L'arrestation et l'incarcération de Dominique Strauss-Kahn, directeur général en exercice du puissant Fonds Monétaire International, caracolant sous la casaque social-démocrate en tête de tous les sondages pour les primaires du PS et ultérieurement pour l'élection présidentielle de 2012 en France, ne pouvait que faire sensation et provoquer un énorme scandale. Le voilà désormais sous l'inculpation de 7 chefs d'accusation différents dont le harcèlement, sexuel et la tentative de viol d'une femme de chambre d'origine guinéenne dans l'hôtel où il se trouvait, cueilli et menotté par la police new-yorkaise dans l'avion qui devait le ramener en Europe.
Les moeurs libertines de DSK (qui ne sont un secret pour personne) ont-elles été exploitées à l'extrême et poussées à la caricature pour diaboliser le personnage, le virer du FMI et saboter sa candidature aux présidentielles en France ? DSK a-t-il été victime d'un « complot » ou de règlements de comptes au sein de différentes cliques de la bourgeoisie ? C'est tout à fait possible. Cette classe de requins et de gangsters ne se fait pas de cadeaux. Elle n'a jamais hésité à « flinguer » (au sens propre comme au sens figuré) l'un des siens. Cela a été le ,cas, entre autres exemples, en France avec la mort en octobre 1979 du ministre de Giscard, Robert Boulin, en passe de devenir Premier ministre, présentée comme un suicide alors qu'il a été retrouvé noyé sous quelques centimètres d'eau dans un étang de la forêt de Rambouillet et, selon plusieurs témoignages, le visage tuméfié par les coups. Ou encore l'ex-premier ministre de Mitterrand Pierre Bérégovoy qui se suicide le 1er mai 1993 après une énorme campagne l'accusant de corruption. Et, aux Etats-Unis, personne n'a oublié l'assassinat à Dallas de John-Fitzgerald Kennedy (« JFK ») en novembre 1963, probablement commandité- on le sait aujourd'hui- par la CIA ni le gigantesque scandale du Watergate où le camp républicain avait mis sur écoutes téléphoniques le siège de leurs rivaux démocrates qui a forcé le président Richard Nixon à démissionner en 1975...
« L'affaire DSK » est tout à fait révélatrice des moeurs banalement dépravées de la bourgeoisie et elle va de pair avec les comportements « naturels » de prédateurs de leurs dirigeants. Ce n'est d'ailleurs pas une première : on se souvient que, lorsqu'il était président des USA, Bill Clinton s'est fait épingler et a fait l'objet d'une procédure d'empeachment lors de l'affaire Monica Lewinski. De même, les scandales pleuvent sur Berlusconi qui recrute à tour de bras de jeunes call girls ou cover girls pour des « parties fines », y compris des mineures de moins de 16 ans en achetant le silence de leurs parents, tout en s'enorgueillissant de sa « verdeur » de chaud latin. Les grands de ce monde, souvent grisés par un sentiment de toute puissance, ont tendance à se croire tout permis et ils étalent ce pouvoir avec morgue et arrogance. DSK lui-même avait déjà été confronté en 2008 à une histoire sordide avec une subordonnée sur laquelle il avait exercé un chantage et qui avait failli lui coûter sa place à la tête du FMI. La « morale bourgeoise » s'accommode parfaitement « d'écarts » ou d'agissements de ses dirigeants, de gauche comme de droite, qui relèvent des comportements de voyous et de grands truands mafieux. En France, ces dernières années, les « scandales » ou les « affaires » nauséabondes ont été particulièrement nombreux, de Giscard à Sarkozy, en passant par Mitterrand ou Chirac et leurs ministres : subornations, détournements de fonds publics dans les caisses des partis, implication de ministres dans des affaires louches ou frauduleuses, comme l'étalage d'un luxe ostentatoire dans laquelle ils se vautrent. DSK avec son goût du luxe est aussi bling-bling que Sarkozy ; même Christine Lagarde présentée comme la « meilleure » représentante de l'Europe pour succéder à DSK à la tête du FMI est nantie de casseroles (elle est notoirement intervenue plusieurs fois à la rescousse de l'homme d'affaires Bernard Tapie quand celui-ci était en procès dans l'affaire du Crédit Lyonnais).
Ce qui est plus inusité, c'est l'ampleur de la publicité qui est donnée à « l'affaire DSK ». Depuis qu'elle a éclaté le 15 mai , elle a accaparé la Une de toute la presse internationale et, dans la plupart des médias, on nous abreuve quasiment heure par heure en direct des péripéties de ce qui nous est présenté désormais comme un grand feuilleton à suspense. Tous les journaux télévisés y consacrent les ¾ de leur temps, des débats animés les relaient quotidiennement, c'est devenu le principal sujet de conversation de l'homme de la rue, sur les lieux de travail, dans les cafés. Chacun est invité à donner son avis. On parle de surprise, d'incrédulité, de honte, d'humiliation. On n'hésite pas à évoquer complaisamment la thèse déjà évoquée ci-dessus du « complot orchestré » contre DSK, du « piège qui lui a été tendu ». Les médias et les politiques n'hésitent pas à jouer la surenchère pour critiquer ou se justifier sous couvert de déontologie. Ceux qui se sont tus et ont couvert pendant des années le « problème de DSK avec les femmes » balancent hypocritement aujourd'hui leurs « révélations » sur des turpitudes notoirement connues dans le cercle fermé du pouvoir et des médias.
La vraie question à se poser est pourquoi la bourgeoisie et ses médias donnent une telle publicité à ce scandale qui l'éclabousse et la compromet pourtant gravement toute entière, brisant la carrière d'un de leurs représentants patentés les plus éminents ? Quel intérêt la classe dominante trouve-t-elle dans la médiatisation outrancière de ce scandale ?
Aujourd'hui, il est clair que les divers épisodes de cette sordide affaire sont mis délibérément sous les projecteurs pour une raison majeure. La polarisation spectaculaire sur cet épisode permet pour un temps d'occulter les vrais problèmes sociaux, de créer un écran de fumée afin de tenter de reléguer au second plan et de minimiser dans la tête des prolétaires une réalité sociale quotidienne douloureuse et dramatique engendrée par l'aggravation de la crise mondiale du capitalisme : hausse vertigineuse du chômage, de la précarité, des produits de première nécessité, aggravation tous azimuts des attaques contre nos conditions de vie, réduction de tous les budgets et amputation des programmes sociaux, qui mettent de plus en plus à nu la faillite irrémédiable du capitalisme. Il est particulièrement édifiant de voir que l'affaire DSK est montée en épingle au moment même où les plans d'austérité concertés du FMI et des gouvernements sont redoublés en Grèce ou au Portugal, et surtout au moment même où les jeunes chômeurs, les étudiants et de nombreux travailleurs, précaires ou non, manifestent leur colère et leur ras-le-bol non seulement sur la Place Puerta del Sol à Madrid mais dans toutes les principales villes d'Espagne, se réclamant d'un mouvement explicitement dans la lignée des révoltes en Tunisie et en Egypte, ou des autres luttes en Europe (Grèce, France, Grande-Bretagne).
Bien sûr, les sommes astronomiques lâchées comme caution pour obtenir la « libération conditionnelle » de DSK ou pour alimenter son procès sont choquantes et révoltantes pour tous les travailleurs et les chômeurs qui n'ont même plus de quoi se loger, se nourrir, se vêtir. Un responsable du PS (proche de DSK) Manuel Valls a même piqué une colère dans un débat accusant avec une certaine lucidité les journalistes d'alimenter ainsi « un fossé qui se creuse entre les politiques et la société civile ».
Mais cet aspect est provisoirement noyé sous les flots de reportages, d'interviews, de propagande, de polémiques (c'est pourquoi on laisse même des associations féministes monter au créneau pour fustiger le sexisme et la misogynie-réelles- des dirigeants et des élites) qui servent à entretenir les divisions et la confusion dans l'opinion publique : on souligne les différences d'opinions ou de lois, on met en demeure chacun de se prononcer : faut-il défendre la présomption d'innocence ou défendre les droits de la victime ? On compare et on oppose les méthodes juridiques et les moyens d'investigation entre la France et les Etats-Unis, on compare et on oppose le traitement "éthique" de l'information entre journalistes français et la presse anglo-saxonne. Et surtout on essaie ainsi de canaliser les spéculations sur les « nouvelles donnes » afin de relancer l'intérêt pour les supposés enjeux électoraux de 2012 en France. Tout ce barouf n'est que de la poudre aux yeux, une campagne de diversion visant à éloigner les exploités de la défense de leurs intérêts de classe. Ce n'est pas vers l'affaire DSK qu'il faut se tourner mais vers les luttes sociales qui se déroulent actuellement contre le chômage, la misère, les plans d'austérité imposés par le FMI (sans DSK comme avant avec lui) et par tous les gouvernements de gauche comme de droite.
W. (22 mai)
« Je pense que nous sommes autorisés à organiser deux formes futiles de protestation – un, une marche ennuyeuse comme dans les bonnes vieilles journées d'actions syndicales allant d'un point A à un point B pré-établi, et deux, un petit «drame » de ‘violence’ révolutionnaire (naturellement, je ne le vois pas réellement comme violence) qui sera utilisé pour effrayer les gens avec les « casseurs ».1
Lors de la manifestation londonienne du 26 mars, les médias capitalistes n’ont été, c’était prévisible, que trop heureux de focaliser sur les actions de la « minorité violente » qui « a pris en otage » l’autre marche, pacifique, responsable, organisée par les vrais représentants des gens qui travaillent, le TUC. Le terme ‘anarchiste’ a été utilisé très largement pour décrire les jets de peinture, les bris de vitrine, les bombages de graffiti sur les murs des banques et des magasins chics par de jeunes gens habillés en noirs et portant des masques.
En fait, tous les gens qui ont pris part à ces actions ne se décriraient pas eux-mêmes comme des anarchistes. Quelques uns étaient probablement maoïstes ou autres gauchistes. Un plus grand nombre étaient probablement des étudiants sans attaches politiques ou des jeunes qui voulaient retrouver l’esprit combatif des manifestations et des occupations de l’automne dernier.
Cependant, il ne fait aucun doute que le cœur de cette minorité était constitué d’un « black bloc » qui est certainement inspiré par l’anarchisme et que beaucoup d’anarchistes le défendraient en tant que tactique valable dans les manifestations. Mais ce qui réfute réellement l’étiquette facile « d’anarchiste » attribuée par les médias à la « minorité violente », c’est l’existence de réels désaccords entre anarchistes et communistes libertaires au sujet de ce qui est arrivé à la manifestation du 26 mars spécifiquement, et au sujet de l’activité black bloc en général. Un exemple très clair de cette controverse est fourni pas le fil « Pris en otage par les anarchistes » sur le forum de discussion Libcom.org.
Le post qui est au début de ce fil, de « Optician de GuyDebord », pose la question du point de vue des besoins du mouvement anarchiste :
« il semble, sans surprise, que l’argument « pris en otage par les anarchistes » soit une fois de plus répandu dans la plupart des agences de médias en ce qui concerne la protestation d’hier. L’effet – à en juger d’après ma conversation avec des espèces de libéraux-gauchistes et en surfant sur Twitter – est d’avoir divisé avec succès le mouvement entre les moyens inutiles d’une marche de A à B, et le spectre terrifiant des anarchistes jeteurs de bombes, et de l’avoir enfermé à jamais dans une condamnation mutuelle. De nouveau, les anarchistes doivent-ils essayer de s’exprimer ? De toute évidence, nous savons tous que les médias appartiennent à la classe dominante etc ; mais si l’AFED ou quelqu’un envoyait une lettre, nous pourrions – pardon pour la formulation – argumenter ». (AFED ou AF est la Fédération Anarchiste, un des principaux groupes anarchistes organisés en Grande-Bretagne aujourd’hui).
Ce souci de répondre à la propagande de la bourgeoisie est repris de différentes façons. Nombre de posts disent que, quoique ce soit que fassent les révolutionnaires, ils sont confrontés à une réponse hystérique de la classe dominante et de ses médias. Quelques posts – dont certains sont des camarades impliqués dans le collectif libcom et peuvent aussi être membres de l’AF et de la fédération Solidarity, l’autre principal groupe anarchiste (‘anarcho-syndicaliste’) – ont le sentiment que les actions dans Picadilly Circus et sur Oxford Street, ont été un prolongement direct de la combativité que nous avions vue dans les manifestations étudiantes et qui a réellement poussé un assez grand nombre de gens qui n’étaient pas contents de suivre passivement la marche syndicale. Quelques uns de ces intervenants étaient impliqués dans la mise en place du Bloc des Ouvriers radicaux qui a commencé la marche à Kennington Park et s’étaient fixés comme tache, avant la manifestation, d’assurer une présence à la manif du 26 mars, « en tant que partie distincte et critique du mouvement ouvrier, comme un mouvement contre la stratégie essayée, testée, et discréditée des syndicats de négocier avec l’Etat dans notre intérêt. La faillite de cette démarche est illustrée par l’appel des TUC à une « marche pour l’alternative, emplois, croissance et justice » qui rate complètement les questions sur ce qui ne va pas dans le capitalisme. Ce ne peut être fixé par l’Etat, c’est causé par la collaboration de l’Etat et du capitalisme que les syndicats ne font rien pour ébranler. » (prise de position de la Fédération Anarchiste).
Ces intervenants n’ont vu aucune contradiction entre le travail de propagande qu’ils faisaient vis-à-vis de la marche dans son ensemble (par exemple, donner des tracts et des documents de l’AF et de la Solfed) et ce qui est arrivé un peu plus tard ce jour là, quand le Bloc des Ouvriers Radicaux semble s’être dispersé pour prendre part à ce qui se passait dans Oxford Street. Un intervenant, Raw, qui a joué un rôle clef dans la formation d’un « Bloc d’Ouvriers Combatifs » séparé, qui est parti de Malet Street en compagnie des étudiants les plus combatifs, voyait très positivement les actions de ce qui est effectivement devenu le black bloc et a absorbé en grande partie les deux blocs formés par les groupes anarchistes/libertaires et d'autres éléments, avec la conclusion que « les gens ne voulaient à aucun prix une autre grande manifestation passive où il ne se passe rien, c’était un mouvement politique audacieux de former le black bloc, qu’il puisse ou doive se produire de nouveau a besoin d’être discuté, mais je pense qu’à ce moment là, c’était la chose à faire de la journée ».
Ce qui est le plus intéressant pour nous, cependant, sur ce fil, est le fait que beaucoup d’intervenants étaient extrêmement critiques vis-à-vis de l’action minoritaire « spectaculaire » que le black bloc personnifie. Quelques uns sont de « nouveaux » intervenants dont les soucis politiques sont très éloignés de ceux du principal courant de ce forum (anarchistes communistes/anarcho-syndicalistes/communistes de conseil/communistes de gauche, etc.) ; et dans un cas (activiste syndicaliste) les arguments avancés défendent ouvertement les syndicats et sont très proches de la ligne officielle du TUC sur la légitimité de la marche contre les anarchistes illégitimes. Mais la majorité de ceux qui mettent en question la tactique du black bloc se situeraient eux-mêmes dans la tradition anarchiste et, dans quelques cas, font partie de groupes organisés comme AF et Solfed.
L’intervenant Cobbler, par exemple, écrit :
« je vais me jeter à l'eau en disant que je ne pense pas que la plus grande partie de la violence arrive à grand chose et qu'elle est probablement contre-productive.
J’ai porté le drapeau rouge et noir hier, bien que j’ai mis un point d’honneur à ne pas m’habiller en noir, et on m’a demandé plein de fois ce qu’était ce drapeau. Chaque fois, j’ai pu parler à une personne de plus de l’idéal et des objectifs anarchistes. Mais quand ces gens rentrent à la maison et voient le drapeau comme synonyme des gens habillés en noir qui cassent les vitrines et font d’autres actes de violence, alors ils perdent beaucoup de leur sympathie.
C’était déjà le même chose avec des membres de ma famille qui connaissent mes engagements politiques : tout ce dont ils veulent parler, c’est de la violence.
Je sais que marcher simplement de A à B en agitant des banderoles et en faisant du bruit n’aboutit pas à grand-chose, sauf peut être à un éveil de la conscience, et qu’il y a sans aucun doute une occasion de porter la lutte directement contre le mur capitaliste, mais je pense que nous avons besoin d’être plus avisés dans notre façon de faire ».
Bien que Cobbler ait eu l’impression de se jeter à l’eau, une dizaine d'autres intervenants « anarchistes » ont exprimé des doutes semblables, et pas d’un point de vue pacifiste ou légaliste outré.
Un membre de AF, Axiom, n’était pas content parce que, d’après ce qu’il avait vu, ceux qui cassaient des vitrines de magasin ne faisaient aucun effort pour discuter avec les travailleurs qui étaient à l’intérieur des boutiques qu’ils attaquaient. Un membre de Solfed, Rum Lad, a ressenti une différence significative entre ce qui est arrivé à Millbanks au début du mouvement étudiant et ce qui s’est passé le 26 mars : « entre les bravades d’autosatisfaction du black bloc et la passivité libérale-réformiste implicite dans le ton général donné à la marche du TUC, je pense que nous avons un chemin diablement long à faire.
Ce qui était enthousiasmant dans les manifestations étudiantes de novembre/décembre, c’était le dynamisme de beaucoup de couches sociales disparates qui s’unifiaient et qui, dans un certain sens, combattaient réellement ensemble dans les manifestations. Quand il a été affirmé que Millbanks était l’action d’un groupe minoritaire d’anarchistes, il était clair que c’était pour dire que c’était un tas de merde. Je n’ai pas vraiment eu ce sentiment hier. Chaque groupe jouait réellement son rôle pré-ordonné et je pense que chaque groupe est parti en ayant le sentiment qu’ils avaient réussi quelque chose qu’en réalité il n’avait pas fait.
Les gagnants hier ont été la police, l’Etat et les directions syndicales ».
Dans un post écrit après, Axiom donne une analyse intéressante de la tactique de la police dans la manifestation des TUC :
« Ce qui est arrivé samedi a été, je pense, en partie un résultat d’une action policière très intelligente (peut être tirée des leçons apprises de l’année dernière ?) et en partie de quelque chose dont je ne suis pas très sûr. La police voulait être absolument sûre qu’il n’y aurait pas de trouble dans la marche du TUC, comme il y avait eu avec les étudiants. Ceci s'est illustré par l’effort fait pour encadrer la marche. Je pense que la police était très heureuse de laisser un petit groupe s’attaquer à quelques boutiques parce que ça créait la division et faisait passer l’idée rébarbative d’une manifestation pacifique comme juste et positive. Je pense que plus tard dans la journée, la police a réellement été débordée par un black bloc actif et intelligent. Il est clair que la taille du black bloc s’était accrue et qu’il y avait probablement beaucoup de nouveaux et plus jeunes participants. Cependant, je pense vraiment que la gauche radicale a besoin de beaucoup discuter sur quels sont nos objectifs, et comment nous nous organisons. Cela ne signifie pas nécessairement la même chose que de se prostituer à quelque conception abstraite de la « classe ouvrière » ou à ce que notre image dans les médias devrait être. Cela veut dire que si nous croyons vraiment que le travail salarié doit être aboli, parce qu’il est la cause de la souffrance des hommes, comment enlevons nous ce joug et concrétisons le désir latent de changement social qui existe en tant que résultat de cette souffrance ?
Je ne pense pas qu’avoir un black bloc plus grand, meilleur et plus efficace soit adapté à la concrétisation des principes radicaux ».
Les posts du CCI (Miles et Alf) et un post proche de nos positions (Slothjabber) ont fait écho à ce sentiment de n’avoir eu qu’un faux choix le 26 mars. Nous avions soutenu au début la formation du Bloc des Ouvriers Radicaux à cause de ses objectifs proclamés de fournir un point de convergence pour tous ceux qui étaient en faveur des méthodes de lutte de la classe ouvrière en opposition avec les méthodes des syndicats. Mais nous avions déjà exprimé notre malaise à propos du manque de discussion publique pour préparer la manifestation et de réelle clarté sur les objectifs concrets du Bloc pendant la manifestation. Cela a conduit simplement, assez logiquement, à ce que le Bloc se disperse et aille là où « il y avait de l’action » plutôt que de mettre l’accent sur la nécessité de rentrer en contact avec la grande masse des ouvriers qui continuent à suivre la ligne syndicale. Naturellement, une minorité révolutionnaire doit toujours établir des relations avec une couche radicale plus large qui est prête à défier les syndicats et les autres formes d’autorité. Le problème, c’est que les méthodes « guerilléristes » du black bloc, plutôt que d’offrir une ouverture à la participation de grandes masses d’ouvriers – ce qui est le cas avec les grèves, les occupations, les assemblées et autres – élargissent simplement le fossé entre la minorité « radicale » et l’énorme majorité qui est encore sous le joug des syndicats et de la gauche officielle. Cette vision a été répercutée par un intervenant qui s’identifie comme communiste libertaire ou communiste de conseil, Harrison Myers : « je pense cependant qu’il aurait été beaucoup mieux de renforcer les rangs des manifestants qui ne bloquent pas, mais cherchent à établir des contacts avec les autres et à inciter les masses à l’action et à être autonomes (et pas à recruter juste comme le fait le SWP), exactement le but, comme disait Alf, pour lequel s’étaient constitués le Bloc des Ouvriers Radicaux et le Bloc des Ouvriers Combatifs ».2
En réponse à un post antérieur qui essayait de faire une distinction entre « anarchisme social de masse » et la « démarche insurrectionnelle de la minorité avant-gardiste », Raw répondait que « ce dont on a besoin, c’est d’une justification politique de ce qui arrive plus que de diviser le mouvement. « L’anarchisme social de masse » versus « la minorité insurrectionnelle avant-gardiste » est une fausse division, surtout quand c’étaient les black blocs qui étaient clairement la représentation de masse des politiques anarchistes ce jour là et qu’il n’étaient rien de moins que minoritaires dans ce contexte.
Si les communistes libertaires veulent participer au débat, ils doivent le faire plutôt de l’intérieur que de l’extérieur. Défendre ceux qui ont mené l’action et proposer quelque chose pour la stratégie à venir. Les blocages économiques et les actions pendant les grèves peuvent être la prochaine phase qui aura besoin de l’implication de beaucoup de ceux ont été attirés par le black bloc. »
Le premier paragraphe exprime très précisément le problème avec le black bloc. Même si des centaines de personnes ont été attirées par l’action du black bloc, elles sont restées « avant-gardistes » dans le pire sens du terme, un exemple de « propagande par l’acte » qui ne représente en rien un effort pour se relier à la masse des prolétaires qui étaient venus pour exprimer leur colère à l’égard de la politique de l’Etat, ni pour leur expliquer pourquoi suivre les syndicats ne peut mener qu’à une impasse.
Le second paragraphe, cependant, peut ouvrir un débat plus fructueux : d’abord, nous sommes d’accord avec le fait que nous avons à défendre les prolétaires qui sont confrontés à la répression de l’Etat même si nous ne sommes pas d’accord avec leurs actions et les considérons comme contre-productives et même irresponsables. Plus important, nous devons commencer un débat très ouvert (et pas seulement on-line) sur ce qui arrive après. La tactique des ‘blocages économiques pendant les actions de grève’ peut souvent dissimuler la même logique substitutionniste que celle des actions du black bloc qu’on a vu le 26 mars. Mais dans la mesure où des camarades, comme Raw, sont conscients qu’il est nécessaire de discuter plus largement pour préparer la nouvelle phase de la lutte de classe, et sont ouverts à l’idée que nous ne pouvons pas simplement continuer à tourner en rond en répétant le dilemme « procession domestiquée ou cassage de vitrine », un débat fructueux peut commencer à avoir lieu.
Amos(2 avril)
1 Post signé Slothjabber, sur le forum de discussion suivant: https://libcom.org/forums/news/hijacked-anarchists-27032011 [2]
2 Le même intervenant rejetait également un appel à « bannir le CCI » par un intervenant qui a tendance à répéter cette demande avec une régularité monotone. De quoi nous étions accusés en cette occasion n’est pas très clair, bien qu’il y ait eu un ou deux essais de nous accuser de répercuter la propagande des médias dans nos critiques du black bloc. Cette attaque n’a pas progressé précisément parce que nous exprimions des sentiments qui sont partagés par nombre d’autres camarades qui ne sont pas nécessairement proches de nous politiquement.
Nous publions ici un texte analytique de la section du CCI en Turquie sur l'actuelle vague de révoltes et de manifestations en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Le texte vise à donner un aperçu général de ces mouvements, comme l'article publié dans notre dernière Revue Internationale. Que se passe-t-il au Moyen-Orient ? Le texte des camarades de Turquie offre une analyse un peu différente sur certains points, notamment sur le niveau atteint par la lutte de classes en Egypte, et si oui ou non la 'guerre civile' en cours inter-bourgeoise en Libye a été précédée par une forme de révolte sociale d'en bas. Depuis, la situation est toujours en mouvement et soulève encore beaucoup de questions, il est d'autant plus important de développer le débat sur la signification et les perspectives contenues dans ces événements.
'Révolution', aujourd'hui, avec les événements actuellement en cours dans le monde arabe, ce mot semble être sur toutes les lèvres. La première chose qu'il est nécessaire de comprendre en discutant du sujet, c'est que tout le monde ne donne pas le même sens à ce mot. Le terme de révolution semble avoir été complètement dévalué, aujourd'hui, au point que toute modification dans l'équipe dirigeante est considérée comme une révolution, de la 'révolution des roses' en Géorgie à ce qu'on appelle maintenant 'la Révolution du Lotus', en Egypte, où dix-sept des vingt-sept anciens membres du cabinet sont encore au gouvernement, nous avons affaire, selon les médias, à toute une série de soi-disant 'révolutions' : la 'Révolution Orange' en Ukraine, la 'Révolution Rose' au Kirghizistan, accompagnée d'une purification ethnique, la 'Révolution du Cèdre' au Liban, la 'Révolution Pourpre' en Irak (l'expression a effectivement été utilisée par Bush, ce qui ne l'a pas rendue du tout populaire) et la 'Révolution Verte' en Iran,… la liste s'allonge encore et encore.
Pour nous, en tant que communistes, une révolution n'est pas un simple changement dans la gestion du système en place. Cela signifie un changement fondamental du système et le renversement de la classe capitaliste, et pas seulement un changement de visage. C'est pourquoi nous rejetons totalement l'idée que ce qui se passe aujourd'hui dans le monde arabe et en Iran ressemble en quoi que ce soit à une révolution. S'il ne s'agit donc pas de révolutions, cela soulève la question de ce que sont en réalité ces événements. Ce ne sont pas seulement les grands médias qui parlent de révolutions, mais aussi beaucoup ceux à gauche. Ont-ils tous tort ? Et si tous ont tort, qu'est-ce que ces événements signifient pour la classe ouvrière ?
Si nous voulons essayer de comprendre les événements actuels, il est nécessaire de pouvoir les placer dans un contexte historique qui nous permet de comprendre l'équilibre des pouvoirs entre les différentes classes, et la dynamique de la situation. Certes, au cours de la dernière décennie, la classe ouvrière a commencé un lent retour à la combativité après ces terribles années qu'ont été les années 1990. Cependant, ce serait une grave erreur de penser que la lutte de classes est aujourd'hui au même niveau qu'elle était dans les années 1980, et encore moins dans les années 1970.
Alors que les dix dernières années ont montré le début d'un retour à la lutte de classes, il faut reconnaître que c'est un processus très lent. Pour la placer dans son contexte, nous devons nous reporter quelques années en arrière. La vague de luttes internationales qui a débuté en 1968 a atteint son sommet à la fin des années 1970. La grève de masse était une possibilité très réelle au niveau international. Peut-être les trois points forts de la période, dans l'ordre chronologique, sont 'L'Hiver du Mécontentement' au Royaume-Uni en 1978-79, la grève de masse en Iran en 1978-79 et les grèves polonaise de 1980-81. La défaite de ces mouvements a été catastrophique pour la classe ouvrière et a conduit aux années 1980 où la classe n'a, en général, pas été à l'offensive mais est restée dans des actions défensives. Les luttes des années 1980, bien que parfois très intense, ont essentiellement impliqué différents groupes de travailleurs isolés, et vaincus.
La période a également vu la montée du néo-conservatisme, représenté au niveau international par Reagan, Thatcher, Kohl et en Turquie, par Turgut Ozal. La fin de la décennie a vu l'effondrement de l'Union soviétique, et toute la campagne idéologique qui l'a accompagnée, avec des universitaires et des idéologues bourgeois proclamant la fin des sociétés de classes et même "la fin de l'histoire". Ils avaient certes tort, mais le manque d'activité de la classe, dans les années 1990, a semblé leur donner raison.
Au tournant du siècle, il devenait évident que les choses n'allaient pas dans le sens qu'ils avaient imaginé. Après la première défaite de Saddam Hussein, et qu'ait explosé cette illusion de "nouvelle ère de paix mondiale", le reste de la décennie a vu, malgré la"'fin de l'histoire", plus de cinquante guerres à travers le monde, une crise qui s'aggravait, non pas ouvertement comme dans ces dernières années, mais lentement, de façon rampante, frappant de façon spectaculaire certains pays, comme la Turquie et l'Argentine, et nous avons commencé à voir la classe ouvrière reprendre le chemin de la lutte.
Bien sûr, c'est arrivé lentement : dix ans sans lutte des classes, après dix années de défaite, c'est un terrible tribut pour la classe ouvrière. Une génération perdue. Souvenez-vous de ce que les gens disaient en Turquie : « Il ne faut pas parler de politique, c'est dangereux. » Cela a entraîné une perte de l'expérience vitale de la classe ouvrière.
Bien que la dernière décennie ait vu un lent accroissement des luttes, celles-ci, encore récemment ont été généralement menées par des groupes isolés de travailleurs. Ces dernières années, cependant, ont vu la prise de conscience que, pour gagner, les travailleurs doivent se battre ensemble, comme en témoigne le mouvement de TEKEL, en Turquie, ou même aux Etats-Unis, où c'était depuis tellement longtemps le calme plat par rapport à la lutte de classes, où on voit aujourd'hui que des attaques généralisées tendent vers une réponse généralisée, avec une foule de travailleurs pour soutenir les enseignants du Wisconsin (voir RI 421) et de nombreux appels à la grève générale. C'est dans ce cadre que nous devons essayer de comprendre les événements qui se déroulent aujourd'hui, et pour ce, nous devons examiner quelques luttes récentes de grande envergure.
Les luttes actuelles dans le monde arabe ne sont, à notre avis, certainement pas les luttes où la classe ouvrière est la force dirigeante. Cela ne signifie pas que des masses de travailleurs ne participent pas à celles-ci, mais que la classe ouvrière n'est pas en mesure de s'affirmer en tant que classe, et a fini par être entraînée dans un combat qui n'est pas le sien, et en Libye, aujourd'hui, nous en voyons les conséquences désastreuses avec des travailleurs des deux camps participer, avec enthousiasme, à ce qui est effectivement une guerre civile, dans l'intérêt de différents chefs de cliques. Nous pensons qu'il serait utile à ce stade d'essayer de situer les événements en relation avec le mouvement récent en Grèce et en Iran.
Le mouvement en Grèce en décembre 2008 a éclaté après qu'un anarchiste de quinze ans ait été abattu par deux policiers, un samedi soir. Moins d'une heure après l'assassinat, de violents affrontements avec la police ont commencé autour de la place Exarchia à Athènes, un domaine qui est traditionnellement un bastion du mouvement anarchiste. A la fin de la soirée, il y a eu des affrontements dans près de trente lieux différents à travers la Grèce. Le lendemain, les manifestations se sont poursuivies, et le lundi matin des milliers d'élèves du secondaire sont sortis et ont manifesté devant des postes de police.
Le mercredi, il y a eu une grève générale impliquant plus d'un million de travailleurs. Cette grève, ayant été organisée avant ces événements, n'était pas en réponse à l'assassinat et n'était pas liée aux manifestations. En fait, le pays était aussi dans une période de troubles sociaux importants à cause de la politique économique du gouvernement. C'est dans ce contexte que nous devons essayer de comprendre la faiblesse du mouvement grec.
Malgré la colère généralisée contre la politique du gouvernement et les protestations massives contre l'assassinat d'un enfant, les deux mouvements semblent ne s'être jamais rencontrés. Le seul soutien au mouvement de protestation a été une demi-journée de grève des enseignants du primaire. Même s'il y avait bien sûr beaucoup de travailleurs impliqués dans les manifestations, les ouvriers ne s'impliquaient pas en tant que travailleurs mais à un niveau individuel. Cela ne veut pas dire que des tentatives n'ont pas été faites pour relier cette lutte à la classe ouvrière. Des éléments combatifs ont occupé le siège de la Confédération Générale des Travailleurs Grecs à Athènes et ont appelé à une grève générale. Et pourtant, la classe ouvrière n'a pas agi en tant que classe et, finalement, les manifestations ont disparu.
Nous voyons cela comme un thème récurrent dans les luttes d'aujourd'hui: des mouvements de protestation de grande ampleur sans aucun apport véritable de la part de la classe ouvrière. Si l'on remonte aux luttes que nous avons mentionnées plus haut, au Royaume-Uni, en Iran et en Pologne, il est clair que la classe ouvrière y a joué un rôle central. Dans ces luttes d'aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Pourquoi? Avant d'essayer de l'analyser, nous allons d'abord examiner un autre exemple, les luttes en Iran après les élections de l'été 2009.
En juin 2009, à la suite d'allégations de fraude électorale, des manifestations massives ont éclaté dans les rues de Téhéran et se sont rapidement répandues dans tout le pays. L'Etat a réagi violemment et a lancé ses forces de répression qui ont fait des centaines de morts. Alors que les protestations initiales avaient clairement pour cause la colère provoquée par la fraude électorale évidente, des slogans plus radicaux ont commencé à émerger rapidement.
De façon similaire au mouvement en Grèce, nous avons vu des affrontements massifs et violents avec les forces de l'Etat, cette fois à une échelle encore plus grande, mais encore une fois nous avons vu les travailleurs intervenir en tant qu'individus et non en tant qu'ouvriers. Bien que l'information ait circulé avec difficulté, il semble qu'il n'y avait qu'une seule grève, à l'usine automobile Khodro, qui est la plus grande usine d'Iran. Les trois quarts des ouvriers ont débrayé pendant une heure, en signe de protestation contre la répression étatique. Comme en Grèce, le mouvement dans les rues a duré quelques semaines et puis a disparu.
En mars 2007, il y a eu des luttes massives de travailleurs qui ont commencé par une forte grève de 100 000 enseignants, qui s'est propagée, pendant des mois, vers de nombreux autres secteurs. Pourtant, il y a deux ans, la classe ouvrière na pas bougé, malgré la répression massive que l'Etat avait déclenchée contre les manifestants dont la plupart appartenaient à la classe ouvrière.
Sans la force de la classe ouvrière derrière eux, les mouvements de ce genre ont tendance à s'épuiser. Ainsi, si nous nous reportons à la période de la fin des années 1970 à Téhéran, à l'automne 1978, nous avons vu un mouvement populaire, semblable à ceux que nous voyons aujourd'hui, qui, à bout de souffle, semblait s'épuiser. C'est en octobre, lorsque la classe ouvrière est entrée dans la lutte avec des grèves massives, notamment celles dans le secteur vital du pétrole, que la situation a changé et que la révolution asemblé être une possibilité réelle. Des conseils ouvriers se sont formés et le gouvernement est tombé. Ensuite, Khomeni a pris le pouvoir et l'Etat a passé plusieurs années à lutter contre les comités de travailleurs dans les usines.
Bien sûr, nous aurions pu parler d'autres luttes populaires, le mouvement des 'chemises rouges' en Thaïlande étant un exemple typique, encore un autre mouvement massif contre l'Etat, mobilisant des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes, dont beaucoup étaient des travailleurs, un autre mouvement qui a duré plusieurs semaines, puis s'est éteint, car les ouvriers n'y étaient pas impliqués en tant que classe.
Comment avons-nous, le CCI, caractérisé la période qui a précédé la récente série de révoltes qui s'est répandue à travers le monde arabe, et dans quelle mesure avons-nous eu raison ? Nous l'avons fondamentalement perçue comme celle dans laquelle la classe ouvrière retrouve lentement sa volonté de lutter. La crise économique mondiale, réapparue en 2007, a certainement un peu changé cette dynamique, mais pas sensiblement. Il est très clair qu'elle a causé une baisse momentanée de confiance au sein de la classe ouvrière, avec la peur de lutter à cause de la possibilité de perdre son emploi. Cependant, cela peut être compensé par le grand nombre de travailleurs qui ont été obligés de lutter à cause de la gravité des attaques économiques des patrons comme de l'Etat. Ce qui est aussi important c'est le manque d'expérience au sein de la classe ouvrière elle-même et le manque de conscience des travailleurs dans leur pouvoir en tant que classe.
L'explosion de luttes massives dans des pays, y compris, mais pas seulement, la Grèce et l'Iran a été vue dans ce contexte. Les programmes d'austérité massifs qui se déroulent à travers le monde ont été considérés comme susceptibles de forcer la classe ouvrière à lutter et non pas seulement la classe ouvrière, mais aussi d'autres couches non-exploiteuses de la population poussées à des émeutes massives de la faim, dans différents pays, à travers le monde, en 2007-08. Cependant, nous avons pensé que la classe ouvrière n'était pas encore assez forte pour jouer un rôle déterminant dans ces luttes. Bien sûr, il était toujours possible que quelque chose d'autre se produise et que la classe ouvrière s'affirme en tant que telle dans la lutte. « Le jour qui précède une révolution, rien ne parait plus improbable. Le lendemain de la révolution, rien ne paraît plus probable. », a déclaré Rosa Luxemburg. Cependant nous avons estimé que le développement de la conscience ouvrière et de sa force serait un processus lent, ponctué par des révoltes massives où la classe ouvrière ne serait pas en mesure d'y jouer un rôle central.
Puis, le 17 décembre, l'an dernier, un jeune homme s'est immolé par le feu, à Idi Bouzid en Tunisie, et le monde a semblé changer.
A la suite de l'immolation de Bouaziz Mohamed, devant l'hôtel de ville, des centaines de jeunes se sont rassemblés pour protester et ont été accueillis par des gaz lacrymogènes et la violence. Des émeutes ont éclaté. Comme l'ampleur des manifestations augmentait, la ville a été bouclée par l'Etat. C'était trop tard : le feu avait déjà été mis aux poudres. Quatre jours plus tard, il y avait des émeutes à Menzel Bouzaiene, puis c'était dans la capitale Tunis. 28 jours après, le Président Ben Ali s'est enfui à Malte avant d'aller se réfugier en Arabie saoudite.
La seule chose que nous devons analyser ici en tant que communistes est la nature de classe de cette révolte. De nombreux commentateurs dans la presse grand public ont établi une analogie avec les événements d'Europe de l'Est, il y a vingt ans, où tous les leaders avaient été changés, et avec les 'révolutions de couleur', plus récentes. Pour nous, la nature de classe de ces mouvements est d'une importance centrale.
Les causes de la révolte est un mécontentement généralisé dans la classe ouvrière, le chômage de masse et les bas salaires ainsi que la colère contre un gouvernement corrompu. Le mouvement avait certainement pour centre les revendications de la classe ouvrière concernant les emplois et les salaires, et évidemment, la colère contre la répression policière a joué un rôle énorme. Le chômage de masse chez les jeunes qui représentent une écrasante majorité de la population a fait que la plus grande partie du mouvement a pris la forme d'émeutes de rue, principalement, avec de jeunes chômeurs. Cependant, il y a eu aussi de grandes grèves ouvrières, en particulier chez les enseignants et les mineurs ainsi qu'une grève générale à Sfax. L'Etat a également utilisé le lock-out pour tenter d'arrêter la propagation de la grève, une tactique que nous verrons à de nouveau été utilisée en Egypte. En outre, on a vu l'UGTT, la confédération syndicale tunisienne, prendre parti pour la lutte et faire semblant de se 'radicaliser', un signe certain qu'il y avait une combativité importante dans la classe ouvrière.
Il nous semble clair que les événements en Tunisie ont, dans l'ensemble, représenté un mouvement de la classe ouvrière. En Egypte, elle y a joué un rôle important, même si c'est dans une moindre mesure et, en Libye, elle a brillé par son absence.
Pour revenir aux événements en Tunisie, si, après la chute de Ben Ali, un 'Gouvernement d'Unité Nationale' a été annoncé : avec 12 membres du RCD de Ben Ali, ainsi que le Président et le Premier ministre qui venait de quitter le parti pour tenter de gagner en crédibilité, trois représentants des syndicats et quelques représentants individuels de petits partis d'opposition. Malgré l'assurance du Premier ministre que tous les membres du RCD dans le gouvernement avaient les 'mains propres', les manifestations se sont poursuivies. Les représentants syndicaux ont démissionné après une journée au ministère, évidemment pour conserver leur nouvelle crédibilité, et les rats ont commencé à quitter le RCD comme un navire en perdition (son comité central s'est lui-même dissout le 20).
Et alors que les protestations se poursuivaient en Tunisie et que les gouvernements continuaient à sombrer, une étincelle avait été allumée.
L'Algérie a vu les premiers embrasements avec des émeutes à grande échelle frapper de nombreuses villes au début de janvier, mais c'est en Egypte que le feu a vraiment commencé à brûler. Les premières manifestations ont eu lieu lors de la Journée Nationale de la Police, le 25 janvier. Les protestations ont été largement diffusées sur les médias sociaux, et notamment avec Asmaa Mahfouz, une femme journaliste, qui a publié une vidéo sur Facebook. Les médias ont repris tout cela en l'appelant la 'révolution Facebook', mais il est préférable de rappeler que des centaines de milliers de tracts ont été distribués par divers groupes.
Les manifestations le 25 ont attiré des dizaines de milliers de personnes au Caire, et beaucoup d'autres dans les villes à travers l'Egypte. Comme le mouvement se développait, il devenait vraiment possible que Moubarak tombe tout comme Ben Ali. Le gouvernement a fait fermer les lieux de travail avec la claire intention d'arrêter l'explosion des grèves ouvrières. Il semble y avoir eu des scissions au sein de l'Etat étant donné que l'armée en tant que base organisée du pouvoir, et non pas les troupes individuelles sur le terrain, a refusé de tirer à balles réelles. Moubarak a promis de former un nouveau gouvernement, puis a promis de démissionner lors des prochaines élections en septembre. Pendant ce temps, les manifestations continuaient. Le 2 février, le ministère de l'Intérieur a organisé une attaque des manifestations par des partisans de Moubarak. L'armée est intervenue, bien que parfois du bout des lèvres, pour séparer les deux camps, préparant bien le terrain pour le cas où Moubarak serait contraint de partir. La semaine suivante, la réouverture des lieux de travail a signifié la réapparition des grèves ouvrières. Les travailleurs, dans de nombreux secteurs différents, au Caire et à travers le delta du Nil, ont entamé une grève. Ces grèves et la possibilité très réelle de leur propagation semblent être le dernier point qui a convaincu les militaires que Moubarak devait partir.
Le 11 février, le représentant de l'armée, Omar Suleiman, nouveau vice-président, annonçait que Moubarak avait démissionné et deux jours plus tard, l'armée adoptait un coup d'Etat constitutionnel. Les grévistes ont été invités à retourner au travail, et les grèves ont été interdites. Elles ont continué pendant un certain temps, mais ensuite ça a été le retour au travail, en général, après avoir obtenu des augmentations de salaire et des concessions.
La nature de classe des événements égyptiens semble différente de celles en Tunisie. Alors que le mouvement en Tunisie semble avoir eu un caractère essentiellement ouvrier, les événements en Egypte semblent avoir eu un caractère de classe largement en éventail, englobant toutes les classes sociales. Alors que la classe ouvrière y a joué un rôle important, voire crucial, elle n'en a jamais été la force dirigeante.
Beaucoup de gens de gauche ont parlé de grève de masse en Egypte. Les protestations en Egypte ont vu beaucoup plus de grèves qu'en Tunisie. Nous pouvons attribuer cela au fait que l'Egypte a une classe ouvrière plus expérimentée et combative. Même si nous croyons que le potentiel de la grève de masse était là, et que c'est ce qui a très probablement effrayé les militaires au point de se débarrasser de Moubarak, nous ne croyons pas qu'elle se soit vraiment matérialisée. En tout, environ 50 000 travailleurs ont participé à des grèves, dont plus de 20 000 travaillaient en usine. Bien que cela caractérise un mouvement important, ce n'était pas la grève de masse, et ce n'était même pas sur une aussi grande échelle que la vague de grèves en Egypte quelques années plus tôt. La rapidité avec laquelle le mouvement s'est dissipé a montré qu'il n'était pas aussi fort que beaucoup à gauche le pensaient.
Les protestations en Libye ont commencé le 15 janvier, et dès le début, il était clair que leur nature était très différente. Ce qui a déclenché le mouvement a été l'arrestation de Fathi Terbil, un avocat représentant des militants islamistes massacrés dans une prison, à Benghazi. La police a violemment dispersé les manifestations à Benghazi, mais cela ne les a pas empêchées de se propager à proximité de al-Bayda, ainsi que de Az Zitan à l'Ouest de Tripoli. Dans un effort visant à faire des concessions devant la propagation des manifestations, l'Etat a accordé certaines des revendications des manifestants et a libéré 110 membres d'Al-Jama'a al-Islamiyah al-Muqatilah bi-Libye, un groupe jihadiste. Les manifestations ont malgré tout continué.
L'Etat a réagi de manière extrêmement violente en utilisant ses escadrons de la mort pour démoraliser les manifestants. Des massacres de part et d'autre ont été signalés et des personnalités islamiques et des chefs tribaux ont publié des déclarations contre le régime, et ont appelé le gouvernement à démissionner. Ayant été écrasées brutalement par l'Etat à Tripoli, les manifestations se sont propagées vers l'Ouest. Au Sud, le peuple touareg a été appelé à la révolte, à la demande de la puissante tribu Warfalla.
Le 22, Kadhafi est apparu à la télévision d'Etat pour dénoncer les déclarations suivant lesquelles il aurait fui au Venezuela, et il a juré de se battre jusqu'à la dernière goutte de son sang . Le lendemain, avec l'augmentation de la taille des manifestations, de nombreux chefs tribaux qui, jusque là, avaient été silencieux, ont commencé à appeler au départ de Kadhafi. William Hague, le ministre britannique des Affaires Etrangères, a commencé à parler d'intervention humanitaire nécessaire. A partir de ce moment-là, la situation s'est clairement développée comme une guerre civile.
Et où était la classe ouvrière dans tout cela ? Dans une large mesure, la Libye, comme la plupart des Etats pétroliers du Golfe, s'appuie sur des immigrés pour accomplir la majorité de ses tâches manuelles. La grande majorité de la classe ouvrière en Libye a désespérément essayé de sortir du pays quand la situation s'est dégradée et que la violence s'est accrue. Contrairement à la Tunisie et à l'Egypte, la classe ouvrière n'a pas du tout semblé jouer un rôle important. Le mouvement, dès le départ, a semblé être dominé par l'islamisme et le tribalisme. A notre connaissance, il n'y avait pas de grèves de travailleurs, et la prétendue grève des travailleurs du pétrole dont ont parlé les médias arabes a été, par la suite, simplement une décision de fermeture de la production par la direction.
Bien sûr, il y a aussi des travailleurs libyens. Mais ils sont évidemment trop faibles pour jouer un rôle dans ces luttes en tant que classe. Cela ne signifie pas que les travailleurs n'ont eu aucun rôle dans les événements. Les manifestations qui ont eu lieu à Tripoli ont toutes semblé se produire dans des quartiers ouvriers. Cependant, la classe ouvrière était trop faible pour imposer ses propres intérêts et elle a été essentiellement utilisée comme chair à canon dans une guerre civile dans laquelle elle n'avait aucun intérêt à défendre, et elle est maintenant en train de mourir sous les bombardements américains et ceux de leurs alliés. Avant de poursuivre pour comprendre comment la guerre s'est développée et comment les puissances impérialistes s'y sont impliquées, nous allons rapidement examiner ce qui s'est passé dans d'autres pays arabes.
Le premier pays à suivre l'exemple de la Tunisie a été l'Algérie voisine. Les manifestations ont commencé le 3 janvier, en réponse à l'augmentation du prix des denrées alimentaires de base. Alors que les émeutes isolées étaient une chose courante en Algérie au cours des dernières années, le dernier mouvement a pris une tournure différente en ce sens qu'il s'est étendu sur l'ensemble du pays en une semaine. Les manifestations ont été essentiellement des revendications de classe, et elles ont été repoussées par un mélange de répression et de concessions.
En janvier, des manifestations sur une vaste échelle ont également débuté en Jordanie et au Yémen. En Jordanie, les protestations contre l'inflation des prix et le chômage ont été organisées par les Frères Musulmans. Elles se sont terminées lorsque le Roi a changé quelques têtes au sein du gouvernement, et a fait des concessions économiques très importantes.
Les manifestations au Yémen sont toujours en cours au moment où nous écrivons. Il semble actuellement que l'armée soit en train de changer de camp avec Ali Mohsen al-Ahmar, un général de premier plan tristement célèbre pour les massacres dans la guerre civile de 1994 qui est passé du côté des manifestants.
En dehors du monde arabe, l'Iran et la RTCN (République Turque de Chypre du Nord) ont également vu les manifestations avec la relance du 'mouvement vert' en Iran et des manifestants tués dans les rues. Bahreïn a également été un autre point focal de manifestations qui ont finalement permis à l'Arabie saoudite et au Conseil de Coopération du Golfe l'envoi de troupes pour aider à 'stabiliser' la situation, étant donné que l'Etat de Bahreïn a envoyé ses forces de répression contre les manifestants. Le mouvement à Bahreïn semble avoir pris de plus en plus une dimension sectaire avec les membres de la majorité chiite qui a été la force de premier plan dans les manifestations contre la monarchie sunnite, qui maintenant appellent ouvertement à l'intervention iranienne. Il faut ajouter que des manifestations dans les régions du nord de l'Arabie saoudite, à majorité chiite, ont eu lieu en soutien aux rebelles de Bahreïn. Bahreïn a également vu des attaques lancées contre des travailleurs étrangers, principalement d'Asie du Sud-Est par les manifestants. Des événements de ce genre ont également été signalés en Libye.
Enfin, l'armée syrienne vient de massacrer 15 manifestants devant une mosquée dans la petite ville du Sud de Daraa, qui a été le centre d'un mouvement de protestation, à cause de la colère locale après l'arrestation d'un groupe d'enfants dans une école pour avoir fait des graffitis pro-égyptiens sur un mur de l'école.
Presque inaperçues parmi tout cela ont été les manifestations en Irak, où au moins 35 personnes ont été assassinées par l'Etat. Bien sûr, l'Irak est déjà une 'démocratie' occupée par des conseillers militaires américains, ce qui explique probablement pourquoi ces meurtres sont moins médiatisés que d'autres.
Revenons, maintenant, à la Libye où, aujourd'hui, nous avons en cours une campagne de bombardements de l'OTAN grandeur nature. Bien sûr, ce n'est pas la première fois que la Libye est bombardée par les puissances occidentales, comme lors du bombardement de Tripoli de 1986 par les Etats-Unis. En fait, le premier bombardement aérien de l'histoire a été réalisé en 1911, par l'armée italienne, dans la guerre italo-turque. Les Italiens ont bientôt mise à la mode l'utilisation de bombes et d'armes chimiques.
Fin février, il semblait que Kadhafi avait perdu l'initiative, mais, vers la mi-mars, il a repris le dessus avec treize des vingt districts qui retournaient sous le contrôle de l'Etat et deux autres qui semblaient être sur le point d'être repris. La route vers Bengahzi semblait être ouverte et la fin de la rébellion en vue. C'est à ce moment-là, le 17 mars, que la résolution 1973 des Nations Unies a été adoptée, autorisant une 'zone d'exclusion aérienne'. Après avoir obtenu de la réunion de la Ligue arabe, pauvrement représentée, avec seulement environ la moitié de ses membres qui étaient présent, l'autorisation de revenir à la campagne de bombardement, ce qui lui donnait une sorte de 'légitimité', les opérations militaires sont désormais sous contrôle de l'OTAN avec la Ligue arabe qui critique maintenant les bombardements. Il semblerait que, comme beaucoup de gens, ils avaient imaginé qu'une 'zone d'exclusion aérienne' impliquait de seulement abattre tout avion qui essaierait de bombarder des civils, et non pas une campagne de bombardements massifs assassinant des civils. C'est presque comme si l'Irak n'avait jamais eu lieu. Pour ceux qui ont la mémoire courte, il faut leur rappeler les 110 missiles Tomahawk et les bombardements par les forces aériennes britanniques et françaises, le 19 mars.
Maintenant il n'y a plus aucun doute que les événements en Libye ont dégénéré en une guerre civile tous azimuts avec les travailleurs des deux côtés qui se font massacrer au nom de ceux qui contrôlent ou qui voudraient contrôler la Libye.
Il semble maintenant que la réaction s'est fermement installée. Les événements en Libye montrent le pire niveau de la faiblesse de la classe ouvrière et son incapacité à s'imposer en tant que classe. Dans quelle mesure le régime de Kadhafi peut-il conserver le pouvoir, cela reste à voir. Nous pensons qu'il ne faut pas oublier que, mi-février, les gens lui donnaient seulement quelques jours de survie, mais il est encore au pouvoir à Tripoli. Nous soupçonnons qu'il tiendra pendant plus longtemps qu'on ne l'imagine à l'Ouest. En ce moment, il fait appel à l'idée de protéger la patrie et de défendre la nation. La tribu Warfalla, forte d'un million de personnes et représentant près de 20% de la population est en train de pousser à la réconciliation, affirmant, de façon presque incroyable, qu'aucune personnalité tribale significative n'est impliquée dans la rébellion. A ce qu'on dit, avec d'importantes quantités d'argent liquide, la loyauté change de mains.
Au Yémen, il est de plus en plus clair que ce qui va seulement arriver sera un simple remaniement des dirigeants. Bahreïn a déjà vu une autre rébellion écrasée dans les années 1990. La Syrie réussira sans doute à vaincre le mouvement, même si cela nécessitera plus de massacres. Après tout, ceux qui se souviennent des dizaines de milliers de civils assassinés dans la ville de Hama, au début des années 1980, savent que le régime de Assad n'est pas défavorable à faire couler le sang.
Enfin, il semble que ce mouvement, qui a débuté en Tunisie, touche maintenant à sa fin. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas plus de meurtres de manifestants, ni même d'étranges chutes de dictateurs, comme celle, peut-être, de Ali Abdullah Saleh, au Yémen, pour être remplacés par un homme fort, un militaire. Mais le mouvement qui a éclaté à la fin de l'année dernière, avec de telles promesses, semble être plus ou moins mort pour la classe ouvrière.
Pour nous, notre analyse générale de la période reste inchangée. La classe ouvrière retourne à la lutte, lentement mais sûrement, mais elle n'est pas encore assez forte pour marquer fermement son empreinte sur l'époque. Nous espérons que l'avenir nous montrera plus de luttes du même genre que les révoltes dans les Etats arabes et celles de Grèce et d'Iran. Comme l'économie continue à se dégrader, un processus qui ne peut qu'être favorisé par la hausse des prix du pétrole provoquée par la guerre en cours en Libye et le retrait massif de capitaux du Japon, qui est presque inévitable à la suite du tremblement de terre et du tsunami du 11 mars, les Etats n'auront pas d'autre solution que de recourir à une austérité et à une répression croissantes.
La classe ouvrière dans certains des pays arabes, notamment en Tunisie et en Egypte, mais aussi en Algérie, a fait un pas vers la récupération de son expérience de la lutte. Mais par ailleurs, la faiblesse de la classe ouvrière, brutalement mise en évidence par la répression et l'aggravation des tensions sectaires qui en ont résulté, sans parler de la Libye entraînée dans une guerre civile, vont presque certainement agir comme un poids important pendu autour du cou de la classe ouvrière.
Les gens de gauche qui ont parlé de révolutions ouvrières dans le monde arabe se sont avérés être dans l'erreur. La classe ouvrière est encore loin de s'affirmer. La route de la reconstruction de l'expérience perdue et de la conscience de classe sera longue. Pourtant, il y a des raisons d'espérer. La rapidité avec laquelle les militaires égyptiens ont largué Moubarak après les grèves qui ont éclaté montre que la classe dirigeante est toujours bien consciente du potentiel de la classe ouvrière. Et dans un pays lointain où les luttes ouvrières, depuis des années, brillent par leur absence, les travailleurs du Wisconsin se sont battus contre les réductions, dans la plus grande lutte que les USA ont connu depuis des années; les travailleurs y ont brandi des bannières en soutien aux travailleurs égyptiens, reconnaissant implicitement que la lutte de classes est internationale, les travailleurs du monde entier devant faire face aux mêmes attaques.
Dünya Devrimi, section du CCI en Turquie
Nous publions ci-dessous un article réalisé par World Revolution, organe de presse du CCI en Grande-Bretagne
Le 23 mars, l'Etat égyptien a adopté une loi interdisant les grèves et les manifestations. Combien de personnes, réfléchissant sur les bouleversements de janvier et février, ont pensé qu'il s'est simplement agi d'un 'miracle de 18 jours' ?
En réalité, les événements qui ont amené à la démission de Moubarak ne sont pas juste un feu de paille, mais ils ont des racines qui remontent à plusieurs années et ils ont impliqué des forces qui sont encore intactes aujourd'hui. Pour commencer, il convient de souligner que la révocation de Moubarak est survenue après l'action de la classe ouvrière. Parmi toutes les actions des nombreuses couches sociales réunies sur la Place Tahir, ce sont les grèves ouvrières qui ont convaincu la faction dominante de la classe dirigeante égyptienne qu'elle devait se débarrasser de ce personnage impopulaire.
Comme nous l'avons dit dans un article publié en ligne à la mi-février "la puissance de ce mouvement ne s'est pas acquise en une nuit. Pendant les sept dernières années, ce sont les travailleurs qui ont été en première ligne de résistance contre la pauvreté et la répression imposées à toute la population. Il y a eu un certain nombre de mouvements de grève en 2004, 2006-07 et 2007-08, avec les ouvriers du textile de Mahalla qui ont joué un rôle particulièrement important, mais avec de nombreux autres secteurs qui les ont rejoints." Mais aussi, comme nous l'avons dit dans Que se passe-t-il au Moyen-Orient ? , publié sur notre site à la mi-mars, se référant aux divers mouvements récents dans la région, "Nous pouvons les caractériser comme des mouvements des classes non-exploiteuses, de révoltes sociales contre l'Etat. La classe ouvrière n'a, en général, pas été à la tête de ces rébellions, mais elle a certainement eu une présence et une influence considérables."
Ainsi, bien que la classe ouvrière soit, en Egypte, une force puissante, elle n'est pas la seule classe non-exploiteuse. Et toutes sortes d'idées qui ont été avancées ces dernières années, comme celle d'offrir une 'alternative' à Moubarak, peuvent toujours être employées par la classe dirigeante capitaliste.
Face à une situation complexe, il y aura toujours une variété d'explications disponibles. Fin 2009, Zed Books a publié Egypte : le moment du changement. Plus récemment, cette année, Zed a fait une réédition du livre à la lumière des derniers événements en disant qu'"avec la plupart des chapitres écrits par des universitaires égyptiens et des militants qui sont maintenant sur la première ligne des barricades, c'est le seul livre qui contient toutes les réponses." Les 'réponses' données sont assez conventionnelles : une opposition au 'néo-libéralisme', un soutien à une politique réformiste - mais quelques-unes des observations contenues donnent une bonne impression de la complexité de la situation.
Le livre décrit, par exemple, qu'il y avait de nombreux courants en concurrence dans l'opposition au président Moubarak, mais qu'ils ont pu parvenir à un consensus : "Des gens avec des aspirations radicalement différentes, allant de l'Etat laïque et socialiste à la théocratie islamiste, se sont entendus sur la nécessité de mettre fin au régime de Moubarak" (p. 98). La manière avec laquelle l'opposition manœuvrait a permis à des groupes ayant " des tendances idéologiques divergentes, des intérêts de classe divergents et des projets à long terme divergents de travailler ensemble" (p. 98). Ce fut effectivement le point de vue d'une opposition qui a vu l'élimination de Moubarak comme la priorité numéro un. Bien que la classe ouvrière ait montré sa force et sa capacité à s'organiser en dehors des syndicats officiels, il serait erroné d'ignorer les nombreuses illusions des travailleurs. A l'heure actuelle, celles sur la mise en place éventuelle de syndicats libres ou les potentialités du capitalisme post-Moubarak sont particulièrement répandues. Dans le passé, il y avait aussi des illusions sur ce que l'Etat pouvait offrir. Il y a eu des slogans populaires comme "Dans les jours de défaite, le peuple pouvait encore manger" (entonné par les grévistes en 1975) ou "Nasser a toujours dit 'prenez soin des travailleurs' (entendu en 1977)" (p. 71) qui montrent l'emprise que les mythes et l'idéologie modernes peuvent avoir. Pendant une grève en 2005, il y a eu la prétention selon laquelle "les travailleurs et le grand public étaient les véritables propriétaires des entreprises, et non les patrons" (p.78). Bien que ce soit juste une impression livrée par l'auteur, elle correspond vraiment aux idées que de nombreux travailleurs ont accepté la démagogie du capitalisme d'Etat.
Les actions des autres groupes de la société montrent la situation dans laquelle se trouvent les travailleurs. En 2006, lorsque les juges dissidents qui avaient critiqué la corruption et les malversations ont été conduits au tribunal, la foule scandait "Les juges, les juges, sauvez-nous des tyrans" (p. 99). Quelle que soit la composition sociale de la foule, il y avait visiblement des illusions sur la possibilité d'un pouvoir judiciaire indépendant, dans le processus judiciaire, plutôt que dans une lutte contre l'Etat.
Le livre décrit un autre incident où, en 1986, "des milliers de policiers en formation ont abandonné leurs casernes et marché sur le Caire et Alexandrie, démolissant de nombreux hôtels, magasins et restaurants pour protester contre leurs conditions d'esclavage .... le régime a été obligée d'amener les chars dans les rues pour vaincre ce qui était en, en effet, un soulèvement de paysans en uniforme" (p.32).
En 2007, aux côtés de protestations contre la pénurie alimentaire, il y a eu des protestations contre la pénurie d'eau potable. "Pendant plusieurs mois, il y a eu des manifestations dans le delta du Nil , impliquant un grand nombre de personnes parmi les plus pauvres du pays dans ce que les journaux du Caire appelaient une 'révolution de la soif'" (p.32-3).
Toutes ces expressions de mécontentement, toutes ces actions des différentes forces sociales sont dans l'ensemble décrites comme "différentes formes de contestations", celles-ci incluant "les mouvements sociaux, les révolutions, les vagues de grève, le nationalisme, la démocratisation, et plus encore" (p. 101).
Les formes énumérées de 'contestation' couvrent un large éventail de phénomènes. Lorsque des groupes de travailleurs entrent en lutte, ils peuvent en inspirer d'autres, une grève conduisant à d'autres grèves, jusqu'à ce que toute une vague de grèves se déploie. Ce n'est pas une 'politique' ouvrière mais une expression de la solidarité et des intérêts communs de la classe ouvrière. Lorsque les travailleurs luttent, ils se heurtent à des idées nationalistes et démocratiques qui ne peuvent que saper la lutte pour la défense de leurs intérêts propres. Lorsque les mouvements sociaux des autres couches émergent, les travailleurs doivent aller à leur rencontre, tout en comprenant que la classe qui dépend du travail salarié est la seule classe qui peut défier le capitalisme.
La classe ouvrière n'a que deux armes, sa conscience et sa capacité d'organisation. Chaque question à laquelle elle est confrontée doit être considérée en termes de développement de la conscience et des implications par rapport à son auto-organisation. Comment la classe ouvrière s'organise-t-elle ? Quelles sont les idées qui contribuent au développement de la lutte et quelles sont celles qui sont pour elle un obstacle? Quelles institutions et quelles idéologies la classe dominante utilise-t-elle contre les luttes des travailleurs et le développement de sa conscience? Comment les travailleurs se rapprochent-ils des autres couches sociales non-exploiteuses ? Et, comme nous sommes actuellement inondés de références superficielles à la 'révolutions' comme une autre 'forme de contestation', qu'est-ce qu'est, réellement, une révolution ?
Au cours des deux dernières décennies toutes sortes de phénomènes sociaux ont été appelés 'révolutions', malgré le fait que la domination capitaliste n'a nulle part été renversée et que l'Etat capitaliste est partout bien établi. Si nous considérons la contribution de quelqu'un qui peut s'appuyer sur l'expérience d'une véritable révolution, celle de la Russie de 1917, les remarques de Lénine sur des situations révolutionnaires sont particulièrement pertinentes. "Pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées prennent conscience de l'impossibilité de vivre comme autrefois, et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C'est seulement lorsque 'ceux d'en bas' ne veulent plus et que 'ceux d'en haut' ne peuvent plus continuer de vivre à l'ancienne manière que la révolution peut triompher" (Le gauchisme, maladie infantile du communisme, 1920).
Si l'on regarde l'Egypte, nous pouvons voir que, par rapport à tous les changements qui sont survenus et à ceux qui sont promis pour l'avenir, la classe dirigeante capitaliste reste en sécurité par rapport à sa position. Les nationalistes, les démocrates et l'opposition islamiste ont leurs divergences, mais ils ne contestent pas la domination de la bourgeoisie. Quant à la classe ouvrière, elle a montré sa force, en particulier par opposition à d'autres couches, mais elle n'est pas encore en mesure de défier le règne de ses exploiteurs. Comme partout ailleurs dans le monde, plus nous voyons des foyers de luttes ouvrières, des évolutions dans l'organisation de la lutte, et la preuve de l'abandon des illusions, plus nous pouvons nous attendre à des grèves massives et à une confrontation ouverte entre la classe ouvrière et la bourgeoisie au pouvoir.
Barrow (1er avril)
Voici un peu plus de cent ans, en novembre 1910, disparaissait un géant de la littérature mondiale, Léon Tolstoï.1 A cette occasion, nous republions un article, à notre connaissance inédit en français, que Rosa Luxembourg lui consacra en 1908 pour le 80e anniversaire de la naissance du grand romancier.
La célébration de cet anniversaire fut un évènement de portée mondiale, provoquant de nombreuses manifestations et des prises de position de tous les courants politiques en Russie et en Europe. En effet, connu pour son messianisme mystique, ses critiques radicales de l’ordre établi et pour prôner l’insoumission non-violente au tsarisme, Tolstoï, avait, peu de temps auparavant, lancé un appel contre les exécutions massives pratiquées par le gouvernement du tsar après la révolution de 1905.
Nombreux furent donc également les militants du mouvement ouvrier à avoir dédié articles et commentaires à Tolstoï tout autant sur la signification de son œuvre littéraire que sur son message politique. Lénine, qui vouait une profonde admiration à Tolstoï l’artiste, organisa en 1911 plusieurs conférences publiques en France et en Allemagne sur « l’importance historique de Tolstoï ». Plékhanov, lui, ne voyait schématiquement en celui-ci qu’un grand seigneur ayant « tranquillement joui des biens de la vie que lui procurait sa situation privilégiée »2 et finalement incapable d’échapper, malgré sa révolte, à l’idéal de la classe sociale supérieure. et Trotski tendait unilatéralement à considérer Tolstoï uniquement comme un vestige de l’aristocratie et comme l’expression d’un passé révolu3 ; Lénine s’attacha ainsi, au-delà des aspects réactionnaires de Tolstoï et, contrairement encore aux nombreux sociaux-démocrates qui, confondant Tolstoï et le tolstoïsme, rejetaient en bloc l’œuvre et son idéologie, à comprendre l’œuvre de Tolstoï comme une expression des contradictions de la société russe de l'époque et à mettre en lumière la force de sa protestation sociale. Ce qui lui importait avant tout, c’était de juger Tolstoï à partir de « sa protestation contre l’intrusion du capitalisme, contre le ruine des masses dépouillées de leur terre, protestation qui devait venir de la campagne patriarcale russe. » En suivant la même démarche, Rosa Luxembourg propose une vision de Tolstoï encore plus large et plus audacieuse. Tout en exerçant une critique acérée des faiblesses politiques de Tolstoï, elle perce à jour la véritable nature du projet pour l’humanité qui gît dans le cœur du grand écrivain et reconnaît en lui, dans la critique radicale de l’ordre établi, dans sa vision et ses rêves d’émancipation de l’homme, une démarche identique à celle des socialistes utopistes, c'est-à-dire de ce socialisme du tout début du mouvement ouvrier, qui, sans comprendre ni le rôle de la classe ouvrière ni celui de la révolution communiste pour l’émancipation de l’humanité, se place pourtant dans cette même perspective de la libération du joug du capital.
Depuis toujours, le romancier le plus génial du temps présent a aussi été un infatigable artiste et un infatigable penseur social. Les questions fondamentales de l’existence humaine, les relations entre les hommes, les rapports sociaux ont depuis toujours profondément préoccupé la sensibilité la plus intime de Tolstoï, et l’ensemble de sa longue vie et de son œuvre a été en même temps une inlassable réflexion sur « la vérité » dans l’existence humaine. Ordinairement, on prête également la même quête infatigable de la vérité à un autre célèbre contemporain de Tolstoï, Ibsen. Mais, alors que dans les drames d’Ibsen la grande lutte entre les idées s’exprime de façon grotesque dans un théâtre de marionnettes pleines de suffisance et presque incompréhensibles, où Ibsen l’artiste succombe pitoyablement à l’insuffisance des efforts d’Ibsen le penseur, la pensée de Tolstoï ne nuit jamais à son génie artistique. Dans chacun de ses romans, cette tâche du penseur incombe à quelqu’un qui, dans le remue-ménage des personnages débordants de vie, joue le rôle un peu gauche et un peu ridicule de l’individu en quête de la vérité, du raisonneur perdu dans ses rêves, tels Pierre Bézoukhov dans Guerre et Paix , Lévine dans Anna Karénine ou le prince Nekhlioudov dans Résurrection . Ces personnages, qui, constamment, expriment les pensées, les doutes et les problèmes propres de Tolstoï, ne sont en général sur le plan artistique qu’extrêmement faiblement et vaguement décrits ; ils sont plus des observateurs de la vie que des acteurs de celle-ci. Mais la puissance créatrice de Tolstoï est à elle seule si forte, qu’il se trouve lui-même incapable de galvauder ses propres œuvres, quelle que soit la manière dont, en insouciant créateur comblé par le ciel, il les maltraite. Et lorsqu’avec le temps Tolstoï le penseur l’emporte sur l’artiste, cela arrive, non pas parce que son génie artistique se tarit, mais parce que la gravité profonde du penseur lui commande le silence. Si, dans la dernière décennie, Tolstoï, au lieu de sublimes romans, n’a écrit que des traités ou des essais sur la religion, l’art, la morale, le mariage, l’éducation, la question ouvrière, désolants sur le plan artistique, c’est parce qu’au terme du ressassement de ses réflexions, il est parvenu à des conclusions qui lui font considérer sa création artistique personnelle comme une futilité.
Quelles sont ces conclusions, quelles sont les idées que le vieux poète défend et défendra encore jusqu’à son dernier souffle ? En résumé, l’optique de Tolstoï est connue comme renonciation aux conditions existantes, y compris la renonciation à toute forme de lutte sociale, en faveur d’un « véritable christianisme ». A première vue, cette orientation spirituelle semble réactionnaire. Tolstoï est cependant garanti contre toute suspicion que le christianisme qu’il prêche ait quoi que ce soit à voir avec la foi de l’Eglise officielle établie, du fait de l’excommunication publique dont l’Eglise d’Etat orthodoxe russe l’a frappé. Mais même l’opposition à l’ordre établi s’irise de couleurs réactionnaires quand elle se drape de formes mystiques. Mais un mysticisme chrétien, qui exècre toute lutte et toute forme de recours à la violence et qui prêche la « non rétorsion », apparaît doublement suspect dans un milieu social et politique comme celui de la Russie absolutiste. En fait, l’influence de la doctrine tolstoïenne sur la jeune intelligentsia russe – une influence du reste qui n’eut jamais une grande portée et s’exerça seulement sur de petits cercles – se manifeste à la fin des années quatre-vingt et au début des années quatre-vingt-dix, c’est-à-dire dans une période de stagnation de la lutte révolutionnaire, par la diffusion d’un courant éthique et individualiste indolent qui aurait pu constituer un danger direct pour le mouvement révolutionnaire, s’il ne s’était pas cantonné dans le temps et dans l’espace à une simple péripétie. Et finalement, confronté directement au drame de la révolution russe, Tolstoï se tourne ouvertement contre la Révolution, tout comme il avait déjà dans ses écrits pris position explicitement et abruptement contre le socialisme et combattu la doctrine marxiste comme une aberration et un aveuglement monstrueux.
Certainement, Tolstoï n’est pas et n’a jamais été un social-démocrate ; il n’a jamais montré la moindre compréhension pour la social-démocratie et le mouvement ouvrier moderne. Mais il est vain d’aborder un phénomène spirituel de l’envergure et de la singularité de Tolstoï à l’aide d’une piètre scolastique rigide et de le juger d’après ses règles. Le rejet du socialisme en tant que mouvement et système théorique peut, selon les circonstances, émaner non de la faiblesse, mais de la force d’un intellect ; et c’est justement le cas en ce qui concerne Tolstoï.
D'une part, ayant grandi dans l’ancienne Russie de Nicolas 1er et du servage, à une époque où, dans l’empire des tsars, il n’existait ni mouvement ouvrier moderne, ni sa nécessaire pré-condition économique et sociale, un puissant développement capitaliste, Tolstoï fut, en plein âge mûr, témoin de l’échec d’abord des piètres commencements d’un mouvement libéral, puis du mouvement révolutionnaire sous la forme du terrorisme de la « Narodnaïa Volia », pour connaître presque septuagénaire les premiers pas vigoureux du prolétariat industriel et finalement, comme vieillard à l’âge avancé, la révolution. Ainsi, n’est-il pas étonnant que, pour Tolstoï, le prolétariat russe moderne avec sa vie spirituelle et ses aspirations n’existe pas et que, pour lui, le paysan, et même l’ancien paysan russe profondément croyant et passivement tolérant, qui ne connaît qu’une seule passion, posséder plus de terre, représente définitivement le type même du peuple.
Mais d’autre part, Tolstoï, qui a vécu toutes les phases critiques et l’ensemble du processus douloureux du développement de la pensée publique russe, fait partie de ces esprits indépendants et géniaux qui ont beaucoup plus de mal que les intelligences moyennes à se plier à des formes de pensées étrangères et à des systèmes idéologiques constitués. Pour ainsi dire autodidacte-né – non pas en ce qui concerne l’éducation formelle et la connaissance mais en ce qui concerne la réflexion – il se doit de parvenir à chacune de ses idées selon sa propre voie. Et si ces voies paraissent à d’autres généralement incompréhensibles, et leurs résultats bizarres, l’audacieux solitaire parvient cependant ainsi à une largeur de vues impressionnante.
Comme chez tous les esprits de cette trempe, la force de Tolstoï et le centre de gravité de sa réflexion ne résident pas dans la propagande positive mais dans la critique de l’ordre établi. Et là, il atteint une polyvalence, une exhaustivité et une audace qui rappellent les vieux classiques du socialisme utopiste, tels Saint-Simon, Fourier et Owen. Il n'y a aucune des institutions sacrées de l'ordre social établi qu’il n’ait impitoyablement décortiquée et dont il n’ait démontré l’hypocrisie, la perversion et la corruption. L’Église et l’État, la guerre et le militarisme, le mariage et l’éducation, la richesse et l’oisiveté, la dégradation physique et spirituelle des ouvriers, l'exploitation et l'oppression des masses populaires, les rapports entre les sexes, l’art et la science dans leur forme actuelle – il les soumet toutes à une critique impitoyable et dévastatrice, et cela du point de vue des intérêts communs et du progrès culturel de la grande masse. Si on lit par exemple les premières phrases de La Question ouvrière, on a l’impression de tenir en main une brochure d'agitation socialiste populaire :
« Dans le monde entier, il y a plus d’un milliard, des milliers de millions de travailleurs. L’ensemble des céréales, des marchandises du monde entier, tout ce dont les hommes vivent et tout ce qui fait leur richesse, sont le produit du peuple travailleur. Cependant, ce n’est pas uniquement le peuple travailleur, mais le gouvernement et les riches qui jouissent de tout ce qu'il produit. Le peuple laborieux vit dans une détresse perpétuelle, l’ignorance, l’esclavage et le mépris de tous ceux qu’il vêtit, nourrit, pour qui il bâtit et qu’il sert. Il a été spolié de sa terre devenue la propriété de ceux qui ne travaillent pas, si bien que l’ouvrier est dans l’obligation de faire tout ce que le propriétaire terrien exige de lui pour vivre de ses terres. Si toutefois le travailleur quitte le pays et va à l'atelier, il tombe dans l'esclavage des riches, chez lesquels il devra accomplir toute sa vie 10, 12, 14 heures ou plus encore par jour d’un travail étranger, monotone et souvent préjudiciable à la vie. Mais même s’il réussit à s’installer au pays ou à émigrer pour ne parvenir à vivre qu’à grand-peine, on ne le laisse pourtant pas tranquille, mais on lui réclame des impôts, on le réquisitionne pour trois, cinq ans de service militaire, on le contraint à payer des taxes extraordinaires pour l’effort de guerre. S’il veut utiliser la terre sans payer de rentes, faire grève ou empêcher les non-grévistes de prendre sa place ou refuser les impôts, alors on envoie contre lui l’armée qui le blesse, le tue ou le contraint par la force, après comme avant, à travailler et à payer… Et c’est ainsi que la plupart des hommes vivent dans le monde entier, non seulement en Russie, mais aussi en France, en Allemagne, en Angleterre, en Chine, en Inde, en Afrique, partout. »
L’acuité de sa critique du militarisme, du patriotisme, du mariage est à peine surpassée par la critique socialiste et se meut dans la même direction qu’elle. L’originalité et la profondeur de l’analyse sociale de Tolstoï se révèlent par exemple dans la comparaison entre son point de vue et celui de Zola sur le sens et la valeur morale du travail. Tandis que ce dernier, dans un esprit vraiment petit-bourgeois, met le travail sur un piédestal, ce pour quoi il est considéré par maints sociaux-démocrates français et autres comme un socialiste de la plus belle eau, Tolstoï, en peu de mots, frappe dans le mille en remarquant tranquillement que :
« Monsieur Zola dit que le travail rend l’homme bon ; j'ai toujours remarqué le contraire : le travail en tant que tel, la fierté de la fourmi de son travail, rendent non seulement la fourmi, mais aussi l’homme, cruels… Mais si même la diligence au travail n'est pas un vice déclaré, elle ne peut en aucun cas être une vertu. Le travail peut tout aussi peu être une vertu que l’alimentation. Le travail est un besoin qui, s'il n'est pas satisfait, constitue une souffrance et non pas une vertu. Faire du travail une vertu est tout aussi faux que de faire de l’alimentation de l’homme une dignité ou une vertu. Le travail n’a pu acquérir la signification qu’on lui attribue dans notre société que comme réaction à l’oisiveté, dont on a fait le caractère distinctif de l'aristocratie et que l’on considère encore comme un critère de dignité parmi les classes riches et peu éduquées… Le travail non seulement n'est pas une vertu, mais dans notre société mal organisée, c’est en grande partie un agent mortifère de la sensibilité morale. »
Ce à quoi la formule du Capital « La vie du prolétariat commence quand cesse son travail », forme un sobre complément. La comparaison entre les deux jugements de Zola et de Tolstoï sur le travail, révèle justement le rapport entre ces derniers dans le domaine de la pensée comme dans celui de la création artistique : celui d’un artisan probe et talentueux à un génie créateur.
Tolstoï critique tout ce qui est établi, déclare que tout est voué à dépérir et il prédit l’abolition de l’exploitation, l’obligation générale du travail, l’égalité économique, l’abolition de la coercition dans l’organisation de l’Etat comme dans les relations entre les sexes, la complète égalité entre les hommes, les sexes, les nations et la fraternisation entre les peuples. Mais quelle voie peut nous conduire à ce bouleversement radical de l’organisation sociale ? Le retour des hommes au seul et simple principe du christianisme : l’amour de son prochain comme de soi-même. On constate que Tolstoï est ici un pur idéaliste. Il veut par la renaissance morale des hommes la transformation de leurs rapports sociaux et l’accomplissement de cette renaissance par la prédication et l’exemple. Et il ne se lasse pas de répéter la nécessité et l'utilité de cette « résurrection morale » avec une ténacité, une certaine pauvreté de moyens et un art mi-naïf mi-rusé de la persuasion, qui rappellent vivement les formulations impérissables de Fourier concernant l’intérêt personnel de l’homme, qu’il chercha sous les formes les plus diverses à mobiliser pour ses plans sociaux.
L'idéal social de Tolstoï n’est ainsi rien d'autre que le socialisme. Pour appréhender de la manière la plus frappante le noyau social et la profondeur de ses idées, on ne doit pas s'adresser à ses traités sur les questions économiques et politiques, mais à ses écrits sur l'art qui comptent d'ailleurs aussi parmi ses œuvres les moins connues en Russie. Le raisonnement que Tolstoï développe brillamment est le suivant : l’art - contrairement à l’opinion de toutes les écoles philosophiques et esthétiques - n’est pas un luxe destiné à déclencher dans les belles âmes les sentiments de beauté, la joie ou autres choses semblables, mais il est au contraire une importante forme historique de la communication sociale des hommes entre eux, comme le langage. Après avoir dégagé ce critère vraiment matérialiste historique par une savoureuse mise en pièces de toutes les définitions de l’art de Winckelmann à Kant en passant par Taine, Tolstoï, à l’aide de celui-ci, s’attaque à l’art contemporain et constate, vu qu’il ne s’accorde à la réalité dans aucun domaine ni à aucun point de vue, que l’art existant dans son ensemble – mis à part quelques petites exceptions – est incompréhensible à la grande masse de la société, à savoir le peuple laborieux. Au lieu d’en conclure suivant l’opinion commune à la barbarie spirituelle de la grande masse et à la nécessité de son « élévation » à la compréhension de l’art actuel, Tolstoï en tire la conclusion inverse. Il déclare l’ensemble de l’art existant comme « faux art ». Et la question, comment se fait-il que nous ayons depuis des siècles un « faux art » au lieu d’un art « véritable », c'est-à-dire populaire, l’amène à un autre point de vue audacieux : il y eut un art véritable dans les temps très anciens lorsque l’ensemble du peuple avait une vision du monde commune – que Tolstoï nomme « religion » – d’où sont nées les œuvres telles que l’épopée d’Homère ou les Evangiles. Depuis que la société s’est divisée entre une grande masse exploitée et une petite minorité dominante, l’art ne sert plus qu’à exprimer les sentiments de la minorité riche et oisive, mais comme celle-ci a aujourd’hui perdu toute vision du monde, c’est pourquoi nous avons la dégénérescence et le déclin qui caractérisent l’art moderne. Selon Tolstoï, l’« art véritable » ne pourra réémerger que si, d’un moyen d’expression de la classe dominante, il redevient un art populaire, c'est-à-dire une expression de la vision du monde commune de la société laborieuse. Et, d’un énergique revers de main, il expédie aux enfers du « mauvais faux art » les œuvres mineures comme majeures des étoiles les plus connues de la musique, de la peinture, de la poésie et, pour finir, l’ensemble admirable de ses œuvres personnelles. « L'heureux monde ! (…) Il est en ruines ! Un demi-dieu l'a renversé! »4 Dés lors il n’écrivit plus qu’un dernier roman – Résurrection – sinon il tint seulement pour respectable de n’écrire que de simples et courts contes populaires ou des essais « compréhensibles à chacun ».
Le point faible de Tolstoï – la conception de toute la société de classes comme une « aberration » plutôt que comme une nécessité historique qui réunit les deux extrémités de sa perspective historique, le communisme primitif et l’avenir socialiste – est évident. Comme tous les idéalistes, il croit aussi à la toute-puissance de la force et explique toute l'organisation de classe de la société comme le simple produit d’une longue chaîne de purs actes de violence. Mais il y a une grandeur véritablement classique dans la réflexion de Tolstoï sur l’avenir de l’art qu’il voit à la fois comme l’union de l’art, en tant que moyen d’expression, aux sentiments sociaux de l’humanité laborieuse et à la pratique de celui-ci ; c'est-à-dire la fusion de la carrière d’artiste avec la vie normale de tout membre laborieux de la société. Les phrases avec lesquelles Tolstoï fustige l’anormalité du mode de vie de l’artiste actuel qui ne fait rien d’autre que « vivre son art » possèdent une force lapidaire, et il y a là un radicalisme vraiment révolutionnaire quand il brise les espoirs qu’une réduction du temps de travail et une élévation de l’éducation des masses leur procurent une compréhension de l’art tel qu’il existe aujourd’hui :
« C’est tout ce que disent avec passion les défenseurs de l’art actuel, cependant je suis convaincu qu’eux-mêmes ne croient pas à ce qu’ils disent. Ils savent bien que l’art tel qu’ils le comprennent a pour condition nécessaire l’oppression des masses et qu’il ne peut même se maintenir que par le maintien de cette oppression. Il est impératif que les masses d’ouvriers s’épuisent au travail pour que nos artistes, écrivains, chanteurs et peintres atteignent ce degré de perfection qui leur permette de nous procurer du plaisir… Même en supposant possible cette impossibilité et que l’on trouve un moyen de rendre accessible au peuple cet art tel qu’on le comprend, une considération s’impose qui prouve qu’il ne peut pas être un art universel : le fait qu’il est complètement incompréhensible pour le peuple : auparavant les poètes écrivaient en latin, et cependant les productions de nos poètes aujourd’hui sont tout aussi peu compréhensibles pour le peuple que si elles étaient écrites en sanscrit.
On répondra maintenant que c’est la faute du manque de culture et de développement du peuple, et que notre art pourra être compris de tous dés que celui-ci aura bénéficié d’une éducation satisfaisante. C’est à nouveau une réponse absurde, car nous constatons que de tout temps l’art des classes supérieures n’a jamais été pour elles qu’un simple passe-temps, sans que le reste de l’humanité en comprenne quoi que ce soit. Les classes inférieures peuvent se civiliser tant et plus, l’art, qui dés le départ n’a pas été créé pour elles, leur restera constamment inaccessible… Pour l’homme pensant et sincère, c’est un fait incontestable que l'art des classes supérieures ne pourra jamais devenir l’art de l’ensemble de la nation. »
L’auteur de ces mots est dans l’âme plus socialiste et matérialiste historique que ces membres du parti, qui, se mêlant à la dernière extravagance artistique, veulent avec un zèle irréfléchi « éduquer » les ouvriers sociaux-démocrates à la compréhension du barbouillage décadent d’un Slevogt ou d’un Hodler.
C’est ainsi que Tolstoï, pour sa force comme pour ses faiblesses, pour le regard profond et aigu de sa critique, le radicalisme audacieux de ses perspectives comme pour sa foi idéaliste en la puissance de la conscience subjective doit être placé parmi les grands utopistes du socialisme. Ce n’est pas sa faute, mais sa malchance historique que sa longue vie s’étende du seuil du 19e siècle, époque où Saint-Simon, Fourier et Owen se tenaient comme précurseurs du prolétariat moderne, au seuil du 20e siècle où, solitaire, il se trouve sans le comprendre face à face avec le jeune géant. Mais pour sa part, la classe ouvrière révolutionnaire mûre peut avec un sourire de connivence serrer la main honnête du grand artiste et de l’audacieux révolutionnaire et socialiste malgré lui, auteur de ces bonnes paroles : « Chacun parvient à la vérité selon sa propre voie, il faut, cependant, que je dise ceci : ce que j'écris ne sont pas seulement des mots, mais je le vis, c’est mon bonheur, et je mourrai avec. »
Paru dans la Leipziger Volkszeitung, N°. 209 du 9 Septembre 1908
1 Pour plus de détails biographiques sur Tolstoï, voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Léon_Tolstoï [5]
2 Plekhanov, L’art et la vie sociale, Editions Sociales, p. 313
3 Trotski, Léon Tolstoï, 15 septembre 1908, https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/litterature/tolstoi.htm [6]
4 Goethe, Faust, 1808, (NdT)
C’est avec une grande douleur que nous donnons cette nouvelle à nos lecteurs et contacts de la mort de notre camarade Enzo le dimanche 15 mai. Malgré la maladie, rien ne laissait prévoir une fin aussi tragique que soudaine. La nouvelle de sa mort a frappé tout le monde comme la foudre, nous laissant hébétés et en même temps, avec le regret de ne pas avoir pu lui apporter notre présence dans les derniers moments de sa vie.
Quelques contacts du CCI en Italie ont connu Enzo et ont exprimé le même désarroi et la même douleur face à sa disparition, pas seulement comme militant communiste mais aussi parce que dans son activité politique, dans ses interventions dans les réunions publiques, dans les discussions, il exprimait toute sa peine face aux souffrances que le capitalisme fait subir au genre humain, quelquefois les larmes aux yeux. Enzo était un jeune prolétaire qui a subi dans sa propre chair l’exploitation, le chômage et finalement le licenciement mais qui, en même temps, était aussi convaincu qu’on peut réagir, qu’on peut lutter contre toute cette barbarie et construire une société véritablement humaine. Son militantisme dans le CCI a toujours été caractérisé par cette conviction et sa détermination, même dans des situations difficiles, à contribuer à ce combat. Sa mort est une perte pour le CCI et pour l’ensemble de la classe ouvrière.
Nous voulons cependant dès maintenant renouveler notre solidarité à la famille d’Enzo, ses parents, ses amis dans un moment qui nous rapproche dans le chagrin et redire notre détermination à continuer le combat pour une société humaine pour laquelle Enzo a combattu à nos côtés.
CCI (19 mai 2011)
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/tag/5/36/france
[2] https://libcom.org/forums/news/hijacked-anarchists-27032011
[3] https://fr.internationalism.org/tag/vie-du-cci/correspondance-dautres-groupes
[4] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/monde-arabe
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/L%C3%A9on_Tolsto%C3%AF
[6] https://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/litterature/tolstoi.htm
[7] https://fr.internationalism.org/tag/personnages/tolstoi