionnaire. L'arrivée d'hommes tels que Marx et Engels dans les rangs du mouvement ouvrier a marqué un pas qualitatif dans la clarification ultérieure d'un mouvement parti d'un tâtonnement intuitif, spéculatif, à demi formé théoriquement vers l'étape de l'investigation et de la compréhension scientifiques. En termes organisationnels, ceci fut symbolisé par la transformation de la Ligue des Justes, genre de secte à demi conspiratrice, en Ligue des Communistes qui adopta le Manifeste communiste comme programme en 1848.
Mais répétons-le : cela ne signifiait pas que la conscience de classe ait été injectée dans le prolétariat à partir d'un niveau astral supérieur. A la lumière de ce qu'on vient d'écrire, on peut voir plus clairement que la thèse kautskyste selon laquelle la conscience socialiste est apportée à la classe ouvrière par des intellectuels bourgeois, est réellement une continuation de l'erreur des utopistes critiquée par Marx dans les Thèses sur Feuerbach :
« La doctrine matérialiste de la transformation par le milieu et par l'éducation oublie que le milieu est transformé par les hommes et que l'éducateur doit lui-même être éduqué. Aussi lui faut-il diviser la société en deux parties, dont l'une est au-dessus de la société. La coïncidence de la transformation du milieu et de l'activité humaine ou de la transformation de l'homme par lui-même ne peut être saisie et comprise rationnellement que comme praxis révolutionnaire » ([15] [328]).
En d'autres termes : la thèse kautskyste - que Lénine a reprise dans Que faire ? puis abandonnée par la suite ([16] [329]) - part d'un matérialisme vulgaire qui voit la classe ouvrière éternellement conditionnée par les circonstances de son exploitation, incapable de devenir consciente de sa situation réelle. Pour rompre ce cercle fermé, le matérialisme vulgaire se transforme alors, lui-même en idéalisme le plus abject, posant une « conscience socialiste » qui, pour quelque obscure raison, serait inventée... par la bourgeoisie ! Cette démarche renverse complètement la façon dont Marx lui-même a posé le problème. Ainsi, dans l'Idéologie allemande, il écrivait :
« Voici, pour finir, quelques résultats que nous obtenons encore de la conception de l'histoire que nous avons exposée : à un certain stade de l'évolution des forces productives, on voit surgir des forces de production et des moyens de commerce qui, dans les conditions existantes, ne font que causer des malheurs. Ce ne sont plus des forces de production mais des forces de destruction... Autre conséquence, une classe fait son apparition, qui doit supporter toutes les charges de la société sans jouir de ses avantages ; une classe qui, jetée hors de la société, est reléguée de force dans l'opposition la plus résolue à toutes les autres classes ; une classe qui constitue la majorité de tous les membres de la société et d'où émane la conscience de la nécessité d'une révolution en profondeur, la conscience communiste, celle-ci pouvant, naturellement, se former parmi les autres classes grâce à l'appréhension du rôle de cette classe » ([17] [330]).
C'est assez clair : la conscience communiste émane du prolétariat, et, comme produit de cela, des éléments d'autres classes sont capables d'atteindre la conscience communiste. Mais seulement en rompant avec 1'idéologie de classe dont ils ont « hérité » et en adoptant le point de vue du prolétariat. Ce dernier point est particulièrement souligné dans un passage du Manifeste Communiste :
« Enfin, au moment où la lutte des classes approche de l'heure décisive, le processus de décomposition de la classe dominante, de la vieille société tout entière, prend un caractère si violent et si âpre qu'une petite fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se rallie à la classe révolutionnaire, à la classe qui porte en elle l'avenir. De même que, jadis, une partie de la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés jusqu'à l'intelligence théorique de l'ensemble du mouvement historique » ([18] [331]).
Marx et Engels pouvaient seulement « apporter » au prolétariat ce qu'ils ont apporté en « se détachant de la classe dominante » ; ils ne pouvaient « se hausser à l'intelligence théorique de l'ensemble du mouvement historique » qu'en examinant de manière critique la philosophie et l'économie politique bourgeoises du point de vue de la classe exploitée. En fait, une meilleure façon de présenter cela, c'est de dire que le mouvement prolétarien, en gagnant à sa cause des gens de l'acabit de Marx et Engels, a renforcé sa capacité de s'approprier la richesse intellectuelle de la bourgeoisie et de l'utiliser à ses propres fins. Il n'aurait pas été capable de le faire s'il ne s'était déjà auparavant engagé dans la tâche de développer une théorie communiste. Marx était tout à fait explicite à ce sujet quand il présentait les ouvriers Proudhon et Weitling comme des théoriciens du prolétariat. En quelque sorte, la classe ouvrière a utilisé la philosophie et l'économie politique bourgeoises, pour forger une arme indispensable qui porte le nom de marxisme, et qui n'est autre chose que « l'acquis théorique fondamental de la lutte prolétarienne... la seule conception du monde qui se place réellement du point de vue de cette classe » ([19] [332]).
***
Dans la prochaine partie de cette série, nous examinerons les premières descriptions par Marx et Engels de la société communiste, et leurs conceptions initiales de la transformation révolutionnaire qui y mène.
[1] [333] Le Manifeste communiste, Éditions sociales.
[2] [334] Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Écrits de Jeunesse, Éditions Spartacus.
[3] [335] « Le communisme et la Allgemeine Zeitung d'Augsbourg », Oeuvres III, La Pléiade.
[4] [336] « Lettre à Ruge », Écrits de Jeunesse, Éditions Spartacus.
[5] [337] « Le communisme et la Allgemeine Zeitung d'Augsbourg », Oeuvres III, La Pléiade.
[6] [338] « Lettre à Ruge », Éditions Spartacus.
[7] [339] « Lettre à Ruge », Éditions Spartacus.
[8] [340] Manuscrits philosophiques et économiques, Oeuvres II, La Pléiade.
[9] [341] Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Éditions Spartacus.
[10] [342] Idem.
[11] [343] La Sainte Famille, Oeuvres III, La Pléiade.
[12] [344] Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, Éditions Spartacus.
[13] [345] L'Idéologie Allemande, Oeuvres III, La Pléiade.
[14] [346] Depuis, seuls les philosophes qui ont reconnu la banqueroute du capitalisme, ont eu quelque chose à dire. Traumatisés par la barbarie croissante du système capitalisme déclinant, mais incapables de concevoir véritablement qu'il puisse exister autre chose que le capitalisme, ils décrètent non seulement que la société présente, mais l'existence elle-même, est une absurdité complète ! Mais le culte du désespoir n'est pas une très bonne publicité pour la santé de la philosophie d'une époque.
[15] [347] Thèses sur Feuerbach, Oeuvres III, La Pléiade.
[16] [348] Voir notre article dans la Revue Internationale n°43, « Réponse à la Communist Workers Organisation (CWO) : sur la maturation souterraine de la conscience ». La CWO et le Bureau International pour le Parti révolutionnaire (BIPR) auquel elle est affiliée, continuent à défendre une version légèrement affaiblie de la théorie kautskyste de la conscience de classe.
[17] [349] L'idéologie allemande, Oeuvres III, La Pléiade.
[18] [350] Le Manifeste Communiste, Éditions sociales.
[19] [351] Plateforme du CCI, point 1.
Nous publions en page 9 une résolution sur la situation internationale adoptée par le CCI en avril 1992. Depuis que ce document a été rédigé, les événements ont amplement illustré les analyses qu'il contient. C'est ainsi que la décomposition et le chaos, particulièrement au plan des antagonismes impérialistes, n'ont fait que s'aggraver comme on peut le voir, par exemple, avec les massacres en Yougoslavie. De même, la crise économique mondiale a poursuivi son cours catastrophique, créant les conditions d'une reprise des combats de classe auxquels la bourgeoisie se prépare de façon active, comme en témoignent les grandes manoeuvres syndicales en Allemagne.
L'effondrement, dans la deuxième moitié de 1989, du bloc de l'Est n'a pas fini de faire sentir ses conséquences. Le «nouvel ordre mondial» qu'il annonçait, au dire du président Bush, se présente en réalité comme un désordre encore plus catastrophique que le précédent, un chaos sanglant accumulant, jour après jour, les ruines et les cadavres en même temps que les anciens antagonismes entre grandes puissances ont cédé la place à de nouveaux antagonismes de plus en plus explosifs.
Dans le capitalisme décadent, et particulièrement lorsque la crise économique ouverte témoigne de façon décisive de l'impasse où se trouve ce système, il n'y a pas de place pour une quelconque atténuation des conflits entre les différentes bourgeoisies nationales. Alors qu'il n'existe plus aucune issue pour l'économie capitaliste, que toutes les politiques destinées à surmonter la crise n’ont eu d'autre effet que de la rendre encore plus catastrophique, que les remèdes se sont révélés n'être que des poisons venant encore aggraver l'état du malade, il ne reste d'autre alternative à toute bourgeoisie, quels que soient ses moyens et sa puissance, que la fuite en avant dans la guerre et les préparatifs en vue de celle-ci. C'est pour cela que la disparition, en 1989, d'un des deux blocs militaires qui s'étaient partagé le monde depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale n'a nullement débouché sur la «nouvelle ère de paix» que nous annonçaient les chantres du monde bourgeois. En particulier, puisque la menace de «l'Empire du mal» ne pesait plus sur eux, les «alliés» d'hier, c'est-à-dire les principaux pays du bloc occidental, se sont senti pousser des ailes pour mettre en avant leurs intérêts spécifiques face à ceux du «grand frère» américain.
Les alliances que contractent les différentes bourgeoisies nationales ne sont jamais des mariages d'amour mais nécessairement des mariages d'intérêt. En même temps qu'on peut assister à des «réconciliations» spectaculaires, où l'on découvre que la haine réciproque que les Etats avaient inculquée pendant des décennies aux populations doivent céder la place a une « amitié sans faille », les meilleurs amis d'hier, «unis à jamais par l'histoire», par leurs «valeurs communes» et par les «épreuves partagées», n'hésitent pas à se convertir en ennemis acharnés, dès lors que leurs intérêts ont cessé de converger. Il en avait été ainsi au cours et au lendemain de la seconde guerre mondiale où l'URSS avait été présentée par les «démocraties» occidentales, tour à tour, comme un suppôt du diable hitlérien, puis comme un «héroïque compagnon de combat», puis, de nouveau, comme l'incarnation du démon.
Aujourd'hui, même si les structures de base du bloc américain (OTAN, OCDE, FMI, etc.) subsistent encore formellement, si les discours bourgeois évoquent encore l'union des grandes «démocraties», c'en est fini dans les faits de l'Alliance atlantique. L'ensemble des événements qui se sont déroulés depuis près de deux ans n'a fait que confirmer cette réalité : l'effondrement du bloc de l'Est ne pouvait aboutir qu'à la disparition du bloc militaire qui lui faisait face et qui venait de remporter la victoire dans la guerre froide qui les avait opposés depuis plus de 40 ans. De ce fait, non seulement la solidarité entre les principaux pays occidentaux a volé en éclats, mais sont déjà en oeuvre, même si c'est de façon embryonnaire, les tendances vers la reconstitution d'un nouveau bloc impérialiste où l'antagonisme principal se situerait entre les Etats-Unis et leurs alliés d'un côté et, de l'autre, une coalition dirigée par l'Allemagne. Comme la presse du CCI l'a longuement mis en évidence, la Guerre du Golfe du début 1991 avait comme principale origine la tentative américaine de bloquer le processus de désagrégation du bloc occidental et de tuer dans l'oeuf toute velléité de reconstitution d'un nouveau système d'alliances. Les événements de Yougoslavie à partir de l'été 1991 ont montré que l'énorme opération mise au point par Washington n'avait eu que des effets limités et que sitôt terminés les combats dans le Golfe, et la «solidarité» qu'ils exigeaient entre les coalisés, les antagonismes de fond resurgissaient de plus belle. La reprise actuelle des combats dans 1’ex-Yougoslavie, cette fois en Bosnie-Herzégovine, vient, au-delà des apparences, confirmer cette aggravation des tensions entre les grandes puissances qui constituaient le bloc de l'Ouest.
A l'heure où ces lignes sont écrites, la guerre fait de nouveau rage dans l'ex-Yougoslavie. Après des mois de massacres dans différentes parties de la Croatie, et alors que la situation semblait s'apaiser dans cette région, c'est maintenant la Bosnie-Herzégovine qui se retrouve à feu et à sang. En deux mois, le chiffre des tués s'élève déjà à plus de 5000. Les blessés se comptent par dizaines de milliers alors que ce sont des centaines de milliers de personnes qui sont obligées de quitter les zones de combat, en même temps, d'ailleurs, que la mission de l'ONU à Sarajevo et autres organismes qui pouvaient apporter un minimum de protection à ces populations.
Aujourd'hui, la Serbie est mise «au ban des nations» comme disent les journalistes. Le 30 mai, l'ONU a adopté des mesures rigoureuses d'embargo contre ce pays, comparables à celles imposées à l'Irak avant la guerre du Golfe, pour le contraindre à cesser de déchaîner, en compagnie des milices serbes, le fer et le feu en Bosnie-Herzégovine. Et c'est l'oncle Sam qui a pris la tête de cette campagne de grande ampleur contre la Serbie en même temps qu'il se proclame le défenseur de la «Bosnie démocratique».
Ainsi, Baker n'hésitait pas à évoquer, le 23 mai, la possibilité d'une intervention militaire pour faire plier la Serbie. Et, c'est sous une très forte pression américaine, que les autres membres du Conseil de Sécurité qui pouvaient avoir des réticences, comme la Russie et la France, se sont finalement ralliés à une motion «dure» contre ce pays. Au passage, les Etats-Unis n'ont pas manqué une occasion pour faire ressortir que le maintien de l'ordre dans l’ancienne Yougoslavie incombait fondamentalement aux pays d'Europe et à la CEE, et qu'ils ne se mêlaient de cette question que dans la mesure où ces derniers faisaient la preuve de leur impuissance.
Pour qui a suivi le jeu des grandes puissances depuis le début des affrontements en Yougoslavie, la position actuelle de la première d'entre elles peut apparaître comme un mystère. Pendant des mois, notamment à la suite de la proclamation de l'indépendance de ta Slovénie et de la Croatie au cours de l'été 1991, les Etats-Unis se sont comportés comme de véritables alliés de la Serbie condamnant en particulier le démantèle ment de la Yougoslavie que devait provoquer nécessairement la sécession des deux républiques du Nord. Au sein de la CEE, les pays traditionnellement les plus proches des Etats-Unis, la Grande- Bretagne et les Pays-Bas, ont tout fait pour laisser les mains libres à la Serbie dans ses opérations visant à mettre au pas la Croatie, ou tout au moins à l'amputer d'un bon tiers de son territoire. Pendant des mois, les Etats-Unis fustigé «l'impuissance européenne», qu'ils avaient grandement contribué à aggraver, pour apparaître enfin sur le devant de la scène, tel le Zorro de la légende, et obtenir, à la suite de l'action de l'émissaire de l'ONU, le diplomate américain (quel hasard !) Cyrus Vance, un arrêt des combats en Croatie alors que la Serbie avait déjà atteint 1 essentiel de ses buts de guerre dans cette région.
Cette action de la diplomatie américaine se comprenait parfaitement. En effet, si l'indépendance de la Croatie avait été fortement encouragée par l'Allemagne, c'est parce qu'elle coïncidait avec les nouvelles ambitions impérialistes de ce pays dont la puissance et la position en Europe en fait le prétendant le plus sérieux au rôle de chef de file d'une nouvelle coalition dirigée contre les Etats-Unis, maintenant qu'a disparu toute menace venant de l'Est. Pour la bourgeoisie allemande, une Croatie indépendante et «amie» était la condition de l'ouverture d'un accès sur la Méditerranée qui constitue un atout indispensable pour toute puissance prétendant jouer un rôle mondial. Et c'est bien ce que les Etats-Unis voulaient éviter à tout prix. Leur soutien à la Serbie durant les affrontements en Croatie, qui ont causé à ce dernier pays des ravages considérables, leur permettait de signifier tant à la Croatie qu'à l'Allemagne ce qu'il en coûte de vouloir mettre en oeuvre une politique qui contrarie les intérêts US. Mais justement parce que la première puissance mondiale n'a pas eu à se «mouiller» directement dans toute la seconde partie de 1991 et au début 1992, laissant la CEE afficher son impuissance, elle pouvait opérer par la suite une arrivée en force ou elle allait désigner comme bouc émissaire son allié d'hier, la Serbie.
Aujourd'hui, la soudaine passion des Etats-Unis pour l'indépendance de la Bosnie-Herzégovine n'a évidemment rien à voir avec le fait que les autorités de ce dernier pays seraient plus «démocratiques» que celles de la Croatie. Ce sont des gangsters de la même race qui gouvernent à Sarajevo, Zagreb, Belgrade et Washington. En réalité, du point de vue des Etats-Unis, la très grande supériorité de la Bosnie-Herzégovine sur la Croatie tient au fait qu'elle peut constituer un point d'appui de première importance pour contrecarrer la présence allemande dans la région. Pour des raisons tant géographiques qu'historiques, l'Allemagne était au départ le pays le mieux placé pour rattacher une Croatie indépendante à sa zone d'influence. C'est pour cela que les Etats-Unis n'ont pas cherché immédiatement à la concurrencer auprès de la Croatie, faisant au contraire tout leur possible pour s'opposer à l'indépendance de ce pays. Mais une fois que 'Allemagne a joué sa carte en Croatie, il revenait à la bourgeoisie américaine de réaffirmer sa place de gendarme du monde et donc de revenir en force dans une région normalement du ressort des Etats européens. Le cynisme et la brutalité de l'Etat serbe et de ses milices lui en a offert une occasion rêvée. En se déclarant le grand protecteur des populations de la Bosnie-Herzégovine victimes de cette brutalité, l’oncle Sam se propose de ramasser la mise à plusieurs niveaux :
Concernant ce dernier point, la simple lecture d'une carte géographique permet de constater que la Dalmatie est constituée d'une bande étroite de terre coincée entre la mer et les hauteurs tenues par l'Herzégovine. Si l'Allemagne, grâce à son alliance avec la Croatie, rêvait d'installer des bases militaires dans les ports de Zadar, Split et Dubrovnik comme points d'appui d'une flotte méditerranéenne, elle serait confrontée au fait que ces ports se trouvent respectivement a 80, 40 et 10 km de la frontière «ennemie» (Dubrovnik a même la particularité d'être coupé du reste de la Croatie par un débouché de l'Herzégovine sur la mer). En cas de crise internationale, il ne serait pas difficile, pour la puissance américaine, de faire le blocus de ces ports, comme la Serbie l'a démontré jusqu'à présent, coupant les avant-postes allemands de leurs arrières et les rendant inutilisables.
En ce qui concerne le «message» transmis à l'Italie, il prend toute son importance à un moment où, à l'image d'autres bourgeoisies européennes (par exemple la bourgeoisie française dont le parti néo-gaulliste, le RPR, est partagé entre partisans et adversaires d'une alliance plus étroite avec l'Allemagne au sein de la CEE), celle de ce pays est divisée sur les alignements impérialistes, comme le démontre notamment la paralysie actuelle de son appareil politique. Compte tenu de la position de premier plan de ce pays en Méditerranée (contrôle du passage entre l'Ouest et l'Est de cette mer, présence à Naples du commandement de la 6e flotte US), les Etats-Unis sont prêts à «mettre le paquet» pour qu'il ne soit pas tenté de rejoindre l'alliance franco-allemande.
De même, une mise en garde des Etats-Unis à la Turquie se comprend tout à fait à 1 heure où ce pays est tenté de coupler ses propres ambitions régionales en direction des républiques musulmanes de l'ex-URSS (qu'elle compte arracher à l'influence d'une Russie aujourd'hui alliée aux Etats-Unis) à une alliance avec l'Allemagne et à un soutien aux ambitions impérialistes de ce pays au Proche-Orient. La Turquie occupe, elle aussi, une position stratégique de première importance puisqu'elle contrôle le passage entre la Mer Noire et la Méditerranée. Aussi, son rapprochement en cours avec l'Allemagne (mis en évidence, notamment, par le «scandale» de la livraison de matériel militaire destiné à la répression des Kurdes, scandale dévoilé grâce aux «bons offices» de Washington) constitue une menace très sérieuse pour les Etats-Unis. Ces derniers ont déjà commencé à réagir en soutenant les nationalistes Kurdes et ils sont prêts à employer des moyens encore plus importants pour stopper un tel rapprochement. En particulier, la «protection» apportée aujourd'hui par la première puissance mondiale aux populations musulmanes de Bosnie-Herzégovine (majoritaires dans ce pays) apparaît comme un pavé dans la mare de la Turquie qui se présente comme le «grand arrière» des musulmans de la région.2] [353])
Ce que démontrent cependant les massacres de Yougoslavie, c'est que même si l'avancée de la décomposition est un phénomène qui échappe au contrôle de tous les secteurs de la bourgeoisie mondiale, y compris ceux des pays les plus avancés et puissants, ces derniers secteurs ne restent pas inactifs et passifs face à un tel phénomène. Contrairement aux équipes nouvellement promues dans les pays de l'ancien bloc de l'Est (sans parler, évidemment de la situation dans le «tiers-monde») et qui sont complètement débordées par la situation économique et politique (notamment par l'explosion des nationalismes et des conflits ethniques), les gouvernements des pays les plus développés sont encore capables de mettre à profit la décomposition pour la défense des intérêts de leur capital national. C'est notamment ce qu'ont démontré, début mai, les émeutes de Los Angeles.
Comme le CCI l'a mis en évidence[3] [354] la décomposition générale de la société capitaliste, telle qu'elle se développe aujourd'hui, révèle l'impasse historique totale dans laquelle se trouve maintenant cette société. Tout comme la crise et les guerres, la décomposition n'est donc pas une question de bonne ou de mauvaise volonté de la bourgeoisie ou bien de politique erronée de sa part. Elle s'impose à elle de manière insurmontable et irréversible. Le fait que la décomposition, au même titre qu'une éventuelle 3e guerre mondiale, ne puisse avoir d'autre aboutissement, au sein du capitalisme, que la disparition de l'humanité n y change rien. C'est bien ce que révèle le «Sommet» de Rio sur la protection de la Terre qui s'est tenu au début du mois de mai. Comme il était prévisible, la montagne a accouché d'une souris malgré la gravité croissante des problèmes d'environnement mise en évidence par la majorité des scientifiques. Alors que, à cause de l'effet de serre, ce sont de terribles famines qui se profilent à l'horizon, voire la disparition de l'espèce humaine, chacun se renvoie la balle pour ne rien faire (le Nord contre le Sud et réciproquement, l'Europe contre les Etats-Unis, etc.).
Mais si la bourgeoisie se révèle absolument incapable de mettre en oeuvre une quelconque politique à long terme et à l'échelle mondiale, même quand c'est sa propre survie, en même temps que celle de l'ensemble de l’humanité qui est menacée, elle reste capable de réagir contre les effets de la décomposition, sur le court terme et au niveau de la défense de ses intérêts nationaux. Ainsi, les émeutes de Los Angeles sont venues mettre en relief toutes les capacités manoeuvrières que les bourgeoisies les plus puissantes sont encore capables d'utiliser.
Los Angeles constitue une sorte de concentré de toutes les caractéristiques de la société américaine : l'opulence et la misère, la «high tech» et la violence. Symbole du «rêve américain», c'est devenu aussi celui du «cauchemar américain». Comme nous l'avons mis en évidence dans nos textes sur la décomposition, celle-ci, au même titre que la crise économique, part du coeur du capitalisme, même si elle trouve à sa périphérie ses formes les plus extrêmes et catastrophiques. Et L'A (comme on dit en langage «branché») est bien le coeur de ce coeur. Depuis de nombreuses années déjà, la décomposition y exerce des ravages tragiques et particulièrement dans les ghettos noirs. Dans la plupart des villes américaines, ces ghettos sont devenus de véritables enfers, dominés par une misère insupportable, des conditions de logement et sanitaires dignes du «tiers-monde» (par exemple, la mortalité infantile y atteint des taux comparables à ceux des pays les plus arriérés, le SIDA y frappe de façon tragique) et surtout un désespoir généralisé qui conduit une proportion considérable des jeunes, dès la première adolescence, vers la drogue, la prostitution et le banditisme. De ce fait, la violence et le meurtre font partie du quotidien de ces quartiers : la première cause de décès des hommes noirs de la tranche d'âge 15-34 ans est l'assassinat, près d'un quart des hommes noirs entre 20 et 29 ans est en prison ou en liberté surveillée, 45 % de la population carcérale est noire (les noirs représentent 12% dans la population totale). Ainsi, à Harlem, ghetto noir de New-York, pour cause d'assassinat, d'overdose, de maladie, l'espérance de vie d'un homme est plus courte que celle d'un homme du Bangladesh.
Cette situation s'est aggravée tout au long des années 1980, mais la récession actuelle, avec une montée vertigineuse du chômage, lui a donné des proportions encore bien plus considérables. De ce fait, depuis des mois, de nombreux «spécialistes» ne cessaient de prédire l'imminence d'émeutes et d'explosions de violence dans ces quartiers. Et c'est justement face à une telle menace que la bourgeoisie américaine a réagi. Plutôt que de se laisser surprendre par une succession d'explosions spontanées et incontrôlables, elle a préféré organiser un véritable contre-feu lui permettant de choisir le lieu et le moment d'un tel surgissement de violence et de prévenir du mieux possible les surgissements futurs.
Le lieu : Los Angeles, véritable paradigme de l'enfer urbain aux Etats-Unis, où plus de 10 000 jeunes vivent du commerce de la drogue, dont les ghettos sont quadrillés par des centaines de bandes armées qui se massacrent pour le contrôle d'une rue, d'un point de vente de la «poudre d'ange».
Le moment : au début de la campagne pour les présidentielles, qui s'en trouve relancée, mais à distance respectable de l'élection elle-même, afin que de tels troubles, éclatant de façon incontrôlée, ne viennent déconsidérer au dernier moment un candidat, Bush, dont les sondages sont pour l'heure peu reluisants.
Les moyens : l'organisation en plusieurs temps d'une véritable provocation. D'abord, une campagne médiatique de grande ampleur autour du procès des quatre flics blancs qui avaient été filmés en train de tabasser sauvagement un automobiliste noir : c'est à satiété que les téléspectateurs ont pu voir et revoir cette scène révoltante. Ensuite l'acquittement des flics par un tribunal installé de façon délibérée dans un quartier réputé pour son conservatisme, son «goût de l'ordre» et ses sympathies envers la police. Enfin, dès que se sont produits, de façon parfaitement prévisible, les premiers troubles et les premiers rassemblements, une véritable désertion, sur ordre supérieur, des quartiers «chaud» par les forces de police, laissant ainsi l'émeute prendre un maximum d'ampleur. Ces mêmes forces de police, en revanche, sont restées très présentes dans les quartiers bourgeois proches, tels Beverley Hills. Cette tactique avait aussi l'avantage de priver les manifestants de leur ennemi traditionnel, le flic, permettant de canaliser encore plus leur colère vers le saccage des commerces, l'incendie des maisons appartenant à d'autres communautés de même que vers les règlements de comptes entre bandes. Avec une telle tactique, les 58 morts provoqués par cette explosion ne sont pas dus aux forces de police mais essentiellement aux affrontements entre habitants des ghettos (particulièrement entre les jeunes manifestants et les petits commerçants voulant protéger par les armes leurs échoppes).
Les moyens et les conditions du retour à l'ordre faisaient aussi partie de la manoeuvre : ce sont les mêmes soldats qui, il y a un an et demi à peine défendaient le «droit» et la «démocratie» dans le Golfe qui sont venus participer à la pacification des quartiers troublés. La répression, si elle n'a pas été sanglante, a été cependant conduite à grande échelle : près de 12000 arrestations et, pendant des semaines, à la télévision, les images des centaines de procès condamnant à la prison les émeutiers interpellés. Le message était clair : même si elle ne se comporte pas comme un quelconque régime du «tiers-monde», et si elle veille à ne pas faire couler le sang de ceux qui troublent l'ordre public (et cela était d'autant plus facile que, grâce à leur provocation, les autorités n'ont été à aucun moment débordées par les événements), la «démocratie américaine» sait faire preuve de fermeté contre eux. Avis a ceux qui, dans le futur, seraient tentés de recommencer de nouvelles émeutes...
La «gestion» des émeutes de L'A a permis à l'équipe dirigeante de la bourgeoisie américaine de démontrer à tous les secteurs de celle-ci qu'elle était, malgré toutes les difficultés qui s'accumulent, malgré le développement du cancer des ghettos et de la violence urbaine, à a hauteur de ses responsabilités. Dans un monde de plus en plus soumis à des convulsions de toutes sortes, la question de l'autorité du pouvoir, tant à l'extérieur qu'à 'intérieur, de la première puissance de la planète est de la plus haute importance pour la bourgeoisie de ce pays. Avec la provocation à Saddam Hussein durant l'été 1990 suivie de la «tempête du désert» au début 1991, Bush a fait la preuve qu'il savait manifester ce type d'autorité au niveau international. Los Angeles, avec des moyens spectaculaires, notamment dans les montages médiatiques qui rappelaient ceux mis en oeuvre autour de la guerre du Golfe, a démontré que l'administration actuelle était aussi capable de réagir sur le plan «domestique» et que, pour catastrophique qu'elle soit, la situation intérieure aux Etats-Unis restait «under control».
Cependant, les émeutes provoquées de L'A ne constituaient pas seulement un moyen pour l'Etat et le gouvernement de réaffirmer leur autorité face aux différentes manifestations de la décomposition. Elles étaient aussi un instrument d'une offensive de grande ampleur contre la classe ouvrière.
Comme la résolution le met en évidence : «l'aggravation considérable de la crise capitaliste, et particulièrement dans les pays les plus développés, constitue un facteur de premier ordre de démenti de tous les mensonges sur le "triomphe" du capitalisme, même en l'absence de luttes ouvertes. De même, l'accumulation du mécontentement provoqué par la multiplication et l'intensification des attaques résultant de cette aggravation de la crise ouvrira, à terme, le chemin à des mouvements de grande ampleur qui redonneront confiance à la classe ouvrière... Dans l'immédiat, les luttes ouvrières se situent à un des niveaux les plus bas depuis la dernière guerre mondiale. Mais ce dont il faut être certain c'est que, dès à présent, se développent en profondeur les conditions de leur surgissement...» (point 16). Dans tous les pays avancés, la bourgeoisie est bien consciente de cette situation, et particulièrement la première d'entre elles. C'est pour cela que les émeutes de L.A. ont constitué également un instrument de cette bourgeoisie pour affaiblir de façon préventive les futurs combats ouvriers. En particulier, grâce aux images faisant apparaître les noirs comme de véritables sauvages (telle l'image de jeunes noirs s'attaquant à des chauffeurs de camion blancs), la classe dominante a réussi à renforcer de façon significative un des facteurs de faiblesse de la classe ouvrière des Etats-Unis : la division entre les ouvriers blancs et les ouvriers noirs ou d'autres communautés. Comme le déclarait un expert de la bourgeoisie : «le niveau de sympathie que les blancs pouvaient éprouver pour les noirs a considérablement diminué du fait de la peur ressentie par les premiers devant la montée constante de la criminalité noire» (C. Murray de l'American Entreprise Institute, le 6/5/02). En ce sens, le «rétablissement de l'ordre contre des bandes de délinquants noirs pilleurs de magasins et dealers», tel que la bourgeoisie en a voulu donner l'image, a pu être accueilli avec satisfaction par une proportion non négligeable des ouvriers blancs oui sont souvent victimes de 1 insécurité urbaine. A cette occasion, l’«efficacité» des forces dépêchées par l'Etat fédéral (qui contraste avec l’«inefficacité» supposée des forces de la police locale) n'a pu que renforcer l'autorité de celui-ci.
En outre cette montée du racisme a été exploitée par les professionnels de P anti-racisme pour lancer de nouvelles campagnes a-classistes de diversion qui, loin de favoriser l'unité de classe du prolétariat, visent au contraire à le diluer dans l'ensemble de la population et à l'attacher au char de la «démocratie». De même, les syndicats et le Parti Démocrate ont profité de la situation pour dénoncer la politique sociale des administrations républicaines depuis le début des années 1980 rendues responsables de la misère dans les quartiers pauvres des villes. En d'autres termes, pour que les choses s'améliorent, il faut aller voter pour le «bon candidat», ce qui permet au passage de relancer une campagne électorale qui, jusqu'à présent, ne mobilisait pas les roules.
Les différentes manifestations de la décomposition, comme par exemple les émeutes urbaines dans le «tiers-monde» et les pays avancés, seront utilisées par la bourgeoisie contre la classe ouvrière tant que cette dernière n'aura pas été encore en mesure de mettre en avant sa propre perspective de classe vers le renversement du capitalisme. Et cela, que de tels événements soient spontanés ou provoqués sciemment. Mais le fait que la bourgeoisie soit en mesure de choisir le moment et les circonstances de telles explosions lui permet d'en rendre plus efficace l'impact pour la défense de son ordre social. Que les émeutes de L'A soient arrivées fort à propos comme instrument contre la classe ouvrière nous est confirmé par l'ensemble des manoeuvres que la classe dominante déploie contre les exploités dans les autres pays avancés. L'exemple le plus significatif de cette politique bourgeoise nous a été donné récemment dans un des pays les plus importants du monde capitaliste, l'Allemagne.
L'importance de ce pays ne tient pas seulement à son poids économique et à son rôle stratégique croissant. C'est aussi dans ce pays que vit, travaille et lutte un des prolétariats les plus puissants du monde, un prolétariat qui, compte-tenu de son nombre et de sa concentration au coeur de l'Europe industrialisée de même que de son expérience historique incomparable, détient une grande partie des clés du futur mouvement de la classe ouvrière vers la révolution mondiale. C'est bien pour cette raison que l'offensive politique de la bourgeoisie contre la classe ouvrière en Allemagne, et dont la grève du secteur public, la plus importante depuis 18 ans, menée de main de maître par les syndicats, était le fer de lance, ne visait pas seulement la classe ouvrière de ce pays. L'écho considérable qu'elle a eu dans les médias des différents pays européens (alors qu'habituellement les luttes ouvrières font l'objet d'un black-out presque complet à l'étranger) a fait a démonstration que c'est tout le prolétariat européen qui était visé par cette offensive.
Les conditions spécifiques de l'Allemagne permettent de comprendre pourquoi une telle action a pris part aujourd'hui dans ce pays, n effet, outre son importance historique et économique qui sont des données permanentes, outre le fait qu'elle doit faire face, comme toutes les bourgeoisies, à une nouvelle aggravation considérable de la crise, la bourgeoisie de ce pays se trouve à l'heure actuelle confrontée au problème de la réunification (en fait de la «digestion» de l'Est par l'Ouest). Cette réunification est un véritable gouffre à milliards de DM. Le déficit de l'Etat s'est élevé vers des sommets rarement atteints dans ce pays «vertueux». Il s'agit donc pour la bourgeoisie de préparer la classe ouvrière à des attaques d'un niveau sans précédent afin de lui faire accepter le coût de la réunification, il importe de lui faire comprendre que c'en est fini des «vaches grasses» et qu'elle devra désormais faire des sacrifices très importants. C'est pour cela que les propositions salariales dans le secteur public (4,9 %), alors même que se sont déjà multipliées les taxes de toutes sortes, étaient inférieures à l'inflation. C'est le cheval de bataille qu'ont enfourché les syndicats témoignant d'une radicalité inconnue depuis des décennies, organisant des crèves tournantes massives (plus de 100 000 ouvriers par jour) qui ont provoqué certains jours un véritable chaos dans les transports et autres services publics (ce qui a eu comme conséquence d'isoler les grévistes des autres secteurs de la classe ouvrière). Après des revendications salariales de l'ordre de 9 %, les syndicats ont rabattu leurs prétentions à 5,4 %, présentant ce chiffre comme une « victoire » pour les travailleurs et une «défaite» pour Kohl. Evidemment, la majorité des ouvriers a considéré, après trois semaines de grève, que c était nettement insuffisant (plus 0,5% par rapport à la proposition d'origine, environ 20 DM par mois) et la popularité de la très médiatique Monika Mathies, présidente de l’ÖTV, y a laissé quelques plumes. Mais, pour la bourgeoisie, plusieurs objectifs importants avaient été atteints :
Dans les autres pays, l'image de l’«Allemagne modèle» a été quelque peu ternie par ces grèves. Mais la bourgeoisie s'est empressée d'enfoncer deux clous contre la conscience de la classe ouvrière :
Ainsi, la bourgeoisie la plus puissante d'Europe a donné le ton de l'offensive politique contre la classe ouvrière qui doit nécessairement accompagner des attaques économiques d'une brutalité sans précédent. Pour le moment, la manoeuvre a réussi mais l'ampleur qu'elle a prise est à l'image de la crainte que le prolétariat inspire à la bourgeoisie. Les événements de ces trois dernières années, et toutes les campagnes qui les ont accompagnés, ont affaibli de façon significative la combativité et la conscience au sein de la classe ouvrière. Mais celle-ci n'a pas dit son dernier mot. Avant même qu'elle n'ait renoué avec des luttes de grande envergure, sur son terrain de classe, tous les préparatifs de la classe dominante démontrent l'importance de ces combats à venir.
[1] [355] Comme le signale la résolution, l'Allemagne et la France n'attendent pas exactement la même chose de leur alliance. En particulier, ce dernier pays compte sur ses avantages militaires pour compenser son infériorité économique par rapport au premier afin de ne pas se retrouver en situation de vassal et de pouvoir revendiquer une sorte de «co-direction» d'une alliance des principaux Etats européens (à l'exception de la Grande-Bretagne, évidemment). C'est pour cela que la France n'est nullement intéressée à une présence allemande en Méditerranée qui dévaloriserait de façon très sensible l'importance de sa propre flotte dans cette mer ce qui la priverait a'un atout majeur dans les marchandages avec son «amie».
[2] [356] Il n'est pas exclu non plus que le soutien des Etats-Unis aux populations croates de Bosnie-Herzégovine actuellement victimes de la Serbie parvienne un jour à « démontrer ». La Croatie qu'elle a tout intérêt à troquer la «protection» allemande, qui s'est révélée d'une efficacité très limitée, contre une protection américaine beaucoup mieux pourvue en moyens de se faire respecter. De telles visées ne sauraient évidemment être absentes de la diplomatie américaine.
[3] [357] Voir notamment les articles dans la Revue Internationale n° 57 et 62.
Sur le plan économique, le monde entier semble suspendu à une seule question : y aura-t-il une reprise aux Etats-Unis ? La locomotive qui a tiré l'économie mondiale depuis deux décennies aura-t-elle la force de redémarrer une fois encore ?
La réponse des économistes est évidemment: oui. Leur métier de gérants et porte-paroles idéologiques du système leur interdit, quoiqu il en soit, de penser autrement. La seule chose dont ils sont sûrs c'est que le capitalisme est éternel. Au-delà du royaume des marchands et de l'exploitation salariale, il ne peut y avoir que le néant. Même pour les plus cyniquement lucides d'entre eux, les pires difficultés de l'économie capitaliste mondiale ne peuvent jamais être que des contrariétés passagères, des secousses dues aux «nécessités du progrès», surmontables pour peu qu'on se donne les moyens des «changements structurels nécessaires». L'actuelle récession ouverte qui, depuis plus d'une année, a commencé a frapper les principales puissances économiques du monde, ne serait ainsi qu'un «ralentissement cyclique»; un naturel et salutaire mouvement de repli après une trop longue période d'expansion.
«Toute l'économie mondiale est en train de s'assainir après des années d'excès», déclarait Raymond Barre([1] [358]) en février 1992, au cours du Forum de l'économie mondiale de Davos.
Georges Bush et l'équipe chargée d'organiser son actuelle campagne électorale aux Etats-Unis vont plus loin : la récession toucherait, dés à présent, à sa in et une nouvelle reprise serait en cours. «Le vieil adage se vérifie : "Quand le bâtiment va, tout va "», déclarait Bush, à la mi-mai, citant des statistiques qui faisaient état d'une augmentation de la construction de logements aux Etats-Unis dans les premiers mois de 1992.
Mais la réalité historique se moque des rêves et souhaits des «responsables» de l'ordre établi. Quelques jours après cette déclaration optimiste de Bush, les statistiques officielles faisaient état d'une chute de 17 % de l'indice de construction de nouvelles maisons, la plus forte chute depuis 8 ans !
Les difficultés que connaît la bourgeoisie mondiale pour faire face a l'actuelle récession ouverte de son économie sont qualitativement nouvelles. Cette récession n'est pas comme les autres.
Des récessions de plus en plus destructrices
Il est vrai que depuis deux décennies l'économie mondiale, suivant à des degrés divers les mouvements de l'économie américaine, a connu une succession de récessions et de «reprises». Mais les récessions, depuis la fin des années 60, c'est-à-dire depuis la fin de la période de «prospérité » due à la reconstruction consécutive à la 2e guerre mondiale, ne suivent pas un mouvement cyclique analogue à la respiration d'un corps sain ; encore moins épousent-elles le rythme des crises cycliques du capitalisme dans la deuxième moitié du 19e siècle, en pleine phase ascendante du capitalisme, dont l'intensité allait en s'atténuant chaque dix ans. Les fluctuations de l'économie mondiale depuis 20 ans ne traduisent pas le mouvement cyclique d'une vie en expansion, mais les convulsions d un corps de plus en plus malade. Depuis la récession de 1967, les plongeons ont été chaque fois de plus en plus profonds et prolongés dans le temps. Le mouvement de la croissance de la production aux Etats-Unis, coeur du capitalisme mondial, est éloquent à cet égard (Voir Graphique 1 ci-contre).
Cet «électrocardiogramme» du centre du capitalisme ne traduit que partiellement la réalité. Dans les faits, après la récession de 1980-1982, il n'y a pas eu de véritable reprise de la croissance économique mondiale. Les pays du «tiers-monde» ne sont pas réellement parvenus à se relever. Les années 1980 sont, pour la plupart des pays sous-développés, synonyme du plus grand marasme économique de leur existence. Le continent africain, une grande partie de l'Asie et de l'Amérique Latine ont été économiquement dévastés au cours de cette période ; l'ex-URSS et les pays de son glacis connaissent depuis le milieu de cette décennie une plongée dans le chaos qui se concrétise par un des plus violents reculs économiques connus dans l'histoire. Ce n'est que dans la petite partie du monde, constituée par les pays les plus industrialisés de l'ancien bloc occidental, que l'économie connaît un certain développement au cours des années 1980. Et encore, ce développement ne se fait que dans certaines zones de ces pays : une véritable désertification industrielle a ravagé pendant ces années des régions qui comptaient parmi les plus anciennement industrialisées de la planète, en Grande-Bretagne, en France, en Belgique ou aux Etats-Unis par exemple.
La récession qui frappe aujourd'hui les pays les plus industrialisés n'a donc rien à voir avec un répit salutaire dans un cours de croissance mondiale. Elle marque, au contraire, l'effondrement de la seule partie au monde qui avait relativement échappé au marasme général.
La machine à «relancer» l'économie ne répond plus
Mais, même malade, l'économie des pays les plus industrialisés peut-elle retrouver un minimum de croissance, comme ce fut le cas après les récessions précédentes ? Les gouvernements des grandes puissances peuvent-ils, encore une fois, faire redémarrer la machine en baissant les taux d'intérêt et en faisant tourner la planche à billets ? Le recours au crédit, au «produisons aujourd'hui ; on verra demain pour le paiement », peut-il encore permettre de s'en sortir en trichant, en repoussant les échéances ?
La bureaucratie de l'OCDE, grand chantre des vertus éternelles du système capitaliste et de la victoire du «libéralisme», annonçait fin 1991 l'imminence d'une «reprise modérée» ([2] [359]) Mais elle accompagnait cette «prévision» d'une réserve importante :
«Dans la plupart des grands pays, la croissance monétaire léthargique est à la fois involontaire et inhabituelle (,..)La contraction persistante de l'offre de crédits bancaires, qui paraît être à l'origine de ce ralentissement, pourrait constituer une menace pour la croissance (...) Les incertitudes dues au ralentissement actuel de la croissance monétaire posent un problème très difficile aux responsables.»
Ce qui est appelé ici «la croissance monétaire léthargique» n'est autre que la contraction du crédit bancaire, le «crédit crunch» pour employer le terme anglo-saxon devenu à la mode. La masse monétaire dont il est question est essentiellement celle constituée par les multiples formes de crédits bancaires. Sa contraction traduit essentiellement le refus, l'incapacité des banques d'ouvrir de nouveau le robinet de l'endettement pour faire redémarrer la machine productive, comme lors des récessions des deux dernières décennies.
Le recours sans limites au crédit par le passé, en particulier pendant les «années Reagan» se paie aujourd'hui en termes de banqueroutes. L'insolvabilité croissante des entreprises, et d'une grande partie des banques, interdit le remboursement d'un nombre toujours plus élevé de crédits, poussant chaque jour plus de banques au bord de la faillite. L'effondrement des caisses d'épargne américaines, à la fin des années 1980, n'était que le début de ce marasme. ([3] [360]) Dans ces conditions, les actuelles nouvelles facilités de crédit créées par l'Etat (baisse des taux d'intérêt, création monétaire) sont utilisées par les banques, non pas pour octroyer de nouveaux crédits mais pour tenter de renflouer leurs caisses et de réduire le déséquilibre de leurs bilans.
Lowell L. Bryan, un «éminent expert» américain du système bancaire et financier, affirmait en 1991, dans un livre au titre évocateur de Bankrupt (banqueroute) ([4] [361]) :
«C'est peut être 25 % du système bancaire [américain], représentant plus de 750 milliards de dollars en placements([5] [362]) qui a commencé à connaître des pertes tellement massives qu'il n'a d'autre choix que de se consacrer à se faire rembourser des crédits plutôt qu'à étendre le crédit. Qui plus est, les banques qui ne connaissent pas de problèmes de crédit deviennent évidemment à leur tour beaucoup plus prudentes »
Le Graphique 2 (voir page suivante) montre clairement la réalité de l'effondrement sans précédent de la croissance de la masse de crédits bancaires (en particulier à partir de 1990). Il met aussi en évidence la nouvelle impuissance du Gouvernement pour relancer la machine a crédit. Contrairement à ce qui se produit lors des récessions de 1967, 1970, 1974-75, 1980-82, l'augmentation de la masse monétaire créée directement par l'Etat (billets de la banque centrale et pièces de monnaie) ne provoque plus une augmentation de la masse des crédits bancaires. Le gouvernement américain a beau appuyer sur l'accélérateur, la machine bancaire ne répond plus.
«Nous avons créé un marché qui est efficace pour la destruction de notre économie. Notre système financier est sur le point de s'effondrer. La réglementation de notre système financier, et le contrat social qui le sous-tend, est en faillite», constate amèrement l'auteur de Bankrupt. Et ce constat résume bien la nouveauté qui fait que cette récession ouverte n'est pas comme les autres.
L'économie mondiale ne connaît pas un processus d' «assainissement» financier, mais le contrecoup destructeur de la plus grande période de spéculation de l'histoire du capitalisme. La machine qui a permis pendant des années de repousser les problèmes dans 'avenir est en morceaux, sans que pour autant le problème de fond, l'incapacité du capitalisme de créer ses propres débouches, soit résolu. Au contraire. Jamais le décalage entre ce que la société peut produire et ce qu'elle peut acheter n'a été aussi grand. ([6] [363])
Encore plus de chômage et de misère
Au niveau superficiel, les doses massives d'interventionnisme monétaire de l'actuelle administration Bush - perspective d'élections présidentielles oblige -peuvent provoquer des ralentissements de la chute dans des secteurs particuliers. La récente cascade de réductions du taux d'intérêt par la Fédéral Reserve (plus d'une vingtaine en quelques mois), a, par exemple, fini par enrayer momentanément la chute de la construction de logements. Mais tout cela demeure d'une fragilité extrême.
Les efforts désespérés du gouvernement américain pour limiter les dégâts, à la veille des élections, parviendront, dans le meilleur des cas, à ralentir la chute momentanément. Mais cela ne provoquera pas une véritable reprise ni un dépassement de la récession. Tout au plus cela entraînera un infléchissement momentané de la courbe descendante, une récession en «double dip», en double plongeon, comme ce fut le cas lors de la récession de 1980-1982, qui fut entrecoupée par la fausse reprise de 1981.
(Voir Graphique 1 ).
Les principales entreprises américaines, comme General Motors, IBM ou Boeing, continuent de licencier. Leurs plans de «restructuration», prévoient des dizaines de milliers de suppressions d'emplois (74 000 pour la seule General Motors) et sont prévus pour s'étaler pendant les trois ou cinq ans à venir. Cela en dit long sur la confiance qu'ont les gérants des plus grandes entreprises mondiales (et de pointe) dans es perspectives de reprise.
L'évolution de l'économie dans les autres grands pays industrialisés confirme la dynamique de recul. Le Royaume-Uni continue de s'enfoncer dans ce qui constitue déjà sa plus violente récession depuis les années 1930. La Suède connaît le plus puissant recul économique depuis 30 ans. L'Allemagne, après le «boom» provoqué par les dépenses dues à la réunification, est entrée en récession à la fin de l'année 1991 et son gouvernement met en place un puissant plan de «refroidissement anti-inflation» qui ne pourra qu'aggraver la situation. Tous les constructeurs automobiles y annoncent des suppressions d'emplois pour les années à venir : Volkswagen vient d'annoncer un plan de 15 000 licenciements pour les cinq prochaines années. Le Japon lui-même, victime du ralentissement des importations américaines et mondiales, ne cesse de voir sa croissance diminuer depuis deux ans. Pour la première fois en 15 ans, les investissements y diminuent (- 4,5 % pour l'année fiscale 1991-1992). Nissan, le deuxième constructeur automobile japonais, a annoncé début juin une réduction de 30 % du nombre de véhicules qui seront produits au cours des deux prochaines années. Dans l'ensemble de la zone de l'OCDE (les 24 pays les plus industrialisés de l'ex-bloc occidental) il y a eu 6 millions de chômeurs en plus au cours de la seule année 1991 et aucune prévision officielle ne se risque à prédire un véritable arrêt de l'hémorragie.
Pour la classe ouvrière mondiale, pour les exploités de la planète, cette récession n'est pas, non plus, comme les autres. La nouvelle aggravation du chômage et de la misère, qui frappe et frappera dans les années à venir, s'annonce elle aussi sans précédent. Elle s'abat, en outre, sur une classe qui vient de subir, au cours des années 1980, la plus violente attaque économique depuis la dernière guerre mondiale. Aujourd'hui, c'est la partie centrale du prolétariat mondial, celle des pays les plus industrialisés, celle qui avait été relativement la moins frappée, qui se trouve en première ligne. La nouvelle recrudescence des difficultés du système met ainsi, une fois encore, la classe révolutionnaire devant ses responsabilités historiques.
RV, 10/6/92
[1] [364] « Le premier économiste de France » disait Giscard d'Estaing de cet ancien chef du gouvernement français.
[2] [365] Perspectives économiques n° 50, décembre 1991.
[3] [366] Voir en particulier l'article « Crise du crédit, relance impossible, une récession toujours plus profonde », dans la Revue Internationale n°68.
[4] [367] Bankrupt – Restoring the health and profitability of our banking svstem, HarperCollins Publishers.
[5] [368] Soit l'équivalent de la production totale de l'Espagne et de la Suisse en 1991.
[6] [369] Au mois de mai 1992, la presse mondiale publiait simultanément deux nouvelles : l'annonce par les Nations Unies que 60 millions d'êtres humains risquent de mourir de faim en Afrique cette année, et la notification par la CEE de sa décision de faire stériliser 15 % des terres cultivables en céréales en Europe, par manque d'acheteurs !
Deux ans et demi après l'effondrement du bloc de l'Est et des régimes staliniens d'Europe, la situation mondiale continue d'être déterminée pour une grande part par cet événement historique considérable. En particulier, celui-ci a constitué un facteur d'aggravation sans précédent de la décomposition du capitalisme, notamment sur le plan des antagonismes impérialistes de plus en plus marqués par le chaos résultant de celle-ci. Cependant, la crise économique du mode de production capitaliste, en connaissant une très forte aggravation à l'heure actuelle, et en premier lieu dans les métropoles du capital, tend à revenir au centre de cette situation. En détruisant les illusions sur la « supériorité du capitalisme » déversées à profusion lors de la chute du stalinisme, mettant en évidence de façon croissante l'impasse dans laquelle se trouve ce système, obligeant la classe ouvrière à se mobiliser pour la défense de ses intérêts économiques face aux attaques de plus en plus brutales que la bourgeoisie est conduite à déchaîner, elle constitue un puissant facteur de dépassement des difficultés rencontrées par la classe ouvrière depuis l'effondrement du bloc de l'Est.
1) L'envahissement de l'ensemble de la vie du capitalisme par le phénomène de décomposition est un processus qui remonte au début des années 1980 et même à la fin des années 1970 (par exemple les convulsions en Iran débouchant sur la constitution d'une République «islamique» et la perte de contrôle de ce pays par son bloc de tutelle). L'agonie et la mort des régimes staliniens et l'effondrement du bloc impérialiste dominé par l'URSS sont une manifestation de ce processus. Mais, en même temps, ces faits historiques considérables ont provoqué une accélération énorme de celui-ci. C'est pour cela qu'on peut considérer qu'ils révèlent et marquent l'entrée u capitalisme dans une nouvelle phase de sa période de décadence, celle de la décomposition, de la même façon que la première guerre mondiale constituait la première convulsion de grande envergure résultant de l'entrée de ce système dans sa décadence et qui allait en amplifier de façon majeure les différentes manifestations.
Ainsi, l'effondrement des régimes staliniens d'Europe marque l'ouverture d'une période de convulsions catastrophiques dans les pays sur lesquels régnaient ces régimes. Mais c'est encore plus sur le plan des antagonismes impérialistes à l'échelle mondiale que s'expriment les caractéristiques de la nouvelle période, et notamment, au premier rang d'entre elles, le chaos. En effet, c'est bien le chaos qui permet le mieux de qualifier la situation présente des rapports impérialistes entre Etats.
2) La guerre du Golfe du début 1991 a constitué la première manifestation de grande ampleur de ce nouvel «état du monde» :
- elle résultait de la disparition du bloc de l'Est et des premières manifestations de son inéluctable conséquence, la disparition du bloc occidental lui-même ;
- elle constituait, de la part de la première puissance mondiale, une action de grande envergure afin de limiter ce dernier phénomène en contraignant les anciens alliés (en premier lieu, l'Allemagne, le Japon et la France) à manifester, sous la direction de cette puissance, leur «solidarité» face à la déstabilisation générale du monde ;
- par la barbarie sanglante qu'elle a engendrée, elle donnait un exemple de ce qui attend dorénavant l'ensemble de l'humanité ;
- malgré l'ampleur des moyens mis en oeuvre, elle n'a pu que ralentir, mais sûrement pas inverser les grandes tendances qui s'affirmaient dès la disparition du bloc russe : la dislocation du bloc occidental, les premiers pas vers la constitution d'un nouveau bloc impérialiste dirigé par l'Allemagne, l'aggravation du chaos dans les relations impérialistes.
3) La barbarie guerrière qui s'est déchaînée en Yougoslavie quelques mois à peine après la fin de la guerre du Golfe constitue une illustration particulièrement irréfutable de ce dernier point. En particulier, les événements qui se trouvent à l'origine de cette barbarie, la proclamation de l'indépendance de la Slovénie et de la Croatie, s'ils sont eux-mêmes une manifestation du chaos et de l'exacerbation des nationalismes qui caractérisent l'ensemble des zones dirigées auparavant par des régimes staliniens, n'ont pu avoir lieu que parce que ces nations étaient assurées du soutien de la première puissance européenne, l'Allemagne. Bien plus encore que son indiscipline lors de la crise du Golfe (voyage de Brandt à Bagdad avec la bénédiction de Kohl, l'action diplomatique de la bourgeoisie allemande dans les Balkans, qui visait à lui ouvrir un débouché stratégique sur la Méditerranée via une Croatie «indépendante» sous sa coupe, constitue le premier acte décisif de sa candidature à la direction d'un nouveau bloc impérialiste.
4) L'énorme supériorité militaire des Etats-Unis a l'heure actuelle, dont justement la guerre du Golfe a permis un étalage spectaculaire et meurtrier, contraint évidemment la bourgeoisie allemande à limiter considérablement ses ambitions pour le moment. Encore bridée sur le plan diplomatique et militaire (traités lui interdisant d'intervenir à l'extérieur de ses frontières, présence des troupes américaines sur son territoire), dépourvue notamment de l'arme atomique et d'une industrie d'armement de pointe, l'Allemagne ne se trouve qu'au tout début du chemin qui pourrait la conduire à constituer autour d'elle un nouveau bloc impérialiste. Par ailleurs, comme on l'a vu en Yougoslavie, la mise en avant par ce pays de ses nouvelles ambitions ne peut conduire qu'à accentuer la déstabilisation de la situation en Europe et donc à aggraver le chaos dans cette partie du monde ce qui, compte tenu de sa position géographique constitue, pour eux, plus encore que pour les principaux pays occidentaux, une menace de première importance (notamment sous la forme d'une immigration massive). C'est notamment pour cette raison que l'Allemagne continue de tenir sa place au sein de la structure de 'OTAN. Cette dernière, comme elle l'a annoncé elle-même à son sommet de Rome en automne 1991, n'a plus pour objectif de faire face à une puissance russe en pleine déconfiture mais de constituer un parapluie contre les convulsions en Europe de l'Est. La nécessaire fidélité de l'Allemagne envers l'OTAN ne peut que réduire de façon importante la marge de manoeuvre de ce pays à l'égard de la puissance américaine qui dirige cette structure.
5) Enfin, la nécessité pour l'Allemagne de se doter d'alliés de premier plan en Europe occidentale, et qui est une condition de son accession au rang de puissance mondiale, se heurte, pour le moment, à des difficultés importantes. Ainsi, au sein de la CEE, elle ne peut compter en aucune façon sur a Grande-Bretagne (oui est le meilleur allié des Etats-Unis) ni sur les Pays-Bas (que l'étroitesse des liens économiques avec leur grand voisin incitent justement à se tourner vers les Etats-Unis et la Grande-Bretagne pour ne pas devenir une simple province allemande et qui constituent, de ce fait, la tête de pont de ces puissances dans le Nord du continent européen). De tous les grands d'Europe, la France est le plus intéressé à des liens étroits avec l'Allemagne dans la mesure où elle ne peut prendre la place de lieutenant des Etats-Unis dans la sphère européenne que l'histoire, la communauté de langue et surtout la proposition géographique ont attribue de façon définitive à la Grande-Bretagne. Cependant, l'alliance franco-allemande ne saurait avoir la même solidité et stabilité que celle entre les deux puissances anglo-saxonnes dans la mesure où :
- les deux partenaires ne placent pas les mêmes espoirs dans leur alliance (l'Allemagne aspirant à une position dominante alors que la France voudrait conserver un statut d'alter ego, sa détention de l'arme atomique et de positions impérialistes en Afrique devant compenser son infériorité économique) ce qui peut aboutir à des positions diplomatiques divergentes, comme on l'a vu à propos de la Yougoslavie ;
- la puissance américaine a d'ores et déjà entrepris de faire payer très cher le manque de fidélité de la France (éviction du Liban, appui à l'entreprise de Hissen Habré au Tchad, soutien du FIS en Algérie, affaire Habache, etc.), afin de faire revenir ce pays à de «meilleurs sentiments».
6) Cependant, tant son énorme retard militaire actuel, que les embûches que la puissance américaine ne manquera pas de lui opposer, que le risque de provoquer une exacerbation du chaos, ne sauraient détourner l'Allemagne du chemin dans lequel elle s'est, dès à présent, engagée. L'inéluctable aggravation, avec la crise capitaliste elle-même, des antagonismes impérialistes, la tendance de ces antagonismes à déboucher sur le partage du monde en deux blocs impérialistes, la puissance économique et la place en Europe de ce pays, ne peuvent que le pousser toujours plus à poursuivre sa progression sur ce chemin, ce qui constitue un facteur d'instabilité supplémentaire dans le monde d'aujourd'hui.
Plus généralement, même si la menace du chaos constitue un facteur pouvant à certains moments refréner l'affirmation par les grandes puissances de leurs intérêts impérialistes propres, la tendance historique dominante du monde actuel est celle d'une exacerbation de leurs antagonismes, aussi catastrophique que puisse être cette exacerbation. En particulier, la détermination des Etats-Unis, affichée avec la guerre du Golfe, de jouer pleinement leur rôle de «gendarme du monde» ne pourra s'exprimer, en fin de compte, que par l'emploi croissant de la force militaire et le chantage au chaos, ce qui contribuera à aggraver encore ce dernier (comme l'illustre, notamment avec le problème Kurde, la situation du Moyen-Orient après cette guerre). Ainsi, quelles que soient les tentatives des grandes puissances pour y remédier, c'est bien le chaos qui dominera de plus en plus l'ensemble des rapports entre Etats dans le monde d'aujourd'hui, un chaos qui se trouve aussi bien à l'origine qu'à l'aboutissement des conflits militaires, un chaos qui ne pourra que se trouver amplifié par l'aggravation inéluctable de la crise du mode de production capitaliste.
7) La récession ouverte dans laquelle a plongé depuis deux ans la première puissance mondiale est venue sonner le glas de bien des illusions que s'était faites et avait propagées la bourgeoisie durant la majeure partie des années 1980. Les fameuses «reaganomics», qui avaient permis la plus longue période depuis les années 1960 de croissance continue des chiffres censés exprimer la richesse des pays (tel le PNB), se révèlent maintenant comme un échec cinglant qui a fait des Etats-Unis le pays le plus endetté de la terre et qui éprouve des difficultés croissantes à financer ses dettes. L'état de santé de l'économie américaine avec sa dette totale de 10 000 milliards de dollars, sa chute de 4,7 % des investissements en 1991 malgré une baisse historique des taux d'intérêt, son déficit budgétaire de 348 milliards de dollars pour 1992, constitue un indice significatif de la situation catastrophique dans laquelle se trouve 1’économie mondiale. Celle-ci, depuis la fin des années 1960, n'a réussi à faire face à la contraction inéluctable des marchés solvables que par une fuite en avant dans l'endettement généralisé. C'est ainsi que la forte récession mondiale de 1974-75 n'avait pu être surmontée que par l'injection massive de crédits dans les pays sous-développés et du bloc de l'Est, leur permettant pour une courte période, de relancer par leurs achats la production des pays industrialisés mais les conduisant rapidement à la cessation de paiements. La récession de 1981-82, qui constituait la conséquence inéluctable de cette situation, n'a pu à son tour être surmontée que par une nouvelle relance de l'endettement, non plus des pays périphériques, mais du premier d'entre eux. Le déficit commercial des Etats-Unis a servi de nouvelle «locomotive» à la production mondiale et la «croissance» interne de ce pays a été stimulée par des déficits budgétaires de plus en plus colossaux. C'est notamment pour cela que l'impasse économique dans laquelle se débat la bourgeoisie américaine revêt un tel caractère de gravité pour l'ensemble de l'économie mondiale. Désormais, le capitalisme ne peut plus compter sur la moindre «locomotive». Asphyxié par l'endettement, il pourra de moins en moins échapper, globalement et au niveau de chacun des pays, à la conséquence inéluctable de la crise de surproduction : une chute croissante de la production, la mise au rebut de secteurs de plus en plus vastes de l'appareil productif, une réduction drastique de la force de travail, des faillites en série, notamment dans le secteur financier, à côté desquelles celles de ces dernières années apparaîtront comme de petites péripéties.
8) Une telle perspective ne saurait être remise en cause par les bouleversements que vient de connaître l'économie clés pays anciennement autoproclamés «socialistes». Pour ces pays, les mesures de «libéralisation» et de privatisation n'ont fait qu'ajouter la désorganisation la plus complète et des chutes massives de la production au délabrement et à l'absence de productivité qui se trouvaient à 'origine de l'effondrement des régimes staliniens. Dès à présent, ou dans un très court terme, c'est la famine qui menace les populations d'un certain nombre d'entre eux. Ce qui attend la plupart de ces pays, et particulièrement ceux issus de la défunte URSS où les affrontements ethniques et nationalistes ne pourront encore qu'aggraver les choses, c'est une plongée dans le tiers-monde. Ainsi, il n’a pas fallu deux ans pour que se dissipent les illusions sur les «marchés» miraculeux qui étaient censés s'ouvrir à l'Est. Ces pays, déjà endettés jusqu'au cou, ne pourront pas acheter grand chose aux pays les plus développés et ces derniers, déjà confrontés à une crise des liquidités sans précédent, ne dispenseront qu'avec la plus extrême parcimonie leurs crédits à des économies qui apparaissent de plus en {dus comme des gouffres sans fond. Il n'y aura pas de « plan Marshall » pour les pays de l'Est, pas de réelle reconstruction de leur économie leur permettant de relancer un tant soit peu la production des pays les plus industrialisés.
9) L'aggravation considérable de la situation de l'ensemble de l'économie mondiale va se traduire par la poursuite et l'intensification a un niveau sans précédent des attaques capitalistes contre la classe ouvrière de tous les pays. Avec le déchaînement de la guerre commerciale, de la compétition pour des marchés de plus en plus restreints, les baisses des salaires réels et l'aggravation des conditions de travail (augmentation des cadences, économies sur la sécurité, etc.) vont côtoyer la réduction massive des prestations sociales (éducation, santé, pensions, etc.) et des effectifs au travail. Le chômage, dont la courbe a repris brutalement en 1991 un cours ascendant dans les principaux pays avancés (28 millions de chômeurs dans l'OCDE contre 24,6 millions en 1990) est destiné à dépasser de loin ses niveaux les plus élevés du début des années 1980. C'est une misère sordide, intenable, qui attend la classe ouvrière, non seule ment dans les pays moins développés mais aussi dans les plus riches d'entre eux. Le sort qui aujourd'hui accable les ouvriers des ex-pays «socialistes» indique aux ouvriers des métropoles d Occident la di rection vers où s'acheminent leurs conditions d'existence. Cependant, il serait totalement faux « de ne voir dans la misère que la misère», comme Marx le reprochait déjà à Proudhon. Malgré la somme tragique de souffrances qu'elle représente pour la classe ouvrière, et en bonne partie à cause d'elle, l'aggravation présente et à venir de la crise capitaliste porte avec elle la reprise des combats de classe et de la progression de la conscience dans les rangs ouvriers.
10) De façon paradoxale mais parfaitement explicable et prévue par le CCI depuis l'automne 1989, l'effondrement du stalinisme, c'est-à-dire du fer de lance de la contre-révolution qui a suivi la vague révolutionnaire du premier après-guerre, a provoque un recul très sensible de la conscience dans la classe ouvrière. Cet effondrement a permis un déchaînement sans précédent des campagnes sur le thème de la «mort du communisme», de la «victoire du capitalisme» et de la «démocratie» qui n'a pu qu'accentuer la désorientation de la grande majorité des ouvriers sur la perspective de leurs combats. Cependant, cet événement n'a eu qu’un impact limité, en durée et en profondeur, sur la combativité ouvrière, comme les luttes du printemps 1990 dans différents pays l'ont attesté. En revanche, à partir de l'été 1990, la crise et la guerre du Golfe, en développant un fort sentiment d'impuissance dans les rangs du prolétariat des pays les plus avancés (qui étaient tous impliqués, directement ou indirectement, dans l'action de la «coalition») ont constitué un facteur très important de paralysie de sa combativité. En même temps, ces derniers événements, en mettant à nu les mensonges sur le «nouvel ordre mondial», en dévoilant le comportement criminel des «grandes démocraties» et de tous les défenseurs patentés des «droits de l'homme», ont contribué à saper une partie de l'impact sur les consciences ouvrières des campagnes de la période précédente. C'est bien pour cette raison que les principaux secteurs de la bourgeoisie ont pris soin d'accompagner leurs «exploits» au Moyen-Orient d'un tel écran de mensonges, de campagnes médiatiques et de nouvelles opérations «humanitaires», notamment en faveur des Kurdes qu'ils avaient eux-mêmes livrés à la répression par le régime de Saddam Hussein.
11) Le dernier acte de cet ensemble d'événements affectant les conditions de développement de la conscience et de la combativité dans la classe ouvrière s'est joué à partir de l'été 1991 avec :
- le putsch manqué en URSS, la disparition de son parti dirigeant et la dislocation de ce pays ;
- la guerre civile en Yougoslavie.
Ces deux événements ont provoqué un nouveau recul de la classe ouvrière, tant au plan de sa combativité que de la conscience en son sein. S'il n'a pas eu un impact comparable à celui des faits de la seconde partie de 1989, l'effondrement du régime prétendument «communiste» en URSS et la dislocation du pays qui avait connu la première révolution prolétarienne victorieuse a attaqué plus en profondeur encore la perspective du communisme dans la conscience des masses ouvrières. En même temps, les nouvelles menaces d'affrontements militaires catastrophiques (y compris avec l'arme nucléaire) surgies de cette dislocation ont participé à accentuer le sentiment d'inquiétude impuissante en leur sein. Ce même sentiment a été amplifié par la guerre civile en Yougoslavie, à quelques centaines de kilomètres es grandes concentrations ouvrières d'Europe occidentale, dans la mesure où le prolétariat de celles-ci ne pouvait qu'assister en spectateur a des massacres absurdes et qu'il était obligé de s'en remettre au bon vouloir des gouvernements et des institutions internationales (CEE, ONU) pour qu'ils prennent fin. De plus, la conclusion (provisoire) de ce conflit, où les grandes puissances ont envoyé leurs troupes avec une «mission de paix» sous l'égide de l'ONU, n'a pu que redorer le blason, terni par la guerre du Golfe, des unes et de l'autre.
12) Les événements de Yougoslavie sont venus mettre en évidence la complexité du lien qui existe entre la guerre et la prise de conscience du prolétariat. Historiquement, la guerre a constitué un puissant facteur tant de la mobilisation que de la prise de conscience de la classe ouvrière. Ainsi, la Commune de Paris, la révolution de 1905 en Russie, celle de 1917 dans ce même pays, celle de 1918 en Allemagne étaient des résultats de la guerre. Mais en même temps, comme le CCI l'a mis en avant, la guerre ne crée pas les conditions les plus favorables à l'extension de la révolution à l'échelle mondiale. De même, la seconde guerre mondiale a démontré que, désormais, il était illusoire de miser sur un surgisse- ment du prolétariat au cours d'un conflit impérialiste généralisé et que celui-ci constituait. Au contraire, un facteur d'enfoncement de la classe dans la contre-révolution. Cependant, la guerre impérialiste n'a pas perdu pour autant sa capacité de mettre en relief aux yeux des prolétaires la nature profondément barbare du capitalisme décadent et des menaces qu'il fait courir à la survie de l'humanité, le comportement de gangsters des «hommes de bonne volonté» qui gouvernent le monde bourgeois et le fait que la classe ouvrière constitue la principale victime de ce type d'agissements. C'est pour cela que la guerre du Golfe a pu agir, partiellement, comme antidote au poison idéologique déversé au cours de l'année 989. Mais, aujourd'hui, pour que la guerre puisse avoir un tel impact positif sur la conscience des masses ouvrières, il est nécessaire que ces différents enjeux apparaissent clairement aux yeux des prolétaires, ce qui suppose :
- que ces derniers ne soient pas massivement embrigadés derrière les drapeaux nationaux (et c'est pour cette raison que les différents conflits qui déchirent les régions où régnait le stalinisme ne font qu'accentuer le désarroi des ouvriers qui s'y trouvent) ;
- que la responsabilité, dans la barbarie et les massacres, des Etats des pays avancés soit évidente et non masquée par les circonstances locales (conflits ethniques, haines ancestrales) ou des opérations «humanitaires» (comme les «missions de paix» de l'ONU).
Dans la période qui vient, ce n'est pas des affrontements comme ceux de la Yougoslavie ou du Caucase qu'il faut attendre une impulsion e la prise de conscience clans les masses ouvrières. En revanche, la nécessité pour les grandes puissances de s'impliquer de plus en plus de manière directe dans les conflits militaires va constituer un facteur important de prise de conscience dans les rangs ouvriers, particulièrement dans les secteurs décisifs du prolétariat mondial qui justement vivent dans ces pays.
13) Plus généralement, les différentes conséquences de l'impasse historique dans laquelle se trouve le mode de production capitaliste n'agissent pas dans la même direction du point de vue du processus de prise de conscience dans l'ensemble de la classe ouvrière. Ainsi, les caractéristiques spécifiques de la phase de décomposition, notamment le pourrissement sur pieds de la société et le chaos, constituent pour l'heure un facteur d'accroissement de la confusion dans la classe ouvrière. Il en est ainsi, par exemple, des convulsions dramatiques qui affectent l'appareil politique de la bourgeoisie dans les pays sortant du prétendu «socialisme réel» ou dans certain pays musulmans (montée de l’intégrisme). Dans les pays avancés également, les différents soubresauts qui secouent cet appareil politique, à une échelle bien moindre évidemment, et sans échapper au contrôle des forces bourgeoises dominantes (montée des mouvements xénophobes en France, en Belgique, dans l'Est de l'Allemagne, succès électoraux des partis régionalistes en Italie, des écologistes en France ou en Belgique), sont efficacement utilisés pour attaquer la conscience des ouvriers. En réalité, les seuls éléments qui agissent favorablement à la prise de conscience du prolétariat sont ceux qui appartiennent à la décadence dans son ensemble, et non spécifiquement à la phase de décomposition : la guerre impérialiste avec une participation directe des métropoles du capitalisme et la crise de l'économie capitaliste.
14) De même qu'il importe de sa voir distinguer la contribution des différents aspects de l'impasse tragique dans laquelle se trouve la société à la prise de conscience de l'ensemble de la classe ouvrière, il est nécessaire de discerner les diverses façons dont cette situation affecte chacun de ses secteurs. En particulier, il doit être clair, comme le CCI l'a mis en évidence depuis le début des années 1980, que le prolétariat des ex-pays «socialistes» est confronte à d'énormes difficultés dans sa prise de conscience. Malgré les terribles attaques qu'il a déjà subies et qu'il subira encore plus, malgré les combats, même de grande ampleur, qu'il va encore mener contre ces attaques, ce secteur de la classe ouvrière mondiale se distingue par sa faiblesse politique qui en fait une proie relativement facile pour les manoeuvres démagogiques des politiciens bourgeois. Ce n’est que 'expérience et l’exemple des combats des secteurs les plus avancés de la classe, notamment ceux d'Europe occidentale, contre les pièges les plus sophistiqués tendus par la bourgeoisie qui permettra aux ouvriers d'Europe de l'Est d'accomplir des pas décisifs dans le processus de prise de conscience.
15) De même, au sein de l'ensemble de la classe ouvrière mondiale, il importe d'établir également une claire distinction, pour ce qui concerne la façon dont les bouleversements depuis 1989 ont été perçus, entre les minorités d'avant-garde et les grandes masses du prolétariat. Ainsi, autant ces dernières ont subi de plein fouet la succession des différentes campagnes de la bourgeoisie, et ont été conduites de façon très sensible à se détourner de toute perspective de renversement du capitalisme, autant les mêmes événements et les mêmes campagnes ont provoqué un regain d'intérêt, une mobilisation à l'égard des positions révolutionnaires de la part des petites minorités qui ont refusé de se laisser entraîner et assourdir par les discours sur la «mort du communisme». C'est une nouvelle illustration du fait que contre le scepticisme, le désarroi et le désespoir que les différents aspects de la décomposition font peser sur l'ensemble de la société, et notamment sur la classe ouvrière, le seul antidote est constitué par l'affirmation de la perspective communiste. Cet accroissement récent de l'audience des positions révolutionnaires est également la confirmation de la nature du cours historique tel qu'il s'est développé à partir de la fin des années 1960, un cours aux affrontements de classe et non à la contre-révolution, un cours que les événements des dernières années, aussi néfastes qu'ils aient pu être en majorité pour la conscience du prolétariat, n'ont nullement pu renverser.
16) Et c'est bien parce que le cours historique n'a pas été renversé, parce que la bourgeoisie n'a pas réussi avec ses multiples campagnes et manoeuvres à infliger une défaite décisive au prolétariat des pays avancés et à l'embrigader derrière ses drapeaux, que le recul subi par ce dernier, tant au niveau de sa conscience que de sa combativité, sera nécessairement surmonté. Déjà, l'aggravation considérable de la crise capitaliste, et particulièrement dans les pays les plus développés, constitue un facteur de premier ordre de démenti de tous les mensonges sur le «triomphe» du capitalisme, même en l'absence de luttes ouvertes. De même, l'accumulation du mécontentement provoqué par la multiplication et l'intensification des attaques résultant de cette aggravation de la crise ouvrira, à terme, le chemin à des mouvements de grande ampleur qui redonneront confiance à la classe ouvrière, lui rappelleront qu'elle constitue, dès à présent, une force considérable dans la société et permettront à une masse croissante d'ouvriers de se tourner de nouveau vers la perspective du renversement du capitalisme. Il est évidemment encore trop tôt pour prévoir à quel moment prendront place de tels mouvements. Dans l'immédiat, les luttes ouvrières se situent à un des niveaux les plus bas depuis la dernière guerre mondiale. Mais ce dont il faut être certain c'est que, dès à présent, se développent en profondeur les conditions de leur surgissement ce qui doit inciter les révolutionnaires à une vigilance croissante afin qu'ils ne soient pas surpris par un tel surgissement et qu'ils soient préparés à intervenir en son sein pour y mettre en avant la perspective communiste.
CCI, 29/3/1992.
Avec un faste grandiose la classe dominante célèbre le 500éme anniversaire de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb. L'Exposition universelle de Séville, ville d'où est partie l'expédition qui allait atteindre pour la première fois les îles des Caraïbes, est le point d'orgue de ces réjouissances hyper médiatisées. Mais le spectacle ne s'arrête pas là. La plus grande flotte de voiliers qui ait jamais traversé l'Atlantique, s'est élancée sur les traces de l'auguste découvreur ; plusieurs films ont été produits qui retracent l'épopée de Colomb ; des dizaines de livres, romans historiques et études universitaires ont été publiés pour raconter l'histoire de la découverte de l'Amérique, analyser la signification de l'événement ; sur les écrans de télévision du monde entier, des émissions sont consacrées à ce fait historique, la presse n'est pas en reste avec des centaines d'articles publiés. Rarement, un événement historique, que tous les écoliers étudient dans leurs livres d'histoire, aura polarisé autant de moyens dans sa célébration. Ce n'est pas un hasard.
L'arrivée de Christophe Colomb sur les côtes du Nouveau Monde ouvre les portes d'une période que les historiens de la classe dominante vont parer de toutes les vertus, qualifiant cette période historique, qui débute au milieu du 15éme siècle, de période des découvertes, de la Renaissance, car c'est celle qui voit le capitalisme s'imposer en Europe et commencer sa conquête du monde. Ce que fête la classe dominante, ce n'est pas seulement le 500éme anniversaire d'un fait historique particulièrement important, c'est, symboliquement, un demi millénaire de domination du capitalisme.
Une découverte rendue possible par le développement du capitalisme
Au 15e siècle, le vent qui gonfle les voiles des caravelles et les propulse vers de nouveaux horizons est celui du capitalisme mercantile à la recherche de nouvelles routes commerciales vers PInde et l'Asie, pour l'échange des épices et des soieries qui valent «plus que de l'or». Cela est tellement vrai que Colomb, jusqu'à sa mort en 1506, restera toujours persuadé que les rivages où ses navires ont accosté, sont ceux de l'Asie, de l'Inde qu'il cherchait obstinément à joindre en ouvrant une nouvelle route occidentale. Le nouveau continent dont il fit la découverte sans le savoir, ne portera jamais son nom, mais s'appellera Amérique, tiré du prénom du navigateur Amerigo Vespucci qui, le premier, établira, dans le compte-rendu de ses voyages publié en 1507, que les terres découvertes constituent un nouveau continent.
Il est aujourd'hui avéré que plusieurs siècles auparavant, les vikings ont déjà abordé les côtes de l'Amérique au nord, et il est même probable qu'à d'autres moments de l'histoire humaine, de hardis navigateurs ont déjà effectué la traversée de l'Atlantique d'Est en Ouest. Mais, ces «découvertes», parce qu'elles ne correspondaient pas, à ce moment-là, aux besoins du développement économique, sont restées méconnues, ont sombré dans l'oubli. Il n'en a pas été de même pour l'expédition de Colomb. La découverte de l'Amérique {par Christophe Colomb n'est pas le fruit du hasard, d'une simple aventure individuelle extraordinaire. Colomb n'est pas un aventurier isolé, il est un navigateur parmi bien d'autres qui s'élancent à l'assaut des océans. Elle est le produit des besoins du capitalisme qui se développe en Europe, elle s'insère dans un mouvement d'ensemble qui pousse les navigateurs à la recherche de nouvelles routes commerciales.
Ce mouvement d'ensemble trouve son origine dans les bouleversements économiques, culturels et sociaux qui secouent l'Europe avec la décadence de la féodalité et l'essor du capitalisme mercantile.
Depuis le 13e siècle, les activités de commerce, de banque et de finance se sont épanouies dans les républiques italiennes, qui ont le monopole du commerce avec l'Orient. «Dès le 15e siècle, les bourgeois des villes étaient devenus plus indispensables à la société que la noblesse féodale. (...) Les besoins de la noblesse elle-même avaient grandi et s'étaient transformés au point que, même pour que, les villes étaient devenues indispensables ; ne tirait-elle pas des villes le seul instrument de sa production, sa cuirasse et ses armes ? Les tissus, les meubles et les bijoux indigènes, les soieries d Italie, les dentelles du Brabant, les fourrures du Nord, les parfums d'Arabie, les fruits du Levant, les épices des Inaes, elle achetait tout aux citadins. Un certain commerce mondial s'était développé; les Italiens sillonnaient la Méditerranée et, au-delà, les côtes de l'Atlantique jusqu 'en Flandre ; malgré l'apparition de la concurrence hollandaise et anglaise, les marchands de la Hanse dominaient encore la mer du Nord et la Baltique. (...) Tandis que la noblesse devenait de plus en plus superflue et gênait toujours plus l'évolution, les bourgeois des villes, eux, devenaient la classe qui personnifiait la progression de la production et du commerce, de la culture et des institutions politiques et sociales »([1] [371])
Le 15e siècle est marqué par l'essor des connaissances qui signe le début de la Renaissance, caractérisée non seulement par la redécouverte des textes antiques, mais aussi par les merveilles d'Orient, comme la poudre, qu'introduisent en Europe les commerçants, et les nouvelles découvertes, comme l'imprimerie et le progrès des techniques de la métallurgie, ou du tissage, permises par le développement de l'économie. Un des secteurs qui sera le plus bouleversé par le développement des connaissances est celui de la navigation, secteur central pour le commerce dans la mesure où il en est le principal vecteur, avec l'invention de nouveaux types de navires, plus solides, plus grands, plus adaptés à la navigation océanique hauturière, et avec le développement d'une meilleure connaissance de la géographie et des techniques de navigation, «De plus, la navigation était une industrie nettement bourgeoise, qui a imprimé son caractère antiféodal même à toutes les flottes modernes.»([2] [372])
Dans le même temps, se sont créés et renforcés les grands Etats féodaux. Cependant, ce mouvement ne traduit pas le renforcement du féodalisme, mais sa régression, sa crise, sa décadence. «Il est évident que (...) la royauté était l'élément de progrès. Elle représentait l’ordre dans le désordre, la nation en formation en face de l’émiettement en Etats vassaux rivaux. Tous les éléments révolutionnaires, qui se constituaient sous la surface de la féodalité en étaient tout aussi réduits à s'appuyer sur la royauté que celle-ci en était réduite à s'appuyer sur eux.» ([3] [373])
L'extension de la domination ottomane sur le Moyen-Orient et l'est de l'Europe, concrétisée par là prise de Constantinople en 1453, débouche sur la guerre avec la République de Venise à partir de 463, et coupe aux commerçants italiens, qui en avaient le quasi-monopole, les routes du commerce fort rémunérateur avec l'Asie. La nécessité économique d'ouvrir de nouvelles routes de commerce vers les trésors des mythiques Indes, Cathay (Chine) et Cipango (Japon), et la perspective de mettre la main sur la source des richesses de Gênes et de Venise, vont constituer le stimulant qui va pousser les royaumes du Portugal et d'Espagne à financer des expéditions maritimes.
Ainsi, durant le 15e siècle, se sont réunies en Europe les conditions et les moyens qui vont permettre le développement de l'exploration maritime du monde :
- développement d'une classe mercantile et industrieuse, la bourgeoisie ;
- développement des connaissances et des techniques, concrétisées notamment sur le plan de la navigation ;
- formation des Etats qui vont soutenir les expéditions maritimes ;
- situation de blocage du commerce traditionnel avec l'Asie, qui va pousser à la recherche de nouvelles routes.
Depuis le début du 15e siècle, Henri le Navigateur, roi du Portugal, finance des expéditions le long des côtes de l'Afrique et y établit les premiers comptoirs (Ceuta en 1415). Dans la foulée, les îles au large de l'Afrique sont colonisées : Madère en 1419, les Açores en 1431, les îles du Cap-Vert en 1457. Ensuite, sous le règne de Jean II, le Congo est atteint en 1482, et le «cap des Tempêtes», futur cap de Bonne Espérance, franchi par Bartolomeo Diaz, ouvre la route des Indes et des épices que Vasco de Gama va suivre en 1498. L'expédition de Colomb est donc une parmi beaucoup d'autres. Dans un premier temps, il avait offert ses services aux Portugais, pour explorer une route occidentale d'accès aux Indes, mais ceux-ci, qui avaient vraisemblablement atteint Terre-Neuve en 1474, les avaient refusés, car ils privilégiaient la recherche d'une route qui contourne l'Afrique par le sud. De même que Colomb a profité de l'expérience des navigateurs portugais, sa propre expérience va bénéficier à John Cabot qui, au service de l'Angleterre, atteint le Labrador en 1496. Pinzon et Lope, pour le compte de l'Espagne, découvrent, en 1499, l'embouchure de l’Orénoque. Cabrai, en tentant de contourner l'Afrique, atteint, en 1500, les côtes du Brésil. En 1513, Balboa peut admirer les vagues de ce qui s'appellera l'océan Pacifique. Et, en 1519, s'élancera l'expédition de Magellan, qui réalisera le premier tour du monde.
«Mais ce besoin de partir au loin à l'aventure, malgré les formes féodales ou à demi féodales dans lesquelles il se réalise au début, était, a sa racine déjà, incompatible avec la féodalité dont la base était l'agriculture et dont les guerres de conquête avaient essentiellement pour but /'acquisition de la terre.»([4] [374])
Ce ne sont donc pas les grandes découvertes qui provoquent le développement du capitalisme, mais au contraire, le développement du capitalisme en Europe qui permet ces découvertes, que ce soit sur le plan géographique ou sur le plan des techniques. Colomb, comme Gutenberg, est le produit du développement historique du capital. Cependant, ces découvertes seront un puissant facteur accélérateur du développement du capitalisme, et de la classe qu'il porte avec lui, la bourgeoisie.
«La découverte de l'Amérique, la circumnavigation de l'Afrique offrirent à la Bourgeoisie naissante un nouveau champ d'action. Les marchés des Indes orientales et de la Chine, la colonisation de l'Amérique, les échanges avec les colonies, l'accroissement des moyens d'échange et des marchandises en général donnèrent au commerce, à la navigation, à l'industrie un essor inconnu jusqu'alors ; du même coup, ils hâtèrent le développement de l'élément révolutionnaire au sein d'une société féodale en décomposition.»([5] [375])
«Les grandes découvertes géographiques ont provoqué, aux 16e et 17 siècles, de profonds bouleversements dans le commerce et accéléré le développement du capital marchand. Il est certain que le passage du mode féodal au mode capitaliste de production en fut lui aussi accéléré, et c'est précisément ce fait qui est à l'origine de certaines conceptions foncièrement erronées. La soudaine extension du marché mondial, la multiplication des marchandises en circulation, la rivalité entre les nations européennes pour s'emparer des produits d'Asie et des trésors d'Amérique, le système colonial enfin, contribuèrent largement à libérer la production de ses entraves féodales. Cependant, dans sa période manufacturière, le mode de production moderne apparaît seulement là où les conditions appropriées se sont formées pendant le moyen Age, que l'on compare la Hollande avec le Portugal, par exemple. Si, au 16e siècle, voire, en partie du moins, au 17e siècle, l'extension soudaine du commerce et la création d'un nouveau marché mondial ont joué un rôle prépondérant dans le déclin de l'ancien mode de production et dans l'essor de la production capitaliste, c'est parce que, inversement, cela s'est produit sur la base du mode de production capitaliste déjà existant. D'une part, le marché mondial constitue la base du capitalisme; de l'autre, c'est la nécessité pour celui-ci de produire à une échelle constamment élargie qui l'incite à étendre continuellement le marché mondial : ici, ce n'est pas le commerce qui révolutionne l'industrie, mais l'industrie qui révolutionne constamment le commerce »([6] [376])
«L'extension du commerce, par suite de la découverte de l'Amérique et de la route maritime des Indes orientales, donna un essor prodigieux à la manufacture et, d'une façon générale, au mouvement de la production. Les nouveaux produits importés de ces régions et, en particulier, les masses d'or et d'argent jetées dans la circulation, modifièrent radicalement la position mutuelle des classes et portèrent un rude coup à la propriété foncière féodale et aux travailleurs ; les expéditions d'aventuriers, la colonisation et, avant tout, la possibilité donnée aux marchés de s'étendre chaque jour, jusqu'à s'amplifier en marché mondial, suscitèrent une nouvelle phase de l'évolution historique.»([7] [377])
De fait, en 1492, avec la découverte de l'Amérique, symboliquement une page se tourne dans 1’histoire de l'humanité. Une nouvelle époque s'ouvre, celle où le capitalisme entame sa marche triomphale vers la domination du monde. «Le commerce mondial et le marché mondial inaugurent au 16e siècle la biographie moderne du capitalisme.» «L'histoire moderne du capital date de la création du commerce et du marché des deux mondes au 16e siècle. » « Bien que les premières ébauches de la production capitaliste aient été faites de bonne heure dans quelques villes de la Méditerranée, l'ère capitaliste ne date que du 16e siècle. » ([8] [378]) C'est l'ouverture de cette ère nouvelle, celle de sa domination, celle du début de la construction du marché mondial capitaliste, que la bourgeoisie fête avec tant de faste aujourd'hui. «La grande industrie a fait naître le marché mondial que la découverte de l'Amérique avait préparé. Le marché mondial a donné une impulsion énorme au commerce, à la navigation, aux voies de communication. En retour, ce développement a entraîné l'essor de l'industrie. A mesure que l'industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer prirent de l'extension, la bourgeoisie s'épanouissait, multipliant ses capitaux et refoulant à l'arrière-plan toutes les classes léguées par le Moyen Age.»([9] [379])
Avant les grandes découvertes du 15e et 16e siècle, évidemment les Incas ou les Aztèques ne sont pas connus, mais les civilisations des Indes, de la Chine, ou du Japon le sont à peine plus, le plus souvent de manière purement mythique, où l'affabulation l'emporte sur la connaissance réelle. La découverte de l'Amérique signe la fin d'une période de l'histoire marquée par le développement multipolaire de civilisations qui s'ignorent, ou communiquent à peine par un commerce relativement restreint. Ce ne sont pas seulement de nouvelles routes maritimes qui sont explorées, ce sont des voies de commerce qui s'ouvrent aux marchandises européennes. Le développement du commerce porte la fin des civilisations séculaires qui se sont développées en dehors de l'Europe, «Par suite du perfectionnement rapide des instruments de production et grâce à l'amélioration incessante des communications, la bourgeoisie précipite dans la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bas prix de ses marchandises est la grosse artillerie avec laquelle elle démolit toutes les murailles de Chine et obtient la capitulation des barbares le plus opiniâtrement xénophobes».([10] [380]) «En exploitant le marché mondial, la bourgeoisie a donné une forme cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. (...) Les produits industriels sont consommés non seulement dans le pays même, mais dans toutes les parties du monde. Les anciens besoins, satisfaits par les produits indigènes, font place à de nouveaux lui réclament pour leur satisfaction es produits des pays et des climats les plus lointains. L'ancien isolement et l'autarcie locale et nationale font place à un trafic universel, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l'est pas moins des productions de l'esprit. Les oeuvres spirituelles des diverses nations deviennent un bien commun. Les limitations et les particularismes nationaux deviennent de plus en plus impossibles, et les nombreuses littératures nationales et locales donnent naissance à une littérature universelle.» ([11] [381]) Voilà le rôle éminemment révolutionnaire qu'a joué la bourgeoisie : elle a unifié le monde. En saluant comme elle le fait aujourd'hui la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, premier pas significatif de cette unification par la création du marché mondial, elle célèbre en fait sa propre gloire.
La bourgeoisie aime à honorer ce 16e siècle qui voit son affirmation en Europe et qui annonce sa domination mondiale à venir, celui de la Renaissance, des grandes découvertes, de la floraison des Arts et des connaissances. La classe dominante aime à se reconnaître dans ces hommes de la Renaissance qui symbolisent et annoncent l'élan prodigieux de la technique qui va se concrétiser dans le développement tumultueux des forces productives que va permettre le capitalisme. Elle salue en eux la quête d'universalité qui est sa propre caractéristique qu'elle va imposer au monde en le façonnant à sa propre image. Et c'est une des plus belles images qu'elle puisse donner d'elle-même. Une de celles qui caractérise le mieux le progrès qu'elle a incarné pour l'humanité.
Mais toute médaille a son revers, et au revers de la belle aventure de Colomb qui découvre le Nouveau Monde, il y a la colonisation brutale, l'asservissement impitoyable des indiens, la réalité du capitalisme comme système d'exploitation et d'oppression. Les trésors issus des colonies qui refluent vers la mère patrie pour y fonctionner comme capital sont extorqués «par le travail forcé des indigènes réduits à l'esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre.» ([12] [382])
Colonisation de l'Amérique : la barbarie capitaliste à l'oeuvre
Le capitalisme n'a pas seulement créé les moyens techniques et accumulé les connaissances qui ont rendu possible le voyage de Colomb et la découverte de l'Amérique. Il a aussi fourni le nouveau Dieu, l'idéologie qui va pousser de l'avant les aventuriers qui s'élancent à la conquête des mers.
Ce n'est pas le goût de la découverte qui pousse Colomb de l'avant, c'est l'appât du gain : «L'or est la meilleure chose au monde, il peut même envoyer les âmes au paradis » déclare-t-il, tandis que Cortez surenchérit : «Nous, Espagnols, nous souffrons d'une maladie de coeur dont l'or est le seul remède »
«C'est l'or que les Portugais cherchaient sur la côte d'Afrique, aux Indes, dans tout l'Extrême-Orient ; c'est l'or le mot magique qui poussa les Espagnols à franchir l'océan Atlantique pour aller vers l'Amérique; l’or était la première chose que demandait le blanc, dès qu'il foulait un rivage nouvellement découvert. »([13] [383])
«D'après le rapport de Colomb, le Conseil de Castille résolut de prendre possession d'un pays dont les habitants étaient hors d état de se défendre. Le pieux dessein de le convertir au christianisme sanctifia l'injustice du projet. Mais l'espoir d'y puiser des trésors fut le vrai motif qui décida l'entreprise. (...) Toutes les autres entreprises des Espagnols dans le Nouveau Monde postérieures à celles de Colomb paraissent avoir eu le même motif. Ce fut la soif sacrilège de l'or (...) » ([14] [384]) La grande oeuvre civilisatrice du capitalisme européen prend d'abord la forme a'un génocide. Au nom de cette «soif sacrilège de l'or», les populations indiennes vont être soumises au pillage, au travail forcé, à l'esclavage dans les mines, décimées par les maladies importées par les Conquistadores : syphilis, tuberculose, etc. Las Casas estimait qu'entre 1495 et 1503, plus de trois millions d'hommes avaient disparu sur les îles, massacrés dans la guerre, envoyés comme esclaves en Castille ou épuisés dans les mines ou par d autres travaux : « Qui parmi les générations futures croira cela? Soi-même qui écrit ces lignes, qui j’ai vu de mes yeux et qui n’en ignore rien, je peux difficilement croire qu'une telle chose ait été possible. » En un peu plus d'un siècle, la population indienne va être réduite de 90 % au Mexique, chutant de 25 millions à 1 million et demi, et de 95 % au Pérou. Le trafic d'esclaves, à partir de l'Afrique, va se développer pour compenser le manque de main-d'oeuvre qui découle du massacre. Tout au long du 16e siècle, des centaines de milliers de nègres vont être déportés pour repeupler l'Amérique. Ce mouvement va encore s'intensifier aux siècles suivants. A cela, il faut ajouter l'envoi de milliers d'européens condamnés aux travaux forcés dans les mines et les plantations d'Amérique. «La découverte des contrées aurifères et argentifères de l'Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d'accumulation primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore.»([15] [385])
Les milliers de tonnes d'or et d'argent qui se déversent en Europe, en provenance des colonies américaines, et qui vont servir à financer le gigantesque essor du capitalisme européen, sont souillés du sang de millions d'esclaves. Mais cette violence qui caractérise l'entreprise coloniale capitaliste n'est pas réservée en propre à la conquête des terres lointaines, elle caractérise le capitalisme dans tous les aspects de son développement, y compris dans sa terre d'élection l'Europe.
En Europe, le capitalisme s'impose avec la même violence
Les mêmes méthodes utilisées sans retenue pour l'exploitation forcenée des indigènes dans les colonies d'Amérique, d'Afrique et d'Asie sont employées en Europe, pour arracher les paysans à la terre, et les transformer en esclaves salariés dont l'industrie manufacturière en plein essor a besoin. La période de a Renaissance, que la bourgeoisie se plaît à nous présenter sous le jour aimable de la multiplication des découvertes et de l'épanouissement artistique, est, pour des millions de paysans et de travailleurs, celle de la terreur et de la misère.
Le développement du capitalisme se caractérise en Europe par le mouvement d'expropriation des terres ; des millions de paysans vont être jetés sur les routes. «L'expropriation des producteurs immédiats s'exécute avec un vandalisme impitoyable qu'aiguillonnent les mobiles les plus infâmes, les passions les plus sordides et les plus haïssables dans leur petitesse. »([16] [386]) «Les actes de rapine, les atrocités, les souffrances...depuis le dernier tiers du 15e siècle jusqu'à la fin du 18e, forment le cortège de l'expropriation violente des cultivateurs. »([17] [387]) «La spoliation des biens d'église, l'aliénation frauduleuse des domaines de l'Etat, le pillage des terrains communaux, la transformation usurpatrice et terroriste de la propriété féodale ou même patriarcale en propriété moderne privée, la guerre aux chaumières, voilà les procédés idylliques de l'accumulation primitive. Ils ont conquis la terre à l'agriculture capitaliste, incorporé le sol au capital et livré à l'industrie des villes les bras dociles d'un prolétariat sans feu ni lieu. »([18] [388])
« Ainsi il arrive qu'un glouton avide et insatiable, un vrai fléau pour son pays natal, peut s'emparer de milliers d'arpents de terre en les entourant de pieux ou de haies, ou en tourmentant leurs propriétaires par des injustices qui les contraignent à vendre. De façon ou d'autre, de gré ou de force, il faut qu'ils déguerpissent, tous, pauvres gens, coeurs simples, hommes, femmes, époux, orphelins, veuves, mères avec leurs nourrissons et tout leur avoir ; peu de ressources, mais beaucoup de têtes, car l'agriculture a besoin de beaucoup de bras. Il faut qu'ils traînent leurs pas loin de leurs anciens foyers, sans trouver un lieu de repos. Dans d'autres circonstances, la vente de leur mobilier et de leurs ustensiles domestiques eût pu les aider, si peu qu'ils valent ; mais, jetés subitement dans le vide, ils sont forcés de les donner pour une bagatelle. Et, quand ils ont erré çà et là et mangé jusqu'au dernier liard, que peuvent-ils faire autre chose que de voler, et alors, mon Dieu ! d'être pendu avec toutes les formes légales, ou d'aller mendier ? Et alors encore on les jette en prison comme des vagabonds, parce qu'ils mènent une vie errante et ne travaillent pas, eux auxquels personne au monde ne veut donner du travail, si empressés qu'ils soient à s'offrir pour tout genre de besogne. »([19] [389])
«La création d'un prolétariat sans feu ni lieu - licenciés des grands seigneurs féodaux et cultivateurs victimes d'expropriations violentes et répétées - allait nécessairement plus vite que son absorption par les manufactures naissantes. (...) Il en sortit donc une masse de mendiants de voleurs, de vagabonds. De là vers la fin du 15e siècle et pendant tout le 16e, dans l'ouest de l'Europe, une législation sanguinaire contre le vagabondage. Les pères de la classe ouvrière actuelle furent châtiés d'avoir été réduits à l'état de vagabonds et de pauvres.»([20] [390]) Châtiés et de quelle manière ! En Angleterre, sous le règne de Henri VIII (1509-1547), les vagabonds robustes sont condamnés au fouet et à l'emprisonnement. A la première récidive, en plus du fouet de nouveau appliqué, le vagabond a la moitié de l'oreille coupée ; à la seconde récidive, il sera considéré comme félon et exécuté, comme ennemi de l'Etat. Sous le règne de ce roi, 72 000 pauvres hères furent exécutés. Sous son successeur Edouard VII, en 1547, un statut ordonne que tout individu réfractaire au travail sera adjugé comme esclave à la personne qui l'aura dénoncé comme truand. En cas d'une première «absence» de plus de quinze jours, il sera marqué d'un « S » au fer rouge sur la joue et le front, et condamné à l'esclavage à perpétuité ; la récidive, c'est la mort. «Sous le règne aussi maternel que virginal de queen Bess" (la reine Elisabeth, 1572), on pendit les vagabonds par fournées, rangés en longues files. Il ne se passait pas d'année qu'il n'y en eût 300 ou 400 d'accrochés à la potence dans un endroit ou dans un autre. » ([21] [391]) En France, à la même époque, «tout homme sain et bien constitué, âgé de 16 à 60 ans, et trouvé sans moyens d'existence et sans profession, devait être envoyé aux galères ». « Il en est de même du statut de Charles Quint pour les Pays-Bas (1537).»
«C'est ainsi que la population des campagnes, violemment expropriée et réduite au vagabondage, a été rompue à la discipline qu'exige le système du salariat par des lois d'un terrorisme grotesque, par le fouet, la marque au fer rouge, la torture et l'esclavage. »([22] [392])
«Dans tous les pays développés, jamais le nombre de vagabonds n'avait été aussi considérable que dans la première moitié du 16e siècle. De ces vagabonds, les uns s'engageaient pendant les périodes de guerre, dans les armées; d'autres parcouraient le pays en mendiant ; d'autres enfin s efforçaient, dans les villes, de gagner misérablement leur vie par des travaux à la journée ou d’autres occupations non accaparées par les corporations.»([23] [393]) Les paysans spoliés de leurs terres, jetés sur les routes ne vont donc pas seulement être réduits à la mendicité ou obligés de se soumettre à l'esclavage salarié. Ils vont aussi être abondamment employés comme chair à canon. Ces canons et escopettes infiniment plus destructeurs que les piques, épées, masses, arcs et arbalètes des guerres féodales antérieures, réclament une masse toujours plus importante de soldats à sacrifier à l’appétit sanglant du capitalisme naissant ; les progrès scientifiques et technologiques de la Renaissance vont être amplement utilisés dans le perfectionnement des armes et leur production de plus en plus massive. Le 16e siècle est un siècle de guerre : « les guerres et les dévastations étaient des phénomènes quotidiens à l'époque. »([24] [394]) Guerres de conquêtes coloniales, mais aussi et surtout guerres en Europe même : guerres « italiennes » du roi de France, François 1er; guerre des Habsbourg contre les Turcs qui font le siège de Vienne en 1529 et seront défaits par la marine espagnole à la bataille de Lépante en 1571 ; guerre d'indépendance des Pays-Bas contre la domination espagnole à partir de 1568 ; guerre entre 'Espagne et l'Angleterre qui aboutit en 1588 à l'anéantissement par la marine anglaise de la grande Armada espagnole, la plus grande flotte de guerre réunie jusque là; guerres multiples entre les princes allemands ; guerres de religion, etc. Ces guerres sont le produit des bouleversements qui secouent l'Europe avec le développement du capitalisme.
«Même dans ce que l’on appelle les guerres de religion du 16e siècle, il s'agissait avant tout de très positifs intérêts matériels de classe, et ces guerres étaient des luttes de classes, tout autant que les collisions intérieures qui se produisirent plus tard en Angleterre et en France. » ([25] [395]) L'acharnement que vont mettre les Etats nationaux, tout juste sortis du Moyen Age, les princes féodaux et les nouvelles cliques bourgeoises à s'affronter derrière l'étendard des religions, ils vont cependant savoir l'oublier lorsqu'il s agit de réprimer avec la plus extrême férocité les révoltes paysannes que la misère soulève. Face à la guerre des paysans en Allemagne, « Bourgeois et princes, noblesse et clergé, Luther et le Pape s'unirent "contre les bandes paysannes, pillardes et tueuses "([26] [396]). "Il faut les mettre en pièces, les étrangler, les égorger, en secret et publiquement, comme on abat des chiens enragés !" s'écria Luther. » «"C'est pourquoi, mes chers seigneurs, égorgez-les, abattez-les, étranglez-les, libérez ici, sauvez là ! Si vous tombez dans la lutte, vous n'aurez jamais de mort plus sainte !" »([27] [397])
Le 16e siècle n'est pas le siècle d'une liberté naissante comme aime à le faire croire la bourgeoisie. Il est celui d'une nouvelle oppression qui s'installe sur les décombres du féodalisme en déliquescence, celui des persécutions religieuses et de la répression sanglante des révoltes plébéiennes. Ce n'est certainement pas un hasard si la même année où le nouveau monde est découvert, 1492, l'Inquisition est fondée en Espagne. Dans ce pays, des millions de juifs et de musulmans seront christianisés de force et poussés vers l'exode pour fuir la mort qui menace ceux qui résistent. Mais cela n'est pas propre à une Espagne encore profondément marquée par les stigmates du féodalisme représenté par un christianisme catholique intransigeant qui constitue son pendant idéologique ; dans toute l'Europe, les massacres religieux, les pogroms sont monnaie courante, la persécution des minorités religieuses ou raciales une constante, et l'oppression des masses la règle. A l'horreur de l'Inquisition répond en écho la rage de Luther contre les paysans insurgés d'Allemagne : «Les paysans ont de la paille d'avoine dans la tête; ils n'entendent point les paroles de Dieu, ils sont stupides ; c'est pourquoi il faut leur faire entendre le fouet, l arquebuse et c'est bien fait pour eux. Prions pour eux qu'ils obéissent. Sinon, pas de pitié!». Voila comment parlait le père de la Réforme, la nouvelle idéologie religieuse derrière laquelle s'avançait la bourgeoisie dans sa lutte contre le catholicisme féodal.
C'est à ce prix, par ces moyens, que le capitalisme impose sa loi qui permet, en sapant les bases de 'ordre féodal, de libérer les forces productives, de produire des richesses comme jamais l'humanité n'en avait rêvé. Mais si le 16e est une période d'enrichissement gigantesque pour les bourgeois commerçants et les Etats, il n'en est pas de même pour les ouvriers. «Au 16e siècle, la situation des travailleurs s'était, on le sait, fort empirée. Le salaire nominal s'était élevé, mais point en proportion de la dépréciation de l'argent et de la hausse correspondante du prix des marchandises. En réalité, il avait donc baissé. »([28] [398]) En Espagne, les prix sont multipliés par trois ou quatre entre 1500 et 1600 ; en Italie le prix du blé est multiplié par 3,3 entre 1520 et 1599 ; entre le premier et le dernier quart du 16e siècle, les prix sont multipliés par 2,6 en Angleterre et par 2,2 en France. La baisse du salaire réel qui en découle durant cette période est estimée à 50 % ! La bourgeoisie mercantile et les princes régnants s'étaient vite chargés de concrétiser l'idée de Machiavel selon laquelle « Dans un gouvernement bien organisé, l'Etat doit être riche et le citoyen pauvre. » ([29] [399])
« Tantae molis erat ! (Qu'il a fallu de peines) Voilà de quel prix nous avons payé nos conquêtes ; voilà ce qu'il en a coûté pour dégager les « lois éternelles et naturelles » de la production capitaliste (...) chef-d'oeuvre de l'art, création sublime de l'histoire moderne. Si, d'après Augier, c'est "avec des taches naturelles de sang sur une de ses faces" que "l'argent est venu au monde", le capital y arrive suant le sang et la boue par tous les pores. » ([30] [400])
«Les différentes méthodes d'accumulation primitive que l'ère capitaliste fait éclore, se partagent d'abord, par ordre plus ou moins chronologique, entre le Portugal, l'Espagne, la Hollande, la France et l Angleterre, jusqu'à ce que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du 17é siècle, dans un ensemble systématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit public, la finance moderne et le système protectionniste. Quelques unes de ces méthodes reposent sur l'emploi de la force brutale, mais toutes sans exception exploitent le pouvoir de l'Etat, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l’ordre économique féodal à l’ordre économique capitaliste et d'abréger les phases de transition. Et, en effet, la force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique.»([31] [401]) Rosa Luxemburg, à propos des relations entre le capital et les modes de production non capitalistes qui ont «le monde entier pour théâtre », constate :
«Les méthodes employées sont la politique coloniale, le système des emprunts internationaux, la politique des sphères d'intérêts, la guerre. La violence, l'escroquerie, oppression, le pillage se déploient ouvertement, sans masque, et il est difficile de reconnaître les lois rigoureuses du processus économique dans l'enchevêtrement des violences et des brutalités politiques. La théorie libérale bourgeoise n'envisage que l'aspect unique de la "concurrence pacifique", des merveilles de la technique et de l'échange pur de marchandises ; elle sépare le domaine économique du capital de l'autre aspect, celui des coups de force considérés comme des incidents plus ou moins fortuits de la politique extérieure. En réalité, la violence politique est, elle aussi, l'instrument et le véhicule du processus économique; la dualité des aspects de l'accumulation recouvre un même phénomène organique, issu des conditions de la reproduction capitaliste. La carrière historique du capital ne peut être appréciée qu'en fonction de ces deux aspects. Le capital n 'est pas qu 'à sa naissance "dégouttant de sang et de boue par tous les pores", mais pendant toute sa marche à travers le monde; c'est ainsi qu'il prépare, dans des convulsions toujours plus violentes, son propre effondrement. »([32] [402])
Les humanistes bourgeois d'aujourd'hui qui célèbrent avec ferveur et enthousiasme la découverte de l'Amérique voudraient faire croire que la brutalité extrême de la colonisation qui a suivi ne serait qu'un excès du capitalisme naissant, marqué par sa forme mercantile et empêtré dans les rets du féodalisme brutal de l'Espagne, un péché de jeunesse en quelque sorte. Mais cette violence est loin d'avoir été seulement l'apanage des espagnols et des portugais. Ce que les conquistadores ont commencé, les hollandais, les français, les anglais, et la jeune démocratie nord- américaine qui naît de la guerre d'indépendance contre le colonialisme anglais à la fin du 18e siècle, vont le poursuivre : l'esclavagisme durera jusqu'au milieu du 19e siècle, et le massacre des indiens jusqu'à la fin de ce même siècle en Amérique du nord. Et cette violence, comme on l'a vu, n'a pas été réservée au domaine colonial, elle a été générale et marque de son empreinte indélébile toute la vie du capital. Elle s'est perpétuée au-delà de la phase mercantile du capitalisme dans le développement brutal de la grande industrie. Les méthodes expérimentées dans les colonies vont servir à intensifier l'exploitation dans les métropoles. «Dans le même temps que l'industrie cotonnière introduisait en Angleterre l'esclavage des enfants, aux Etats-Unis eue transformait le traitement plus ou moins patriarcal des noirs en un système d'exploitation mercantile. En somme, il fallait pour piédestal à l'esclavage dissimulé des salariés en Europe l esclavage sans phrase dans le Nouveau Monde. »([33] [403])
Mais ce n'est évidemment pas ces hauts faits d'armes, ce massacre impitoyable, cette rapacité criminelle que la bourgeoisie veut fêter avec le 500e anniversaire de la découverte de l'Amérique. Cette réalité barbare du capitalisme, cette empreinte de « boue et de sang » qui marque le capitalisme depuis son origine, elle préfère la rejeter dans les oubliettes de l'histoire, la gommer pour présenter l'image plus convenable des grands progrès, des découvertes géographiques, technologiques et scientifiques, de l'explosion artistique et des douces poésies de la Renaissance.
Un demi millénaire après Colomb : le capitalisme dans sa crise de décadence
Aujourd'hui, la classe dominante, en fêtant la découverte de l'Amérique, entonne donc un hymne à sa propre gloire, utilise ce fait historique pour sa propagande idéologique afin de justifier sa propre existence. Mais depuis la découverte de l'Amérique, depuis l'époque de la Renaissance, les choses ont bien changé.
La bourgeoisie n'est plus la classe révolutionnaire qui postule au remplacement du féodalisme déliquescent et décadent. Depuis longtemps elle a imposé son pouvoir au moindre recoin de la planète. Ce que la découverte de l'Amérique par Colomb annonçait, la création du marché mondial capitaliste, est achevé depuis la fin du 19e siècle. La dynamique de colonisation inaugurée dans le Nouveau Monde s'est étendue à la terre entière, les civilisations pré-capitalistes d'Asie se sont effondrées comme les civilisations précolombiennes d'Amérique sous les coups de boutoir du développement de l'échange capitaliste. Au début du 20e siècle, il n'existe plus de marché pré-capitaliste qui ne soit contrôle ou pris dans les mailles d'une puissance capitaliste ou d'une autre. La dynamique de colonisation qui a permis, par le pillage et 'exploitation forcenée des indigènes, l'enrichissement de l'Europe mercantile et qui a ouvert de nouveaux débouchés à l'industrie capitaliste, permettant ainsi son développement tumultueux, bute sur les limites mêmes de la géographie mondiale. «Du point de vue géographique, le marché est limité : le marché intérieur est restreint par rapport à un marché intérieur et extérieur, qui l'est par rapport au marché mondial, lequel - bien que susceptible d'extension- est lui-même limité dans le temps. »([34] [404]) Confronté à cette limite objective du marché depuis près d'un siècle, le capitalisme ne parvient plus à trouver des débouchés solvables à la mesure de ses capacités de production, et s'enfonce dans une crise inexorable de surproduction. «La surproduction est une conséquence particulière de la loi de la production générale du capital : produire en proportion des forces productives (c'est-à-dire selon la possibilité d'exploiter, avec une masse de capital donnée, la masse maximum de travail) sans tenir compte des limites réelles du marché ni des besoins solvables. .. » ([35] [405])
«A un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. »([36] [406]) Cette réalité, qui a déterminé naguère la fin dû système féodal et nécessité le développement du capitalisme comme facteur progressiste de libération des forces productives, s'impose aujourd'hui au système capitaliste lui-même. Il n'est plus source de progrès, il est devenu une entrave au développement des forces productives, il est entré, à son tour, en décadence.
Les conséquences de cet état de fait sont dramatiques pour l'ensemble de l'humanité. A l’époque de Colomb, à l'époque de la Renaissance, et par la suite jusqu'à l'achèvement de la construction du marché mondial, malgré la barbarie, la violence qui caractérisent constamment son développement, le capitalisme est synonyme de progrès car il s'identifie avec la croissance des forces productives, avec l'incroyable explosion de découvertes qui en découlent. Aujourd'hui, tout cela est terminé, le capitalisme est devenu une entrave, un frein au développement des forces productives. Il n'est plus porteur de progrès, et il ne peut plus offrir que son visage barbare.
Le 20e siècle montre amplement cette sinistre réalité : des conflits impérialistes constants, ponctués par deux guerres mondiales, des répressions massives, des famines comme jamais l'humanité n'en avait connues, ont provoqué plus de morts en 80 ans que plusieurs siècles de développement brutal. La crise permanente qui se développe a plongé la majorité des habitants de la planète dans la pénurie alimentaire. Partout dans le monde la population subit un processus de paupérisation accéléré, une dégradation tragique de ses conditions dévie.
De manière caractéristique, alors que le 19e siècle est marqué par le développement de la médecine, le reflux des grandes épidémies, l'accroissement de l'espérance de vie, le dernier quart du 20e siècle voit les grandes épidémies faire un retour en force : choléra, paludisme et, évidemment, le SIDA. Le développement du cancer est le symbole de l'impuissance présente du capitalisme. Comme les grandes épidémies de peste du Moyen Age qui manifestaient le symptôme de la décadence du féodalisme, de la crise de ce système, ces épidémies traduisent aujourd'hui, dramatiquement, la décadence du capitalisme, son incapacité à faire face aux calamités qui plongent l'humanité dans la souffrance. Quant à l'espérance de vie, sa croissance a été freinée, elle stagne maintenant dans les pays développés et régresse depuis des années dans les pays sous-développés.
Les capacités de découvertes, d'innovation, qu'il serait nécessaire de mobiliser pour faire face à ces maux, sont de plus en plus freinées par les contradictions d'un système en crise, avec des crédits de recherche qui se réduisent comme peau de chagrin sous les coupes des budgets d austérité qui partout sont mis en place, l'essentiel du potentiel d'invention est mis au service de la recherche militaire, sacrifié sur l'autel de la course aux armements, consacré à la fabrication d'armes de destruction toujours plus perfectionnées, toujours plus barbares. Les forces de la vie sont détournées au profit de celles de la mort.
Cette réalité du capitalisme devenu décadent, devenu un frein au progrès, s'illustre sur tous les plans de la vie sociale. Cela, la classe dominante doit absolument le masquer, le dissimuler. Pendant des siècles, la démonstration spectaculaire et concrète par la bourgeoisie des progrès, clés inventions, des réalisations merveilleuses dont son système était capable était le support de sa domination idéologique sur la masse des exploités qu elle sou mettait à la loi bestiale du profit. Aujourd'hui, elle ne parvient plus à réaliser de tels exploits. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple significatif, la conquête de la Lune, présentée il y a 20 ans comme la répétition moderne de l'aventure de Colomb, est restée sans lendemain, et la conquête de l'espace, la nouvelle frontière qui devait faire rêver les générations présentes et leur faire croire dans les possibilités toujours renouvelées de l'expansion capitaliste, s'est étiolée sous le poids de la crise économique et des échecs technologiques. Elle apparaît maintenant comme une utopie impossible. L'espérance de voyage vers d'autres planètes et vers les étoiles lointaines, le grand projet, est aujourd'hui réduit à une laborieuse et routinière utilisation mercantile et militaire de la haute atmosphère terrestre. Ce bond de l'humanité hors de son jardin terrestre, le capitalisme est incapable de le réaliser car il n'y a, dans l'espace proche qui nous environne, aucun marché à conquérir, aucun indigène à réduire en esclavage. Il n'y a plus d'Amérique, plus de Christophe Colomb.
Le Nouveau Monde est devenu vieux. L'Amérique du nord qui durant des siècles a représente pour les opprimés du monde entier le monde nouveau, l'échappatoire à la misère et aux persécutions où tout paraissait possible, même si cela relevait pour une grande part de l'illusion, est devenue maintenant le symbole de la décomposition putride du monde capitaliste, de ses contradictions aberrantes. Amérique, symbole par excellence du capitalisme, aujourd'hui, le rêve est terminé, il ne reste que l'horreur.
La bourgeoisie maintenant n'a plus, nulle part dans le monde, de réalisation à présenter pour justifier sa domination scélérate. Elle ne peut, pour justifier sa barbarie présente, que communier dans la messe au temps passé. Voilà le sens de tout ce vacarme autour du voyage de Colomb il y a cinq siècles. Pour redorer son blason terni, la classe dominante n'a plus que le souvenir de sa gloire passée à offrir, et, comme ce passé n'est, malgré tout, pas si magnifique, elle ne peut que l’enjoliver, le parer de toutes les vertus. Comme un vieillard sénile qui radote, la classe dominante est tournée vers ses souvenirs, pour oublier elle-même et, faire oublier du même coup, que le présent lui fait peur car elle n'a plus d'avenir.
JJ, 1/06/1992
[1] [407] Engels, La décadence de la féodalité et l'essor de la bourgeoisie, in La guerre des paysans, Ed. Sociales.
[2] [408] Ibid.
[3] [409] Ibid
[4] [410] Ibid
[5] [411] Marx-Engels, Le Manifeste communiste.
[6] [412] Marx, Le Capital, IV-13, Ed. Sociales.
[7] [413] Marx-Engels, L'idéologie allemande, Ed. Sociales.
[8] [414] Marx, Le Capital VIII-26.
[9] [415] Marx-Engels, Le Manifeste communiste.
[10] [416] Ibid.
[11] [417] Ibid.
[12] [418] Marx, Le Capital, VIII-31.
[13] [419] Engels, La décadence de la féodalité et l'essor de la bourgeoisie.
[14] [420] Adam Smith, cité par Engels, Ibid.
[15] [421] Marx, Le Capital, VIII-31.
[16] [422] Ibid., VIII-32.
[17] [423] Ibid.,VIII-27.
[18] [424] Ibid.
[19] [425] Thomas More : L'Utopie, 1516, cité par Marx dans Le Capital VIII-28.
[20] [426] Marx, Le Capital VIII-28.
[21] [427] Ibid.
[22] [428] Ibid.
[23] [429] Engels, La guerre des paysans, I.
[24] [430] Idib., VII.
[25] [431] Ibid., II.
[26] [432] Titre d'un pamphlet de Luther publié en 1525 en pleine guerre des paysans, note d'Engels.
[27] [433] Engels, La
guerre des paysans, I.
[28] [434] Marx, Le Capital, VIII-28.
[29] [435] Machiavel, Le Prince, 1514.
[30] [436] Marx, Le Capital, VIII-31.
[31] [437] Ibid., VIII-31.
[32] [438] Rosa Luxemburg, L'accumulation du capital, Ed. Maspéro.
[33] [439] Marx, Le Capital VIII-31.
[34] [440] Marx, Matériaux pour l’« économie » "Limites du marché et accroissement de la consommation", Ed. La Pléiade, Economie Tome II.
[35] [441] Ibid.
[36] [442] Marx, Avant-propos à la critique de l'économie politique, Ed. Sociales.
L'aliénation du travail constitue la prémisse de son émancipation
Dans les deux premiers articles de cette série (Revue Internationale n°68 et 69), nous avons commencé par réfuter l'idée que le communisme n'était qu'une invention de quelques « réformateurs du monde », en examinant le développement des idées communistes dans l'histoire, en les montrant comme le produit des forces matérielles qui travaillent en profondeur la société, et surtout comme celui de la rebellion des classes opprimées et exploitées contre les conditions de la domination de classe. Dans le second article en particulier, nous avons montré que la conception marxiste du communisme, loin d'être un schéma sorti du cerveau de Marx, est devenue possible seulement lorsque le prolétariat a gagné des hommes tels que Marx et Engels à la lutte pour son émancipation.
Les deux articles suivants traitent des premières définitions par Marx de la société communiste, et en particulier de sa vision du communisme comme le dépassement de l'aliénation de l'homme. L'article qui suit est donc consacré particulièrement au concept d'aliénation. A première vue, ceci peut paraître s'éloigner du principal argument de cette série d'articles, à savoir que le communisme est une nécessité matérielle imposée par les contradictions inhérentes au mode de production capitaliste. Superficiellement, la question de l'aliénation peut sembler être un facteur purement subjectif, quelque chose qui concerne les idées et les sentiments plus que les bases matérielles solides de la société. Mais, comme nous le développons dans cet article, ce fut le mérite et la force de la conception de Marx de l'aliénation que de faire sortir celle-ci des nuages de la spéculation brumeuse pour en situer les racines dans les rapports sociaux fondamentaux entre les êtres humains. Et, par là-même, Marx fit parfaitement la clarté sur le fait que la société communiste qui peut permettre à l'homme de surmonter son aliénation ne peut venir que d'une transformation totale de ces rapports sociaux, c'est-à-dire de la lutte révolutionnaire de la classe ouvrière.
Sur les buts supérieurs du communisme
On a souvent dit que Marx ne s'est jamais intéressé à dresser des plans pour la société communiste future. C'est vrai dans la mesure où, à la différence des socialistes utopiques qui voyaient le communisme comme une pure invention d'esprits éclairés, Marx avait conscience qu'il serait infructueux de dresser des plans détaillés de la structure et du fonctionnement de la société communiste, puisque cette dernière ne pouvait être que l'oeuvre d'un mouvement social de masse qui devrait trouver les solutions pratiques à la tâche sans précédent de construire un ordre social qualitativement supérieur à tout ce qui avait existé jusqu'alors.
Mais cette opposition parfaitement valable à toute tentative de faire rentrer le mouvement réel de l'histoire dans la camisole de schémas préétablis, ne signifie pas du tout que Marx, ni la tradition marxiste en général, ne trouve aucun intérêt à définir les buts ultimes du mouvement. Au contraire : c'est l'une des fonctions distinctives de la minorité communiste d'avoir « sur le reste de la masse des prolétaires l'avantage de comprendre clairement les conditions, la marche, et les résultats généraux du mouvement prolétarien » (Le Manifeste Communiste). Ce qui distingue le communisme de toutes les sortes d'utopie, ce n'est pas l'absence de vision des « résultats généraux » ultimes, mais le fait qu'il établit les connexions réelles entre ces buts et les « conditions » et la « marche » qui y mènent. En d'autres termes, il base sa vision de la société future sur une analyse complète des conditions de la société existante ; de sorte que, par exemple, la revendication de l'abolition de l'économie de marché ne découle pas d'une objection purement morale à l'achat et à la vente, mais de la reconnaissance qu'une société fondée sur une production généralisée de marchandises est condamnée à s'écrouler sous le poids de ses contradictions internes, posant de ce fait la nécessité d'une forme d'organisation sociale supérieure, basée sur la production pour l'usage. En même temps, le marxisme fonde sa conception du chemin, de la ligne de marche vers cette forme supérieure, sur les expériences réelles de la lutte du prolétariat contre le capitalisme. Ainsi, alors que le mot d'ordre de dictature du prolétariat est apparu au tout début du mouvement marxiste, la forme que cette dictature devait prendre, a été précisée par les grands événements révolutionnaires de l'histoire de la classe ouvrière, en particulier la Commune de Paris et la Révolution d'Octobre 1917.
Sans une vision générale du type de société à laquelle il vise, le mouvement communiste serait aveugle. Au lieu d'être l'incarnation la plus haute de cette capacité humaine, unique, de prévoir, d'« ériger sa structure en imagination avant de l'ériger dans la réalité »,[1] [445] il ne serait rien de plus qu'une réaction instinctive à la misère capitaliste. Dans sa bataille permanente contre la domination de l'idéologie bourgeoise, il n'aurait aucun pouvoir de convaincre les ouvriers et toutes les autres couches opprimées de la société que leur seul espoir réside dans la révolution communiste, que les problèmes apparemment insolubles posés par la société capitaliste peuvent trouver des solutions pratiques dans une société communiste. Et une fois la transformation révolutionnaire véritablement commencée, il n'aurait aucun moyen de mesurer le progrès fait vers son but final.
Cependant, nous ne devons pas oublier qu'il y a une distinction à faire entre ces buts finaux, les « résultats généraux » ultimes, et la « marche » qui y mène. Comme on l'a déjà dit, cette dernière est sujette a une clarification constante par l'expérience pratique du mouvement de la classe : la Commune de Paris a clarifié pour Marx et Engels le fait que le prolétariat devait détruire l'ancien appareil d'Etat avant d'ériger son propre appareil de pouvoir ; le surgissement des soviets en 1905 et 917 a convaincu Lénine et Trotsky qu'ils étaient « la forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat », et ainsi de suite. D'un autre côté, si l'on considère les buts suprêmes du communisme, on ne peut que s'en tenir à des conclusions très générales basées sur la critique de la société capitaliste, jusqu'au moment où le mouvement réel aura commencé à les mettre à l'ordre du jour en pratique. C'est d'autant plus vrai que la révolution prolétarienne est, par définition, d'abord une révolution politique, et ensuite une transformation économique et sociale. Comme les exemples authentiques de révolution de la classe ouvrière ne sont pas allés, jusqu'ici, au-delà de la conquête du pouvoir politique dans un pays donné, les leçons qu'ils nous ont apportées, sont fondamentalement liées aux problèmes politiques des formes et des méthodes de la dictature du prolétariat (rapports entre parti, classe et Etat, etc.) ; ce n'est que de façon limitée qu'ils nous ont donné des orientations précises sur les mesures sociales et économiques qui doivent être prises pour établir les fondements de la production et de la distribution communistes, et cela, en grande partie de façon négative (par exemple que l'étatisation n'est pas la socialisation). En ce qui concerne la société communiste pleinement développée qui n'émergera qu'après une période de transition plus ou moins longue, l'expérience historique de la classe ouvrière n'a pu et ne pouvait apporter d'éclaircissement qualitatif pour la description par les communistes d'une telle société.
Ce n'est donc pas par hasard si les descriptions les plus inspirées et les plus inspirantes des buts suprêmes du communisme apparaissent au début de la vie politique de Marx, coïncidant avec son adhésion à la cause du prolétariat, avec son identification explicite comme communiste, en 1844.([2] [446]) Ces premières descriptions de ce que pourrait être l'humanité une fois que les entraves du capitalisme et des sociétés de classe précédentes seront détruites, ont été rarement améliorées dans les écrits ultérieurs de Marx. Nous répondrons brièvement à l'argument selon lequel Marx a abandonné ces premières définitions comme de simples folies de jeunesse. Mais pour le moment nous voulons simplement dire que l'approche que Marx a eue de ce problème, est entièrement cohérente avec l'ensemble de sa méthode : sur la base d'une critique profonde de l'appauvrissement et de la déformation de l'activité humaine dans les conditions sociales existantes, il a déduit ce qui était nécessaire pour nier et dépasser cet appauvrissement. Mais une fois qu'il eût établi les buts ultimes du communisme, ce qui était essentiel était de se plonger dans le mouvement prolétarien naissant, dans la dureté et le vacarme de ses luttes économiques et politiques, qui seules avaient la capacité de transformer ces buts lointains en réalité.
Les Manuscrits économiques et philosophiques et la continuité de la pensée de Marx
Pendant l'été 1844, Marx vivait à Paris, entouré des nombreux groupes communistes qui avaient constitué un élément si important pour le gagner à la cause communiste. C'est là qu'il écrivit les Manuscrits économiques et philosophiques aujourd'hui célèbres, auxquels il s'est référé ultérieurement comme un travail de base pour les Grundrisse et Le Capital lui-même. C'est là qu'il a tenté de maîtriser l'économie politique du point de vue de la classe exploitée, faisant ses premières incursions dans des questions telles que le salaire, le profit, la rente foncière et l'accumulation du capital, questions qui devaient occuper une place si importante dans ses travaux ultérieurs ; même si, dans ses remarques introductives aux Manuscrits, il annonce le plan d'une série monumentale de brochures dont la partie économique ne constituait que le début. Dans ces mêmes carnets de notes, on trouve aussi la tentative la plus globale de Marx d'en finir avec la philosophie idéaliste hégélienne qui avait à présent perdu son utilité, ayant été « remise sur ses pieds » par l'émergence d'une théorie matérialiste de l'évolution historique. Mais les Manuscrits sont certainement mieux connus pour la façon dont ils ont traité l'aliénation du travail et quoique dans une moindre mesure pour l'effort de définir le type d'activité humaine qui le remplacerait dans la future société communiste.
Les Manuscrits économiques et philosophiques n'ont pas été publiés avant 1927: cela signifie qu'ils n'étaient pas connus pendant la période révolutionnaire la plus cruciale de l'histoire du mouvement ouvrier ; leur publication a coïncidé avec les derniers souffles de la vague révolutionnaire qui a ébranlé le monde capitaliste durant la décennie qui a suivi 1917. 1927 est l'année qui a vu à la fois la défaite de la révolution en Chine et celle de l'opposition de Gauche dans les Partis Communistes ; un an plus tard, l'Internationale Communiste signait sa propre fin en adoptant l'infamante théorie du « socialisme en un seul pays ». Le résultat de cette ironie de l'histoire est que c'est la bourgeoisie et non le mouvement prolétarien qui a eu le plus à dire sur les Manuscrits et leur signification. Il y eut en particulier une grande controverse, dans les antichambres stériles de la « théorie » académique bourgeoise de gauche, sur la rupture supposée du « jeune Marx » avec le « vieux Marx ». Comme Marx n'a jamais publié lui-même les Manuscrits et qu'il y a traité de questions qui semblaient peu développées dans ses écrits ultérieurs, certains ont supposé que les Manuscrits représentaient un Marx immature, feuerbachien, hégélien même, rejeté de façon décisive par le Marx ultérieur, plus mûr et plus scientifique. Les principaux tenants de ce point de vue sont... les staliniens, et surtout Althusser, cet obscurantiste achevé. Selon eux, ce que Marx a surtout abandonné, c'est la conception de la nature humaine qu'on trouve dans les Manuscrits, et en particulier la notion d'aliénation.
Il est évident qu'un tel point de vue ne peut être considéré séparément de la nature de classe du stalinisme. La critique du travail aliéné dans les Manuscrits est liée de façon intime à la critique du « communisme de caserne », un communisme dans lequel la communauté devient un capitaliste abstrait payant des salaires, vision du communisme qui fut défendue par d'authentiques courants prolétariens immatures comme les Blanquistes à l'époque.([3] [447]) Marx condamne franchement de telles visions du communisme dans les Manuscrits parce que, pour lui, le communisme n'avait de sens que s'il en finissait avec la suppression des capacités créatrices de l'homme et transformait la corvée du travail en activité libre et joyeuse. Pour leur part, les staliniens se définissent par la notion selon laquelle le socialisme va de pair avec un régime de dénuement et d'exploitation forcenée, personnifié par les conditions dans les usines et les camps de travail des soi-disant pays « socialistes ». Il ne s'agit plus là d'une expression immature du mouvement prolétarien, mais de la pleine apologie de la contre-révolution capitaliste. C'est clairement du travail aliéné qui existait dans le « socialisme réel » de l'Est : il n'est donc pas surprenant que les staliniens ne soient pas très à l'aise avec l'ensemble de cette notion. Dans le même sens, la vision que défend Marx, dans les Manuscrits, des rapports entre l'homme et la nature ne concorde pas du tout avec la catastrophe écologique qu'a entrainée1' « interprétation » stalinienne de cette question. Sur ces deux aspects du travail aliéné et des rapports de l'homme à la nature, la vision du communisme élaborée dans les Manuscrits sape l'imposture du « socialisme » stalinien.
A l'opposé de la gamme bourgeoise, plusieurs variétés d'humanisme libéral, y compris les théologiens protestants et la crème des sociologues, ont aussi tenté de séparer les « deux Marx ». Seulement cette fois, ils ont nettement préféré le jeune Marx romantique, idéaliste et généreux, à l'auteur froid et matérialiste du Capital. Mais au moins de telles interprétations ne se réclament pas du marxisme.
Les écrits de Bordiga dans les années 1950 sont parmi les rares tentatives du mouvement prolétarien de faire quelques commentaires sur les Manuscrits, et ils rejettent clairement cette division artificielle : « Un autre lieu commun très vulgaire est que Marx est hégélien dans les écrits de jeunesse, que c'est seulement après qu'il fut le théoricien du matérialisme historique, et que, plus vieux, il fut un vulgaire opportuniste. »[4] [448] Contre de tels clichés, Bordiga a défendu de façon juste la continuité de la pensée de Marx à partir du moment où il a clairement rejoint la cause du prolétariat. Mais ce faisant, et en réaction aux diverses théories du moment qui soit proclamaient l'obsolescence du marxisme, soit tentaient de l'épicer de divers ajouts tels que l'existentialisme, Bordiga s'est trompé sur cette continuité et l'a prise pour « le monolithisme de tout le système depuis sa naissance jusqu'à la mort de Marx et même après lui (concept fondamental de l'invariance, refus fondamental de l'évolution enrichissante de la doctrine du parti). »[5] [449] Cette conception réduit le marxisme à un dogme statique comme l'Islam ; pour le vrai musulman, le Coran est le verbe de. Dieu de façon précise, parce que pas un point, pas une virgule n'a été changé depuis qu'il fut pour la première fois « dicté ». C'est une notion dangereuse qui a fait oublier aux bordiguistes les enrichissements réels apportés par le courant même dont ils proviennent, la Fraction de Gauche italienne, et les a faits retourner aux positions rendues obsolètes par l'ouverture de l'époque du déclin capitaliste. Par rapport au sujet en cause, les Manuscrits, cela n'a pas de sens. Si l'on compare les Manuscrits aux Grundrisse, qui constituaient si on veut le second brouillon du même grand travail, la continuité est absolument claire : à l'encontre de l'idée selon laquelle Marx a abandonné le concept d'aliénation, le mot et le concept apparaissent encore et encore dans ces travaux de Marx « mûr », tout comme ils le font dans Le Capital lui-même. Mais les Grundrisse représentent sans aucun doute un enrichissement par rapport aux Manuscrits. Ils clarifient par exemple certaines questions fondamentales telles que la distinction entre le travail et la force de travail, et sont donc capables de découvrir le secret de la plus-value. Dans son analyse du phénomène de l'aliénation, Marx est capable de poser le problème de façon plus historique que dans ses travaux précédents, parce qu'il se base sur une étude approfondie des modes de production qui ont précédé le capitalisme. Pour nous, poser correctement le problème, c'est affirmer à la fois la continuité et l'enrichissement progressif de la « doctrine du parti », parce que le marxisme est tout à la fois une tradition profondément historique et une méthode vivante.
Le concept d'aliénation : du mythe à la science
L'idée que l'homme est devenu étranger ou aliéné par rapport à ses propres pouvoirs véritables, est très ancienne. Mais dans toutes les sociétés qui ont précédé le capitalisme, le concept prenait forcément des formes mythiques ou religieuses, surtout dans le mythe de la chute de l'homme d'un paradis originel, dans lequel il jouissait de pouvoirs divins.
Le mythe précède la société de classes et constitue un élément central des croyances et des pratiques des sociétés communistes primitives. Les Aborigènes australiens, par exemple, croyaient que leurs ancêtres étaient les êtres créateurs prodigieux de « l'âge d'or », et que depuis la fin de l'époque mythique les êtres humains avaient considérablement perdu de leur puissance et de leur connaissance.
Tout comme la religion qui en descend, le mythe est à la fois une protestation contre l'aliénation et une expression de celle-ci ; dans le mythe comme dans la religion, l'homme projette des pouvoirs qui sont réellement les siens sur des êtres surnaturels en dehors de lui. Mais le mythe est l'idéologie caractéristique d'avant l'émergence des divisions de classes. Au cours de cette époque historique immensément longue, l'aliénation n'existe qu'à l'état embryonnaire : les conditions brutales de la lutte pour la survie imposent la domination brutale de la tribu sur l'individu, au travers de traditions et coutumes immuables, léguées par les ancêtres mythiques. Mais ce n'est pas encore un rapport d'exploitation de classe. Ceci se reflète sur le plan idéologique dans un deuxième aspect des croyances en l'âge d'or mythique : L’âge d'or peut être périodiquement restauré par les fêtes collectives, et chaque membre de la tribu conserve une identité secrète avec les ancêtres de l'époque. Bref, l'homme ne se sent pas encore totalement étranger à ses propres pouvoirs créateurs.
Avec la dissolution de la communauté primitive par le développement de la société de classes, l'apparition de l'aliénation à proprement parler se reflète dans l'émergence d'une conception strictement religieuse. Dans des sociétés antiques telles que l'Egypte et la Mésopotamie, la forme des vieilles fêtes périodiques du renouveau est maintenue ; mais désormais les masses sont plutôt les spectateurs d'un rituel élaboré et joué par les prêtres avec pour but de glorifier un despote divinisé. Un gouffre s'est ouvert entre l'homme et les dieux, reflétant la séparation croissante de l'homme avec l'homme.
Dans les religions judéo-chrétiennes, les conceptions cycliques profondément conservatrices de la société asiatique sont remplacées par la notion révolutionnaire que le drame de la chute de l'homme et de sa rédemption est une progression historique à travers le temps. Mais avec ce développement, c'est un fossé quasiment infranchissable entre l'homme et Dieu qui s'est ouvert : Dieu ordonne à Adam de quitter l'Eden, précisément à cause du pêché d'avoir tenté de s'élever au niveau de Dieu.
Cependant, dans les traditions religieuses occidentales ont émergé beaucoup de courants ésotériques et mystiques qui virent la Chute non comme la punition de l'homme pour avoir désobéi à la figure lointaine de Dieu, mais comme un processus cosmique dynamique dans lequel l'Esprit originel s'est « oublié » lui-même et a plongé dans le monde de la division et de la réalité apparente. Dans cette conception, la séparation entre le monde créé et le fondement ultime de l'être n'était pas absolue : il restait la possibilité pour le véritable initié de recouvrer son unité sous-jacente avec l'Esprit suprême. De telles visions étaient le fait des Kabbalistes juifs par exemple et de leurs nombreuses ramifications chrétiennes, alchimistes et hermétistes. Il est significatif que de tels courants, qui sont très souvent tombés dans les hérésies du panthéisme et de l'athéisme, devinrent de plus en plus influents avec l'effondrement de l'orthodoxie catholique-féodale, et furent, comme le montre Engels dans La guerre des paysans en Allemagne, souvent associés aux mouvements sociaux subversifs dans la période du capitalisme naissant.
Il existe un lien précis, bien que rarement exploré, entre la pensée de Hegel et certaines de ces traditions ésotériques, en particulier dans les travaux du Protestant radical, artisan visionnaire auquel Marx se réfère lui-même une fois comme à « l'inspiré Jakob Boehme. »[6] [450] Mais Hegel était également le théoricien le plus avancé de la bourgeoisie révolutionnaire, et par conséquent l'héritier de la philosophie rationaliste des Grecs Anciens. Comme tel, il fit une tentative grandiose de détacher l'ensemble du problème de l'aliénation du terrain du mythe et du mysticisme, et de le poser de façon scientifique. Pour Hegel, cela signifiait que ce qui avait été ésotérique autrefois, enfermé dans les recoins mentaux secrets de quelques privilégiés, devait être appréhendé consciemment, clairement et collectivement : « Seulement ce qui est parfaitement déterminé dans sa forme, est en même temps exotérique, compréhensible et capable d'être appris et possédé par tous. L'intelligibilité est la forme sous laquelle la science s'offre à chacun et est la route qui lui est ouverte pour être évidente pour tous. »[7] [451] Avec Hegel donc, il y a une tentative de saisir la séparation de l'homme d'un point de vue historique et consciemment dialectique, et Marx reconnaît même qu'il a apporté des éclaircissements sur le rôle-clé du travail dans l'auto-génèse de l'homme. Et cependant, Marx, à la suite de Feuerbach, a souligné que le système hégélien n'a fait que quelques pas dans le sens de la science avant de retomber dans le mysticisme. On peut voir aisément que la notion hégélienne de l'histoire comme « aliénation de l'Idée Absolue » est une nouvelle forme de la version kabbalistique de la chute cosmique originelle. Pour Marx au contraire, la question n'était pas l'histoire de Dieu, mais l'histoire « du devenir de la nature pour l'homme »[8] [452] ; elle n'était pas la chute d'une conscience originelle dans le royaume vulgaire de la matière, mais l'ascension matérielle de l'être inconscient vers l'être conscient.
Pour autant que Hegel ait traité l'aliénation comme un aspect de l'expérience concrète humaine, celle-ci est là encore devenue a-temporelle et a-historique, du fait qu'elle était posée comme une catégorie absolue du rapport de l'homme au monde extérieur : selon les termes de Marx, Hegel a mélangé l'objectivation, la capacité humaine de séparer le sujet de l'objet, avec l'aliénation. En conséquence, si cette séparation entre l'homme et le monde avait une chance de pouvoir être un jour surmontée, elle ne pouvait l’être qu'à partir du monde abstrait de la pensée, le royaume propre du philosophe qui, pour Marx, n'était lui-même qu'un reflet de l'aliénation.
Mais Marx n'a pas abandonné le concept d'aliénation des Hégéliens. Au contraire, il a tenté de le restaurer dans ses fondements matériels en situant ses origines dans la société humaine. Feuerbach avait expliqué que l'Idée Absolue, comme toutes les manifestations précédentes de Dieu, était en fait la projection de l'homme incapable de réaliser sa propre puissance, de l'homme étranger a lui-même. Mais Marx est allé plus loin, en reconnaissant le fait que « si l'assise profane se détache d’elle-même et se fixe dans les nues, tel un royaume indépendant, cela ne peut s'expliquer que par le déchirement de soi et par la contradiction à soi-même de cette assise profane. »[9] [453] Le concept d'aliénation reste vital pour Marx parce qu'il est devenu une arme de son assaut contre la « base séculaire », c'est-à-dire la société bourgeoise et, par-dessus tout, l'économie politique bourgeoise.
Confronté à la marche triomphante de la société bourgeoise, à tous les « miracles du progrès » qu'elle a apportés, Marx a utilisé le concept d'aliénation pour montrer ce que tout ce progrès signifiait pour les véritables producteurs de richesse, les prolétaires. Il a montré que la richesse croissante de la société capitaliste signifiait l'appauvrissement croissant de l'ouvrier. Pas seulement son appauvrissement physique, mais aussi l'appauvrissement de sa vie intérieure : « (...) Plus l'ouvrier se dépense dans son travail, plus le monde étranger, le monde des objets qu'il crée en face de lui devient puissant, et (...) plus il s'appauvrit lui-même, plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. C'est exactement comme dans la religion. Plus l'homme place en Dieu, moins il conserve en lui-même. L'ouvrier met sa vie dans l'objet, et voilà qu'elle ne lui appartient plus, elle est à l'objet. Plus cette activité est grande, plus l'ouvrier est sans objet. Il n'est pas ce qu'est le produit de son travail. Plus son produit est important, moins il est lui-même. La dépossession de l'ouvrier au profit de son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et qu'il devient une puissance autonome face à lui. La vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui, hostile et étrangère. »[10] [454]
Là l'approche de Marx est évidente : contre les abstractions de Hegel (qui ont pris une forme caricaturale dans le travail des Jeunes Hégéliens autour de Bruno Bauer), Marx a enraciné le concept d'aliénation dans les « faits économiques présents. »[11] [455] Il montre que l'aliénation est un élément irréductible du système de travail salarié qui n'a d'autre sens que ,plus 1’ouvrier produit, plus il enrichit non lui-même, mais le capital, cette puissance étrangère qui se dresse au-dessus de lui.
Aussi l'aliénation cesse-t-elle d'être un simple état d'esprit, un aspect inhérent du rapport de l'homme au monde (auquel cas elle ne pourrait jamais être surmontée) et devient un produit particulier de l'évolution historique de l'homme. Elle n'a pas commencé avec le capitalisme : le travail salarié, comme Marx le souligne dans les Grundrisse, est simplement la forme finale et la plus haute de l'aliénation. Mais parce qu'elle est sa forme la plus avancée, elle fournit la clé de la compréhension de l'histoire de l'aliénation en général, tout comme l'apparition de l'économie politique bourgeoise rend possible l'examen des fondements des modes de production précédents. Sous les conditions bourgeoises de production, les racines de l'aliénation sont mises à nu : elles ne résident pas dans les nuages, dans la seule tête de l'homme, mais dans le processus du travail, dans les rapports pratiques et concrets entre 1’homme et l'homme, et l'homme et la nature. Ayant fait cette percée théorique, il devient alors possible de montrer comment l'aliénation de l'homme dans l'acte de travail s'étend à toutes ses autres activités ; de même, cela ouvre la possibilité d'investigation des origines de l'aliénation et de son évolution à travers les précédentes sociétés humaines, bien qu'il faille dire que Marx et le mouvement marxiste n'ont pas fait plus qu'établir les prémisses d'une telle investigation, puisque d'autres tâches ont nécessairement eu priorité sur celle-ci.
Les quatre facettes de l'aliénation
Bien que la théorie de Marx de l'aliénation soit loin d'être complète, sa façon de la traiter dans les Manuscrits montre à quel point il était préoccupé qu'elle ne reste pas dans le vague et l'incertain. Dans le chapitre sur « le travail aliéné », il examine donc le problème de façon très précise, identifiant quatre aspects distincts mais interconnectés de l'aliénation.
Le premier aspect est celui qui est traité dans la citation précédente des Manuscrits et résumé brièvement dans un autre passage : « Le rapport de l'ouvrier au produit du travail comme à un objet étranger exerçant son pouvoir sur lui. Ce rapport est en même temps le rapport au monde extérieur des sens, aux objets de la nature, en tant que monde étranger opposé à lui de façon hostile. »[12] [456] Dans les conditions d'aliénation, les produits des mains mêmes des hommes se retournent contre eux, et bien que cela s'applique aux précédents modes d'exploitation de classe, cela atteint un sommet sous le capitalisme qui est une puissance complètement impersonnelle et inhumaine, créée par le travail des hommes mais échappant complètement à leur contrôle, et plongeant périodiquement l'ensemble de la société dans des crises catastrophiques. Cette définition s'applique évidemment à l'acte immédiat de production : le capital, sous la forme des machines et de la technologie, domine l'ouvrier, et au lieu d'augmenter ses loisirs, intensifie son épuisement. De plus, la critique du travail salarié comme étant, par définition, du travail aliéné défie toutes les tentatives de la bourgeoisie de séparer les deux : par exemple, les thèmes frauduleux, populaires dans les années 1960, qui avaient pour but de créer « la satisfaction dans le travail » en réduisant l'extrême spécialisation caractéristique du travail à l'usine, en instituant des équipes de travail, la « participation des ouvriers » et tout le reste. Du point de vue marxiste, rien de tout cela n'altère le fait que les ouvriers créent des objets sur lesquels ils n'ont aucun contrôle et qui ne servent qu'à enrichir d'autres à leurs dépens, et cela reste vrai, même si les ouvriers s'estiment « bien payés ». Mais on peut aussi faire une application bien plus large de toute cette problématique au processus immédiat de production. Il est de plus en plus clair, par exemple, en particulier dans la période de décadence du capitalisme, que tout l'appareil politique, bureaucratique et militaire du capital a développé une vie propre hypertrophiée, qu'il écrase les êtres humains comme un énorme monstre. La bombe atomique est l'exemple-type de cette tendance : dans une société réglée par des forces inhumaines, les forces du marché et de la concurrence capitaliste, ce que
l'homme produit a tellement échappé à son contrôle qu'il en est menacé d'extinction. On peut dire la même chose du rapport de l'homme et de la nature dans le capitalisme : ce dernier n'a pas en lui-même produit l'aliénation entre l'homme et la nature, qui a une histoire bien plus ancienne, mais il la porte à son point ultime. En « perfectionnant » l'hostilité entre l'homme et la nature, en réduisant l'ensemble du monde naturel au statut de marchandise, le développement de la production capitaliste menace aujourd'hui de détruire la matrice même de la vie planétaire.[13] [457]
La seconde dimension de l'aliénation décrite par Marx est le rapport de l'ouvrier à « l'acte de production, à l'intérieur de l'activité productrice elle-même. Comment l'ouvrier ne serait-il pas étranger au produit de son activité si, dans l'acte même de la production, il ne devenait étranger à lui-même ? ». Dans ce processus, « le travail n'appartient pas à l'être (de l'ouvrier) ; dans son travail, l'ouvrier ne s'affirme pas, mais se nie ; il ne s'y sent pas satisfait mais malheureux ; il n'y déploie pas une libre énergie physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. C'est pourquoi l'ouvrier n'a le sentiment d'être à soi qu'en dehors du travail ; dans le travail, il se sent extérieur à soi-même. Il est lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il n'est pas lui. Son travail n'est pas volontaire, mais contraint. Travail forcé, il n'est pas la satisfaction d'un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. La nature aliénée du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il n'existe pas de contrainte physique ou autre, on fuit le travail comme la peste »[14] [458].
N'importe qui ayant un emploi « normal » dans la vie quotidienne capitaliste, mais surtout n'importe qui ayant déjà travaillé dans une usine, peut se reconnaître et reconnaître ses sentiments dans ces mots. Dans une société capitaliste qui a depuis longtemps établi sa domination sur le monde, le fait que le travail doive être une expérience détestable pour la vaste majorité de l'humanité, est présenté quasiment comme une loi de la nature. Mais pour Marx et le marxisme, il n'y avait et il n'y a rien de naturel là-dedans. Les précédentes formes de production (par exemple le travail communal primitif, le travail artisanal) n'avaient pas réalisé ce divorce entre l'acte de production et la jouissance des sens ; ceci en soi est la preuve que la séparation totale réalisée par le capital est un produit historique et non naturel. Armé de cette connaissance, Marx a été capable de dénoncer la qualité véritablement scandaleuse de la situation apportée par le travail salarié. Et cela l'a amené à l'autre aspect de l'aliénation : l'aliénation par rapport à la vie de l'espèce.
Ce troisième aspect de la théorie de l'aliénation de Marx est certainement le plus complexe, le plus profond et le moins compris. Dans cette partie du même chapitre, Marx affirme que l'homme est devenu étranger à sa nature humaine. Pour Althusser et d'autres critiques du « jeune Marx », de telles idées sont la preuve que les Manuscrits de 1844 ne représentent pas une rupture décisive avec Feuerbach et la philosophie radicale en général. C'est faux. Ce que Marx rejetait chez Feuerbach, c'était la notion d'une nature humaine fixe et immuable. Puisque la nature elle-même n'est pas fixe et immuable, c'est clairement une impasse théorique, en fait une forme d'idolâtrie. La conception de Marx de la nature humaine n'est pas celle-là. Elle est dialectique : l'homme est toujours une partie de la nature, la nature est « le corps inorganique de l'homme » comme il le dit dans un passage des Manuscrits ; l'homme est toujours une créature d'instinct, comme il le dit ailleurs dans le même ouvrage.[15] [459] Mais l'homme se distingue de toutes les autres créatures naturelles par sa capacité à transformer son corps à travers l'activité créatrice consciente, la nature la plus essentielle de l'Homme, son être générique, comme le dit Marx, qui est celle de créer, de transformer la nature.
Les critiques vulgaires du marxisme proclament parfois que Marx a réduit l'homme à 1' « homo faber », une simple bête de somme, une catégorie économique. Mais ces critiques sont aveuglés par la proximité du travail salarié, par les conditions de la production capitaliste. En définissant l'homme comme producteur conscient, Marx l'élevait en fait aux portes du paradis : car qui est Dieu sinon l'image étrangère de l'homme vraiment homme, de l'homme créateur ? Pour Marx, l'homme n'est vraiment l'homme que lorsqu'il produit dans un état de liberté. L'animal « ne produit que sous l'empire d'un besoin physique immédiat, (...) l'homme produit tandis qu'il est libéré de tout besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu'il en est libéré. »[16] [460]
C'est certainement l'une des prises de position les plus radicales que Marx ait jamais prise. Alors que l'idéologie capitaliste voit le fait que le travail se présente sous une forme de torture mentale ou physique comme un fait éternel de la nature, Marx dit que l'homme est un homme, non seulement quand il produit, mais quand il produit pour la pure joie de produire, quand il est libre du fouet du besoin physique immédiat. Autrement, l'homme vit une existence purement animale. Engels a écrit la même chose bien des années plus tard, dans la conclusion de Socialisme utopique ou socialisme scientifique, lorsqu'il dit que l'homme ne se distinguera pas vraiment du reste du genre animal tant qu'il ne sera pas entré dans le royaume de la liberté, aux stades les plus avancés de la société communiste.
On pourrait même dire que le travail aliéné réduit l'homme à un niveau inférieur à celui des animaux : « En arrachant à l'homme l'objet de sa production, le travail aliéné lui arrache sa vie générique, sa véritable objectivité générique, et en lui dérobant son corps non organique, sa nature, il transforme en désavantage son avantage sur l'animal. De même, en dégradant au rang de moyen la libre activité créatrice de l'homme, le travail aliéné fait de sa vie générique un instrument de son existence physique »[17] [461]
En d'autres termes, la capacité de l'homme au travail conscient est ce qui le rend humain, ce qui le sépare de toutes les autres créatures. Mais sous les conditions d'aliénation, cette avance devient un recul : la capacité de l'homme de séparer le sujet de 1’objet, qui est un élément fondamental de la conscience spécifiquement humaine, est pervertie en un rapport d'hostilité à la nature, au monde « objectif » des sens. En même temps, le travail aliéné, par dessus tout le travail salarié capitaliste, a transformé la caractéristique la plus essentielle et la plus élevée de l'homme, son activité vitale consciente, libre, spontanée, en de simples moyens de subsistance, l'a transformée en fait en quelque chose qui s'achète et se vend sur le marché. En bref, la « normalité » de travailler sous le capitalisme est l'insulte la plus raffinée à 1' « être générique » de l'homme.
La quatrième facette de l'aliénation découle directement des trois précédentes :
« Par conséquent, (...) rendu étranger au produit de son travail, à son activité vitale, à son être générique, l'homme devient étranger à l'homme. Lorsqu'il se trouve face à lui-même, c'est l'autre qui est présent devant lui »[18] [462].
L'aliénation du
travail dans sa forme entière implique un rapport d'exploitation : 1
appropriation du surplus par la classe dominante. Dans les premières sociétés
de classe (dans ce chapitre, Marx mentionne l'Egypte, l'Inde, le Pérou,
exemples qu'il classa ultérieurement comme mode de production asiatique), bien que ce surplus soit
normalement consacré aux dieux, la puissance
étrangère réelle régnant sur le
travail des exploités, n'etait pas les dieux mais d'autres hommes :
« L'être "étranger"
à qui appartient le travail et le produit
du travail, qui dispose du travail et jouit du produit du travail, ne peut être
autre que l'homme lui-même. »[19] [463]Cette division profonde au coeur de la vie sociale
crée inévitablement une séparation fondamentale entre les êtres humains. Du point de vue de la classe dominante dans n'importe quelle société de classe, les
producteurs de richesses, les exploités sont autant d'objets, simples biens
qui n'existent qu'à leur bénéfice (bien qu'à nouveau il faille dire ici que ce n'est que sous le capitalisme que cette aliénation prend une forme achevée, puisque dans son mode de production les rapports d'exploitation perdent
tout caractère personnel et deviennent complètement inhumains et mécaniques).
Du point de vue de la classe
exploitée, les dirigeants de la
société sont également cachés derrière un brouillard de mystification, apparaissant
à un moment comme des dieux, à un autre comme des démons selon les circonstances ;
ce n'est que lorsque a émergé la conscience
de classe prolétarienne qui est la
négation de toutes les formes
idéologiques de perception, qu'il est
devenu possible pour une classe exploitée de voir ses exploiteurs à la lumière
du jour en tant que simples produits de rapports sociaux et historiques.[20] [464]
Mais cette division ne se réduit pas au rapport direct entre exploiteur et exploité. Pour Marx, l'être générique de l'homme ne constitue pas une essence isolée enfermée dans chaque individu ; c'est la « Gemeinwesen », un terme-clé qui implique que la nature de l'homme est sociale, que l'existence communautaire est la seule réelle forme humaine de l'existence. L'homme n'est pas isolé, producteur individuel. Il est par définition le travailleur social, le producteur collectif. Cependant, et cet élément est développé dans les pages des Grundrisse en particulier, l'histoire de l'homme depuis les temps tribaux peut être vue comme la dissolution continue des frontières communautaires originelles qui maintenaient la cohésion des premières sociétés humaines. Ce processus est intimement lié au développement des rapports marchands, puisque ceux-ci sont, avant tout, l'agent dissolvant de l'existence communautaire. On peut déjà voir cela dans la société classique où la croissance sans précédent des rapports mercantiles avait profondément miné les anciens liens « gentils » et tendait déjà à créer une société de « guerre de chacun contre tous », un fait noté par Marx dès sa Thèse de doctorat sur la philosophie grecque. Mais la domination des rapports marchands a évidemment atteint son apogée sous le capitalisme, la première société qui a généralisé les rapports marchands au coeur même de l'organisme social, le processus de production lui-même.
Cet aspect de la société capitaliste en tant que société de l'égoïsme universel, dans laquelle la concurrence et la séparation mettent tous les hommes en guerre avec les autres, a été particulièrement souligné dans son article La Question juive, dans lequel Marx fait sa première critique de la conception bourgeoise d'une émancipation purement politique : « Aucun des prétendus droits de l'homme ne dépasse donc l'homme égoïste, l'homme en tant que membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire un individu séparé de la communauté, replié sur lui-même, uniquement préoccupé de son intérêt personnel et obéissant à son arbitraire privé. L'homme est loin d'y être considéré comme un être générique ; tout au contraire, la vie génerique elle-même, la société, apparaît comme un cadre extérieur à l'individu, comme une limitation de son indépendance originelle. »[21] [465]
Cette atomisation de l'homme dans la société civile, c'est-à-dire bourgeoise, est une clé indispensable pour analyser toutes les questions sociales qui existent en dehors du processus immédiat de production : les rapports entre les sexes et l'institution de la famille ; le phénomène de « solitude de masse » qui a tant intrigué les sociologues et qui semble caractéristique de la civilisation du 20e siècle ; et, en général, toute la sphère des relations interpersonnelles. Mais cela a également une signification plus directe pour la lutte du prolétariat, puisque cela se rapporte à la façon dont le capitalisme divise le prolétariat lui-même et fait de chaque ouvrier un concurrent de son camarade ouvrier, inhibant ainsi la tendance inhérente du prolétariat à s'unir en défense de ses intérêts communs contre l'exploitation capitaliste.
Le phénomène d'atomisation est particulièrement aigu aujourd'hui, dans la phase finale de la décadence capitaliste, la phase de l'effondrement généralisé et de la décomposition des rapports sociaux. Comme on l'a dit dans de nombreux textes[22] [466], cette phase est avant tout caractérisée par le développement de l'individualisme, du « chacun pour soi », par le désespoir, le suicide, la drogue et la maladie mentale à une échelle inconnue jusqu'ici dans l'histoire. C'est la phase dont le mot d'ordre pourrait être la phrase de Thatcher : « Il n'existe pas quelque chose qui serait la société, mais seulement des individus et leur famille » ; c'est une phase, comme les événements sanglants qui se déroulent dans l'ex-URSS le confirment, de cannibalisme individuel dans laquelle des masses d'êtres humains sont emportées dans les conflits les plus irrationnels et les plus meurtriers, des pogroms, des luttes fratricides et des guerres qui menacent de façon sinistre le futur même de la race humaine. Cela va sans dire que les racines d'une telle irrationalité résident dans les aliénations fondamentales au centre de la société bourgeoise et que leur solution ne peut être apportée qu'à partir de ce centre, par le changement radical des rapports sociaux de production.
L'aliénation du travail est la prémisse de son émancipation
Car il ne faut pas oublier que Marx n'a pas élaboré sa théorie de l'aliénation pour déplorer la misère qu'il voyait autour de lui, ni pour présenter, comme l'ont fait divers courants de socialisme « vrai » et féodal, l'histoire humaine comme rien d'autre qu'une chute regrettable depuis un état originel de plénitude. Pour Marx, l'aliénation de l'homme était le produit nécessaire de l'évolution humaine, et comme telle contenait les germes de son propre dépassement : « L'être humain devait être réduit à cette pauvreté absolue, afin de donner jour à sa richesse intérieure. »[23] [467] Mais la création de cette vaste richesse extérieure, cette richesse étrangère à ceux qui la créent, rend également possible que les êtres humains passent de 1’aliénation à la liberté. Comme Marx le dit dans les Grundrisse : « Il sera démontré (...) que la forme la plus extrême de l'aliénation, celle où le travail est en rapport avec le capital et le travail salarié, et le travail, l'activité productive est en rapport à ses propres contradictions et à son propre produit, est un moment de transition nécessaire - et donc contient en elle-même, sous une forme seulement encore inversée, mise sur la tête, la dissolution de tous les présupposés limités de la production et de plus crée et produit les présupposés inconditionnels de la production, et avec cela, les pleines conditions matérielles pour le développement total, universel des forces productives des individus »[24] [468].
Il y a deux aspects là dedans : d'abord, à cause de la productivité sans précédent du travail réalisée sous le mode de production capitaliste, le vieux rêve d'une société d'abondance où tous les êtres humains, et pas simplement quelques privilégiés, ont le loisir de se dédier au « développement total, universel » de leur puissance créatrice, peut cesser d'être un rêve pour devenir une réalité. Mais la possibilité du communisme n'est pas seulement une question de possibilité technologique. Elle est par-dessus tout liée à l'existence d'une classe qui a un intérêt matériel à la mettre au monde. Et là encore la théorie de l'aliénation de Marx montre comment en dépit et à cause de l'aliénation qu'il subit dans la société bourgeoise, le prolétariat sera amené à se dresser contre ses conditions d'existence : « La classe possédante et la classe du prolétariat représentent la même aliénation humaine. Mais la première se complaît et se sent confirmée dans cette aliénation de soi, elle éprouve l'aliénation comme sa propre puissance et trouve en elle l'apparence d'une existence humaine ; la seconde se sent anéantie dans l'aliénation, elle voit en elle sa propre impuissance et la réalité d'une existence inhumaine. Pour employer une expression de Hegel, elle est dans l'abjection, la révolte contre cette abjection, révolte à laquelle elle est poussée nécessairement par le conflit de sa nature humaine avec sa situation dans la vie, qui est la négation évidente, radicale et intégrale de cette nature ».[25] [469]
La théorie de l'aliénation n'est donc rien si elle n'est pas une théorie de révolte de classe, une théorie de révolution, une théorie de la lutte historique pour le communisme. Dans le prochain chapitre, nous étudierons les premières ébauches de la société communiste que Marx a « déduites » de sa critique de l'aliénation capitaliste.
CDW.
[1] [470] Le Capital. Dans ce passage de Marx « mûr », il développe une question fondamentale traitée dans les Manuscrits : la distinction entre le travail humain et « l’activité vitale » des autres animaux.
[2] [471] Voir l'article précédent de cette série : « Comment le prolétariat a gagné Marx au communisme », Revue internationale n 69.
[3] [472] Sur les critiques par Marx du « communisme vulgaire », voir le premier article de cette série, Revue internationale n° 68
[4] [473] Bordiga, « Commentaires sur les Manuscrits de 1844 », dans Bordiga et la passion du communisme, réunis par J.Camatte, Editions Spartacus, 1974.
[5] [474] Ibid.
[6] [475] Marx, dans l'article éditorial du n° 179 de la Kolnische Zeitung, publié dans la Reinische Zeitung, 1842.
[7] [476] Hegel, La phénoménologie de l'esprit, 1807, Préface.
[8] [477] Manuscrits économiques et philosophiques, Ed. La Pléiade, Tome II.
[9] [478] Thèses sur Feuerbach, Ed. La Pléiade, T.III
[10] [479] Manuscrits, Ed. La Pléiade, T. II
[11] [480] Manuscrits, Ed. La Pléiade, T. II.
[12] [481] Ibid.
[13] [482] Voir l'article « C'est le capitalisme qui empoisonne la terre », dans la Revue internationale n° 63
[14] [483] Manuscrits, Ed. La Pléiade, T.II
[15] [484] Ibid
[16] [485] Manuscrits, Ed 10-18
[17] [486] Manuscrits, Ed. La Pléiade, T.II
[18] [487] Ibid
[19] [488] Ibid
[20] [489] Sur les spécificités de la conscience prolétarienne, voir en particulier Lukacs, Histoire et Conscience de classe ; et la brochure du CCI Conscience de classe et organisations communistes.
[21] [490] La question Juive, Ed. 10-18.
[22] [491] Voir en particulier « La décomposition, phase finale de la décadence du capitalisme », dans la Revue internationale n° 62.
[23] [492] Manuscrits, Ed. La Pléiade, T.II.
[24] [493] Grundrisse (traduit de l'anglais par nous).
[25] [494] Marx et Engels, La Sainte Famille, Ed. La Pléiade, T. III.
Le milieu politique prolétarien est constitué d'un certain nombre d'organisations qui, malgré des confusions et des erreurs d'analyse, quelques fois graves pour certaines, représentent un réel effort historique de la classe ouvrière dans sa prise de conscience. Cependant, en marge de ce milieu, on peut trouver toute une série de petits groupes qui ne s'inscrivent pas en véritable continuité avec l'effort des courants historiques de la classe, dont l'existence est essentiellement basée sur l'esprit de chapelle, voire sur des « questions personnelles » et autres mesquineries. De tels groupes se présentent comme des parasites des véritables organisations révolutionnaires. Non seulement leur existence est sans fondement du point de vue des intérêts de la classe ouvrière, mais ils vivent aux dépends des organisations sérieuses et ils contribuent à discréditer aux yeux des prolétaires les positions et l'activité de celles-ci. La Fraction externe du CCI (fecci) constitue un exemple particulièrement significatif de groupe parasite. C'est ce qu'a illustré, sous une forme caricaturale, la façon dont ce groupe a affronté les événements historiques considérables qui ont bouleversé le monde au cours des deux dernières années. Dans les n° 44 et 45 de la Revue Internationale (RInt), nous avons évoqué les circonstances dans lesquelles s'est constituée la fecci. Nous ne reviendrons que très brièvement ici sur ces circonstances.
La FECCI a été formée par un certain nombre d'anciens militants de notre organisation qui ont volontairement quitté celle-ci en novembre 1985 lors de son 6e congrès. Ces camarades s'étaient constitués en tendance quelques mois auparavant autour d'un document qui tentait de faire une synthèse de différents points de vue contradictoires qui avaient été développés dans l'organisation contre les orientations de celle-ci. Mais au-delà de leur absence d'homogénéité et de leur incohérence, les positions exprimées à cette époque par ces camarades se distinguaient par un manque de fermeté, par des concessions à l'égard des positions conseillistes, en bref par une démarche centriste envers le conseillisme. Bien que de telles positions auraient pu avoir des conséquences néfastes si elles avaient gagné l'ensemble du CCI, elles ne motivaient en aucune façon une séparation organisationnelle. Aussi, nous avions considéré cette scission comme une véritable désertion marquée du sceau de l'irresponsabilité et du sectarisme. D'ailleurs, les scissionnistes eux-mêmes étaient bien conscients du caractère injustifiable de leur démarche puisqu'ils ont, depuis leur départ et jusqu'à aujourd'hui, colporté la fable qu'ils avaient été exclus du CCI. Nous n'avons pas la place, dans le cadre de cet article, de revenir sur ce mensonge (que nous avons déjà amplement réfuté dans la RInt n°45). Au même titre que les communautés primitives, les sectes ont en général besoin de se donner un mythe fondateur justifiant leur existence. L'exclusion du CCI constitue un des mythes fondateurs de cette secte qui a pour nom fecci.
Cependant, le mensonge n'est pas la seule caractéristique de la fecci. Il faut y ajouter également la stupidité. C'est ainsi qu'elle donne elle-même le bâton pour se faire battre en confirmant qu'elle n'a nullement été exclue du CCI mais qu'elle a quitté celui-ci de son propres chef.
« Rester dans une organisation dégénérescente comme le CCI revient à se priver de la possibilité de faire face et éventuellement de surmonter la crise du marxisme... Et tout ceci est recouvert d'un fin vernis de respectabilité par un nouveau dogme que le CCI a inventé commodément il y a six ou sept ans, à savoir que les militants sont censés rester dans une organisation jusqu'à ce que celle-ci ait franchi la frontière de classe vers la classe capitaliste ennemie. Prisonniers pour la vie. Comme des femmes battues qui proclament pathétiquement qu "il m'aime", les militants du CCI ont découvert le caractère sacré du mariage. » (Perspective Internationaliste - PI -n° 20, « Pour une pratique vivante de la théorie marxiste »). Le lecteur pourra apprécier à sa juste valeur a comparaison entre le CCI et un mari brutal. La fecci nous a habitués depuis ses origines à ce genre de qualificatifs. Ce qu'on peut constater, toutefois, c'est que la FECCI (se considère-t-elle comme une femme battue ?) revendique avec véhémence son divorce avec le CCI alors qu'elle confirme clairement que ce dernier y était opposé.
Encore une fois, la place nous manque ici pour revenir sur l'ensemble des accusations stupides et mensongères, et elles sont nombreuses, portées par la fecci contre notre organisation. En particulier, nous reviendrons dans un autre article, si c'est encore nécessaire, sur un des chevaux de bataille de la fecci : le prétendu abandon par le CCI de ses principes programmatiques. Cependant, il est une accusation dont les événements de ces dernières années ont révélé la débilité : c'est l'accusation de régression théorique.
La FECCI et l'approfondissement théorique
Outre l’accusation d'abandon des principes, la FECCI a décrété que «... le CCI, non seulement avait cessé d'être un laboratoire pour le développement de la théorie/praxis marxiste (la condition sine qua non d'une organisation révolutionnaire) mais il était même incapable de maintenir les acquis théoriques sur lesquels il s'était fondé. » ([1] [495]) . Pour sa part, la fecci s'est donnée comme objectif de sauvegarder ces acquis et de les enrichir : « pour qu'une organisation vive et se développe, il ne suffît pas qu'elle garde une plateforme dans ses archives... L'histoire avance, pose de nouveaux problèmes, pose d'anciens problèmes sous une forme nouvelle, et tous ceux qui ne parviennent pas à se placer à la hauteur de l'histoire sont condamnés à être piétines dans sa progression » ([2] [496]). De toute évidence, elle ne connaît pas l'histoire de l'arroseur arrosé. C'est ce que les bouleversements intervenus depuis l'automne 1989 ont démontré à l'évidence.
Comme l'écrivait la fecci en décembre 1989, « Les événements qui secouent l'Europe de l'Est depuis plusieurs mois requièrent l'élaboration, de la part des révolutionnaires, d'une analyse marxiste claire qui en cerne les causes et conséquences réelles sur le plan du rapport de forces inter impérialistes et de la lutte de classe...»([3] [497]) Et effectivement, la fecci a constaté que «La Russie n'a désormais plus de bloc. Pour le moment, elle a cessé d'être un protagoniste essentiel sur la scène mondiale, un concurrent de l'impérialisme US. (...) La division du monde en deux blocs rivaux, qui n'est pas seulement la caractéristique de la dernière moitié de ce siècle mais aussi une condition nécessaire pour un conflit mondial, n'existe plus aujourd'hui. ». Bravo ! C’est presque exactement ce que nous avons écrit à partir de la fin de l'été 1989, c'est-à-dire près de deux mois avant la disparition du mur de Berlin. ([4] [498]) Le petit ennui, c'est que cette analyse de la fecci ne date pas de la même période, mais qu'elle est apparue pour la première fois dans PI n° 21 («L'avenir de l'impérialisme ») daté de l'hiver 1991-92, c'est-à-dire plus de deux ans après que nous ayons adopté notre propre analyse.
Depuis Marx, nous savons que « c’est dans la pratique que l'homme doit prouver la vérité, c’est-à-dire la réalité et la puissance... de sa pensée» (Thèses sur Feuerbach). Lorsque la capacité théorique des organisations révolutionnaires a été mise à l'épreuve dans la pratique, on a pu voir à l'oeuvre la fecci qui s'était justement proposée de reprendre le flambeau de l'élaboration théorique qu'à ses dires le CCI avait laissé tomber. Voici ce qu'elle écrivait le 16 décembre 1989 (plus d'un mois après la disparition du mur de Berlin : «Les événements actuels en Europe de l'Est s'inscrivent dans le cadre de la politique de la "perestroïka" entamée en Russie il y a quatre ans lors de l'arrivée au pouvoir de Gorbatchev. (...) Les buts de la perestroïka sont (...) sur le plan militaire et impérialiste, arrêter l'offensive [du bloc] occidental par une contre-offensive idéologique visant à l’amener à réduire ses dépenses d'armement et le diviser, tout en cherchant à se doter du potentiel économique et technologique nécessaire pour le concurrencer militairement à moyen terme. (...) sur le plan impérialiste, la Russie n'a plus guère le choix que de déstabiliser la scène européenne en escomptant en tirer profit. L'Europe a toujours été le théâtre ultime des conflits impérialistes mondiaux, et l'est plus que jamais pour la Russie aujourd'hui... En accélérant les réformes dans les pays est-européens, la Russie entend modifier les données du problème européen, ouvrir la Communauté Européenne à l'Est pour la diviser et la neutraliser. La destruction du mur de Berlin, loin d'être un gage de paix, est une bombe à retardement placée au coeur de l'Europe. (...) Si la dissolution du stalinisme comme mode de domination du capital dans les pays d'Europe de l'Est est à terme une possibilité qui ne peut être exclue ([5] [499]) à cause de leur passé historique et de la possibilité de leur attraction dans l'orbite occidentale, il n'en va pas de même de la Russie elle-même. » ([6] [500])
Heureusement que le ridicule ne tue pas, sinon les membres de la FECCI seraient aujourd'hui enterrés. Nous pouvons toutefois leur accorder une qualité : le cran. Il faut effectivement avoir bien du cran pour continuer aujourd'hui à se réclamer d'une organisation qui a pu adopter des positions aussi ineptes, qui a pu se tromper à ce point dans la compréhension d'une situation historique. Dans l'ensemble, le milieu politique prolétarien a éprouvé bien des difficultés à produire une analyse correcte et lucide des événements de la seconde moitié de 1989.([7] [501]) Mais il faut bien reconnaître que la fecci détient de très loin le pompon. C'est vrai aussi qu'on ne peut pas réellement la placer dans le milieu politique prolétarien à proprement parler.
En fait, une cécité comme celle de la FECCI a peu d'équivalents dans l'histoire de ce milieu politique ([8] [502]) : le seul exemple comparable est celui du Ferment Ouvrier Révolutionnaire (FOR) qui, pendant plus de vingt ans, a nié l'existence de la crise économique du capitalisme. Car même lorsqu'elle a admis (par la force des évidences) son erreur d'analyse initiale, la fecci a continué de ne rien comprendre à ce qui se passait. Ainsi, lors de sa 4e conférence, en été 1991, la FECCI n'avait pas encore reconnu la disparition du bloc de l'Est. La façon dont elle traite de cette question dans PI n°20 est d'ailleurs typique de son centrisme congénital : d'un côté, on constate « l’effondrement du Pacte de Varsovie et du COMECON » (ce qui est la moindre des choses après leur disparition formelle qui ne faisait qu’entériner un effondrement qui avait eu lieu bien auparavant), on découvre que « les événements de ces deux dernières années ont représenté une véritable révocation des accords de Yalta, » ([9] [503]) on met en évidence la perte par l'impérialisme russe de toutes les positions et de l'influence qu'il conservait (Europe centrale, Moyen-Orient, Asie du Sud-Est, Afrique, Amérique centrale et Cuba, etc.), mais, d'un autre côté, on se refuse de parler explicitement de la «disparition» ou même de «l'effondrement du bloc de l'Est». Dans ce document, on oppose au « bloc américain » «l'impérialisme russe » ou son « adversaire potentiel russe » sans, à aucun moment, dire clairement ce qui est advenu du bloc russe.([10] [504]) Pour le centrisme, il est des mots qu'il ne faut pas prononcer, comme cela, on s’évite de devoir affirmer une position claire et tranchée. Et comme le propre d'une position centriste, c est d'être intenable, il faut bien, un jour ou l'autre, sous la pression des réalités, parce que « les faits sont têtus» (comme disait Lénine), qu'on se jette à l'eau : c'est ce qu'a fait, avec deux ans de retard, PI n° 21. Bel effort, bravo camarades !
« LA PAILLE ET LA POUTRE »
Evidemment, les exploits de la FECCI, concernant la compréhension des événements qui ont secoué le monde dans la dernière période, ne pouvaient en rester à «l'élaboration» d'une «analyse» tellement erronée qu'il fallait la remettre en cause mois après mois. Il fallait encore qu'elle fasse preuve de sa stupidité et de sa cécité dans la critique des organisations révolutionnaires, et particulièrement du CCI. Ainsi, dans PI n° 16, on trouve un article au titre explicite «Le CCI et l'Europe de l'Est, le virage à 180° d'une organisation dégénérescente » qui se propose de procéder à une «dénonciation» de a vision du CCI puisque : « Il faut bien parler de dénonciation et non de polémique devant la profondeur de la confusion que représente cette organisation face à notre classe et devant la lâcheté avec laquelle elle change de position, avec cette tactique bien connue des organisations staliniennes : sans débat ouvert et de façon monolithique. » Rien que cela, excusez du peu !
L'article se scandalise que « La vision développée par le CCI [soit] donc celle de la disparition du bloc de l'Est par ''implosion" sous l'effet de la crise économique». C'est effectivement bien (à grands traits) la conception défendue par le CCI depuis le début et que nous n'avons remise en cause à aucun moment. Mais pour la FECCI : « Il s'agit là... d'une analyse qui abandonne le cadre marxiste de la décadence. », c'est « une régression théorique fondamentale. .. car il s'agit bien de la compréhension d'un des mécanismes profonds du capitalisme et de sa crise », c'est « renier purement et simplement le cadre de l'impérialisme et la nature même de la bourgeoisie», c'est «certes accréditer le battage idéologique bourgeois mais certainement plus comprendre la réalité avec un cadre d'analyse marxiste», c'est «nier le caractère guerrier des Etats impérialistes», etc. On ne peut évidemment reproduire toutes les accusations de ce style, ce serait vraiment lassant pour le lecteur. Mais ce que témoigne l'article, fondamentalement, c'est que pour la FECCI, son « cadre d'analyse » (lequel, au fait ?) est plus important que la réalité elle-même. Et si cette dernière ne se plie pas à ses schémas, et bien, elle n'existe pas ! Et tout cela au nom du «marxisme» s'il vous plaît.
En fait, il ne suffit pas de produire des citations de Marx et de Rosa Luxemburg, comme le fait l'article, pour développer une pensée marxiste (les staliniens nous l'ont prouvé depuis des décennies). Encore faut-il comprendre ce qu'elles veulent dire et ne pas afficher une nullité théorique affligeante en confondant, par exemple, impérialisme et blocs impérialistes. C'est pourtant bien ce que fait l'article. Celui-ci rappelle l'affirmation parfaitement juste de Rosa Luxembourg : « La politique impérialiste n'est pas l'oeuvre d un pays ou d'un groupe de pays. Elle est le produit de l'évolution mondiale à un moment donné de sa maturation. C'est un phénomène international par nature... auquel aucun Etat ne saurait se soustraire. ». Et, à cette citation, la FECCI fait dire que la division du monde en deux blocs impérialistes est une donnée permanente du capitalisme depuis le début du siècle. Camarades de la fecci, il faut retourner à l'école primaire, c'est là qu'on apprend à lire. ([11] [505])
Si la rigueur théorique n'est vraiment pas le fort de la fecci, ce n'est pas finalement pour elle un problème. Le but principal de l'article, comme l'annonce son titre et son introduction, est bien le dénigrement de notre organisation.
Il faut à tout prix illustrer la thèse de la « dégénérescence du CCI » qui est un des autres mythes fondateurs de la FECCI. C'est avec insistance que la conclusion y revient : « Entraîné et balayé par l'idéologie dominante, incapable désormais d'appréhender les événements quotidiens au travers de principes de classe et d'une méthodologie marxiste, le CCI se fait le véhicule de l'idéologie de classe. (...) Nous espérons que ces articles [ceux de Pi] alimenteront le débat au sein du milieu révolutionnaire, et, qui sait, provoqueront un choc salutaire auprès des éléments restés sains dans le CCI». Les «éléments sains du CCI» disent un grand merci à la FECCI pour sa sollicitude... et pour la démonstration qu'elle a faite, tout au long de la dernière période, de l'absurdité de ses accusations contre le CCI.
Sérieusement, si on ne peut demander à la FECCI de réaliser son ambition d’ «approfondissement théorique» (de toute évidence, ses «analyses» depuis deux ans ont établi que cela dépasse de loin ses capacités), il serait temps, pour la dignité des rapports entre révolutionnaires, qu’elle arrête avec ses insultes ridicules mais répugnantes à propos des prétendues « tactiques staliniennes » du CCI. Dans la RInt n°45, nous avons déjà fait justice de ce type d'accusations concernant la façon dont le CCI avait affronté l'apparition en son sein de la minorité qui allait former la FECCI. Aujourd'hui, vouloir étayer une telle légende en relevant que le CCI n'a pas fait part dans sa presse des positions de ses membres en désaccord avec son analyse sur l'Est est une absurdité. Que les prises de position successives de la FECCI sur ce sujet aient provoqué dans ses rangs le surgissement et le maintien de nombreux désaccords, ([12] [506]) cela se comprend aisément : lorsque des positions sont tellement éloignées de la réalité, il est difficile qu elles rencontrent l'unanimité ou même qu'elles permettent un minimum l'homogénéité dans l'organisation. La FECCI sait pertinemment qu'il y a eu des débats dans le CCI tout au cours des événements de la dernière période. Mais elle sait également, parce que ses membres étaient d'accord avec un tel principe lorsqu'ils étaient militants du CCI, que ces débats, afin de permettre une réelle clarification dans la classe, ne sont répercutés vers l'extérieur que lorsqu'ils ont atteint un certain niveau de développement. Or, si l'analyse adoptée par le CCI au début octobre 1989 (et mise en discussion à la mi-septembre) sur les événements de l'Est a provoqué sur le moment des désaccords, ces derniers se sont assez rapidement résorbés du fait que, jour après jour, la réalité ne faisait que confirmer la validité de cette analyse. Est-ce une preuve de la «dégénérescence du CCI» que son cadre d'analyse et sa compréhension du marxisme lui aient permis, beaucoup plus rapidement que les autres groupes du milieu politique, d'appréhender la signification et les implications des événements de l'Est ?
Avant d'en finir avec les accusations de la fecci contre le CCI à {propos des événements de l'Est, il faut encore relever deux perles (parmi beaucoup d'autres que nous ne pouvons évoquer faute de place) : notre prétendu « virage à 180°» et la question du «super impérialisme».
Incapable de reconnaître les changements qui étaient intervenus sur a scène internationale (malgré tous les discours sur la «sclérose» du CCI), changements qui constituaient effectivement un « virage à 180° », la fecci n'a su (ou voulu) voir dans la compréhension qu'en avait le CCI qu'un reniement de son propre cadre d'analyse fondamental. Encore une fois, la critique (la « dénonciation » suivant les termes de la fecci) est imbécile et de mauvaise foi. Et cela d'autant plus que, dans notre prise de position sur les événements de l'Est publiée dans la RInt n° 60, nous nous appuyons amplement sur l'analyse des régimes staliniens et du bloc de l'Est que le CCI avait développée au début des années 1980 (et qui se basait sur les avancées de la Gauche communiste de France sur la question) à la suite de l'instauration de l'état de guerre en Pologne (cf. RInt n°34). En revanche, on ne trouve dans les «analyses» multiples et à géométrie variable (minoritaires; majoritaires; majoritaires/minoritaires ou minoritaires/majoritaires) que nous a proposées la fecci aucune référence à ce cadre (ne serait-ce que pour le remettre en cause) que pourtant les membres de la FECCI avaient fait leur à cette époque puisqu'ils étaient encore militants du CCI.([13] [507]) La prochaine fois que la FECCI aura envie d'écrire que le CCI « est incapable de maintenir ses acquis théoriques », nous lui conseillons de commencer par se regarder dans une glace.
C'est le même conseil que nous lui donnons au cas où elle serait tentée de nous attribuer encore une fois (comme elle le fait par exemple dans l'article de PI n° 19 « Un même appel contre la guerre impérialiste ») une position typiquement bourgeoise comme celle du « super impérialisme». Cette thèse élaborée par Kautsky et les réformistes à la veille et au cours de la première guerre mondiale visait à établir que les secteurs dominants du capital mondial seraient en mesure de s'unifier pour imposer leur loi sur la planète et garantir de ce fait la stabilité et la paix de celle-ci. La fecci savait pertinemment, lorsqu'elle nous a attribué une telle conception, que depuis le tout début des événements de l'Est nous l'avions clairement rejetée : « Cette disparition du bloc de l'Est signifie-t-elle que, désormais, le monde sera dominé par un seul bloc impérialiste ou que le capitalisme ne connaîtra plus d'affrontements impérialistes ? De telles hypothèses seraient tout à fait étrangères au marxisme. (...) Aujourd'hui, l'effondrement de ce bloc ne saurait remettre en selle ce genre d'analyses [celles du "super impérialisme"] : cet effondrement porte avec lui, à terme, celui du bloc occidental. (...) l'aggravation des convulsions de l'économie mondiale ne pourra qu'attiser les déchirements entre /TOUS les] Etats, y compris, et de plus en plus, sur te plan militaire. (... ) La disparition des deux constellations impérialistes qui étaient sorties de la seconde guerre mondiale porte, avec elle, la tendance à la recomposition de deux nouveaux blocs.([14] [508]) » En revanche, c'est bien une telle conception du « super-impérialisme » qui transparaît dans PI n°21 («L'avenir de l'impérialisme ») : « Un seul bloc a survécu à la crise. Il n'a pas de concurrent en ce moment. Et pourtant, contrairement aux prédictions faites par le CCI et par d'autres, pour le moment il ne montre aucun signe de désintégration. Son existence ne repose plus sur la rivalité impérialiste avec la Russie, mais sur la domination du monde selon les besoins des capitaux les plus puissants. » L'éditorial de ce numéro de notre Revue, comme celui du précédent, fait justice (après beaucoup d'autres articles) de la prétendue cohésion du bloc de l'Ouest : encore une fois, la FECCI refuse de voir la réalité. Mais ce qui est plus grave encore, c'est qu'elle remet en cause, ce faisant, un des acquis essentiels du marxisme au cours de ce siècle. Ainsi, pour étayer l'idée que des puissances comme l'Allemagne et le Japon ne peuvent faire autre chose que se maintenir fermement dans le « bloc américain »> la fecci nous affirme que : « Les Etats du bloc américain ou occidental sont devenus économiquement dépendants du fonctionnement de ces institutions [Banque mondiale, FMI, GATT, etc.] et du réseau de liens commerciaux et financiers qu’ils ont tissés. »([15] [509]) C'est là une version moderne de la conception des réformistes du début du siècle (dénoncée vigoureusement par les révolutionnaires de l'époque) qui prétendaient que le développement des liens économiques, financiers, commerciaux entre pays constituait un frein à leurs antagonismes impérialistes et devait écarter la menace de guerre entre eux. La fecci est vraiment bien placée pour parler des «reniements du marxisme» par le CCI et de sa « capitulation » devant l'idéologie bourgeoise. Quand on veut se mêler de moucher les autres, il vaut mieux vérifier d'abord si on n'est pas morveux soi-même. En fait, c'est là une des pratiques courantes de la FECCI qui, afin de masquer ses propres défauts, les attribue généreusement au CCI. C’est un procédé vieux comme la politique mais qui n'a jamais grandi ceux qui l'ont utilisé, particulièrement s'il s'agit de révolutionnaires.
A QUOI SERT LA FECCI ?
Si on considère, comme elle le dit fort justement elle-même, que « Les événements qui secouent l’Europe de l'Est... requièrent l'élaboration, de la part des révolutionnaires, d'une analyse marxiste claire qui en cerne les causes et conséquences réelles... » ce n'est pas faire preuve de la moindre volonté de dénigrement que de constater que la fecci a complètement failli a sa tâche. Elle-même le reconnaît d'ailleurs : «Cette réalité nouvelle nous a conduits à reconnaître l'insuffisance de notre ancienne analyse qui, par certains côtés, restait prisonnière de poncifs sans valeur, » ([16] [510]) même si c'est pour ajouter un peu plus loin (il faut bien crâner un peu et soutenir le moral des adhérents) : «Estimant positive notre capacité d'analyse de la situation... nous avons décidé de poursuivre dans la même voie que précédemment. »
Plus généralement, on peut constater que la FECCI a fait complètement faillite dans son objectif de préserver et développer les acquis théoriques du CCI, tâche que ce dernier aurait abandonnée à ses dires. Lorsque ses prétentions ont été confrontées à l'épreuve des faits, elles ont éclaté comme des bulles de savon. Elle voulait nous donner une leçon de clairvoyance théorique, elle a fustigé pendant deux ans, dans les termes les plus infamants nos analyses, mais, pour finir, elle a été obligée d'accepter, pour l'essentiel, sans évidemment e reconnaître, le point de vue que nous avions défendu depuis le début ([17] [511]) et qu'elle présentait comme la preuve irréfutable de la « dégénérescence » de notre organisation. La seule différence qu'elle maintient avec notre compréhension élaborée il y a déjà deux ans et demi, c'est qu'elle reprend maintenant à son compte la position bourgeoise du super-impérialisme qu'elle nous avait attribuée de façon mensongère. Ainsi, toute sa « démonstration » de la « régression du CCI » s'est retournée contre elle : ce n'est pas le CCI qui régressait, c'est la fecci qui ne comprenait rien à la situation, toute armée qu'elle fut de sa supériorité théorique auto-proclamée. Et si l'incapacité d'appréhender les enjeux des événements de l'Est était une manifestation de régression, comme elle l'a affirmé, avec raison, pendant deux ans, ce n'est certainement pas notre organisation qui a régressé mais bien la FECCI elle-même.
A la question «A quoi sert la FECCI ? », on pourrait donc être tenté de répondre : « A rien ». Mais ce n'est malheureusement pas le cas. Même si l'influence de la FECCI est insignifiante, sa capacité de nuisance n’est pas nulle. Et c'est pour cette raison que nous lui consacrons cet article. En effet, dans la mesure où sa revue a un certain nombre de lecteurs, où quelques personnes assistent à ses réunions publiques, où elle intervient dans le milieu politique prolétarien, alors qu'elle se réclame de la plateforme de l'organisation aujourd'hui la plus importante de celui-ci, le CCI, elle constitue un élément de confusion supplémentaire au sein de la classe ouvrière. En particulier, ses tendances conseillistes et son manque de rigueur théorique ne peuvent que rencontrer un écho dans une partie du monde comme les Etats-Unis qui se distingue par la faiblesse de son milieu politique, par l'ignorance que manifestent beaucoup de ses membres et par la forte imprégnation des visions conseillistes et libertaires. Ce faisant, un groupe comme la fecci contribue incontestablement à maintenir et enfoncer dans son sous-développement le milieu prolétarien d'un tel pays.
Mais plus fondamentalement encore, la fecci a pour fonction de discréditer un travail révolutionnaire sérieux et, en premier lieu, le marxisme lui-même. Ainsi, que ce soit au nom du «marxisme» que, pendant deux ans, ce groupe ait proféré une telle quantité d'inepties, qu'il ait fait preuve d'une telle cécité ne peut aboutir qu'à déconsidérer le marxisme lui-même. Ce faisant, la fecci apporte sa petite contribution à la campagne actuelle sur la «mort du marxisme ». C'est vrai que PI n° 17 a publié un texte, « Le marxisme est-il mort ? » qui dénonce ces mensonges et réaffirme, à sa façon, la pleine validité du marxisme. Mais encore faut-il que les révolutionnaires fassent la preuve, dans la pratique, par la vérification de leurs analyses, de la validité du marxisme. Et cela, la fecci est vraiment mal placée pour le faire. Mais, malheureusement, la contribution de la fecci aux campagnes répugnantes contre le marxisme ne s'arrête pas à sa défense inconséquente de cette théorie. C'est de façon délibérée qu'elle y participe dans PI n°20. La première page elle-même est déjà ambiguë : « Le "communisme" doit mourir pour que vive le communisme ». Comme s'il n'y avait pas assez de confusions entre communisme et stalinisme, comme si l'agonie actuelle de ce dernier se présentait comme une «victoire» pour la classe ouvrière, alors qu'elle a été retournée contre elle par toute la bourgeoisie «démocratique ». De plus, l'éditorial se réjouit « Que tombent les statues » de Lénine. Si la classe ouvrière n'a évidemment pas besoin des statues des révolutionnaires (que la bourgeoisie a édifiées justement pour en faire des «icônes inoffensives », comme disait Lénine lui-même), il ne faut pas se méprendre sur la signification des actions des foules dans la période passée : elles correspondent à un rejet, promu et encouragé par les forces bourgeoises, de l'idée même d'une révolution du prolétariat. Ce même éditorial nous affirme que [les révolutionnaires] «doivent se débarrasser de la tendance à considérer la révolution bolchevique comme un modèle». Dans les circonstances présentes, le terme «révolution Bolchevique» est déjà pernicieux puisqu'il laisse entendre, comme le répète aujourd'hui la bourgeoisie de façon obsédante, que la révolution d'Octobre était l'affaire des seuls bolcheviks, ce qui ne peut que conforter la thèse que cette révolution n'était pas autre chose qu'un coup d'Etat de Lénine et des siens « contre la volonté de la population » ou même de la classe ouvrière. Et pour bien ancrer ce type de confusions, l'éditorial est chapeauté par un dessin représentant Lénine versant des larmes qui ont la tête de Staline : en d'autres termes, Staline est bien, d'une certaine façon l'héritier de Lénine. Encore une fois, la Gauche communiste, et le CCI en particulier, n'a jamais craint de mettre en lumière les erreurs des révolutionnaires qui ont facilité le travail de la contre-révolution. Mais elle a toujours su où étaient les priorités du moment : aujourd'hui, cette priorité n'est certainement pas de « hurler avec les loups » mais bien de revendiquer, à contre-courant des campagnes bourgeoises, l'expérience fondamentalement valable de la vague révolutionnaire du premier après guerre. Tout le reste n'est qu'opportunisme.
Enfin, ce même numéro de PI contient un article (« Pour une pratique vivante de la théorie marxiste») qui glose longuement sur la «crise du marxisme». On comprend que la fecci commence à se sentir mal dans ses souliers après la mise en évidence de son incapacité à comprendre les enjeux des événements de l'Est. Ce n'est pas une raison pour affirmer péremptoirement que «personne dans ce milieu [révolutionnaire] «n’a prédit ces événements». Une telle prévision n'a sûrement pas été le fait de la fecci, on le sait, mais elle n'est pas seule au monde et notre propre organisation ne peut se sentir concernée par ce genre d'affirmations. En ce sens, ce n'est pas le marxisme tel qu'il a été développé par la Gauche communiste et, à sa suite, par le CCI, qui porte la responsabilité de la faillite des analyses de la fecci. Il ne faut pas se tromper de cible : ce n'est pas le marxisme qui est en crise, c'est la FECCI. Ceci dit, ce genre d'article où TOUT le milieu politique est mis dans le même sac, où on attribue généreusement à tous les autres groupes sa propre nullité, ne peut encore une fois qu'apporter de l'eau au moulin de ceux qui prétendent que c'est le marxisme «en général » qui a fait faillite.
Mais la contribution de la fecci à la confusion dans les rangs de la classe ouvrière et de son milieu politique ne s'arrête pas à ces divagations sur la «crise du marxisme». On la retrouve dans son rapprochement actuel avec le Communist Bulletin Group (cbg) qui sévit en Ecosse. Ce groupe est issu de la scission, fin 1981, de la tendance secrète qui s'était formée autour de l'élément trouble Chénier (lequel, quelques mois après son exclusion, portait les banderoles du syndicat CFDT et qui est aujourd'hui un cadre du parti socialiste, dirigeant le gouvernement français). Au moment de leur départ, les membres de cette « tendance » y compris ceux qui allaient former le CBG, avaient dérobé à notre organisation du matériel et des fonds. Voici ce que le CCI écrivait à propos de ce groupe en 1983, avec le plein accord clés camarades qui, plus tard, allaient constituer la fecci:
« Dans les premiers numéros de The Bulletin, il [le CBG] se revendiquait de ce comportement en se vautrant dans le colportage de racontars aussi vils que stupides contre le CCI.([18] [512]) Maintenant, (sans doute en voyant que l'attitude précédente n'a pas mené au résultat escompté) il essaye de se blanchir les mains en défendant hypocritement "la nécessité de polémiques saines". (...) Comment oser parler de "solidarité", de "reconnaissance du milieu politique du prolétariat" quand le fondement n'existe pas? CBG a la toupet d’oser nous écrire : "L’existence de ce milieu engendre une communauté d’obligations et de responsabilité". Mais cela se traduira en vol le jour où vous serez en désaccord avec le CBG et il justifiera le vol comme "anti-petit-bourgeois". Peut-être pourrions-nous le formuler ainsi: quand on scissionne, on peut voler ce qu'on veut, mais quand on a enfin un groupe à soi... l'accession à la propriété assagit les petits voyous. Quelles sont les positions du CBG? Celles (plus ou moins) du CCI! Voila un autre groupe dont l'existence est parasitaire. Que représente-t-il face au prolétariat ? Une version provinciale de la plateforme du CCI avec la cohérence en moins et le vol en plus. (...) La plupart des petits cercles qui scissionnent sans avoir préalablement clarifié les positions commencent par suivre le chemin de la facilité en adoptant la même plate-forme que le groupe d'origine. Mais bientôt, pour Justifier une existence séparée, on découvre maintes questions secondaires divergentes et à la fin on change les principes... le CBG prend déjà le même chemin en rejetant la cohérence sur la question de l'organisation. »([19] [513])
Voici également en quels termes la fecci évoquait le CBG en 1986 : « ... les scissionnistes de 81 usèrent de la tromperie pour s'approprier du Matériel du CCI. Certains de ceux qui formèrent ultérieurement le cbg aggravèrent encore les choses en menaçant d'appeler la police contre les membres du CCI qui voulaient récupérer le matériel volé. (...) Dans les pages du Communist Bulletin n° 5, le CBG a condamné de telles menaces comme "un comportement totalement étranger à la pratique révolutionnaire". Il affirme également que "les scissionnistes devraient rendre le matériel appartenant au groupe et les fonds de l'organisation". Cette autocritique est toutefois, au mieux, timide. Pour autant que nous sachions, le CBG détient toujours des fonds dont il avait la responsabilité quand il faisait partie du CCI... )ans la pratique, le CBG en tant que groupe n'a pas répudié sans équivoque le comportement gangstériste dans le milieu.»([20] [514])
Ainsi, à ses débuts, la FECCI était plus que réticente face aux propositions d'ouverture que le cbg avait faites à son égard. Mais depuis, l'eau a coulé sous les ponts de la Tamise, et le même CBG était l'invité d'honneur de la 4e conférence de la FECCI puisqu'entre elle et lui «s’'était dégagé, au cours de précédentes discussions et rencontres, une réelle identité principielle. »([21] [515]) C'est vrai, qu'entre temps, le CBG, après presque neuf ans, avait restitue au CCI le matériel et les fonds dérobés au CCI. La FECCI en avait fait une sorte de préalable : «Sur notre insistance et comme pré condition à la tenue de la rencontre, le cbg marqua son accord sur la restitution au CCI du matériel en sa possession.»([22] [516]) Comme on peut donc le voir, ce n'est pas parce qu'il serait devenu d'un seul coup honnête que le cbg nous a restitue ce qu'il avait volé. Il a tout simplement acheté, au sens propre et en Livres Sterling, sa respectabilité aux yeux de la fecci qui était prête, dès lors à les fermer sur son « comportement gangstériste » (comme elle l'écrivait elle-même) du passé. Ainsi, la fecci s'est comportée comme une fille de bonne famille qui, craignant de rester célibataire après plusieurs échecs sentimentaux,([23] [517]) est prête à accepter les avances d'un ancien voyou. Mais comme elle « a de l'honneur», elle exige, avant de se fiancer, que son prétendant restitue à ses victimes le produit de ses larcins. Décidément, même si la fecci estime que l'opportunisme ne peut plus exister dans la période de décadence, elle est un vivant exemple du contraire. Et cela d'autant plus que la FECCI elle-même affirmait que ce qu'elle reprochait (évidemment à tort) au CCI était la marque de la tendance de 1981 : «Beaucoup d'aspects de la dégénérescence programmatique du CCI en 1985 (la recherche d'une influence immédiate, la tendance au substitutionnisme, le flou sur la nature de classe du syndicalisme de base, etc.) sont précisément des points qui étaient défendus par Chénier et d'autres scissionnistes en 1981. »([24] [518])
En fin de compte, ce n'est évidemment pas un hasard si, aujourd'hui, la FECCI opère un regroupement parfaitement opportuniste avec un groupe que tout le CCI (y compris les camarades de la future fecci) reconnaissait comme «parasitaire». C'est que la FECCI, ne se distingue fondamentalement pas du cbg (sinon qu'elle savait qu'on ne doit pas voler le matériel des organisations révolutionnaires). Tous les deux sont fondamentalement des groupes parasites, qui ne correspondent nullement à un effort historique, aussi imparfait soit-il, du prolétariat et de ses organisations politiques vers sa prise de conscience, et dont la seule raison d'existence est justement de «parasiter» (au sens propre de tirer sa substance en prélevant celle des autres et en les affaiblissant) les véritables organisations du prolétariat.
Une des preuves que la fecci n'a pas d'existence autonome, en tant que groupe politique, vis-à-vis du CCI, c'est que sa publication est constituée pour plus d'un tiers en moyenne (et quelques fois dans sa presque totalité) d'articles attaquant et dénigrant notre organisation.([25] [519]) Cette démarche parasitaire permet également de comprendre es énormes difficultés rencontrées par la fecci pour comprendre les véritables enjeux des événements de l'Est : comme il lui fallait à tout prix se distinguer du CCI pour justifier son existence (et «démontrer » la dégénérescence du CCI), elle n'a pu raconter que des âneries dans la mesure où le CCI a été la première organisation du milieu politique à appréhender correctement ces enjeux. La seule chance (et encore) pour la fecci de dire quelque chose de sensé aurait été que nous fassions fausse route. C'était quand même trop nous demander. En fait, c'est le propre des groupes parasites que de sombrer dans l'incohérence et les analyses aberrantes et cela d'autant plus que l'organisation de référence à des positions correctes et cohérentes, l'opposition systématique contre la cohérence ne peut que donner n'importe quoi.([26] [520])
D'ailleurs, le caractère parasitaire de la fecci apparaît dans son nom même. Pour l’ouvrier qui est peu informé des arcanes du milieu politique, rencontrer une publication ou un tract signé d'une organisation qui se réfère au CCI sans être le CCI ne peut que semer le trouble. Les absurdités écrites par la fecci risquent d'être imputées à tort à notre organisation et même si la FECCI écrit des choses correctes (cela lui arrive quelquefois puisque sa plate-forme est celle du CCI), il ne peut qu'aboutir à la conclusion que les révolutionnaires sont des gens peu sérieux qui prennent un malin plaisir à semer la confusion.
Fondamentalement, la fonction de tels groupes est d'amoindrir l'action des organisations révolutionnaires dans la classe, de discréditer les idées révolutionnaires elles-mêmes. C'est pour cela que nous estimons aujourd'hui encore, comme en 1986 que : «Comme à l'égard du CBG, nous pouvons écrire à propos de la FECCI : " Voila un autre groupe dont l'existence est parasitaire. La meilleure chose que nous puissions souhaiter pour la classe ouvrière de même que pour les camarades qui la composent, c'est la disparition la plus rapide possible de la FECCI. " »([27] [521])
Et si, décidément, la fecci n'est pas résolue à rendre ce service à la classe ouvrière nous pouvons lui demander au moins de nous lâcher les basques et de cesser de faire référence à notre organisation dans son propre nom : cela éviterait au CCI de continuer d'endosser le discrédit qu'apportent à son nom les stupidités et l'opportunisme de la FECCI.
FM, mars 92.
[1] [522] « Pourquoi la Fraction », PI n° 3.
[2] [523] « Les tâches de la fraction », PI n° 1.
[3] [524] « Les bouleversements en Europe de l'Est », supplément à PI n° 15.
[4] [525] « ..quelle que soit l’évolution future de la situation dans les pays de l'Est, les événements qui les agitent actuellement signent la crise historique, l’effondrement définitif du stalinisme, cette monstruosité symbole de la plus terrible contre-révolution qu'ait subie le prolétariat. Dans ces pays s'est ouverte une période d'instabilité, de secousses, de convulsions, de chaos sans précédent dont les implications dépasseront très largement leurs frontières. En particulier, l'effondrement qui va encore s'accentuer du bloc. russe ouvre les portes à une déstabilisation du système de relations internationales, des constellations impérialistes, qui étaient sortis de la seconde guerre mondiale avec les accords de Yalta. ...) Les événements qui agitent à l'heure actuelle les pays dits "socialistes", la disparition défait au bloc russe, (...) constituent le fait historique le plus important depuis la seconde guerre mondiale avec le resurgissement international du prolétariat à la fin des années 60. » (Thèses sur la crise économique et politique en URSS et dans les pays de l'Est, RInt n° 60)
«La configuration géopolitique sur laquelle a vécu le monde depuis la seconde guerre mondiale est désormais complètement remise en cause par les événements qui se sont déroulés au cours de la seconde moitié de l’année 1989. Il n'existe plus aujourd'hui deux blocs impérialistes se partageant la mainmise sur la planète. (...) à l'heure actuelle, un cours vers la guerre mondiale est exclu du fait de l'inexistence de deux blocs impérialistes. » (« Après l'effondrement du bloc de l'Est, déstabilisation et chaos », RInt n° 61)
[5] [526] Pour mémoire, ce texte est écrit alors que les seuls régimes staliniens d’Europe à conserver leur pouvoir passé sont ceux d’Albanie te de Hongrie.
[6] [527] Résolution de la fecci sur les bouleversements en Europe de l'Est, supplément à PIn°15.
[7] [528] Voir « Face aux bouleversements à l'Est, une avant-garde en retard », RInt n° 62.
[8] [529] Cependant, on peut dire que, d'une certaine façon, les événements de l'Est ont quand même donné raison à la fecci sur certains points : comme nous l'avions prévu depuis le début dans notre analyse, ces événements ont effectivement provoqué la division du bloc occidental et de la CEE. Mais il est fort peu probable que ce fut de cette façon-là que l'ait planifié Gorbatchev; à moins de considérer qu'il ait adopté l'attitude du mari trompé qui se suicide pour plonger sa femme dans la culpabilité et le désespoir... La fecci pourrait réfléchir à cette hypothèse dans le cadre de sa problématique de la femme battue, partie prenante de son effort pour « approfondir le marxisme».
[9] [530] «Antagonismes inter impérialistes : une orientation pour les années 90». Comme souvent, la fecci fait dans l'humour involontaire. Compte tenu du fait qu'elle avait été obligée de modifier son analyse tout au long des deux ans qui s'étaient écoulés (pratiquement à chacune de ses publications de PI, mais sans que cela lui permette de dégager une analyse correcte), proposer une orientation pour toute une décennie faisait figure d'acte de démence. Si la présomption de la fecci n'était pas aussi hypertrophiée qu'est rachitique sa capacité d'analyse, en d'autres mots, si elle avait un tout petit peu le sens du ridicule, elle aurait dû proposer «une orientation pour le prochain trimestre», c'est-à-dire jusqu'à la parution suivante de sa revue. Elle se serait évitée ainsi le désagrément de devoir invalider dès PI n°21 (sans toutefois le reconnaître) les prévisions à long terme de PI n°20.
[10] [531] Pour ne pas mentir, il faut bien dire que la fecci, dans la présentation de sa conférence, évoque tout de même le bloc de l'Est : «le COMECON a disparu en tant que système de rapport impérialiste entre la tête de bloc, l'URSS, et ses satellites qui ont cessé d'être de simples vassaux ». C'est clair, ça au moins ! C'est clair que la fecci veut noyer le poisson. Le COMECON a disparu, certes (c'est bien de constater ce que celui-ci a lui- même annoncé officiellement), mais subsiste-t-il un autre «système de rapport impérialiste entre... l'URSS et ses satellites»'} Mystère. De quel «bloc» s'agit-il? De celui qui a disparu, ou de celui qui subsisterait encore sous d'autres formes ? Au lecteur de deviner. Et que sont devenus les satellites ? Des vassaux quand même mais «pas simples» ? Quand la fecci cessera-t-elle de prendre les lecteurs de sa revue pour des simples d'esprit ?
[11] [532] Il n'y a pas de limites à la nullité et à l'ignorance théoriques de la fecci (surtout quand elle se propose d'épingler le cci). Ainsi, dans PIn° 1 / («Saisir la signification des événements en Europe de l'Est») on peut lire que : « la théorie du capitalisme d'Etat est basée sur l'existence de blocs militaires». C'est une idiotie. Les deux phénomènes ont bien une origine commune : l'impérialisme et, plus globalement, la décadence capitaliste, mais cela ne signifie pas qu'ils soient liés entre eux par un lien de cause à effet. Si la rougeole provoque à la fois des boutons et de la fièvre, faut-il en conclure que ce sont les boutons qui sont responsables de la fièvre ? Dans ce même article, la fecci ironise finement: «Il est étrange de conjecturer la fin d'un bloc impérialiste tout entier sans qu’un seul coup de feu ait été tiré. Chaque bloc serait sans aucun doute transporté de joie si l'autre devait venir à disparaître en raison des seuls effets de la crise, sans avoir à tirer un missile. Pensez au temps et à l'énergie qui pourraient ainsi être épargnés ! » Et oui, c est «étrange» ! Surtout pour ceux qui écrivent que : «L'histoire avance, pose de nouveaux problèmes, pose d'anciens problèmes sous une forme nouvelle». Mais c'est arrivé, même s'il a fallu deux ans aux auteurs de ces bonnes paroles pour s'en rendre compte. Pensons au temps et à l'énergie qui pourraient être épargnés aux organisations révolutionnaires (et à la classe ouvrière) si elles n'étaient pas encombrées de parasites stupides et prétentieux comme la fecci ! Et comme l'ironie mal à propos semble être le fort de la fecci, et particulièrement de l'auteur des lignes qui précèdent (JA), nous avons encore droit dans PI n° 20, du même auteur, a une pique du même calibre : «Certains nous chantent même que la rivalité impérialiste entre le bloc U. S. et le bloc russe est une affaire du passé. On n'arrête pas le progrès !» (« Pour une pratique vivante du marxisme») Trois mois après, c'est la fecci elle-même qui chante (mieux vaut tard que jamais !) la même chanson. Mais en comprend-elle les paroles ?
[12] [533] Voir PI n° 16, où il semble qu'il y ait autant de positions que de membres de la fecci (ce qui confirme que cette dernière reproduit la même hétérogénéité qui existait déjà dans l'ancienne "tendance").
[13] [534] Il faut noter que, dans les deux textes (celui de la fecci et celui de la minorité d'alors) de décembre 89 prenant position sur les événement de l'Est (supplément à PI n° 15), il n'est fait AUCUNE référence au document « Thèses sur Gorbatchev » publié dans PI n° 14 et qui était censé représenter le cadre de compréhension de la «perestroïka » En particulier, il n'est nullement évoqué la question du passage de la « domination formelle à la domination réelle du capital» qui constitue un nouveau dada de la fecci (voir dans la Revue n° 60 notre article de réfutation des élucubrations de la fecci et d'autres groupes sur cette question) et qui est présentée par elle comme un de ses grands « apports théoriques ». De toute évidence les « découvertes » de la fecci ne lui étaient pas d'un grand usage pour comprendre le monde d'aujourd’hui. Ce n'est qu'ultérieurement, qu'elle a essayé de recoller les morceaux en y faisant, sans trop de conviction, de nouveau référence.
[14] [535] RInt 61, « Après l'effondrement du bloc de l'Est, déstabilisation et chaos », janvier 1990.
[15] [536] «Antagonismes inter-impérialistes : une orientation pour les années 90 », PI n° 20.
[16] [537] PI n°20, Présentation de la IV^ conférence de PI.
[17] [538] Il existe évidemment une différence fondamentale entre la façon dont la fecci est parvenue à comprendre les enjeux et les implications des événements de l'Est et la façon dont le CCI l'avait fait il y a deux ans et demi. C'est de manière totalement empirique, sous la poussée massive de réalités irréfutables, que la fecci a fini par reconnaître une réalité. En revanche, si le CCI a réussi à identifier cette nouvelle réalité historique alors même que les manifestations en passaient encore pratiquement inaperçues pour la totalité des observateurs (qu'ils appartiennent au camp capitaliste ou même au camp prolétarien), ce n’est pas en faisant appel a un médium ou aux prédictions de Nostradamus. C'est en se basant sur son cadre d'analyse antérieur et en s'appuyant fermement sur la démarche marxiste lorsqu'il a fallu reconsidérer certains aspects de ce cadre. Empirisme (dans le meilleur des cas) contre méthode marxiste, voilà la véritable distinction entre la fecci et le CCI sur le plan de la réflexion théorique.
[18] [539] Pour avoir une petite idée du niveau de la kpolémique» tel que l'entendait le cbg, voici un tout petit extrait de sa prose de l'époque : «un processus de manoeuvres dans lequel X et sa compagne de lit d'alors,Y, jouèrent un rôle proéminent » [a process of manoeuvring in which X and his then bed-fellow Y played a proéminent part] (« Lettre ouverte au milieu prolétarien sur l'affaire Chénier », The Bulletin n° 1).
[19] [540] RInt n°36, "Adresse du 5e congrès du CCI aux groupes politiques prolétariens : réponse aux réponses [541]".
De façon quelque peu ironique, cet article a été écrit par JÀ, aujourd'hui membre de la fecci et principal procureur de notre organisation dans les colonnes de PI, lorsqu'elle défendait les principes du CCI. Nous lui souhaitons bien du plaisir, ainsi qu'aux « voyous » du cbg, dans les relations étroites qui se développent à l'heure actuelle entre la fecci et le cbg.
[20] [542] PI n° 3, « Les incompréhensions face à notre existence ».
[21] [543] PI n° 20.
[22] [544] PI n°15, «Compte-rendu d'une rencontre avec le cbg ».
[23] [545] Voir dans PI n° 13 (« Revue Internationale du Mouvement communiste : Les Limites d'une initiative») ses déboires dans ses tentatives de participation, en 87, à un rapprochement entre différents reliquats de groupes politiques confus et parasitaires. 4. PI n6 3, « Les incompréhensions face à notre existence».
[24] [546] PI n6 3, « Les incompréhensions face à notre existence».
[25] [547] C'est pour cela qu'on a du mal à la croire lorsqu'elle écrit : « Nous avons donc accentué notre critique de la manière dépenser et d'agir du CCI, ... non par plaisir d'assouvir des rancoeurs obsessionnelles "anti-CCI " mais par soucis révolutionnaire » (PI n° 10, « Quelle lutte pour les comités ouvriers »)
[26] [548] C'est faute de place que cet article, rédigé en mars 92, n est pas paru dans le précédent numéro de notre Revue. Depuis, la fecci a publié un nouveau numéro de PI que nous ne pouvions pas évoquer sans allonger encore notre article. Cependant, il vaut la peine de citer un texte de PI n° 22, rédigé par un ancien membre de la fecci, et qui connaît bien l'état d'esprit qui la domine : «La Fraction ne veut pas utiliser la notion de décomposition, sans doute parce que ce serait aller dans le sens du CCI (souligné par nous). On comprend mal pourquoi ta Fraction critique l'emploi du terme décomposition " et accuse le CCI de sortir du cadre au marxisme quand cette organisation utilise et développe cette notion. Tout se passe comme s'il y avait une orthodoxie de la décadence, une invariance de la décadence sur laquelle il serait malséant de revenir. De critique, la pensée devient immobilisme, passe-partout essayant péniblement d'ouvrir les énigmes... De la sorte, on prépare et on se dirige tout droit vers une situation analogue à celle causée par nos insuffisances d'analyse des événements à l'Est. On s'est rendu compte de la disparition du bloc de l'Est avec deux années de retard; on se rendra compte de la réalité de la décomposition sociale avec un retard tout aussi accablant. » (« Décadence du capitalisme, décomposition sociale et révolution»). Nous ne saurions mieux dire !
[27] [549] RInt n°45, «La Fraction externe du CCI».
L'actualité de la méthode de Bilan
A l'occasion des forts résultats électoraux des partis de l'extrême-droite en France, en Belgique, en Allemagne, en Autriche, ou lors de violentes ratonnades pogromistes de bandes d'extrême-droite plus ou moins manipulées, contre les immigrés et réfugiés dans l'ex-RDA, la propagande de la bourgeoisie « démocratique », partis de gauche et gauchistes en tête, a de nouveau brandi le spectre d'un « danger fasciste ».
Comme à chaque fois que la racaille raciste et xénophobe de l'extrême-droite sévit, c'est le choeur unanime de la réprobation des « forces démocratiques » qui s'élève, toutes tendances politiques confondues. Avec force publicité, tout le monde stigmatise les succès « populaires » de l'extrême-droite aux élections, et déplore la passivité de la population, complaisamment présentée comme de la sympathie, envers les agissements répugnants des sbires de cette mouvance. L'Etat « démocratique » peut alors faire apparaître sa répression comme garante des « libertés », la seule force capable d'enrayer le fléau du racisme, de conjurer le retour de l'horreur du fascisme de sinistre mémoire. Tout cela fait partie de la propagande de la classe dominante, qui multiplie les appels à la « défense de la démocratie » capitaliste, dans la continuité des campagnes idéologiques qui chantent le « le triomphe du capitalisme et la fin du communisme ».
Ces campagnes « anti-fascistes » reposent en fait en grande partie, sur deux mensonges : le premier qui prétend que les institutions de la démocratie bourgeoise et les forces politiques qui s'en réclament, constitueraient un rempart contre les « dictatures totalitaires » ; le deuxième qui fait croire que des régimes de type fasciste pourraient surgir aujourd'hui dans les pays d'Europe occidentale.
Face à ces mensonges, la lucidité des révolutionnaires des années 1930 permet de mieux comprendre ce qu'il en est dans le cours historique actuel, comme le montre l'article de Bilan, dont nous reproduisons ci-dessous des extraits.
Cet article fut écrit il y a près de 60 ans, en pleine période de victoire du fascisme en Allemagne et un an avant l'instauration du Front populaire en France. Les développements qu'il contient sur l'attitude des « forces démocratiques » face à la montée du fascisme en Allemagne, ainsi que sur les conditions historiques du triomphe de tels régimes, demeurent pleinement d'actualité dans le combat contre les porte-parole de l' « anti-fascisme. »
La Fraction de gauche du Parti Communiste d'Italie, contrainte à l'exil (en particulier en France) par le régime fasciste de Mussolini, défendait, à contre-courant de tout le « mouvement ouvrier » de l'époque, la lutte indépendante du prolétariat pour la défense de ses intérêts et de sa perspective révolutionnaire : le combat contre le capitalisme dans son ensemble.
Contre ceux qui prétendaient que les prolétaires devaient soutenir les forces bourgeoisies démocratiques pour empêcher l'arrivée du fascisme, Bilan démontrait dans les faits, comment les institutions et les forces politiques « démocratiques », loin de s'être dressées en Allemagne en rempart contre la montée du fascisme, firent le lit de celui : « ... de la Constitution de Weimar à Hitler se déroule un processus d'une continuité parfaite et organique. » Bilan établissait que ce régime n'était pas une aberration, mais une des formes du capitalisme, une forme rendue possible et nécessaire par les conditions historiques : « ... le fascisme s'est donc édifié sur la double base des défaites prolétariennes et des nécessités impérieuses d'une économie acculée par une crise économique profonde. »
Le fascisme en Allemagne, tout comme « la démocratie des pleins pouvoirs » en France, traduisaient l'accélération de l'étatisation (de la « disciplinisation », dit Bilan) de la vie économique et sociale du capitalisme des années 1930, capitalisme confronté à une crise économique sans précédent qui exacerbait les antagonisme inter-impérialistes. Mais ce qui déterminait que cette tendance se concrétisait sous la forme du « fascisme », et non sous celle d'une « démocratie des pleins pouvoirs », se situait au niveau du rapport de forces entre les deux principales forces de la société : la bourgeoisie et la classe ouvrière. Pour Bilan, l'établissement du fascisme reposait sur une défaite préalable, physique et idéologique, du prolétariat. Le fascisme en Allemagne et en Italie avait pour tâche l'achèvement de l'écrasement du prolétariat entrepris par la « social-démocratie. »
Ceux qui aujourd'hui prêchent la menace imminente du fascisme, outre qu'ils reproduisent la politique anti-prolétarienne des « antifascistes » de l'époque, « oublient » cette condition historique mise en lumière par Bilan. Les actuelles générations de prolétaires, en particulier en Europe occidentale, n'ont été ni défaites physiquement ni embrigadées idéologiquement. Dans ces conditions, la bourgeoisie ne peut se passer des armes de « l'ordre démocratique ». La propagande officielle ne brandit l'épouvantail du monstre fasciste que pour mieux enchaîner les exploités à l'ordre établi de la dictature capitaliste de la « démocratie. »
Dans ses formulations, Bilan parle encore de l'URSS comme d'un « Etat ouvrier » et des Partis Communistes comme des partis « centristes. » Il faudra en effet attendre la seconde guerre mondiale pour que la Gauche italienne assume entièrement l'analyse de la nature capitaliste de l'URSS et des partis staliniens. Cependant, cela n'empêcha pas ces révolutionnaires, dès les années 1930, de dénoncer vigoureusement et sans hésitation les staliniens comme des forces « travaillant à la consolidation du monde capitaliste dans son ensemble. », « un élément de la victoire fasciste ». Le travail de Bilan se situait en pleine débâcle de la lutte révolutionnaire du prolétariat, au tout début de la gigantesque tâche théorique que représentait l'analyse critique de la plus grande expérience révolutionnaire de l'histoire : la révolution Russe. Il était encore imprégné de confusions liées à l'énorme attachement des révolutionnaires à cette expérience unique, mais il constitua un moment précieux et irremplaçable de la clarification politique révolutionnaire. Il fut une étape cruciale dont reste entièrement vivante aujourd'hui la méthode, celle qui consiste à analyser sans concessions la réalité en se situant toujours du point de vue historique et mondial de la lutte prolétarienne.
CCI.
« C'est sous le signe d'imposantes manifestations de masses que le prolétariat français se dissout au sein du régime capitaliste. Malgré les milliers d'ouvriers défilant dans les rues de paris, on peut affirmer que pas plus en France qu'en Allemagne ne subsiste une classe prolétarienne luttant pour ses objectifs historiques propres. A ce sujet le 14 juillet marque un moment décisif dans le processus de désagrégation du prolétariat et dans la reconstitution de l'unité sacro-sainte de la Nation capitaliste. Ce fut vraiment une fête nationale, une réconciliation officielle des classes antagonistes, des exploiteurs et des exploités ; ce fut le triomphe du républicanisme intégral que la bourgeoisie loin d'entraver par des services d'ordre vexatoires, laissa se dérouler en apothéose. Les ouvriers ont donc toléré le drapeau tricolore de leur impérialisme, chanté la Marseillaise, et même applaudi les Daladier, Cot, et autres ministres capitalistes qui avec Blum, Cachin ont solennellement juré de "donner du pain aux travailleurs, du travail à la jeunesse et la paix au monde" ou, en d'autres termes, du plomb, des casernes et la guerre impérialiste pour tous. »
Bilan n° 21, juillet-août 1935
A travers les reportages « live » des télévisions, la barbarie du monde actuel s'est installée de façon quotidienne dans des centaines de millions de foyers. Camps de « purification ethnique » et massacres sans fin dans /'ex-Yougoslavie, au coeur de l'Europe « civilisée », famines meurtrières en Somalie, nouvelle incursion des grandes puissances occidentales au dessus de l'Irak : la guerre, la mort, la terreur, voilà comment se présente « l'ordre mondial » du capital en cette fin de millénaire. Si les médias nous renvoient une image aussi insoutenable de la société capitaliste, ce n'est certainement pas, évidemment, pour inciter la seule classe qui puisse la renverser, le prolétariat, à prendre conscience de sa responsabilité historique et à engager les combats décisifs dans cette direction. C'est au contraire, avec les campagnes « humanitaires » qui entourent ces tragédies, pour tenter de le paralyser, pour lui faire croire que les puissants de ce monde se préoccupent sérieusement de la situation catastrophique dans laquelle se trouve ce dernier, qu'ils font tout ce qui est nécessaire, ou tout au moins possible, pour guérir ses plaies. C'est aussi pour masquer les sordides intérêts impérialistes qui animent leur action et pour lesquels elles se déchirent. C'est donc pour couvrir d'un écran de fumée leur propre responsabilité dans la barbarie actuelle et justifier de nouvelles escalades dans celle-ci.
Depuis plus d'un an, ce qui avant s'appelait la Yougoslavie est à feu et à sang. La liste des villes martyres s'allonge mois après mois : Vukovar, Osijek, Dubrovnik, Gorazde et, maintenant, Sarajevo. De nouveaux charniers sont ouverts alors que les anciens ne sont pas encore refermés. On compte déjà- plus de deux millions de réfugiés sur les routes. Au nom de la « purification ethnique », on a vu se multiplier des camps de concentration pour les soldats prisonniers mais aussi pour les civils, des camps où Ton affame, torture, pratique les exécutions sommaires. A Quelques centaines de kilomètres es grandes concentrations industrielles d'Europe occidentale, le « nouvel ordre mondial », annoncé par Bush et autres grands « démocrates » lors de l'effondrement des régimes staliniens d'Europe, nous dévoile une nouvelle fois son vrai visage : celui des massacres, de la terreur, des persécutions ethniques.
La barbarie impérialiste en Yougoslavie
Les gouvernements des pays avancés et leurs médias aux ordres n'ont eu de cesse de présenter la barbarie qui se déchaîne dans l'ex-Yougoslavie comme le résultat des haines ancestrales qui opposent les différentes populations de ce territoire. Et c'est vrai que, à l'image des autres pays anciennement dominés par des régimes staliniens, notamment l'ex-URSS, le corset de fer qui étreignait ces populations n'a nullement aboli les vieux antagonismes perpétués par l'histoire. Bien au contraire, alors qu'un développement tardif du capitalisme dans ces régions ne leur avait pas permis de connaître un réel dépassement des anciennes divisions léguées par la société féodale, les soi-disant régimes « socialistes » n'ont fait que maintenir et exacerber ces divisions. Le dépassement de celles-ci ne pouvait être réalisé que par un capitalisme avancé, par une industrialisation poussée, par le développement d'une bourgeoisie forte économiquement et politiquement, capable de s'unifier autour de l'Etat national. Or, les régimes staliniens n'ont présenté aucune de ces caractéristiques.
Comme les révolutionnaires l'avaient souligné depuis longtemps, ([1] [554]) et comme il s'est confirmé de façon éclatante ces dernières années, ces régimes étaient à la tête de pays capitalistes peu développés, avec une bourgeoisie particulièrement faible et qui portait, jusqu'à la caricature, tous les stigmates de la décadence capitaliste ayant présidé à sa constitution ([2] [555]). Née de la contre-révolution et de la guerre impérialiste, cette forme de bourgeoisie avait pour piliers pratiquement uniques de son pouvoir la terreur et la force des armes. De tels instruments lui ont donné pendant un certain nombre de décennies l'apparence de la puissance et ont pu laisser croire qu'elle était venue à bout des vieux clivages nationalistes et ethniques existant auparavant. Mais en réalité, le monolithisme qu'elle affichait était loin de recouvrir une réelle unité dans ses rangs. C'était au contraire la marque de la permanence des divisions entre les différentes cliques qui la composaient, des divisions que seule la poigne de fer du parti-Etat était en mesure d'empêcher qu'elles ne conduisent à un éclatement. L'explosion immédiate de l'URSS en autant de républiques dès lors que s'était effondré son régime stalinien, le déchaînement au sein de ces républiques d'une multitude de conflits ethniques (arméniens contre azéris, ossètes contre géorgiens, tchétchènes-ingouches contre russes, etc.) sont venus exprimer que la mise sous l'étouffoir de ces divisions n'avait permis que leur exacerbation. Et c'est par le même moyen qu'elles avaient été contenues, la force des armes, qu'elles tendent aujourd'hui à s'exprimer.
Cela dit, l'effondrement du régime stalinien dans l'ex-Yougoslavie ne suffit pas, à lui seul, à expliquer la situation actuelle dans cette partie du monde. Comme nous l'avons mis en évidence, cet effondrement était lui-même, comme celui de l'ensemble des régimes du même type, une manifestation de la phase ultime de la décadence du mode de production capitaliste, la phase de décomposition ([3] [556]). On ne peut comprendre la barbarie et le chaos qui se déchaînent aujourd'hui de par le monde, et en ce moment même dans les Balkans, qu'en faisant intervenir cet élément historique inédit que constitue la décomposition : le « nouvel ordre mondial » ne peut être qu'une chimère, c'est de façon irréversible que le capitalisme a plongé la société humaine dans le plus grand chaos de l'histoire, un chaos qui ne peut déboucher que sur la destruction de l'humanité ou sur le renversement du capitalisme.
Cependant, les grandes puissances impérialistes ne restent pas les bras croisés devant l'avancée de la décomposition. La guerre du Golfe, préparée, provoquée et menée par les Etats-Unis, constituait une tentative de la part de la première puissance mondiale de limiter ce chaos et la tendance au « chacun pour soi » sur lequel débouchait nécessairement l'effondrement du bloc de l'Est. En partie, les Etats-Unis sont parvenus à leurs fins, notamment en renforçant encore leur emprise sur une zone aussi importante que le Moyen-Orient et en obligeant les autres grandes puissance à les suivre, et même à les seconder dans la guerre du Golfe. Mais cette opération de « maintien de l'ordre » a très vite montré ses limites. Au Moyen-Orient même, elle a contribué à raviver le soulèvement des nationalistes Kurdes contre l'Etat irakien (et, sur cette lancée, contre l'Etat turc) de même qu'elle a favorisé une insurrection es populations chiites du sud de l'Irak. Sur le reste de la planète, « l'ordre mondial » s'est révélé très rapidement n'être qu'un miroir aux alouettes, notamment avec le début des affrontements en Yougoslavie au cours de l'été 1991. Et ce que révèlent justement ces derniers, c'est que la contribution des grandes puissances à un quelconque « ordre mondial » non seulement n'est en rien positive mais, qu'au contraire, elle n'a d'autre résultat que d'aggraver le chaos et les antagonismes.
Un tel constat est particulièrement évident en ce qui concerne l'ex-Yougoslavie où le chaos actuel découle directement de l'action des grandes puissances. A l'origine du processus qui a conduit cette région dans les affrontements d'aujourd'hui, il y a la proclamation d'indépendance de la Slovénie et de la Croatie en juin 1991. Or, il est clair que ces deux républiques n'auraient pas pris un tel risque si elles n'avaient reçu un ferme soutien (diplomatique mais aussi en armes) de la part de l'Autriche et de son chef de file, l'Allemagne. En fait, on peut dire que, dans le but de s'ouvrir un débouché en Méditerranée, la bourgeoisie de cette dernière puissance a pris la responsabilité initiale de provoquer l'explosion de l'ex-Yougoslavie avec toutes les conséquences qu'on voit aujourd'hui. Mais les bourgeoisies des autres grands pays n'ont pas été en reste. Ainsi, la riposte violente de la Serbie face à l'indépendance de la Slovénie et surtout face à celle de la Croatie, où vivait une importante minorité serbe, a reçu, dès le début, un ferme soutien de la part des Etats-Unis et de ses alliés européens les glus proches tels que la Grande-Bretagne. On a même vu la France, qui, par ailleurs, s'est alliée à 1 Allemagne pour essayer d'établir avec elle une sorte de condominium sur l'Europe, se retrouver à côté des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne pour apporter son soutien a « l'intégrité de la Yougoslavie », c'est-à-dire, en fait, à la Serbie et à sa politique d'occupation des régions croates peuplées par des serbes. Là aussi, il est clair que sans ce soutien initial, la Serbie se serait montrée beaucoup moins entreprenante dans sa politique militaire, tant face à la Croatie l'an dernier, qu'aujourd'hui face à la Bosnie-Herzégovine. C'est pour cela que la soudaine préoccupation « humanitaire » des Etats-Unis et d'autres grandes puissances face aux exactions commises par les autorités serbes a bien du mal à masquer l'immense hypocrisie qui préside à leurs agissements. La palme revient, d'une certaine façon, à la bourgeoisie française qui, alors qu'elle a continue à entretenir des relations étroites avec la Serbie (ce qui correspondait à une vieille tradition d'alliance avec ce pays), s'est permise d'apparaître comme le champion de l'action « humanitaire » avec le voyage de Mitterrand à Sarajevo en juin 1992 à la veille de la levée du blocus serbe sur l'aéroport de cette ville. Il est évident que ce « geste » de la Serbie avait été négocié en sous-main avec la France pour permettre aux deux pays de tirer le maximum d'avantages de la situation : il permettait au premier d'obtempérer à l'ultimatum de l'ONU tout en sauvant la face et il donnait un bon coup de pouce à la diplomatie du second dans cette partie du monde, une diplomatie qui essaye de jongler entre celles des Etats-Unis et de l'Allemagne.
En fait, l'échec de la récente conférence de Londres sur l'ex-Yougoslavie, un échec avéré par la poursuite des affrontements sur le terrain, ne fait qu'exprimer l'incapacité des grandes puissances à se mettre d'accord du fait de l'antagonisme de leurs intérêts. Si toutes se sont entendues pour faire de grandes déclarations sur les besoins « humanitaires » (il faut bien sauver la face) et sur une condamnation du « mouton noir » serbe, il est clair que chacune a sa propre approche de la « solution » des affrontements dans les Balkans.
D'un côté, la politique des Etats-Unis vise à faire contrepoids à celle de l'Allemagne. Il s'agit, pour la première puissance mondiale, de tenter de limiter l'extension de la Croatie pro-allemande et, en particulier, de préserver, autant que possible, l'intégrité de la Bosnie-Herzégovine. Une telle politique, qui explique le soudain revirement de la diplomatie US contre la Serbie, au printemps 92, a pour objet de priver les ports croates de Dalmatie de leur arrière-pays lequel appartient à la Bosnie-Herzégovine. En outre, le soutien à ce dernier pays, où les musulmans sont majoritaires, ne peut que faciliter la politique américaine en direction des Etats musulmans. En particulier, il vise à ramener dans le giron américain une Turquie qui se tourne de plus en plus en direction de l’Allemagne.
D'un autre côté, la bourgeoisie allemande n'est nullement intéressée au maintien de l'intégrité territoriale de la Bosnie-Herzégovine. Au contraire, elle est intéressée à une partition de celle-ci, avec une mainmise croate sur le sud du pays, comme c'est déjà le fait aujourd'hui, afin que les ports dalmates disposent d'un arrière pays plus large que l'étroite bande de terrain appartenant officiellement à la Croatie. C'est pour cette raison, d'ailleurs, qu'il existe à l'heure actuelle une complicité de fait entre les deux ennemis d'hier, la Croatie et la Serbie, en faveur du démembrement de la Bosnie-Herzégovine. Cela ne veut pas dire, évidemment, que l'Allemagne soit prête à se ranger du côté de la Serbie qui demeure « l'ennemie héréditaire » de son alliée croate. Mais, en même temps, elle ne peut que voir d'un mauvais oeil toutes les gesticulations « humanitaires » dont il clair qu'elles visent, en premier lieu, les intérêts du capital allemand dans la région.
Pour sa part, la bourgeoisie française essaye de jouer sa propre carte, à la fois contre la perspective d'un renforcement de l'influence américaine dans les Balkans et contre la politique de l'impérialisme allemand d'ouverture d'un débouché sur la Méditerranée. Son opposition à cette dernière politique ne signifie pas que soit remise en cause l'alliance entre l'Allemagne et la France. Elle signifie seulement que ce dernier pays tient à conserver un certain nombre d'atouts qui lui soient propres (comme la présence d'une flotte en Méditerranée dont est privée pour le moment la puissance germanique) afin que son association avec son puissant voisin ne débouche pas sur une simple soumission à celui-ci. En fait, au delà des contorsions autour des thèmes humanitaires et des discours dénonçant la Serbie, la bourgeoisie française reste le meilleur allié occidental de ce dernier pays dans l'espoir de disposer de sa propre zone d'influence dans les Balkans.
Dans un tel contexte de rivalités entre les grandes puissances, il ne peut y avoir de solution «pacifique» dans l'ex-Yougoslavie. La concurrence à laquelle se livrent ces puissances dans le domaine de l'action « humanitaire » n'est jamais que la prolongation et la feuille de vigne de leur concurrence impérialiste. Dans ce déchaînement des antagonismes entre Etats capitalistes, la première puissance mondiale a tenté d'imposer sa « pax americana» en prenant la tête des menaces et de l'embargo contre la Serbie. En fait, c'est la seule puissance qui soit en mesure de porter des coups décisifs au potentiel militaire de ce pays et à ses milices grâce à son aviation de guerre basée sur les porte-avions de la 6e flotte. Mais, en même temps, les Etats-Unis ne sont pas disposés à engager leurs troupes terrestres afin de mener une guerre conventionnelle contre la Serbie. Sur le terrain, la situation est loin de ressembler à celle de l'Irak qui avait permis la chevauchée triomphale des GI's il y a un an et demi. Cette situation est devenue, grâce à la contribution de tous les requins impérialistes, tellement inextricable qu'elle risque de constituer un véritable bourbier dans lequel même la première armée du monde risquerait de s'enliser, à moins de procéder à des massacres de grande envergure sans commune mesure avec ceux d'aujourd'hui. C'est pour cela que, pour le moment, même si une intervention aérienne « ciblée » n'est pas à exclure, les menaces répétées des Etats-Unis contre la Serbie n'ont pas été suivies de mise en pratique. Elles ont essentiellement servi, jusqu'à présent, à « forcer la main », dans le cadre de l'ONU, aux «alliés» récalcitrants de cette puissance (notamment la France) afin de leur faire voter les sanctions contre la Serbie. Elles ont eu également pour «mérite», du point de vue américain, de mettre en relief la totale impuissance de « l'Union européenne » face à un conflit se déroulant dans sa zone de compétence et donc de dissuader les Etats qui pourraient rêver d'utiliser cette structure pour s'acheminer vers la constitution d'un nouveau bloc impérialiste rival des Etats-Unis de renoncer à une telle démarche. En particulier, cette attitude américaine a eu pour effet de raviver les plaies au sein de l'alliance franco-allemande. Enfin, cette attitude menaçante de la puissance américaine constitue également un rappel à l'ordre à deux pays importants de la région, l'Italie et la Turquie, ([4] [557]) qui sont aujourd'hui tentés par un rapprochement avec le pôle impérialiste allemand au détriment de l'alliance avec les Etats-Unis.
Cependant, si la politique de l'impérialisme américain à l'égard de la question yougoslave a réussi à atteindre certains de ses objectifs, c'est surtout en attisant les difficultés de ses rivaux mais non par une affirmation massive et incontestable de la suprématie des Etats-Unis sur ces derniers. Et c'est justement une telle affirmation que cette puissance est allée chercher dans le ciel d'Irak.
En Irak comme ailleurs, les Etats-Unis réaffirment leur vocation de gendarme du monde
Il faut être particulièrement naïf ou bien soumis corps et âme aux campagnes idéologiques pour croire à la vocation « humanitaire » de la présente intervention « alliée » contre l'Irak. Si vraiment la bourgeoisie américaine et ses complices s'étaient le moins du monde préoccupées du sort des populations de l'Irak, elles auraient commencé par ne pas apporter un ferme soutien au régime irakien lorsque celui-ci faisait la guerre à l'Iran et qu'en même temps il gazait sans retenue les kurdes. Elles n'auraient pas, en particulier, déchaîné, en janvier 1991, une guerre sanguinaire dont la population civile et les soldats appelés ont été les principales victimes, une guerre que l'administration Bush avait délibérément voulue et préparée, notamment en encourageant, avant le 2 août 1990, Saddam Hussein à faire main basse sur le Koweït et en ne lui laissant, par la suite, aucune porte de sortie ([5] [558]). De même, il faut vraiment se forcer pour déceler une vocation humanitaire dans la façon dont les Etats-Unis ont mis fin a la guerre du Golfe, lorsqu'ils ont laissée intacte la Garde républicaine, c'est-à-dire les troupes d'élite de Saddam Hussein, qui s'est empressée de noyer dans le sang les Kurdes et les Chiites que la propagande US avait appelés à se soulever contre Saddam tout au long de la guerre. Le cynisme d'une telle politique a d'ailleurs été relevé par les plus éminents spécialistes bourgeois des questions militaires :
« Ce fut bien une décision délibérée du président Bush de laisser Saddam Hussein procéder à l'écrasement de rébellions qui, aux yeux de l'administration américaine, comportaient le risque d'une libanisation de l'Irak, un coup d'Etat contre Saddam Hussein était souhaité, mais pas le morcellement du pays. » ([6] [559]).
En réalité, la dimension humanitaire de « l'exclusion aérienne » du sud de l'Irak est du même ordre que celle de l'opération menée par les « coalisés » au printemps 1991 dans le nord de ce pays, rendant plusieurs mois, après la fin de la guerre, on avait laissé les Kurdes se faire massacrer par la Garde républicaine ; puis, quand le massacre était bien avancé, on avait créé, au nom de « l'ingérence humanitaire », une « zone d'exclusion aérienne » en même temps qu'on lançait une campagne caritative internationale en faveur des populations kurdes. Il s'agissait alors d'apporter, après coup, une justification idéologique à la guerre du Golfe en mettant en relief combien Saddam était ignoble. Le message qu'on voulait faire passer auprès de ceux qui réprouvaient la guerre et ses massacres était le suivant : « il n'y a pas eu "trop" de guerre mais encore "pas assez" ; il aurait fallu poursuivre l'offensive jusqu'à chasser Saddam au pouvoir». Quelques mois après cette opération ultra-médiatisée, les « humanitaires » de service ont laissé les kurdes à leur sort pour aller passer l'hiver dans leurs foyers. Quant aux chiites, ils n'avaient pas a cette époque bénéficié de la sollicitude des pleureuses professionnelles et encore moins d'une protection armée. De toute évidence, ils avaient été gardés en réserve (c'est-à-dire qu'on avait laissé Saddam continuer à les massacrer et les réprimer) pour qu'on puisse s'intéresser à leur triste sort au moment le plus opportun, lorsque cela servirait les intérêts du gendarme du monde. Et ce moment est justement arrivé.
Il est arrivé avec la perspective des élections présidentielles aux Etats-Unis. Bien que certaines fractions de la bourgeoisie américaine soient en faveur d'une alternance permettant de redonner un peu de tonus à la mystification démocratique, ([7] [560]) Bush et son équipe conservent la confiance de la majorité des secteurs de la classe dominante. Ils ont fait leurs preuves, notamment avec la guerre du Golfe, comme défenseurs avisés du capital national et des intérêts impérialistes des Etats-Unis. Cependant, les sondages indiquent que Bush n'est pas assuré de sa réélection. Aussi, une bonne action d'éclat faisant vibrer la fibre patriotique et rassemblant autour du président de larges couches de la population américaine, comme lors de la guerre du Golfe, est aujourd'hui la bienvenue. Cependant, le contexte électoral ne suffit pas à expliquer une telle action de la bourgeoisie américaine au Moyen-Orient. Si le moment précis choisi pour cette action est déterminé par ce contexte, les raisons profondes de celle-ci dépassent de très loin les contingences domestiques du candidat Bush.
En fait, le nouvel engagement militaire des Etats-Unis en Irak fait partie d'une offensive générale de cette puissance afin de réaffirmer sa suprématie dans l'arène impérialiste mondiale. La guerre du Golfe correspondait déjà à cet objectif et elle a contribué à freiner la tendance au « chacun pour soi » parmi les anciens partenaires des Etats-Unis au sein de feu le bloc occidental. Alors que la disparition, avec celle du bloc russe, de la menace majeure venue de l'Est avait fait pousser des ailes à des pays comme le Japon, l'Allemagne ou la France, « tempête du désert » avait contraint ces mêmes pays à faire acte d'allégeance au gendarme américain. Les deux premiers avaient dû verser des contributions financières importantes et le troisième avait été « invité », en compagnie de toute une série d'autres pays aussi peu enthousiastes que lui (tels l'Italie, l'Espagne ou la Belgique), à participer aux opérations militaires. Cependant, les événements de cette dernière année, et particulièrement l'affirmation par la bourgeoisie allemande de ses intérêts impérialistes en Yougoslavie, ont fait apparaître les limites de l'impact de la guerre du Golfe. D'autres événements sont venus confirmer l'incapacité pour les Etats-Unis d'imposer de façon définitive, ou même durable, la prééminence de leurs intérêts impérialistes. Ainsi, au Moyen-Orient même, un pays comme la France, oui avait été éjecté de la région lors de la guerre du Golfe (perte de son client irakien et élimination de ses positions au Liban avec la prise de contrôle, accordée par les Etats-Unis, de ce pays par la Syrie) tente un certain retour au Liban (entrevue récente entre Mitterrand et le premier ministre libanais, retour au pays de l'ancien président pro-français, Aminé Gemayel). En fait, il ne manque pas au Moyen-Orient de fractions bourgeoises (comme l'OLP par exemple) qui seraient intéressées à un certain allégement du poids d'une suprématie US encore renforcée par la guerre du Golfe. C'est pour cela que, de façon régulière et répétée, les Etats-Unis sont contraints de réaffirmer leur leadership par le moyen dont celui-ci s'exprime le plus clairement, la force des armes.
Aujourd'hui, avec la création d'une « zone d'exclusion aérienne » dans le sud-Irak, les Etats-Unis se permettent de rappeler bien clairement aux Etats de la région, mais aussi et surtout aux autres grandes puissances, que ce sont eux les maîtres. Ce faisant, ils soumettent à leur politique et « mouillent » un pays comme la France (dont la participation à la guerre du Golfe était déjà loin d'être enthousiaste) qui, de son côté, témoigne de son peu d'engouement pour cette action en n'envoyant sur place que quelques avions de reconnaissance. Et au delà de la France, c'est aussi à son principal allié, l'Allemagne, c'est-à-dire le principal rival potentiel des Etats-Unis, que s'adresse le rappel à l'ordre américain.
L'offensive menée à l'heure actuelle par la première puissance mondiale pour remettre au pas ses « alliés » ne s'arrête pas aux Balkans et à l'Irak. Elle s'exprime également dans d'autres « points chauds » du globe comme l'Afghanistan où la Somalie.
Dans ce premier pays, l'offensive sanglante du « Hezb » de Hekmatyar pour s'assurer le contrôle de Kaboul reçoit un soutien résolu de la part du Pakistan et de l'Arabie Saoudite, c'est-à-dire de deux proches alliés des Etats-Unis. Autant dire que c'est la bourgeoisie américaine qui se trouve, en dernier ressort, derrière l'entreprise d'élimination de l'actuel homme fort de Kaboul, le « modéré » Massoud. Et cela se comprend aisément lorsqu'on sait que ce dernier est le chef d'une coalition comprenant des tadjiks persophones (soutenus par l'Iran dont les relations avec la France sont en train de se réchauffer) et des ouzbeks turcophones (soutenus par la Turquie proche de l'Allemagne). ([8] [561])
De même, le soudain engouement « humanitaire » pour la Somalie recouvre en réalité des antagonismes impérialistes de même type. La corne de l'Afrique est une région stratégique de première importance. Pour les États-Unis, il est prioritaire de contrôler parfaitement cette région et d'en chasser tout rival potentiel. En l'occurrence, un des empêcheurs de dominer en rond est l'impérialisme français qui dispose avec Djibouti d'une base militaire d'importance non négligeable. Aussi, c'est une véritable course de vitesse « humanitaire » qui s'est engagée entre le France et les Etats-Unis pour « porter secours » aux populations somalies (en fait, pour essayer de prendre position dans un pays aujourd'hui à feu et à sang). La France a marqué un point en faisant parvenir la première la fameuse « aide humanitaire » (envoyée justement à partir de Djibouti), mais, depuis, les Etats-Unis, avec tous les moyens dont ils disposent, ont fait parvenir leur propre « aide » dans des proportions sans commune mesure avec celle de leur rivale. En Somalie, pour l'instant, ce n'est pas en tonnage de bombes que se mesure le rapport de forces impérialiste mais en tonnage de céréales et de médicaments ; même si, demain, lorsque la situation aura évolué, on laissera de nouveau les somaliens crever comme des mouches dans l'indifférence générale.
Ainsi, c'est au nom des sentiments « humanitaires », au nom de la vertu que, sur trois continents, le « gendarme du monde » affirme sa conception de «l'ordre mondial». Cela ne l'empêche pas, évidemment, de se conduire en gangster, comme d'ailleurs tous les autres secteurs de la bourgeoisie. Cependant, il est des formes d'action de la bourgeoisie américaine, dont il va de soi qu'elle ne se vante pas spécialement, et qui utilisent directement la pègre, ce que la classe bourgeoise appelle le « crime organisé » (en realité, le principal « crime organisé » est constitué par l'ensemble des Etats capitalistes dont les crimes sont autrement plus monstrueux et « organisés » que ceux de tous les bandits du monde). C'est ce que nous voyons à l'heure actuelle en Italie avec la série d'attentats qui, en deux mois, a coûté la vie de deux juges anti- mafia de Palerme et du chef de la police de Catane. Le « professionnalisme » de ces attentats démontre, et c'est clair pour tout le monde en Italie, qu'un appareil d'Etat, ou des secteurs d'un tel appareil, se trouve derrière. En particulier, la complicité des services secrets chargés d'assurer la sécurité des juges semble avérée. Ces assassinats sont bruyamment utilisés par l'actuelle équipe gouvernementale, par les médias et par les syndicats pour faire accepter aux ouvriers les attaques sans précédent destinées à « assainir » l'économie italienne. Les campagnes bourgeoises associent cet « assainissement » à celui de la vie politique et de l'Etat («pour avoir un Etat sain, il faut se serrer la ceinture») en même temps qu'éclate toute une série de scandales autour de la corruption. Cela dit, dans la mesure où ces attentats contribuent à mettre en relief son impuissance, le gouvernement actuel ne saurait être à leur origine directe, même si certains secteurs de l'Etat sont impliqués. En réalité, ces attentats révèlent des règlements de compte brutaux entre différentes fractions de la bourgeoisie et de son appareil politique. Et derrière ces règlements de comptes, il est clair que les questions de politique extérieure sont présentes. En tait, la clique oui vient d'être écartée (celle d'Andreotti et compagnie) du nouveau gouvernement était à la fois la plus liée à la Mafia (c'est de notoriété publique) mais aussi celle qui était la plus impliquée dans l'alliance avec les Etats-Unis. Aujourd'hui, il n'est pas surprenant que ce pays utilise, pour dissuader la bourgeoise italienne de se ranger derrière l'axe franco-allemand, une des organisations qui lui a déjà rendu de nombreux services par le passé : la Mafia. En effet, dès 1943, les « mafiosi » de Sicile avaient reçu consigne du fameux gangster italo-américain, Lucky Luciano, alors emprisonné, de favoriser le débarquement des troupes américaines ans cette île. En échange, Luciano fut libéré (alors qu'il avait écopé de 50 ans de prison) et retourna en Italie pour diriger le trafic de cigarettes et de drogue. Par la suite, la Mafia a été régulièrement associée aux activités du réseau Gladio (mis en place au moment de la « guerre froide », avec la complicité des services secrets italiens, par la CIA et l'OTAN) et de la loge P2 (liée à la franc-maçonnerie américaine) destinées à combattre la « subversion communiste » (les activités favorables au bloc russe). Les déclarations des mafiosi « repentis » lors des « maxi-procès » anti-mafia de 1987, organises par le juge Falcone, ont clairement mis en évidence les connivences entre « Cosa Nostra » et la loge P2. C'est pour cela que les attentats actuels ne sauraient être réduits à des problèmes de politique intérieure mais doivent être compris dans le cadre de l'offensive présente des Etats-Unis qui tentent de faire pression, par ce moyen aussi, pour qu'un Etat aussi important du point de vue stratégique que l'Italie ne se dégage de leur tutelle.
Ainsi, au delà des grandes phrases sur les «droits de l'homme», sur l'action « humanitaire », sur la paix, sur la morale, c'est une bararie sans nom, une putréfaction avancée de toute la vie sociale que la bourgeoisie nous demande de préserver. Et plus son verbe est vertueux, plus ses actes sont répugnants. C'est le mode de vie d'une classe et d'un système condamnés par l'histoire, qui se débattent dans les affres de l'agonie mais qui menacent d'entraîner dans leur propre mort toute l'humanité si le prolétariat ne trouve pas la force de les renverser, s'il se laisse détourner de son terrain de classe par tous les discours vertueux de la classe qui l'exploite. Et ce terrain de classe, c'est à partir d'une lutte déterminée de résistance contre les attaques de plus en plus brutales que lui assène un capital confronté à une crise économique insoluble qu'il pourra le retrouver. Parce que le prolétariat n'a pas subi de défaite décisive, malgré les difficultés que les boule versements de ces trois dernières années ont provoquées dans sa conscience et sa combativité, l'avenir reste ouvert à des affrontements de classe gigantesques. Des affrontements où la classe révolutionnaire devra puiser la force, la solidarité et la conscience pour accomplir la tâche que l'histoire lui assigne l'abolition de l'exploitation capitaliste et de toutes les formes d exploitation.
FM, 13/09/1992.
[1] [562] Voir en particulier l'article «Europe de l'Est : les armes de la bourgeoisie contre la prolétariat » dans la Revue Internationale n°34, 3 trimestre 1983.
[2] [563] Un facteur important dans le dépassement des vieux clivages ethniques est évidemment le développement a'un prolétariat moderne, concentré, instruit pour les besoins mêmes de la production capitaliste ; un prolétariat ayant une expérience des luttes et de la solidarité de classe et dégagé des vieux préjugés légués par la société féodale, notamment les préjugés religieux qui constituent souvent le terreau où s'épanouissent les haines ethniques. Il est clair que dans les pays économiquement arriérés, qui étaient la majorité dans l'ancien bloc de l’Est, un tel prolétariat avait peu de chances de pouvoir se développer. Cependant, dans cette partie du monde, la faiblesse du développement économique n'est pas le facteur principal de la faiblesse politique de la classe ouvrière et de sa vulnérabilité face aux thèmes nationalistes. Par exemple, le prolétariat de Tchécoslovaquie est beaucoup plus proche, du point de vue de son développement économique et social, de celui des pays d'Europe occidentale que de celui de l'ex-Yougoslavie. Cela ne l'a pas empêché d'accepter, quand ce n'était pas de soutenir, le nationalisme qui a conduit à la partition de ce pays en deux républiques (il est vrai que c'était en Slovaquie, la partie du pays la moins développée, que le nationalisme était le plus fort). En fait, l'énorme arriération politique de la classe ouvrière dans les pays dirigés par des régimes staliniens pendant plusieurs décennies provient essentiellement du rejet presque viscéral par les ouvriers des thèmes centraux du combat de leur classe suite à l'utilisation abjecte qu'en ont fait ces régimes. Si la « révolution socialiste » veut dire la tyrannie féroce des bureaucrates du parti-Etat : a bas la révolution socialiste ! Si la « solidarité de classe » signifie se plier au pouvoir de ces bureaucrates et accepter leurs privilèges : feu sur elle et chacun pour soi ! Si « internationalisme prolétarien » est synonyme d'intervention des chars russes : mort a l'internationalisme et vive le nationalisme !
[3] [564] Sur notre analyse de la phase de décomposition, voir en particulier, dans la Revue Internationale n° 62, «La décomposition, phase ultime de la décadence du capitalisme ».
[4] [565] L'importance stratégique de ces deux pays pour les Etats-Unis est évidente : la Turquie, avec le Bosphore, contrôle la communication entre la Mer Noire et la Méditerranée ; l'Italie, pour sa part, commande grâce à la Sicile, le passage entre l'Est et l'Ouest de cette mer. De plus, la 6e Flotte US est basée à Naples.
[5] [566] Voir à ce sujet les articles et résolutions dans la Revue Internationale n° 63 à 67.
[6] [567] F. Heisbourg, directeur de l'Institut international d'études stratégiques, dans une interview au journal Le Monde du 17/1/1992.
[7] [568] Comme nous l'avions mis en évidence à l'époque dans notre presse, l'arrivée des républicains à la tête de l'Etat, en 1981, correspondait à une stratégie globale des bourgeoisies les plus puissantes (particulièrement en Grande-Bretagne et en Allemagne, mais dans beaucoup d'autres pays également) visant à placer ses partis de gauche dans l'opposition. Cette stratégie devait permettre à ces derniers de mieux encadrer la classe ouvrière à un moment où celle-ci était en train de développer des combats significatifs contre les attaques économiques croissantes menées par la bourgeoisie pour faire face à la crise. Le recul subi par la classe ouvrière mondiale suite à l'effondrement du bloc de l'Est et aux campagnes qui l'ont accompagné a momentanément fait passer au second plan la nécessité de maintenir les partis de gauche dans l'opposition. C'est pour cela qu'une période de quatre ans de présidence démocrate, avant que la classe ouvrière n'ait pleinement retrouvé le chemin de ses combats, à acquis les faveurs de certains secteurs bourgeois. En ce sens, une éventuelle victoire du candidat démocrate en novembre 1992 ne devrait pas être considérée comme une perte de contrôle par la bourgeoisie de son jeu politique comme ce fut, par contre, le cas avec l'élection de Mitterrand en France, en 1981.
[8] [569] La présente offensive de la Russie visant à maintenir son contrôle sur le Tadjikistan n'est évidemment pas étrangère à cette situation : depuis de nombreux mois, la fidélité de la Russie d'Eltsine vis-à-vis des Etats-Unis ne s'est pas démentie.
Avec l’été 1992, un flot d'annonces et d'événements inquiétants sont venus peindre un tableau particulièrement sombre de la situation économique mondiale. La bourgeoisie a beau répéter sur tous les tons que la reprise de la croissance se profile à l'horizon, s'accrocher au moindre indice apparemment positif pour justifier son optimisme, les faits sont têtus et se chargent rapidement de la détromper. La reprise joue l’Arlésienne. Elle a manqué tous les rendez-vous qui lui ont été fixés. Déjà, à l'été 1991, Bush et son équipe avaient cru pouvoir annoncer la fin de la récession; l'automne 1991 avec la rechute de la production américaine avait balayé ce mirage. Une nouvelle fois, campagne électorale oblige, le même scénario a été mis en avant au printemps 1992 et de nouveau la réalité se charge vite de sonner le glas de cette espérance. Depuis deux ans que le même dis cours répétitif sur la reprise est tenu, il commence singulièrement à s'user devant la situation économique mondiale qui ne cesse de s'aggraver.
Un été meurtrier pour les illusions sur la reprise économique
Non seulement la croissance ne repart pas, mais c'est un nouvel affaissement de la production qui a commencé. Aux USA, après une année 1991 calamiteuse, la bourgeoisie a crié victoire trop tôt à la suite d'un 1er trimestre 1992 où la croissance s'est rehaussée à 2,7 % en rythme annuel. Elle a du déchanter rapidement en affichant pour le 2e trimestre un piteux 1,4 % de croissance qui annonce des chiffres négatifs pour la fin de l'année. Et, ce ne sont pas seulement les USA, la première puissance économique mondiale, qui ne parviennent pas à relancer. Les deux puissances économiques qui jusqu'à présent étaient présentées comme les exemples mêmes de la réussite capitaliste, l'Allemagne et le Japon, sont à leur tour en train de s'embourber dans l'ornière de la récession. En Allemagne occidentale le PIB a baissé de 0,5 % au 2e trimestre 1992; de juin 1991 à juin 1992, la production industrielle a diminué de 5,7 %. Au Japon, de juillet 1991 à juillet 1992, la production d'acier a chuté de 11,5% et celle de véhicules motorisés de 7,2%. La situation est identique dans tous les pays industrialisés, ainsi la Grande-Bretagne connaît depuis la mi-1990 sa plus longue récession depuis la guerre. Il n'y a plus sur la carte de la géographie capitaliste un seul havre de prospérité, un seul « modèle » de capitalisme national en bonne santé. En n'ayant plus d'exemple de bonne gestion à présenter, la classe dominante montre en fait qu'elle n'a plus de solution.
Avec la plongée du coeur de l'économie mondiale dans la récession, tout le système est fragilisé, et le tissu de l'organisation économique capitaliste mondiale est soumis à des tensions de plus en plus fortes. L'instabilité gagne les systèmes financier et monétaire. Les symboles classiques du capitalisme que sont les bourses, les banques et le dollar se sont retrouvés cet été au coeur de la tempête. Le Kabuto-Cho, la bourse de Tokyo, qui en 1989, à son plus haut niveau, avait dépassé en importance Wall Street, a atteint le tond en août avec une décote de 69 % de son principal indice des valeurs, le Nikkeï, par rapport à cette période faste, rejoignant son niveau de 1986. Des années de spéculation ont été effacées et des centaines de milliards de dollars évaporés. Les places boursières de Londres, Francfort, Paris ont, dans la foulée, perdu de 10 % à 20 % depuis le début de l'année. Les banques et assurances qui ont alimenté la spéculation dans les années 1980, payent les pots cassés: les bénéfices sont en chute libre, les pertes s'accumulent et les faillites se multiplient partout dans le monde. Les célèbres Lloyds qui gèrent les assurances de toute la navigation mondiale, sont au bord de la banqueroute. Le roi-dollar a accélère sa dégringolade durant l'été, atteignant son niveau le plus bas vis-à-vis du deutschemark: depuis que celui-ci a été créé en 1945, ébranlant l'équilibre du marché monétaire international. Le roi-dollar, la spéculation boursière qui paraissaient être, selon la propagande euphorique des années 1980, les symboles de la vigueur et du triomphe du capitalisme, sont devenus celui de sa faillite.
Les attaques les plus importantes depuis la seconde guerre mondiale
Mais plus que les indices économiques abstraits et les épisodes mouvementés de la vie des institutions capitalistes qui alimentent les pages des journaux, la réalité de la crise, de son aggravation est vécue au quotidien par les exploités qui, sous les coups répétés des programmes d'austérité, subissent une paupérisation croissante.
Le développement des licenciements, et en conséquence du chômage, a connu, ces derniers mois, une accélération brutale au cœur du monde industrialisé. Dans l'ensemble de l'OCDE, le chômage, après avoir progressé de 7,6% en 1991 pour atteindre 28 millions, doit, selon les prévisions dépasser 30 millions en 1992. Dans tous les pays il progresse : en Allemagne, en juillet 1992, il atteint 6% à l'Ouest et 14,6% à l'Est, contre, respectivement, 5,6 % et 13,8 % le mois précédent ; en France, les entreprises ont licencié 262 000 travailleurs au 1er semestre, 43 000 en juillet 1992 ; en Grande-Bretagne 300 000 suppressions d'emploi sont annoncées d'ici la fin de l’année dans le seul secteur du bâtiment ; en Italie, 100 000 emplois doivent disparaître dans l'industrie dans les mois qui viennent. Dans la CEE officiellement, 53 millions de personnes vivent en dessous du « seuil de pauvreté » : en Espagne près du quart de la population, en Italie, 9 millions de personnes, soit 13,5% de la population. Aux USA, 14,2 % de la population est dans ce cas, 35,7 millions de personnes. Le revenu moyen des familles américaines a chuté de 5 % en trois ans !
Traditionnellement, dans les pays développés, la bourgeoisie met à profit l'été, période classique de démobilisation de la classe ouvrière, pour mettre en place ses programmes d'austérité. Non seulement l'été 1992 n'a pas fait exception à la règle, mais il a été l'occasion d'une vague d'attaques sans précédent contre les conditions de vie des exploités. En Italie l'échelle mobile des salaires a été abandonnée avec l'accord des syndicats. Les salaires ont été gelés dans le secteur privé et les impôts fortement augmentés alors que l'inflation atteint 5,7%. En Espagne, les impôts ont été augmentés de 2 % par mois, avec effet rétroactif à partir de janvier. En conséquence les salaires de septembre seront amputés de 20 % ! En France, les allocations-chômage ont été réduites tandis que les cotisations chômage pour les travailleurs qui ont encore un emploi ont été augmentées. En Grande-Bretagne, en Belgique aussi des budgets d'austérité ont été mis en place qui signifient : diminution des prestations sociales, renchérissement du coût des soins médicaux, etc. La liste n'est évidemment pas exhaustive.
Sur tous les plans de ses conditions de vie la classe ouvrière des pays développés est en train de connaître les attaques les plus importantes depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
Une relance impossible
Alors que depuis près de trois ans la classe dominante attend la reprise sans rien voir venir, le doute s'installe et l'inquiétude grandit face à la dégradation économique qui se poursuit et la crise sociale qui inévitablement doit en découler. Cette peur qui la tenaille, la bourgeoisie croit l'exorciser en clamant sans cesse que la reprise est pour bientôt, que la récession est comme la nuit qui succède au jour et que finalement, inéluctablement, le soleil de la croissance repointera à l'horizon, bref, qu'il n'y a rien là que de très normal et qu'il faut savoir être patient et accepter les sacrifices nécessaires.
Ce n'est pas la première fois, depuis la fin des années 1960 qui a vu l'ouverture de la crise, que l'économie mondiale connaît des phases de récession ouverte. En 1967, en 1970-71, en 1974-75, en 1981-82, l'économie mondiale avait confronté les affres d'une chute de la production. Chaque fois, les politiques de relance avaient eu pour effet de retrouver la croissance, chaque fois l'économie avait paru sortir de l'ornière. Pourtant, ce constat optimiste sur lequel la bourgeoisie s'appuie pour nous faire croire qu'inéluctablement la croissance reviendra, comme un cycle normal de l'économie, est illusoire. Le retour de la croissance dans les années 1980 n'a pas concerné l'ensemble de l'économie mondiale. Les économies du «tiers-monde» ne se sont jamais remises de la chute de la production qu'elles ont subie au début des années 1980, elles ne sont pas sorties de la récession, tandis que les pays du « second monde », ceux de l'ex-bloc de l'Est ont poursuivi pour leur part un lent affaissement qui a mené à l'effondrement économique et politique de la fin des années 1980. a fameuse relance reaganienne des années 1980 a donc été partielle, limitée, essentiellement réservée aux pays du « premier monde », les pays les plus industrialisés. Et il faut surtout constater que ces relances successives ont été menées grâce à des politiques économiques artificielles qui ont constitué autant de tricheries, de distorsions par rapport a la sacro-sainte « loi du marché » que les économistes « libéraux » ont institué en dogme idéologique.
La classe dominante est confrontée à une crise de surproduction et le marché solvable est trop étroit pour absorber le trop plein des marchandises produites. Pour faire face à cette contradiction, pour écouler ses produits, pour élargir les limites du marché, la classe dominante a eu essentiellement recours à un artifice qui consiste en une fuite en avant dans le crédit. Durant les années 1970, les pays sous-développés de la périphérie se sont vus accorder plus de 1000 milliards de dollars de crédits, qui ont été utilisés en grande partie pour acheter des marchandises produites dans les pays industrialisés permettant à ces derniers de poursuivre leur croissance. Cependant avec la fin des années 1970, l'incapacité où se sont retrouvés les pays les plus endettés de la périphérie à rembourser leurs dettes a signé le glas de cette politique. La périphérie du monde capitaliste s'est définitivement enfoncée dans le marasme. Qu'à cela ne tienne la bourgeoisie a trouvé une autre solution. Ce sont les USA, sous la houlette du président Reagan, qui sont devenus le déversoir du trop plein de la production mondiale et ce au travers d'un endettement qui a renvoyé celui des pays sous-développés au niveau d'une aimable broutille. La dette des USA atteint, fin 1991, le chiffre astronomique de 10 481 milliards de dollars sur le plan intérieur, et de 650 milliards de dollars vis-à-vis des autres pays. Evidemment, une telle politique n'a été rendue possible que parce que les USA, première puissance impérialiste mondiale, leader à l'époque d'un bloc constitué des principales puissances économiques, ont pu profiter de ces atouts pour tricher avec les lois du marché, les plier à leurs besoins en imposant une discipline de fer à leurs alliés. Mais cette politique a ses limites. A l'heure des échéances, les USA, comme les pays sous-développés il y a une douzaine d'année, sont confrontés à un problème de solvabilité.
Le recours à la potion du crédit pour soigner l'économie capitaliste malade rencontre donc ses limites objectives. C'est pour cette raison que la récession ouverte qui se développe depuis plus de deux ans au coeur du capitalisme le plus industrialisé est qualitativement différente des phases de récession précédentes. Les artifices économiques qui ont permis les relances précédentes se révèlent maintenant inefficaces.
Pour la 22e fois consécutive la Banque fédérale de l'Etat américain a baissé cet été le taux de base auquel elle prête aux autres banques, Celui-ci a ainsi été ramené de 10 % à 3 % depuis le printemps 1989. Ce taux est aujourd'hui inférieur à celui de l'inflation, c'est-à-dire que le taux d'intérêt réel est nul ou même négatif, que l'Etat prête à perte ! Cette politique de crédit facile n'a pourtant donné aucun résultat, pas plus aux USA qu'au Japon où là aussi les taux de la banque centrale approchent aujourd'hui les 3 %.
Les banques qui ont prêté à tour de bras durant des années sont confrontées à des impayés de plus en plus massifs, les faillites d'entreprises s'accumulent laissant des ardoises qui se chiffrent parfois en milliards de dollars. L'effondrement de la spéculation boursière et immobilière aggrave encore plus les bilans qui virent au rouge, les pertes s'accumulent, les faillites bancaires se multiplient et les trésoreries sont exsangues. Bref, les banques ne peuvent plus prêter. La relance par le crédit n'est plus possible, ce qui revient à dire tout simplement que la relance tout court est impossible.
Un seul espoir pour la classe dominante : freiner la chute, limiter les dégâts
La baisse du taux d'escompte sur le dollar ou le yen a d'abord servi à restaurer les marges de profit des banques américaines et japonaises qui ont emprunté moins cher à l'Etat mais n'ont pas entièrement répercuté cette baisse sur les taux des crédits qu'elles proposaient aux particuliers et aux entreprises, évitant ainsi une multiplication trop dramatique des faillites bancaires et une implosion catastrophique du système bancaire international. Mais cette politique a aussi ses limites. Les taux ne peuvent plus guère baisser. L'Etat est obligé de plus en plus d'intervenir directement pour venir au secours des banques qui, apparemment indépendantes, avaient constitué le paravent « libéral » du capitalisme d'Etat, lequel contrôle en fait étroitement les vannes du crédit. Aux USA, le budget fédéral doit financer des centaines de milliards de dollars pour soutenir les banques menacées de faillite, et au Japon, l'Etat vient de racheter le parc immobilier des banques les plus menacées pour renflouer leur trésorerie. Des nationalisations en quelque sorte. On est bien loin du credo pseudo-libéral du « moins-d'Etat » dont on nous a rebattu les oreilles pendant des années. De plus en plus, l'Etat est obligé d'intervenir ouvertement pour sauver les meubles. Un exemple récent vient d'en être fourni par le programme de relance mis en place au Japon où le gouvernement a décidé d'écorner fortement son bas de laine en décidant de débloquer 85,4 milliards de dollars pour soutenir le secteur privé qui bat de l'aile. Mais cette politique de relance de la consommation intérieure est destinée a avoir un effet aussi provisoire que les dépenses de l'Allemagne pour sa réunification qui n'ont permis que de freiner très provisoirement la récession en Europe.
Limiter les dégâts, freiner la plongée dans la catastrophe, c'est ce que tente la classe dominante. Dans une situation où les marchés se restreignent comme peau de chagrin, Faute de crédit, la recherche de la compétitivité à coup de programmes d'austérité de plus en plus draconiens pour développer les exportations, est devenu le leitmotiv de tous les Etats. Le marché mondial est déchiré par la guerre commerciale où tous les coups sont permis, où chaque Etat utilise tous les moyens pour s'assurer des débouchés. La politique des USA illustre particulièrement cette tendance : coups de poing sur la table de négociation du GATT, création d'un marché privilégié et protégé avec le Mexique et le Canada associés autant de force que de gré, baisse artificielle du cours du dollar pour doper les exportations. Cependant cette guerre commerciale à outrance ne peut qu'aggraver encore la situation, déstabiliser toujours plus le marché mondial. Et cette dynamique de déstabilisation est encore renforcée par le fait qu'avec la disparition du bloc de l'Est la discipline que les USA pouvaient imposer à ses ex-partenaires impérialistes, mais également principaux concurrents économiques, a volé en éclats. La tendance est au chacun pour soi. Les dernières aventures du dollar sont parfaitement illustratives de cette réalité. La politique américaine de baisse du dollar s'est heurtée à la limite constituée par la politique allemande de taux élevés, car l'Allemagne, confrontée au risque d'une flambée inflationniste à la suite de sa réunification, joue sa propre carte. Résultat, la spéculation mondiale s'est portée massivement sur le Mark, contre la monnaie américaine, et les banques centrales dans l'affolement général ont eu toutes les peines du monde à stabiliser la dégringolade incontrôlée du dollar. L'ensemble du système monétaire international s'en est trouvé ébranlé. Le mark finlandais a dû décrocher du système monétaire européen, tandis que la lire italienne et la livre anglaise sont elles-mêmes dans la tourmente et ont toutes les peines du monde à s'y maintenir. Ce coup de semonce annonce clairement les séismes à venir. Les événements économiques de l'été 1992 montrent que la perspective, loin d'être à une reprise de la croissance mondiale est à une accélération de la chute dans la récession, à un ébranlement brutal de tout l'appareil économique et financier du capital mondial.
La catastrophe au coeur du monde industrialisé
Il est significatif de la gravité de la crise, que ce soient aujourd'hui les métropoles orgueilleuses du cœur industrialisé du capitalisme qui su bissent de plein fouet la récession ouverte. L'effondrement économique des pays de l'Est a déterminé la mort du bloc impérialiste russe. A l'inverse de la propagande qui s'est déchaînée à l'occasion de cet événement, celui-ci n'a pas signifié l'inanité du communisme, ce que le système stalinien n'était pas, mais les convulsions mortelles d'une fraction sous-développée du capitalisme mondial. Cette faillite du capitalisme à l'Est a été la démonstration des contradictions in surmontables qui minent l'économie capitaliste sous quelque forme que ce soit. Dix ans après l'effondrement économique des pays sous-développés de la périphérie, la banqueroute économique des pays de l'Est annonçait l'aggravation des effets de la crise au coeur du monde industriel le plus développé, là où se concentre l'essentiel de la production mondiale (plus de 80 % pour les pays de l'OCDE), là où se cristallisent de la manière la plus aiguë les contradictions insurmontables de l'économie capitaliste. La progression de puis plus de vingt ans des effets de a crise de la périphérie vers le centre manifeste l'incapacité grandissante des pays les plus développés à reporter ces effets sur les nations plus faibles économique ment. Comme un boomerang, la crise revient exercer ses ravages sur l'épicentre qui est à son origine. Cette dynamique de la crise montre où est le futur du capital.
De la même façon que les pays de l'ex-bloc de l'Est voient se concrétiser le spectre d'une catastrophe économique de l'ampleur de celle que connaissent l'Afrique ou 1 Amérique Latine, à terme c'est ce futur terrible qui menace les riches pays industrialisés.
Cette dynamique catastrophique, qui est celle du développement de la crise, la classe dominante ne peut évidemment l'admettre. Elle a besoin elle-même de croire en la pérennité de son système. Mais cet auto-aveuglement se conjugue avec la nécessité absolue où elle se trouve de masquer le plus possible la réalité de la crise aux yeux des exploités du monde entier. La classe exploiteuse doit se cacher à elle-même, et cacher aux exploités, son impuissance sous peine de montrer au monde entier que sa tâche historique est depuis longtemps terminée et que le maintien de son pouvoir ne peut mener l'ensemble de l'humanité que dans une barbarie toujours plus effroyable.
Pour tous les travailleurs, la réalité douloureuse des effets de la crise, qu'ils subissent dans leur chair, est un puissant facteur de clarification et de réflexion. L'aiguillon de la misère qui se fait chaque jour plus douloureux ne peut que pousser le prolétariat à manifester plus ouvertement son mécontentement, à exprimer sa combativité dans des luttes pour la défense de son niveau de vie. C'est pour cela que, depuis plus de vingt ans que la crise s'approfondit, masquer le fait que celle-ci est insurmontable dans le cadre de l'économie capitaliste est un thème permanent de la propagande bourgeoise.
Mais la réalité balaie les illusions, et érode les mensonges. L'histoire fait un pied de nez à ceux qui avaient cru, grâce à la potion reaganienne, avoir terrassé définitivement la crise, et avaient mis à profit abusivement l'effondrement du bloc impérialiste russe pour clamer l'inanité de la critique marxiste du capitalisme et prétendre que celui-ci était le seul système viable, le seul avenir de l'humanité. La faillite de plus en plus catastrophique du capitalisme pose et va poser de plus en plus la nécessité pour la classe ouvrière de mettre en avant sa solution : la révolution communiste.
JJ, 4/9/1992
La classe ouvrière paye la note, en Italie elle commence à répondre.
La Livre anglaise et la Lire italienne obligées de décrocher su Serpent Monétaire Européen et de dévaluer en catastrophe, l'Espagne dans la foulée qui doit dévaluer la Peseta et rétablir, ainsi que l'Irlande, le contrôle des changes, l'Escudo portugais qui flotte, le Franc français qui a son tour présente des signes de faiblesse et ne doit son salut qu'à l'intervention massive de la Bundesbank qui vole au secours de la Banque de France laquelle a du, dans l'affaire, débourser plus de la moitié de ses avoirs. L'onde de choc qui a secoué les monnaies européennes durant le mois de septembre a fait voler en éclat un pilier essentiel du système monétaire international : le SME.
Au moment où la bourgeoisie européenne communiait, avec le processus engagé de ratification des accords de Maastricht, dans l'avenir radieux de l'unification européenne, les yeux fixés sur le résultat, impatiemment attendu, du référendum sur ce sujet en France, la crise est venue apporter sa contribution brutale aux débats et porter un coup terrible aux illusions sur la perspective européenne. De fait, c'est un pilier essentiel de la construction européenne qui s'est disloqué. La moitié des monnaies européennes ont dû décrocher dans la tourmente, et malgré la réaffirmation renouvelée par tous les pays de l'Union européenne lors d'une réunion des ministres des finances, fin septembre, de leur foi à l'égard du SME, elles ne sont pas prêtes, pour la plupart, de s'y réintégrer.
La crise qui s'accélère pousse chaque pays dans la défense prioritaire de ses propres intérêts, dans une concurrence acharnée, dans une dynamique de chacun pour soi qui menace de dislocation l'unification de l'Europe sur le plan où ses acquis étaient les plus importants, le plan économique. Il suffit de constater la polémique venimeuse qui, à la suite de ces événements, s'est développée entre l'Allemagne et la Grande-Bretagne, se reprochant réciproquement leur manque de solidarité et de responsabilité pour mesurer à quel point la perspective future d'une unification économique et politique des douze pays qui ont signé le Traité de Maastricht relève du mythe.
La crise monétaire est le produit de la crise mondiale
La crise économique actuelle, produit insurmontable des contradictions du capitalisme, est un révélateur profondément significatif de la vérité de ce système, de sa faillite, et donc de tous les mensonges de la classe dominante destinés à masquer la banqueroute de son mode de production. Comme la Livre ou le Franc, les autres monnaies phares du marché mondial ne sont pas à la fête : les accès de faiblesse à répétition de la devise reine de l'économie planétaire, le Dollar, montrent l'asphyxie dont l'économie américaine ne parvient pas à sortir, quant au Yen, sa stabilité elle aussi est menacée par le marasme dans lequel le Japon s'enfonce, et si le Mark parait solide c'est uniquement parce que l'Etat allemand maintien des taux d'intérêts élevés attractifs par peur d'une inflation galopante consécutive au coût prohibitif de la réunification. La tempête monétaire à l'échelle mondiale montre que ce n'est pas seulement l'Europe qui est gravement malade mais l'économie mondiale dans son ensemble.
La spéculation : une fausse explication
Jamais avare de mensonges, la bourgeoisie en trouve toujours de nouveaux pour masquer son impuissance. Ainsi, pour elle, la cause de la crise monétaire ce n'est pas la crise mondiale de surproduction généralisée qui s'exprime par la récession, ce sont les méchants spéculateurs internationaux. Il est vrai que c'est sous la pression de la spéculation que les gouvernements ont dû plier et que la Grande-Bretagne ainsi que l'Italie, par exemple, ont dû abandonner le
SME. L'équivalent de 1 000 milliards de dollars sont échangés chaque jour entre les banques et les entreprises capitalistes. Une fraction notable de ce montant se porte sur une monnaie ou une autre selon les fluctuations du marché, bref alimente la spéculation au jour le jour sur le cours des monnaies. Aucune banque centrale ne peut résister à la pression si une proportion importante d'une telle masse de capitaux spécule durablement à la baisse de sa monnaie.
Le développement de la spéculation est le reflet du fait que les investissements industriels, dans la production, ne sont plus rentables, cela était déjà clair durant les années 1980 quand la spéculation boursière et immobilière faisait rage. Aujourd'hui, alors que les valeurs boursières et l'immobilier s'effondrent, les capitaux fuient ces secteurs et en cherchent désespérément où s'investir avec profit, et il y en a de moins en moins. En fait, si la masse de capitaux qui spéculent sur le cours des monnaies s'est ainsi gonflée, c'est parce que la crise mondiale sévit : jouer sur le cours des monnaies devient le seul moyen de préserver la valeur du capital investi. C'est pourquoi, aujourd'hui, tous les capitalistes spéculent, sans exception : des riches particuliers aux banques pour protéger leurs avoirs, des entreprises privées aux Etats pour gérer leur trésoreries. Ceci dit, il serait erroné de croire que la spéculation est aveugle. Lorsque la spéculation mondiale joue à la baisse une monnaie c'est parce que le marché juge que celle-ci est surévaluée, c'est-à-dire que l'économie dont elle est la représentante ne correspond plus à la valeur de sa devise. De fait, la spéculation internationale sur le marché des devises traduit la sanction de la sacro-sainte loi du marché, tant louée par les économistes libéraux, sur les diverses économies nationales en compétition dans l'arène mondiale. En imposant la dévaluation de la Livre et de la Lire, la spéculation internationale a ainsi montré qu'elle considérait les actions "Grande-Bretagne" et "Italie" comme des valeurs à risques. Avec l'enfoncement dans la récession, la masse croissante de capitaux spéculatifs en circulation dans le monde va devenir un facteur de plus en plus fort d'instabilité du marché mondial : d'autres "valeurs" symboles du capitalisme mondial vont se trouver éprouvées comme l'a été le SME. La dynamique d'effondrement de l'économie capitaliste est à l'oeuvre et, sur le plan monétaire, la dislocation du SME n'est que le signe avant-coureur d'autres catastrophes à venir.
Italie : les ouvriers commencent à répondre.
Cette crise du capitalisme, le prolétariat la subit dans sa chair. Les attaques contre son niveau de vie sont de plus en plus fortes. Les derniers événements monétaires ont été le prétexte tout trouvé pour justifier de nouvelles atteintes au niveau de vie des exploités et imposer de nouveaux plans d'austérité au nom de la défense de l'économie nationale. Face à ces attaques, qui sont les plus fortes depuis la seconde guerre mondiale, la classe ouvrière se doit de réagir, de sortir de la passivité qui règne depuis 1989. A cet égard les luttes du prolétariat en Italie montrent le chemin.
Depuis la fin septembre 1992, l'Italie est secouée par des manifestations ouvrières, « les plus importantes depuis 20 ans » reconnaît Bruno Trentin, secrétaire du principal syndicat italien, la CGIL. Dès l'annonce des mesures d'austérité, des débrayages spontanés ont lieu dans différents secteurs. La série de manifestations que les syndicats avaient programmées pour désamorcer d'éventuelles réponses à ces attaques du gouvernement Amato ont été l'occasion d'une expression massive (100 000 personnes à Milan, 50 000 à Bologne, 40 000 à Gênes, 80 000 à Naples, 60 000 à Turin, etc.) et surtout déterminée de la colère ouvrière contre le gouvernement et... contre les syndicats qui ont soutenu ces mesures. Point commun de cette explosion de colère : en même temps qu'ils s'en prennent au gouvernement (« Amato, les ouvriers ont les mains propres et les poches vides ! »), les ouvriers s'attaquent à leurs soi-disant « représentants », les syndicats, en bombardant leurs orateurs de pièces de monnaie, oeufs, tomates, pommes de terre, parfois même des boulons, les insultant, les traitant de « vendus ». Même les travailleurs qui hésitent devant la violence s'expriment ainsi : « Ceux qui jettent des boulons se trompent. Mais moi, je les comprends un peu : il est vraiment difficile de subir et de rester toujours gentils et silencieux ». ([1] [571]) L'ancien maire socialiste de Gênes devant la tournure que prend la manifestation à laquelle il assiste se désole : "Avant de mourir, je devais aussi voir cela : les carabiniers en train de protéger les syndicalistes dans un meeting. ".
Partout, les manifestations que les syndicats voulaient paisibles bien contrôlées, se transforment en un cauchemar pour eux : « Ce qui devait être une journée contre le gouvernement est devenue une journée contre les syndicats » (« Corriere délia Sera » du 24 septembre).
Les syndicats apportent leur soutien aux attaques du capital.
Les ouvriers italiens savent bien à quel point les syndicats ont trempé dans les mesures draconiennes qui les assomment aujourd'hui : gel des salaires dans la fonction publique et annulation des départs à la retraite anticipée pendant un an, augmentation des impôts et création d'une kyrielle de nouveaux prélèvements ; l'âge de départ à la retraite est repoussé : les ouvriers devront consacrer 5 ans de plus de leur vie au travail salarié. Pour ceux qui sont malades, mais dont le revenu dépasse le salaire moyen, les médicaments ne seront quasiment plus remboursés. Bien que prônant quelques aménagements au dernier plan de rigueur, les syndicats affichent, par la voix de B. Trentin, leur plein soutien au gouvernement « Les mesures décidées sont injustes mais dans cette situation grave, nous voûtons montrer que nous avons le sens des responsabilités ». Quant aux ouvriers, ils ont commencé à prendre leurs responsabilités en mettant ces racailles à leur vraie place : dans le camp du capital.
Certes les ouvriers italiens, une fois dépassé l'obstacle des grandes centrales syndicales officielles devront, entre autre, se confronter - et ils se confrontent déjà-, aux annexes « radicales » de celles-ci : les « COBAS » et autres syndicalisme « de base » qui ne les grandes centrales, y compris en prenant la tête des actions "violentes" contre leurs dirigeants, que pour mieux prendre leur place. La polarisation sur cette forme "violente" de la contestation des syndicats a été orchestrée par le syndicalisme de base pour mieux détourner la combativité et affaiblir la riposte ouvrière. Il ne suffit pas de rejeter les formes les plus grossières du syndicalisme, encore faut-il apprendre à développer et à devenir maître de sa force par soi-même.
La signification internationale des combats ouvriers en Italie.
D'ores et déjà ces événements signent la fin d'une période où la bourgeoisie pouvait compter sur la passivité des ouvriers pour asséner ses attaques.
Ce n'est pas un hasard s'il revient aux ouvriers d'Italie d'avoir les premiers surmontés la paralysie imposée au prolétariat mondial par le carcan des campagnes déchaînées par la bourgeoisie depuis 1989. Depuis plusieurs décennies, le prolétariat d'Italie a fait la preuve qu'il était un des secteurs de la classe ouvrière mondiale les plus combatifs et expérimentés. En particulier, les ouvriers de ce pays ont déjà une longue tradition d'affrontements aux syndicats. De plus, le niveau des attaques subies aujourd'hui par ces ouvriers est le plus important de tous les pays industrialisés.
Cependant, les luttes qui se déroulent aujourd'hui en Italie ne sont pas un feu de paille et ne sont pas destinés à rester une « spécialité » des ouvriers de ce pays. Même si ce n'est pas dans l'immédiat, ni dans les mêmes formes, notamment l'affrontement ouvert aux syndicats dés le début de la lutte, les autres secteurs du prolétariat mondial seront nécessairement conduits à prendre le même chemin. Elles doivent être comprises comme un exemple et un appel au combat des ouvriers du monde entier, et en particulier à ses bataillons les plus décisifs et expérimentés, ceux du reste d'Europe occidentale.
CCI / 8.10.92
L'effondrement du SME renvoie l'Europe a son mytheLe communisme : véritable commencement de la société humaine
Dans le précédent article de cette série, nous avons vu comment, dans ses premiers travaux, Marx a examiné le problème du travail aliéné en vue de définir les buts ultimes de la transformation sociale communiste. Nous avons notamment conclu que pour Marx, le travail salarié capitaliste constituait à la fois l'expression la plus élevée de l'aliénation de l'homme par rapport à ses capacités réelles, et la prémisse du dépassement de cette aliénation vers le surgissement d'une société véritablement humaine. Dans ce chapitre, nous voulons étudier les véritables contours d'une société communiste pleinement développée telle que Marx les a tracés dans ses premiers écrits, un tableau qu'il a approfondi et auquel il n'a jamais renoncé dans ses travaux ultérieurs.
Dans Les Manuscrits économiques et philosophiques, après avoir examiné les diverses facettes de l'aliénation humaine, Marx s'est ensuite attaché à critiquer les conceptions du communisme, rudimentaires et inadéquates, qui prédominaient dans le mouvement prolétarien de l'époque. Comme nous l'avons vu dans le premier article de cette série, Marx a rejeté les conceptions héritées de Babeuf que les adeptes de Blanqui ont continué à défendre, car elles tendaient à présenter le communisme comme un nivellement général par le bas, une négation de la culture dans laquelle « la condition de travailleur n'est pas abolie, elle est étendue à tous les hommes. »([1] [573]) Dans cette conception, tout le monde devait devenir travailleur salarié sous la domination d'un capital collectif, de la « communauté en tant que capitaliste universel. »([2] [574]). En rejetant ces conceptions, Marx anticipait déjà sur les arguments que les révolutionnaires venus après ont dû développer pour démontrer la nature capitaliste des régimes soi-disant « communistes » de l'ex-bloc de l'Est (même si ces derniers étaient le produit monstrueux d'une contre-révolution bourgeoise et non l'expression d'un mouvement ouvrier immature).
Marx a également critiqué les versions plus « démocratiques » et plus sophistiquées de communisme telles que Considérant et d'autres les ont développées, car elles étaient « de nature encore politique », c'est-à-dire qu'elles ne proposaient pas de changement radical des rapports sociaux et restaient donc « encore imparfaites, encore affligées de la propriété privée. »([3] [575])
Marx avait à cœur de montrer, à l'encontre de ces définitions restrictives et déformées, que le communisme ne signifiait pas la réduction générale des hommes à un philistinisme inculte, mais l'élévation de l'humanité à ses plus hautes capacités créatrices. Ce communisme, comme Marx l'annonce dans un passage souvent cité mais rarement analysé, se donnait les buts les plus élevés :
« Le communisme en tant que dépassement positif de la propriété privée, donc de l'auto aliénation humaine, et par conséquent en tant qu'appropriation réelle de l'essence humaine par et pour l'homme, c'est le retour total de l'homme à soi en tant qu'homme social, c'est-à-dire humain, retour conscient accompli dans toute la richesse du développement antérieur. Ce communisme est un naturalisme achevé, et comme tel un humanisme ; en tant qu'humanisme achevé, il est un naturalisme ; il est la vraie solution de la lutte entre l'existence et l'essence, entre l'objectification et l'affirmation de soi, entre la liberté et la nécessité, entre l'individu et l'espèce. Il est l'énigme de l'histoire résolue et il sait qu'il est cette solution. »([4] [576]).
Le communisme vulgaire avait compris assez correctement que les réalisations culturelles des sociétés antérieures étaient basées sur l'exploitation de l'homme par l'homme. Mais ce faisant, il les rejetait de façon erronée alors que le communisme de Marx, au contraire, cherchait à s'approprier et à rendre vraiment fructueux tous les efforts culturels et, si l'on peut utiliser ce terme, spirituels antérieurs de l'humanité en les libérant des distorsions dont la société de classe les avait inévitablement marqués. En faisant de ces réalisations le bien commun de toute l'humanité, le communisme les fusionnerait en une synthèse supérieure et plus universelle. C'était une vision profondément dialectique qui, même avant que Marx ait exprimé une claire compréhension des formes communautaires de société ayant précédé la formation des divisions de classe, reconnaissait que l'évolution historique, en particulier dans sa phase finale capitaliste, avait spolié l'homme et l'avait privé de ses rapports sociaux « naturels » originels. Mais le but de Marx n'était pas un simple retour à une simplicité primitive perdue mais l'instauration consciente de l'être social de l'homme, une accession à un niveau supérieur qui intègre toutes les avancées contenues dans le mouvement de l'histoire.
De la même
façon, loin d'être simplement la généralisation de l'aliénation imposée au
prolétariat par les rapports sociaux capitalistes, ce communisme se considérait
comme le « dépassement positif» des multiples contradictions et aliénations
qui avaient tourmenté le genre humain jusqu'à présent.
La production communiste en tant que réalisation de la nature sociale de l'homme
Comme nous l'avons vu dans le précédent chapitre, la critique par Marx du travail aliéné présentait plusieurs aspects :
- le travail aliéné séparait le producteur de son propre produit : ce que l'homme créait de ses propres mains devenait une force hostile écrasant son créateur ; il séparait le producteur de l'acte de production : le travail aliéné était une forme de torture ([5] [577]), une activité totalement extérieure au travailleur. Et comme la caractéristique humaine la plus fondamentale, l'« être générique de l'homme » comme dit Marx, était la production créatrice consciente, transformer celle-ci en source de tourment, c'était séparer l'homme de son véritable être générique ;
- il séparait l'homme de l'homme : il y avait une profonde séparation non seulement entre l'exploiteur et l'exploité, mais aussi entre les exploités eux-mêmes, atomisés en des individus rivaux par les lois de la concurrence capitaliste.
Dans ses premières définitions du communisme, Marx traitait ces aspects de l'aliénation sous différents angles, mais toujours avec la même préoccupation de montrer que le communisme fournissait une solution concrète et positive à ces maux. Dans la conclusion des Extraits des éléments d'économie politique de James Mill, commentaire qu'il a écrit à la même époque que les Manuscrits, Marx explique pourquoi le remplacement du travail salarié capitaliste qui ne produit que pour le profit, par le travail associé produisant pour les besoins humains, constitue la base du dépassement des aliénations énumérées plus haut :
« En supposant la propriété privée, le travail est aliénation de la vie, car je travaille pour vivre, pour me procurer un moyen de vivre. Mon travail n'est pas ma vie. (...) En supposant la propriété privée, mon individualité est aliénée à un degré tel que cette activité m'est un objet de haine, de tourment : c'est un simulacre d'activité, une activité purement forcée, qui m'est imposée par une nécessité extérieure, contingente, et non par un besoin et une nécessité intérieurs. »([6] [578]).
En opposition à cela, Marx nous demande de supposer « que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s'affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l'autre. 1° Dans ma production, je réaliserais mon identité, ma particularité ; j'éprouverais, en travaillant, la jouissance d'une manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de l'objet, j'aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. 2° Dans ta jouissance ou ton emploi de mon produit, j'aurais la joie spirituelle immédiate de satisfaire par mon travail un besoin humain, de réaliser la nature humaine et de fournir au besoin d'un autre l'objet de sa nécessité. 3° J'aurais conscience de servir de médiateur entre toi et le genre humain, d'être reconnu et ressenti par toi comme un complément à ton propre être et comme une partie nécessaire de toi-même; d'être accepté dans ton esprit comme dans ton amour. 4° J'aurais, dans mes manifestations individuelles, la joie de créer la manifestation de ta vie, c'est-à-dire de réaliser et d'affirmer dans mon activité individuelle ma vraie nature, ma sociabilité humaine. Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l'un vers l'autre. (... ) Mon travail serait une manifestation libre de la vie, une jouissance de la vie. »([7] [579]).
Ainsi, pour Marx, les être humains ne produiraient de façon humaine que lorsque chaque individu serait capable de se réaliser pleinement dans son travail : accomplissement qui vient de la jouissance active de l'acte productif ; de la production d'objets qui non seulement aient une utilité réelle pour d'autres êtres humains mais qui méritent également d'être contemplés en eux‑mêmes, parce qu'ils ont été produits, pour utiliser une expression des Manuscrits, « selon les lois de la beauté » ; du travail en commun avec d'autres êtres humains, et dans un but commun.
Ici, il apparaît clairement que, pour Marx, la production pour les besoins qui est l'une des caractéristiques du communisme, est bien plus que la simple négation de la production capitaliste de marchandises, de la production pour le profit. Dès le début, l'accumulation de richesses comme capital a signifié l'accumulation de la pauvreté pour les exploités ; à l'époque du capitalisme moribond, c'est doublement vrai, et aujourd'hui, il est plus évident que jamais que l'abolition de la production de marchandises est une pré condition pour la survie même de l'humanité. Mais pour Marx, la production pour les besoins n'a jamais constitué un simple minimum, une satisfaction purement quantitative des besoins élémentaires de se nourrir, de se loger, etc. La production pour les besoins était également le reflet de la nécessité pour l'homme de produire - pour l'acte de production en tant qu'activité sensuelle et agréable, en tant que célébration de l'essence communautaire du genre humain. C'est une position que Marx n'a jamais modifiée. Comme l'écrit, par exemple, le Marx « mûr» dans la Critique du Programme de Gotha (1874), quand il parle d'une «phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail, et, avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel, quand le travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais même le premier besoin de l'existence ; quand avec le développement en tous sens des individus, les forces productives iront s'accroissant, et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance... »([8] [580]).
« ...Quand
le travail sera devenu non seulement un moyen de vivre, mais même le premier
besoin de l'existence»... De telles affirmations sont cruciales si l'on
veut répondre à l'argument typique de l'idéologie bourgeoise selon lequel si
l'appât du gain est supprimé, il ne reste plus de motivation pour que
l'individu ou la société dans son ensemble produise quoi que ce soit. Une fois
encore, un élément fondamental de réponse, c'est de montrer que, sans
l'abolition du travail salarié, la simple survie du prolétariat, de l'humanité
elle-même, n'est pas possible. Mais cela reste un argument purement négatif si
les communistes ne mettent pas en évidence que dans la société future, la
principale motivation pour travailler sera que travailler devient « le
premier besoin de l'existence », la jouissance de la vie - cœur de
l'activité humaine et accomplissement des désirs les plus essentiels de
l'homme.
Dépasser la division du travail
Il faut noter comment Marx, dans cette dernière citation, commence sa description de la phase supérieure du communisme en envisageant l'abolition de « l'asservissante subordination des individus à la division du travail, et, avec elle, l'antagonisme entre le travail intellectuel et le travail manuel». C'est un thème constant de la dénonciation par Marx du travail salarié capitaliste. Dans le premier volume du Capital, il passe des pages et des pages à fulminer contre la façon dont le travail à l'usine réduit l'ouvrier à un simple fragment de lui-même ; contre la façon dont il transforme les hommes en corps sans tête, dont la spécialisation a réduit le travail à la répétition des actions les plus mécaniques engourdissant l'esprit. Mais cette polémique contre la division du travail se trouve déjà dans ses premiers travaux, et il est clair dans ce qu'il dit que, pour Marx, il ne peut être question de dépasser l'aliénation implicite dans le système salarié sans qu'il y ait une profonde transformation de la division du travail existante. Un passage fameux de l'Idéologie Allemande traite cette question :
« Enfin, et la division du travail nous en fournit d'emblée le premier exemple, aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société primitive, donc aussi longtemps que subsiste la division entre intérêt particulier et intérêt général, et que l'activité n'est pas divisée volontairement mais naturellement, le propre acte de l'homme se dresse devant lui comme une puissance étrangère qui l'asservit, au lieu que ce soit lui qui la maîtrise. En effet, du moment où le travail commence à être réparti, chacun entre dans un cercle d'activités déterminé et exclusif, qui lui est imposé et dont il ne peut s'évader ; il est chasseur, pêcheur, berger ou "critique", et il doit le rester sous peine de perdre les moyens qui lui permettent de vivre. Dans la société communiste, c'est le contraire : personne n'est enfermé dans un cercle exclusif d'activités et chacun peut se former dans n'importe quelle branche de son choix ; c'est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de m'occuper d'élevage le soir et de m'adonner à la critique après le repas, selon que j'en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. »([9] [581]).
Cette merveilleuse image de la vie quotidienne dans une société communiste pleinement développée utilise évidemment une certaine licence poétique, mais elle traite le point essentiel : étant donné le développement des forces productives que le capitalisme a apporté, il n'y a absolument pas besoin que les êtres humains passent la plus grande partie de leur vie dans la prison d'un genre unique d'activité - par-dessus tout dans le genre d'activité qui ne permet l'expression que d'une minuscule part des capacités réelles de l'individu. De la même façon, nous parlons de l'abolition de l'ancienne division entre la petite minorité d'individus qui ont le privilège de vivre d'un travail réellement créatif et gratifiant, et la vaste majorité condamnée à l'expérience du travail comme aliénation de la vie :
« Le fait que le talent artistique soit concentré exclusivement dans quelques individus, et qu'il soit, pour cette raison, étouffé dans la grande masse des gens, est une conséquence de la division du travail. (...) dans une organisation communiste de la société, l'assujettissement de l'artiste à l'esprit borné du lieu et de la nation aura disparu. Cette étroitesse d'esprit est un pur résultat de la division du travail. Disparaîtra également l'assujettissement de l'individu à tel art déterminé qui le réduit au rôle exclusif de peintre, de sculpteur, etc., de sorte que, à elle seule, l'appellation reflète parfaitement l'étroitesse de son développement professionnel et sa dépendance de la division du travail. Dans une société communiste, il n'y a pas de peintres, mais tout au plus des êtres humains qui, entre autres choses, font de la peinture. »([10] [582]).
L'image
héroïque de la société bourgeoise dans son aurore naissante est celle de 1' «
Homme de la Renaissance
» - d'individus tels que Léonard De Vinci qui a combiné les talents d'artiste,
de scientifique et de philosophe. Mais de tels hommes ne sont que des exemples
exceptionnels, des génies extraordinaires, dans une société où l'art et la
science s'appuyaient sur le labeur éreintant de l'immense majorité. La vision
du communisme de Marx est celle d'une société composée tout entière d'« Hommes
de la Renaissance
»([11] [583])
L'émancipation des sens
Pour le genre
de « socialistes » dont la fonction est de réduire le socialisme à un léger
maquillage du système existant d'exploitation, de telles visions ne peuvent
constituer une anticipation du futur de l'humanité. Pour le partisan du socialisme
« réel » (c'est-à-dire le capitalisme d'Etat pour la social-démocratie, le
stalinisme ou le trotskisme), il ne s'agit vraiment que de visions, de rêves
utopiques irréalisables. Mais pour ceux qui sont convaincus que le communisme
est à la fois une nécessité et une possibilité, l'extrême audace de la
conception du communisme de Marx, son refus inflexible de s'en tenir au
médiocre et au second ordre ne peuvent que constituer une inspiration et un
stimulant pour poursuivre une lutte sans relâche contre la société
capitaliste. Et le fait est que les descriptions par Marx des buts ultimes du communisme
sont extrêmement hardies, bien plus que ne le soupçonnent habituellement les
« réalistes », car elles ne considèrent pas seulement les profonds changements
qu'implique la transformation communiste (production pour l'usage, abolition de
la division du travail, etc.) ; elles fouillent aussi dans les changements subjectifs
que le communisme apportera, permettant une transformation spectaculaire de la
perception et de l'expérience sensitive mêmes de l'homme.
Là encore la méthode de Marx est de partir du problème réel, concret posé par le capitalisme et de chercher la solution contenue dans les contradictions présentes de la société. Dans ce cas, il décrit la façon dont le règne de la propriété privée réduit les capacités de l'homme de jouir véritablement de ses sens. D'abord, cette restriction est une conséquence de la simple pauvreté matérielle qui émousse les sens, réduit toutes les fonctions fondamentales de la vie à leur niveau animal, et empêche les êtres humains de réaliser leur puissance créatrice :
« Prisonnier du besoin élémentaire, le sens n'a qu'un sens borné. Pour l'homme affamé, la nourriture n'a pas de qualité humaine ; il n'en perçoit que l'existence abstraite : elle pourrait tout aussi bien se présenter sous sa forme la plus primitive sans que l'on puisse dire en quoi son activité nourricière se distingue du pâturage. Le souci et le besoin rendent l'homme insensible au plus beau des spectacles. »([12] [584])
Au contraire, « les sens de l'homme social sont autres que ceux de l'homme non social. C'est seulement grâce à l'épanouissement de la richesse de l'être humain que se forme et se développe la richesse de la sensibilité subjective de l'homme : une oreille musicienne, un oeil pour la beauté des formes, bref des sens capables de jouissance humaine, des sens s'affirmant comme maîtrise propre à l'être humain... une fois accomplie (sa gestation), la société produit comme sa réalité durable l'homme pourvu de toutes les richesses de son être, l'homme riche, l'homme doué de tous ses sens, l'homme profond. »([13] [585])
Mais ce n'est pas seulement la privation matérielle quantifiable qui restreint le libre jeu des sens. C'est quelque chose de plus profondément incrusté par la société de propriété privée, la société d'aliénation. C'est la « stupidité » induite par cette société qui nous convainc que rien « n'est vraiment vrai » tant qu'on ne le possède pas :
« La propriété privée nous a rendus si sots et si bornés qu'un objet est nôtre uniquement quand nous l'avons, quand il existe pour nous comme capital, ou quand ils est immédiatement possédé, mangé, bu, porté sur notre corps, habité par nous, etc., bref quand il est utilisé par nous. Il est vrai que la propriété privée ne conçoit toutes ces réalisations directes de la possession elle-même que comme des moyens de vivre, et la vie, à laquelle elles servent de moyens, comme la vie de la propriété privée : le travail et le profit du capital. A la place de tous les sens physiques et intellectuels est apparue l'aliénation pure et simple des sens, le sens de l'avoir. »([14] [586])
Et de nouveau, en opposition à cela :
« ...l'abolition positive de la propriété privée - c'est-à-dire l'appropriation sensible par l'homme et pour l'homme de la vie et de l'être humains, de l'homme objectif, des oeuvres humaines - ne doit pas être comprise dans le seul sens de la jouissance immédiate, partiale, dans le sens de la possession, de l'avoir. L'homme s'approprie sa nature universelle d'une manière universelle, donc en tant qu'homme total. Chacun de ses rapports humains avec le monde, voir, entendre, sentir, goûter, toucher, penser, contempler, vouloir, agir, aimer, bref, tous les actes de son individualité, aussi bien que, sous leur forme directe, ses organes génériques sont, dans leur comportement envers l'objet, l'appropriation de celui-ci (...) L'abolition de la propriété privée est l'émancipation de tous les sens et de toutes les qualités humaines ; mais elle est cette émancipation précisément parce que ces sens et ces qualités deviennent humains, tant subjectivement qu'objectivement. L’œil devient l’œil humain, tout comme son objet devient un objet social, humain, venant de l'homme et aboutissant à l'homme. Ainsi les sens sont devenus "théoriciens" dans leur action immédiate. Ils se rapportent à l'objet pour l'amour de l'objet et inversement, l'objet se rapporte humainement à lui-même et à l'homme. C'est pourquoi le besoin et la jouissance perdent leur nature égoïste, tandis que la nature perd sa simple utilité pour devenir utilité humaine. »([15] [587])
Interpréter ces passages dans toute leur profondeur et leur complexité pourrait prendre un livre entier. Mais à partir de là, ce qui est clair, c'est que, pour Marx, le remplacement du travail aliéné par une forme réellement humaine de production mènerait à une modification fondamentale de l'état de conscience de l'homme. La libération de l'espèce du tribut paralysant payé à la lutte contre la pénurie, le dépassement de l'association de l'anxiété et du désir imposée par la domination de la propriété privée libèrent les sens de l'homme de leur prison et lui permettent de voir, d'entendre et de sentir d'une nouvelle façon. Il est difficile de discuter de telles formes de conscience parce qu'elles ne sont pas « simplement » rationnelles. Cela ne veut pas dire qu'elles ont régressé à un niveau antérieur au développement de la raison. – cela veut dire qu'elles sont allées au-delà de la pensée rationnelle telle qu'elle a été conçue jusqu'à présent en tant qu'activité séparée et isolée, atteignant une condition dans laquelle « non seulement dans le penser, mais avec tous ses sens, l'homme s'affirme dans le monde des objets. »([16] [588])
Une première approche pour comprendre de telles transformations internes, c'est de se référer à l'état d'inspiration qui existe dans toute grande oeuvre d'art ([17] [589]). Dans cet état d'inspiration, le peintre ou le poète, le danseur ou le chanteur entrevoit un monde transfiguré, un monde resplendissant de couleur et de musique, un monde d'une signification élevée qui fait que notre état « normal » de perception apparaît partiel, limité et même irréel - ce qui est juste quand on se rappelle que la « normalité » est précisément la normalité de l'aliénation. De tous les poètes, William Blake a peut-être le mieux réussi à faire connaître la distinction entre l'état « normal » dans lequel « l'homme s'est enfermé jusqu'à voir toutes choses à travers les étroites fissures de sa caverne » et l'état d'inspiration qui, dans la perspective messianique mais par beaucoup d'aspects, très matérialiste de Blake, «passera par une amélioration de la jouissance sensuelle» et par l'ouverture des «portes de la perception ». Si l'humanité ne pouvait accomplir que cela, « tout apparaîtrait à l'homme tel que c'est, infini. »([18] [590])
L'analogie avec l'artiste n'est pas du tout fortuite. Lorsqu'il écrivait les Manuscrits, l'ami le plus estimé de Marx était le poète Heine et toute sa vie durant, Marx fut passionné par les oeuvres d'Homère, Shakespeare, Balzac et autres grands écrivains. Pour lui, de tels personnages et leur créativité débridée, constituaient des modèles durables du véritable potentiel de l'humanité. Comme nous l'avons vu, le but de Marx était une société où de tels niveaux de créativité deviendraient un attribut « normal » de l'homme ; il s'ensuit donc que l'état élevé de perception sensitive décrite dans les Manuscrits deviendrait de plus en plus l'état « normal » de conscience de l'humanité sociale.
Plus tard, l'approche de Marx développera plus l'analogie avec l'activité créatrice du scientifique qu'avec celle de l'artiste, tout en conservant l'essentiel : la libération de la corvée du travail, le dépassement de la séparation entre travail et temps libre, produisent un nouveau sujet humain :
«Au demeurant, il tombe sous le sens que le temps de travail immédiat ne pourra pas toujours être opposé de manière abstraite au temps libre, comme c'est le cas dans le système économique bourgeois. (...) Le temps libre - qui est à la fois loisir et activité supérieure - aura naturellement transformé son possesseur en un sujet différent, et c'est en tant que sujet nouveau qu'il entrera dans le processus de la production immédiate. Par rapport à l'homme en formation, ce processus est d'abord discipline ; par rapport à l'homme formé, dont le cerveau est le réceptacle des connaissances socialement accumulées, il est exercice, science expérimentale, science matériellement créatrice et réalisatrice. Pour l'un et l'autre, il est en même temps effort, dans la mesure où, comme en agriculture, le travail exige la manipulation pratique et le libre mouvement. »([19] [591])
Au-delà du moi atomisé
L'éveil des sens par la libre activité humaine implique aussi la transformation du rapport de l'individu avec le monde social et naturel qui l'entoure. C'est à ce problème que Marx se réfère quand il dit que le communisme résoudra les contradictions « entre l'existence et l'essence... entre l'objectification et l'affirmation de soi... entre l'individu et l'espèce». Comme nous l'avons vu dans le chapitre sur l'aliénation, Hegel dans son examen du rapport entre le sujet et l'objet dans la conscience humaine, a reconnu que la capacité unique de l'homme de se concevoir en tant que sujet séparé était vécue comme une aliénation : l'« autre », le monde objectif, à la fois humain et naturel, lui apparaissait comme hostile et étranger. Mais l'erreur de Hegel était de voir cela dans l'absolu au lieu de le considérer comme un produit historique ; de ce fait, il n'y voyait pas d'issue sinon dans les sphères raréfiées de la spéculation philosophique. Pour Marx, d'un autre côté, c'est le travail de l'homme qui avait créé la distinction sujet objet, la séparation entre l'homme et la nature, l'individu et l'espèce. Mais jusqu'ici le travail avait été « le devenir pour soi de l'homme à l'intérieur de l'aliénation. »([20] [592]) Et c'est pourquoi, jusqu'à présent, la distinction entre le sujet et l'objet avait aussi été vécue comme aliénation. Ce processus, comme on l'a vu, avait atteint son point le plus avancé dans le moi isolé, profondément atomisé de la société capitaliste ; mais le capitalisme avait également jeté la base de la résolution pratique de cette aliénation. Dans la libre activité créatrice du communisme, Marx voyait la base d'un état de l'être dans lequel l'homme considère la nature comme humaine et lui-même comme naturel ; un état dans lequel le sujet a réalisé une unité consciente avec l'objet :
« ...dans la société, la réalité objective devient pour l'homme la réalité de sa maîtrise en tant qu'être humain ; réalité humaine, cette maîtrise est par conséquent la réalité de son être propre, grâce à laquelle tous les objets deviennent pour lui l'objectification de lui-même, les objets qui confirment et réalisent son individualité, ses objets : il devient lui-même objet. »([21] [593])
Dans ses commentaires sur les Manuscrits, Bordiga a particulièrement insisté sur ce point : la résolution des énigmes de l'histoire ne devenait possible que «parce qu'on est sorti de la tromperie millénaire de l'individu seul face au monde naturel stupidement appelé externe par les philosophes. Externe à quoi ? Externe au moi, ce déficient suprême ; externe à l'espèce humaine, on ne peut plus l'affirmer, parce que l'homme espèce est interne à la nature, il fait partie du monde physique ». Et il continue en disant que « dans ce texte puissant, l'objet et le sujet deviennent, comme l'homme et la nature, une seule et même chose. Et même tout est objet : l'homme sujet "contre nature" disparaît avec l'illusion d'un moi singulier. »([22] [594])
Jusqu'ici, le fait de cultiver volontairement des états (ou plutôt des étapes, puisque nous ne parlons ici de rien de définitif) de conscience qui aillent au-delà de la perception du moi isolé, s'est limité en grande partie à des traditions mystiques. Par exemple, dans le bouddhisme Zen, les comptes-rendus d'expérience de Satori dans lesquels s'exprime une tentative de dépasser la rupture entre le sujet et l'objet dans une unité plus vaste, comportent une certaine ressemblance avec le mode d'être que Bordiga, à la suite de Marx, a tenté de décrire. Mais tandis que la société communiste trouvera peut-être à se réapproprier de ces traditions, il ne faut pas déduire de ces passages de Marx ou de Bordiga que le communisme pourrait se définir comme une « société mystique » ou qu'il y a un « mysticisme communiste », comme on le trouve dans certains textes sur la question de la nature qui ont été publiés récemment par le groupe bordiguiste Il Partito Comunista([23] [595]). Inévitablement, 1' enseignement de toutes les traditions mystiques était plus ou moins lié aux diverses conceptions religieuses et idéologiques erronées résultant de l'immaturité des conditions historiques, tandis que le communisme sera capable de s'emparer du « noyau rationnel » de ces traditions et de les intégrer dans une véritable science de l'homme. De façon également inévitable, les vues et les techniques des traditions mystiques étaient, presque par définition, limitées à une élite d'individus privilégiés, alors que dans le communisme, il n'y aura pas de « secrets » à cacher aux masses vulgaires. En conséquence, l'extension de la conscience que réalisera l'humanité collective du futur, sera incomparablement supérieure aux éclairs d'illumination atteints par des individus dans les limites de la société de classe.
Les branches d'un arbre de la terre
Telles sont les recherches les plus lointaines dans la vision du communisme de Marx, une vision qui s'étend même au-delà du communisme, puisque Marx dit à un moment que « le communisme est la forme nécessaire et le principe dynamique du proche avenir sans être en tant que tel le but du développement humain.»([24] [596]) Le communisme, même sous sa forme pleinement développée, n'est que le début de la société humaine.
Mais ayant atteint ces hauteurs de l'Olympe, il est nécessaire de revenir sur terrain ferme ; ou plutôt de rappeler que cet arbre dont les branches s'élèvent vers le ciel, est fermement enraciné dans le sol de la Terre.
Nous avons déjà présenté plusieurs arguments contre l'accusation selon laquelle les divers tableaux présentés par Marx de la société communiste seraient des schémas purement spéculatifs et utopiques : d'abord en montrant que même ses premiers écrits en tant que communiste se basent sur un diagnostic très complet et scientifique de l'aliénation de l'homme, et plus particulièrement sous le règne du capital. Le remède découle donc logiquement du diagnostic : le communisme doit fournir le « dépassement positif» de toutes les manifestations de l'aliénation humaine.
Deuxièmement, nous avons vu comment les descriptions d'une humanité qui a retrouvé sa santé, étaient toujours basées sur de réels aperçus d'un monde transformé, d'authentiques moments d'inspiration et d'illumination qui peuvent avoir lieu et ont lieu dans la chair et le sang d'êtres humains même dans les limites de l'aliénation.
Mais ce qui était encore peu développé dans les Manuscrits, c'est la conception du matérialisme historique : l'examen des transformations économiques et sociales successives qui ont jeté les bases de la société communiste future. Dans son travail ultérieur, donc, Marx a dû dépenser une grande partie de son énergie à étudier le mode d'action sous-jacent du système capitaliste, et l'opposer aux modes de production qui avaient précédé l'époque bourgeoise. En particulier, une fois qu'il eût mis à nu les contradictions inhérentes à l'extraction et à la réalisation de la plus-value, Marx fut capable d'expliquer comment toutes les sociétés de classe précédentes avaient péri parce qu'elles ne pouvaient produire suffisamment, tandis que le capitalisme était le premier à être menacé de destruction parce qu'il « surproduisait ».
Mais c'est précisément cette tendance inhérente à la surproduction qui a signifié que le capitalisme établissait les bases d'une société d'abondance matérielle ; une société capable de libérer les immenses forces productives développées puis entravées par le capital, une fois celui-ci parvenu dans sa période de déclin historique ; une société capable de les développer pour les besoins humains et concrets de l'homme et non pour les besoins inhumains et abstraits du capital.
Dans les Grundrisse, Marx a examiné ce problème en se référant spécifiquement à la question du temps de surtravail, observant que : « Ainsi, réduisant à son minimum le temps du travail, le capital contribue malgré lui à créer du temps social disponible au service de tous, pour l'épanouissement de chacun. Mais, tout en créant du temps disponible, il tend à le transformer en surtravail. Plus il réussit dans cette tâche, plus il souffre de surproduction ; et sitôt qu'il n'est pas en mesure d'exploiter du surtravail, le capital arrête le travail nécessaire. Plus cette contradiction s'aggrave, plus on s'aperçoit que l'accroissement des forces productives doit dépendre non pas de l'appropriation du sur-travail par autrui, mais par la masse ouvrière elle-même. Quand elle y sera parvenue - et le temps disponible perdra du coup son caractère contradictoire - le temps de travail nécessaire s'alignera d'une part sur les besoins de l'individu social, tandis qu'on assistera d'autre part à un tel accroissement de forces productives que les loisirs augmenteront pour chacun, alors que la production sera calculée en vue de la richesse de tous. La vraie richesse étant la pleine puissance productive de tous les individus, l'étalon de mesure en sera non pas le temps de travail, mais le temps disponible. »([25] [597])
Nous reviendrons sur cette question du temps de travail dans d'autres articles, en particulier quand nous examinerons les problèmes économiques de la période de transition. Ce sur quoi nous voulons insister ici, c'est que, quelles que soient la radicalité et la profondeur de vue des tableaux présentés par Marx du futur communiste de l'humanité, ils étaient basés sur une sobre affirmation des possibilités réelles contenues dans le système de production existant. Mais plus que cela : l'émergence d'un monde qui mesure la richesse en termes de « temps disponible » plutôt qu'en temps de travail, un monde qui dédie consciemment ses ressources productives au plein développement du potentiel humain, n'est pas une simple possibilité : c'est une nécessité brûlante si l'humanité veut trouver une issue face aux contradictions dévastatrices du capitalisme. Ces derniers développements théoriques montrent donc par eux-mêmes qu'ils sont en totale continuité avec les premières descriptions audacieuses de la société communiste : ils démontrent de façon évidente que « le dépassement positif» de l'aliénation décrit avec une telle profondeur et une telle passion dans les premiers travaux de Marx n'était pas un choix parmi beaucoup d'autres pour le futur de l'humanité, mais son seul futur.
Dans le prochain article, nous suivrons les pas de Marx et Engels, après leurs premiers textes soulignant les buts ultimes du mouvement communiste : la montée de la lutte politique qui constituait la pré-condition indispensable aux transformations économiques et sociales qu'ils envisageaient. Nous examinerons donc comment le communisme est devenu un programme politique explicite avant, pendant et après les grands soulèvements sociaux de 1848.
CDW.
[1] [598] Manuscrits économiques et philosophiques, « Communisme et propriété », p. 77, Ed. La Pléiade, T.11.
[2] [599] Ibid, page 78.
[3] [600] Ibid, page 79.
[4] [601] Ibid.
[5] [602] D'ailleurs en français, travail vient du bas-latin trepalium, un instrument de torture...
[6] [603] « Notes de lecture », p. 34, Ed. La Pléiade, T.II.
[7] [604] Ibid. , p. 33.
[8] [605] Critique du Programme de Gotha, p. 24, Ed. Spartacus
[9] [606] L'idéologie Allemande, « I. Feuerbach », « Division du travail et aliénation », p. 1065, Ed. La Pléiade, T.III.
[10] [607] Ibid. , « III Saint Max », « Organisation du travail », p. 1289
[11] [608] La terminologie utilisée ici est inévitablement marquée de préjugé sexuel, parce que l'histoire de la division du travail est également l'histoire de l'oppression des femmes et de leur exclusion effective de bien des sphères d'activité sociale et politique. Dans ses premiers travaux, Marx a souligné que le rapport naturel des sexes « permet de juger de tout le degré du développement humain » et que « du caractère de ce rapport, on peul conclure jusqu'à quel point l'homme est devenu pour lui-même un être générique, humain, et conscient de l'être devenu.... » (Manuscrits, « Communisme et propriété », p. 78, Ed. La Pléiade, T.II)).
Ainsi, il était évident pour Marx que l'abolition communiste de la division du travail était également l'abolition de tous les rôles restrictifs imposés aux hommes et aux femmes. Le marxisme ne s'est donc jamais réclamé du soi-disant « mouvement de libération des femmes » dont la renommée se base sur le fait qu'il serait le seul à voir que les visions « traditionnelles » (c'est-à-dire staliniennes et gauchistes) de la révolution seraient trop limitées à d'étroits buts politiques et économiques et « rateraient » de ce fait la nécessité d'une transformation radicale des rapports entre les sexes. Pour Marx, il était évident dès le début qu'une révolution communiste signifiait précisément une transformation profonde de tous les aspects des rapports humains.
[12] [609] Manuscrits, « Communisme et propriété », p. 85, Ed. La Pléiade, T.II.
[13] [610] Ibid. , p. 84-85
[14] [611] Ibid., p. 83
[15] [612] Ibid., p. 82-83
[16] [613] Ibid. , p. 84
[17] [614] Dans son autobiographie, Trotsky, rappelant les premiers jours de la révolution d'octobre, souligne que le processus révolutionnaire lui-même s'exprime comme une explosion massive d'inspiration collective :
« Le marxisme est à considérer comme l'expression consciente d'un processus historique inconscient. Mais le processus "inconscient", au sens historico-philosophique du terme et non psychologique, ne coïncide avec son expression consciente qu'en ses plus hauts sommets, lorsque la masse, par la poussée de ses forces élémentaires, force les portes de la routine sociale et donne une expression victorieuse aux plus profonds besoins de l'évolution historique. La conscience théorique la plus élevée que l'on a de l'époque fusionne, en de tels moments, avec l'action directe des couches les plus profondes, des masses opprimées les plus éloignées de toute théorie. La fusion créatrice du conscient avec l'inconscient est ce qu'on appelle d'ordinaire, l'inspiration. La révolution est un moment d'inspiration exaltée de l'histoire.
Tout véritable écrivain connaît des moments de création où quelqu'un de plus fort que lui guide sa main. Tout véritable orateur a connu des minutes où quelque chose de plus fort que lui ne l'était à ses heures ordinaires s'exprimait par ses lèvres. C'est cela "l'inspiration". Elle naît d'une suprême tension créatrice de toutes les forces. L'inconscient remonte de sa profonde tanière et se subordonne le travail conscient de la pensée, se l'assimile dans une sorte d'unité supérieure.
Les heures où la tension des forces spirituelles est poussée à son plus haut degré s'emparent quelques fois de l'activité individuelle sous tous ses aspects, car elle est liée au mouvement des masses. Telles furent les journées d'Octobre pour les "leaders". Les forces latentes de l'organisme, ses instincts profonds, tout le flair hérité de fauves ancêtres, tout cela se souleva, rompit les guichets de la routine psychique et - à côté des généralisations historico-philosophiques les plus élevées - se mit au service de la révolution.
Ces deux processus, celui des individus et celui des masses, étaient basés sur une combinaison du conscient avec l'inconscient, de l'instinct, qui donne du ressort à la volonté, avec les plus hautes généralisations de l'esprit.
Extérieurement, cela n'avait pas du tout l'air pathétique : des hommes circulaient, las, affamés, non lavés, les yeux enflammés, les joues hérissées de poils parce qu'ils ne s'étaient pas rasés. Et chacun d'eux ne fut en mesure, plus tard, de raconter que très peu de chose sur les jours et les heures les plus critiques. » (Trotsky, Ma Vie, chap.19, ed.Gallimard).
Ce passage à propos de l'émancipation des sens est également remarquable parce que, dans la continuité des écrits de Marx, il soulève la question du lien entre le marxisme et la théorie psychanalytique. Selon l'auteur de cet article, les conceptions de Marx de l'aliénation et sa notion d'émancipation des sens ont été confirmées, à partir d'un point de vue différent, par les découvertes de Freud. Tout comme Marx voyait l'aliénation de l'homme comme un processus accumulatif atteignant son point culminant dans le capitalisme, Freud a décrit le processus de la répression atteignant son paroxysme dans la civilisation actuelle. Et pour Freud, ce qui est réprimé est précisément la capacité de l'être humain de jouir de ses sens - le lien érotique avec le monde que nous savourons dans la prime enfance mais qui est progressivement « réprimé » à la fois dans l'histoire de l'espèce et dans celle de l'individu. Freud a également compris que la source ultime de cette répression résidait dans la lutte contre la pénurie matérielle. Mais alors que Freud, en tant que penseur bourgeois honnête, l'un des derniers à avoir apporté une réelle contribution à la science humaine, était incapable d’envisager une société ayant dépassé la pénurie et donc la nécessité de la répression, la vision de l’émancipation des sens de Marx considère la restauration du monde d’être érotique « infantile » à un niveau supérieur. Comme Marx lui-même le souligne, « Un homme ne peut redevenir un enfant sans être puéril. Mais ne se réjouit-il pas de la naïveté de l’enfant, et ne doit-il pas lui-même s’efforcer, à un niveau plus élevé, de reproduire sa vérité ? ». (Introduction générale à la critique de l’économie politique, p 266, Ed. La Pléiade, T.I.).
[18] [615] in « The Marriage of Heaven and Hell U.
[19] [616] Principes d'une critique de l'économie politique, « Le Capital », p. 311, Ed. La Pléiade, T.11.
[20] [617] Manuscrits, « Critique de la philosophie hégélienne », p. 126, Ed. La Pléiade, T.II.
[21] [618] Manuscrits, « Communisme et propriété «, p. 84, Ibid.
[22] [619] Bordiga et la passion du communisme, «Tables immuables de la théorie communiste de parti », J. Camatte, 1972
[23] [620] Voir en particulier le Rapport de la réunion des 3/4 février 1990 à Florence, Communist Left n°3 et l'article « Nature et révolution communiste » dans Communist Left n°5. Nous ne sommes pas surpris que les bordiguistes tombent ici dans le mysticisme : toute leur notion d'un programme communiste invariant en est déjà fortement imprégnée. Nous devons savoir également que dans certaines de ses formulations sur le dépassement du moi atomisé, c'est-à-dire de l'aliénation entre soi et les autres, Bordiga s'égare dans la négation pure et simple de l'individu ; que le point de vue de Bordiga sur le communisme et également sur le parti qu'il voyait, dans un certain sens, comme une préfiguration de celui-là, glisse souvent vers une suppression totalitaire de l'individu par le collectif. Au contraire, Marx a toujours rejeté de telles conceptions comme l'expression de déformations grossières et primitives du communisme. Il parlait du communisme qui résolvait la contradiction entre l'individu et l'espèce - pas de l'abolition de l'individu, mais de sa réalisation dans la collectivité, et de la réalisation de celle-ci dans chaque individu.
[24] [621] Manuscrits, « Propriété privée et communisme », p. 90, Ed. La Pléiade, T.II.
[25] [622] Principes d'une critique de l'économie politique, « Le Capital «, p. 307-308, Ed. La pléiade, T.II.
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