Nous publions ici le rapport sur la crise adopté lors du 12e Congrès du C.C.I. Ce rapport avait été rédigé en janvier 1997 et sa discussion dans toute notre organisation a servi de base à l'adoption à ce même congrès de la résolution sur la situation internationale que nos lecteurs ont pu lire dans le n° 90 de cette revue. Depuis la rédaction de ces documents, le développement de la crise économique du capital a été dramatiquement illustré par les soubresauts financiers qui ont affecté d'abord les désormais ex-“ dragons ” asiatiques à partir de l'été 1997, pour finalement s'étendre à toutes les places financières du monde, de l'Amérique Latine aux pays d'Europe de l'est, du Brésil à la Russie, jusqu'aux grandes puissances industrielles : Etats-Unis, Europe occidentale et surtout Japon.
La théorie marxiste contre les mensonges et l'aveuglement des économistes bourgeois
Il est frappant de voir à quel point les deux documents sont capables d'annoncer la crise ouverte des pays asiatiques et surtout d'en expliquer les raisons fondamentales. Nous nous garderons bien de tirer gloriole de la réalisation de nos perspectives dans un laps de temps aussi court. Que ces prévisions se soient réalisées aussi rapidement n'est pas le plus important. Se seraient-elles réalisées plus tard, que la validité de l'analyse n'en aurait pas été amoindrie d'un iota. De même, il est aussi secondaire à nos yeux que nos prévisions se soient confirmées exactement dans les pays asiatiques. En effet, ces derniers ne font qu'exprimer une tendance générale qu'avait tout aussi bien illustré le Mexique en 1994-95, qu'illustrent le Brésil ou la Russie à l'heure même où nous écrivons. L'important est la réalisation, tôt au tard, d'une tendance que seul le marxisme est capable de comprendre et de prévoir. Quel que soit le lieu et la rapidité de sa concrétisation, elle vient confirmer la justesse, la validité, le sérieux et la supériorité de la théorie marxiste sur toutes les inepties, souvent incompréhensibles et toujours partiales, partielles et contradictoires, que nous fournissent les économistes, les journalistes spécialisés, et les hommes politiques de la bourgeoisie.
Pour quiconque se dégage un peu des thèmes successifs de propagande développés par les médias soit pour cacher la réalité de l'impasse économique soit pour donner des explications rassurantes aux crises ouvertes, on ne peut qu'être effaré par la multitude d'explications diverses et contradictoires données par la bourgeoisie à l'évolution économique catastrophique depuis la fin des années 1960, depuis la fin de la période de reconstruction d'après la seconde guerre mondiale.
Que reste-t-il des explications de la crise par “ l'excessive rigidité du système monétaire ” ([1] [1]) lorsque l'anarchie des taux de change est devenue un élément de l'instabilité économique mondiale ? Que reste-t-il du bavardage sur les “ chocs pétroliers ” ([2] [2]) lorsque les cours du pétrole se noient dans la surproduction ? Que reste-t-il des discours sur le “ libéralisme ” et les “ miracles de l'économie de marché ” ([3] [3]) lorsque l'effondrement économique se fait dans la plus sauvage des guerres commerciales pour un marché mondial qui se rétrécit à vitesse accélérée ? Que valent les explications basées sur une découverte tardive des “ dangers de l'endettement ” lorsqu'on ignore que cet endettement suicidaire était le seul moyen de prolonger la survie d'une économie agonisante ? ([4] [4])
Par comparaison, le marxisme a maintenu tout au long de ces années, et devant chaque nouvelle manifestation ouverte de la crise, la même explication tout en la développant et en la précisant quand nécessaire. Elle est encore présente dans le rapport qui suit. Elle a été à maintes fois reprise, défendue, développée et précisée dans la presse révolutionnaire et particulièrement dans nos publications. La compréhension marxiste est historique, continue et cohérente.
“ Le système bourgeois est devenu trop étroit pour contenir les richesses créées dans son sein. (...) Chaque crise détruit régulièrement non seulement une masse de produits déjà créés, mais encore une grande partie des forces productives déjà existantes elles-mêmes. Une épidémie qui à toute autre époque eût semblé une absurdité s'abat sur la société, – l'épidémie de la surproduction. (...) Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ? D'un côté, en détruisant par la violence une masse de forces productives ; de l'autre en conquérant de nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus générales et plus formidables et à diminuer les moyens de les prévenir. ” ([5] [5])
Ces caractéristiques et ces tendances révélées par Marx et Engels se sont vérifiées tout au long de l'histoire du capitalisme. Elles se sont même renforcées avec la période de décadence. Celle-ci marque la fin de l'existence de “ nouveaux ” marchés et l'épuisement des anciens. Caractéristique dominante du capitalisme tout au long du 20e siècle, la tendance à la destruction massive de forces productives s'y exprime de manière permanente et chaque jour encore plus aggravée, en particulier dans les guerres mondiales. On y a vu le crédit devenir “ le moyen spécifique de faire éclater (...) la contradiction entre la capacité d'extension, la tendance à l'expansion de la production d'une part, et la capacité de consommation restreinte du marché d'autre part ”. Mais pour préparer “ les crises plus générales et plus formidables ” annoncées par Le Manifeste, le crédit “ en sa qualité de facteur de production, [contribue] à provoquer la surproduction ; et en sa qualité de facteur d'échange, il ne fait, pendant la crise, qu'aider à la destruction radicale des forces productives qu'il a lui-même mises en marche. ” ([6] [6])
La chute des Bourses et des monnaies avec la banqueroute des pays asiatiques vient illustrer à la fois l'impasse historique du capitalisme – exprimée par la surproduction mentionnée dans Le Manifeste et par l'usage sans limite du crédit – et la chute sans fin dans la catastrophe économique et sociale dans laquelle est entraîné l'ensemble de la planète. Elle vient confirmer nos propos sur l'incapacité, pour ne pas dire l'insigne nullité, des propagandistes et des économistes bourgeois. Elle vient confirmer nos propos sur la clairvoyance et la profonde validité de la méthode marxiste d'analyse et de compréhension de la réalité sociale, dans le cas qui nous occupe ici, de la crise irréversible et insoluble du mode de production capitaliste. Un rappel, court et partiel, viendra illustrer notre condamnation sans appel des zélateurs du capitalisme.
La Thaïlande ? “ Un eldorado... un marché en effervescence ” ([7] [7]). La Malaisie ? “ Une réussite insolente ” ([8] [8]), “ une vraie locomotive [qui] fera bientôt partie des quinze premières puissances économique mondiales ” ([9] [9]) ; le pays projette de “ devenir, comme Singapour, un paradis high tech ” ([10] [10]) ; “ explosive Malaisie qui voit grand, vraiment grand (...) la place asiatique la plus heureuse ” ([11] [11]). “ Le miracle asiatique n'est pas terminé ” insiste, en février 1997, un expert consultant... ([12] [12])
Nous aurions pu aller chercher encore plus loin et trouver sans doute d'autres “ perles ” du même type ou encore plus croustillantes. Elles sont innombrables et leur teneur va toujours dans le même sens, nier ou cacher la réalité irréversible de la crise. On aurait pu penser que plus aucun Georges Bush ne viendrait nous promettre “ l'ère de paix et de prospérité ” que devait nous apporter la chute du bloc de l'est ; que plus aucun Jacques Chirac ne viendrait nous prédire “ la sortie du tunnel ” comme celui-ci l'avait fait en... 1976 ! Et pourtant, ils sont encore légion à nous assurer que les “ fondamentaux sont bons ” (Bill Clinton) et que “ la correction [la chute des bourses mondiales] était salutaire ” (Alan Greenspan, le président de la Réserve Fédérale américaine), ou encore, toujours du même, que “ les récentes perturbations sur les marchés financiers pourraient apporter des bénéfices à long terme pour l'économie américaine ” et que “ cela ne signifiait pas la fin du boom de la croissance de l'Asie ” ([13] [13]). Pourtant, ce dernier commençait à corriger ses propos optimistes quinze jours plus tard devant l'évidence des faits et la multiplication des chutes et des faillites, en particulier celles touchant la Corée du Sud et le Japon : “ la crise asiatique aura des conséquences non négligeables ”. Certes, même si les propos tenus au plus fort de la chute des marchés boursiers ont pour objet immédiat de rassurer ces derniers et d'éviter la panique généralisée, il n'empêche qu'ils révèlent aussi l'aveuglement et l'impuissance de leurs auteurs.
Quel démenti, avec la banqueroute asiatique, à toutes les affirmations triomphantes sur le mode de production capitaliste ! Quel démenti aux déclarations tonitruantes sur la réussite de ces fameux et exemplaires “ pays émergents ” ! Quel démenti aux supposés mérites de la soumission, de la discipline, du sens du sacrifice sur l'autel de la défense de l'économie nationale, des bas salaires et de la “ flexibilité ” de la classe ouvrière de ces pays comme source de la prospérité et de réussite pour tous !
La banqueroute asiatique, produit de la crise historique du mode de production capitaliste
Depuis le mois de juillet, les “ tigres ” et les “ dragons ” asiatiques se sont effondrés. Au 27 octobre, en une semaine, la bourse de Hongkong avait perdu 18 %, celle de Kuala-lumpur (Malaisie) 12,9 %, celle de Singapour 11,5 %, celle de Manille (Philippines) 9,9 %, celle de Bangkok (Thaïlande) 6 %, Djakarta (Indonésie) 5,8 %, Séoul (Corée) 2,4 %, Tokyo 0,6 %. Depuis un an, en reprenant ces pays dans le même ordre, les plongeons sont respectivement de 22 %, 44 %, 26,9 %, 41,4 %, 41 %, 23 %, 18,5 %, 12 % ([14] [14]). Depuis, et à la date d'aujourd'hui, la chute de ces places financières continue.
Dans la foulée, et démentant les propos lénifiants sur l'absence de conséquences pour l'économie mondiale, Wall Street et les Bourses européennes connaissaient à leur tour un krach des plus graves. Seuls l'intervention des gouvernements et des banques centrales, et les réglementations boursières – les coupe-circuit automatiques qui arrêtent les cotations quand les cours chutent trop vite – ont permis d'enrayer le mouvement de panique. Par contre, les pays sud-américains voyaient avec effroi leurs Bourses plonger aussi et leurs monnaies attaquées. Les inquiétudes principales se portaient sur le Brésil. Et puis, le même phénomène se produit maintenant dans les pays européens de l'ancien bloc de l'Est, autres “ pays émergents ” : Budapest plongeant de 16 %, Varsovie de 20 %, Moscou de 40 %. Ces plongeons boursiers s'accompagnent de l'affaiblissement des monnaies locales, tout comme en Asie et en Amérique latine.
“ Les experts craignent que l'Europe de l'Est ne connaisse une crise financière du même type que celle que traverse l'Asie [ce qui constituerait] une des principales menaces pour la reprise des économies de l'Union européenne. ” (16) Comme si la récession ne frappait pas l'ensemble du capitalisme depuis maintenant une décennie : “ Car, euphorie mondialisante mise à part, c'est bien la stagnation qui, depuis le krach de 1987, définit le mieux la situation de toutes les régions de la planète. ” ([15] [15])
Et comme si la faillite du capitalisme trouvait son origine dans les pays de la périphérie et non dans le mode de production capitaliste lui-même. Comme si son épicentre ne se situait pas dans les pays centraux du capitalisme, dans les pays industrialisés. A la fin de la période de reconstruction de l'après-guerre, à la fin des années 1960, ce sont les grands centres industriels du monde qui sont touchés par le renouveau de la crise ouverte. La bourgeoisie de ces pays va utiliser alors à fond l'endettement interne et externe pour créer artificiellement les marchés qui lui font défaut. C'est donc à une explosion de l'endettement qu'on assiste à partir des années 1970 qui va déboucher d'abord sur la faillite des pays sud-américains, puis à l'écroulement des pays à capitalisme d'Etat stalinien de l'Europe de l'est. Maintenant c'est au tour de l'Asie. Repoussées dans un premier temps vers la périphérie du capitalisme, la faillite et la récession reviennent avec une force démultipliée vers les pays centraux alors que ces derniers ont eux aussi usé et abusé de l'endettement : les Etats-Unis sont surendettés et aucun pays d'Europe n'arrive à respecter les fameux critères de Maastricht.
Car les événements s'accélèrent au cours de cette crise financière. La Corée du Sud, 11e puissance économique mondiale est à son tour brutalement touchée. Son système bancaire est en complète banqueroute. Les fermetures de banques et d'entreprises se multiplient et les licenciements se comptent déjà par dizaines de milliers. Ce n'est qu'un début. Deuxième puissance économique mondiale, “ le Japon est devenu le pays faible de l'économie mondiale ” ([16] [16]). Là aussi les fermetures d'entreprises commencent et les licenciements explosent. Quel démenti cruel aux déclarations triomphales, tonitruantes et définitives sur les “ modèles ” coréen et japonais !
Et quel démenti aussi aux pitoyables explications données face à l'avalanche de plongeons boursiers brutaux depuis l'été ! D'abord, la bourgeoisie a essayé d'expliquer que l'effondrement de la Thaïlande était un phénomène local... ce qui a été vite démenti dans les faits. Puis qu'il s'agissait d'une crise de croissance pour les pays asiatiques. Enfin, qu'il s'agissait d'un assainissement nécessaire de la bulle spéculative qui n'aurait aucune incidence sur l'économie réelle... affirmation aussitôt démentie par la faillite de centaines d'établissements financiers lourdement endettés, par la fermeture de multiples entreprises tout autant endettées, par l'adoption de plans d'austérité drastiques annonçant récession, licenciements par milliers et paupérisation accrue des populations.
L'endettement généralisé du capitalisme
Quels sont les mécanismes à la base de ces phénomènes ? L'économie mondiale, et particulièrement au cours des deux dernières décennies, fonctionne sur l'endettement et même le surendettement. En particulier, le développement des prétendues économies émergentes du sud-est asiatique, tout comme des pays sud-américains et d'Europe de l'est, reposent essentiellement sur les investissements de capitaux étrangers. Par exemple, la Corée a une dette de 160 milliards de dollars dont elle devrait rembourser pratiquement la moitié dans l'année qui vient alors que sa monnaie s'est effondrée de 20 %. Autant dire que cette dette gigantesque ne sera jamais remboursée. Nous n'avons pas la place ici de revenir sur l'état des endettements des pays asiatiques – endettements faramineux du même ordre que ceux des autres “ pays émergents ” du monde et dont les chiffres ne signifient plus grand chose – et dont les monnaies ont toutes tendance à chuter par rapport au dollar. Ces dettes non plus ne seront pour la plupart jamais remboursées. Ces créances pudiquement qualifiées de “ douteuses ” sont perdues pour les pays industrialisés, ce qui vient aggraver encore... leur propre endettement déjà gigantesque. ([17] [17])
Quelle réponse apporte la bourgeoisie à ces faillites colossales qui risquent de provoquer la banqueroute brutale et généralisée du système financier mondial à cause de l'endettement généralisé ? Encore plus d'endettement ! Le FMI, la banque mondiale, les banques centrales des pays les plus riches se cotisent pour avancer 57 milliards de dollars à la Corée après avoir débloqué 17 milliards pour la Thaïlande et 23 pour l'Indonésie. Mais ces nouveaux prêts viennent s'ajouter aux précédents et “ déjà se profile le risque d'effondrement du système bancaire japonais, criblé de créances douteuses, voire irrécupérables : entre autres les 300 milliards de dollars de prêts octroyés à dix pays d'Asie du sud-est et à Hongkong. Et si le Japon lâche prise, les Etats-Unis et l'Europe se retrouveront en première ligne dans la tourmente. ” ([18] [18])
En effet, le Japon se retrouve au centre de la crise financière. Il détient d'énormes créances non remboursables qui sont à peu près du même ordre de grandeur – 300 milliards de dollars – que ses avoirs en Bons du Trésor américain. Dans le même temps, l'aggravation du déficit de l'Etat, ces dernières années, a augmenté son endettement général. Inutile de dire ici que, malgré la “ politique keynésienne ” employée, c'est-à-dire l'augmentation considérable de l'endettement, il n'y a eu aucune relance de l'économie japonaise. Mais par contre, les faillites des plus grandes institutions financières japonaises lourdement endettées se multiplient. Pour éviter une banqueroute totale à la coréenne, l'Etat japonais met la main à la poche... aggravant encore plus son déficit et son endettement. Et si le Japon se retrouve à court de liquidités – ce qui est en train de se passer –, la bourgeoisie mondiale s'inquiète et commence à paniquer : “ Le premier créancier de la planète, celui qui finance sans compter depuis des années le déficit de la balance des paiements américaine, va-t-il pouvoir continuer à jouer ce rôle avec une économie malade, rongée par les mauvaises créances et un système financier exsangue ? Le scénario catastrophe serait que les institutions financières nippones procèdent à un retrait massif de leurs placements en obligations américaines. ” ([19] [19]) Il provoquerait alors un arrêt du financement de l'économie américaine, c'est-à-dire une brutale récession ouverte. La crise économique exportée dans la périphérie du capitalisme dans les années 1970 par l'utilisation massive du crédit revient frapper les pays centraux avec des conséquences catastrophiques qui, pour l'essentiel, sont encore à venir.
Il est difficile de dire aujourd'hui si ces prêts supplémentaires vont réussir à calmer la tempête et à repousser la faillite généralisée à plus tard, ou bien si l'heure des comptes a sonné. Même si à l'heure où nous écrivons, il apparaît chaque jour plus probable que les 57 milliards de dollars réunis par le FMI pour la Corée sont insuffisants pour enrayer la déroute. Les appels au secours sont tels que les fonds du FMI, récemment augmentés par l'ensemble des grandes puissances, sont déjà insuffisants, et que celui-ci pense sérieusement à... emprunter à son tour ! Mais indépendamment de l'issue ponctuelle de cette crise financière, la tendance est toujours la même et ne fait que se renforcer dans la crise économique même. Au mieux, le problème n'est que reporté dans le temps, et avec des conséquences encore plus profondes et dramatiques.
La crise du capitalisme est irréversible
Cette utilisation massive et chaque fois plus importante du crédit illustre la saturation des marchés : l'activité économique se maintenant sur la base de l'endettement, cela veut dire qu'un marché est créé artificiellement. Aujourd'hui, la tricherie éclate. La saturation du marché mondial a empêché ces “ pays émergents ” de vendre comme ils en auraient eu besoin. La crise actuelle va faire chuter les ventes encore plus et aggraver la guerre commerciale. Un aperçu en est déjà donné par les pressions américaines sur le Japon pour qu'il ne laisse pas chuter le Yen et qu'il ouvre son marché intérieur, et par les conditions imposées à la Corée – tout comme aux autres pays “ aidés ” – par le FMI. La faillite de l'Asie et la récession qui va toucher ces pays, tout comme leur agressivité commerciale encore accrue, vont affecter tous les pays développés qui calculent déjà la chute de la croissance dont ils vont souffrir.
Là aussi, la bourgeoisie est obligée finalement de reconnaître les faits, et parfois de soulever un voile sur la réalité – dans ce cas la saturation des marchés – sans cesse affirmée par le marxisme : “ le Wall Street Journal a signalé, en août dernier, que de nombreux secteurs industriels étaient désormais confrontés à un risque oublié depuis longtemps : trop de production potentielle et pas assez d'acheteurs » alors que « à en croire un article publié le 1er octobre dans le New York Times, la surproduction guette aujourd'hui non seulement l'Amérique, mais le monde entier. Le global gut (la saturation globale) serait même l'origine profonde de la crise asiatique. ” ([20] [20])
Le recours au crédit généralisé face à la surproduction et à la saturation des marchés, ne fait que repousser dans le temps les limites de ces dernières et devient à son tour un facteur aggravant de la surproduction et de la saturation des marchés comme l'a expliqué la théorie marxiste. Même si les crédits octroyés par le FMI, sans commune mesure avec ce qui avait pu se passer auparavant – plus de 100 milliards de dollars au total jusqu'à aujourd'hui – suffisaient à ramener le calme, la facture reste à payer, augmentée justement de ces nouveaux prêts. L'impasse économique du capitalisme reste. Et les conséquences pour l'ensemble de l'humanité sont catastrophiques. Avant même cette crise qui va jeter des millions d'ouvriers supplémentaires dans le chômage et la misère et aggraver encore les conditions de vie de milliards d'individus, l'Organisation International du Travail signalait que “ le chômage toucherait près d'un milliard de personnes dans le monde, soit près du tiers de la population active. ” ([21] [21]) Toujours avant cette crise, l'UNICEF affirmait que 40 000 enfants meurent de faim chaque jour dans le monde. L'impasse économique, politique et historique du mode de production capitaliste impose chaque jour encore plus un enfer quotidien à des milliards d'hommes, enfer fait d'exploitation, de faim, de misère, de guerres et de massacres, de décomposition sociale généralisée. Et les derniers événements ne vont faire qu'accélérer cette chute dans la barbarie de tous les continents et de tous les pays, riches ou pauvres.
Ces événements dramatiques annoncent une aggravation brutale des conditions de vie de l'ensemble de la population mondiale. Ils signifient une détérioration encore décuplée de la situation déjà misérable de la classe ouvrière, qu'elle ait du travail ou qu'elle soit au chômage ; qu'elle soit des pays pauvres de la périphérie, d'Amérique latine, d'Europe de l'est ou d'Asie, ou qu'elle soit des pays industrialisés, qu'elle appartienne aux gros bastions du prolétariat mondial, du Japon, d'Amérique du Nord, ou d'Europe occidentale. La catastrophe qui se déroule sous nos yeux et dont les effets commencent tout juste à se manifester par les licenciements massifs dans plusieurs pays, dont la Corée et le Japon, appelle une réponse du prolétariat. Les “ modèles ” japonais et coréen qu'on a cités en exemple durant plus d'une décennie afin de justifier les attaques contre les conditions de vie et de travail, doivent être retournés et renvoyés par le prolétariat mondial à la face des Etats et de la classe dominante : les sacrifices et la soumission n'amènent pas la prospérité, mais toujours plus de sacrifices et de misère. Le monde capitaliste plonge l'humanité dans la catastrophe. Au prolétariat de répondre dans la lutte massive et unie contre les sacrifices et contre l'existence même du capitalisme.
RL, 7 décembre 1997.Dans le n°28 de sa revue, datée de mai 1995, nous avions eu droit, de la part du « groupe » Perspective Internationaliste (PI), à un panégyrique des capacités décuplées du capitalisme depuis le début de ce siècle et plus particulièrement dans toute la région de l'Asie de l'est. Un tel discours laudatif, même le plus idéologique des rapports de la Banque Mondiale n'a pas encore osé l'énoncer : « le capitalisme a continué à développer les forces productives tout au long de la période de décadence – et qui plus est à un rythme extrêmement rapide – (...) les taux les plus prodigieux (sic !) de croissance de la production industrielle mondiale se sont produits depuis la fin des années 60 (...). Le CCI parle également d'un développement inégal dans l'espace : aucun pays nouvellement arrivé sur le marché mondial ne peut, selon sa conception de la décadence, s'industrialiser et rivaliser avec les anciens (...) Et pourtant, depuis la deuxième guerre mondiale, le Japon est devenu la seconde puissance économique mondiale ; la Chine est rapidement devenue une puissance économique majeure propre ; la Corée du Sud, Taiwan, Singapour, etc. ont récemment rejoint les rangs des pays industrialisés (...) En 1962, le Pacifique occidental n'intervenait qu'à raison de 9 % dans le PNB mondial ; en 1982, sa participation était de 15 % ; et à la fin de ce siècle, elle sera probablement de 25 % – une proportion plus grande que celle de l'Europe occidentale ou de l'Amérique du Nord. Une telle capitalisation de l'Extrême-Orient, l'entrée dans les rangs du monde industrialisé d'une région qui avant la deuxième guerre mondiale était totalement marginale du point de vue industriel, ne peuvent tout simplement pas être expliquées par le concept de décadence du CCI. » Au moment même où PI élucubrait sur les horizons radieux du capitalisme, nous diagnostiquions l'enfoncement de celui-ci dans des secousses financières de plus en plus fréquentes et profondes, consécutives au recours croissant à l'endettement afin de reporter les effets de sa crise dans le temps ([1] [45]). Par la même occasion nous analysions de façon historique et approfondie la prétendue prospérité du sud-est asiatique en tordant le cou, au passage, à tous les poncifs répandus par la bourgeoisie à ce propos ([2] [46]), poncifs repris, relayés et amplifiés par PI.
Il n'a pas fallu attendre plus de deux années pour que les faits prononcent leur verdict : l'Asie du sud-est est sous perfusion, le FMI a dû mobiliser toute son énergie pour imposer les mesures les plus drastiques jamais prises afin de tenter « d'assainir » une situation économiquement pourrie et dégradée. Et, pour accompagner ces mesures qui risquent d'aboutir à un effondrement économique majeur, il a dû débloquer le crédit le plus élevé de toute son histoire. Quant à l'autre bout de la planète, dans les pays occidentaux développés, ce sont seulement des manipulations au plus haut niveau entre les gouvernements et les grandes institutions financières qui ont pu limiter les dégâts.
Visiblement PI est plus préoccupé de prendre le contre-pied du CCI que celui de la bourgeoisie... Voilà où mène ce parasitisme de la pire espèce : à faire objectivement le jeu de l'ennemi de classe, à propager les pires âneries produites par les cercles de propagande idéologique de la bourgeoisie.
C'est avec une régularité de métronome que ce « groupe » nous livre ce genre « d'analyses » dignes de concourir au Mondial du bêtisier politique. D'où vient cette lamentable prétention politique ? Nous devons ici rappeler au lecteur que les membres de PI ont quitté le CCI en 1985 de façon totalement irresponsable, en désertant le combat militant, entraînés qu'ils étaient par des rancoeurs et récriminations personnelles ([3] [47]). Depuis, ils accusent notre organisation de « trahir sa propre plate-forme », de « dégénérer de façon stalinienne », de « mépriser l'approfondissement de la théorie marxiste ». Leur credo fut de s'instituer en vrai défenseurs et continuateurs de notre plate-forme politique et de s'attaquer sérieusement à l'élaboration de la théorie communiste, tâches que nous aurions, semble-t-il, définitivement abandonnées. Qu'en est-il aujourd'hui ? PI a complètement rejeté la plate-forme qu'il était censé défendre bec et ongles et il s'essaie à en élaborer une nouvelle..., tâche entreprise depuis plusieurs années mais qui semble au-dessus de ses forces. En fait « d'approfondissement théorique fondamental », il est allé chercher chez Alain Bihr, « docteur en sociologie », collaborateur au Monde Diplomatique et grand animateur de la campagne anti-négationiste visant à discréditer la Gauche communiste, ses élucubrations sur la « recomposition du prolétariat ». De même, empruntant à Marx un schéma qui s'appliquait au siècle dernier avant l'apogée du mode de production capitaliste, PI a « découvert » que la Pérestroïka de Gorbatchev s'expliquait par le passage de l'économie russe de la « domination formelle » à la « domination réelle du capital ». Cette analyse « absolument cruciale pour expliquer l'évolution du monde aujourd'hui », disait-il, ne l'a pas empêché d'avoir besoin de deux années après 1990 pour comprendre ce que n'importe qui savait déjà, que le bloc de l'Est n'existait plus. Visiblement soucieux d'encore peaufiner son image de marque de « creuset de la théorie », de « pôle international de discussion permettant le développement d'un marxisme vivant », PI a entrepris de redéfinir le concept marxiste de décadence du capitalisme. En fait de redéfinition, c'est à une véritable liquidation de l'héritage théorique des groupes de la Gauche communiste et du marxisme tout court qu'il procède : le capitalisme serait, à l'heure actuelle, dans sa phase la plus dynamique et la plus prospère, en pleine « troisième révolution technologique » (dont le CCI sous-estimerait complètement les effets) offrant la possibilité, aux dires de PI, d'un réel développement national bourgeois dans la périphérie ([4] [48]). PI souligne « les capacités d'émergence de bourgeoisies locales périphériques pouvant s'industrialiser et rivaliser avec les anciens pays industriels ».
Sur de nombreuses autres questions politiques, PI n'est pas en reste et il serait fastidieux d'en faire un recensement exhaustif. Il vaut cependant la peine d'épingler un autre de ses « exploits théoriques » au cours de cette dernière décennie.
Au moment du battage idéologique le plus assourdissant des campagnes de la bourgeoisie faisant suite à l'effondrement des régimes staliniens et visant à identifier Lénine avec Staline, la révolution russe avec le Goulag et le nazisme, PI apportait sa petite pierre à cet édifice. Dans l'éditorial de son n° 20 (été 1991), illustré par une figure de Lénine d'où sortent des petites têtes de Staline, on pouvait lire ceci : « Les révolutionnaires (...) doivent détruire leur propres icônes, les statues des "chefs glorieux" (...) (ils) doivent se débarrasser de la tendance à considérer la révolution bolchevique comme un modèle (...) » Voilà la contribution théorique fondamentale de PI pour déjouer les pièges de cette campagne idéologique dont l'objectif premier est d'éradiquer et d'écarter de la conscience de la classe ouvrière toute son histoire et sa perspective historique (voir article dans cette revue). Cette persévérance de PI dans les prises de position absurdes et néfastes pour la prise de conscience du prolétariat, sa constance à vouloir élaborer des « théories » aussi fumeuses qu'incohérentes et pédantes s'expliquent tout à fait par les origines et la nature même de ce groupe : une des expressions les plus concentrées du parasitisme politique.
C. Mcl
[4] [52]. En toute logique PI devrait bientôt abandonner la position de la Gauche communiste, qui est encore officiellement la sienne, sur l'impossibilité de réelles luttes de libération nationale en décadence.
Depuis 1989, les proclamations de la bourgeoisie sur la fin du communisme n'ont cessé de faire grand bruit. On nous a dit et répété que l'effondrement des régimes « communistes » était la preuve de l'impossibilité de créer une forme de société supérieure au capitalisme. On nous pousse aussi à croire que les prédictions du marxisme sur la désintégration inévitable de l'économie capitaliste sont fausses et qu'elles ne sont justes que pour le marxisme lui même. Après tout, l'histoire n'a pas été témoin de l'effondrement du capitalisme mais de celui du socialisme !
Les marxistes ont le devoir de combattre ces campagnes idéologiques et il est bon de rappeler que de telles rengaines ne sont en aucune manière nouvelles. Il y a quasiment 100 ans, les « révisionnistes » dans la seconde Internationale, éblouis par les succès d'une société bourgeoise qui était à son apogée, essayaient de mettre en avant le fait que la théorie marxiste des crises était obsolète, écartant ainsi la nécessité d'un renversement révolutionnaire du capitalisme.
L'aile gauche de la social-démocratie, avec Rosa Luxemburg en première ligne, n'a pas eu peur de s'en tenir aux « vieux » principes du marxisme et de répondre aux révisionnistes en réaffirmant que le capitalisme ne pouvait échapper à la catastrophe; et ce qui s'est passé dans les trois premières décennies du vingtième siècle a prouvé, de façon spectaculaire, qu'elle avait raison. La guerre de 1914-18 a démontré la fausseté des théories sur la possibilité d'un capitalisme évoluant pacifiquement vers le socialisme ; la période de reconstruction qui a suivi la guerre a été de courte durée et, pour l'essentiel, n'a concerné que les Etats-Unis, donnant peu de temps à la classe dominante pour se féliciter des succès de son système. De même la crise de 1929 et la profonde dépression mondiale qui a suivi donnaient encore moins de bases à la bourgeoisie pour affirmer que les prédictions économiques de Marx étaient fausses ou, au mieux, valables seulement pour le 19e siècle.
Il en a été autrement pour la période de reconstruction qui a suivi la deuxième guerre mondiale. Les taux de croissance sans précédent observés pendant cette période ont permis le développement de toute une industrie, ce qui a conduit à monter en épingle toutes les théories sur l'embourgeoisement de la classe ouvrière, sur la société de consommation, la naissance d'un nouveau capitalisme « organisé » et la fin définitive de la tendance du système à entrer en crise. Une fois de plus, on a proclamé que le marxisme était dépassé avec encore plus d'aplomb.
La crise qui s'est ouverte à la fin des années 1960 a révélé, une nouvelle fois, la vacuité de toute cette propagande. Mais elle ne l'a pas révélé d'une manière évidente, d'une façon qui puisse être appréhendée immédiatement par le plus grand nombre de prolétaires. Le capitalisme, depuis le milieu des années 1930 et surtout depuis 1945, s'était, en effet, « organisé » dans le sens où le pouvoir d'Etat avait pris la responsabilité de prévenir ses tendances à l'effondrement. Et la formation des blocs impérialistes « permanents » rendait possible le « management » du système à l'échelle de la planète. Si les formes d'organisation capitalistes d'Etat facilitaient le boom de la reconstruction d'après guerre, elles permettaient aussi un certain ralentissement de la crise, de telle façon qu'au lieu d'assister à un plongeon spectaculaire comme dans les années 1930, nous avons connu, pendant près de trente ans, une chute irrégulière, ponctuée de nombreuses « reprises » et « récessions » qui ont servi à masquer la trajectoire sous-jacente de l'économie vers la faillite totale.
Au cours de cette période, la bourgeoisie s'est pleinement servi de l'évolution lente de la crise pour développer toutes sortes « d'explications » sur les difficultés de l'économie. Dans les années 1970, les tensions inflationnistes ont été mises sur le compte de la hausse du prix du pétrole et sur celui des revendications excessives de la classe ouvrière. Au début des années 1980, le triomphe du « monétarisme » et des Reaganomics ont rejeté la faute sur les dépenses d'Etat excessives des gouvernements de gauche qui avaient sévi dans la période précédente. Dans le même temps, la gauche pouvait se permettre de souligner l'explosion du chômage qui a accompagné les nouvelles politiques et accuser de mauvaise gestion les Thatcher, Reagan et compagnie. Les deux arguments se fondaient sur une certaine réalité : celle d'un capitalisme qui, pour autant qu'il puisse être géré, ne peut l'être que par l'appareil d'Etat. Ce que de tous côtés ils cachaient, c'est le fait que le « management » est pour l'essentiel un « management » de crise. Néanmoins, le fait est que pratiquement tous les « débats » économiques que nous offrait la classe dominante tournaient autour de la question de la gestion de l'économie; en d'autres termes, la réalité du capitalisme d'Etat a été utilisée pour cacher la réalité de la crise puisque la nature incontrôlable de la crise n'est jamais admise. Cette utilisation idéologique du capitalisme d'Etat a connu un nouveau tournant en 1989 quand l'effondrement du modèle stalinien de capitalisme d'Etat, comme nous l'avons déjà dit, a tenu lieu de preuve du fait que la principale crise de la société d'aujourd'hui n'était pas celle du capitalisme mais celle du... communisme.
L'effondrement du stalinisme et les campagnes sur la « fin du marxisme » ont aussi donné lieu aux plus extravagantes promesses d'une « nouvelle ère de paix et de prospérité » qui devait inévitablement s'ouvrir. Les sept années qui ont suivi ont battu en brèches toutes ces promesses, surtout celles qui concernaient la « paix ». Mais même si sur le plan économique, les marxistes peuvent largement mettre en évidence qu'elles ont été des années de vache maigre, ils ne doivent pas sous-estimer la capacité de la bourgeoisie à cacher la nature réellement catastrophique de la crise à la classe exploitée, et donc à empêcher celle ci de développer sa conscience de la nécessité de renverser le capitalisme.
C'est pourquoi, au 11e congrès du CCI, notre résolution sur la situation internationale était obligée de commencer sa partie sur la crise économique par une dénonciation des mensonges de la bourgeoisie selon lesquels le début d'une reprise économique était en vue, en particulier dans les pays anglo-saxons. Deux ans plus tard, la bourgeoisie parle toujours de la reprise, même si elle admet qu'il y a de nombreuses rechutes et exceptions. Ici, nous voulons donc éviter de faire l'erreur (que font souvent les révolutionnaires, du fait d'un enthousiasme compréhensible de voir l'avènement de la crise révolutionnaire) de tomber dans une évaluation immédiatiste des perspectives pour le capitalisme mondial. Mais en même temps, nous allons chercher à utiliser les outils les plus affûtés de la théorie marxiste pour montrer la futilité des affirmations de la bourgeoisie et pour souligner l'approfondissement significatif de la crise historique du système.
La fausse reprise
La résolution sur la situation internationale du 11e Congrès du CCI (avril 1995) analysait les raisons des taux de croissance plus élevés dans certains pays comme suit :
« Les discours officiels sur la "reprise" font grand cas de l'évolution des indices de la production industrielle ou du redressement des profits des entreprises. Si effectivement, en particulier dans les pays anglo-saxons, on a assisté récemment à de tels phénomènes, il importe de mettre en évidence les bases sur lesquelles ils se fondent :
– le retour des profits découle bien souvent, notamment pour beaucoup de grandes entreprises, des bénéfices spéculatifs ; il a comme contrepartie une nouvelle flambée des déficits publics ; il résulte enfin de l'élimination par les entreprises des "branches mortes", c'est-à-dire de leurs secteurs les moins productifs ;
– le progrès de la production industrielle résulte pour une bonne partie d'une augmentation très importante de la productivité du travail basée sur une utilisation massive de l'automatisation et de l'informatique.
C'est pour ces raisons qu'une des caractéristiques majeures de la "reprise" actuelle, c'est qu'elle n'a pas été capable de créer des emplois, de faire reculer le chômage de façon significative de même que le travail précaire qui, au contraire, n'a fait que s'étendre, car le capital veille en permanence à garder les mains libres pour pouvoir jeter à la rue, à tout instant, la force de travail excédentaire. »
La résolution continue en mettant l'accent sur « l'endettement dramatique des Etats qui a connu, au cours des dernières années, une nouvelle flambée » et sur le fait que « s'ils étaient soumis aux mêmes lois que les entreprises privées, ils seraient déjà déclarés officiellement en faillite. » Ce recours à l'endettement permet de mesurer la faillite réelle de l'économie capitaliste, et ne peut que laisser présager des convulsions catastrophiques de tout l'appareil financier. On en a eu une indication avec la crise du peso mexicain : alors que le Mexique était considéré comme un des modèles de la « croissance » du tiers monde, le début de l'effondrement de sa monnaie a nécessité une opération de secours massive de 50 milliards de dollars pour empêcher un véritable désastre sur les marchés monétaires mondiaux. Cet épisode ne révélait pas seulement la fragilité de la croissance tant vantée des économies du tiers monde (les « dragons » d'Asie étant les plus vantés) mais aussi la fragilité de l'économie mondiale toute entière.
Un an plus tard, la résolution sur la situation internationale du 12e Congrès de RI passait en revue les perspectives tracées au 11e Congrès du CCI pour l'économie mondiale. Ce dernier avait prévu de nouvelles convulsions financières et une nouvelle plongée dans la récession. La résolution du congrès de RI énumérait les facteurs qui confirmaient cette analyse globale : des problèmes dramatiques dans le secteur bancaire et une chute spectaculaire du dollar au niveau financier; et au niveau des tendances vers la récession, les difficultés croissantes des grands modèles de croissance économique, l'Allemagne et le Japon. Ces indications de la profondeur réelle de la crise du capitalisme sont devenues encore plus significatives au cours de l'année écoulée.
L'endettement et l'irrationalité capitaliste
En décembre 1996, Alan Greenspan, le patron de la banque centrale d'Amérique, s'est levé à la fin d'un dîner chic et a commencé à parler de « l'exubérance irrationnelle » des marchés financiers. Prenant cela pour le présage d'un krach financier, les investisseurs se sont mis à vendre dans la panique partout dans le monde et des milliards en actions (25 milliards rien qu'en Grande-Bretagne) ont été liquidés tout d'un coup entraînant une des plus fortes chutes des cours depuis 1987. Les marchés financiers se sont rapidement remis de ce mini krach mais cet épisode était très significatif de la fragilité de tout le système financier. En effet, Greenspan n'avait pas tort du tout de parler d'irrationalité. Les capitalistes eux-mêmes se rendent compte de l'absurdité d'une situation dans laquelle la bourse de Wall Street tend aujourd'hui à dégringoler dès que le taux de chômage devient trop faible, car cela ravive la peur d'une « surchauffe » de l'économie et de nouvelles tensions inflationnistes. Les commentateurs bourgeois peuvent même voir qu'il y a un divorce grandissant entre les investissements spéculatifs massifs réalisés sur tous les marchés financiers du monde et l'activité productive réelle mais aussi la vente et les achats « réels ». Comme nous l'avons pointé dans notre article « Une économie de casino » (Revue internationale n° 87) écrit juste avant le mini krach de décembre, le New York Stock Exchange a récemment fêté son centième anniversaire en annonçant que l'indice Dow Jones, avec un accroissement de 620 % pendant les 14 dernières années, avait battu tous les records précédents, y compris « l'exubérance irrationnelle » qui avait précédé la crise de 1929. Plusieurs experts capitalistes ont accueilli cette nouvelle en exprimant des craintes profondes : « les cours des entreprises américaines ne correspondent plus du tout à leur valeur réelle » disait Le Monde. « Plus longtemps durera cette folie spéculative, plus élevé sera le prix à payer ensuite » disait l'analyste B.M. Biggs (cité aussi dans la Revue internationale n° 87). Le même article de la Revue signalait aussi qu'alors que le marché mondial annuel tourne autour de 3 000 milliards de dollars, les mouvements internationaux de capitaux sont estimés à 100 000 milliards de dollars, c'est-à-dire 30 fois plus. En somme, il y a un divorce croissant entre les prix des actions sur le marché financier et leur valeur réelle, ce que la bourgeoisie sait et elle en est si profondément préoccupée que quelques allusions venant d'un gourou à la tête de l'économie américaine peuvent susciter une énorme crise de confiance sur les marchés financiers mondiaux.
Ce que les capitalistes ne comprendront jamais, bien sûr, c'est que la « folie spéculative » est justement un symptôme de l'impasse dans laquelle se trouve le mode de production capitaliste. L'instabilité sous-jacente de l'appareil financier capitaliste est fondée sur le fait que l'activité économique d'aujourd'hui, pour une grande part, n'est pas « réellement » rétribuée mais se maintient grâce à une montagne de plus en plus grande de dettes. Les rouages de l'industrie, et par là de toutes les branches de l'économie, fonctionnent grâce aux dettes qui ne seront jamais remboursées. Le recours au crédit a été un mécanisme fondamental, non seulement de la reconstruction d'après guerre, mais aussi de la « gestion » de la crise économique depuis les années 1960. C'est une drogue qui a maintenu le malade capitaliste en vie pendant des décennies, mais comme nous l'avons dit très souvent, la drogue est aussi en train de le tuer.
En effet, dans sa réponse aux révisionnistes en 1889, Rosa Luxemburg a expliqué avec une grande clarté pourquoi le recours au crédit, bien qu'il semble améliorer les choses pour le capital à court terme, ne peut qu'exacerber la crise du système à long terme. Il est bon de la citer entièrement sur ce point, parce que cela projette une vive lumière sur la situation à laquelle le capitalisme se trouve confronté aujourd'hui :
« Le crédit apparaît comme le moyen de fondre en un seul capital un grand nombre de capitaux privés – sociétés par actions – et d'assurer à un capitaliste la disposition de capitaux étrangers – crédit industriel. En qualité de crédit commercial, il accélère l'échange des marchandises, par conséquent, le reflux du capital dans la production, autrement dit tout le cycle du processus de la production. Il est facile de se rendre compte de l'influence qu'exercent ces deux fonctions principales du crédit sur la formation des crises. Si les crises naissent, comme l'on sait, comme conséquence de la contradiction existant entre la capacité d'extension, la tendance à l'extension de la production et la capacité de consommation restreinte du marché, le crédit est précisément, d'après ce qui a été dit plus haut, le moyen spécifique de faire éclater cette contradiction aussi souvent que possible. Avant tout, il accroît énormément la capacité d'extension de la production et constitue la force motrice interne qui la pousse constamment à dépasser les limites du marché. Mais il frappe des deux côtés. Après avoir, en tant que facteur du processus de la production, provoqué la surproduction, il n'en détruit pas moins sûrement pendant la crise, en tant que facteur de l'échange, les forces productives éveillées grâce à lui. Au premier symptôme de la crise, le crédit fond, abandonne l'échange, là où il serait, au contraire, indispensable, apparaît, là où il s'offre encore, comme sans effet et inutile, et réduit ainsi au minimum, pendant la crise, les capacités de consommation du marché.
Outre ces deux résultats principaux, le crédit agit encore diversement sur la formation des crises. Il ne constitue pas seulement le moyen technique de mettre à la disposition d'un capitaliste des capitaux étrangers, mais il est, en même temps pour lui, le stimulant pour l'utilisation hardie et sans scrupules de la propriété d'autrui, par conséquent, pour des spéculations hasardeuses. Il n'aggrave pas seulement la crise, en qualité de moyen dissimulé d'échange des marchandises, mais il facilite sa formation et son extension, en transformant tout l'échange en un mécanisme extrêmement complexe et artificiel, avec un minimum d'argent métallique comme base réelle, et provoque ainsi, à la moindre occasion, des troubles dans ce mécanisme.
C'est ainsi que le crédit, au lieu d'être un moyen de suppression ou d'atténuation des crises, n'est, tout au contraire, qu'un moyen particulièrement puissant de formation des crises. Et il ne peut d'ailleurs en être autrement. La fonction spécifique du crédit consiste, en fait, très généralement parlant, à éliminer ce qui reste de fixité en tous les rapports capitalistes, à introduire partout la plus grande élasticité possible et à rendre toutes les forces capitalistes au plus haut point extensibles, relatives et sensibles. Il est évident qu'il ne fait ainsi que faciliter et aggraver les crises, qui ne sont autre chose que le heurt périodique entre les forces contradictoires de l'économie capitaliste. » ([1] [54])
Sous beaucoup d'aspects, Luxemburg prédit les conditions qui prévalent aujourd'hui : le crédit comme facteur qui semble atténuer la crise mais qui l'aggrave en réalité ; le crédit comme base de la spéculation ; le crédit en tant que base d'une transformation de l'échange en un processus « complexe et artificiel » se séparant toujours plus de toute valeur monétaire réelle. Mais bien que Luxemburg, en 1898, avait déjà posé les fondements de son explication de la crise historique du système capitaliste, c'était un moment dans lequel seuls les grands traits de la décadence du capitalisme pouvaient être esquissés. Dans le processus de conquête des dernières aires non capitalistes du globe en tant que terrain pour l'extension du marché mondial, le capitalisme fonctionnaient encore selon ses propres « statuts » internes et n'était pas devenu irrationnel et absurde comme il l'est aujourd'hui. Ceci s'applique aussi bien au crédit qu'à toute autre sphère. La « rationalité » du crédit pour le capital, c'est d'emprunter ou de prêter de l'argent étant entendu qu'il servira pour élargir la production et étendre le marché. Tant que le marché peut s'étendre, les dettes peuvent être remboursées. Le crédit « a un sens » dans un système qui a un avenir. Dans l'époque décadente du capitalisme cependant, le marché, d'un point de vue global, a atteint les limites de sa capacité à s'étendre et le crédit devient lui même le marché. C'est ainsi qu'au lieu de voir les plus grands capitaux prêter à des capitaux plus faibles dans l'optique de trouver de nouveaux marchés, faire des profits et récupérer leurs prêts avec les intérêts, ce que l'on voit ce sont les grands capitaux qui distribuent d'énormes masses d'argent à des capitaux plus petits de façon à pouvoir leur vendre leurs propres produits. C'est comme cela, grossièrement parlant, que les Etats-Unis ont financé la reconstruction d'après guerre : le Plan Marshall amenait les Etats-Unis à consentir d'énormes prêts à l'Europe et au Japon pour qu'ils puissent devenir un marché pour les marchandises américaines. Et dès que les principales nations industrialisées, surtout l'Allemagne et le Japon, sont devenues des rivaux économiques des Etats-Unis, la crise de surproduction a resurgi et s'est maintenue depuis.
Mais maintenant, contrairement à ce qui se passait au moment où écrivait Luxemburg, le crédit ne disparaît plus dans une crise en éliminant les capitaux les plus faibles à la bonne vieille manière darwinienne et en réduisant les prix en rapport avec la baisse de la demande. Au contraire, le crédit est devenu de plus en plus le seul mécanisme qui maintient le capitalisme hors de l'eau. Ainsi actuellement, nous avons cette situation inédite dans laquelle non seulement les grands capitaux prêtent aux plus petits pour qu'ils puissent leur acheter leurs marchandises mais les principaux créanciers du monde ont eux-mêmes été obligés de devenir débiteurs. La situation actuelle du Japon démontre cela très précisément. Comme nous l'avons signalé dans l'article « Une économie de casino » : « Pays en excédent dans ses échanges extérieurs, le Japon est devenu le banquier international avec des avoirs extérieurs de plus de 1000 milliards de dollars (...) Le Japon constitue la caisse d'épargne de la planète, assurant à lui seul 50 % des financements des pays de l'OCDE. » Mais dans le même article, on faisait ressortir que « le Japon est très certainement l'un des pays les plus endettés de la planète. A l'heure actuelle, la dette cumulée des agents non financiers (ménages, entreprises et Etat) s'élève à 260 % du PNB, et atteindra les 400 % dans une dizaine d'années ». Le déficit budgétaire du Japon s'élevait à 7,6 % pour 1995 alors qu'il est de 2,8 % aux Etats-Unis. Pour les institutions bancaires elles mêmes, « l'économie japonaise doit faire face, dès à présent, à une montagne de 460 milliards de dollars de dettes insolvables. » Tout cela a amené les spécialistes en analyse de risques (Moody's) à classer le Japon en catégorie D; en d'autres termes, il y a là un risque financier aussi grand que pour des pays comme la Chine, le Mexique et le Brésil.
Si le Japon est le créancier du monde, d'où tire-t-il ses crédits ? C'est un écheveau que pas même un samouraï-businessman japonais versé dans le zen ne pourrait démêler. On peut se poser la même question au sujet du capitalisme américain qui est aussi, en même temps, un banquier du globe et un débiteur du globe, même si ses gouvernants ont fait la fête à propos de la réduction du déficit US (en octobre 1996, le gouvernement et l'opposition se sont précipités pour réclamer du crédit puisque le déficit budgétaire US était le plus bas depuis 15 ans, à 1,9 % du PIB).
Le fait est que cette situation absurde démontre que, malgré tous les bavardages sur les économies saines et équilibrées auxquels le gouvernement tout autant que l'opposition aiment à se laisser aller, le capitalisme ne peut plus fonctionner selon ses propres lois. Contre les économistes bourgeois de son époque, Marx écrivait des pages entières pour montrer que le capitalisme ne pouvait créer un marché illimité pour ses propres marchandises ; la reproduction élargie du capital dépend de la capacité du système à étendre constamment le marché au delà de ses propres frontières. Rosa Luxemburg a mis en évidence les conditions historiques concrètes dans lesquelles cette extension du marché ne pouvait plus avoir lieu, plongeant ainsi le système dans un déclin irréversible. Mais le capitalisme, dans notre époque, a appris à survivre à son agonie mortelle, faisant fi sans scrupule de ses propres règles. Pas de nouveaux marchés, dites-vous ? Alors, nous allons les créer même si cela signifie la faillite, stricto sensu, pour chacun, y compris les plus riches Etats de la planète. De cette façon, le capitalisme a évité, depuis les années 1960, le type de krach brutal, déflationniste qu'il avait connu au 19e siècle et qui avait encore été la forme prise par la crise de 1929. Dans la période actuelle, les récessions périodiques et les ratées au niveau financier ont la fonction de laisser échapper un peu de la vapeur que l'endettement global produit dans la cocotte minute du capitalisme. Mais ils laissent aussi présager des explosions beaucoup plus sérieuses à venir. L'effondrement du bloc de l'Est devrait servir partout d'avertissement à la bourgeoisie ; elle ne peut tricher indéfiniment avec la loi de la valeur. Tôt ou tard, celle-ci va se réinstaurer d'elle même et plus on a triché avec elle, plus sa vengeance sera dévastatrice. En ce sens, comme Rosa Luxemburg l'avait souligné : « le crédit est loin d'être un moyen d'adaptation du capitalisme. C'est au contraire un moyen de destruction d'un effet des plus révolutionnaires. » (Idem)
Les limites de la croissance : la crise aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, en Allemagne et au Japon
La résolution du 11e congrès du CCI était donc parfaitement correcte lorsqu'elle parlait de la perspective d'une instabilité financière croissante. Mais jusqu'à quel point s'est vérifiée la perspective d'un nouvelle plongée dans la récession ? Avant de regarder ce point en détail, nous devons nous rappeler qu'il y a un danger dans le fait de prendre pour argent comptant les analyses et la terminologie de la bourgeoisie. Evidemment, pour la classe dominante, il n'existe nullement une crise irréversible de son mode de production. Manquant de toute vision historique large, sa vision de l'économie, même quand elle parle de « macro-économie », est nécessairement immédiatiste. Quand elle parle de « croissance » ou de « récession », elle n'utilise que les indicateurs économiques les plus superficiels et ne se pose pas de questions sur les bases réelles des accès de croissance qu'elle constate, ni sur la signification réelle des moments qu'elle décrit comme de la récession. Comme nous avons eu l'occasion de le souligner précédemment, les périodes de croissance sont généralement des expressions d'une récession cachée et ne mettent en aucune façon en question la tendance générale de l'économie capitaliste à aller vers une impasse insoluble. Pour démontrer l'existence de la crise, il n'est pas nécessaire de montrer que chaque pays dans le monde a un taux de croissance négatif. De plus, les statistiques économiques bourgeoises nous renseignent très peu sur les effets réels de la crise sur des millions d'êtres humains. Le Bilan du monde du journal Le Monde pour 1995 nous dit, par exemple, que les pays d'Afrique avaient connu des taux de croissance de 3,5 % pour cette année là et qu'on s'attendait à ce qu'ils augmentent encore l'année suivante. De telles appréciations servent seulement à masquer le fait que dans des parties entières du continent africain, la société s'est effondrée dans un cauchemar de guerre, de maladie et de famine, toutes choses qui sont, au sens global, des effets de la crise économique dans les pays « sous-développés » mais qui n'entrent jamais dans les considérations des experts « économiques » de la bourgeoisie parce que ce sont des effets historiques et non immédiats.
Dans la situation actuelle, il est d'autant plus important de garder cela présent à l'esprit qu'un grand nombre d'éléments, en apparence contradictoires, apparaissent. La « reprise » centrée sur les pays « anglo-saxons » a un peu vacillé selon les propres termes de la bourgeoisie, tandis que la plupart de ses grands prêtres restent « sereinement optimistes » sur les perspectives de croissance. Par exemple, le Sunday Times du 29 décembre 1996 a fait un tour des prévisions que font les experts US pour l'économie américaine en 1997, sur la base des performances de 1996 : « Notre tour des pronostiqueurs américains commence avec la revue des 50 meilleurs pratiquants de cet art du Business Week. En moyenne, ces prophètes s'attendent à ce que 1997 soit une répétition de 1996. Il est prévu que le produit intérieur brut s'accroisse régulièrement au taux annuel de 2,1 % et que les prix à la consommation augmentent de 3 %... le taux de chômage devrait rester faible, à 5,4 % et le taux d'intérêt à trente ans devrait rester voisin du niveau actuel à 6,43 %. » En effet, le principal débat chez les économistes américains aujourd'hui est celui de savoir si la poursuite de la croissance va engendrer une inflation excessive ; c'est une question sur laquelle on reviendra plus tard.
La bourgeoisie anglaise, ou du moins son équipe gouvernementale ([2] [55]), a troqué son style pour celui des américains et au lieu d'être prudemment optimiste, en rajoute en toute occasion. Selon le Chancelier de l'Echiquier, l'économie britannique est « au mieux de sa forme pour une génération ». Parlant le 20 décembre 1996, il a cité des tableaux de l'Office des Statistiques Nationales qui « prouvent » que le revenu réel disponible s'est accru de 4,6 % dans l'année ; les dépenses de consommation ont augmenté de 3,2 %; la croissance économique globale atteint 2,4 % alors que le déficit commercial a aussi diminué. Dans le même mois, le chômage officiel, en diminution générale depuis 1992, est passé au dessous de deux millions pour la première fois depuis 5 ans. En janvier, différents instituts de prévisions, tels que Cambridge Econometrics et Oxford Economic Forecasting ont prévu que 1997 serait plus ou moins semblable, avec des taux de croissance aux alentours de 3,3 %. En Grande-Bretagne aussi, la préoccupation des experts dont on parle le plus est qu'il va y avoir une « surchauffe » de l'économie qui pourrait provoquer une nouvelle poussée de l'inflation.
Comme nous l'avons vu, le CCI a déjà analysé les raisons de la bonne performance relative des pays anglo-saxons ces dernières années. A part les facteurs cités dans la résolution de notre 11e Congrès, nous avons aussi souligné, dans le cas des Etats-Unis, « des attaques d'une brutalité sans précédent contre les ouvriers qu'elle exploite (dont beaucoup sont contraints d'occuper plusieurs emplois pour survivre) et aussi à la mise en oeuvre de tous les moyens que lui donne son statut de superpuissance, les pressions financières, monétaires, diplomatiques et militaires au service de la guerre commerciale qu'elle livre à ses concurrents ». ([3] [56]). Dans le cas de la Grande-Bretagne, le rapport pour le 12e Congrès de World Revolution (voir World Revolution n° 200) a confirmé à quel degré cette « reprise » a été fondée sur l'endettement, la spéculation, l'élimination des branches mortes et l'utilisation massive de l'automatisation et des technologies informatiques. Il souligne aussi les avantages spécifiques que la Grande-Bretagne a obtenus en se retirant du « serpent monétaire européen » en 1992 et de la dévaluation de la Livre qui s'en est suivi, ce qui a grandement augmenté ses exportations. Mais le rapport détaille aussi l'appauvrissement réel de la classe ouvrière sur lequel a été fondée cette « reprise » (taux d'exploitation accrus, déclin des services sociaux, augmentation des sans logis, etc.) tout en montrant les mensonges de la bourgeoisie sur la baisse du chômage : depuis 1979, la bourgeoisie britannique a modifié les critères de ses statistiques du chômage 33 fois. La définition actuelle, par exemple, ignore tous ceux qui sont devenus « économiquement inactifs », c'est-à-dire ceux qui ont finalement abandonné la recherche d'un travail. Cette fraude a même été confessée par la Banque d'Angleterre : « Presque toute l'amélioration au niveau des performances concernant le chômage dans les années 90 par rapport aux années 80 est à mettre sur le compte de la montée de l'inactivité. » ([4] [57]) Idem pour « les plus hauts standards de vie depuis une génération » claironnés par Mr Clark.
Mais alors que les marxistes sont toujours obligés de montrer le coût réel de la croissance capitaliste pour la classe ouvrière, se contenter de souligner la misère des ouvriers ne suffit pas en soi à prouver que l'économie capitaliste est en mauvais état. Si c'était le cas, le capitalisme n'aurait alors jamais eu de phase ascendante, puisque l'exploitation des ouvriers au 19e siècle était, comme chacun le sait, absolument sans limite. Pour montrer que les prévisions optimistes de la bourgeoisie sont basées sur du sable, nous devons analyser les tendances plus profondes de l'économie mondiale. Et là, nous devons examiner ces pays dont les difficultés économiques indiquent le plus clairement où en sont les choses. Comme le faisait ressortir la résolution du 12e Congrès de RI, l'évolution la plus significative à ce niveau, dans les dernières années, a été le déclin de ces deux économies « locomotives » : l'Allemagne et le Japon.
La dernière conférence territoriale de Welt Revolution a identifié des éléments confirmant ce déclin en ce qui concerne l'Allemagne. Ceux-ci comprennent :
– Le rétrécissement du marché interne : pendant des décennies, l'économie allemande représentait un grand marché pour les européens et l'économie mondiale. Avec la paupérisation croissante de la classe ouvrière, cela a cessé d'être le cas. En 1994, par exemple, les dépenses pour la nourriture ont diminué de 6 % à 20 %. Plus généralement, les investissements intérieurs seront inférieurs de 8 % cette année ; les investissements dans la construction et les équipements sont quelques 30 % en dessous du pic de 1992. Le turnover réel a diminué de 2 % en 1995. Mais l'aspect le plus significatif à cet égard est certainement le fait que le chômage se situe maintenant bien au dessus des quatre millions : selon l'Office du Travail d'Allemagne, il pourrait atteindre les 4,5 millions dans les prochains mois. C'est la démonstration la plus claire de la paupérisation de la classe ouvrière allemande et de sa capacité déclinante à servir de marché pour le capital allemand et mondial.
– Le fardeau croissant de l'endettement : en 1995, le déficit d'Etat (fédéral, länder et municipalités) atteignait 1 446 milliards de DM ; avec en plus 529 autres milliards de DM « cachés », la dette avoisinait les 2000 milliards de DM, ce qui correspond à 57,6 % du PNB. En dix ans, la dette publique a augmenté de 162 %.
– Le coût croissant de l'entretien de la classe ouvrière : la croissance du chômage augmente encore l'insolvabilité de l'Etat qui est confronté à une classe ouvrière qui n'est pas battue et qui ne peut pas laisser simplement les chômeurs mourir de faim. En dépit de toutes les fameuses mesures d'austérité introduites par le gouvernement Kohl l'année dernière, l'Etat a encore une énorme note à payer pour soutenir les chômeurs, les vieux retraités, les malades. Quelques 150 milliards sur un budget fédéral de 448 milliards de DM sont dépensés en rétributions sociales à la classe ouvrière. L'Office Fédéral du Chômage a un budget de 104,9 milliards DM et se trouve déjà en faillite.
– L'échec de la bourgeoisie allemande dans la construction d'un « paysage industriel » à l'est : malgré les dépenses gigantesques à l'est après la réunification, l'économie n'y a pas décollé. Une grande partie de l'argent est allée aux infrastructures, télécommunications et habitations mais peu dans de nouvelles industries. Au contraire, toutes les anciennes usines, obsolètes, ont fait faillite; et quand il y en a de nouvelles (des usines modernisées ont été installées), elles absorbent moins de 10 % de l'ancienne force de travail. L'armée des chômeurs reste mais « bénéficie » de télécommunications sophistiquées et de belles nouvelles routes.
Tous ces facteurs entravent sérieusement la compétitivité de l'Allemagne sur le marché mondial et obligent la bourgeoisie à attaquer sauvagement tous les aspects des conditions de vie de la classe ouvrière : salaires, avantages sociaux et emplois. La fin de l'« Etat social » allemand est aussi la fin de beaucoup de mythes capitalistes : celui consistant à faire croire que travailler beaucoup et être socialement passif donne aux ouvriers des niveaux de vie élevés, celui de la nécessaire et profitable collaboration entre patrons et ouvriers et enfin celui d'un modèle allemand de prospérité censé montrer aux autres pays la marche à suivre. Mais c'est aussi la fin d'une réalité pour le capital mondial : la capacité de l'Allemagne d'agir comme une locomotive. Au contraire, c'est le déclin même du capital allemand, et non la « reprise » superficielle dont se vantent les bourgeoisies américaine et anglaise, qui montre ce qu'est la perspective réelle pour le système tout entier.
La fin du « miracle » économique japonais est tout aussi significative. C'était déjà devenu visible au début des années 1990 quand les taux de croissance – qui s'étaient élevés jusqu'à 10 % dans les années 1960 – se sont effondrés jusqu'à ne pas dépasser 1 %. Le Japon est maintenant « officiellement » en récession. Il y a eu une légère amélioration en 1995 et en 1996 qui a amené certains commentateurs à devenir enthousiastes à propos des perspectives pour l'année qui vient : un article publié dans The Observer en janvier 1996, soulignait les performances « impossibles à arrêter » de l'exportation japonaise (un accroissement de 10 % en 1994 qui signifiait que le Japon avait maintenant surpassé les Etats-Unis en tant que plus grand exportateur mondial de biens manufacturés). Il annonçait avec confiance que « le Japon était de nouveau aux commandes de l'économie mondiale ».
Notre récent article, « Une économie de casino » soufflait le froid sur de telles espérances. Nous avons déjà mentionné la montagne de dettes qui pèse sur l'économie japonaise. L'article poursuit en insistant sur le fait que « tout ceci vient relativiser l'annonce au Japon des quelques frémissements de croissance à la hausse après ces quatre années de stagnation. Nouvelle apaisante pour les médias bourgeois, elle n'illustre en fait que l'extrême gravité de la crise. Et pour cause, ce résultat n'a péniblement été atteint qu'à la suite d'une injection de doses massives de liquidités financières à travers la mise en oeuvre de cinq plans de relance. Cette expansion budgétaire, dans la plus pure tradition keynésienne, a bien fini par porter quelques fruits..., mais au prix de déficits encore plus colossaux que ceux dont les conséquences avaient déterminé l'entrée du Japon dans la phase récessive. Ceci explique que cette "reprise" demeure on ne peut plus fragile et est vouée à terme à retomber comme un soufflé. »
Le dernier rapport de l'OCDE sur le Japon (2 janvier 1997) confirme pleinement cette analyse. Bien que le rapport prédise une hausse des taux de croissance pour 1997 (autour de 1,7 %), il insiste lourdement sur la nécessité de s'attaquer à la question de la dette. « La conclusion du rapport est que, alors que le stimulus fiscal de la dernière année et demie était crucial pour compenser l'impact de la récession, le Japon doit à moyen terme contrôler son déficit budgétaire pour réduire la dette accumulée par le gouvernement. Cette dette représente 90 % du rendement annuel de l'économie. » ([5] [58]). L'OCDE réclame une augmentation des taxes sur les ventes mais surtout des réductions drastiques des dépenses publiques. Elle affiche ouvertement sa préoccupation à propos de la santé économique du Japon à plus long terme. En bref, ce brain-trust dirigeant de la bourgeoisie ne fait aucun effort pour cacher la fragilité de toute « reprise » au Japon, et s'inquiète clairement de voir l'économie s'enfoncer dans des problèmes encore plus grands dans le futur.
Quand cela concerne des pays comme l'Allemagne et le Japon, les inquiétudes de la bourgeoisie sont très bien fondées. C'était avant tout la reconstruction de ces économies démolies par deux guerres qui a fourni le stimulant du grand boom des années 1950 et 1960 ; c'est l'achèvement de cette reconstruction dans ces deux pays qui a provoqué le retour de la crise ouverte de surproduction à la fin des années 1960. Aujourd'hui, l'échec de plus en plus évident de ces deux économies représente un rétrécissement significatif du marché mondial et c'est le signe que l'économie globale entre en chancelant dans une nouvelle étape de son déclin historique.
Les « Dragons » blessés
Déçue par les difficultés du Japon, la bourgeoisie et ses médias ont essayé de créer de nouveaux faux espoirs en faisant ressortir les performances des « dragons » de l'Asie du sud-est, c'est-à-dire des économies comme celles de la Thaïlande, de l'Indonésie et de la Corée du Sud, dont les taux de croissance vertigineux ont été pris comme emblème, de même que la Chine future qui est présentée comme étant sur la voie d'un statut de « superpuissance économique » à la place du Japon.
Le problème est que, comme dans les précédents « succès » de certains pays du tiers-monde comme le Brésil et le Mexique, la croissance des dragons d'Asie est une bulle gonflée par l'endettement qui peut éclater à tout moment. Les grands investisseurs occidentaux le savent :
« Parmi les raisons qui ont rendu les pays industriels les plus riches si soucieux de doubler la ligne des crédits de secours du FMI jusqu'à 850 milliards, il y a celle qu'une nouvelle crise du style Mexique est à craindre, cette fois dans le sud-est asiatique. Le développement des économies dans le Pacifique a favorisé un flux énorme de capital dans le secteur privé, qui a remplacé l'épargne intérieure, conduisant à une situation financière instable. La question a été de savoir quel serait le premier des dragons d'Asie à tomber.
Certes la situation en Thaïlande commence à paraître hasardeuse. Le ministre des finances, Bodi Chunnananda, a démissionné alors que les investisseurs perdaient confiance et que la demande dans des secteurs clefs, y compris la construction, le foncier et la finance, tous symboles d'une économie de bulle, se réduisait. De la même façon, on a focalisé sur une certaine incertitude récente en Indonésie, puisque la stabilité du régime Suharto et son respect des droits de l'homme sont devenus un problème. » ([6] [59])
Le plus frappant, c'est la situation économique et sociale en Corée du Sud. La bourgeoisie ici, s'inspirant de ses consoeurs européennes, a certainement entraîné les ouvriers dans une manoeuvre à grande échelle : en décembre 1996, des dizaines de milliers d'ouvriers se sont mis en grève contre les nouvelles lois sur le travail qui ont été présentées comme étant surtout une attaque de la démocratie et des droits syndicaux, permettant ainsi aux syndicats et aux partis d'opposition de détourner les travailleurs de leur propre terrain. Mais derrière l'attaque provocatrice du gouvernement, il y a une réponse réelle à la crise à laquelle est confrontée l'économie de la Corée du Sud : l'aspect central de cette loi est qu'elle rend beaucoup plus facile aux entreprises les licenciements d'ouvriers et l'établissement des horaires de travail ; et c'est clairement compris par les ouvriers comme une préparation à des attaques contre leurs conditions d'existence.
En ce qui concerne le fait que la Chine serait en train de devenir une nouvelle génératrice de croissance économique, c'est plus que jamais une sinistre farce. C'est vrai que la capacité du régime stalinien dans ce pays à s'adapter et à survivre alors que tant d'autres se sont effondrés est remarquable en tant que telle. Mais ce n'est ni le niveau de libéralisation économique, ni « l'ouverture à l'ouest », ni l'exploitation de nouveaux débouchés qui lui seront offerts par la cession de Hongkong, qui transformeront les fondements de l'économie chinoise, qui reste désespérément arriérée dans l'industrie, l'agriculture et les transports et paralysée de façon chronique, comme tous les régimes staliniens, par le poids d'une bureaucratie boursouflée et du secteur militaire. Comme dans tous les régimes déstalinisés, la libéralisation a en effet gratifié la Chine d'exploits du même type qu'en Occident... tels que le chômage massif. Le 14 octobre, le China Daily, à la solde du gouvernement, admettait que le nombre de chômeurs pouvait augmenter de plus de la moitié du chiffre actuel jusqu'à atteindre 258 millions en quatre ans. Avec des millions de migrants des campagnes qui inondent les villes et des entreprises d'Etat en faillite qui cherchent désespérément à se débarrasser du « surplus » de travailleurs, la bourgeoisie chinoise est profondément inquiète du danger d'une explosion sociale. Selon les chiffres officiels, 43 % des entreprises d'Etat ont perdu de l'argent en 1995, alors que dans le premier trimestre 1996, le secteur d'Etat tout entier tournait à perte. Des centaines de milliers, si ce n'est des millions, d'ouvriers dans les entreprises d'Etat n'ont pas reçu de salaire depuis des mois ([7] [60]). Il est vrai qu'une proportion croissante du revenu industriel de la Chine provient d'entreprises privées ou mixtes mais, même si ces secteurs montrent qu'ils sont plus dynamiques, ils peuvent difficilement compenser le poids énorme de la banqueroute dans le secteur directement étatique.
Chaque fois qu'un mythe s'écroule et menace de dévoiler la faillite de tout le système capitaliste, la bourgeoisie en propose de nouveaux. Il y a quelques années, c'étaient les miracles allemand et japonais ; puis, après l'effondrement du bloc de l'est, c'étaient les lendemains qui chantent grâce aux « nouveaux marchés » en Europe de l'Est et en Russie. Dès que ces mythes se sont écroulés ([8] [61]), on s'est mis à nous parler des « dragons » du sud-est asiatique et de la Chine. Aujourd'hui, de plus en plus de ces petits « rois » font la preuve qu'ils sont nus. Peut-être que le nouveau grand espoir pour l'économie mondiale sera la performance de la livre sterling du Royaume-Uni. Après tout, ce pays n'était-il pas le laboratoire du monde capitaliste au siècle dernier ? John Bull n'est-il pas capable aujourd'hui de tout recommencer depuis le début ? C'est à ce point qu'en est la faillite non seulement du capitalisme mondial mais aussi des mythes qu'il utilise pour la cacher.
Perspectives
1. Une guerre commerciale plus aiguë
Un autre mythe utilisé pour répandre l'idée qu'il y a encore plein de vie dans le capitalisme, c'est la fable de la globalisation. Dans l'article « Derrière la "mondialisation" de l'économie, l'aggravation de la crise du capitalisme » (Revue Internationale n° 86), nous montrions, pour contrer quelques confusions qui affectent même le milieu révolutionnaire, que la mondialisation, malgré les beaux discours de la bourgeoisie, ne signifie en rien une nouvelle phase dans la vie du capitalisme, une ère de « liberté de commerce » dans laquelle l'Etat national aurait de moins en moins de rôle à jouer. Au contraire, l'idéologie de la mondialisation – mis à part son intérêt pour agiter la question du nationalisme dans la classe ouvrière – est en réalité une couverture pour une guerre commerciale qui s'approfondit. Nous donnions alors l'exemple de la nouvelle Organisation Mondiale du Commerce (OMC) pour montrer comment les économies les plus puissantes – les Etats-Unis en particulier – utilisent cette institution pour imposer des standards de santé et de bien-être que les économies plus faibles ne peuvent espérer atteindre, les handicapant ainsi en tant que rivales économiques potentielles. La rencontre ministérielle de décembre 1996 de l'OMC a continué dans la même veine. Là, les pays les plus développés ont semé la division chez les plus faibles pour saboter un plan visant à donner à quelques pays parmi les plus pauvres l'accès hors douane aux marchés occidentaux. Les américains ont fait des concessions sur les tarifs du Whisky et autres alcools de façon à réaliser quelque chose de beaucoup plus lucratif : l'ouverture des marchés européens et asiatiques aux produits de la technologie de l'information. C'est là une preuve éclatante que la « mondialisation », la nouvelle « liberté de commerce », veulent surtout dire « liberté » pour le capital américain de pénétrer sur les marchés mondiaux sans avoir l'inconvénient de voir leurs concurrents plus faibles protéger leurs propres marchés avec des barrières douanières. Notre article dans la Revue soulignait déjà que c'était surtout une « liberté » à sens unique : « Clinton lui même – qui, en 1995, parvint à faire en sorte que le Japon ouvre ses frontières aux produits américains et qui, sans relâche, demande à ses "associés" la "liberté de commerce" – donna l'exemple, dès son élection, par l'augmentation des taxes sur les avions, l'acier et les produits agricoles, limitant en outre les achats de produits étrangers aux agences étatiques. »
Nous avons déjà souligné que la capacité de l'Amérique à jouer les gros bras à l'échelle internationale a été un énorme facteur de la force relative de l'économie des Etats-Unis au cours des dernières années. Mais cela éclaire aussi une autre caractéristique de la situation actuelle : le lien de plus en plus grand entre guerre commerciale et compétition inter-impérialiste.
Evidemment, ce lien est un produit à la fois des conditions générales de la décadence, dans laquelle la concurrence économique est de plus en plus subordonnée aux rivalités militaires et stratégiques, et des conditions spécifiques prévalant depuis l'effondrement du vieux système des blocs. La période des blocs mettait en lumière la subordination des rivalités économiques aux rivalités militaires puisque les deux superpuissances n'étaient pas les principaux rivaux économiques. En contraste, les déchirures impérialistes qui se sont ouvertes depuis 1989 correspondent beaucoup plus étroitement à des rivalités économiques directes. Mais ceci n'a pas détrôné la domination des considérations stratégico-impérialistes. Au contraire, la guerre commerciale s'est avérée de plus en plus comme un instrument de ces dernières.
Cela a été très clair avec la loi Helms-Burton qu'ont édictée les Etats-Unis. Cette loi fait des incursions sans précédent dans « les droits commerciaux » des principaux rivaux impérialistes et économiques de l'Amérique, interdisant le commerce avec Cuba sous peine de sanctions. C'est très clairement une réponse provocatrice des Etats-Unis aux puissances européennes qui défient leur hégémonie mondiale, un défi lancé non seulement dans des pays « lointains » comme les Balkans et le Moyen-Orient mais aussi dans le « pré carré » américain, l'Amérique latine y inclus Cuba même.
Les puissances européennes ne sont pas restées les bras croisés face à cette provocation. L'Union Européenne a traîné les Etats-Unis devant le tribunal de la nouvelle Organisation Mondiale du Commerce à Genève, demandant le retrait de la loi Helms-Burton. Ceci confirme ce que nous disions dans notre article sur la mondialisation, que la formation de conglomérats commerciaux régionaux comme l'Union Européenne correspond aux « besoins de groupes de nations capitalistes de créer des zones protégées à partir desquelles elles peuvent affronter des rivaux plus puissants » ([9] [62]). L'Union Européenne est donc un instrument de la guerre commerciale mondiale et les avancées actuelles vers une seule monnaie européenne ont été vues en fonction de cela. Mais elle a plus qu'une fonction purement « économique ». Comme nous l'avons vu au cours de la guerre en ex-Yougoslavie, elle peut servir comme un instrument plus direct de confrontation inter-impérialiste.
Naturellement, l'Union Européenne est elle-même gangrenée par des divisions national-impérialistes profondes, comme l'ont montré récemment les désaccords entre l'Allemagne et la France d'un côté et la Grande-Bretagne de l'autre, sur la monnaie unique. Dans le contexte général du « chacun pour soi », on peut s'attendre à voir les rivalités autant commerciales qu'impérialistes prendre de plus en plus une allure chaotique, aggravant l'instabilité de l'économie mondiale ; et, comme chaque nation est obligée de barricader son capital national, cela accélérera encore plus la contraction du marché mondial.
2. Inflation et dépression
Quel que soit le fil qu'essaie de tirer la bourgeoisie, le capitalisme mondial est ainsi à deux doigts de tomber dans de grandes convulsions économiques, à une échelle sans comparaison avec ce que nous avons vu dans les trente dernières années. C'est certain ! Ce qui ne peut pas être aussi clair pour les révolutionnaires, ce n'est pas seulement l'échéance exacte de telles convulsions (et on ne rentrera pas dans le jeu des prédictions ici), mais aussi la forme précise qu'elles prendront.
Après l'expérience des années 1970, l'inflation a été présentée par la bourgeoisie comme le monstre qu'il fallait éliminer à tout prix : les politiques massives de désindustrialisation et de coupes dans les dépenses publiques défendues par Thatcher, Reagan et les autres monétaristes étaient fondées sur l'argument que l'inflation était le danger numéro un pour l'économie. Au début des années 1990, l'inflation, au moins dans les principaux pays industriels, semblait avoir été domptée, au point que quelques économistes ont commencé à parler de la victoire historique sur l'inflation. On peut se demander si, en fait, nous n'assistons pas au retour, au moins en partie, à une crise de type déflationniste comme cela a été le cas au début des années 1930 : une crise « classique » de surproduction dans laquelle les prix s'effondrent avec la contraction brutale de la demande.
Par ailleurs, il faut noter que cette tendance a commencé à s'inverser après 1936, quand l'Etat est intervenu massivement dans l'économie : le développement de l'économie de guerre et la stimulation de la demande par les dépenses du gouvernement ont fait apparaître des pressions inflationnistes. Cette modification a été encore plus apparente lors de la crise qui s'est ouverte à la fin des années 1960. La première réponse de la bourgeoisie a été de continuer les politiques « keynésiennes » des décennies précédentes. Ceci a eu pour effet de ralentir le rythme de la crise mais a eu comme résultat des niveaux d'inflation dangereux.
Le monétarisme s'est présenté comme une alternative radicale au keynésiannisme, comme un retour aux valeurs sûres du capitalisme, c'est-à-dire de ne dépenser que l'argent qui a été réellement obtenu, de « vivre selon ses moyens », etc. Il prétendait démanteler l'appareil d'Etat hypertrophié et quelques révolutionnaires s'y sont même laissés prendre et ont parlé de « renversement » du capitalisme d'Etat. En réalité, le capitalisme ne peut plus retourner aux formes et aux méthodes qu'il avait dans sa jeunesse. Le capitalisme sénile ne peut plus se maintenir sans la béquille d'un appareil d'Etat hypertrophié ; et si les Thatcheriens ont fait des coupes claires dans les dépenses d'Etat, dans quelques secteurs et spécialement ceux qui avaient quelque chose à voir avec le salaire social, ils ont à peine touché à l'économie de guerre, à la bureaucratie ou à l'appareil de répression. Bien plus, la tendance à la désindustrialisation a fait croître le poids des secteurs improductifs sur l'économie prise comme un tout. En bref, les « nouvelles politiques » de la bourgeoisie n'ont pas pu éliminer les facteurs sous-jacents aux tendances inflationnistes du capitalisme décadent du fait de la nécessité de maintenir un énorme secteur improductif ([10] [63]).
Un autre facteur de la plus grande importance dans cette équation est la dépendance de plus en plus grande du système vis-à-vis du crédit que nous avons déjà évoquée. Le niveau extrêmement élevé d'endettement des gouvernements montre comment la bourgeoisie a été peu capable de rompre avec les politiques « keynésiennes » du passé. En fait, c'est le manque de marchés solvables qui fait qu'il est impossible à la bourgeoisie, quel que soit le vernis idéologique de ses équipes gouvernementales, d'échapper à la nécessité de créer un marché artificiel. Aujourd'hui, la dette est devenue le principal marché artificiel pour le capitalisme, mais au départ les mesures proposées par Keynes amenaient tout droit dans cette direction.
Si nous gardons cela à l'esprit, cela jettera quelque lumière sur quelques uns des plus récents discours de la bourgeoisie. Il semble que sa confiance dans la « victoire historique » contre l'inflation ne soit pas si profonde puisque dès qu'elle détecte des signes d'un retour à la croissance dans des pays comme l'Angleterre et l'Amérique, elle recommence à parler du danger d'une nouvelle poussée de l'inflation. Les économistes ont des avis différents sur les causes : certains sont en faveur de la thèse de l'inflation par les coûts, avec une insistance particulière sur le danger que représentent des revendications de salaire irréalistes. L'idée est que si les ouvriers n'ont plus peur du chômage et voient des profits se réaliser, ils vont se mettre à réclamer plus d'argent et cela causera de l'inflation. L'autre thèse est que l'inflation est « tirée par la demande » : si l'économie croît trop vite, la demande va excéder l'offre et les prix vont augmenter. Nous ne répéterons pas les arguments que nous avons développés il y a 25 ans contre ces théories. Ce que nous dirons, c'est que le vrai danger de la « croissance » qui conduirait à l'inflation se situe ailleurs : dans le fait que toute croissance, toute prétendue reprise est basée sur une augmentation considérable de l'endettement, sur la stimulation artificielle de la demande, c'est-à-dire sur du capital fictif. C'est cela la matrice qui donne naissance à l'inflation parce qu'elle exprime une tendance profonde dans le capitalisme décadent : le divorce grandissant entre l'argent et la valeur, entre ce qui se passe dans le monde « réel » de la production des biens et un processus d'échanges qui est devenu « un mécanisme tellement complexe et artificiel » que même Rosa Luxemburg serait sidérée si elle pouvait voir cela aujourd'hui.
Si nous cherchions un modèle d'effondrement d'une économie qui a renversé la loi de la valeur, c'est-à-dire l'effondrement d'une économie capitaliste d'Etat, nous devrions regarder ce qui est en train d'arriver dans les pays de l'ex-bloc de l'est. Ce que nous y voyons ce n'est pas seulement un effondrement de la production à une échelle beaucoup plus grande que pendant la crise de 1929 mais aussi une tendance à l'inflation incontrôlable et la gangstérisation de l'économie. Est-ce la forme que cela prendra à l'ouest ?
CCI
Après huit années d'une campagne de propagande intensive dédiée à la prétendue « mort du communisme », la bourgeoisie mondiale a répondu au 80e anniversaire de la révolution russe d'octobre 1917 en simulant une grande indifférence et un désintérêt pour les évènements révolutionnaires de l'époque. Dans la plupart des pays, y compris en Russie même, cet anniversaire a été relégué à la seconde ou à la troisième place des informations télévisées. Le lendemain, la presse commentait l'événement en déclarant que la révolution russe avait perdu toute valeur pour le monde actuel et ne comportait désormais d'intérêt que pour les historiens. Et les mouvements de protestation ouvriers qui avaient lieu à peu près au même moment fournissaient aux médias une occasion de souligner avec une satisfaction notable que la lutte de classe elle-même était maintenant « libérée de la confusion idéologique et de la poursuite de buts finaux dangereusement utopiques. » ([1] [74])
En fait, cette indifférence feinte pour la révolution prolétarienne, qui n'aurait d'intérêt que pour la « science historique » bourgeoise « dépassionnée », représente une nouvelle étape, qualitativement supérieure de l'attaque capitaliste contre l'Octobre rouge. Sous couvert d'étudier les résultats des recherches de ses historiens, la classe dominante a lancé, à travers un « débat public », une nouvelle campagne à l'échelle mondiale contre « les crimes du communisme ». Ce « débat » fait porter à la révolution russe et au parti bolchevik non seulement la responsabilité des crimes de la contre-révolution capitaliste stalinienne mais également indirectement celle des crimes du nazisme puisque « la dimension et les techniques de la violence de masse ont été inaugurées par les communistes et que (...) les nazis s'en sont inspirés » ([2] [75]). Pour les historiens bourgeois, le crime fondamental commis par la révolution russe, c'est d'avoir remplacé la « démocratie » par une idéologie « totalitaire » menant à l'extermination systématique de l'« ennemi de classe ». Le nazisme, nous dit-on, a surgi en s'inspirant de cette tradition non démocratique de la révolution russe : il n'a fait que remplacer la « guerre de classe » par la « guerre de races ». La leçon que la bourgeoisie tire de la barbarie de son propre système décadent, c'est que la démocratie bourgeoise, précisément parce qu'elle n'est pas un « système parfait » mais laisse une place à la « liberté individuelle », constitue ce qu'il y a de plus adapté à la nature humaine et que toute tentative de la mettre en question ne peut que mener à Auschwitz ou au Goulag.
Depuis 1989, l'efficacité de l'attaque de la bourgeoisie contre le communisme et la révolution russe s'appuyait principalement sur l'impact réel qu'avait eu l'effondrement des régimes staliniens à l'Est avec l'énorme propagande présentant cet effondrement comme celui du communisme. La bourgeoisie n'avait même pas à chercher des arguments historiques pour défendre ce mensonge. Aujourd'hui l'impact de ces campagnes s'est affaibli avec l'incapacité du capitalisme et de la démocratie bourgeoise « style occidental », prétendument victorieux, à mettre un terme au déclin économique et à la paupérisation de masse ni à l'est, ni à l'ouest. Bien que la combativité et surtout la conscience du prolétariat aient été sévèrement atteintes par les événements et la propagande qui ont suivi la chute du mur de Berlin, la classe ouvrière n'a pas adhéré massivement à la défense de la démocratie bourgeoise et reprend lentement le chemin de la lutte et de la combativité contre les attaques capitalistes. Au sein de petites minorités politisées dans le prolétariat se manifeste un renouveau d'intérêt pour l'histoire de la classe ouvrière en général et pour celle de la révolution russe et de la lutte des courants marxistes contre la dégénérescence de l'Internationale en particulier. Aussi, même si la bourgeoisie contrôle relativement facilement la situation sociale au niveau immédiat, ses inquiétudes face à l'effondrement progressif de son économie et face au potentiel de combativité et de réflexion toujours présent au sein du prolétariat l'obligent à intensifier ses manoeuvres et ses attaques idéologiques contre son ennemi de classe. C'est pourquoi la bourgeoisie a organisé des manoeuvres comme celle de la grève du secteur public en décembre 1995 en France ou celle de la grève d'UPS, la principale société de courrier privé aux Etats Unis en 1997, dans le but spécifique de renforcer l'autorité de son appareil de contrôle syndical. C'est aussi pourquoi la classe dominante a répondu au 80e anniversaire de la révolution d'octobre par un flot de livres et d'articles visant à la falsification de l'histoire et au discrédit de la lutte du prolétariat.
Loin de bannir ces questions des universités, ces « contributions » sont devenues le sujet de « débats publics » et de « controverses » intenses ayant pour but de détruire la mémoire de la classe ouvrière. En France, Le livre noir du communisme, qui assimile les victimes de la guerre civile post-révolutionnaire (imposée au prolétariat par l'invasion de la Russie par les armées blanches contre-révolutionnaires) à celles de la répression stalinienne (une contre-révolution capitaliste subie par le prolétariat et la paysannerie) dans une liste indifférenciée de 100 millions de « victimes des crimes du communisme », a même été discuté à l'Assemblée nationale ! En même temps que les mensonges habituels sur la révolution russe, comme celui d'un prétendu « putsch bolchevik », ce Livre noir a été utilisé pour lancer une calomnie qualitativement nouvelle avec pour la première fois un « débat » tapageur sur la question de savoir si oui ou non le « communisme » était pire que le fascisme. Les co-auteurs de ce livre pseudo-scientifique, pour la plupart des ex-staliniens, font tout un barouf sur le désaccord entre eux sur la question. Dans les pages du journal Le Monde ([3] [76]), l'un d'entre eux, Courtois, accuse Lénine de crime contre l'humanité et déclare : « le génocide de "classe" rejoint le génocide de "race" : la mort par la famine de l'enfant d'un koulak ukrainien délibérément affamé par le régime stalinien "équivaut" à la mort de famine d'un enfant juif dans le ghetto de Varsovie sous le régime nazi ». D'un autre côté, certains de ses collaborateurs mais aussi le premier ministre français Jospin considèrent que Courtois va « trop loin » en mettant en question le « caractère unique » des crimes du nazisme. Au Parlement, Jospin a « défendu » l' « honneur du communisme » (identifié à l'honneur de ses collègues ministres du Parti communiste français stalinien), sur le thème que même si le « communisme » avait tué plus de gens que le fascisme, il était moins barbare car motivé par de « bonnes intentions ». Toutes les polémiques internationales provoquées par ce livre – depuis la question de savoir si ses auteurs exagéraient le nombre de victimes en « arrondissant » leur chiffre à 100 millions, jusqu'à la difficile question « éthique » de savoir si oui ou non Lénine était « aussi mauvais » qu'Hitler –, toutes servent à discréditer la révolution d'octobre 1917, l'expérience la plus importante sur le chemin de la libération du prolétariat et de l'humanité. Les protestations, à travers l'Europe, des vétérans staliniens de la Résistance en lutte contre l'Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale ne servent pas d'autre but aujourd'hui que celui de renforcer le mensonge selon lequel la révolution russe aurait été responsable des crimes de son ennemi mortel, le stalinisme. Courtois le « radical » comme Jospin le « raisonnable », à l'image de l'ensemble de la bourgeoisie, ont en commun les mêmes mensonges capitalistes qui constituent le fondement du Livre noir. En font partie le mensonge, constamment asséné sans la moindre preuve, selon lequel Lénine serait responsable de la terreur stalinienne, et la mystification selon laquelle la « démocratie » constitue la seule « sauvegarde » contre la barbarie. En réalité, tout ce déploiement du pluralisme démocratique d'opinion et d'indignation humanitaire ne sert qu'à cacher la vérité historique : tous les grands crimes de ce siècle ont en commun la même nature bourgeoise de classe, pas seulement les crimes du fascisme et du stalinisme mais aussi ceux de la démocratie, depuis Hiroshima et le bombardement de Dresde ([4] [77]) jusqu'aux famines infligées à un quart de l'humanité par le capitalisme « libéral » décadent. En réalité, tout ce débat moraliste pour savoir quels crimes du capitalisme sont les plus condamnables est en lui-même aussi barbare qu'il est hypocrite. Tous les participants à ce débat bourgeois truqué sont là pour prétendre démontrer la même chose : toute tentative d'abolir le capitalisme, de défier la démocratie bourgeoise, aussi « idéaliste » ou « bien intentionnée » soit-elle au départ, est vouée à finir dans la terreur sanglante.
En fait, selon Jospin et le chancelier docteur en histoire Helmut Kohl, les causes du « plus long et plus vaste règne de la terreur » et de la « tragédie paradoxale » du communisme résideraient dans la vision utopique de la révolution mondiale qu'avaient les bolcheviks de la période originelle de la révolution d'octobre. Dans la presse bourgeoise allemande, Le Livre Noir français a donné lieu à une défense du caractère responsable de l'antifascisme stalinien, en opposition à la « folle utopie marxiste » de la révolution d'octobre 1917 et de la révolution mondiale. Cette « folie » consistait à vouloir dépasser la contradiction capitaliste entre le travail internationalement associé sur un marché mondial unique et la concurrence mortelle des Etats nationaux bourgeois pour les produits du travail : tel serait le « péché originel » du marxisme, sa violation de la « nature humaine » dont la bourgeoisie se préoccupe tant.
La bourgeoisie ressort les vieux mensonges sur la révolution russe
Alors que pendant la « guerre froide », beaucoup d'historiens occidentaux réfutaient la continuité entre stalinisme et révolution d'octobre 1917 afin d'empêcher leur rival impérialiste oriental de profiter du prestige de ce grand événement, aujourd'hui, la cible de leur haine n'est plus le stalinisme mais le bolchevisme. Si la menace constituée par la rivalité impérialiste de l'URSS a disparu, ce n'est pas le cas pour la menace de la révolution prolétarienne. C'est contre cette menace que les historiens bourgeois raniment aujourd'hui tous les vieux mensonges inventés pendant la révolution elle-même par la bourgeoisie frappée de panique selon lesquels les bolcheviks étaient des « agents payés par les allemands », Octobre un « putsch bolchevik », etc. Ces mensonges développés à l'époque par les adeptes de Kautsky ([5] [78]) pouvaient exploiter le black-out de la bourgeoisie sur ce qui se passait réellement en Russie. Aujourd'hui, alors qu'ils disposent plus que jamais de preuves documentaires, les plumitifs à la solde de la bourgeoisie déversent les mêmes calomnies que celles de la Terreur blanche.
Aujourd'hui, ce ne sont pas seulement les ennemis ouverts de la révolution russe qui reproduisent ces mensonges mais aussi ses soi-disant défenseurs. Dans le cinquième numéro des Annales sur le communisme produit par l'historien stalinien Hermann Weber et dédié à la révolution d'Octobre ([6] [79]), la vieille idée menchevique selon laquelle la révolution était prématurée est remise au gout du jour par Moshe Lewin qui vient de découvrir que la Russie en 1917 n'était pas mûre pour le socialisme, ni même pour la démocratie bourgeoise, à cause de l'arriération du capitalisme russe. Cette explication de la supposée arriération et de la barbarie du bolchevisme nous est également servie dans le nouveau livre A people's tragedy de l'« historien » Orlando Figes qui a provoqué un débordement d'enthousiasme bourgeois en Grande-Bretagne. Il y est affirmé qu'Octobre était fondamentalement l'oeuvre d'un seul et méchant homme, un acte dictatorial du parti bolchevik, lui-même sous la dictature personnelle du « tyran » Lénine et de son acolyte Trotsky : « Ce qui est remarquable dans l'insurrection bolchevique, c'est que quasiment aucun de ses dirigeants ne voulait qu'elle ait lieu quelques heures encore avant qu'elle ne commence » ([7] [80]). Figes « découvre » que la base sociale de ce « coup d'Etat » n'était pas la classe ouvrière mais le lumpen prolétariat. Après des remarques préliminaires sur le bas niveau d'éducation des délégués bolcheviks des soviets (dont la connaissance de la révolution n'a pas été acquise, il faut bien l'admettre, à Oxford ou à Cambridge !), Figes conclut : « C'était plus le résultat de la dégénérescence de la révolution urbaine, et en particulier du mouvement ouvrier en tant que force constructive et organisée, avec le vandalisme, le crime, la violence généralisée, le pillage d'alcooliques comme expressions principales de cette rupture sociale. (...) Les participants à cette violence destructrice n'étaient pas la ’classe ouvrière‘ organisée, mais les victimes de l'éclatement de cette classe et de la dévastation des années de guerre : l'armée croissante des chômeurs urbains ; les réfugiés des régions occupées, les soldats et les marins qui s'aggloméraient dans les villes, les bandits et les criminels relâchés des prisons ; et les travailleurs non qualifiés de la campagne qui ont toujours été les plus enclins à des explosions de violence anarchique dans les villes. C'étaient des gens de type semi-paysans que Gorki a rendu responsables de la violence urbaine au printemps et au soutien desquelles il a attribué la fortune croissante des bolcheviks. » Voilà comment la bourgeoisie « réhabilite » la classe ouvrière et la lave de l'accusation d'avoir une histoire révolutionnaire. Par sa façon d'ignorer froidement les faits incontournables prouvant qu'Octobre 1917 a été le fait de millions d'ouvriers révolutionnaires organisés en conseils ouvriers, les fameux soviets, c'est la lutte de classe d'aujourd'hui et de demain qui est la cible des falsifications de la bourgeoisie.
Plus que jamais auparavant les dirigeants de la révolution d'Octobre sont devenus l'objet de la haine et des dénigrements de la classe dominante. La plupart des livres et des articles récemment parus sont avant tout des condamnations de Lénine et de Trotsky. L'historien allemand Helmut Altrichter par exemple commence son nouveau livre Russland 1917 par les mots suivants : « Au début n'était pas Lénine ». Tout son livre, tout en prétendant montrer que les masses et non les chefs font l'histoire, se présente comme une « défense passionnée » de l'initiative autonome des ouvriers russes, jusqu'à ce que, hélas, ils s'enthousiasment pour les mots d'ordre « fourbes » de Lénine et Trotsky qui rejetaient la démocratie dans ce qu'ils appelaient scandaleusement « les poubelles de l'histoire ».
Des milliers de pages sont remplies pour « prouver » que, bien qu'il ait dirigé la dernière grande lutte de son histoire contre Staline et la couche sociale des bureaucrates d'Etat qui soutenait ce dernier, appelant à sa destitution dans son fameux « testament », Lénine avait désigné Staline comme son « successeur ». Particulièrement frappante est l'insistance sur l'attitude « antidémocratique » de Trotsky. Alors que le mouvement trotskiste a rejoint les rangs de la bourgeoisie pendant la deuxième guerre mondiale, la figure historique de Trotsky est restée particulièrement dangereuse pour la classe dominante. Trotsky symbolise à la fois le plus grand « scandale » de l'histoire humaine : une classe exploitée qui renverse ses dirigeants en octobre 1917, qui tente d'étendre sa domination à travers le globe avec la fondation de l'Internationale Communiste, qui organise la défense militaire de cette domination avec l'Armée rouge pendant la guerre civile et qui entame la lutte marxiste contre la contre-révolution stalinienne bourgeoise. C'est ce que la bourgeoisie maudit plus que tout et qu'elle veut éradiquer à tout prix de la mémoire collective de la classe ouvrière :
– le fait que la classe ouvrière a renversé la bourgeoisie et est devenue la classe dominante en octobre 1917 ;
– le fait que le marxisme était le fer de lance de la lutte prolétarienne contre la contre-révolution stalinienne soutenue par la bourgeoisie mondiale.
C'est grâce aux efforts des contre-révolutionnaires occidentaux que la révolution allemande a fini par être vaincue en 1923 et grâce à leurs efforts combinés avec ceux des staliniens que le prolétariat a été écrasé en 1933. C'est grâce à eux que la grève générale en Grande-Bretagne en 1926, que la classe ouvrière chinoise en 1926-1927, que la classe ouvrière espagnole pendant la guerre civile des années 1930, ont été défaites. La bourgeoisie mondiale a soutenu la destruction par le stalinisme des vestiges de la domination prolétarienne en Russie et de ceux de l'Internationale Communiste. Aujourd'hui, la bourgeoisie cache le fait que les 100 millions de victimes, ce chiffre horrifiant compilé à la sauce de l'ouvrage capitaliste Le livre noir du communisme, ont été des victimes des crimes de la bourgeoisie, de la contre-révolution capitaliste dont fait partie intégrante le stalinisme, et que les véritables communistes internationalistes furent les premiers touchés par cette barbarie.
Les intellectuels démocrates bourgeois qui se sont maintenant portés à la pointe de l'attaque contre la révolution d'Octobre, à part faire avancer leur carrière et augmenter leurs revenus, ont un intérêt spécifique propre à faire table rase de l'histoire. C'est leur intérêt de cacher la servilité méprisable de l'intelligentsia bourgeoise aux pieds de Staline depuis les années 1930. Ce sont non seulement les écrivains staliniens comme Gorki, Feuchtwanger ou Brecht ([8] [81]) mais également tout le gotha des historiens et des moralistes démocrates bourgeois, des Webbs jusqu'au « pacifiste » Romain Rolland, qui ont mis Staline sur un piedestal, défendu bec et ongles les procès de Moscou et soutenu la chasse aux sorcières contre Trotsky. ([9] [82])
Une offensive contre la perspective de la lutte du prolétariat
La falsification de l'histoire révolutionnaire de la classe ouvrière est en réalité une attaque contre la lutte de classe actuelle. En tentant de détruire la perspective historique du mouvement du prolétariat, la bourgeoisie déclare la guerre au mouvement de classe lui-même. « Le but final socialiste est le seul moment décisif qui distingue le mouvement social-démocrate de la démocratie bourgeoise et du radicalisme bourgeois, transformant l'ensemble du mouvement ouvrier d'un futile travail de réparation pour le sauvetage de l'ordre capitaliste en une lutte de classe contre cet ordre, pour abolir cet ordre. » ([10] [83])
Déjà la séparation, par Bernstein, du but et du mouvement de la lutte de la classe ouvrière au tournant du siècle avait constitué la première attaque à grande échelle pour liquider le caractère révolutionnaire de la lutte de classe prolétarienne. Dans l'histoire du rapport de forces entre bourgeoisie et prolétariat, les périodes de surgissement de la lutte et de développement de la conscience ont toujours été des périodes de clarification difficile mais réelle concernant le but final du mouvement ; les périodes de défaite ont été des moments d'abandon de ce but par les grandes masses.
La période présente qui s'est ouverte en 1968 a été caractérisée dès le début par l'apparition de débats sur le but final de la révolution prolétarienne. La vague internationale de luttes ouverte en mai-juin 1968 en France était caractérisée précisément par rien moins que la contestation, par une nouvelle génération d'ouvriers qui n'avaient pas connu la défaite et la guerre, à la fois de l'appareil de gauche du capital (syndicats et partis de « gauche ») et de la définition bourgeoise du socialisme donnée par cet appareil. La fin de 50 années de contre-révolution stalinienne était donc nécessairement et inévitablement marquée par l'apparition d'une nouvelle génération de minorités révolutionnaires. La campagne de propagande actuelle contre le communisme, contre la révolution d'Octobre, loin de constituer une question académique, est une question centrale de la lutte de classe en général aujourd'hui et qui requiert en particulier la réponse la plus déterminée des minorités révolutionnaires de la Gauche communiste dans le monde entier. Et cette question est d'autant plus importante dans la période actuelle de décomposition capitaliste qui se caractérise par le fait que, depuis 1968, aucune des classes décisives de la société n'a été capable de faire un pas décisif vers son but historique : pour la bourgeoisie vers la guerre mondiale, pour le prolétariat vers la révolution. Le résultat le plus spectaculaire et important de ce blocage historique, qui ouvre une phase d'effroyable pourrissement du système capitaliste, a été l'effondrement interne du bloc impérialiste de l'est dominé par le stalinisme. Cet événement, à son tour, a apporté à la bourgeoisie des « arguments » inattendus pour discréditer la perspective de la révolution communiste calomnieusement identifiée au stalinisme.
En 1980, dans le contexte d'un développement international de la combativité et de la conscience mené par le prolétariat occidental, les grèves de masse en Pologne avaient ouvert la perspective qui devait amener le prolétariat lui-même à s'affronter au stalinisme et balayer donc cet obstacle à la perspective de classe de la révolution communiste. Au contraire la chute des régimes staliniens dans la décomposition en 1989 a eu l'effet opposé : brouiller la mémoire historique et saper la perspective de classe : en minant la confiance en soi du prolétariat et en affaiblissant sa capacité à organiser sa propre lutte vers de réelles confrontations avec les organes de contrôle de la gauche du capital ; en affaiblissant l'impact immédiat de l'intervention révolutionnaire dans les luttes.
Ce recul a rendu la perspective révolutionnaire plus éloignée et plus difficile qu'elle ne l'était déjà, mais il ne l'a pas pour autant fait disparaître. La bourgeoisie n'a pas été capable de mobiliser la classe ouvrière dans la défense des intérêts et des objectifs de la classe capitaliste comme dans les années 1930. Le fait même qu'après huit années de célébration de la « mort du communisme », la bourgeoisie soit obligée d'intensifier sa campagne idéologique pour attaquer directement la révolution d'octobre 1917 en constitue une preuve a contrario. Le flot de publications sur la révolution russe, s'il représente d'abord et avant tout une mystification contre les ouvriers, est aussi une manière d'avertissement des idéologues bourgeois envers leur propre classe, l'avertissement de ne plus jamais sous-estimer l'ennemi de classe. Aujourd'hui, le capitalisme approche inexorablement de la plus grande crise économique et sociale de son histoire, en fait de l'histoire de l'humanité, et la classe ouvrière n'est pas défaite. Rien d'extraordinaire à ce que les publications bourgeoises érudites soient pleines du genre d'avertissement : « Jamais plus la classe ouvrière ne doit devenir la proie de dangereuses "utopies" révolutionnaires ! »
La perspective révolutionnaire reste à l'ordre du jour
L'impact idéologique des calomnies et des mensonges contre la révolution prolétarienne est important, il n'est pas définitif. Après des décennies de silence, la bourgeoisie est aujourd'hui obligée d'attaquer l'histoire du mouvement marxiste, et donc d'en admettre l'existence. Aujourd'hui, elle n'attaque pas seulement la révolution russe et les bolcheviks, elle n'attaque pas seulement Lénine et Trotsky, elle attaque aussi la Gauche communiste. Elle est obligée d'attaquer les internationalistes qui ont défendu le défaitisme révolutionnaire de Lénine pendant la 2e guerre mondiale. L'accusation que ces internationalistes ont été des apologues du fascisme ([11] [84]) est un mensonge aussi monstrueux que ceux qu'elle répand sur la révolution russe. Le réveil actuel d'un intérêt militant pour la Gauche communiste ne concerne qu'une minuscule minorité de la classe. Mais le bolchevisme, ce « spectre qui hante » toujours l'Europe et le monde, n'était-il pas lui-même, pendant des années, qu'une infime minorité de la classe ?
Le prolétariat est une classe historique, sa conscience est une conscience historique. Son caractère révolutionnaire n'est pas une lubie momentanée comme celui de la bourgeoisie qui fut, par le passé, révolutionnaire par la place décisive qu'elle occupait dans le mode de production capitaliste face à la féodalité. Les décennies de luttes et de réflexion du prolétariat qui se profilent, précisément parce qu'elles vont être difficiles, seront des années de développement fluctuant mais réel de la culture politique du prolétariat. Poussée à avancer dans sa lutte face à des attaques économiques de plus en plus insupportables, la classe ouvrière sera forcée de se confronter à l'héritage de sa propre histoire et de se réapproprier la véritable théorie marxiste. L'offensive de la bourgeoisie contre la révolution russe et le communisme rend ce processus plus long et plus difficile. Mais en même temps, il rend ce travail de réacquisition d'autant plus important, en fait obligatoire, pour les secteurs avancés de la classe. La perspective ouverte en octobre 1917, celle de la révolution prolétarienne mondiale, n'est pas morte. C'est la reconnaissance de ce fait qui motive la campagne bourgeoise actuelle.
KR.
[11] [95] Voir « Campagnes contre le négationnisme », « L'antifascisme justifie la barbarie » et « La co-responsabilité des "alliés" et des "nazis" dans l' "holocauste" »", Revue internationale n° 88 et 89.
A la suite de l'effondrement des régimes staliniens en Europe de l'est s'est constitué un « Comité pour l'étude de l'héritage de Léon Trotsky » qui a tenu plusieurs conférences en Russie sur différents aspects du travail de ce grand révolutionnaire. Au cours de l'étude de la contribution de Trotsky, il est devenu clair non seulement que Trotsky lui-même n'avait pas été le seul représentant ni le plus radical et résolu de l'Opposition de gauche « trotskiste », mais encore qu'il y avait eu d'autres courants d'opposition, aussi bien en Russie qu'en dehors de ce pays, qui s'étaient situés bien plus à gauche. Il est apparu en particulier qu'une autre tradition de la lutte prolétarienne contre le stalinisme a existé, celle de la Gauche communiste dont il y a encore aujourd'hui des représentants.
A l'initiative de membres russes du Comité, notre organisation, le Courant Communiste International, a été invitée à Moscou en 1996 à la conférence dédiée à l'étude du livre de Trotsky La révolution trahie. Sur proposition du CCI, d'autres groupes de la Gauche communiste avaient aussi été invités à participer, mais soit ils ne purent pas venir, comme ce fut le cas du Bureau International pour le Parti Révolutionnaire (BIPR), soit ils refusèrent par sectarisme indécrottable, comme les « bordiguistes ».
Pour autant, l'intervention du CCI fut loin d'être la seule expression de vie prolétarienne à cette conférence. La critique du refus de Trotsky de reconnaître le caractère capitaliste d'Etat de la Russie stalinienne qui fut présentée à la Conférence par un membre russe du comité d'organisation, que nous publions ci-dessous, en est la preuve. Un an plus tard, la présence de groupes de la Gauche communiste à la Conférence de 1997 sur Trotsky et la révolution d'octobre 1917 a été renforcée par la participation, en même temps que celle du CCI, d'un autre représentant du milieu prolétarien : le BIPR.
L'héritage de Trotsky et les tâches de la période actuelle
Les Conférences sur l'héritage de Trotsky se sont tenues en réponse à des événements d'une importance historique mondiale : l'effondrement des régimes staliniens, du bloc de l'est (et donc de tout l'ancien ordre planétaire de l'après seconde guerre mondiale issu de Yalta) et de l'URSS elle-même. En identifiant stalinisme et communisme la bourgeoisie pousse des minorités prolétariennes en recherche qui rejettent l'équation stalinisme = communisme à poser les questions suivantes : quels courants politiques dans l'histoire de la classe ouvrière se sont opposés à la contre-révolution stalinienne au nom du communisme et quelle partie de cet héritage peut servir de base pour l'activité révolutionnaire aujourd'hui ?
La plupart des milliers d'éléments révolutionnaires qui ont surgi internationalement sous l'impulsion des luttes massives du prolétariat en 1968 et après, étaient imprégnés d'une impatience et d'une confiance unilatérale dans la « spontanéité » de la lutte de classe au détriment du travail théorique et organisationnel à long terme : nombre d'entre eux ont disparu sans laisser de trace, précisément parce qu'ils ont échoué à s'ancrer aux positions et à la tradition du mouvement ouvrier du passé. Bien que les conditions pour le développement de minorités révolutionnaires dans la phase de l'après 1989 soient en quelque sorte devenues beaucoup plus difficiles (en particulier parce qu'il n'y avait pas l'exemple immédiat de luttes massives du prolétariat comme celles qui inspirèrent la génération de l'après 1968), le fait que des éléments prolétariens en recherche se sentent aujourd'hui obligés de se rattacher par eux-mêmes aux traditions révolutionnaires passées pour être capables de s'opposer à la campagne de la bourgeoisie sur la « mort du communisme », ouvre la perspective d'une redécouverte plus large et plus profonde de l'héritage marxiste important de la Gauche communiste. En Russie même, le véritable centre de la contre-révolution stalinienne, là où le prolétariat en a subi les plus terribles effets, ce n'est qu'avec la fin de la domination du stalinisme qu'une nouvelle génération de révolutionnaires a pu commencer à émerger, plus de trente ans après que le même processus ait commencé à l'ouest. De plus, les effets dévastateurs à l'échelle internationale d'un long demi-siècle de contre-révolution (la destruction de la continuité organique avec les générations révolutionnaires du passé, l'ensevelissement de la véritable histoire de ce mouvement sous des montagnes de cadavres et de mensonges) ont plus que lourdement pesé dans le pays de la révolution d'Octobre. L'apparition en Russie d'éléments prolétariens qui se posent des questions aujourd'hui confirme que la reprise de la lutte de classe à la fin des années 1960, non seulement à l'ouest mais également en Pologne, en Roumanie, en Chine et même en Russie, démontrait déjà la fin de la contre-révolution stalinienne. Mais, si les conditions de la redécouverte de la véritable histoire du mouvement prolétarien sont particulièrement difficiles en Russie, il était aussi inévitable que, dans un pays où pratiquement chaque famille de la classe ouvrière a perdu un de ses membres sous la terreur stalinienne, la recherche de la vérité historique constitue le point de départ. Si depuis la Perestroïka, la question de la « réhabilitation » des victimes du stalinisme est devenue le slogan de l'opposition dissidente bourgeoise et petite-bourgeoise, pour les représentants du prolétariat c'est une tâche toute différente qui a surgi : la restauration de la tradition révolutionnaire des meilleurs éléments qui furent les ennemis jurés et les victimes du stalinisme. Ce n'est donc pas un hasard si les premières tentatives des révolutionnaires russes pour définir et débattre des intérêts de leur classe et pour établir un contact avec les organisations de la Gauche communiste à l'extérieur, ont surgi en rapport avec la question de l'héritage de la lutte prolétarienne contre le stalinisme en général et l'héritage de Trotsky en particulier. De tous les dirigeants de l'opposition contre la dégénérescence de la révolution russe et de l'Internationale communiste, Trotsky est de loin le plus connu. Son rôle dans la fondation de la 3e Internationale, dans la révolution d'Octobre elle-même et dans la guerre civile ensuite a été si important (comparable à celui de Lénine) que même en URSS la bourgeoisie stalinienne n'a jamais été capable d'effacer complètement son nom des livres d'histoire ou de la mémoire collective du prolétariat russe. Mais tout aussi inévitablement, l'héritage de Trotsky est devenu l'enjeu d'une lutte politique de classe. Cela s'explique parce que Trotsky, le défenseur courageux du marxisme, a été le fondateur d'un courant politique qui, après tout un processus de dégénérescence opportuniste, a finalement trahi la classe ouvrière en abandonnant l'internationalisme prolétarien de Lénine par sa participation active à la seconde guerre impérialiste mondiale. Le courant trotskiste issu de cette trahison est devenu une fraction de la bourgeoisie, avec un programme (étatique) pour le capital national clairement défini, avec une politique étrangère bourgeoise (généralement en soutien à l'impérialisme « soviétique » et au bloc de l'est) et avec la tâche spécifique de sabotage « radical » des luttes ouvrières et de la réflexion des éléments révolutionnaires qui surgissent. Derrière Trotsky il n'y a donc pas un seul héritage, mais deux : l'héritage prolétarien de Trotsky lui-même, et l'héritage bourgeois, « critiquement » stalinien qu'est le trotskisme.
Les antagonismes au sein des conférences sur l'héritage de Trotsky
Dès le tout début, le Comité, loin de constituer une unité réelle dans sa volonté et sa démarche, contient en son sein deux tendances contradictoires. La première, la tendance bourgeoise est représentée par des membres des organisations trotskistes ainsi que par quelques historiens dévoués à leur cause, venant principalement de l'Ouest avec pour objectif de prendre pied en Russie, allant jusqu'à envoyer des membres pour s'y installer. Tout en participant aux conférences et en prétendant servir la cause de la recherche scientifique, ces éléments n'ont comme préoccupation véritable que la falsification de l'histoire (une spécialité qui n'est pas le monopole du stalinisme). Leur but est de présenter l'Opposition de gauche comme le seul opposant prolétarien au stalinisme, Trotsky comme le seul représentant de l'Opposition de gauche et le trotskisme actuel comme l'héritier de Trotsky. A cette fin, ils sont obligés de faire le silence sur la plupart des contributions de la lutte prolétarienne contre le stalinisme, y compris beaucoup de celles de l'Opposition de gauche elle-même et quelques unes de Trotsky. Et ils sont obligés de falsifier l'héritage de Trotsky lui-même. Ils le font, comme les trotskistes bourgeois l'ont toujours fait, en transformant Trotsky en une icône inoffensive et ses erreurs politiques en un dogme indiscutable, tout en liquidant l'approche révolutionnaire, critique et dynamique, la loyauté au prolétariat qui était les caractéristiques du marxisme de Trotsky. En d'autres termes, ils « transforment » Trotsky de la même façon que les staliniens « transforment » Lénine. Il n'a pas suffi que les agents de Staline aient assassiné Trotsky au Mexique, les trotskistes ont poursuivi leur oeuvre en assassinant la tradition révolutionnaire à laquelle il était attaché.
La seconde tendance, à la fois dans le Comité et dans les Conférences, représentant les intérêts du prolétariat, s'est opposée rapidement aux falsifications trotskistes. Bien qu'incapable, du fait de la contre-révolution stalinienne, de partir en Russie même de positions programmatiques prolétariennes clairement définies, cette tendance a révélé sa préoccupation prolétarienne par sa détermination à faire complètement la lumière sans tabou ou compromis sur toute l'histoire du combat prolétarien contre le stalinisme et à présenter les différentes contributions sur la table pour un débat ouvert et critique. Ces éléments ont insisté en particulier sur le fait que la tâche des conférences n'était pas de propager le trotskisme en Russie mais de faire l'appréciation critique de l'héritage de Trotsky en rapport avec les autres contributions prolétariennes. Cette attitude prolétarienne au sein du Comité, en particulier de la part de l'auteur de la contribution publiée dans cette Revue internationale, a rencontré un soutien en Russie de deux côtés. D'un côté des jeunes éléments anarcho-syndicalistes, eux-mêmes engagés dans la recherche de l'héritage non seulement de l'anarchisme mais aussi du communisme de gauche. D'un autre côté de certains historiens russes qui, tout en n'étant pas engagés dans des activités politiques organisées aujourd'hui, restent fidèles aux meilleures traditions de loyauté envers le but de la vérité scientifique. Quelques unes des manoeuvres des trotskistes dans le Comité et dans les Conférences visant à faire taire la voix du prolétariat ont désagréablement rappelé à ces historiens le type de pression stalinienne dont ils avaient eux-mêmes souffert pendant si longtemps en URSS.
Le sabotage des premiers pas de la clarification prolétarienne en Russie et l'établissement d'une présence trotskiste pour empêcher la réappropriation des leçons de la lutte prolétarienne dans ce pays sont un objectif important de la bourgeoisie. Pour le trotskisme et la gauche du capital internationalement, qui ont défendu l'URSS pendant des décennies bien que leur presse n'ait jamais été autorisée dans ce pays, s'établir eux-mêmes en Russie et y entraver le débat prolétarien est indispensable pour leur propre image de « seuls véritables héritiers de la révolution d'octobre » ([1] [97]).
Pendant la Perestroïka, le parti communiste stalinien avait commencé à permettre l'accès aux archives historiques du pays. Cette mesure, qui faisait partie de la politique de Gorbatchev pour mobiliser l'opinion publique contre la résistance à sa politique de « réformes » au sein de la bureaucratie d'Etat, s'est vite révélée être elle-même la manifestation d'une perte de contrôle et de la décomposition générale du régime stalinien. Une fois établi au pouvoir, le régime d'Eltsine a rapidement réinstauré un accès de plus en plus restrictif aux archives d'Etat, en particulier en ce qui concerne le communisme de gauche et l'Opposition à la gauche de Trotsky. Bien que ce soit le gouvernement Eltsine qui ait réintroduit la propriété capitaliste privée (tout en maintenant une partie de la propriété capitaliste d'Etat existante en Russie), il a beaucoup mieux compris que Gorbatchev que toute remise en question historique de ses prédécesseurs, de Staline à Brejnev, et toute réhabilitation de la lutte prolétarienne contre l'Etat russe, ne pourraient que saper sa propre autorité.
A l'opposé, des fractions de la bourgeoisie russe actuelle sympathisent avec l'idée d'exploiter une falsification embourgeoisée et « icônisée » de Trotsky, présenté comme le « soutien critique » à une Nomenklatura légèrement « démocratisée », pour blanchir leur propre image historique. Cette préoccupation s'est manifestée par la présence à la Conférence de dissidents du Parti stalinien, y inclus un ex-membre du Comité central de Zouganov. Alors qu'ils ont exprimé toute leur rage contre la Gauche communiste, les trotskistes n'ont pas été fâchés le moins du monde par la présence de ces staliniens.
La Conférence de 1996 sur La révolution trahie
La célèbre étude de Trotsky sur la nature de l'URSS sous Staline, dans laquelle il affirmait qu'il existait encore quelques « acquis de la révolution d'Octobre » en 1936, a été exploitée par les trotskistes à la Conférence de Moscou de 1996 pour « prouver » qu'il existait un « Etat ouvrier dégénéré » avec des « éléments d'économie socialiste » jusque... dans les années 1990 ! Au milieu des années 1930, Trotsky qui, malgré l'écrasement du prolétariat allemand en 1933, n'était pas parvenu à comprendre que la période était à la défaite et à la contre-révolution et qui surestimait complètement la force de l'Opposition à l'intérieur et à l'extérieur des partis communistes stalinisés, croyait que la révolution mondiale avait déjà commencé et voulait simplement restaurer le pouvoir de l'Opposition du Parti. Le dernier paragraphe de son livre affirme : « Plus que jamais, les destinées de la révolution d'Octobre sont aujourd'hui liées à celles de l'Europe et du monde. Les problèmes de l'U.R.S.S. se résolvent dans la péninsule ibérique, en France, en Belgique ». Et il conclut que la révolution dans ces pays "constitue la seule voie de salut pour le premier Etat ouvrier, pour l'avenir du socialisme". Bien que les événements en Espagne, en France et en Belgique aient abouti à la victoire complète de la contre-révolution et à la mobilisation du prolétariat d'Europe occidentale dans la guerre impérialiste mondiale, bien que cette guerre et la terreur qui l'avait précédée aient causé la liquidation physique définitive des derniers restes de l'opposition prolétarienne organisée en URSS et la victoire totale de la contre-révolution stalinienne, non seulement en URSS mais aussi en Chine et dans l'ensemble de l'Europe de l'Est, le trotskisme d'aujourd'hui transforme les erreurs de Trotsky en dogmes religieux : ils proclament que la prétendue "restauration du capitalisme" de Eltsine a complètement vérifié les prédictions du "prophète Trotsky" !
Contre la canonisation bourgeoise des erreurs de Trotsky, le CCI donna une citation du début de La révolution trahie : « Il n'y a plus lieu de discuter avec MM. les économistes bourgeois : le socialisme a démontré son droit à la victoire, non dans les pages du Capital, mais dans une arène économique qui couvre le sixième de la surface du globe ; non dans le langage de la dialectique, mais dans celui du fer, du ciment et de l'électricité. ». Si cela était vrai, la désintégration des économies staliniennes nous aurait obligé à admettre la supériorité du capitalisme sur le « socialisme », une « conclusion » que la bourgeoisie mondiale se délecte aujourd'hui de tirer. En fait, vers la fin de sa vie, enfermé désespérément dans sa propre définition incorrecte de l'URSS, Trotsky lui-même a commencé à prendre en considération l'hypothèse de « l'échec historique du socialisme ».
Ce n'est pas un hasard si une partie importante de La révolution trahie est dédiée à réfuter l'idée que la Russie de Staline est capitaliste d'Etat. Cette position était avancée constamment non seulement par le Communisme de gauche mais aussi au sein de l'Opposition de gauche elle-même, à la fois en Russie et à l'étranger. La contribution du camarade AG de Moscou, publiée ici, représente une réfutation fondamentale de la position de Trotsky sur l'URSS d'un point de vue marxiste révolutionnaire. Cette contribution ne démontre pas seulement la nature capitaliste d'Etat de la Russie stalinienne. Elle montre la faiblesse fondamentale de Trotsky dans sa compréhension de la dégénérescence de l'Octobre rouge. Alors que Trotsky attendait que la contre-révolution vienne de la paysannerie (c'est pour cette raison qu'il voyait les boukhariniens et non les staliniens comme le principal danger dans les années 1920 et qu'il a considéré la rupture de Staline avec Boukharine comme une évolution vers une politique révolutionnaire), il était aveugle envers le principal instrument de la contre-révolution : l'Etat « soviétique » qui avait liquidé les conseils ouvriers. En fait, le débat avec Lénine sur la question syndicale, dans lequel Lénine avait défendu et Trotsky rejeté le droit pour les ouvriers de faire grève contre « leur propre Etat », avait déjà révélé la faiblesse de Trotsky sur cette question. En opposition à la croyance acritique de Trotsky en « l'Etat ouvrier », Lénine avait montré, dès 1921, que l'Etat représentait aussi d'autres classes antagoniques au prolétariat et qu'il était « bureaucratiquement déformé ». A cela on peut ajouter une autre incompréhension importante de Trotsky : sa croyance dans les « acquis économiques » et dans la possibilité, au moins, d'un début de transformation socialiste dans un pays. Cette faiblesse participa à préparer la voie à la trahison du trotskisme à travers son soutien à l'impérialisme soviétique dans la 2e guerre mondiale.
Ce débat n'a pas été académique. Pendant la conférence, les trotskistes, en appelant à la défense des « acquis socialistes encore existant » dans une lutte contre le « capitalisme privé » qu'ils jugeaient « encore non tranchée », appelaient en fait les ouvriers russes à donner leur sang pour la défense des intérêts de cette partie de la Nomenklatura stalinienne qui avait été défaite avec l'effondrement de son régime. De plus, en présentant la guerre dans l'ex-Yougoslavie comme un moyen de « restaurer le capitalisme » dans ce pays, ils niaient la nature impérialiste de ce conflit, appelant les ouvriers à soutenir le soi-disant camp « anticapitaliste » (en général la fraction serbe pro-russe, qui est aussi soutenue par les impérialismes français et britannique). Pendant le débat ouvert à la fin de la conférence, le CCI est intervenu pour dénoncer le caractère impérialiste de l'URSS, des guerres en Yougoslavie et en Tchétchénie, ainsi que de la gauche du capital. Mais nous n'avons pas été la seule voix qui s'est élevée en défense de l'internationalisme prolétarien. Un des jeunes russes est aussi intervenu, d'abord pour dénoncer la politique manoeuvrière de collaboration avec l'autre gauche, puis les tendances de droite d'une branche russe de The Militant au sein du trotskisme. Surtout, ce camarade a dénoncé le caractère impérialiste de la 2e guerre mondiale ainsi que la participation de la Russie dans celle-ci. C'est probablement la première (et donc historique) déclaration publique internationaliste de cette sorte faite par un élément de la nouvelle génération de révolutionnaires en Russie.
La Conférence de 1997 sur Trotsky et la révolution russe
Cette conférence a été principalement dominée par une confrontation beaucoup plus directe entre les trotskistes et la Gauche communiste. L'impact de cette dernière a été grandement renforcé par la présence et les interventions courageuses du BIPR mais également par une autre contribution du camarade AG. Celle-ci a rappelé non seulement l'existence de courants de la Gauche communiste en Russie, tels que le Groupe ouvrier communiste de Miasnikov qui s'est opposé à la dégénérescence stalinienne beaucoup plus tôt et beaucoup plus résolument que Trotsky. Il a également démontré, sur la base de la recherche de documents historiques, l'existence au sein de l'Opposition de gauche d'une insatisfaction très répandue et même d'une hostilité ouverte envers la politique mitigée de Trotsky, appelant, contrairement à lui, à une révolution sociale pour renverser la bourgeoisie stalinienne.
Le BIPR et le CCI ont rappelé que l'Internationale communiste avait été fondée essentiellement par les bolcheviks et la Gauche communiste pour étendre la révolution. Les membres les plus connus de la Gauche communiste hollandaise, Pannekoek et Gorter, avaient été chargés du Bureau de l'Internationale pour l'Europe de l'ouest (à Amsterdam) par Lénine et Trotsky. Les principaux partis communistes avaient alors été fondés par les communistes de gauche : le KPD par les Spartakistes et la Gauche de Brême et le parti italien par les camarades autour de Bordiga. De plus, l'IC avait été fondée en 1919 sur les positions de la Gauche communiste. Le Manifeste du congrès de fondation, écrit par Trotsky, en est la plus claire expression, montrant que, dans l'époque du capitalisme d'Etat décadent, la lutte syndicale et parlementaire, la libération nationale et la défense de la démocratie bourgeoise ne sont plus possibles et que la Social-démocratie est devenue l'aile gauche de la bourgeoisie. Si, au contraire de la Gauche communiste, Lénine et Trotsky ne restèrent pas fidèles à ces positions, c'est principalement parce qu'ils sont devenus prisonniers de la défense des intérêts de l'Etat transitoire russe après 1917. C'est pourquoi la Gauche communiste est le vrai défenseur du grand héritage révolutionnaire de Lénine et Trotsky de 1905 et 1917. La preuve en est que la Gauche communiste est restée fidèle à la position internationaliste de Lénine pendant la 2e guerre mondiale alors que le trotskisme trahissait. Le BIPR et le CCI ont défendu l'immense contribution de Rosa Luxemburg au marxisme contre le neo-trotskiste britannique Hillel Ticktin qui, pour empêcher les militants russes d'étudier les travaux de celle-ci, affirma qu'elle était morte parce qu'elle n'avait « pas de conception du parti », ce qui signifie que c'était de sa faute si elle avait été assassinée par la contre-révolution social-démocrate ([2] [98]).
Cette Conférence a révélé surtout aux camarades russes que le trotskisme ne peut pas tolérer la voix du prolétariat. Pendant la Conférence elle-même, les trotskistes ont multiplié les tentatives pour empêcher les présentations et les interventions du BIPR et du CCI. Après la Conférence, ils ont tenté d'exclure « les ennemis du trotskisme » des futures réunions et de remplacer les membres russes du bureau d'organisation du Comité qui défendaient la participation des courants politiques non trotskistes aux Conférences. Auparavant ils avaient aussi saboté la publication en russe des contributions du CCI à la Conférence de 1996 sous le prétexte qu'elles ne présentaient « pas d'intérêt scientifique ».
Perspectives
Il n'est pas nécessaire de traiter longuement de l'importance historique du développement des positions prolétariennes dans le pays de la révolution d'Octobre, même s'il est lent et difficile. Il est évident qu'un tel processus de clarification est confronté à d'énormes obstacles et dangers. Du fait en particulier de plus d'un demi-siècle de contre-révolution stalinienne centrée précisément dans ce pays et du fait des manifestations extrêmes de la crise capitaliste qui s'y produisent, les éléments prolétariens en recherche en Russie sont encore isolés et inexpérimentés ; ils continuent d'être coupés d'une grande partie de l'histoire réelle du prolétariat et du mouvement marxiste. Ils sont confrontés à d'énormes difficultés matérielles et au grand danger de l'impatience et de la démoralisation. A cela il faut ajouter le fait avéré que la gauche du capital continuera à saboter ce processus par tous les moyens.
Aujourd'hui, après les décennies de la plus terrible contre-révolution de l'histoire, qui n'a pas seulement fait disparaître deux générations de révolutionnaires prolétariens mais a également « volé » la véritable histoire de notre classe, la principale tâche des révolutionnaires en Russie est celle d'une clarification politique des positions. Le développement d'une perspective révolutionnaire pour la classe ouvrière aujourd'hui ne peut être qu'une tâche difficile et à très long terme. Le prolétariat n'a pas besoin de révolutionnaires qui disparaissent après un court moment mais d'organisations capables de développer une perspective et un travail historiques. C'est pourquoi il faut avant tout pour les révolutionnaires un maximum de clarté et de fermeté sur les positions prolétariennes et une capacité de défendre les véritables traditions de la classe ouvrière. Le CCI s'engage à continuer à soutenir tous les efforts dans cette direction. En particulier, nous encourageons les camarades russes à étudier les contributions de la Gauche communiste, qu'ils reconnaissent eux-mêmes comme une expression directe et importante de la lutte historique de notre classe.
Nous pensons que les conférences qui se sont tenues jusqu'à aujourd'hui ont été un moment important de débat et de confrontation. Ce faisant, elles ont donné naissance à un processus de décantation mettant en évidence ce qu'il n'est plus possible de poursuivre : la clarification en présence d'une sorte de sabotage et des falsifications tels que nous les avons rencontrés de la part des trotskistes. Cependant, le processus de clarification lui-même peut et doit continuer, et cela n'est possible que dans un cadre international.
Ce ne sont pas seulement les révolutionnaires russes mais le prolétariat international qui tirera le bénéfice de ce processus. Le texte publié ci-dessous donne une claire indication de la richesse que peut receler cette contribution. ([3] [99])
KR.
[2] [101] Le mensonge trotskiste (et stalinien), selon lequel la révolution allemande de 1918-23 a échoué à cause de la prétendue sous-estimation par Rosa Luxemburg du parti et sa négligence à le fonder à temps, n'était pas partagé par Trotsky qui a donné une explication marxiste au retard et à la faiblesse de l'avant-garde politique en Allemagne à l'époque. « L'histoire, une fois encore, a présenté au monde une de ses contradictions dialectiques : précisément parce la classe ouvrière allemande avait dépensé dans la période précédente la plus grande partie de son énergie à la construction d'une organisation indépendante, occupant la première place dans la deuxième internationale, comme parti et en tant qu'appareil syndical - précisément à cause de cela, dans une nouvelle époque, au moment de la transition vers la lutte révolutionnaire ouverte pour le pouvoir, la classe ouvrière allemande s'est révélée très vulnérable organisationnellement » (« Une révolution rampante », Les cinq premières années de l'Internationale communiste, vol. 1, p. 45). En réalité le travail de fraction mené par Luxemburg et le Spartakusbund à l'intérieur du parti social-démocrate allemand contre la trahison de sa direction, et dans le but de préparer le futur parti de classe, n'est pas seulement un des combats les plus audacieux et les plus résolus pour le parti de classe dans l'histoire, il se situe dans les meilleures traditions du travail de fraction effectué par Lénine.
[3] [102] Nous sommes d'accord, dans l'ensemble, avec l'analyse et les principaux arguments développés dans ce document. Cela dit, nous n'en partageons pas intégralement toutes les formulations. Ainsi, l'idée suivant laquelle « la classe ouvrière [en Russie au début des années 1990] a contribué activement à l'abolition de la propriété nationalisée et de l'appareil d'Etat communiste » nous paraît fausse. En aucune façon la classe ouvrière, comme classe, n'a été acteur des bouleversements qui ont affecté les pays soi-disants socialistes dans cette période. Le fait qu'une majorité d'ouvriers, victimes des illusions démocratiques, ait été entraînée derrière les objectifs de la fraction « libérale » de la bourgeoisie contre la fraction stalinienne ne signifie nullement que c'était la classe ouvrière qui agissait. Les guerres impérialistes mondiales ont embrigadé des dizaines de millions d'ouvriers. Pour autant, cela ne signifie pas que la classe ouvrière ait contribué activement aux massacres. Quand celle-ci s'est manifestée en tant que classe, par exemple en 1917 en Russie et en 1918 en Allemagne, c'était pour combattre et mettre fin à la guerre. Cela dit, malgré quelques formulations malheureuses, ce texte nous apparaît comme excellent et nous le saluons comme tel.
Quel était la nature du système ayant existé dans notre pays pendant la période « soviétique » ?
C'est certainement une des questions principales de l'histoire et, dans une certaine mesure, des autres sciences sociales. Et ce n'est pas seulement une question académique : elle est très liée à l’époque contemporaine car il est impossible de comprendre les réalités d'aujourd'hui sans connaître celles d'hier.
Cette question peut être résumée comme suit : quel était la nature du sujet central du système « soviétique » qui a déterminé la voie du développement du pays, c’est-à-dire la bureaucratie dirigeante ? Quels étaient ses rapports avec les autres groupes sociaux ? Quels motivations et besoins déterminaient son activité ?
Il est impossible d’étudier sérieusement ces problèmes sans connaître les œuvres de Léon Trotsky, un des premiers auteurs qui ait essayé de comprendre et d'analyser la nature du système « soviétique » et de sa couche dirigeante. Trotsky a consacré plusieurs ouvrages à ce problème, mais ses visions les plus générales, les plus concentrées de la bureaucratie sont exposées dans son livre La Révolution trahie publié il y a 60 ans.
La bureaucratie : caractéristiques principalesRappelons les caractéristiques principales de la bureaucratie données par Trotsky dans son livre.
1) Le niveau supérieur de la pyramide sociale en URSS est occupé par « la seule couche sociale privilégiée et dominante, au sens plein des termes », cette couche « qui, sans fournir un travail productif direct, commande, administre, dirige, distribue les châtiments et les récompenses ». D’après Trotsky, elle compte de 5 à 6 millions de personnes ([1] [105]).
2) Cette couche qui dirige tout est hors de tout contrôle de la part des masses qui produisent les biens sociaux. La bureaucratie règne, les masses laborieuses « obéissent et se taisent » ([2] [106]).
3) Cette couche maintient des rapports d'inégalité matérielle dans la société. « Des limousines pour 'les activistes', de bons parfums pour 'nos femmes', de la margarine pour les ouvriers, des magasins de luxe pour les privilégiés, la seule image des mets fins exposés à la vitrine pour la plèbe » ([3] [107]). En général, les conditions de vie de la classe dirigeante sont analogues a celles de la bourgeoisie : elle « comprend tous les degrés, de la petite bourgeoisie la plus provinciale à la grande bourgeoisie des villes » ([4] [108]).
4) Cette couche est dirigeante pas seulement objectivement ; subjectivement elle se considère comme le seul maître de la société. D’après Trotsky, elle a « une conscience spécifique de classe dirigeante » ([5] [109]).
5) La domination de cette couche est maintenue par la répression, sa prospérité se base sur « l'appropriation masquée du travail d'autrui ». « La minorité privilégiée, note Trotsky, vit aux détriment de la majorité bernée » ([6] [110]).
6) Il y a une lutte sociale latente entre cette couche dirigeante et la majorité opprimée des travailleurs ([7] [111]).
Ainsi Trotsky décrit le tableau qui suit : il existe une couche sociale assez nombreuse qui contrôle la production, donc son produit, d'une manière monopolistique, qui s'approprie une grande part de ce produit (c’est-à-dire, exerce une fonction d'exploitation), qui est unie autour de la compréhension de ses intérêts matériels communs et qui est opposée à la classe des producteurs.
Comment les marxistes appellent-ils la couche sociale qui a toutes ces caractéristiques ? Il n'y a qu'une seule réponse : c'est la classe sociale dirigeante au sens plein du terme.
Trotsky conduit les lecteurs à une telle conclusion. Mais lui n'y parvient pas, bien qu'il note qu'en URSS la bureaucratie « est quelque chose de plus qu'une simple bureaucratie » ([8] [112]). « Quelque chose de plus » mais quoi ? Trotsky ne le dit pas. De plus, il consacre un chapitre entier à réfuter l’idée d’une essence de classe de la bureaucratie. Après avoir dit « A », après avoir décrit un tableau de la classe dirigeante exploiteuse, Trotsky recule au dernier moment et refuse de dire « B ».
Le stalinisme et le capitalismeTrotsky fait preuve des mêmes réticences quand il traite une autre question, lorsqu'il compare le système bureaucratique stalinien et le système capitaliste. « Mutatis mutandis, le gouvernement soviétique s'est mis à l'égard de l'économie dans son ensemble dans la situation du capitaliste à l'égard d'une entreprise isolée », nous dit Trotsky dans le Chapitre II de La Révolution trahie ([9] [113]).
Dans le Chapitre IX il écrit : « Le passage des usines à l'Etat n'a changé que la situation juridique [souligné par A.G.] de l'ouvrier ; en fait, il vit dans le besoin tout en travaillant un certain nombre d'heures pour un salaire donné (...) Les ouvriers ont perdu toute influence sur la direction des usines. Travaillant aux pièces, vivant dans une gêne profonde, privé de la liberté de se déplacer, subissant à l'usine même un terrible régime policier, l'ouvrier pourrait difficilement se sentir 'un travailleur libre'. Le fonctionnaire est pour lui un chef, l'Etat un maître. » ([10] [114]).
Dans le même chapitre Trotsky note que la nationalisation de la propriété ne liquide pas la différence sociale entre les couches dirigeantes et les couches soumises : les unes jouissent de tous les bien possibles, les autres vivent dans la misère comme jadis et vendent leur main-d’œuvre. Dans le Chapitre IV il dit la même chose : « la propriété étatique des moyens de production ne transforme pas le fumier en or et n'entoure pas d'une auréole de sainteté le sweating system, le système de la sueur ». ([11] [115])
Ces thèses semblent très clairement constater des phénomènes élémentaires du point de vue marxiste. Car Marx a toujours souligné que la caractéristique principale de tout système social n'était pas constituée par ses lois et « ses formes de propriété » dont l'analyse en tant qu'une chose en soi menait à une métaphysique stérile ([12] [116]). Le facteur décisif est constitué par les rapports sociaux réels, principalement le comportement des groupes sociaux envers le surproduit social.
Un mode de production peut se fonder sur différentes formes de propriété. L'exemple du féodalisme le montre bien. Au Moyen Age, il s'est fondé sur la propriété féodale privée des terres dans les pays occidentaux et sur la propriété féodale d'Etat dans les pays orientaux. Néanmoins, dans les deux cas, les rapports sociaux étaient féodaux, ils s'appuyaient sur l'exploitation féodale que la classe des paysans producteurs subissait.
Dans le Livre III du Capital Marx définit comme caractéristique principale de toute société « la forme économique spécifique sous laquelle le travail gratuit est directement soutiré des producteurs. » Par conséquent, ce qui joue le rôle décisif ce sont les rapports entre ceux qui contrôlent le processus et les résultats de la production et ceux qui exercent cette dernière ; l'attitude des propriétaires des conditions de la production envers les producteurs eux-mêmes... : « C'est ici que nous découvrons le mystère le plus profond, la base cachée de toute la société. » ([13] [117])
Nous avons déjà donné le tableau des rapports entre la couche dirigeante et les producteurs tel que le décrit Trotsky. D'un côté, « les propriétaires des conditions de la production » réels incarnés dans Etat (c’est-à-dire la bureaucratie organisée), de l'autre, les propriétaires « de-jure », en fait les travailleurs dépossédés des droits, les salariés dont « le travail gratuit est soutiré ». Il n'est possible d'en tirer qu'une seule conclusion logique : du point de vue de leur nature, il n'y a aucune différence fondamentale entre le système bureaucratique stalinien et celui du capitalisme « classique ».
Ici aussi, après avoir dit « A », après avoir démontré une identité fondamentale de ces deux systèmes, Trotsky ne dit pas « B ». Au contraire, il se dresse catégoriquement contre une identification de la société stalinienne à un capitalisme d'Etat et il avance la thèse qu'il existe en URSS une forme spécifique d'« Etat ouvrier » où le prolétariat demeure une classe dirigeante du point de vue économique et ne subit pas d'exploitation bien qu'il soit « politiquement exproprié ».
Pour soutenir cette thèse, Trotsky invoque la nationalisation des terres, des moyens de production, du transport et des échanges ainsi que le monopole du commerce extérieur, c’est-à-dire qu’il dresse le même argumentaire « juridique » qu'il a déjà réfuté d'une manière convaincante (voir les citations ci-dessus). A la page 72 [édition russe] de La Révolution trahie il nie que la propriété d'Etat puisse « transformer le fumier en or », mais à la page 206, au contraire, il déclare que le seul fait de la nationalisation suffit pour que les travailleurs opprimés deviennent la classe dirigeante.
Le schéma qui efface la réalitéComment peut-on expliquer cela ? Pourquoi Trotsky, le publiciste, le critique impitoyable du stalinisme qui cite les faits démontrant que la bureaucratie est une classe dirigeante et un exploiteur collectif, peut-il contredire Trotsky, le théoricien qui essaie d'analyser les faits exposés ?
Evidemment, on peut donner deux séries de causes principales qui ont empêché Trotsky de surmonter cette contradiction. Ce sont des causes de type théorique et des causes de type politique.
Dans La Révolution trahie, Trotsky essaie de réfuter en théorie la thèse de l'essence de classe de la bureaucratie en avançant des arguments assez faibles dont le fait qu’elle « n'a ni titres ni actions » ([14] [118]). Mais pourquoi la classe dirigeante doit-elle obligatoirement les posséder ? Car il est bien évident que la possession « des actions et des obligations » elle-même n'a aucune importance : la chose importante consiste dans le fait que tel ou tel groupe social s’approprie ou non un surproduit du travail des producteurs directs. Si oui, la fonction d'exploitation existe indépendamment de la distribution d'un produit approprié soit en tant que profit sur des actions, soit en tant que traitements et privilèges de fonction. L'auteur de La Révolution trahie est aussi peu convaincant quand il dit que les représentants de la couche dirigeante ne peuvent pas laisser leur statut privilégié en héritage ([15] [119]). Il est peu probable que Trotsky ait sérieusement envisagé que les fils de l’élite puissent devenir ouvriers ou paysans.
A notre avis, il ne faut pas chercher dans des explications superficielles de ce genre une cause vraiment fondamentale du refus de Trotsky de considérer la bureaucratie comme la classe sociale dirigeante. Il faut la chercher dans sa conviction profonde que la bureaucratie ne pouvait pas devenir l’élément central d'un système stable, qu'elle n’était capable que de « traduire » les intérêts d'autres classes, mais en les faussant.
Aux cours des années 20, cette conviction était déjà devenue la base du schéma des antagonismes sociaux de la société « soviétique » adopté par Trotsky pour qui le cadre de tous ces antagonismes était réduit à une dichotomie stricte : prolétariat-capital privé. Dans ce schéma, il ne reste aucune place pour une « troisième force ». L’ascension de la bureaucratie a été considérée comme le résultat d'une pression de la petite bourgeoisie rurale et urbaine sur le parti et l'Etat. La bureaucratie a été considérée comme un groupe balançant entre les intérêts des ouvriers et ceux des « nouveaux propriétaires », qui n’était capable de bien servir ni les uns, ni les autres. Indubitablement, après une première atteinte sérieuse sur sa stabilité, le régime de domination d'un pareil groupe instable « entre les classes » devrait tomber et ce groupe se scinder. C'est ce que Trotsky a prédit à la fin des années 20 ([16] [120]).
Pourtant, dans la réalité, les événements se sont développés d'une autre manière. Après un conflit des plus violents avec la paysannerie et la petite bourgeoisie, la bureaucratie n'est pas tombée et ne s'est pas scindée. Après avoir facilement obtenu la capitulation de la « droite » peu nombreuse en son sein, elle a commencé à liquider la NEP, « les koulaks comme classe », a déployé une collectivisation et une industrialisation forcées. Tout cela a été complètement inattendu pour Trotsky et ses partisans, car ils étaient sûrs que les « apparatchiks » centristes n'en seraient pas capables du fait de leur nature ! Il n'est pas étonnant que l’échec des prévisions politiques de l'opposition trotskiste ait entraîné son déclin catastrophique. ([17] [121])
En tentant en vain de trouver une issue, Trotsky a envoyé de son exil des lettres et des articles où il a démontré qu'il n'y avait là qu'un détour de l'appareil qui allait « inévitablement échouer bien avant qu'il n'obtienne le moindre résultat sérieux » ([18] [122]). Même quand le leader de l'Opposition a constaté l’inconsistance pratique de ses conceptions à propos d'un rôle « dépendant » de la bureaucratie « centriste », il a continué obstinément à s'en tenir à un schéma en état de faillite. Ses réflexions théoriques de l’époque du « grand tournant » nous frappent par leur éloignement de la réalité. Par exemple, à la fin de 1928 il écrit : « Le centrisme est une ligne officielle de l'appareil. Le porteur de ce centrisme est le fonctionnaire du parti... Les fonctionnaires ne forment pas une classe. Quelle ligne de classe le centrisme représente-t-il ? » Car Trotsky niait la possibilité même d'une ligne propre de la bureaucratie ; il en était arrivé à la conclusion suivante : « Les propriétaires montants trouvent leur expression, même lâche, dans la fraction de droite. La ligne prolétarienne est représentée par l'opposition. Que reste-t-il au centrisme ? Après la déduction des sommes ci-dessus reste... le paysan moyen » ([19] [123]). Et Trotsky écrit tout cela alors même que l'appareil stalinien conduit la campagne de violence contre la paysannerie moyenne et prépare la liquidation de sa formation économique !
Et par la suite, Trotsky a continué d'attendre une proche désintégration de la bureaucratie en éléments prolétariens, bourgeois et « ceux qui resteraient de côté ». Il a prédit la chute du pouvoir des « centristes » d'abord après l’échec d’une « collectivisation complète », puis comme résultat d'une crise économique à la fin du premier quinquennat. Dans son « Projet de plate-forme de l'opposition de gauche internationale sur la question russe » rédigé en 1931, il a même envisagé la possibilité d'une guerre civile quand les éléments de l'appareil d'Etat et du parti seraient divisés « des deux côtés de la barricade » ([20] [124]).
Malgré toutes ces prévisions, le régime stalinien s'est maintenu, la bureaucratie non seulement s'est unifiée, mais elle a même renforcé son pouvoir totalitaire. Néanmoins, Trotsky a continué de considérer le système bureaucratique en URSS comme extrêmement précaire, et dans les années 30, il a cru que le pouvoir de la bureaucratie pouvait s'effondrer à tout moment. De ce fait, on ne peut pas considérer celle-ci comme une classe. Trotsky a le plus clairement exprimé cette pensée dans son article « L'URSS en guerre » (septembre 1939) : « Est-ce que nous ne nous tromperons pas si nous donnons le nom d'une nouvelle classe dirigeante à l'oligarchie bonapartiste quelques années ou même quelques mois avant sa chute honteuse ? » ([21] [125]).
Ainsi, tous les pronostics sur le destin de la bureaucratie « soviétique » dirigeante faits par Trotsky ont été réfutés les uns après les autres par les événements eux-mêmes. Pourtant, malgré tout cela, il n'a pas voulu modifier ses opinions. Pour lui, l'attachement à un schéma théorique valait plus que tout le reste. Mais là ne se trouve pas la seule cause, car Trotsky fut plus homme politique que théoricien et il préféra généralement une approche « politique concrète » de divers problèmes à une approche « sociologique abstraite ». Et ici nous allons voir une autre cause importante de son refus obstiné de nommer les choses par leur propre nom.
La terminologie et la politiqueSi nous examinons l'histoire de l'opposition trotskiste dans les années 20 et au début des années 30, nous verrons que la base de toute sa stratégie politique était de miser sur une désintégration de l'appareil gouvernant en URSS. C’est l'alliance d'une « tendance de gauche » hypothétique avec l'Opposition que Trotsky considérait comme la condition nécessaire pour une réforme du parti et de l'Etat. « Le bloc avec les centristes [la partie stalinienne de l'appareil - A.G.] est admissible et possible en principe, écrit-il à la fin de 1928. De plus, seul un tel regroupement dans le parti peut sauver la révolution » ([22] [126]). En comptant sur un tel bloc, les leaders de l'opposition tentaient de ne pas repousser les bureaucrates « progressistes ». En particulier, cette tactique explique une attitude plus qu’équivoque des leaders de l'Opposition envers la lutte de classe des travailleurs contre l'Etat, leur refus de créer leur propre parti, etc.
Même après son exil de l'URSS, Trotsky a continué de placer ses espoirs dans le rapprochement avec les « centristes ». Son aspiration à s'appuyer sur une partie de la bureaucratie dirigeante était si grande qu'il était prêt à transiger (sous certaines conditions) avec le secrétaire général du Comité Central du PC. L'histoire du mot d'ordre « Démettre Staline ! » en est un exemple frappant. En mars 1932, Trotsky a publié une lettre ouverte au Comité Exécutif Central de l'URSS ou il lance un appel : « Il faut réaliser enfin le dernier conseil insistant de Lénine : démettre Staline » ([23] [127]). Mais quelques mois après, à l'automne de cette même année, il avait déjà reculé en l'expliquant ainsi : « Il ne s'agit pas de la personne de Staline, mais de sa fraction... Le mot d'ordre "A bas Staline !" peut être compris (et serait inévitablement compris) comme l'appel à un renversement de la fraction qui est aujourd'hui au pouvoir et, au sens plus large, de l'appareil. Nous ne voulons pas renverser le système, mais le réformer... » ([24] [128]). Trotsky a mis tous les points sur « i » sur la question de l'attitude envers les staliniens dans son article-interview inédit écrit en décembre 1932 : « Aujourd'hui, comme jadis, nous sommes prêts à une coopération multiforme avec la fraction dirigeante actuelle. Question : en conséquence, êtes-vous prêts à coopérer avec Staline ? Réponse : Sans aucun doute » ([25] [129]).
Au cours de cette période Trotsky liait la possibilité d'un tournant d'une partie de la bureaucratie stalinienne vers « la coopération multiforme » avec l'Opposition à une proche « catastrophe » du régime qu'il considérait comme inévitable, comme nous l'avons déjà vu plus haut, en raison de la « précarité » de la position sociale de la bureaucratie ([26] [130]). En fonction de cette catastrophe, les leaders de l'Opposition considéraient l'alliance avec Staline comme le moyen de sauver le parti, la propriété nationalisée et l'« économie planifiée » de la contre-révolution bourgeoise.
Pourtant, la catastrophe n'a pas eu lieu : la bureaucratie était beaucoup plus consolidée et forte que ne le pensait Trotsky. Le Bureau Politique n'a rien répondu à ses appels en vue d’assurer « une coopération honnête des fractions historiques » dans le PC ([27] [131]). Enfin, à l'automne 1933, après beaucoup d’hésitations, Trotsky a rejeté l’espoir tout utopique en des réformes du système bureaucratique avec la participation des staliniens et a appelé à faire « une révolution politique » en Union Soviétique.
Mais ce changement du mot d’ordre principal des trotskistes n'a nullement signifié la révision radicale de leurs points de vue sur la nature de la bureaucratie, du parti et de l'Etat, ni un refus définitif des espérances en faveur d’une alliance avec sa tendance « progressiste ». Quand Trotsky a écrit La Révolution trahie et après, il considérait en théorie la bureaucratie comme une formation précaire dévorée par des antagonismes croissants. Dans « Le Programme de transition » de la IVe Internationale (1938) il déclare que l'appareil gouvernant en URSS comprend toutes les tendances politiques, dont une « vraiment bolchevique ». Trotsky se représente cette dernière comme une minorité dans la bureaucratie, mais une minorité assez importante : il ne parle pas de quelques apparatchiks, mais de la fraction de la couche comptant de 5 a 6 millions de personnes. D’après Trotsky, cette fraction « vraiment bolchevique » constituait une réserve potentielle pour l'opposition de gauche. De plus, le leader de la IVe Internationale a cru admissible la formation d'un « front uni » avec la partie stalinienne de l'appareil en cas de tentatives de contre-révolution capitaliste auxquelles il fallait s'attendre « dans l’immédiat », comme il pensait en 1938 ([28] [132]).
C'est avant tout cette orientation politique (à la fin des années 20 et au début des années 30) vers la coopération et vers le bloc avec les « centristes », c’est-à-dire avec la majorité de la bureaucratie « soviétique » dirigeante, puis (dès 1933) vers l'alliance avec sa minorité « vraiment bolchevique » et vers « un front uni » avec la fraction stalinienne dirigeante qu'il faut avoir en vue en examinant les idées de Trotsky sur la nature de l'oligarchie bureaucratique, et des rapports sociaux en URSS en général, exprimées le plus complètement dans La Révolution trahie.
Supposons que Trotsky ait reconnu dans la bureaucratie « soviétique » totalitaire une classe dirigeante exploiteuse ennemie acharné du prolétariat. Quelles en eussent été les conséquences politiques ? En premier lieu, il aurait fallu rejeter l’idée de s'unir avec une partie de cette classe - la thèse même de l'existence d'une pareille « fraction vraiment bolchevique » au sein de la classe bureaucratique exploiteuse aurait paru aussi absurde que la supposition de son existence au sein de la bourgeoisie, par exemple. En deuxième lieu, dans un tel cas, une supposée alliance avec les staliniens pour lutter contre « la contre-révolution capitaliste » serait devenue un « front populaire », politique désapprouvée catégoriquement par les trotskistes, puisqu’elle aurait consisté en un bloc entre classes ennemies, au lieu d'être un « front uni » au sein d'une classe, idée acceptable dans la tradition bolchevik-léniniste. Bref, constater l'essence de classe de la bureaucratie portait un coup très sérieux aux bases de la stratégie politique de Trotsky. Naturellement, il ne l'a pas voulu.
Ainsi, le problème de déterminer la nature de la bureaucratie qui peut à première vue sembler terminologique ou théorique, était beaucoup plus important.
Le destin de la bureaucratieIl faut rendre justice a Trotsky : à la fin de sa vie il a commencé à réviser ses visions de la bureaucratie stalinienne. On le voit dans son livre « Staline », la plus mûre de ses œuvres bien qu’inachevée. En examinant les événements décisifs au tournant des années 20-30, quand la bureaucratie a complètement monopolisé le pouvoir et la propriété, Trotsky considère déjà l'appareil d'Etat et du parti comme une des forces sociales principales qui luttaient pour disposer du « surplus de la production du travail national ». Cet appareil était mu par l'aspiration à contrôler de façon absolue ce surproduit et non par la « pression » venant du prolétariat ou bien par « la poussée de l'opposition » (ce que Trotsky avait jadis prétendu) qui avait obligé les apparatchiks à déclarer la guerre à outrance aux « éléments petit-bourgeois » ([29] [133]). En conséquence, la bureaucratie « n'exprimait » pas les intérêts d'autrui et ne « balançait » pas entre deux pôles, mais se manifestait en tant que groupe social conscient avec ses propres intérêts. Elle l’a emporté dans la lutte pour le pouvoir et les profits après avoir abattu tous ses concurrents. Elle a monopolisé la disposition du surproduit (c’est-à-dire la fonction d'un propriétaire réel des moyens de production). Après l'avoir avoué, Trotsky ne peut plus négliger la question d'une essence de classe de la bureaucratie. En effet, quand il parle des années 20, il dit : « La substance du Thermidor [soviétique] ... se trouvait dans la cristallisation d'une nouvelle couche privilégiée, la création d'un nouveau substratum pour la classe économiquement dirigeante [souligné par A.G.]. Deux prétendants ambitionnaient ce rôle : la petite bourgeoisie et la bureaucratie elle-même » ([30] [134]). Ainsi le substrat avait nourri deux prétendants pour jouer le rôle d'une classe dirigeante, il ne restait qu'à découvrir qui vaincrait - c'est la bureaucratie qui a vaincu. La conclusion en est bien claire : c'est la bureaucratie qui est devenue cette classe sociale dirigeante. A la vérité, après avoir préparé cette conclusion, Trotsky n'y parvient pas, préférant ne pas achever politiquement ses réflexions. Mais il a fait un grand pas en avant.
Dans son article « L'URSS dans la guerre » publié en 1939, Trotsky a fait encore un pas dans cette direction : il croit possible en théorie que « le régime stalinien [soit] la première étape d'une société d'exploitation nouvelle ». Certes, il a comme toujours souligné qu'il avait un autre point de vue sur cela : le système soviétique et la bureaucratie qui y gouvernait n’étaient qu'une « récidive épisodique » dans le processus de la transformation d'une société bourgeoise en société socialiste. Néanmoins il a déclaré sa bonne volonté de réviser ses opinions en certaines circonstances, au cas où le gouvernement bureaucratique en URSS survivrait à la guerre mondiale déjà commencée et se répandrait dans d’autres pays ([31] [135]).
On sait que tout s’est passé comme cela. La bureaucratie qui, d'après Trotsky, est privée de toute mission historique, se trouve « entre les classes », est non autonome et précaire, constitue « une récidive épisodique », n'a pas fait autre chose que de changer radicalement la structure sociale de l'URSS par la prolétarisation de millions de paysans et de petits bourgeois, de réaliser une industrialisation fondée sur la surexploitation des travailleurs, de transformer le pays en grande puissance militaire, de survivre à la guerre la plus pénible, d’exporter les formes de sa domination en Europe Centrale et de l'Est et en Asie du Sud-Est. Est-ce qu'après cela Trotsky aurait changé ses visions de la bureaucratie ? C'est difficile à dire : il n'a pas survécu à la 2ème guerre mondiale et n’a pu voir la formation d'un « camp socialiste ». Mais pendant les dizaines d'années d’après-guerre, la plupart de ses adeptes politiques ont continué à répéter à la lettre les dogmes théoriques tirés de La Révolution trahie.
La marche de l'histoire a évidemment réfuté tous les points principaux de l'analyse trotskiste du système social en URSS. Pour le constater il ne suffit que d'un fait : aucune des « réalisations » de la bureaucratie citées ci-dessus ne se conforme au schéma théorique de Trotsky. Pourtant, même aujourd'hui, certains chercheurs (sans parler des représentants du mouvement trotskiste) continuent à prétendre que la conception de l'auteur de La Révolution trahie et ses pronostics concernant le destin d'une « caste » dirigeante ont été confirmés par l’échec du régime du PCUS et les événements qui ont suivi en URSS et dans les pays du « bloc soviétique ». Il s'agit de la prédiction de Trotsky d’après laquelle le pouvoir de la bureaucratie devait inévitablement tomber, soit comme résultat d’une « révolution politique » des masses des travailleurs, soit après un coup d'Etat social bourgeois contre-révolutionnaire ([32] [136]). Par exemple, l'auteur de la série des livres apologétiques sur Trotsky et sur l'opposition trotskiste, V.Z. Rogovine ([33] [137]), écrit que « la variante "contre-révolutionnaire" des pronostics de Trotsky a été réalisée avec un retard de 50 ans, mais de façon extrêmement précise. » ([34] [138])
Où trouvons-nous cette précision, et surtout son caractère « extrême » ?
L'essence de la variante « contre-révolutionnaire » des pronostics de Trotsky a été avant tout dans ses prédictions de la chute de la bureaucratie en tant que couche dirigeante. « La bureaucratie est inséparablement liée à la classe dirigeante au sens économique [il s'agit du prolétariat - A.G.], nourrie de ses racines sociales, elle se tient et tombe avec lui [souligné par A.G.] » ([35] [139]). En supposant, que dans les pays de l'ex-Union Soviétique a eu lieu la contre-révolution sociale et que la classe ouvrière a perdu son pouvoir économique et social, d'après Trotsky, la bureaucratie dirigeante aurait dû tomber avec lui.
Est-ce qu'elle est tombée en réalité, est-ce qu'elle a cédé la place à la bourgeoisie venue de quelque part ailleurs ? D’après l’Institut de Sociologie de l’Académie des Sciences de Russie, plus de 75 % de « l’élite politique » russe et plus de 61 % de « l’élite du business » sont originaires de la Nomenklatura de la période « soviétique » ([36] [140]). Par conséquent, les mêmes mains tiennent les mêmes positions sociales, économiques et politiques dirigeantes dans la société. L'origine d’une autre partie de l’élite s’explique simplement. La sociologue O. Krychtanovskaya écrit : « Outre la privatisation directe... dont le sujet principal était la partie technocratique de la Nomenclatura (économistes, banquiers professionnels etc.), a eu lieu la création quasi spontanée des structures commerciales qui paraissaient n'avoir aucune relation avec la Nomenklatura. A la tête de telles structures se sont trouvés de jeunes gens dont l'étude des biographies n'a pas révélé de lien avec la Nomenklatura. Mais leurs grands succès financiers n'expliquent qu'une chose : n’étant pas partie de la Nomenklatura, ils étaient ses hommes de confiance, ses "agents de trust", autrement dit, plénipotentiaires [souligné par l'auteur - A. G.] » ([37] [141]). Tout cela montre très clairement que ce n'était pas un quelconque « parti bourgeois » (d'où peut-il apparaître du fait de l'absence de la bourgeoisie sous le régime totalitaire ?) qui a pris le pouvoir et a réussi à utiliser quelques originaires de la « caste » gouvernante de jadis en tant que ses serviteurs - c'est la bureaucratie elle-même qui a transformé d'une manière organisée les formes économiques et politiques de sa domination, en restant le maître du système.
Ainsi, contrairement à la prévision de Trotsky, la bureaucratie n'est pas tombée. Avons-nous, pourtant, constaté la réalisation de l'autre aspect de ses pronostics, la prédiction d'une scission imminente de la « couche » sociale dirigeante en éléments prolétariens et bourgeois et de la formation en son sein d'une fraction « vraiment bolchevique » ? Effectivement, les leaders des partis « communistes », différentes formes des débris du PCUS, prétendent actuellement jouer le rôle des vrais bolcheviks, des défenseurs des intérêts de la classe ouvrière. Mais il est peu probable que Trotsky aurait reconnu « les éléments prolétariens » en Zouganov et en Ampilov ([38] [142]) car le but de toute leur lutte « anticapitaliste » n'est pas autre chose que la restauration de l'ancien régime bureaucratique dans sa forme stalinienne classique ou « étatiste patriotique ».
Enfin, Trotsky avait vu la variante « contre-révolutionnaire » de la chute du pouvoir de la bureaucratie dans des couleurs presque apocalyptiques : « Le capitalisme ne pourrait (ce qui est douteux) être restauré en Russie qu'à la suite d'un coup d'Etat contre-révolutionnaire cruel qui conduirait à dix fois plus de victimes que la révolution d’Octobre et la guerre civile. En cas de chute des Soviets, leur place ne serait occupée que par le fascisme russe, par rapport auquel les cruautés des régimes de Mussolini et de Hitler apparaîtraient comme des institutions philanthropiques. » ([39] [143]). Il ne faut pas considérer cette prédiction comme une exagération accidentelle, car elle résulte inévitablement de toutes les visions théoriques de Trotsky sur la nature de l'URSS, et avant tout de sa conviction profonde que le système bureaucratique « soviétique » servait à sa manière les masses des travailleurs, garantissant leurs « conquêtes sociales ». Cette vision admettait naturellement que la transition contre-révolutionnaire du stalinisme au capitalisme devrait être accompagnée de la levée des masses prolétariennes pour défendre l'Etat « ouvrier » et « leur » propriété nationalisée. Et seul un régime féroce du type fasciste pourrait sûrement abattre et écraser une résistance puissante des ouvriers contre « la restauration capitaliste ».
Bien sûr, Trotsky n'avait pu supposer qu'en 1989-1991 la classe ouvrière ne défendrait pas la nationalisation de la propriété et l'appareil d'Etat « communiste », et que, de plus, elle contribuerait activement à leur abolition. Car les travailleurs ne voyaient rien dans l'ancien système qui aurait justifié sa défense ; la transition à l’économie de marché et la dénationalisation de la propriété n'ont mené à aucune lutte de classe sanglante et aucun régime fasciste ou semi-fasciste n'a été nécessaire. Ainsi, dans ce domaine, il n'y a pas lieu de parler d'une réalisation des pronostics de Trotsky.
Si la bureaucratie « soviétique » n’était pas une classe dirigeante et, selon Trotsky, n’était que le « gendarme » du processus de distribution, la restauration du capitalisme en URSS demanderait une accumulation primitive du capital. En effet, les publicistes russes contemporains emploient souvent cette expression de « l'accumulation primitive du capital ». En l'utilisant, les auteurs la comprennent en général comme l'enrichissement de telle ou telle personne, l'accumulation de l'argent, des moyens de production et d'autres biens dans les mains de « nouveaux Russes ». Pourtant tout cela n'a aucun rapport avec la compréhension scientifique de l'accumulation primitive du capital découverte par Marx dans « Le Capital ». En analysant la genèse du capital, Marx a souligné que « son accumulation appelée 'primitive' n'est qu'un processus historique de séparation du producteur et des moyens de production » (40). La formation de l’armée des salariés par la confiscation de la propriété des producteurs est une des conditions principales de la formation d'une classe dirigeante. Est-ce qu'au cours de années 90 dans les pays de l'ex-URSS « les restaurateurs du capitalisme » ont eu besoin de former une classe de salariés par l'expropriation des producteurs ? Evidemment non : cette classe existait déjà, les producteurs ne contrôlaient les moyens de production en aucune manière - il n'y avait personne à exproprier. Par conséquent, le temps de l'accumulation primitive du capital était déjà passé.
Quand Trotsky a lié l'accumulation primitive à la dictature cruelle et à l'effusion de sang, il avait sans doute raison. Marx écrit aussi que « le capital [vient au monde] suant le sang et la boue par tous les pores » et à son premier stade a besoin d'une « discipline sanguinaire » (41). L’erreur de Trotsky ne se trouve que dans le fait qu'il liait l’accumulation primitive à une prochaine contre-révolution hypothétique et ne voulait pas voir comment elle (avec tous ses attributs nécessaires comme une tyrannie politique monstrueuse et des massacres en masse) se réalisait sous ses yeux. Les millions de paysans pillés, mourant de faim et de misère, les ouvriers privés de tous les droits et condamnés à travailler au-dessus de leurs forces, dont les tombeaux étaient les fondations permettant de bâtir les édifices prévus par les quinquennats staliniens, les innombrables prisonniers du GOULAG - voici les véritables victimes de l'accumulation primitive en URSS. Les possesseurs contemporains de la propriété n'ont pas besoin d'accumuler le capital, pour eux il suffit de le redistribuer entre eux-mêmes en le transformant de capital d'Etat en capital privé corporatif (42). Mais cette opération qui ne signifie pas un changement de société ni des classes dirigeantes, ne nécessite pas de grands cataclysmes sociaux. Si on ne le comprend pas, on ne peut comprendre ni l'histoire « soviétique », ni l’actualité russe.
Concluons. La conception trotskiste de la bureaucratie qui avait synthétisé la série des visions théoriques fondamentales et des perspectives politiques de Trotsky, n'a pas été capable d’expliquer ni les réalités du stalinisme ni la marche de son évolution. On peut dire la même chose d'autres postulats de l'analyse trotskiste du système social de l'URSS (l'Etat « ouvrier », le caractère « post-capitaliste » des relations sociales, le rôle « double » du stalinisme, etc.). Néanmoins, Trotsky a pourtant réussi à résoudre le problème dans un autre sens : ce publiciste remarquable a fait une critique foudroyante des thèses sur la construction du « socialisme » en Union Soviétique. Et c’était déjà pas mal pour son temps.
A.G.
40 Karl Marx, Le Capital, Livre I, Editions sociales, Paris 1976, p. 518.
41. Ibidem, p. 555 et 541.
42. En faisant une conclusion analogique après des études sociologique concrètes, O. Krychtanovskaya écrit : « Si on analyse attentivement la situation en Russie au cours des années 90 (...), on constate que seuls les physiciens maladroits qui ont décidé de devenir "brockers", ou les ingénieurs en technologie devenus propriétaires de kiosques ou de coopératives commerciales, faisaient de "l'accumulation primitive". Leur passage par cette accumulation a presque toujours fini par l'achat d’actions de "MMM" [une pyramide financière] (le résultat en est bien connu) et a rarement abouti à l'étape de "l'accumulation secondaire". » (Izvestia, 10 janvier 1996).
Dans le n° 13 de Prometeo, le Partito Comunista Internazionalista – Battaglia Comunista (PCInt) a publié les documents élaborés pour son 6e congrès.
Le congrès est l'acte le plus important dans la vie d'une organisation révolutionnaire. C'est l'organe souverain qui décide collectivement des orientations, des analyses et des positions programmatiques et organisationnelles. Cela est en soi une raison suffisante pour se prononcer sur les décisions adoptées par le PCInt. Cependant, il existe une raison plus importante encore qui nous pousse à le faire : nous voulons souligner la prise de position globale du congrès qui montre une volonté de donner des réponses aux questions et enjeux posés au prolétariat et à son avant-garde par l'évolution de la situation historique : « Le congrès a servi substantiellement à fixer et intégrer dans le patrimoine 'historique' du parti ce que nous avions examiné et, dans les limites de nos forces, élaboré face aux changements répétés de la situation ; signaler le début de ce que nous inclinons à définir comme une nouvelle phase dans la vie politique du parti et plus généralement de la gauche communiste. » (Prometeo, n° 13)
Cette conscience d'une « nouvelle phase » dans la vie politique du PCint et de la Gauche communiste a poussé le PCInt à modifier certains éléments de la plate-forme programmatique et des critères de regroupement du BIPR ([1] [185]) qui vont selon nous dans le sens d'une clarification pour l'ensemble du milieu révolutionnaire. C'est pourquoi nous pensons que le congrès a signifié un renforcement de l'ensemble de la Gauche communiste dans le combat pour sa défense et son développement.
Evidemment, le salut et l'appui à ces éléments positifs du congrès ne signifient en aucune manière que nous mettons de côté les divergences et la critique des documents du congrès quand nous sommes franchement en désaccord.. Dans le présent article nous allons signaler quelques-unes de ces divergences mais nous montrerons surtout ce que nous considérons comme une contribution pour l'ensemble de l'avant-garde communiste, comme un renforcement des positions communes de la Gauche communiste. C'est uniquement en partant de ce cadre que nous pourrons être amenés à développer ultérieurement des divergences et des critiques.
La dénonciation de la mystification démocratique
L'histoire du mouvement ouvrier au 20e siècle a montré clairement que la soi-disant « démocratie » est la principale arme de la bourgeoisie contre le prolétariat. La mascarade démocratique permet à l'Etat capitaliste de tromper, de diviser les ouvriers et de les dévoyer de leur terrain de classe ce qui lui permet, une fois ce travail accompli, d’organiser une répression implacable qui en général n'a rien à envier à celle exercée par les formes les plus crues de la dictature du capital (fascisme ou stalinisme).
Dans la situation actuelle, du fait de la désorientation dans laquelle se trouve la classe ouvrière (conséquence de l'effondrement des régimes faussement « communistes » et de toute la campagne anticommuniste qu'a organisée depuis la bourgeoisie mondiale), la mystification démocratique connaît un nouveau regain et c'est pour cela que nous assistons à un battage constant, mobilisant tous les moyens de l'Etat pour dévoyer les prolétaires vers le terrain pourri de la défense de la « démocratie ».
De ce point de vue, en ce qui concerne la dénonciation de la mystification démocratique, l'ancienne plate-forme du BIPR de 1984 ([2] [186]) contenait des ambiguïtés et des lacunes. Ainsi le BIPR gardait le silence sur les élections et le parlementarisme. De plus, il affirmait que « la révolution démocratique n'est déjà plus une voie praticable. On doit la considérer (et cela depuis longtemps) comme définitivement fermée dans les citadelles impérialistes, impossibles à répéter dans d'autres lieux dans la période de décadence. » Nous sommes tout à fait d'accord avec cela, mais si la « révolution démocratique » était bien dénoncée comme quelque chose d'« impossible », le PCint ne se prononçait pas clairement sur la possibilité ou non de mener une lutte « tactique » pour « la démocratie » ([3] [187]) alors que, par ailleurs, il parlait de « la prise en charge possible de la revendication de certaines libertés élémentaires dans l'agitation politique révolutionnaire. »
Dans la nouvelle version de la plate-forme, la clarification est importante :
– D'une part le BIPR ne se limite pas à dénoncer les « révolutions démocratiques » ; il attaque « la lutte pour la démocratie » :« l'ère de la lutte démocratique est terminée depuis longtemps et ne peut pas se poser dans l'ère impérialiste. »
– De plus, le BIPR a ajouté un paragraphe qui signifie un rejet explicite des élections : « La tactique du parti révolutionnaire se dirige vers la destruction de l'Etat et l'instauration de la dictature du prolétariat. Les communistes ne se font pas d'illusions sur le fait que la liberté des ouvriers puisse être conquise au travers des élections d'une majorité au Parlement. »
– De manière plus concrète, le BIPR a ajouté un autre paragraphe où il affirme que la « démocratie parlementaire est la feuille de vigne qui cache la honte de la dictature bourgeoise. Les véritables organes de pouvoir dans la société capitaliste résident en dehors du parlement. »
Le BIPR a repris les "Thèses sur la démocratie" du 1er congrès de l'Internationale communiste et s'y est rattaché avec profondeur dans ses analyses et perspectives. Il y manque cependant, à notre avis, une condamnation explicite de l'utilisation des élections. Par exemple, le BIPR ne dénonce pas la théorie du parlementarisme révolutionnaire défendue par l'IC. Cette théorie reconnaissait que le parlement est une feuille de vigne de la domination bourgeoise et qu'on ne pouvait prendre le pouvoir par la voie électorale et parlementaire. Cependant, elle préconisait l' « utilisation révolutionnaire » du parlement comme tribune d'agitation et moyen de dénonciation. Cette position, clairement erronée à l'époque, est aujourd'hui contre-révolutionnaire en étant utilisée par les trotskistes pour ramener les ouvriers dans le giron des élections.
D'autre part, le BIPR a conservé le paragraphe qui fait référence à la « revendication de certains éléments de liberté (comme partie) de la propagande révolutionnaire. » A quoi se réfère le BIPR ? Soutient-il, comme le faisait le FOR ([4] [188]), que même s'il faut rejeter la démocratie parlementaire et les élections, il existerait certaine « libertés élémentaires » de réunion, d'association, etc. que la classe ouvrière devrait tenter de conquérir légalement comme premier pas dans sa lutte ? Défend-il, comme le font certains groupes trotskistes radicaux que ces « libertés minimales » sont un élément d'agitation qui, même si elle ne peuvent être obtenues dans le capitalisme, servent à sa défense pour « faire avancer la conscience » ? Il serait bien que le BIPR clarifie cette question.
La question syndicale
Le PCInt avait déjà défendu une position assez claire sur la question syndicale en ce qui concerne le rejet de la position bourgeoise traditionnelle selon laquelle les syndicats seraient en quelque sorte des organes « neutres » dont l'orientation vers le prolétariat ou vers la bourgeoisie dépendrait de ceux qui les dirigent. Cette position était clairement condamnée dans la plate-forme de 1984 : « Il est impossible de conquérir ou de changer les syndicats : la révolution prolétarienne devra nécessairement passer sur leur cadavre. »
Dans les positions adoptées au congrès de 1997, il y a eu des modifications qui paraissent assez minimes à première vue. Le BIPR a supprimé un paragraphe présent dans la plate-forme de 1984 qui invalidait dans la pratique la clarté affirmée théoriquement : « dans le cadre de ces principes (l'affirmation mentionnée plus haut niant toute possibilité de conquérir ou de changer les syndicats) la possibilité d'actions concrètes différentes en ce qui concerne l'utilisation du travail communiste dans les syndicats est une question qui relève de l'élaboration tactique du parti. » Il nous semble tout à fait valable d'avoir éliminé ce paragraphe parce que sa signification reléguait les affirmations de principe contre les syndicats au sanctuaire de la « stratégie » pour laisser les mains libres aux impératifs « tactiques » élastiques de « travail dans les syndicats ».
Egalement dans le même sens, le BIPR a modifié le paragraphe suivant de la plate-forme de 1984 : « le syndicat n'est pas et ne peut pas être l'organe de masse de la classe ouvrière en lutte » en supprimant le terme « en lutte » qui signifiait, sans le dire ouvertement, que le BIPR ne rejetait pas l'idée que les syndicats puissent être des organes de masse de la classe ouvrière quand celle-ci n'était pas en lutte. Cette correction est encore renforcée dans le document adopté au congrès de 1997 intitulé « Les syndicats aujourd'hui et l'action communiste » qui affirme : « on ne peut se doter d'une véritable défense des intérêts, même immédiats, des travailleurs autrement qu'en dehors et contre la ligne syndicale. » (Thèse 7, Prometeo n° 13). Avec cette précision le BIPR ferme la porte au mensonge trotskiste de la « double nature » des syndicats, supposés favorables aux travailleurs dans les moments de calme social et réactionnaires dans les moments de lutte et de montée révolutionnaire. C'est une argutie pour retourner à l'enfermement syndical à laquelle est sensible le courant bordiguiste. Nous pensons que l'élimination de ce terme « en lutte » par le BIPR condamne cette position, même si cela aurait pu être dit plus clairement.
De la même manière le BIPR, dans le document mentionné ci-dessus, se démarque aussi du syndicalisme de base, cette variante radicalisée du syndicalisme qui attaque de façon virulente les grandes centrales syndicales et ses dirigeants pour mieux défendre la prétendue « nature ouvrière » du syndicalisme. En effet il affirme que « les différentes tentatives de construire de nouveaux syndicats ont fait naufrage dans une kyrielle de sigles syndicalistes de base, dont beaucoup sont à la recherche légale de pouvoirs contractuels institutionnels, suivant en cela les syndicats officiels. » (Thèse 8).
Nous saluons également le fait que le BIPR ait remplacé le paragraphe suivant : « le syndicat est l'organe de médiation entre le travail et le capital », par la formulation beaucoup plus claire : « les syndicats sont nés comme instruments de négociation des conditions de la vente de la force de travail. » L'ancienne formulation était dangereuse pour deux raisons :
– D'un côté, elle concédait aux syndicats un caractère intemporel d'organes de médiation entre le travail et le capital, aussi bien dans la période ascendante que dans la période décadente du capitalisme, alors qu'il est dit maintenant qu'ils « sont nés comme instrument de négociation... », ce qui distingue la position du BIPR de la vision bordiguiste typique selon laquelle les syndicats n'ont jamais changé.
– D'un autre côté, l’idée même d' « organes de médiation entre le travail et le capital » est erronée car elle ouvre la porte à la vision des syndicats comme organes situés entre les deux classes antagoniques de la société. Dans la période ascendante du capitalisme les syndicats n'étaient pas des organes de médiation entre les classes mais des instruments du combat prolétarien, créés par la lutte des ouvriers et violemment persécutés par la bourgeoisie. Il est donc plus clair de parler d'organes « nés comme instrument de négociation des conditions de la vente de la force de travail » car c'était une de leurs fonctions dans cette période historique, dérivée de la possibilité d'obtenir des améliorations et des réformes en faveur des ouvriers. Le BIPR oublie cependant l'autre dimension qu'avaient les syndicats, une dimension soulignée par Marx, Engels et les autres révolutionnaires : celle d'être des « écoles du communisme », des instruments d'organisation et, dans un certain sens, également de clarification, des couches les plus importantes de la classe ouvrière.
Enfin, le BIPR a effectué une modification significative sur la question de l'intervention des communistes dans la lutte de classe. Il s'agit de la question des « groupes communistes d'usine ». La plate-forme de 1984 disait que « la possibilité de favoriser le développement des luttes du niveau immédiat auquel elles naissent à celui, plus général, de la lutte politique anticapitaliste, dépend de la présence et du caractère opérationnel des groupes communistes d'usine. », alors que la rédaction adoptée en 1997 est : « la possibilité que les luttes se développent du plan contingent à celui plus large de la lutte politique anticapitaliste est subordonnée, de fait, à la présence et l'opérativité des communistes à l'intérieur des lieux de travail pour fournir un stimulant aux ouvriers et indiquer la perspective à suivre. » Nous partageons pleinement la préoccupation du BIPR quant au développement des moyens d'intervention des révolutionnaires dans le processus concret de la lutte et de la politisation de la classe. Cependant, si la préoccupation est juste, la réponse donnée nous paraît demeurer restrictive.
D'un côté le BIPR a éliminé valablement l'idée selon laquelle la politisation de la lutte immédiate des ouvriers dépend de « la présence et l'opérativité des groupes communistes d'usine » ([5] [189]), mais d'un autre côté il maintient que la politisation anticapitaliste des luttes ouvrières « est subordonnée à la présence et l'opérativité des communistes à l'intérieur des lieux de travail ».
La « possibilité que les luttes se développent du plan contingent à celui plus large de la lutte politique anticapitaliste » ne dépend pas seulement de la présence des communistes « sur les lieux de travail ». Les révolutionnaires doivent développer une présence politique dans les luttes de la classe à travers une intervention par la presse, les tracts, les prises de parole, dans les grèves et dans les manifestations, dans les assemblées et les réunions, bref, partout où cette intervention est possible, pas seulement sur les lieux de travail où préexiste une présence d'éléments révolutionnaires, comme le laisse à penser la formulation du BIPR.
Selon l'autre document, « Les syndicats aujourd'hui et l'action communiste », les communistes devraient constituer autour d'eux des « organismes d'intervention dans la classe » qui pourraient être « d'usine » ou « territoriaux ».
Là aussi, la formulation nous paraît assez vague. Suivant les différents moments du rapport de forces entre les classes, peuvent surgir différentes formes d'organismes au sein du prolétariat :
– dans les moments de développement des luttes, ce que nous appelons des comités de lutte qui sont des organismes au sein desquels se regroupent les éléments combatifs qui se donnent pour objectif de contribuer à l'extension des combats et à leur prise en charge par les ouvriers au travers des assemblées et des comités de délégués élus et révocables ; plus que « d'usine », ils regroupent ou tendent à regrouper des travailleurs de différents secteurs ;
– dans des moments moins cruciaux ou lors du recul après une période de lutte intense, des petites minorités créent des groupes ouvriers ou cercles de discussion, plus liés au besoin de tirer des leçons de la lutte et orientés vers les problèmes plus généraux de la lutte ouvrière.
Face à ces tendances de la classe, la position des révolutionnaires rejette le « spontanéisme » qui consiste à « attendre que la classe par elle-même et de façon isolée les crée ». Les révolutionnaires interviennent dans ces organismes et n'hésitent pas à proposer et susciter leur formation si les conditions sont adéquates pour leur apparition. Ces organismes ne sont pas pour autant des « organismes d'intervention des communistes », ils sont des organismes de la classe et dans la classe, dont l'intervention est distincte de celle de l'organisation politique communiste. C'est pourquoi nous pensons que la formulation du BIPR reste ambiguë et laisse entrouverte la porte à la conception d'organisations intermédiaires entre la classe ouvrière et les organisations communistes.
Le rôle du parti et la lutte pour sa constitution à notre époque
Le parti communiste mondial est un instrument indispensable pour le prolétariat. Comme le démontre l'expérience de la révolution d'octobre 1917, le prolétariat ne peut pas parvenir à la victoire du processus révolutionnaire et prendre le pouvoir sans constituer en son sein le parti qui intervient, dirige politiquement et impulse son action révolutionnaire.
Avec la défaite de la vague révolutionnaire mondiale de 1917-23 et la dégénérescence des partis communistes, les groupes de la Gauche communiste ont essayé de tirer les leçons concrètes que ces expériences ont apportées sur la question du parti :
– En premier lieu, ils se sont consacrés à la question programmatique : la critique et le dépassement des points faibles du programme de l'Internationale communiste qui ont contribué à sa dégénérescence, particulièrement sur les questions syndicale, parlementaire et la prétendue « libération nationale » des peuples.
– En second lieu, ils ont procédé au dépassement de la conception du parti de masse liée aux tâches que le prolétariat devait accomplir dans la période ascendante du capitalisme (organisation et éducation de la classe étant donné le poids de ses origines dans l'artisanat et la paysannerie ; participation dans le parlement, étant donné la possibilité de la lutte pour des améliorations et des réformes).
Cette ancienne conception a conduit à la vision que le parti représente, encadre la classe et prend le pouvoir en son nom, vision erronée qui s'est révélée dangereuse et néfaste dans la période révolutionnaire de 1917-23. Face à cela, les groupes les plus avancés de la Gauche communiste ont clarifié que le parti est indispensable pour la classe non comme organe de masse mais comme force minoritaire capable de se concentrer sur la tâche de développer sa conscience et sa détermination politique ([6] [190]) ; non comme organe pour exercer le pouvoir au nom de la classe mais comme facteur le plus dynamique et le plus avancé qui contribue, par son intervention et sa clarté, à ce que la classe exerce collectivement et massivement le pouvoir au travers des conseils ouvriers.
La position adoptée par le BIPR dans sa plate-forme de 1984, si elle montre bien une clarification sur les questions programmatiques (qui, comme nous l'avons vu dans les parties précédentes de cet article, a été plus développée dans le congrès de 1997), exprimait aussi une position ambiguë, faite d'affirmations générales et vagues, sur la question cruciale du parti, ses relations avec la classe, sa forme d'organisation et le processus de sa construction. Par contre, les documents du récent congrès précisent ces questions et montrent une conception beaucoup plus claire sur le processus de construction du parti et sur les pas concrets que doivent faire les organisations communistes dans la période actuelle.
Dans la plate-forme de 1984, le BIPR disait : « Le parti de classe est l'organe spécifique et irremplaçable de la lutte révolutionnaire car il est l'organe politique de la classe. » Nous sommes d’accord avec l’idée que le parti est un organe spécifique (il ne peut pas se confondre ni se diluer dans l'ensemble de la classe) et qu’il est effectivement irremplaçable ([7] [191]). Cependant la formule « il est l'organe politique de la classe » peut laisser entendre, sans aller jusqu'à l'affirmer ouvertement (comme le font les bordiguistes), que le parti est l'organe de la prise du pouvoir au nom de la classe.
La rédaction de 1997 donne une précision très importante qui va dans le sens de positions plus conséquentes de la Gauche communiste : « Le parti de classe, ou les organisations desquelles il naîtra, comprennent la partie la plus consciente du prolétariat qui s'organise pour défendre le programme révolutionnaire. » D'une part, même si ce passage le dit de façon indirecte et implicite ([8] [192]), le BIPR rejette la vision bordiguiste selon laquelle le parti est auto-proclamé par une minorité, indépendamment de la situation historique et du rapport de forces entre les classes, devenant LE parti pour toujours. D'autre part, le BIPR a éliminé la formule « organe politique de la classe » et l'a remplacée par une autre beaucoup plus claire : « la partie la plus consciente qui s'organise pour défendre le programme révolutionnaire ».
Evidemment renoncer à la formulation de 1984 ne signifie pas nier le caractère politique du parti. Le rôle politique du parti prolétarien ne peut pas être le même que celui des partis bourgeois qui est d’exercer le pouvoir politique au nom de ceux qu'ils représentent. Le prolétariat, comme classe exploitée privée de tout pouvoir économique ne peut déléguer à aucune minorité, pour fidèle et claire qu'elle soit, l'exercice de son pouvoir politique.
D'un autre côté, le BIPR a introduit dans son corps programmatique des leçons de la révolution russe sur lesquelles il n’y avait rien dans ses documents de 1984 : « les leçons de la dernière vague révolutionnaire ne sont pas que la classe peut se passer d'une direction organisée, non plus que le parti dans son ensemble est la classe (selon l'abstraction métaphysique des bordiguistes de ces derniers temps) mais que la direction organisée sous la forme du parti est l'arme la plus puissante que peut se donner la classe. Son objectif sera de combattre pour une perspective socialiste dans laquelle les organismes de masse seront ceux qui précèdent la révolution (soviets ou conseils). Le parti, cependant, sera une minorité dans la classe ouvrière et ne pourra pas représenter un substitut à celle-ci. L'objectif de construire le socialisme incombe à toute la classe dans son ensemble et ne peut pas être délégué, même à la partie la plus consciente du prolétariat. »
Le BIPR a introduit explicitement cette leçon essentielle de la révolution russe (qui d'un autre côté n'a fait que confirmer la devise de la 1re internationale, « l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes ») et, en même temps, amène une réflexion sur comment doit se développer la relation entre les révolutionnaires et la classe, quel est le rôle du parti, quels sont ses liens avec la classe.
Dans la plate-forme de 1997 on trouve : « l'expérience de la contre-révolution en Russie oblige les révolutionnaires à approfondir la compréhension des problèmes concernant la relation entre Etat, parti et classe. Le rôle joué par ce qui était originellement le parti révolutionnaire a conduit beaucoup de révolutionnaires potentiels à rejeter en bloc l'idée de parti de classe. » Au lieu d'éluder le problème avec des phrases déclamatoires sur l' « importance » du parti, le BIPR se montre capable de poser les choses en termes historiques : « Pendant la révolution le parti tendra à conquérir la direction politique du mouvement en diffusant et en soutenant son programme au sein des organes de masse de la classe ouvrière. De la même façon qu'il est impossible de penser à un processus de croissance de la conscience sans la présence d'un parti révolutionnaire, il est également impossible d'imaginer aussi que la partie la plus consciente du prolétariat puisse maintenir le contrôle des évènements indépendamment des soviets. Les soviets sont l'instrument à travers lequel se réalise la dictature du prolétariat et leur déclin et leur marginalisation de la scène politique russe ont contribué à l'effondrement de l'Etat soviétique et à la victoire de la contre-révolution. Les commissaires bolcheviks, en restant isolés d'une classe ouvrière épuisée et affamée, se sont vus forcés de gérer le pouvoir dans un Etat capitaliste et ont agi comme ceux qui gouvernent un Etat capitaliste. »
Le BIPR en tire une conclusion avec laquelle nous sommes tout autant d’accord : « Dans la future révolution mondiale, le parti révolutionnaire devra tenter de diriger le mouvement révolutionnaire uniquement au travers des organes de masse de la classe, lesquels pousseront à son surgissement. Même s'il n'existe pas de recette qui assure la garantie de la victoire, ni le parti ni les soviets par eux-mêmes ne représentent une défense sûre face à la contre-révolution, la seule garantie de victoire est une conscience vivante de classe de la masse ouvrière. »
Le débat et le regroupement des révolutionnaires
En continuation avec cette clarification le BIPR a ajouté une série de précisions, absentes de ses documents de 1984, sur le rapport entre les groupes révolutionnaires actuels et la façon concrète de contribuer, à notre époque, au processus qui mène à la constitution du parti révolutionnaire.
Face à l'offensive actuelle de la bourgeoisie contre la Gauche communiste qui s'est exprimée, par exemple, dans la campagne « anti-négationniste », les révolutionnaires doivent établir une ligne de défense commune. D'un autre côté, le développement, aux quatre coins du monde, de petites minorités de la classe qui sont à la recherche des positions révolutionnaires, exige que les groupes communistes abandonnent le sectarisme et l'isolement et proposent au contraire un cadre cohérent à ces éléments pour qu’ils puissent appréhender le patrimoine commun de la Gauche communiste ainsi que les divergences qui les séparent.
En répondant correctement à ces préoccupations, le BIPR a ajouté un complément aux critères des conférences internationales (qui se trouvent dans la plate-forme de 1984) qui affirme : « Nous considérons le Bureau comme une force qui se situe à l'intérieur du camp politique prolétarien, lequel comprend ceux qui se battent pour l'indépendance du prolétariat face au capital, qui n'ont rien à voir avec le nationalisme sous quelque forme que ce soit, qui ne voient rien de socialiste dans le stalinisme et l'ancienne URSS et qui, en même temps, reconnaissent Octobre 1917 comme le point de départ d'une révolution européenne plus vaste. »
Le PCint reconnaît qu’« entre les organisations qui font partie du dit camp il y a toujours des différences politiques importantes parmi lesquelles la question de la nature et de la fonction que doit avoir l'organisation révolutionnaire. » et qu’il est nécessaire d'engager une discussion sur celles-ci. C'est la méthode correcte et cela représente, sans aucun doute, un changement d'attitude important par rapport à la position du BIPR lors de la 3e conférence internationale de la Gauche communiste, qui était maintenue dans ses documents de 1984. Rappelons-nous que, soutenu par la CWO, le PCInt avait proposé lors de la dernière séance de cette conférence un critère supplémentaire sur le rôle de « direction politique » du parti qui nous paraissait n'avoir d'autre sens que d'exclure le CCI des conférences internationales, comme nous l'avons exposé ensuite ([9] [193]), puisque le PCInt s'était refusé à discuter la contre-proposition à ce critère qu'avait présenté le CCI. Cette contre-proposition exposait le rôle de direction politique du parti mais dans le cadre de l'exercice du pouvoir par les conseils ouvriers. C’est une question que, heureusement, comme nous venons de le souligner, le BIPR a repris avec clarté dans sa plate-forme de 1997. De plus, et surtout, le PCInt rejeta un projet de résolution qui demandait une discussion large et approfondie sur la conception du parti, sa fonction, sa nature et ses rapports avec l'ensemble de la classe. Aujourd'hui avec ce complément, le BIPR propose une discussion systématique de la question, ce qui nous paraît être une ouverture sans équivoque à la clarification programmatique au sein de la Gauche communiste. Nous ne pouvons pas prendre position de façon approfondie dans le cadre de cet article sur les points énoncés par le BIPR. Nous voulons souligner cependant le point 2 (que nous partageons pleinement comme le point 6 que nous avons commenté) : « Le BIPR tend à la formation du Parti Communiste Mondial au moment où il existera un programme politique et la force suffisante pour sa constitution. Le Bureau est pour le Parti mais ne prétend pas être l'unique noyau d'origine. Le parti futur ne sera pas simplement le fruit de la croissance d'une seule organisation. »
De cette vision juste le BIPR dégage le point 3 qui est également juste : « avant de constituer le parti révolutionnaire tous les détails de son programme politique doivent être clarifiés au travers de discussions et de débats entre les parties qui vont le constituer. » ([10] [194])
De cette affirmation se dégage l'engagement du BIPR à une discussion rigoureuse entre les groupes révolutionnaires en vue de la clarification de l'ensemble de la Gauche communiste et de la nouvelle génération des éléments sécrétés par la classe qui sont attirés par ses positions. Nous saluons cet engagement, nous incitons à le concrétiser et le développer par des attitudes et des pas pratiques. Pour notre part, nous allons contribuer de toutes nos forces à son développement.
Adalen, 16 novembre 1997.
[10] [204]. Même si bien sûr cette vision globalement juste ne doit pas conduire à une interprétation schématique selon laquelle il faudrait retarder la fondation du parti jusqu'à “ la clarification de tous les détails ”. Par exemple en mars 1919, la fondation de la 3e Internationale (qui était déjà en retard) était urgente et a été formée suivant le point de vue de Lénine face à celui du délégué allemand qui, invoquant le fait réel qu'il restait des points à clarifier, voulait la retarder.
Liens
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