Un des traits fondamentaux de la révolution prolétarienne et du communisme c'est le fait d'être une œuvre collective et consciente de la classe ouvrière. Cette caractéristique nous impose de répondre à la question suivante : "de quel type de conscience collective s'agit-il ? "Avons-nous à faire au même processus idéologique qui accompagnait les révolutions sociales du passé ? Quels sont les points communs entre les progrès intellectuels du passé et la conscience prolétarienne ?
Car pour distinguer la conscience de classe de toute forme d'idéologie actuelle, nous devons d'abord et avant tout la différencier de l'idéologie en général. Mais nous devons également rendre compte de tout l'acquis fantastique - tant au niveau du développement des forces productives que de la pensée sociale - sur lequel la révolution communiste prendra corps. Ainsi nous pourrons comprendre que, de la même manière que le communisme est rendu possible grâce au degré atteint par les forces productives et par l'exacerbation des contradictions internes du capitalisme, la conscience prolétarienne s'appuie sur tout un bagage d'idées. Elle est le produit en même temps que le dépassement de tout un développement de la pensée sociale. Elle prend naissance au sein d'une crise profonde de la société. Crise économique et sociale qui entraîne avec elle la faillite des idées.
La prise de conscience du prolétariat se base donc sur tout un développement intellectuel antérieur. En effet, rien ne serait plus faux que de considérer l'histoire de l'humanité comme la succession incohérente et naturelle des faits, comme la liaison mécanique et fatale des évènements. Cette conception d'une poussée aveugle et toute puissante du "destin" sur l'histoire des hommes doit être dépassée. Car ce qui distingue fondamentalement l'homme de l'animal, c'est le fait qu'alors que ce dernier se confond entièrement avec son activité vitale, l'homme fait de son activité vitale l'objet de sa volonté et de sa conscience.
Évidemment, parler d'une transformation toujours volontaire et pleinement lucide du monde par l'homme serait tout aussi faux. De plus les hommes ne font pas l'histoire de manière abstraite et "spirituelle".
Ce sont bien les circonstances qui déterminent l'action des hommes, c'est bien "l'existence qui détermine la conscience". Ce sont bien les étapes successives atteintes par les forces productives qui se traduisent par des progrès dans la pensée sociale. La conscience relative apportée par les hommes, et plus exactement les classes sociales, lorsqu'ils produisent leurs moyens de subsistance et façonnent leur milieu naturel et leurs rapports sociaux, dépend étroitement des circonstances matérielles.
Toute l'histoire de l'humanité exprime une croissance de plus en plus féconde des forces productives et la capacité de plus en plus grande qu'elle confère aux hommes de prendre conscience d'eux-mêmes, des relations qu'ils nouent entre eux, du monde qui les entoure. La prise de conscience du prolétariat, la révolution matérielle sur laquelle elle s'appuie, continuent, enrichissent et dépassent ce que l'histoire leur a légué.
L'APPARITION DES SUPERSTRUCTURES IDÉOLOGIQUES
Commencer la description de toute l'histoire de l'humanité est évidemment une entreprise impossible ! Nous nous bornerons à tracer une analyse très sommaire des grandes étapes du développement idéologique de cette histoire.
Dans un premier stade de ce développement, au moment de la communauté primitive qui ne connaît ni production marchande, ni échange, l'homme ne fait encore aucune différence entre sa propre évolution et celle des forces naturelles qui l'entourent. Évoluant dans une communauté qui pourvoit à ses besoins de manière directe, qui ne connaît pas encore de division réelle du travail, qui impose une mise en commun de la nourriture, des outils, des logements etc., l'homme ne se conçoit pas autrement que comme une partie intégrante du milieu humain et naturel. Cette dépendance immédiate qui le lie à sa communauté et à l'environnement naturel le détermine à penser et à s'exprimer en fonction d'une unité magique, dont il perçoit des signes partout mais qui le dépasse entièrement. Ainsi, le langage qui apparaît assez tôt, devient un lien magique entre les hommes eux-mêmes et entre la communauté et les puissances naturelles. Ce moyen de communication ne sert pas uniquement à des fins utilitaires, il possède un véritable pouvoir sur la nature, en est une manifestation concrète et immédiate, en règle certains tabous, certains interdits. Certains lieux de chasse ou de cueillette ne peuvent être nommés, sous peine d'attirer la colère de forces incontrôlables, en revanche certaines formules sont censées agir directement sur la nature. L'homme établit ainsi un réseau de relations très serrées avec le monde qui l'entoure.
Mais s'il est vrai que cette relation harmonieuse entre les conditions matérielles et l'existence de la communauté détermine au sein de celle-ci une unité fondamentale entre la vie sociale et le rythme naturel, entre l'être social et la pensée, l'activité concrète et le langage, etc., n'oublions pas non plus que nous nous trouvons dans une société où les forces productives ne sont pratiquement pas développées, où la pénurie règne de façon cruelle. La communauté reste ainsi entièrement soumise aux forces naturelles, aux cataclysmes (sécheresse, orages, famines,...), à une nature toute puissante qui règle et commande. Le respect à la fois terrifié et plein de reconnaissance adressé par l'homme au monde qui le nourrit aboutit rapidement à un fétichisme primaire. Les manifestation naturelles (la pluie, la chaleur, le vent, les astres, etc. ), sans apparaître encore réellement sous l'apparence de divinités, sont appréhendées comme des forces indépendantes. Forces actives et terribles qu'il s'agit de respecter, de redouter et de se concilier.
C'est essentiellement au moment où l'homme commence à se sédentariser, au moment où il entreprend de cultiver le sol que s'opère plus nettement la transition entre la simple magie et les rites religieux.
Ce fétichisme primitif des forces de la nature traduit bien les premières tentatives de l'homme de s'expliquer le monde et ses phénomènes naturels. Mais dans la mesure même où il se voit entièrement dominé par la nature, l'homme imagine un moyen d'échapper ou de contrôler celle-ci par le biais de la religion. La réalité peut être ainsi englobée dans un concert unique et sacré. L'agriculture (première forme d'extériorité de l'homme par rapport à son milieu naturel), va donc consolider, dans la pensée sociale, l'illusion de l'existence d'une puissance supérieure, d'essence religieuse. Et ainsi que l'exprimait Marx : "la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi de l'homme qui ne s'est pas encore conquis ou bien s'est déjà reperdu". (Marx. Introduction à la critique de la philosophie hégélienne du droit. 1844)
Par la suite, le développement de la division sociale du travail, la production des moyens de subsistance au delà des besoins de la communauté, l'apparition d'un surplus... vont déterminer la désintégration des anciens rapports sociaux. Nous assistons au phénomène de la dissolution des communautés primitives par l'action de l'échange. Les communautés commencent à échanger entre elles le surplus de leur production.
A ce stade, le développement des forces productives va entraîner l'utilisation systématique de la force de travail et son exploitation par le biais de l'esclavage. Ainsi l'agriculture, l'exploitation du sol, la domestication des animaux et l'élevage des troupeaux développeront une source de richesse insoupçonnée jusque là. Ce développement va créer des rapports sociaux tout à fait nouveaux basés, non plus sur la mise en commun des produits et des instruments de travail, mais sur la propriété privée. Avec la division du travail, il incombe désormais à l'homme de procurer la nourriture et les instruments de travail dont il devient naturellement le propriétaire. De la même manière, l'homme devient également propriétaire de la nouvelle source d'alimentation : le bétail; et, plus tard, du nouveau moyen de travail : les esclaves. De son côté, la femme, qui a tout perdu de ses anciens droits matriarcaux, reste simplement propriétaire des objets de ménage. Et en même temps que cette grande division sociale du travail, on vit se développer la première grande division de la société en classes: maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités.
Ces progrès de la propriété privée (en troupeaux, esclaves, objets de luxe, moyen de production, etc.,...), cette séparation des producteurs d'avec leurs produits, ces débuts de l'exploitation de l'homme par l'homme... ont évidemment entraîné l'homme à se séparer de plus en plus de la nature et de lui-même. La communauté n'est plus directement liée à l'environnement naturel, elle ne connaît plus en son sein des rapports égalitaires et harmonieux, mais, au contraire, dépend entièrement, à présent, de rapports de propriétaire particuliers entre eux. L'individu perd peu à peu ses liens objectifs et ancestraux avec la communauté et son lien économique avec les moyens de subsistance ; il devient le concurrent de ses semblables.
A ce stade de son développement historique, la communauté humaine ne peut plus se baser sur une organisation sociale interne guidée par la volonté de tous. Tiraillée par des contradictions internes et des oppositions sociales irréconciliables, la société marchande se voit obligée de se doter d'un corps de lois et de règles qui doit se placer en apparence au dessus de la société et la maintenir dans les limites de "l'ordre". "Et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au dessus d'elle et lui devient de plus en plus étranger, c'est l'État". (Engels. L'origine de la Famille de la propriété privée et de l'État. 1884). De la même manière, et liée à l'apparition de cette structure politique, de cette superstructure juridique, la pensée sociale, qui doit à présent dominer au sein de la société, est celle qui représente et justifie les intérêts de la classe exploiteuse et dominante. Cette pensée n'est plus le reflet direct de l'activité pratique, elle n'est plus intimement attachée à la volonté collective; elle se caractérise au contraire par la distance qu'elle cherche à placer entre la réalité et elle-même. Les idées qui dans la communauté primitive exprimaient le langage de la vie réelle, vont devenir, dans la société marchande, les idées de la classe dominante. Ainsi se constitue, en même temps qu'une superstructure politique, un code de pensées, une superstructure idéologique.
La nouvelle division de la société en classes est ainsi justifiée et déclarée immuable par la classe dominante. La réalité de l'exploitation est voilée, les intérêts particuliers d'une minorité exploiteuse sont présentés comme les intérêts de tous et la condition au progrès. La division du travail entre manuels et intellectuels détermine alors la création d'une couches spécialisée dans l'entretien et l'exposition de ces idées. L'art lui-même se soumet entièrement à cette règle.
Par la suite, cette justification de l'exploitation d'une classe par une autre ne va cesser d'être confirmée et affermie. Mais cette justification ne sera pas toujours la même. Elle connaîtra, sous la poussée des forces productive, un développement dans le sens d'une capacité plus grande de l'homme à appréhender la réalité. Car à chaque progrès matériel, à chaque victoire de l'homme sur la nature correspond un enrichissement des idées et de la compréhension sociale.
Car à l'encontre de toute autre société animale, même la plus organisée, l'homme ne se contente pas d'une simple reproduction inconsciente de son activité vitale. Les besoins sociaux de l'homme croissent en même temps que les moyens matériels de leur satisfaction. Contrairement aux animaux, les hommes ne peuvent pas satisfaire leurs besoins de manière purement immédiate et selon la reproduction infinie d'un seul et même processus. Pour répondre à leurs besoins, il leur faut nécessairement un intermédiaire. Les hommes doivent produire leurs moyens de subsistance et utiliser de plus en plus consciemment des moyens, des instruments de production. De même, ils doivent pour accomplir ce travail nouer des relations entre eux et dépasser plus ou moins lucidement les formes d'organisation sociales qui ne font plus rien progresser.
Le dépassement matériel de ces anciennes structures sociales, de ces anciens rapports de production s'accompagne obligatoirement d'un dépassement des anciennes formes de pensée sociale et des idées dominantes. Ceci non seulement parce que le progrès des forces productives détermine un progrès au niveau de la pensée sociale, mais aussi parce que la classe révolutionnaire ne peut réellement accomplir ses tâches historiques qu'en prouvant matériellement et idéologiquement à l'ensemble de la société contre la classe au pouvoir l'efficacité sociale de ses intérêts. C'est ainsi qu'à chaque amélioration accomplie dans l'infrastructure matérielle de la société, correspond un développement et un enrichissement de la pensée sociale.
A chaque période de pleine maturité des sociétés, du point de vue des forces matérielles, répondra un épanouissement des idées et des sciences, une floraison de l'art et des littératures. Et chaque pas en avant accomplis par les nouveaux rapports sociaux, chaque progrès des techniques de travail et de production, chaque évolution dans les liens sociaux marquera un bouleversement dans les pensées. Ainsi, on peut dire que le capitalisme représente, par rapport aux sociétés asiatiques, antiques ou féodales qui l'ont précédé, un progrès matériel et idéologique fantastique. Pour suivre et consolider l'essor extraordinaire qu'il va donner aux forces productives, aux techniques, aux sciences... le capitalisme se voit contraint de systématiser une analyse matérialiste et rationnelle de la réalité. Le triomphe de cette conception viendra avec l'apogée du développement économique de la bourgeoisie.
Impatiente de soustraire à ses croyances et à ses anciennes servilités, une société qu'elle conquiert déjà économiquement, la classe bourgeoise va passer au crible de la critique rationnelle les vieux dogmes féodaux. Déjà sous la Renaissance, alors qu'elle s'épanouit progressivement dans les villes italiennes, elle voit ses représentants idéologiques pourfendre habilement les valeurs sacrées, telles que l'immortalité de l'âme, l'existence d'une entité divine etc.. Et lorsqu'elle reste dans le ton religieux, elle cherche à imposer une religion qui, tel le protestantisme, s'accommode fort bien de l'usure et du prêt à intérêt. Partout, elle impose des nouveaux rapports de production basés, non plus sur la dépendance directe du serf au seigneur, mais sur l'existence d'individus juridiquement égaux entre eux et "libres" de vendre leur force de travail sur le marché. Ce sont ces nouveaux types de relation sociale qui vont balayer les vieilles superstitions du passé, et partir à la conquête du monde.
Cette ouverture mentale, cette plus grande capacité à comprendre la réalité, à mieux saisir les phénomènes physiques, naturels, humains..., la bourgeoisie le doit à sa force économique, à la poussée formidable qu'elle donnera aux techniques, aux forces productives, aux moyens de travail. Le matérialisme scientifique s'affirme comme l'expression idéologique de cette capacité à "maîtriser" la nature et à en connaître les lois.
Mais cette connaissance du monde trouve ses limites dans le fait que :
- le développement des forces productives est encore insuffisant Dour permettre à l'homme de satisfaire entièrement ses besoins sociaux. Les relations entre l'homme et la nature ont été brisées, souillées, polluées. Le capitalisme a socialisé la production mais non le mode d'appropriation social de celle-ci,
- la bourgeoisie, étant une classe exploiteuse, est contrainte de voiler, de cacher la réalité de cette exploitation. Elle ne peut pas non plus reconnaître le caractère historique et transitoire de tout mode de production. L'idéologie bourgeoise est totalement imprégnée de ces illusions.
Ainsi les limites objectives de la production capitaliste, du système marchand en général, se retrouvent dans les limites de la pensée bourgeoise. C'est en tenant compte de ces limites que nous parlons d'idéologie pour la bourgeoisie et de conscience de classe pour le prolétariat. Certes l'idéologie bourgeoise exprime, elle aussi, une tentative de prendre conscience du monde, des hommes, etc. Mais cette prise de conscience est tout à fait limitée et développe de graves illusions. Cela provient des deux faits énoncés plus haut : le caractère de la production capitaliste, l'impossibilité pour la bourgeoisie d'admettre son règne transitoire.
De cette manière, le rapport social entre les classe revêt l'aspect d'un rapport naturel entre choses. De plus, en étant séparé du fruit de leur travail, les producteurs voient leur activité sociale comme une chose objective, indépendante, qu'ils ne contrôlent pas.
Cette aliénation va évidemment se retrouver au niveau de la pensée sociale. En effet, "le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme" (Marx. Le Capital. l'Économie). C'est pourquoi, la nature de la production marchande, qui entraîne la réification des conditions sociales de la production (c'est-à-dire leur fixation sous formes d'objets, de choses), va marquer de ses chaînes les formes de la pensée sociale. L'aliénation capitaliste a pour conséquence au niveau idéologique que :
Tout ceci implique le fait que l'idéologie ne peut pas saisir la réalité de façon adéquate et dans son propre mouvement. En effet, les différents moments de la vie sociale prennent la forme de faits particuliers, de choses indépendantes et partielles. Ils apparaissent comme des entités figées en dehors du devenir humain. La réalité est comprise comme un objet et non comme un produit de l'activité humaine, sensible et concrète. C'est pour ces raisons, comme l'écrit F. Engels, que "l'idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute consciemment, mais avec une conscience fausse". - (Engels. Lettre à Mehring, in Études philosophiques. 1893)
LA CONSCIENCE DU PROLETARIAT
Ce que l'on doit se demander à présent c'est : "quel intérêt a-t-on trouvé à parler de l'apparition des superstructures idéologiques ?", "en quoi la définition de l'idéologie peut nous aider à mieux comprendre la naissance de la conscience du prolétariat ?" Il est bien évident que si nous nous sommes attardés sur le problème des superstructures idéologiques c'est afin de mieux comprendre le phénomène de la prise de conscience du prolétariat.
Que nous aura appris cette étude sommaire du passé ? Nous savons à présent que la tendance du prolétariat à prendre conscience de son rôle de classe révolutionnaire n'est pas un phénomène tout à fait neuf. Les classes révolutionnaires du passé ont, elles aussi, lutter pour imposer leur vision du monde, pour triompher des dogmes et des vieilles idées sclérosées. La lutte pour mettre en place une société nouvelle, un nouveau mode de production, s'accompagnait d'une lutte d'idées, d'une lutte entre des conceptions différentes du monde. Ainsi, au cours du développement des sociétés humaines, la lutte de classe pour établir des nouveaux rapports sociaux a toujours été simultanément une lutte pour faire triompher des idées générales nouvelles. Car dès l'instant où une société se sclérose au niveau économique, dès l'instant où les rapports de production se transforment en un carcan de la vie et du progrès de la société, toutes les formes idéologiques correspondant au passé se trouvent déracinées, vidées de leur contenu, contredites ouvertement par la réalité. Dès l'instant où une société entame sa période de sénilité et de décadence au niveau économique, l'optimisme et l'épanouissement idéologique, artistique et philosophique cèdent la place au pessimisme philosophique, à l'obscurantisme, au déclin de l'art et de la pensée sociale. Un décalage croissant s'établit entre les rapports qui régissent la société et les nouvelles nécessités historiques, et les idées que les hommes s'en étaient fait jusqu'alors. Les seules idées qui peuvent prendre alors un véritable essor dans ces périodes sont celles qui annoncent la nouvelle société. Des idées surgissent qui préconisent un nouveau type de rapports sociaux et prennent des formes critiques, utopiques et contestataires d'abord puis révolutionnaires.
La conscience de classe du prolétariat s'inscrit dans le même contexte. Pour la classe ouvrière le pourrissement des contradictions économiques du capitalisme décadent et le processus de déclin de l'idéologie bourgeoise posent le terrain fertile au développement de sa conscience historique.
Un autre point rapproche la prise de conscience du prolétariat du processus idéologique qui a marqué la lutte des classes révolutionnaires du passé : la conscience prolétarienne, tout comme l'idéologie en général, repose sur un ensemble de conditions matérielles d'ordre économique et social. C'est l'existence de cette base concrète qui détermine la marche consciente du prolétariat. L'épanouissement de la conscience de classe exprime donc l'antagonisme économique, historique et bien réel de deux classes sociales. C'est au cours d'un mouvement essentiellement pratique que la conscience de classe peut s'asseoir et triompher.
La conscience prolétarienne, comme les idées révolutionnaires du passé l'ont fait, ne sera réellement victorieuse qu'à la suite d'un triomphe politique et social.
Le dépassement définitif des vieilles idées du passé implique donc, et cela fut toujours le cas, un dépassement matériel des vieilles contradictions économiques.
Et pourtant, malgré ces ressemblances, nous continuons à parler d'idéologie pour le passé et de conscience de classe pour le prolétariat. s'agit-il d'une simple différence terminologique ? En réalité si nous utilisons deux termes différents c'est dans le souci de caractériser deux processus fondamentalement différents. Ce qui distingue le processus idéologique des classes révolutionnaires du passé et la prise de conscience du prolétariat est bien plus important que les quelques éléments qu'ils ont en commun. Et de plus la nature même et l'origine de la conscience prolétarienne empêchent d'identifier celle-ci avec une simple idéologie.
Quelles sont ces distinctions entre l'idéologie et la conscience de classe ?
Les superstructures idéologiques expriment au niveau de la pensée sociale l'existence d'une infrastructure économique basée sur l'exploitation de l'homme par l'homme. La classe sociale qui domine au sein de cette infrastructure et qui possède le pouvoir économique, les moyens de production, la puissance matérielle, possède également les moyens idéologiques dont elle se sert pour justifier son règne. Dans ce sens, on peut parler d'un "reflet" idéologique. Même si les idées de la classe dominante sont bien des réalités et non des nuages sans consistance, elles ne font que suivre passivement une réalité bien plus déterminante : celle de l'économie et de ses lois. Ainsi même au cours de la lutte révolutionnaire de la bourgeoisie contre la féodalité, l'action critique des idées de cette première ne constituait en fin de compte que la pointe visible de l'iceberg. L'action révolutionnaire véritable se passait dans les fondements, dans les soubassements de la société.
S'il est vrai que les écrits des philosophes du siècle des Lumières, que l'action des Encyclopédistes français, que les livres de Voltaire, Diderot, Montesquieu, Kant, Locke, etc., contribuèrent à saper sérieusement les superstructures idéologiques des anciens rapports féodaux, à crédibiliser la lutte révolutionnaire de la bourgeoisie, et à imposer la domination politique de celle-ci, c'est toujours avec un léger retard sur le processus de transformation économique que cette contribution se fit. Tous les géniaux précurseurs de la bourgeoisie Roger Bacon, Pomponazzi, Léonard de Vinci, Érasme, Thomas More, etc.), exprimèrent tout simplement la contradiction de plus en plus flagrante entre le degré des forces productives et les rapports sociaux féodaux, et l'avance encore timide de la bourgeoisie au niveau économique. L'idéologie bourgeoise, malgré son rôle révolutionnaire, n'apparaît donc que comme justification a posteriori d'un pouvoir économique progressivement acquis.
A l'inverse, la conscience du prolétariat ne repose sur aucune infrastructure économique. Le prolétariat se voit absolument dénué de tout pouvoir économique, il ne poursuit pas comme objectif la mise en place d'une nouvelle exploitation. Même en s'affirmant comme classe dominante de la société, le prolétariat n'en deviendra pas pour autant une classe exploiteuse. Aucune contrainte économique ne le force à forger une idéologie pour justifier le maintien de l'exploitation. Et même s'il le voulait, le prolétariat ne pourrait pas créer une superstructure idéologique. Dès l'instant où les acquis politique de la conscience de classe se figent en idées toute faites, en idéologies, elles perdent leur caractère révolutionnaire et s'intègrent à l'édifice déjà fort encombré des préjugés bourgeois.
Les conséquences de cette situation sont les suivantes :
1.- Contrairement aux progrès passés de la pensée sociale, la conscience du prolétariat ne se borne pas à suivre et à servir passivement une transformation économique de la vieille société. Dans la mesure où il n'est le propriétaire d'aucun privilège économique, le prolétariat est obligé de s'affirmer d'abord dans un mouvement politique et conscient avant de passer au bouleversement matériel de l'ordre existant. La conscience de classe, le programme révolutionnaire du prolétariat doivent précéder et conditionner ce bouleversement.
La conscience communiste ne se contente donc pas de refléter un état de, fait, elle doit s'exprimer comme un élément actif dans le processus révolutionnaire.
2.- L'idéologie tend à conserver un ordre social dominant, elle vise à le maintenir en place, à le déclarer immuable. La classe exploiteuse une fois au pouvoir a tout intérêt à verser dans le mysticisme et le dogmatisme. Ainsi la bourgeoisie se complait dans l'aliénation, elle y reconnaît sa propre puissance. La réalité est maquillée, le caractère historique des rapports sociaux est voilé. La situation sociale du prolétariat est totalement différente de celle de la bourgeoisie. Cette situation lui donne d'autres possibilités de "connaissance" qu'à la bourgeoisie. Il est contraint, de ce fait, de se révolter contre sa situation et de déchirer le masque complaisant qui cherche à faire croire à l'éternité de la société capitaliste. Une des conditions préalables à la transformation de sa situation et de son exploitation c'est précisément la reconnaissance du caractère transitoire, historique, transformable de cette situation. Le prolétariat ne se lance pas aveuglément, la tête la première, sur le mur de l'exploitation s'il n'est pas convaincu en partie que les lois économiques et sociales qui régissent cette exploitation ne sont pas des lois de la Nature qui agissent indépendamment de l'action humaine mais le reflet d'une réalité concrète et transitoire.
Derrière ce langage un peu abstrait se dégage l'idée suivante :
3.- Quel est le point de départ de l'idéologie ?
La propriété privée des moyens de production isole les individus qui appartiennent à la bourgeoisie. Les capitalistes singuliers, les nations, les individus concurrents, le possesseur individuel de marchandise, voilà le point de départ de l'idéologie bourgeoise. L'idéologie, même si elle exprime bien la domination d'une classe sociale, n'est jamais un produit réellement collectif. Comme un miroir brisé en mille morceaux qui réfléchiraient tous la même image, l'idéologie s'impose à tous les individus. La société subit l'idéologie dominante comme elle subit une situation économique qu'elle ne contrôle pas et qui lui apparaît comme une force extérieure. Les individus concurrents de la société capitalistes subissent donc tous le même matraquage idéologique, les mêmes illusions, les mêmes préjugés et dogmes. Et pourtant malgré cela, chacun regarde l'autre comme un étranger, un concurrent et chacun s'imagine avoir une personnalité et des idées très originales ! Une réelle solidarité d'action et de pensée est impossible du point de vue de la société et de l'idéologie capitaliste. Et cela parce qu'une collectivisation des moyens de production et une socialisation des rapports humains sont impossibles du point de vue capitaliste. L'individu de la société capitaliste est irrémédiablement seul ; ses idées et son mode de vie, produit de la domination de la bourgeoisie, ne peuvent pas s'inscrire dans un mouvement vraiment collectif.
Les prolétaires par contre sont associés dans la production. Ils sont poussés à l'union et à la solidarité par leur condition de vie. Seule leur association dans la lutte, fruit de leur association dans le processus de travail, leur permet de faire pression sur leur ennemi commun : le capital. C'est ainsi que tout au long de l'histoire de leurs luttes, les ouvriers ont poussé à cette unification de leurs forces. "La lutte est engagée d'abord par des ouvriers isolés ensuite par des ouvriers d'une même fabrique, enfin par les ouvriers d'une même branche d'industrie, dans une même localité, contre le bourgeois qui les exploite directement... Or le développement de l'industrie, non seulement accroît le nombre de prolétaires, mais les concentre en masse plus considérables... Les collisions entre le bourgeois et l'ouvrier prennent de plus en plus le caractère de collisions entre deux classes". (Le Manifeste Communiste. I848)
Seul le prolétariat est capable de constituer une classe solidaire d'un point de vue international. Cette solidarité, signe avant coureur de ce que seront les rapports sociaux sous le communisme, jaillit spontanément lors de la lutte. On voit alors un phénomène incroyable : des ouvriers qui hier sous la pression infernale des cadences de travail ne se parlaient presque pas, se sentaient parfois concurrents l'un de l'autre, se mettent soudain, sous le feu de la lutte, à se parler, à se serrer les coudes, à s'entraider, à se sentir tellement proche l'un de l'autre qu'il faut toute la puissance de la bourgeoise, des syndicats et de la police pour briser cette union de fer. Cela c'est le point de départ de la conscience de classe !
Le point de départ de la réflexion politique du prolétariat n'est pas l'individu en tant que tel, mais l'individu en tant que partie d'un tout, d'une classe. Peu importe dans ce sens ce que pense tel ou tel prolétaire, ce qui importe c'est ce que le prolétariat en tant que classe sera contraint de faire et ce dont il devra prendre conscience. La conscience de classe part d'une totalité et elle est un processus hautement collectif.
4.- Mais la totalité, la classe dont procède la conscience prolétarienne ne sont pas une quelconque totalité, une quelconque partie du tout à l'intérieure de la société bourgeoise. Il existe aussi des sectes, des couvents et des communautés religieuses qui prétendent atteindre une communauté totale de vie et de pensée ; la bourgeoisie, elle aussi, est contrainte à une forme de "solidarité" devant l'attaque du prolétariat ; la paysannerie peut également constituer une collectivité plus ou moins unie, etc. En réalité aucune de ces classes, couches, sectes, ..., ne peuvent arriver au degré de solidarité atteint par les prolétaires, pour la simple raison que le prolétariat constitue une classe historique, porteuse d'un nouveau type de rapport sociaux. Le prolétariat constitue une classe historiquement antagonique à la bourgeoisie, il est la négation vivante de la société capitaliste. Sa conscience de classe possède aussi cette dimension historique. Elle n'est pas un simple reflet idéologique d'une situation. le prolétariat se contente-t-il, en effet, de simplement imaginer la destruction du capitalisme ? La lutte de classe est-elle le fruit d'une imagination débridée ? Tout au contraire. La conscience de classe, qu'acquièrent les ouvriers et qui les pousse toujours plus loin dans leur combat, est un processus tout à fait concret et pratique. C'est une force active qui se matérialise de manière très précise et qui a besoin de l'expérience vivante de la lutte pour subsister et grandir. Dans sa pratique, le prolétariat tranche des problèmes, qui ne l'ont pas encore été d'un point de vue théorique, en soulève d'autres, dépasse des vieilles idées usées, en revitalise d'autres, etc.. Et pour qu'une étape qualitative puisse à nouveau être franchie, il doit tirer les leçons politiques et théoriques de ces expériences passées.
La vague révolutionnaire des années vingt a confirmé ce caractère vivant et éminemment pratique de la conscience de classe. Les révolutions russes, allemandes, hongroises, ..., ont vu fleurir un bouillonnement intense des idées au sein de la classe. En même temps que se développait la lutte, que surgissaient de toute part des conseils ouvriers, des assemblées générales ; s'improvisaient de partout des meetings, des discussions intenses, d'innombrables échanges d'idées et de propositions. Des orateurs, qui hier encore croupissaient dans une ignorance crasse que leur imposait le capitalisme, font, soudain preuve d'une intelligence pratique et d'une audace incroyable. Des millions d'ouvriers, qui hier encore se taisaient sous le joug du capital, se mettent à parler, à faire preuve d'initiative et d'ingéniosité, à échanger mille idées, mille réflexions, à rassembler de toute part des informations, des discussions politiques... Le milieu politique est porté à l'incandescence, mille canaux d'échange et de réflexion se créent, la conscience de classe est en train de vivre collectivement et pratiquement.
Mais il ne faut pas attendre des périodes insurrectionnelles ou révolutionnaires pour voir s'affirmer ce processus. Pour peu qu'elles soient effectivement le fruit d'une réelle combativité, les luttes de résistance quotidiennes du prolétariat à son exploitation constituent également un terrain fertile à l'épanouissement de l'unité et de la conscience de classe. On voit alors se produire le même phénomène, mais à une échelle plus réduite, qui a marqué la période révolutionnaire des années vingt : un bouillonnement soudain des idées, des discussions intenses et vivantes. Bien entendu ce processus n'est pas mécanique et homogène. Le niveau de conscience atteint par ces assemblées ouvrières, par ces luttes de résistance quotidiennes, n'aboutit pas en général à une remise en cause globale de la société capitaliste. La lutte de classe, tout comme le processus de prise de conscience, est une vague en dent de scie, un processus qui se renouvelle, sans cesse mais qui peut aussi refluer.
Néanmoins une chose est certaine : la force historique et pratique du prolétariat reste en sommeil aussi longtemps que les travailleurs sont subjugués par les idées bourgeoises. C'est la conscience de classe qui transforme cette puissance potentielle en force effective. Par la pratique, les ouvriers découvrent qu'ils sont une classe particulière, exploitée par le Capital et qu'ils doivent combattre pour se libérer eux-mêmes de l'exploitation. Leur lutte les contraint à comprendre la structure du système économique, à connaître ce qu'est la société, où se trouvent leurs ennemis et leurs alliés.
5. La conscience de classe part donc de la lutte même du prolétariat. Contrairement à l'idéologie, qui suppose une coupure entre "l'économique", "le social" et "le politique", la conscience ouvrières se base à la fois sur les luttes économiques et politiques. Car celles-ci sont indissociables.
Seule cette liaison intime entre grèves économiques et grèves politiques, seule cette origine commune entre luttes économiques et politiques - qu'elles soient partielles ou généralisées - permettent le développement ultérieur de la lutte, sa généralisation internationale, son enrichissement en conscience.
C'est en résistant à la dégradation de leur condition de vie, que les ouvriers acquièrent donc le sentiment et la conscience de leur force. Ce mouvement et cette conscience vont en s'amplifiant à mesure que le prolétariat voit ses acquis sociaux arrachés à nouveau par la bourgeoisie. I1 se rend alors progressivement compte que la crise du capitalisme est mortelle, que ce système pourrissant ne peut plus rien lui accorder, que le capitalisme a cessé d'être un système progressif. Mais de cela il ne peut réellement prendre conscience qu'en luttant de manière de plus en plus radicale, en refusant l'austérité et le cours vers la guerre, en voyant concrètement la "défaite" partielle de ses luttes, lorsque celle-ci s'en tiennent à un niveau strictement économique. Ces séries de "défaites" sur le plan revendicatif (ce qui a été accordé aujourd'hui est rogné demain), se transforment alors progressivement en victoires sur le plan de la conscience et de l'unité politique. Le mouvement des luttes s'oriente alors peu à peu vers une remise en cause politique et révolutionnaire de toute la société.
Que la conscience de classe soit essentiellement le fruit de l'expérience, de la lutte pratique de la classe, implique bien que l'activité de l'ensemble du prolétariat est irremplaçable. La conscience révolutionnaire tout comme l'émancipation politique des prolétaires, est 1'œuvre des ouvriers eux-mêmes. Elle n a donc rien à voir avec un ensemble d'idées rigides, un ensemble de recettes toute faites et qui sont extérieures au prolétariat. De même, la conscience que prend le prolétariat de sa situation n'est pas une conscience sur un objet extérieur à lui, mais une conscience qu'il a de lui-même. C'est une conscience de soi. Cela signifie tout simplement que c'est en prenant conscience de sa propre situation dans le processus de production que le prolétariat découvre la nature du système capitaliste dans toute sa complexité et sa barbarie. Et cette prise de conscience est toujours synonyme d'une lutte de classe. La conscience de classe c'est donc tout simplement l'affirmation du prolétariat comme classe révolutionnaire, l'être conscient.