(Intervention du KAPD au 3e congrès de l'IC. I92I.)
Dans l'histoire du mouvement ouvrier les textes, les discussions, les divergences sur la question de l'organisation des révolutionnaires ne manquent pas. Souvenons-nous des débats qui traversèrent l'A.I.T., des polémiques qui engagèrent Lénine, Rosa Luxembourg, et Trotski ; souvenons-nous des textes de la Gauche italienne et allemande, etc.. Il est normal que les révolutionnaires cherchent à préciser leur mode d'organisation et de fonctionnement, leurs tâches au sein de leur classe, l'intervention qu'ils doivent avoir. Pour le prolétariat se pose cette question fondamentale : comment développer sa compréhension des rouages du système ? Comment se préparer au combat final ?
C'est ainsi que dès l'aube de sa lutte de classe, le prolétariat a senti la nécessité de se forger, parallèlement à la création d'organisations syndicales, les armes de sa conscience révolutionnaire. Pour ce faire ses organisations de masse ne suffisaient pas à elles seules ; il devait se doter de cet instrument indispensable à son émancipation : une organisation des révolutionnaires, un parti politique. Pour renforcer sa conscience du but final et mener à bien la destruction de tout l'édifice capitaliste, le prolétariat ne peut pas se contenter uniquement de s'organiser en vue de défendre ses intérêts immédiats. Il doit être capable de résoudre très concrètement les questions suivantes :
Aujourd'hui, dans une période où les réformes durables ne sont plus accordées, à "l'ère des révolutions sociales", répondre à ces questions devient une nécessité encore plus aiguë. Avant même que n'éclate la première guerre mondiale, preuve de la faillite irréversible du système, la classe ouvrière tente d'y apporter une réponse : elle fait surgir des organisations de masse aptes à la prise du pouvoir, les conseils ; elle confie à ses minorités révolutionnaires le soin d'accélérer le développement du processus révolutionnaire. Même après l'échec de la vague ouvrière des années vingt et son écrasement dans le sang, elle préserve du marécage de la contre-révolution ses éléments les plus sains; des fractions à qui elle confie le soin de garder les acquis politiques de ses luttes passées. Après cinquante ans de contre-révolution, de nouvelles organisations, groupes d'éléments révolutionnaires, cercles, etc., ont surgis sous la poussée de la reprise des luttes prolétariennes à partir des années soixante. Certaines parmi elles, dont le CCI, se sont constituées d'emblée sur un plan international et sur une plate-forme politique. Mais le CCI n'est pas la seule expression de ces efforts fournis par le prolétariat pour éclaircir son chemin vers la révolution. Des groupes issus des anciens courants de gauche du passé, des cercles de discussion, des organisations plus ou moins proches des positions défendues par le CCI, expriment cette conscience prolétarienne renaissante. La plupart de ces organisations sont actuellement plongées dans des discussions communes et cherchent à cerner leurs points de divergence et de convergence. Les conférences internationales qu'elles tiennent ensemble traduisent bien le souci ressenti aujourd'hui par le prolétariat de préparer la constitution d'un parti international.
Certaines de ces discussions portent, de ce fait, sur le rôle du parti et les tâches des révolutionnaires. Ces débats n'ont encore fait que poser le cadre général des différences d'interprétation. Il semblait important que le CCI tente de tracer les lignes générales de sa conception du rôle des révolutionnaires. D'autres brochures plus précises, plue concrètes viendront enrichir ces premiers éclaircissements. Dans un premier temps, il nous paraissait nécessaire :
Pour planter le cadre général de notre position, nous avons tourné le problème de la manière suivante : avant d'aborder la question de l'intervention des révolutionnaires, nous nous sommes efforcés de démontrer en quoi les méthodes, les formes d'action, le type d'organisation du prolétariat, ne peuvent que correspondre aux nécessités objectives de la révolution communiste, aux buts finaux du mouvement. Nous estimons que ce sont ces caractéristiques de la révolution et de la prise de conscience ouvrière qui rendent l'intervention des révolutionnaires aussi indispensable et non les vertus extraordinaires d'un parti omniscient !
Ce n'est qu'après avoir compris en quoi la révolution communiste diffère de toutes les révolutions passées et en quoi la conscience de classe n'est pas une idéologie, que nous pourrons préciser les raisons
d'être et les tâches des révolutionnaires.
La compréhension de ces tâches du parti reste actuellement encore fort théorique. D'abord le terrain était fort encombré par les erreurs du passée et cinquante ans de domination triomphante de l'idéologie bourgeoise. Non seulement il fallait déblayer tout cela, mais en, plus il fallait renouer avec la tradition communiste sans tomber dans les pièges du passé. De plus la reprise de la lutte prolétarienne n'en est qu'à ses balbutiements.
Mais déjà le ressurgissement de la lutte ouvrière, notre confrontation avec la pratique, notre intervention font naître mille problèmes nouveaux et concrets auxquels nous devons répondre rapidement. La réalité, et l'expérience même du prolétariat enrichissent nos positions, les affinent. De
plus en plus, nous devons saisir cette réalité, en tirer les fruits politiques. De plus en plus, nos analyses doivent se concrétiser, répondre rapidement à l'actualité et aux nécessités de la lutte de classe. De plus en plus, notre intervention se fait directement au sein des combats de notre classe.
L'histoire, une fois de plus, marche plus vite qu'on ne croit. La lutte de classe bouleverse les vieux dogmes et confirme les principes révolutionnaires. Aujourd'hui déjà, le cadre théorique posé dans cette brochure ne suffit plus. Même si elles restent valables, les idées générales qui y sont développées ont été mille fois dépassées, précisées, enrichies par le foisonnement même de la vie sociale et les luttes ouvrières
En réalité, il est impossible de répondre à cette question de manière précise. Tout d'abord, il y a la pression toujours présente de l'idéologie bourgeoise à laquelle se heurte toute tentative de décrire la société future et de la poser comme perspective objective. Cette pression cherche ainsi à faire croire à l'immortalité des rapports capitalistes, elle déforme, elle dénature, elle mutile les définitions du communisme et de la révolution prolétarienne. En effet, combien d'ouvriers n'identifient-ils pas le communisme aux "paradis" du travail militarisé et du capitalisme d'État que sont l'U.R.S.S., la Chine, Cuba et autres pays prétendus "socialistes" ? Ensuite, il y a la nature même du communisme qui rend toute description, toute image parfaite et détaillée impossibles.
En effet, le communisme "n'est pas un état qu'il faut créer, ni un idéal vers lequel la réalité doit s'orienter" mais "le mouvement réel qui abolit l'ordre établi". (Marx. L'Idéologie allemande. 1847)
Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie tout simplement que la société communiste n'est pas un but abstrait né de l'imagination de quelques "illuminés", et que, de ce fait, on ne peut pas s'en faire une idée abstraite et parfaite. Contrairement à ce que croyait Hegel (philosophe allemand du début du 19ème siècle auquel Marx reprit sa méthode dialectique, l'histoire n'est pas la matérialisation, la concrétisation de plus en plus parfaite d'une Idée (l'Idée de l'Homme, l'Idée du Communisme...). Le communisme n'a rien à voir avec une projection de l'esprit, un fantasme vers lequel l'humanité doit se hisser. La société communiste est une étape historique, humaine, réelle, objective. Elle jaillit des contradictions mêmes de la vieille société, elle en est le fruit nécessaire.
Pourtant le communisme n'est pas non plus le produit de la fatalité. Même si elle repose sur des conditions réelles et objectives, sur le pourrissement de contradictions économiques et sociales, la société communiste est avant tout l'œuvre pratique, collective et consciente des hommes. Pour la première fois dans l'histoire, une classe sociale pourra prendre en main son propre destin. Mais elle ne pourra le faire qu'en étant organisée et consciente. C'est pourquoi, le communisme n'est ni un "projet" intellectuel et artificiel, ni une fatalité mécanique et aveugle, La communauté humaine future verra sa mise en place par une transformation volontaire et progressive du vieux monde, par une destruction violente et préalable des anciens rapports sociaux.
De ce fait, les conditions subjectives et objectives de ce mouvement réel qui conduit au communisme, résultent de facteurs existants dans le présent. Dès l'instant où la révolution communiste est à l'ordre du jour, elle est déterminée par une préparation subjective préalable, par le développement d'une prise de conscience présente. Car, comme le communisme, la révolution doit, elle aussi, constituer une action politique volontaire et consciente dont le succès dépendra du degré d'organisation et de conscience que le prolétariat aura collectivement atteint. C'est à cette condition que la communauté humaine peut devenir une réalité et cesser d'être une simple possibilité objective.
Voilà pourquoi, tout en étant bien conscients de l'impossibilité de peindre un tableau précis de la société communiste, il nous paraissait absolument nécessaire de définir, dans ses grandes lignes, la révolution communiste et les buts finaux qu'elle se pose. Car ce sont la nature de la révolution communiste et ses nécessités, les caractéristiques des nouveaux rapports sociaux à construire qui vont déterminer le développement de la conscience de classe et le type d'organisation du prolétariat. Deux questions fondamentales que nous abordons dans les chapitres suivants.
Dans la mesure où il n'est pas une utopie, un idéal abstrait, le communisme trouve racine dans la vieille société. Ses possibilités et ses conditions objectives naissent à la fois des contradictions internes du capitalisme et de la capacité politique de la classe révolutionnaire à bouleverser la société. C'est à la fois dans le degré atteint par les forces productives et dans la nature des rapports sociaux portés par le prolétariat que la société future puise la nourriture, la substance nécessaire à sa croissance. Ce n'était qu'après un certain développement des forces productives et l'épuisement de toutes les possibilités de l'ancienne société, au moment où les rapports sociaux capitalistes entrent en contradiction avec le progrès de ces forces, que le communisme et la révolution prolétarienne pouvaient constituer des nécessités objectives.
Ces conditions objectives nouvelles démontrent clairement que les seuls rapports sociaux capables de réellement faire progresser les forces productives et de répondre aux besoins actuels de l'humanité sont ceux qui aboliront l'antagonisme entre capital et travail, qui supprimeront le capital et le salariat, la production marchande, la nation, les divisions en classes (...).
De ce fait se précisent les points suivants :
Cette appropriation sociale de la totalité des forces productives et des moyens de production ne peut être faite que par le prolétariat : une classe sociale exploitée, dénuée de toute propriété économique, associée dans la production.
La société communiste suppose donc le dépassement de la pénurie, la production selon les besoins humains. L'abondance de la production permettra la satisfaction effective des besoins divers de l'humanité. Le degré atteint dans le développement des forces productives, des sciences, des connaissances et des techniques humaines permettra également de libérer l'homme de l'emprise et de la domination de forces économiques aveugles. Pour la première fois dans l'histoire, l'homme, en maîtrisant consciemment ses conditions de vie et de reproduction, passera du règne" de la nécessité à celui de la liberté".
Cette production selon les besoins humains, cette libération de l'humanité ne peuvent évidemment se réaliser qu'à une échelle mondiale et en bouleversant tous les aspects de la vie économique et sociale. Ainsi le communisme abolit la loi de la valeur. Sa production socialisée et universellement planifiée par l'ensemble des hommes, ne connaît que des valeurs d'usage dont la distribution directe et socialisée exclut échange, marché, vente, argent...
D'une société d'exploitation de l'homme par l'homme où la concurrence et l'anarchie économique déterminent l'opposition et la concurrence entre les individus et entre les classes, l'humanité passe, avec le communisme, à une société où prédomine la communauté humaine.
Une communauté sera formée où toute forme de pouvoir politique, gouvernement, État, police etc., qui maintiennent la domination d'une classe sur une autre disparaîtront en même temps que l'exploitation et la division en classes. L'existence de gouvernements, de modes d'asservissement de l'homme, de sa personnalité et de sa créativité, laisse place à une simple administration des choses, à "une association de producteurs libres".
Ces caractéristiques de la société communiste constituent vraiment le "minimum" de ce que nous pouvions cerner. Faute de place (et compte tenu de ce que nous avions précisé plus haut), nous nous sommes bornés à des affirmations très générales. De plus, aucune des conséquences directes de ce nouveau mode de vie sur les relations humaines n'ont été abordées dans cette description sommaire. Nous n'avons pas développé ce qu'impliquerait la suppression de toute forme de division, de contrainte, d'aliénation, de ségrégation etc.
Pourtant cette esquisse grossière laisse déjà deviner le véritable gouffre qui sépare la société capitaliste et toutes les sociétés antérieures, du monde de demain. Une société sans exploitation de l'homme par l'homme ! Où chacun vit selon ses besoins et ses désirs ; qui ne connaît pas de séparation entre travail intellectuel et manuel ! où la liberté signifie autre chose que la liberté de vendre sa force de travail ! (...) Inconcevable !
Même s'il nous est impossible d'imaginer dans ses détails, ce bond extraordinaire que l'humanité devra franchir, une certitude nous est cependant donnée : jamais l'humanité n'aura été, dans son histoire, placée devant la nécessité d'un tel saut qualitatif. Cette constatation, évidemment fort encourageante, est aussi une arme à double tranchant. Car pour la première fois, ce pas qualitatif ne pourra être accompli que par une classe sociale pleinement consciente de ses tâches historiques. Or la classe sociale capable d'une telle prise de conscience est précisément celle qui supporte un avilissement extrême, une exploitation féroce, le poids écrasant de l'idéologie bourgeoise.
Ainsi ce qui fait la qualité, la supériorité et le degré d'humanité du communisme est justement fonction de la faiblesse, du dénuement extrême, de l'inhumanité d'une classe sociale. Parce que "dans les conditions de vie du prolétariat sont concentrées, sous leur aspect inhumain, les conditions de vie de la société", le prolétariat "ne peut se libérer sans supprimer ses propres conditions de vie inhumaines, sans supprimer toutes les conditions de vie inhumaine de la société actuelle qui sont concentrées dans sa situation" (Marx, Engels. La sainte Famille. 1844).
Ainsi les raisons qui poussent le prolétariat à libérer l'humanité toute entière, à créer une société sans classe, sans exploitation, repose sur ses conditions d'exploitation au sein de la production.
Le prolétariat, démuni de tout pouvoir économique au sein de la société, classe exploitée au sein de la production, ne doit compter que sur lui-même pour se libérer, ne possède que sa solidarité et sa conscience à opposer au capitalisme : deux armes clés qui rejoignent précisément les caractéristiques de la société future.
Ces mêmes faits rendent l'opposition du prolétariat à la bourgeoisie extrêmement fragile et pénible. N'ayant aucun privilège économique à faire valoir à l'encontre du pouvoir de la bourgeoisie, le prolétariat constitue une proie facile des pressions de l'idéologie, des tentatives sans cesse renouvelées de le dévoyer de sa lutte finale.
Le cheminement vers le communisme, la lutte du prolétariat apparaissent, de ce fait comme une suite heurtée de victoires et de défaites, comme une suite de reculs, de nouvelles poussées, comme une tension volontaire et consciente, constamment remise en question et critiquée.
Mouvement incessant, constamment critiqué et remis en question, la révolution prolétarienne doit son aspect heurté en "dents de scie" aux caractéristiques mêmes du communisme.
En effet :
La révolution communiste n'est pas l'aboutissement d'un processus économique, d'une érosion progressive des anciennes structures sociales, mais la condition préalable et politique à un bouleversement économique et social. Elle constitue le point de départ de tout un processus de transformation de la vieille société.
Dans le passé, la puissance économique d'une classe et sa capacité à imposer un nouveau type de rapports sociaux étaient pratiquement synonymes. Les nouvelles structures sociales, qui devaient poursuivre la marche du progrès et s'imposer à tous par la force ou la persuasion, se justifiaient en définitive par les intérêts économiques particuliers de la classe révolutionnaire. Pour illustrer cela, il suffit de se rappeler de quelle manière la bourgeoisie ébranla la société féodale.
A partir du XVème et XVIème siècles, de grandes familles bourgeoises, particulièrement en Europe du Sud, règnent sur le commerce et l'argent en maîtres incontestés. Un flot incessant de métal, de tissus, d'épices emprunte les chemins de terre et de mer. Dans les villes, sur les routes nouvelles qui joignent des centres économiques nouveaux, se déploie une marrée d'or ; les arts, les sciences, les lettres, les idées y fleurissent. Les découvertes scientifiques et techniques se multiplient comme les cités industrielles, la pensée accomplit des bonds extraordinaires, le temps n'est pas loin où Copernic exposera sa théorie sur les Révolutions des sphères célestes. Partout on éprouve le besoin d'aller vite, d'être efficace et précis aussi bien en matière de finance et de commerce qu'en production industrielle. Une classe sociale est en train de bouleverser la société et de conquérir le monde. Elle possède pour cela un atout essentiel : la puissance financière, l'argent. Sans maîtriser pour autant la puissance politique qui reste encore aux mains de la féodalité, la bourgeoisie va imposer progressivement ses lois.
Pour passer du capitalisme au communisme, pour abattre toute forme d'exploitation, le prolétariat ne dispose pas de ces mêmes atouts économiques. Aucune bourse d'argent sonnant, aucun acte de propriété, aucun pouvoir industriel ne viendra ni ne pourra l'aider dans sa lutte. Aucune puissance économique ne peut dissoudre progressivement les chaînes du capital et mener au communisme. Quelle puissance matérielle le prolétariat peut-il, en effet, retirer de la possession de son instrument de travail, des boulons de sa machine ou même de toute son usine dans le cadre du maintien international des rapports capitalistes ? La possession, même partielle, par le prolétariat des moyens ou des fruits de la production dans le cadre capitaliste est un leurre, une impossibilité objective, une mystification. Seule la révolution politique mondiale et violente peut jeter les bases de l'appropriation collective des moyens et des fruits de la production.
Dans la mesure où le prolétariat ne s'appuie sur aucun intérêt économique particulier, ni sur une propriété quelconque, il ne vise aucunement à établir une nouvelle société d'exploitation. C'est précisément parce qu'il est la dernière classe exploitée de la société, celle qui ne possède que ses chaînes à perdre, que le prolétariat pousse objectivement vers la construction d'une société sans classe et sans exploitation. Le prolétariat reste une classe exploitée même après la révolution, après la prise du pouvoir politique. Entre cette prise du pouvoir, l'instauration de la dictature du prolétariat et le communisme s'étale une période de transition au cours de laquelle le prolétariat est obligé de généraliser sa propre condition à l'ensemble de la société et d'intégrer les autres classes et couches dans le processus de production. Car sans cette transformation, sans cette élimination progressive des classes, le prolétariat reste une classe "exploitée" (sur la plus-value de laquelle continue à vivre en parasites une série de couches sociales) même après la révolution politique mondiale.
Or bien souvent, les réflexions qui surgissent lorsqu'on parle de la révolution communiste sont les suivantes : "rien ne prouve que le prolétariat une fois au pouvoir ne va pas (pour se venger !) exploiter à son tour une autre classe : regardez ce qui s'est passé en Russie !" ou bien "le pouvoir corrompt les plus belles intentions", etc., etc. C'est dans la façon même dont ces questions sont posées que se trouve le vice de raisonnement. En effet, l'incompréhension de la nature à la fois révolutionnaire et exploitée du prolétariat, de l'absence de toute base matérielle pour permettre aux ouvriers de fonder un pouvoir matériel et donc une nouvelle oppression de classe, l'incompréhension de la nécessité et de la possibilité objective d'une société sans classe pour continuer le développement des forces productives, aboutissent tout simplement à l'apologie et à la justifications les plus plates du maintien des rapports capitalistes. Cette myopie caractéristique de l'idéologie bourgeoise empêche de voir que s'il s'avérait après la révolution qu'une partie des ouvriers en arrive à exploiter les autres (imaginer la totalité des ouvriers s'exploitant eux-mêmes est évidemment une absurdité !), cela ne signifierait rien d'autre qu'un recul de la révolution, qu'un pas à nouveau gagné pour le capitalisme. Les "ouvriers exploiteur deviendraient à ce moment-là les représentants objectifs et réels de la bourgeoisie (et non une nouvelle classe). La révolution prolétarienne et la destruction du capitalisme n'en seraient que remises à plus tard.
La révolution communiste et son aboutissement au niveau mondial ne constituent donc pas une victoire immuable, une garantie absolue à la victoire du communisme. Pendant la période de transition, un recul vers la société capitaliste reste possible. La solidarité et la conscience du prolétariat doivent tendre tous leurs efforts à combattre ce recul possible.
C'est pourquoi les armes utilisées par les ouvriers dans ce combat ne sont pas n'importe lesquelles. Tout d'abord il est clair que la révolution et la dictature prolétariennes ne peuvent pas s'accommoder des vestiges et des séquelles du pouvoir ancien. Ces vestiges doivent au contraire être progressivement balayés et détruits au cours de la période de transition. Dans le passé, ce nettoyage en règle ne fut pas nécessaire.
Même si la bourgeoisie procéda à un bouleversement fantastique des structures sociales, des mentalités et des comportements, ce qui constituait fondamentalement les charpentes de l'exploitation de l'homme par l'homme et ses outils de coercition ne fut pas bouleversé. A la hache du bourreau de l'Inquisition, succéda le couperet de la guillotine démocratique. Nos nouveaux maîtres, tout en "libérant" de leur ancienne servitude les futurs exploités, s'accommodèrent fort bien des vieilleries rendues inoffensives de l'ancien régime, de l'ancienne machine d'exploitation féodale. Ils les mirent tout simplement au goût du jour. Policiers, fonctionnaires, bourreaux... changèrent tout simplement d'habits. Professeurs, philosophes, penseurs... changèrent tout simplement de doctrine. Et dans certains cas (comme en Allemagne et en Russie au début du 20e siècle), une puissance économique capitaliste pouvait fleurir et croître au côté d'une basse-cour d'aristocrates, de junkers, d'officiers et de bureaucrates impériaux, de nobles, de princes et d'empereurs...
Parce qu'elle poursuivait justement une société de classes et d'exploitation, la bourgeoisie réutilisa à son profit de vieilles structures répressives du pouvoir féodal sans que cela ne la gêna aucunement aux entournures de sa puissance économique.
Rien de tel pour le prolétariat qui ne peut s'ériger en classe dominante que suite à la destruction de l'État bourgeois sous toutes ses formes. Ainsi que le démontra l'expérience de la Commune de Paris, le prolétariat ne peut pas s'emparer de la machine d'État capitaliste mais doit la détruire de fond en comble.
Il doit donc forger des outils de transformation sociale et de combat qui lui soient propres et correspondent à la nature de la société communiste. Le type d organisation du prolétariat en classe révolutionnaire doit correspondre au type de révolution sociale qu'il instaurera et au type de société nouvelle qu'il construira.
Le sol fertile de la révolution, de la prise du pouvoir et du communisme doit être constitué par l'organisation collective et solidaire des ouvriers, par leur prise de conscience révolutionnaire, par leur action énergique et lucide, par la participation créative de l'ensemble de la classe ouvrière à ce combat gigantesque.
En effet, la révolution mondiale du prolétariat, outre le fait qu'elle est un processus collectif et violent, se caractérise surtout par LA NÉCESSAIRE CONSCIENCE DE CLASSE QUI DOIT LA GUIDER.
Alors que dans le passé, la détermination jouée par les conditions objectives dépassait la part de volonté et de conscience qu'exigeait tout bouleversement social. Alors que la succession des différents modes de production se déroulaient en quelque sorte "par dessus la tête" des hommes et des classes. Alors que, assujettie au faible développement des forces productives, la classe révolutionnaire se soumettait à une réalité qu'elle croyait autonome, étrangère et immuable. Alors que les forces historiques semblaient agir à la manière des forces de la nature: aveugles, violentes, arbitraires et incontrôlables...
Or comme nous avons pu le constater précédemment, le communisme, la marche vers celui-ci, la révolution procèdent fondamentalement d'un même processus et posent les mêmes exigences. Chaque étape particulière de ce mouvement (étapes qui ne peuvent être isolées) porte déjà les caractéristiques du but final. En ce sens, si le communisme ouvre le règne le l'organisation consciente de la production selon les besoins humains, la transformation sociale et la révolution qui le précèdent ne peuvent être autres choses que des actes conscients. Le prolétariat se doit donc d'appréhender la réalité avec un minimum de préjugés, c'est la première classe qui puisse effectivement le faire.
Les classes révolutionnaires du passé luttaient pour un ordre social progressif par rapport au précédent mais qui n'en comportait pas moins une nouvelle exploitation. La conscience que ces classes pouvaient acquérir au cours de leur lutte ne pouvait être que mystifiée puisqu'elle devait pouvoir justifier et masquer cette exploitation. La lutte prolétarienne, au contraire, ne tend pas à instaurer une exploitation nouvelle mais à libérer de l'exploitation toute la société. En ce sens la conscience de classe du prolétariat est la première qui doive et puisse être libre de mystifications et de préjugés, la seule qui puisse appréhender la réalité sociale d'une façon véritablement "scientifique".
Certes le processus de prise de conscience n'est pas achevé une fois pour toute ou donné dans l'absolu dès l'apparition des premières luttes ouvrières. S'élaborant progressivement sous la poussée des circonstances matérielles et des expériences historiques de la classe, il ne peut aller qu'en se renforçant et en s'enrichissant sans cesse. Néanmoins :
S'il est vrai que la prise de conscience du prolétariat n'est jamais parfaite ou totalement achevée, cela ne signifie absolument pas que la révolution communiste puisse se passer de cette prise de conscience et se dérouler d'une manière un peu "accidentelle" ou volontariste.
La réussite du processus de la prise du pouvoir par le prolétariat exige donc que celui-ci soit pleinement conscient de ses tâches historiques. Impossible à quantifier cette conscience de classe doit néanmoins correspondre aux nécessités de la révolution et du communisme et constituer un processus collectif. La prise de conscience du prolétariat correspond à la conjonction de facteurs complexes qu'il nous convient d'analyser à présent et qui relèvent à la fois de conditions objectives et d'éléments subjectifs.
Un des traits fondamentaux de la révolution prolétarienne et du communisme c'est le fait d'être une œuvre collective et consciente de la classe ouvrière. Cette caractéristique nous impose de répondre à la question suivante : "de quel type de conscience collective s'agit-il ? "Avons-nous à faire au même processus idéologique qui accompagnait les révolutions sociales du passé ? Quels sont les points communs entre les progrès intellectuels du passé et la conscience prolétarienne ?
Car pour distinguer la conscience de classe de toute forme d'idéologie actuelle, nous devons d'abord et avant tout la différencier de l'idéologie en général. Mais nous devons également rendre compte de tout l'acquis fantastique - tant au niveau du développement des forces productives que de la pensée sociale - sur lequel la révolution communiste prendra corps. Ainsi nous pourrons comprendre que, de la même manière que le communisme est rendu possible grâce au degré atteint par les forces productives et par l'exacerbation des contradictions internes du capitalisme, la conscience prolétarienne s'appuie sur tout un bagage d'idées. Elle est le produit en même temps que le dépassement de tout un développement de la pensée sociale. Elle prend naissance au sein d'une crise profonde de la société. Crise économique et sociale qui entraîne avec elle la faillite des idées.
La prise de conscience du prolétariat se base donc sur tout un développement intellectuel antérieur. En effet, rien ne serait plus faux que de considérer l'histoire de l'humanité comme la succession incohérente et naturelle des faits, comme la liaison mécanique et fatale des évènements. Cette conception d'une poussée aveugle et toute puissante du "destin" sur l'histoire des hommes doit être dépassée. Car ce qui distingue fondamentalement l'homme de l'animal, c'est le fait qu'alors que ce dernier se confond entièrement avec son activité vitale, l'homme fait de son activité vitale l'objet de sa volonté et de sa conscience.
Évidemment, parler d'une transformation toujours volontaire et pleinement lucide du monde par l'homme serait tout aussi faux. De plus les hommes ne font pas l'histoire de manière abstraite et "spirituelle".
Ce sont bien les circonstances qui déterminent l'action des hommes, c'est bien "l'existence qui détermine la conscience". Ce sont bien les étapes successives atteintes par les forces productives qui se traduisent par des progrès dans la pensée sociale. La conscience relative apportée par les hommes, et plus exactement les classes sociales, lorsqu'ils produisent leurs moyens de subsistance et façonnent leur milieu naturel et leurs rapports sociaux, dépend étroitement des circonstances matérielles.
Toute l'histoire de l'humanité exprime une croissance de plus en plus féconde des forces productives et la capacité de plus en plus grande qu'elle confère aux hommes de prendre conscience d'eux-mêmes, des relations qu'ils nouent entre eux, du monde qui les entoure. La prise de conscience du prolétariat, la révolution matérielle sur laquelle elle s'appuie, continuent, enrichissent et dépassent ce que l'histoire leur a légué.
L'APPARITION DES SUPERSTRUCTURES IDÉOLOGIQUES
Commencer la description de toute l'histoire de l'humanité est évidemment une entreprise impossible ! Nous nous bornerons à tracer une analyse très sommaire des grandes étapes du développement idéologique de cette histoire.
Dans un premier stade de ce développement, au moment de la communauté primitive qui ne connaît ni production marchande, ni échange, l'homme ne fait encore aucune différence entre sa propre évolution et celle des forces naturelles qui l'entourent. Évoluant dans une communauté qui pourvoit à ses besoins de manière directe, qui ne connaît pas encore de division réelle du travail, qui impose une mise en commun de la nourriture, des outils, des logements etc., l'homme ne se conçoit pas autrement que comme une partie intégrante du milieu humain et naturel. Cette dépendance immédiate qui le lie à sa communauté et à l'environnement naturel le détermine à penser et à s'exprimer en fonction d'une unité magique, dont il perçoit des signes partout mais qui le dépasse entièrement. Ainsi, le langage qui apparaît assez tôt, devient un lien magique entre les hommes eux-mêmes et entre la communauté et les puissances naturelles. Ce moyen de communication ne sert pas uniquement à des fins utilitaires, il possède un véritable pouvoir sur la nature, en est une manifestation concrète et immédiate, en règle certains tabous, certains interdits. Certains lieux de chasse ou de cueillette ne peuvent être nommés, sous peine d'attirer la colère de forces incontrôlables, en revanche certaines formules sont censées agir directement sur la nature. L'homme établit ainsi un réseau de relations très serrées avec le monde qui l'entoure.
Mais s'il est vrai que cette relation harmonieuse entre les conditions matérielles et l'existence de la communauté détermine au sein de celle-ci une unité fondamentale entre la vie sociale et le rythme naturel, entre l'être social et la pensée, l'activité concrète et le langage, etc., n'oublions pas non plus que nous nous trouvons dans une société où les forces productives ne sont pratiquement pas développées, où la pénurie règne de façon cruelle. La communauté reste ainsi entièrement soumise aux forces naturelles, aux cataclysmes (sécheresse, orages, famines,...), à une nature toute puissante qui règle et commande. Le respect à la fois terrifié et plein de reconnaissance adressé par l'homme au monde qui le nourrit aboutit rapidement à un fétichisme primaire. Les manifestation naturelles (la pluie, la chaleur, le vent, les astres, etc. ), sans apparaître encore réellement sous l'apparence de divinités, sont appréhendées comme des forces indépendantes. Forces actives et terribles qu'il s'agit de respecter, de redouter et de se concilier.
C'est essentiellement au moment où l'homme commence à se sédentariser, au moment où il entreprend de cultiver le sol que s'opère plus nettement la transition entre la simple magie et les rites religieux.
Ce fétichisme primitif des forces de la nature traduit bien les premières tentatives de l'homme de s'expliquer le monde et ses phénomènes naturels. Mais dans la mesure même où il se voit entièrement dominé par la nature, l'homme imagine un moyen d'échapper ou de contrôler celle-ci par le biais de la religion. La réalité peut être ainsi englobée dans un concert unique et sacré. L'agriculture (première forme d'extériorité de l'homme par rapport à son milieu naturel), va donc consolider, dans la pensée sociale, l'illusion de l'existence d'une puissance supérieure, d'essence religieuse. Et ainsi que l'exprimait Marx : "la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi de l'homme qui ne s'est pas encore conquis ou bien s'est déjà reperdu". (Marx. Introduction à la critique de la philosophie hégélienne du droit. 1844)
Par la suite, le développement de la division sociale du travail, la production des moyens de subsistance au delà des besoins de la communauté, l'apparition d'un surplus... vont déterminer la désintégration des anciens rapports sociaux. Nous assistons au phénomène de la dissolution des communautés primitives par l'action de l'échange. Les communautés commencent à échanger entre elles le surplus de leur production.
A ce stade, le développement des forces productives va entraîner l'utilisation systématique de la force de travail et son exploitation par le biais de l'esclavage. Ainsi l'agriculture, l'exploitation du sol, la domestication des animaux et l'élevage des troupeaux développeront une source de richesse insoupçonnée jusque là. Ce développement va créer des rapports sociaux tout à fait nouveaux basés, non plus sur la mise en commun des produits et des instruments de travail, mais sur la propriété privée. Avec la division du travail, il incombe désormais à l'homme de procurer la nourriture et les instruments de travail dont il devient naturellement le propriétaire. De la même manière, l'homme devient également propriétaire de la nouvelle source d'alimentation : le bétail; et, plus tard, du nouveau moyen de travail : les esclaves. De son côté, la femme, qui a tout perdu de ses anciens droits matriarcaux, reste simplement propriétaire des objets de ménage. Et en même temps que cette grande division sociale du travail, on vit se développer la première grande division de la société en classes: maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités.
Ces progrès de la propriété privée (en troupeaux, esclaves, objets de luxe, moyen de production, etc.,...), cette séparation des producteurs d'avec leurs produits, ces débuts de l'exploitation de l'homme par l'homme... ont évidemment entraîné l'homme à se séparer de plus en plus de la nature et de lui-même. La communauté n'est plus directement liée à l'environnement naturel, elle ne connaît plus en son sein des rapports égalitaires et harmonieux, mais, au contraire, dépend entièrement, à présent, de rapports de propriétaire particuliers entre eux. L'individu perd peu à peu ses liens objectifs et ancestraux avec la communauté et son lien économique avec les moyens de subsistance ; il devient le concurrent de ses semblables.
A ce stade de son développement historique, la communauté humaine ne peut plus se baser sur une organisation sociale interne guidée par la volonté de tous. Tiraillée par des contradictions internes et des oppositions sociales irréconciliables, la société marchande se voit obligée de se doter d'un corps de lois et de règles qui doit se placer en apparence au dessus de la société et la maintenir dans les limites de "l'ordre". "Et ce pouvoir, né de la société, mais qui se place au dessus d'elle et lui devient de plus en plus étranger, c'est l'État". (Engels. L'origine de la Famille de la propriété privée et de l'État. 1884). De la même manière, et liée à l'apparition de cette structure politique, de cette superstructure juridique, la pensée sociale, qui doit à présent dominer au sein de la société, est celle qui représente et justifie les intérêts de la classe exploiteuse et dominante. Cette pensée n'est plus le reflet direct de l'activité pratique, elle n'est plus intimement attachée à la volonté collective; elle se caractérise au contraire par la distance qu'elle cherche à placer entre la réalité et elle-même. Les idées qui dans la communauté primitive exprimaient le langage de la vie réelle, vont devenir, dans la société marchande, les idées de la classe dominante. Ainsi se constitue, en même temps qu'une superstructure politique, un code de pensées, une superstructure idéologique.
La nouvelle division de la société en classes est ainsi justifiée et déclarée immuable par la classe dominante. La réalité de l'exploitation est voilée, les intérêts particuliers d'une minorité exploiteuse sont présentés comme les intérêts de tous et la condition au progrès. La division du travail entre manuels et intellectuels détermine alors la création d'une couches spécialisée dans l'entretien et l'exposition de ces idées. L'art lui-même se soumet entièrement à cette règle.
Par la suite, cette justification de l'exploitation d'une classe par une autre ne va cesser d'être confirmée et affermie. Mais cette justification ne sera pas toujours la même. Elle connaîtra, sous la poussée des forces productive, un développement dans le sens d'une capacité plus grande de l'homme à appréhender la réalité. Car à chaque progrès matériel, à chaque victoire de l'homme sur la nature correspond un enrichissement des idées et de la compréhension sociale.
Car à l'encontre de toute autre société animale, même la plus organisée, l'homme ne se contente pas d'une simple reproduction inconsciente de son activité vitale. Les besoins sociaux de l'homme croissent en même temps que les moyens matériels de leur satisfaction. Contrairement aux animaux, les hommes ne peuvent pas satisfaire leurs besoins de manière purement immédiate et selon la reproduction infinie d'un seul et même processus. Pour répondre à leurs besoins, il leur faut nécessairement un intermédiaire. Les hommes doivent produire leurs moyens de subsistance et utiliser de plus en plus consciemment des moyens, des instruments de production. De même, ils doivent pour accomplir ce travail nouer des relations entre eux et dépasser plus ou moins lucidement les formes d'organisation sociales qui ne font plus rien progresser.
Le dépassement matériel de ces anciennes structures sociales, de ces anciens rapports de production s'accompagne obligatoirement d'un dépassement des anciennes formes de pensée sociale et des idées dominantes. Ceci non seulement parce que le progrès des forces productives détermine un progrès au niveau de la pensée sociale, mais aussi parce que la classe révolutionnaire ne peut réellement accomplir ses tâches historiques qu'en prouvant matériellement et idéologiquement à l'ensemble de la société contre la classe au pouvoir l'efficacité sociale de ses intérêts. C'est ainsi qu'à chaque amélioration accomplie dans l'infrastructure matérielle de la société, correspond un développement et un enrichissement de la pensée sociale.
A chaque période de pleine maturité des sociétés, du point de vue des forces matérielles, répondra un épanouissement des idées et des sciences, une floraison de l'art et des littératures. Et chaque pas en avant accomplis par les nouveaux rapports sociaux, chaque progrès des techniques de travail et de production, chaque évolution dans les liens sociaux marquera un bouleversement dans les pensées. Ainsi, on peut dire que le capitalisme représente, par rapport aux sociétés asiatiques, antiques ou féodales qui l'ont précédé, un progrès matériel et idéologique fantastique. Pour suivre et consolider l'essor extraordinaire qu'il va donner aux forces productives, aux techniques, aux sciences... le capitalisme se voit contraint de systématiser une analyse matérialiste et rationnelle de la réalité. Le triomphe de cette conception viendra avec l'apogée du développement économique de la bourgeoisie.
Impatiente de soustraire à ses croyances et à ses anciennes servilités, une société qu'elle conquiert déjà économiquement, la classe bourgeoise va passer au crible de la critique rationnelle les vieux dogmes féodaux. Déjà sous la Renaissance, alors qu'elle s'épanouit progressivement dans les villes italiennes, elle voit ses représentants idéologiques pourfendre habilement les valeurs sacrées, telles que l'immortalité de l'âme, l'existence d'une entité divine etc.. Et lorsqu'elle reste dans le ton religieux, elle cherche à imposer une religion qui, tel le protestantisme, s'accommode fort bien de l'usure et du prêt à intérêt. Partout, elle impose des nouveaux rapports de production basés, non plus sur la dépendance directe du serf au seigneur, mais sur l'existence d'individus juridiquement égaux entre eux et "libres" de vendre leur force de travail sur le marché. Ce sont ces nouveaux types de relation sociale qui vont balayer les vieilles superstitions du passé, et partir à la conquête du monde.
Cette ouverture mentale, cette plus grande capacité à comprendre la réalité, à mieux saisir les phénomènes physiques, naturels, humains..., la bourgeoisie le doit à sa force économique, à la poussée formidable qu'elle donnera aux techniques, aux forces productives, aux moyens de travail. Le matérialisme scientifique s'affirme comme l'expression idéologique de cette capacité à "maîtriser" la nature et à en connaître les lois.
Mais cette connaissance du monde trouve ses limites dans le fait que :
- le développement des forces productives est encore insuffisant Dour permettre à l'homme de satisfaire entièrement ses besoins sociaux. Les relations entre l'homme et la nature ont été brisées, souillées, polluées. Le capitalisme a socialisé la production mais non le mode d'appropriation social de celle-ci,
- la bourgeoisie, étant une classe exploiteuse, est contrainte de voiler, de cacher la réalité de cette exploitation. Elle ne peut pas non plus reconnaître le caractère historique et transitoire de tout mode de production. L'idéologie bourgeoise est totalement imprégnée de ces illusions.
Ainsi les limites objectives de la production capitaliste, du système marchand en général, se retrouvent dans les limites de la pensée bourgeoise. C'est en tenant compte de ces limites que nous parlons d'idéologie pour la bourgeoisie et de conscience de classe pour le prolétariat. Certes l'idéologie bourgeoise exprime, elle aussi, une tentative de prendre conscience du monde, des hommes, etc. Mais cette prise de conscience est tout à fait limitée et développe de graves illusions. Cela provient des deux faits énoncés plus haut : le caractère de la production capitaliste, l'impossibilité pour la bourgeoisie d'admettre son règne transitoire.
De cette manière, le rapport social entre les classe revêt l'aspect d'un rapport naturel entre choses. De plus, en étant séparé du fruit de leur travail, les producteurs voient leur activité sociale comme une chose objective, indépendante, qu'ils ne contrôlent pas.
Cette aliénation va évidemment se retrouver au niveau de la pensée sociale. En effet, "le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme" (Marx. Le Capital. l'Économie). C'est pourquoi, la nature de la production marchande, qui entraîne la réification des conditions sociales de la production (c'est-à-dire leur fixation sous formes d'objets, de choses), va marquer de ses chaînes les formes de la pensée sociale. L'aliénation capitaliste a pour conséquence au niveau idéologique que :
Tout ceci implique le fait que l'idéologie ne peut pas saisir la réalité de façon adéquate et dans son propre mouvement. En effet, les différents moments de la vie sociale prennent la forme de faits particuliers, de choses indépendantes et partielles. Ils apparaissent comme des entités figées en dehors du devenir humain. La réalité est comprise comme un objet et non comme un produit de l'activité humaine, sensible et concrète. C'est pour ces raisons, comme l'écrit F. Engels, que "l'idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute consciemment, mais avec une conscience fausse". - (Engels. Lettre à Mehring, in Études philosophiques. 1893)
LA CONSCIENCE DU PROLETARIAT
Ce que l'on doit se demander à présent c'est : "quel intérêt a-t-on trouvé à parler de l'apparition des superstructures idéologiques ?", "en quoi la définition de l'idéologie peut nous aider à mieux comprendre la naissance de la conscience du prolétariat ?" Il est bien évident que si nous nous sommes attardés sur le problème des superstructures idéologiques c'est afin de mieux comprendre le phénomène de la prise de conscience du prolétariat.
Que nous aura appris cette étude sommaire du passé ? Nous savons à présent que la tendance du prolétariat à prendre conscience de son rôle de classe révolutionnaire n'est pas un phénomène tout à fait neuf. Les classes révolutionnaires du passé ont, elles aussi, lutter pour imposer leur vision du monde, pour triompher des dogmes et des vieilles idées sclérosées. La lutte pour mettre en place une société nouvelle, un nouveau mode de production, s'accompagnait d'une lutte d'idées, d'une lutte entre des conceptions différentes du monde. Ainsi, au cours du développement des sociétés humaines, la lutte de classe pour établir des nouveaux rapports sociaux a toujours été simultanément une lutte pour faire triompher des idées générales nouvelles. Car dès l'instant où une société se sclérose au niveau économique, dès l'instant où les rapports de production se transforment en un carcan de la vie et du progrès de la société, toutes les formes idéologiques correspondant au passé se trouvent déracinées, vidées de leur contenu, contredites ouvertement par la réalité. Dès l'instant où une société entame sa période de sénilité et de décadence au niveau économique, l'optimisme et l'épanouissement idéologique, artistique et philosophique cèdent la place au pessimisme philosophique, à l'obscurantisme, au déclin de l'art et de la pensée sociale. Un décalage croissant s'établit entre les rapports qui régissent la société et les nouvelles nécessités historiques, et les idées que les hommes s'en étaient fait jusqu'alors. Les seules idées qui peuvent prendre alors un véritable essor dans ces périodes sont celles qui annoncent la nouvelle société. Des idées surgissent qui préconisent un nouveau type de rapports sociaux et prennent des formes critiques, utopiques et contestataires d'abord puis révolutionnaires.
La conscience de classe du prolétariat s'inscrit dans le même contexte. Pour la classe ouvrière le pourrissement des contradictions économiques du capitalisme décadent et le processus de déclin de l'idéologie bourgeoise posent le terrain fertile au développement de sa conscience historique.
Un autre point rapproche la prise de conscience du prolétariat du processus idéologique qui a marqué la lutte des classes révolutionnaires du passé : la conscience prolétarienne, tout comme l'idéologie en général, repose sur un ensemble de conditions matérielles d'ordre économique et social. C'est l'existence de cette base concrète qui détermine la marche consciente du prolétariat. L'épanouissement de la conscience de classe exprime donc l'antagonisme économique, historique et bien réel de deux classes sociales. C'est au cours d'un mouvement essentiellement pratique que la conscience de classe peut s'asseoir et triompher.
La conscience prolétarienne, comme les idées révolutionnaires du passé l'ont fait, ne sera réellement victorieuse qu'à la suite d'un triomphe politique et social.
Le dépassement définitif des vieilles idées du passé implique donc, et cela fut toujours le cas, un dépassement matériel des vieilles contradictions économiques.
Et pourtant, malgré ces ressemblances, nous continuons à parler d'idéologie pour le passé et de conscience de classe pour le prolétariat. s'agit-il d'une simple différence terminologique ? En réalité si nous utilisons deux termes différents c'est dans le souci de caractériser deux processus fondamentalement différents. Ce qui distingue le processus idéologique des classes révolutionnaires du passé et la prise de conscience du prolétariat est bien plus important que les quelques éléments qu'ils ont en commun. Et de plus la nature même et l'origine de la conscience prolétarienne empêchent d'identifier celle-ci avec une simple idéologie.
Quelles sont ces distinctions entre l'idéologie et la conscience de classe ?
Les superstructures idéologiques expriment au niveau de la pensée sociale l'existence d'une infrastructure économique basée sur l'exploitation de l'homme par l'homme. La classe sociale qui domine au sein de cette infrastructure et qui possède le pouvoir économique, les moyens de production, la puissance matérielle, possède également les moyens idéologiques dont elle se sert pour justifier son règne. Dans ce sens, on peut parler d'un "reflet" idéologique. Même si les idées de la classe dominante sont bien des réalités et non des nuages sans consistance, elles ne font que suivre passivement une réalité bien plus déterminante : celle de l'économie et de ses lois. Ainsi même au cours de la lutte révolutionnaire de la bourgeoisie contre la féodalité, l'action critique des idées de cette première ne constituait en fin de compte que la pointe visible de l'iceberg. L'action révolutionnaire véritable se passait dans les fondements, dans les soubassements de la société.
S'il est vrai que les écrits des philosophes du siècle des Lumières, que l'action des Encyclopédistes français, que les livres de Voltaire, Diderot, Montesquieu, Kant, Locke, etc., contribuèrent à saper sérieusement les superstructures idéologiques des anciens rapports féodaux, à crédibiliser la lutte révolutionnaire de la bourgeoisie, et à imposer la domination politique de celle-ci, c'est toujours avec un léger retard sur le processus de transformation économique que cette contribution se fit. Tous les géniaux précurseurs de la bourgeoisie Roger Bacon, Pomponazzi, Léonard de Vinci, Érasme, Thomas More, etc.), exprimèrent tout simplement la contradiction de plus en plus flagrante entre le degré des forces productives et les rapports sociaux féodaux, et l'avance encore timide de la bourgeoisie au niveau économique. L'idéologie bourgeoise, malgré son rôle révolutionnaire, n'apparaît donc que comme justification a posteriori d'un pouvoir économique progressivement acquis.
A l'inverse, la conscience du prolétariat ne repose sur aucune infrastructure économique. Le prolétariat se voit absolument dénué de tout pouvoir économique, il ne poursuit pas comme objectif la mise en place d'une nouvelle exploitation. Même en s'affirmant comme classe dominante de la société, le prolétariat n'en deviendra pas pour autant une classe exploiteuse. Aucune contrainte économique ne le force à forger une idéologie pour justifier le maintien de l'exploitation. Et même s'il le voulait, le prolétariat ne pourrait pas créer une superstructure idéologique. Dès l'instant où les acquis politique de la conscience de classe se figent en idées toute faites, en idéologies, elles perdent leur caractère révolutionnaire et s'intègrent à l'édifice déjà fort encombré des préjugés bourgeois.
Les conséquences de cette situation sont les suivantes :
1.- Contrairement aux progrès passés de la pensée sociale, la conscience du prolétariat ne se borne pas à suivre et à servir passivement une transformation économique de la vieille société. Dans la mesure où il n'est le propriétaire d'aucun privilège économique, le prolétariat est obligé de s'affirmer d'abord dans un mouvement politique et conscient avant de passer au bouleversement matériel de l'ordre existant. La conscience de classe, le programme révolutionnaire du prolétariat doivent précéder et conditionner ce bouleversement.
La conscience communiste ne se contente donc pas de refléter un état de, fait, elle doit s'exprimer comme un élément actif dans le processus révolutionnaire.
2.- L'idéologie tend à conserver un ordre social dominant, elle vise à le maintenir en place, à le déclarer immuable. La classe exploiteuse une fois au pouvoir a tout intérêt à verser dans le mysticisme et le dogmatisme. Ainsi la bourgeoisie se complait dans l'aliénation, elle y reconnaît sa propre puissance. La réalité est maquillée, le caractère historique des rapports sociaux est voilé. La situation sociale du prolétariat est totalement différente de celle de la bourgeoisie. Cette situation lui donne d'autres possibilités de "connaissance" qu'à la bourgeoisie. Il est contraint, de ce fait, de se révolter contre sa situation et de déchirer le masque complaisant qui cherche à faire croire à l'éternité de la société capitaliste. Une des conditions préalables à la transformation de sa situation et de son exploitation c'est précisément la reconnaissance du caractère transitoire, historique, transformable de cette situation. Le prolétariat ne se lance pas aveuglément, la tête la première, sur le mur de l'exploitation s'il n'est pas convaincu en partie que les lois économiques et sociales qui régissent cette exploitation ne sont pas des lois de la Nature qui agissent indépendamment de l'action humaine mais le reflet d'une réalité concrète et transitoire.
Derrière ce langage un peu abstrait se dégage l'idée suivante :
3.- Quel est le point de départ de l'idéologie ?
La propriété privée des moyens de production isole les individus qui appartiennent à la bourgeoisie. Les capitalistes singuliers, les nations, les individus concurrents, le possesseur individuel de marchandise, voilà le point de départ de l'idéologie bourgeoise. L'idéologie, même si elle exprime bien la domination d'une classe sociale, n'est jamais un produit réellement collectif. Comme un miroir brisé en mille morceaux qui réfléchiraient tous la même image, l'idéologie s'impose à tous les individus. La société subit l'idéologie dominante comme elle subit une situation économique qu'elle ne contrôle pas et qui lui apparaît comme une force extérieure. Les individus concurrents de la société capitalistes subissent donc tous le même matraquage idéologique, les mêmes illusions, les mêmes préjugés et dogmes. Et pourtant malgré cela, chacun regarde l'autre comme un étranger, un concurrent et chacun s'imagine avoir une personnalité et des idées très originales ! Une réelle solidarité d'action et de pensée est impossible du point de vue de la société et de l'idéologie capitaliste. Et cela parce qu'une collectivisation des moyens de production et une socialisation des rapports humains sont impossibles du point de vue capitaliste. L'individu de la société capitaliste est irrémédiablement seul ; ses idées et son mode de vie, produit de la domination de la bourgeoisie, ne peuvent pas s'inscrire dans un mouvement vraiment collectif.
Les prolétaires par contre sont associés dans la production. Ils sont poussés à l'union et à la solidarité par leur condition de vie. Seule leur association dans la lutte, fruit de leur association dans le processus de travail, leur permet de faire pression sur leur ennemi commun : le capital. C'est ainsi que tout au long de l'histoire de leurs luttes, les ouvriers ont poussé à cette unification de leurs forces. "La lutte est engagée d'abord par des ouvriers isolés ensuite par des ouvriers d'une même fabrique, enfin par les ouvriers d'une même branche d'industrie, dans une même localité, contre le bourgeois qui les exploite directement... Or le développement de l'industrie, non seulement accroît le nombre de prolétaires, mais les concentre en masse plus considérables... Les collisions entre le bourgeois et l'ouvrier prennent de plus en plus le caractère de collisions entre deux classes". (Le Manifeste Communiste. I848)
Seul le prolétariat est capable de constituer une classe solidaire d'un point de vue international. Cette solidarité, signe avant coureur de ce que seront les rapports sociaux sous le communisme, jaillit spontanément lors de la lutte. On voit alors un phénomène incroyable : des ouvriers qui hier sous la pression infernale des cadences de travail ne se parlaient presque pas, se sentaient parfois concurrents l'un de l'autre, se mettent soudain, sous le feu de la lutte, à se parler, à se serrer les coudes, à s'entraider, à se sentir tellement proche l'un de l'autre qu'il faut toute la puissance de la bourgeoise, des syndicats et de la police pour briser cette union de fer. Cela c'est le point de départ de la conscience de classe !
Le point de départ de la réflexion politique du prolétariat n'est pas l'individu en tant que tel, mais l'individu en tant que partie d'un tout, d'une classe. Peu importe dans ce sens ce que pense tel ou tel prolétaire, ce qui importe c'est ce que le prolétariat en tant que classe sera contraint de faire et ce dont il devra prendre conscience. La conscience de classe part d'une totalité et elle est un processus hautement collectif.
4.- Mais la totalité, la classe dont procède la conscience prolétarienne ne sont pas une quelconque totalité, une quelconque partie du tout à l'intérieure de la société bourgeoise. Il existe aussi des sectes, des couvents et des communautés religieuses qui prétendent atteindre une communauté totale de vie et de pensée ; la bourgeoisie, elle aussi, est contrainte à une forme de "solidarité" devant l'attaque du prolétariat ; la paysannerie peut également constituer une collectivité plus ou moins unie, etc. En réalité aucune de ces classes, couches, sectes, ..., ne peuvent arriver au degré de solidarité atteint par les prolétaires, pour la simple raison que le prolétariat constitue une classe historique, porteuse d'un nouveau type de rapport sociaux. Le prolétariat constitue une classe historiquement antagonique à la bourgeoisie, il est la négation vivante de la société capitaliste. Sa conscience de classe possède aussi cette dimension historique. Elle n'est pas un simple reflet idéologique d'une situation. le prolétariat se contente-t-il, en effet, de simplement imaginer la destruction du capitalisme ? La lutte de classe est-elle le fruit d'une imagination débridée ? Tout au contraire. La conscience de classe, qu'acquièrent les ouvriers et qui les pousse toujours plus loin dans leur combat, est un processus tout à fait concret et pratique. C'est une force active qui se matérialise de manière très précise et qui a besoin de l'expérience vivante de la lutte pour subsister et grandir. Dans sa pratique, le prolétariat tranche des problèmes, qui ne l'ont pas encore été d'un point de vue théorique, en soulève d'autres, dépasse des vieilles idées usées, en revitalise d'autres, etc.. Et pour qu'une étape qualitative puisse à nouveau être franchie, il doit tirer les leçons politiques et théoriques de ces expériences passées.
La vague révolutionnaire des années vingt a confirmé ce caractère vivant et éminemment pratique de la conscience de classe. Les révolutions russes, allemandes, hongroises, ..., ont vu fleurir un bouillonnement intense des idées au sein de la classe. En même temps que se développait la lutte, que surgissaient de toute part des conseils ouvriers, des assemblées générales ; s'improvisaient de partout des meetings, des discussions intenses, d'innombrables échanges d'idées et de propositions. Des orateurs, qui hier encore croupissaient dans une ignorance crasse que leur imposait le capitalisme, font, soudain preuve d'une intelligence pratique et d'une audace incroyable. Des millions d'ouvriers, qui hier encore se taisaient sous le joug du capital, se mettent à parler, à faire preuve d'initiative et d'ingéniosité, à échanger mille idées, mille réflexions, à rassembler de toute part des informations, des discussions politiques... Le milieu politique est porté à l'incandescence, mille canaux d'échange et de réflexion se créent, la conscience de classe est en train de vivre collectivement et pratiquement.
Mais il ne faut pas attendre des périodes insurrectionnelles ou révolutionnaires pour voir s'affirmer ce processus. Pour peu qu'elles soient effectivement le fruit d'une réelle combativité, les luttes de résistance quotidiennes du prolétariat à son exploitation constituent également un terrain fertile à l'épanouissement de l'unité et de la conscience de classe. On voit alors se produire le même phénomène, mais à une échelle plus réduite, qui a marqué la période révolutionnaire des années vingt : un bouillonnement soudain des idées, des discussions intenses et vivantes. Bien entendu ce processus n'est pas mécanique et homogène. Le niveau de conscience atteint par ces assemblées ouvrières, par ces luttes de résistance quotidiennes, n'aboutit pas en général à une remise en cause globale de la société capitaliste. La lutte de classe, tout comme le processus de prise de conscience, est une vague en dent de scie, un processus qui se renouvelle, sans cesse mais qui peut aussi refluer.
Néanmoins une chose est certaine : la force historique et pratique du prolétariat reste en sommeil aussi longtemps que les travailleurs sont subjugués par les idées bourgeoises. C'est la conscience de classe qui transforme cette puissance potentielle en force effective. Par la pratique, les ouvriers découvrent qu'ils sont une classe particulière, exploitée par le Capital et qu'ils doivent combattre pour se libérer eux-mêmes de l'exploitation. Leur lutte les contraint à comprendre la structure du système économique, à connaître ce qu'est la société, où se trouvent leurs ennemis et leurs alliés.
5. La conscience de classe part donc de la lutte même du prolétariat. Contrairement à l'idéologie, qui suppose une coupure entre "l'économique", "le social" et "le politique", la conscience ouvrières se base à la fois sur les luttes économiques et politiques. Car celles-ci sont indissociables.
Seule cette liaison intime entre grèves économiques et grèves politiques, seule cette origine commune entre luttes économiques et politiques - qu'elles soient partielles ou généralisées - permettent le développement ultérieur de la lutte, sa généralisation internationale, son enrichissement en conscience.
C'est en résistant à la dégradation de leur condition de vie, que les ouvriers acquièrent donc le sentiment et la conscience de leur force. Ce mouvement et cette conscience vont en s'amplifiant à mesure que le prolétariat voit ses acquis sociaux arrachés à nouveau par la bourgeoisie. I1 se rend alors progressivement compte que la crise du capitalisme est mortelle, que ce système pourrissant ne peut plus rien lui accorder, que le capitalisme a cessé d'être un système progressif. Mais de cela il ne peut réellement prendre conscience qu'en luttant de manière de plus en plus radicale, en refusant l'austérité et le cours vers la guerre, en voyant concrètement la "défaite" partielle de ses luttes, lorsque celle-ci s'en tiennent à un niveau strictement économique. Ces séries de "défaites" sur le plan revendicatif (ce qui a été accordé aujourd'hui est rogné demain), se transforment alors progressivement en victoires sur le plan de la conscience et de l'unité politique. Le mouvement des luttes s'oriente alors peu à peu vers une remise en cause politique et révolutionnaire de toute la société.
Que la conscience de classe soit essentiellement le fruit de l'expérience, de la lutte pratique de la classe, implique bien que l'activité de l'ensemble du prolétariat est irremplaçable. La conscience révolutionnaire tout comme l'émancipation politique des prolétaires, est 1'œuvre des ouvriers eux-mêmes. Elle n a donc rien à voir avec un ensemble d'idées rigides, un ensemble de recettes toute faites et qui sont extérieures au prolétariat. De même, la conscience que prend le prolétariat de sa situation n'est pas une conscience sur un objet extérieur à lui, mais une conscience qu'il a de lui-même. C'est une conscience de soi. Cela signifie tout simplement que c'est en prenant conscience de sa propre situation dans le processus de production que le prolétariat découvre la nature du système capitaliste dans toute sa complexité et sa barbarie. Et cette prise de conscience est toujours synonyme d'une lutte de classe. La conscience de classe c'est donc tout simplement l'affirmation du prolétariat comme classe révolutionnaire, l'être conscient.
C'est au début du 19ème siècle, lorsque les ouvriers apprirent à distinguer la machine de son utilisation capitaliste et à mener des attaques non contre les moyens matériels de la production (premières émeutes ouvrières avec destruction de machines), mais contre le système social lui-même, qu'apparurent leurs premières tentatives à se regrouper réellement. C'est alors qu'apparaissent les premières luttes pour le droit de coalition. Les utopistes sont les théoriciens produits par ces premiers combats. Ils tenteront d'intervenir dans les mouvements d'auto-organisation du prolétariat pour y accentuer la dimension politique. Mais ces premières théories échouèrent en raison de leur caractère utopique et de l'état de la lutte de classe elle-même.
Plus tard, c'est en prenant contact avec le mouvement chartiste et sous l'influence des progrès du syndicalisme, que le prolétariat et ses éléments les plus conscients vont jeter les bases du matérialisme historique ; c'est à dire les bases d'une méthode d'action et de lutte autant qu'un instrument de compréhension démystifiée de la réalité. Cette conscience affermie, permettra au prolétariat de transformer, en 1847, la Société des Justes d'une société secrète conspirative en organisation révolutionnaire de propagande et de combat.
Un an plus tard, le Manifeste Communiste lance l'idée de la nécessité, pour le prolétariat, d'une organisation et d'un mouvement politique autonomes. Sous les efforts conjugués de ses organisations syndicales et politiques, la classe ouvrière accrochera progressivement sa lutte à l'intérieur d'un mouvement politique distinct des organisations démocrates de la bourgeoisie et de ses idéaux.
Néanmoins, il manquait encore un élément de compréhension au prolétariat et à ses éléments révolutionnaires. En effet, la première Internationale, en croyant voir dans la période de sa constitution (1864) l'ère des "révolutions sociales" et la conquête imminente du pouvoir politique, ne comprendra pas la nécessité, tout en gardant le but final en vue, de lutter essentiellement pour des revendications économiques et, pour ce faire, d'attribuer aux organisations unitaires du prolétariat des tâches distinctes de ses organisations révolutionnaires. C'est ainsi que l'AIT s'organisera autour de courants politiques autant que d'associations ouvrières et syndicales.
Avec la deuxième Internationale se précisera donc la compréhension de la période et de la nécessaire distinction à opérer entre organisation unitaire et révolutionnaire du prolétariat. Le renversement définitif de la domination bourgeoise ne pouvait être, en effet, encore un but immédiat. La tâche de l'heure résidait dans la préparation à ce combat final par la lutte pour des réformes politiques et économiques. Pour l'accomplissement de cette tâche, le prolétariat devait se doter d'une part d'une organisation unitaire et économique à laquelle tout ouvrier pouvait en faire partie du simple fait d'être ouvrier, et d'autre part d'une organisation politique, dont l'appartenance se faisait sur base d'un accord politique indépendamment de l'origine social de l'adhérent, et parlementariste. I1 s'agit des syndicats, coopératives, etc., et du parti de masse.
Bien entendu le caractère économique et politique des luttes ouvrières a toujours été lié à un seul et même processus. C'est pourquoi la distinction entre "l'économique" et le "politique", la séparation désormais rigide entre programme "minimum" et "maximum", lorsqu'elles seront érigées en principe par les théories de la Deuxième Internationale (pour Bernstein, le mouvement est tout et le but n'est plus rien), vont constituer une entrave réelle au développement de la conscience de classe. Cette conception... "facilitera" aussi le passage de la social-démocratie dans le bourbier capitaliste dès l'instant ou se poseront les conditions matérielles de la révolution communiste. A partir de cet instant, un nouveau processus de maturation de la conscience prolétarienne est indispensable ainsi que de nouvelles formes d'organisation.
Les mouvements révolutionnaires qui éclatent à la fin de la première guerre mondiale, surtout en Russie et en Allemagne, le confirment d'emblée en s'attaquant à la réalisation immédiate du "programme maximum" et en se donnant pour cela de nouvelles formes d'organisation adaptées à la nouvelle tâche historique, enfin à l'ordre du jour, la destruction définitive de la domination bourgeoise.
Mais les révolutionnaires dans tout cela, que deviennent-ils ?
La forme d'organisation "parti de masse" perd dans le capitalisme décadent son fondement essentiel : la possibilité et la nécessité de la participation du prolétariat au parlement bourgeois en vue d'imposer des réformes à son profit. L'État bourgeois doit être désormais détruit sous toutes ses formes et cette destruction ne peut être l'œuvre d'une minorité ou d'une fraction de la classe, aussi éclairée soit-elle, mais de l'ENSEMBLE du prolétariat, c'est-à-dire des CONSEILS OUVRIERS.
Alors, dans ce cas, à quoi peuvent bien servir les révolutionnaires dans une telle période ? Pourquoi doivent-ils exister puisque les conseils lient à la fois le politique et l'économique, la conscience et l'organisation ? On peut même dire que ce sont les conseils qui permettront le dépassement a la fois théorique et pratique de l'exploitation capitaliste et de son idéologie.
Comment se fait-il que le prolétariat continue à développer en période de décadence une organisation minoritaire de ses éléments les plus combatifs et les plus conscients, une avant-garde communiste ?
La réponse à ces questions doit être trouvée au sein même du processus d'auto-organisation et de conscience du prolétariat. Déjà le terme "processus" indique que la conscience de classe n'apparaît pas à un jour J, toute faite et toute parfaite. Elle ne surgit pas non plus du néant et ne descend pas sur les ouvriers comme un esprit saint. La conscience de classe doit se forger progressivement, et ce processus est long et douloureux.
La conscience de classe comme processus.
Même si c'est bien au prolétariat dans son ensemble, organisé au sein des conseils, que revient la tâche de mener à bout la révolution communiste, cela ne signifie pas pour autant que la conscience de cette nécessité existe de manière homogène et constante au sein de tous les ouvriers. De plus, l'organisation unitaire du prolétariat en conseils n'est pas non plus un phénomène constant.
Pour arriver jusqu'au communisme, jusqu'à la révolution et à la conscience de la nécessité de s'organiser en conseils, le prolétariat doit emprunter une route difficile. Même la simple volonté de lutter, de faire grève, de résister à l'exploitation capitaliste, n'existe pas de manière constante au sein de la classe ouvrière. Des périodes d'accalmie, de découragement, d'illusions peuvent marquer la vague des luttes et la faire refluer. Et lorsque la bourgeoisie parvient à profiter de ces reflux et à écraser le mouvement ouvrier dans un bain de sang, les perspectives de la révolution s'en trouvent alors remises à un avenir plus lointain.
Le processus de la lutte de classe, le processus de constitution du prolétariat comme classe révolutionnaire, sa prise de conscience se déroulent donc de manière heurtée, hétérogène et progressive. Ainsi voit-on rarement des luttes et des grèves importantes embraser le monde entier au même moment. L'internationalisation des luttes ouvrières se fait progressivement, sous la pression de l'internationalisation de la crise. I1 n'existe pas non plus une conscience homogène, au sein du prolétariat, de la façon de lutter et de mener la grève et la révolution. Certains secteurs, certains ouvriers se montrent plus décidés, plus combatifs, d'autres hésitent encore à s'engager jusqu'au bout dans la bataille.
A quoi cela est-il dû ?
La réponse va de soi. Au sein de la société capitaliste, le prolétariat est une classe dont l'aliénation est poussée à bout, que la bourgeoisie imprègne fortement de son idéologie et divise par la concurrence. Le but vers lequel il tend est au contraire celui de son érection en classe consciente et unie, ce but est donc en contradiction avec les conditions qui l'engendrent. Entre le prolétariat atomisé en individus concurrents ou entamant ses premières luttes pour des revendications économiques et le prolétariat révolutionnaire, il existe toute une contradiction dialectique qui doit aboutir à une classe agissant volontairement, organisée et consciente d'elle-même.
Le prolétariat, quelle que soit son unité dans la lutte, n'agit donc pas à la manière d'un individu, comme une personne unique mécaniquement dirigée vers un but. Incapable de développer sa conscience selon le principe stable et figé d'une idéologie, ou selon une série de recettes toutes faites, le prolétariat ne prend conscience de sa situation que dans un processus réel et pratique lié aux conditions matérielles de son existence sociale. C'est essentiellement au cours de ses luttes qu'il forge ses armes pratiques et théoriques. Mais ces luttes elles-mêmes proviennent d'un processus social très long et très complexe.
Mais il fallait être inconscient pour s'attendre à ce que l'absolutisme fût écrasé d'un seul coup par une seule grève générale "prolongée" selon le modèle anarchiste. C'est par le prolétariat que l'absolutisme doit être renversé en Russie. Mais le prolétariat a besoin pour cela d'un haut degré d'éducation politique, de conscience de classe et d'organisation. Il ne peut apprendre tout cela dans les brochures ou dans les tracts, mais cette éducation, il l'acquerra à l'école politique vivante, dans la lutte et par la lutte, au cours de la révolution en marche. D'ailleurs l'absolutisme ne peut pas être renversé n'importe quand, à l'aide simplement d'une dose suffisante "d'efforts" et de "persévérance" (...). Ainsi ce problème en apparence si simple, si peu complexe, purement mécanique : le renversement de l'absolutisme, exige tout un processus social très long ; il faut que le terrain social soit laboure de fond en comble, que ce qui est en bas apparaisse à la surface, que ce qui est en haut soit enfoui profondément, que "l'ordre" apparent se mue en chaos et qu'à partir de "l'anarchie" apparente soit crée un nouveau système. (R. Luxembourg. Grève de masse, parti et syndicats. 1906)
La prise de conscience du prolétariat exige un pourrissement des conditions matérielles et économiques, une mise à nu des contradictions et des hideurs du capitalisme, une exacerbation des tensions sociales.
Mais ce terrain fertile doit être ensemencé. Il faut que le prolétariat puisse tirer les leçons suffisantes de ses luttes, qu'il profite d'une situation favorable pour généraliser ses acquis politiques. Et cette généralisation, il doit l'opérer même dans des périodes d'accalmie sociale. Ce sont précisément ces périodes là qui lui permettent de tirer les fruits de ses expériences passées, d'apprécier le bilan de ses victoires et de ses défaites, et de préparer le futur. C'est dans ce sens, que la prise de conscience du prolétariat ne se contente pas d'être une réflexion immédiate d'une situation donnée Le prolétariat ne se contente pas d'attendre les prochaines vagues de luttes pour accomplir un travail théorique. Sa prise de conscience même si elle ne subsiste pas constamment et de manière homogène au sein de la majorité, exige malgré tout un travail de réflexion théorique incessant, une critique des expériences passées, la re-précision constante des intérêts historiques et du programme communiste.
Comment le prolétariat pourra-t-il accomplir cette réflexion constante, cette généralisation active de ses acquis politiques ? Une chose est claire : compte tenu de la situation contradictoire dans laquelle il se trouve, le prolétariat ne peut pas confier cette tâche à l'ensemble de ses éléments. Dans les périodes de calme social, c'est dans leur grande majorité que les prolétaires restent soumis aux pressions de l'idéologie bourgeoise. Cette tâche de généralisation des acquis et d'homogénéisation de sa conscience, il ne peut la confier qu'à ses éléments les plus décidés, les plus combatifs, les plus conscients. Grâce à cette fraction, à cette partie de lui-même, définie d'un point de vue politique, le prolétariat pourra collectiviser ses acquis, tendre à se hisser au delà des contingences, au delà de telle ou telle expérience partielle. Grâce à cette fraction, arrivée plus rapidement à une compréhension des fins du mouvement, la classe ouvrière peut étendre à l'intérieur de ses rangs une tendance à briser l'isolement et la division de ses combats, l'éparpillement de ses luttes et de ses forces. C'est alors qu'une classe puissante et consciente peut s'opposer au capitalisme et le vaincre.
Ces éléments, pour mener à bien leurs tâches, vont se regrouper au sein d'organisations révolutionnaires et communistes du prolétariat. Et ils auront un rôle essentiellement actif au sein de la lutte de leur classe.
Ainsi, lorsque les organisations révolutionnaires surgissent au sein de leur classe, ils surgissent sur base d'une nécessité identique qui force le prolétariat à s'organiser en conseils. Les révolutionnaires sont donc un produit volontaire et spontané de leur classe. Spontané parce que fruit de la lutte elle-même et enrichi par l'expérience pratique de leur classe, volontaire parce que venant d'une nécessité historique et non de simples déterminations économiques mécaniques et bornées.
Ce mouvement spontané et historique du prolétariat constitue bien la base, la seule base d'existence des révolutionnaires. Ceux-ci n'apparaissent pas pour s'auto-satisfaire, pour poursuivre des buts machiavéliques, et des rêves de dictature. Ils surgissent parce que l'organisation unitaire de leur classe ne peut pas remplir, à elle seule, les nécessités complexes d'une auto-organisation consciente de la majorité des prolétaires. Et parce que jusqu'au moment où elle réalisera ses intérêts finaux, leur classe continue de vivre dans la société capitaliste, d'en subir les contradictions et les humiliations, d'en respirer l'air vicié, d'en écouter les mensonges. Parce que le prolétariat ne peut pas se libérer du jour au lendemain de milliers d'années d'esclavage et d'obscurantisme. Parce que jusqu'au communisme, la prise de conscience restera un phénomène hétérogène tendant à se généraliser et à s'épanouir de plus en plus.
Or comment peut-on concevoir la généralisation de cette prise de conscience si l'ensemble des ouvriers perdent collectivement la "mémoire" de leurs acquis théoriques et politiques après chaque lutte, chaque défaite ou victoire partielles ? Comment cette homogénéisation est-elle possible si le prolétariat, après chacun de ses combats, doit refaire tout le chemin qui sépare les canuts lyonnais des ouvriers russes de 1917 ou des ouvriers de 1980 ? Où a-t-il placé les leçons politiques de ses luttes ? Ces acquis planent-ils dans les nuages ou dans l'inconscient collectif ? Non !
Si ces acquis existent (et ils constituent une des garanties à la victoire de la révolution), ils doivent exister sous une forme matérielle, humaine. La conscience communiste n'est pas un fait mystique mais un fait hautement concret et humain. Et cette conscience et l'action communiste sont inconcevables en dehors d'un programme révolutionnaire et d'une organisation communiste. Cette nécessité est imposée par la nature même du communisme et de la conscience prolétarienne. Le prolétariat ne peut pas se passer d'une prise de conscience qualitative de ses intérêts historiques pour mener a bien la révolution communiste et transformer la société.
La nature de la révolution communiste, les caractéristiques de la prise de conscience du prolétariat, la constitution du prolétariat en classe dominante ..., toutes ces notions ont été abordées de manière très théorique Et on peut se demander à quoi cette analyse peut nous servir. En quoi cela peut-il nous aider pour définir le rôle des révolutionnaires d'insister sur les différences entre l'idéologie et la conscience de classe ? La nature de la révolution communiste influence-t-elle l'intervention des communistes ? En fin de compte n'est ce pas là une façon trop académique d'aborder le problème ?
Il est exact qu'aujourd'hui les révolutionnaires éprouvent des difficultés à théoriser le processus concret et complexe de la lutte de classe qui se déroule devant leurs yeux. Leurs analyses restent encore souvent fort générales, ils manquent d'expérience et de contact direct avec la lutte ouvrière. Cinquante ans de contre-révolution ont pesé lourdement sur leur classe. De leur côté, après une longue coupure d'avec les organisations révolutionnaires du passé, ils réapprennent à marcher comme des enfants. Ce qui "allait de soi" pour les communistes il y a cinquante ans, est un sujet d'étonnement pour les révolutionnaires aujourd'hui. Ce qui transpirait quotidiennement de la pratique et de l'intervention vivante des organisations du passé, apparaît, de nos jours, comme un concept abstrait et encore vague. Le rôle actif des communistes, leur relation avec leur classe, leur interventions efficaces au sein des luttes mêmes..., tout cela était mis en pratique et assumé matériellement par les révolutionnaires des années vingt. Les révolutionnaires qui tentent actuellement de renouer avec cette tradition ont encore beaucoup à apprendre. La vision qu'ils ont du rôle du parti, et de leurs tâches reste encore un peu théorique. Et ceci bien que la remontée de la lutte de classe depuis quelques années leur ait précisé concrètement et plus efficacement que mille discours théoriques leur responsabilité d'avant-garde communiste:
Mais, dans ce cas, n'aurait-il pas suffi pour écrire cette brochure de s'appuyer, en les respectant intégralement, sur les textes du passé ? Pourquoi ne pas commencer ce chapitre en citant scrupuleusement les thèses sur le Parti du congrès de l'Internationale Communiste ? Le "Que Faire ?" de Lénine n'est-il pas une bonne référence ? Malheureusement non.
En réalité, les textes théoriques sur le parti écrits par l'I.C. dans les années 1920‑2I, ne sont pas l'exact reflet de ce qui fut réellement la pratique des bolcheviks en 1917. Ils en sont une caricature, une déformation. Ils amplifient sur le plan théorique des confusions déjà présentes notamment dans le "Que Faire ?" de Lénine. Si nous avons éprouvé la nécessité d'introduire la question du rôle des révolutionnaires par une analyse globale du communisme, de la prise de conscience du prolétariat, c'est précisément parce que le cadre théorique général dans lequel placer l'intervention des communistes n'était pas entièrement clair pour le mouvement ouvrier de la 3ème Internationale, ni même, par la suite, pour les fractions de gauche qui luttèrent contre la dégénérescence de l'I.C.
Se réapproprier les acquis du passé, cela ne veut pas dire : copier intégralement les textes du passé, mimer les organisations révolutionnaires qui nous précédèrent comme le feraient les singes. Se réapproprier l'expérience du passé cela signifie aussi la critiquer et en tirer les leçons positives et négatives. La vague révolutionnaire des années vingt, le reflux de la lutte qui s'ensuivit, les années de contre-révolution, constituent des sources intarissables d'enseignements. Ces expériences nous ont permis de redéfinir plus exactement les caractéristiques de la révolution mondiale, le processus de prise de conscience et d'auto-organisation du prolétariat. Ce sont elles qui vont nous aider également à mieux cerner les confusions, qui ont pu subsister et qui subsistent encore actuellement, sur le rôle du parti et ses relations avec la classe ouvrière.
Voyons de quelle manière les révolutionnaires définissent le rôle du parti lors du second congrès de l'Internationale Communiste.
Cette position constitue, à quelques exceptions près, la position de la grande majorité des révolutionnaires à cette époque. D'où vient-elle ? Comment s'est-elle développée ?
L'origine de cette conception sur le parti doit être recherchée dans les positions générales défendues par la Seconde Internationale. Elle coïncide, en effet, avec une période où le capitalisme florissant permet encore l'obtention de réformes durables pour la classe ouvrière et où les révolutionnaires finissent par reléguer le but final de la révolution à un futur lointain et inaccessible. La Social-démocratie en comprenant que la période n'est pas à la révolution communiste, insiste sur le travail syndicaliste et sur la nécessité pour le parti de se consacrer à ses tâches parlementaires. Ainsi que le souligne Edwards David, un social-démocrate anglais, "la brève floraison de révolutionnarisme est fort heureusement passée (...). Le Parti va pouvoir se consacrer à l'exploitation positive et à l'expansion de son pouvoir parlementaire". C'est ainsi que naît le "révisionnisme" des Bernstein et Kautsky, c'est-à-dire la séparation de plus en plus nette entre l'action économique des ouvriers (menée par les syndicats) et leur action politique (déléguée à un parti parlementariste de masse), ce qui ne peut aboutir qu'à un abandon du but final des luttes ouvrières.
Dès 1902, Kautsky propose donc "un passage graduel, par la démocratie, et insensible du capitalisme au communisme". Le Parti du prolétariat n'a plus alors qu'une seule tâche : celle de participer au parlement en vue d'imposer ce passage progressif. La prise du pouvoir n'est plus conçue comme le renversement brutal de l'État bourgeois, comme "l'émancipation des travailleurs par eux-mêmes", mais comme une affaire de partis, comme la conquête paisible de l'État bourgeois. Cette déformation grossière du marxisme va en entraîner une autre : le parti prolétarien n'est plus cette fraction vivante qui prépare le prolétariat à prendre lui-même en main son propre destin, il n'est plus qu'un appareil gouvernemental à qui le prolétariat doit déléguer son activité politique et son pouvoir, en qui les ouvriers doivent voter en toute confiance.
Dans la mesure où le but fixé est celui de la "conquête" de l'État bourgeois, l'idée d'organes de masse politiques de la classe ouvrière n'existe pas pour la Social-démocratie. Le seul organe politique du prolétariat c'est le parti. Dans la mesure où l'État ne peut devenir prolétarien que sous le contrôle du parti prolétarien, il est logique de considérer, comme le fait la Seconde Internationale, que la prise du pouvoir ne peut être organisée, assumée et dirigée que par un parti. Pour cette tâche, et principalement pour mener la lutte pour l'obtention de réformes, le parti doit être une organisation de masse, ultra discipliné, hiérarchisé. L'héritage idéologique des révolutions bourgeoises pèse lourdement sur ces conceptions !
Au début du 20ième siècle, des éléments de gauche de la social-démocratie commencent à réagir sainement contre les thèses de la Seconde Internationale. Leur grand mérite consiste à discerner l'ère nouvelle qui s'ouvre et à clarifier le rôle des révolutionnaires à la lumière de cette période. Leur première réaction s'adresse à la séparation établie par les Bernstein, Kautsky et consort entre les luttes économiques et le but final de celles-ci : la révolution communiste.
Dans ses premiers écrits dirigés contre les narodniki (populistes russes qui soutenaient l'idée du développement de la commune paysanne), Lénine rappelle quel doit être l'objectif final des luttes économiques du prolétariat
Par la suite, Lénine ne cessera de lutter férocement contre la vision d'une partie du POSDR (parti social-démocrate russe), les mencheviks, qui se refuse à voir en Russie les conditions objectives d'une révolution prolétarienne. Rupture sera faite également, par lui, avec la vision social-démocrate du parti de masse. Pour Lénine les conditions nouvelles de la lutte imposent la nécessité d'un parti minoritaire d'avant-garde qui doit œuvrer pour la transformation des luttes économiques en luttes politiques.
Dans son ouvrage "Réforme sociale ou Révolution ?" (I898), Rosa Luxembourg s'oppose également aux déviations opportunistes et contre-révolutionnaires de la Seconde Internationale. Elle rappelle entre autres que "pour la Social-démocratie, lutter à l'intérieur même du système existant, jour après jour, pour les réformes, pour l'amélioration de la situation des travailleurs, pour des institutions démocratiques, c'est la seule manière d'engager la lutte de classe prolétarienne et de s'orienter vers le but final, c'est-à-dire de travailler à conquérir le pouvoir politique et à abolir le système du salaire, (souligne par nous). Dans "Grève de masses, parti et syndicats" (I906), Rosa Luxembourg insiste également sur cette unité entre la lutte économique et la lutte politique, sur le fait que les luttes revendicatives ne sont qu'une préparation à la lutte politique finale, à la prise du pouvoir.
Partout dans le monde, une voix s'élève, à la gauche de la Social-démocratie, pour affirmer la nécessité de la révolution communiste que la période met à l'ordre du jour. Cette opposition de gauche se dressera comme un rempart, à Zimmerwald en 1915, puis à Kienthal en 1916, contre la vague nationaliste et chauviniste de la première guerre mondiale qui engloutira définitivement la Seconde Internationale et les syndicats.
Mais ce rempart est encore faible et jeune. La période a changé brusquement. La mort de la Social-démocratie oblige les révolutionnaires à bouleverser les vieilles conceptions syndicalistes et "réformistes". I1 faut enrichir le programme communiste, l'adapter aux nouvelles nécessités de la lutte, etc. Tout cela ne se fait pas sans mal. Et malgré leur lutte acharnée contre les idées du passé, les révolutionnaires sentent encore peser le poids de la Social-démocratie sur leurs épaules. N'oublions pas que la formation politique et militante des révolutionnaires comme Lénine, Rosa Luxembourg, Pannekoek, etc., est tout imprégnée par le bagage théorique de la Seconde Internationale. La plupart de ces militants ont fait leurs premières armes à une époque où le capitalisme est encore progressif et les thèses de Kautsky encore puissantes. Faire "peau Neuve" ne sera donc pas facile et il restera bien, collés par-ci par-là, des lambeaux d'idées anciennes.
Comme par exemple l'idée, encore présente chez les révolutionnaires, d'une utilisation par le prolétariat des institutions démocratiques pour accélérer la révolution. Ainsi, au début du 20ème siècle, la plupart des communistes tendent à voir dans la Commune de 1871 un modèle de contrôle par la classe ouvrière sur une république démocratique, et d'utilisation d'une institution démocratique comme instrument d'un pouvoir ouvrier.
En réalité seule la gauche hollandaise défendra, sur base de l'analyse de Rosa Luxembourg dans "L'accumulation du capital", l'idée de la faillite des révolutions bourgeoises en période de décadence et l'impossibilités des luttes de libération nationale. Alors que Lénine, pour sa part, voit encore "la nécessité de l'utilisation par le prolétariat qui mène sa lutte de classe, de toutes les institutions et aspirations démocratiques contre la bourgeoisie" (Lénine Œuvres complètes. Tome 23. I9I5‑I9I6), qu'il défend dans "Deux tactiques de la Social-démocratie" (1905) l'idée selon laquelle "le prolétariat doit mener a bien la révolution démocratique en s'adjoignant la masse paysanne pour écraser par la force l'"autocratie", alors que pour les bolcheviks la création de tout État national démocratique est un progrès, pour Pannekoek et la gauche hollandaise, seule la révolution mondiale prolétarienne constitue une perspective viable dans une époque ou le système démontre sa faillite historique en plongeant l'humanité dans des boucheries impérialistes.
Une autre confusion pèse encore sur le mouvement révolutionnaire comme héritage idéologique de la Social-démocratie : une conception schématique du processus de prise de conscience du prolétariat, une relation faussée entre le parti et la classe ouvrière. Cette confusion est particulièrement visible dans les thèses du "Que Faire ?" développées par Lénine en 1902. Cet ouvrage, rédigé dans une période de reflux de la lutte de classe, servit Lénine dans sa bataille contre un courant d'idées fort répandu en Russie à cette époque : "l'économisme", petit avorton des théories de Bernstein, ce courant prône la nécessité pour la lutte de classe de se maintenir sur un terrain strictement économique. A l'opposé de cette conception, qui transforme le marxisme en une idéologie du fatalisme historique, qui fait un culte de la spontanéité passive des ouvriers et condamne le parti à l'inaction, Lénine démontre avec vigueur la nécessité pour le prolétariat de passer de la lutte économique à la lutte politique et défend la force de la théorie et de l'action révolutionnaires. Partant d'un souci correct : rappeler l'objectif politique final des luttes économiques, Lénine finit par "tordre la barre dans l'autre sens". Alors qu'il se donnait pour but de répondre à cette fausse séparation introduite par les économistes entre l'aspect économique et l'aspect politique des luttes ouvrières, Lénine en insistant sur le caractère politique de ces luttes finit par sous-estimer la lutte économique. Les luttes revendicatives ne sont plus le terrain fertile du développement de la conscience de classe, la dimension politique du mouvement évolue à "l'extérieur de la sphère des rapports de production", l'économique et le politique se rencontreront certes mais de la même manière que deux droites parallèles qui se joignent à l'infini. De plus, le parti seul est capable d'opérer cette fusion et d'apporter la conscience aux ouvriers.
I1 n'est donc pas étonnant que Lénine ait repris dans son livre des passages entiers des écrits de Kautsky, puisque son argumentation repose en fait sur des raisonnements social-démocrate. C'est ainsi que la clé de voûte du "Que Faire ?" est contenue dans cette citation, devenue célèbre, reprise à un article de Kautsky dans le Neue-Zeit de 1901 :
L'idée selon laquelle la conscience de classe ne surgit pas de manière mécanique des luttes économiques est entièrement correcte. Mais l'erreur de Lénine consiste à croire qu'on ne peut pas développer la conscience de classe à partir des luttes économiques et que celle-ci doit être introduite de l'extérieur par un parti. Cette vision erronée de la relation entre le parti et les luttes ouvrières conduit au plus plat mysticisme. Mysticisme qui finit par glisser sous la plume de Lénine ces mots aberrants : "mais quel est le rôle de la Social-démocratie, si ce n'est d'être "l'esprit" qui non seulement plane au dessus du mouvement spontané mais élève ce dernier à son programme ?" (Que Faire ?). De plus cette apologie de la connaissance technique et scientifique, apanage des intellectuels spécialistes, s'accouple merveilleusement avec la vision Social-démocrate de la prise du pouvoir par le prolétariat. Car dans la mesure où l'État bourgeois doit être pris par un parti et utilisé au profit du prolétariat, la prise du pouvoir exige l'existence de techniciens qualifiés et intelligents capables de prendre en main les rênes du pouvoir administratif.
Dans son ouvrage "Réforme sociale ou Révolution ?", Rosa Luxembourg avait déjà mis le doigt sur d'autres aberrations produites par cette séparation entre la conscience de classe et la lutte elle-même, entre l'aspect économique et politique de la lutte prolétarienne. En plaçant la conscience socialiste en dehors des rapports de production, Kautsky et Lénine réduisent de ce fait la révolution communiste et son développement à un idéal abstrait et religieux. Le programme socialiste et la nécessité de la révolution ne sont plus, en effet, le fruit des réalités économiques, le produit des conditions objectives de la lutte de classe. Ils ne reflètent plus les contradictions internes toujours plus flagrantes du capitalisme ou l'imminence de son effondrement mais se réduisent "à un idéal, dont la force de conviction ne repose plus que sur les perfections qu'on lui attribue". Rosa Luxembourg poursuit sa critique
En 1904, dans une réponse plus directe au "Que Faire ?", elle trace le cadre global dans lequel situer l'intervention des révolutionnaires :
Dans la polémique qui l'opposera également à Lénine, Trotsky reprendra cette vue correcte et dialectique de la relation entre la lutte quotidienne du prolétariat et sa conscience de classe. Dans un passage intitulé "A bas le substitutionnisme politique !", voici ce qu'il écrit en 1904 :
Cette vision vivante et dialectique de la révolution - au cours de laquelle le prolétariat prend lui-même en main sa propre destinée - Trotsky l'oppose également à cette conception racornie qui limite le processus révolutionnaire à une simple préparation technique et organisationnelle du prolétariat à la dictature.
Mais il serait faux et caricatural d'opposer ainsi un "Que Faire ?" substitutioniste de Lénine à une vision entièrement saine et claire de Rosa Luxembourg et de Trotsky (celui-ci d'ailleurs se fera, dans les années vingt, l'âpre défenseur de la militarisation du travail et de la dictature toute puissante du parti !).
Tout d'abord, Lénine lui-même "rectifiera" quelque peu le "tir". Dans ses ouvrages ultérieurs, enrichis par l'expérience concrète de la classe et l'apparition des conseils en 1905, dans sa pratique militante, il sera loin de copier mécaniquement les thèses du "Que Faire ?". Au contraire, le parti bolchevik, au cours de son intervention dans les luttes revendicatives de la classe, s'affirmera non pas comme un élément importé de l'extérieur du prolétariat mais bien comme une fraction vivante et agissante du prolétariat lui-même. Ensuite l'ensemble du mouvement révolutionnaire est loin d'être entièrement clair sur la question de la liaison entre le parti et la classe. Rosa Luxembourg, les révolutionnaires allemands pas plus que les révolutionnaires en Russie, n'ont été capables de rompre entièrement avec le cordon ombilical qui les rattachait à la Social-démocratie. Rosa Luxembourg a été, il est vrai, la première à se détacher des doctrines de Kautsky. Et lorsqu'à partir de 1910, elle accuse celui-ci d'ouvrir la voie à l'opportunisme, elle n'est suivie par aucun social-démocrate russe et notamment pas par Lénine qui trouve ses accusations "exagérées". Pourtant c'est Lénine, et non elle, qui poussera le plus clairement et le plus rapidement à la scission organisationnelle d'avec les éléments les plus opportunistes du POSDR : les mencheviks. Rosa Luxembourg et Kautsky, par contre, seront d'accord pour une fois, pour critiquer cette politique "scissionniste" et appeler à la réunification de la Social-démocratie russe !
Jusqu'à la création, forcée par les événements eux-mêmes, du KPD-(S) - le parti communiste d'Allemagne tendance spartakiste - en 1919, Rosa Luxembourg restera hésitante. Elle hésite à quitter le SPD (le parti socialiste), elle hésite à former une organisation séparée qui risque dans un premier temps d'être minoritaire, elle recule devant l'insistance de Lénine à vouloir créer une nouvelle Internationale Communiste...
Ce qui rattache Rosa Luxembourg au parti socialiste d'Allemagne, ce n'est sûrement pas un manque de discernement politique quant au degré de pourrissement objectif de la Social-démocratie. Dans "la crise de la Social-démocratie", rédigé en 1916, elle y critique férocement et lucidement l'attitude de la Seconde Internationale face à la guerre impérialiste et le soutien crapuleux apporté par la Social-démocratie à la bourgeoisie nationale. Non, ce qui emprisonne Rosa Luxembourg et la fait hésiter c'est une conception générale qu'elle développe sur l'action révolutionnaire de masse et les conséquences qu'elle en tire pour le rôle du parti.
1.- Cette militante qui est passée par les "écoles" du parti social-démocrate, développe un attachement inconditionnel au caractère de masse du mouvement révolutionnaire. A tel point que le parti finit par se plier tout simplement à tout ce qui revêt ce caractère. Encore tributaire de la vision social-démocrate du parti de masse, Rosa Luxembourg hésite à aller au devant du mouvement lui-même. Elle hésite à quitter une organisation en qui "la grande masse" des ouvriers a encore confiance. Même après la mort ouverte et définitive du SPD et de la Seconde Internationale en 1914, Rosa continue a répéter que c'est au mouvement de masse lui-même à surmonter l'opportunisme; les révolutionnaires n'ont pas à accélérer artificiellement ce mouvement. Dans la mesure où, selon elle, "les erreurs commises par un mouvement ouvrier véritablement révolutionnaire sont historiquement plus fécondes et plus précieuses que l'infaillibilité du meilleur comité central " (Questions d'organisation de la Social-démocratie russe), les révolutionnaires n'ont pas à prendre l'initiative de ce dépassement des vieilles organisations social-démocrate.
C'est ainsi qu'un souci correct : insister sur le caractère collectif du mouvement ouvrier, sur le fait que "l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes", entraîne de fausses conclusions pratiques. Et d'un simple souci on peut tomber facilement à l'idéalisation, au fétichisme. Le fétichisme pur et simple de tout ce qui a un caractère de masse peut ramener les révolutionnaires sur la pente dangereuse de l'opportunisme de la Seconde Internationale. Par l'attachement à l'aspect de masse de tel ou tel outil organisationnel ou politique on aboutit facilement au soutien de la politique parlementariste - "parce que les ouvriers en masse continuent à voter" - et syndicaliste" - parce que la majorité des ouvriers sont syndiqués" - Paul Lévi, représentant éminent du KPD-(S) après la mort de Rosa Luxembourg, glissera sur cette voie. Sa conception du "parti de masse ouvert" entièrement subordonné au mouvement des grandes masses, l'amènera progressivement à retomber dans les bras de la Social-démocratie. C'est ainsi qu'il pousse à la fusion du KPD avec la gauche du parti socialiste, qu'il rallie l'USPD en 1922 après avoir été exclu de l'I.C. et qu'il rejoint en fin de compte le SPD.
Ce que Rosa Luxembourg ne parvient donc pas à comprendre c'est le fait que le caractère collectif de l'action révolutionnaire est quelque chose qui se forge. L'homogénéisation de la conscience prolétarienne n'est pas donnée une fois pour toutes. Le parti peut effectivement rester minoritaire lorsque la grande majorité de la classe ouvrière reste subjuguée par les idées bourgeoises. Sa tâche consiste alors, non pas à se plier à cette idéologie dominante des "grandes masses", mais à défendre sur le plan politique tant que sur le plan organisationnel, l'intégrité du programme communiste. C'est de cette manière seulement que le parti peut effectivement jouer un rôle dans l'homogénéisation de la conscience de classe.
2.- Les révolutionnaires allemands, comme la plupart des révolutionnaires à cette époque, ne sont pas entièrement clairs sur le processus de prise de pouvoir par le prolétariat. Dans l'ensemble, les communistes reconnaissent dans les conseils ouvriers les organes de la prise du pouvoir. Et en tous les cas jusqu'en 1920, l'Internationale Communiste insistera sur le rôle prépondérant des conseils dans la révolution et l'exercice du pouvoir. Pourtant aucun communiste, aucune organisation révolutionnaire ne conçoit avec beaucoup de clarté les relations qui doivent exister entre les soviets territoriaux (l'État de la période de transition) et les conseils ouvriers. Une confusion est opérée entre l'État et la dictature du prolétariat.
De plus, le discours fait par Rosa Luxembourg au congrès de fondation du KPD (Ligue Spartakus) en 1918, laisse suggérer des ambiguïtés gaves. Particulièrement en ce qui concerne la destruction de l'État bourgeois par le prolétariat, le texte manque de clarté politique :
Que nous suggère ce texte ?
Il est donc normal que cette conception de la révolution, qui se rapproche des schémas des révolutions bourgeoises, conduise les révolutionnaires à envisager la nécessité pour le parti prolétarien de prendre le pouvoir. Les spartakistes ne défendent pas une position fort différente de celle de Lénine, même s'ils mettent fort l'accent sur le caractère de "masse" de cette prise du pouvoir par le parti.
A la question "Quelles sont les origines du substitutionnisme ?" nous pouvons donc répondre : le poids des conceptions théoriques social-démocrate. Mais a la question "Quelles sont les causes qui ont permis le développement de ces conceptions substitutionistes ? nous devons répondre : 1'immaturité politique générale de la classe ouvrière au niveau international.
Pourtant tant que la classe était suffisamment forte, tant que le mouvement révolutionnaire était à l'extension, ces confusions théoriques sur les relations entre la classe, le parti et l'État pouvaient être dépassées par l'expérience concrète de la lutte.
C'est ainsi que la pratique des ouvriers en Russie confirma l'impossibilité matérielle pour un parti ouvrier quel qu'il soit ou une minorité de la classe de se substituer à l'action de l'ensemble de la classe ouvrière.
A la question de savoir qui a pris le pouvoir en Russie, en octobre 17, l'histoire et la pratique du prolétariat répondent d'elles-mêmes. A la veille de l'insurrection, le soviet de Petrograd se sent suffisamment fort et soutenu par la province pour appeler à la convocation d'un congrès des soviets et inciter ceux-ci à préparer l'insurrection armée. Le soviet insiste pour que le congrès ait lieu pour "donner une solution aux problèmes d'organisation du pouvoir révolutionnaire". Après une propagande inlassable du parti bolchevik à l'intérieur des soviets et des comités de fabrique, les ouvriers dans leur grande majorité finissent par se prononcer pour la prise du pouvoir. D'un point de vue militaire c'est le comité révolutionnaire de Petrograd qui prépare l'insurrection. Ce comité, composé de représentants des bureaux du soviet, de la flotte, des comités d'usine, des cheminots et de la Garde rouge (ouvriers armés), n'est pas un organe du parti même si les bolcheviks y dominent. Ce comité révolutionnaire qui restera en contact permanent avec l'ensemble de la classe ouvrière et ne cessera d'agir sous son contrôle, constitue bien un organe directement lié aux soviets et aux conseils d'usine. Pas un instant le contact ne se rompt entre les casernes, les usines, le comité et le parti. Une liaison vivante et incessante entre tous ces organes cimente une volonté commune de la classe. L'ensemble des ouvriers décident et tiennent en main les rênes de l'histoire même si des actions militaires ponctuelles sont menées par peu d'hommes.
C'est pourquoi lorsqu'on l'accuse d'avoir pris le pouvoir avec cette petite bande de "conspirateurs" qu'était le comité révolutionnaire, Trotsky répond :
Qu'est ce que ces phrases signifient ? Est ce qu'elles insinuent que la révolution d'octobre s'est déroulée dans la plus stricte légalité bourgeoise, sous l'égide d'un démocratisme formel, sans aucune activité clandestine préalable ? Bien sûr que non ! La "légalité soviétique" dont parle Trotsky, c'est tout simplement la nécessité de la volonté collective des ouvriers, de leur contrôle sur l'ensemble du déroulement révolutionnaire. La prise du pouvoir en Russie démontra d'une manière éclatante comment les ouvriers dans leur ensemble décidèrent et contrôlèrent la révolution. Trotsky décrit dans son "Histoire de la révolution russe" de quelle manière se concrétise ce contrôle et de quelle manière les ouvriers préparent l'insurrection à l'appel des soviets.
Aucun parti ne s'est donc substitué à l'action pratique et décidée des ouvriers. Les bolcheviks ont agi de manière active et décisive au sein de leur classe mais ils n'ont pas pris le pouvoir à la place des ouvriers.
Pourtant des confusions théoriques subsistent sur la nature des relations entre le parti, la classe ouvrière et l'État et sur le rôle du parti. Et dans la mesure précisément où le parti n'est pas le simple reflet passif de la conscience, ces incompréhensions, qui existaient à l'état de germes nocifs dès 1902, vont croître et accélérer la dégénérescence de la révolution. Dès 1918, le pouvoir politique des conseils ouvriers est en train d'être entamé et étouffé par l'appareil d'État à la tête duquel se trouve le parti bolchevik. Dès la prise du pouvoir, le parti bolchevik entre en conflit avec les organes unitaires du prolétariat et se présente comme un parti de gouvernement. Cette substitution du pouvoir du parti à celui des conseils trouvera sa justification théorique (à côté de celle de la militarisation du travail !) dans un ouvrage de Trotsky "Terrorisme et Communisme" écrit au début des années vingt. Triste ouvrage dans lequel puiseront les pires crapules pour justifier le massacre de Cronstadt.
Dès l'instant où le parti et l'État deviennent les "représentants" avoués de la classe ouvrière dans sa totalité cela veut dire qu'ils ne peuvent plus se tromper, qu'ils ont toujours raison même contre la classe dans son ensemble, même contre une de ses minorités, même au prix des pires massacres. Dès cet instant le socialisme lui-même devient l'affaire du parti et de l'État. Dès cet instant l'État russe en détruisant les conseils va détruire la force même de la révolution et plonger en plein cœur de la contre-révolution.
Et c'est ainsi qu'à côté de ces confusions graves, vont se développer au sein de l'International Communiste la notion du Front Unique, la conception de la défense d'un programme minimum par un parti de masse, la nécessité du travail syndical, les positions parlementaristes révolutionnaires, etc.. Plutôt que de tenter d'aller à contre-courant de ce reflux de la vague révolutionnaire pour garder intacts les principes communistes, l'I.C. va au contraire se plier de plus en plus à ce recul et y adapter sa pratique ; c'est à ce niveau que se développera la différence entre les "tactiques" et les principes exactement de la même manière qu'au sein de la IIème Internationale. Plutôt que de garder toujours en vue les intérêts internationaux du prolétariat, l'I.C. va de plus en plus se faire le porte-parole de l'État russe et verra sonner son glas au moment de l'adoption de la théorie du "socialisme dans un seul pays". Dès lors les thèses défendues par l'Internationale Communiste ne sont plus là que pour défendre le renforcement du capitalisme d'État en Russie. Dès lors le parti bolchevik se fera l'instrument le plus docile de la contre-révolution.
Un corps humain attaqué par des microbes ne reste pas sans réaction : il secrète des anticorps pour tenter d'enrayer le mal et le détruire. Une organisation révolutionnaire du prolétariat réagit de la même manière. Même atteinte gravement par le virus de l'idéologie bourgeoise, l'organisation révolutionnaire peut encore être sauvée de la mort. Tant qu'une parcelle de vie reste intacte en elle, elle suscitera des réactions saines en son sein; une sorte de mécanisme d'autodéfense. Mais dès l'instant où cette organisation malade quitte le camp du prolétariat, sa mort est irréversible. I1 ne reste plus alors au prolétariat qu'à abandonner définitivement ce cadavre et à entreprendre la reconstruction d'un nouvel outil de combat.
La dégénérescence progressive de l'Internationale Communiste provoquera donc un sursaut de la part de ses éléments révolutionnaires les plus sains. Mais combien ce sursaut fut difficile ! Ceux qui aujourd'hui prétendent tout inventer et qui jugent l'histoire du haut de leurs chaires d'intellectuels, adoptent une attitude simplement infantile en imaginant ce "qu'aurait dû être" cette période et en condamnant tout ce qui sort de leur schéma abstrait. Nous n'avons pas à juger l'histoire mais à en tirer des leçons pour l'avenir. Ainsi il serait ridicule de notre part d'analyser le reflux de la révolution et l'agonie de l'I.C. comme produits des plans machiavéliques des bolcheviks qui "préparaient d'ailleurs leur coup depuis 1902" ! Comme il serait tout aussi ridicule d'idéaliser telle ou telle gauche surgie au sein de l'I.C. en lui attribuant toutes les vertus de la Vérité. Le processus de contre-révolution qui a condamné l'I.C. a semé une terrible confusion dans le mouvement ouvrier. Et même ceux qui poursuivirent la tâche d'élaboration théorique pendant les sombres années de 1930-40, les éléments de la gauche communiste, mirent longtemps à voir toutes les implications de la défaite. Aucune gauche ne fut réellement plus cohérente qu'une autre. Aucune fraction ne posséda toutes les clés du problème et l'entière "vérité". Toutes gardèrent des traces de cette terrible défaite de leur classe et leurs positions politiques en restèrent déformées d'une façon ou d'une autre. Car l'épreuve par laquelle ces révolutionnaires avaient à passer était terrible.
Leur classe écrasée au niveau international jusqu'en 1927, le bastion de la révolution mondiale progressivement isolé et métamorphosé en bastion de la contre-révolution, leur organisation internationale définitivement morte dès l'adoption de la théorie du "socialisme dans un seul pays'', leurs compagnons anglais, allemands, hollandais, danois ... progressivement isolés qui furent forcés par l'I.C. à fusionner avec des centristes et opportunistes de la pire espèce sous peine d'exclusion ... Face à ces épreuves plus d'un auraient baissé la tête et laisser tomber les bras. Et pourtant certains eurent assez de courage militant et de volonté révolutionnaire pour combattre.
Ils furent peu nombreux ceux qui réagirent à la dégénérescence de l'I.C. et ne parvinrent jamais à constituer une opposition internationale véritablement organisée et soudée. Leur apparition un peu partout dans le monde (du Mexique à l'Asie, en passant bien sûr par la Russie) ne fut pas réellement coordonnée au niveau politique et organisationnel. Bien que des contacts et des échanges nombreux eurent lieu, notamment entre le KAPD, la fraction de Bordiga, les camarades anglais autour de Pankhurst, la gauche belge, etc., bien que "Il Soviet" (organe de la fraction italienne) publia des textes de ces courants de gauche, et bien que des contacts internationaux subsistèrent jusqu'à la deuxième guerre mondiale, le poids et la force d'impact de la vague contre-révolutionnaire acculèrent les fractions de gauche dans un profond isolement.
Nous n'avons pas l'occasion de faire le tour de toutes les fractions ou oppositions de gauche qui apparurent au sein de l'Internationale, nous nous contenterons simplement d'analyser de quelle manière les deux courants de gauche les plus significatifs réagirent par rapport aux positions spécifiques des bolcheviks et de l'I.C. sur le parti.
Sans entrer dans tous les détails politiques et historiques qui ont trait à la constitution de la gauche italienne, relevons simplement le fait que jusqu'en 1926, date de son exclusion du Parti Communiste Italien, la gauche italienne impulsée par Bordiga va lutter principalement contre :
Sur la question du rôle du parti et de ses relations avec la classe ouvrière, la gauche italienne se montre cependant incapable de tirer toutes les leçons de la dégénérescence de la révolution russe. La gauche italienne va, en effet, se rattacher intégralement aux positions et thèses de l'I.C. sur le rôle du parti dans la révolution (adoptées en 1920). C'est ce que nous confirment les textes de la gauche communiste italienne publiés en I92l-22.
Dans ces textes, Bordiga reprend à son compte l'ancienne séparation, développée par Lénine dans "Que faire ?", entre luttes économiques et luttes politiques. Débutant par un subtil raisonnement qui condamne les photographies statiques de la réalité et qui voient les classes sociales comme des entités économiques sans mouvement, Bordiga en arrive à une conclusion fausse : la classe ouvrière ne peut se définir en tant que classe pensante et agissante qu'au travers d'une seule minorité révolutionnaire. Le prolétariat ne se définit pas économiquement mais uniquement par son mouvement politique, son parti. Partant de la constatation juste selon laquelle la classe n'est pas une simple catégorie économique et selon laquelle un parti révolutionnaire est indispensable pour l'homogénéisation de sa conscience politique, Bordiga aboutit à une position absurde. I1 finit tout simplement par "gommer" sans le vouloir les déterminations économiques et matérielles qui constituent la base réelle de la conscience de classe et de l'existence même du parti.
Bordiga en arrive, exacte ment de la même manière que Kautsky lorsque celui-ci sépare réformes et révolution, à placer les nécessités de la révolution communiste non pas à l'intérieur de contingences matérielles bien terre-à-terre mais dans la perfection d'un idéal.
En développant l'idée selon laquelle il ne serait être question de parler de conscience de classe ni même d'action de classe en dehors de l'activité d'un parti, en faisant précéder en quelque sorte l'existence du parti de celle de la classe ouvrière, la gauche italienne marche la tête en bas et les pieds en l'air. Si la conscience et la volonté d'action de la classe ne peuvent se trouver condensés, concrétisés que dans le parti de classe, et si ce n'est pas la lutte prolétarienne elle-même qui exprime et produit cet effort de conscience en secrétant des organisations révolutionnaires, dans ce cas, d'où vient le parti ? Comment surgit-il ? Vient-il du ciel ? La seule réponse qui semble satisfaire nos bordiguistes d'hier et d'aujourd'hui est celle du "Que faire ?" : les révolutionnaires sont des intellectuels qui possèdent "le Savoir" et la connaissance et apportent aux ouvriers la conscience toute faite. Ils sont des éléments extérieurs au prolétariat.
C'est à cette conception simpliste et fausse que nous avons droit notamment dans les textes du P.C.I. (Programme Communiste), représentant actuel le plus caricatural de la Gauche italienne. D'un côté, nous dit le P.C.I., nous avons les masses, incapables de dépasser l'immédiatisme sans l'intervention dirigeante du Parti, État-major des troupes ouvrières ; De l'autre, nous avons le Parti, seul capable de réellement agir et penser selon les intérêts historiques du prolétariat, seul porteur du programme communiste invariant. Dans 1a mesure où la révolution est malgré tout une révolution consciente (le P.C.I. est contraint de l'admettre), il est indispensable que cette révolution soit menée, dirigée, encadrée par le seul organe conscient du prolétariat : son parti. Il est donc logique que ce soit lui qui prenne le pouvoir et assume la dictature du prolétariat puisque c'est lui qui assure la constitution du prolétariat en classe luttant pour son émancipation. La dictature du prolétariat sera donc la dictature du Parti Communiste, et celui-ci sera un parti de gouvernement (thèses de la fraction communiste abstentionniste du Parti Communiste Italien. 1920).
Mais la question que l'on peut se poser face à ces arguments massues est celle-ci : si les ouvriers ne sont qu'une troupe de moutons inconscients, pourquoi suivront-ils les mots d'ordre révolutionnaires plutôt que ceux de la bourgeoisie ? Comment seront-ils capables de discerner la direction révolutionnaire que leur propose le parti ?
Écoutons la réponse du P.C.I. : "si les prolétaires suivent le Parti, ce n'est pas sous l'influence d'une obéissance passive. I1 est évidemment absurde de déduire que le Parti ordonne et que les masses obéissent passivement". Nous voilà rassurés, si les masses "obéissent" c'est, selon le P.C.I., non pas parce que ces masses possèdent une once de l'Intelligence divine du Parti mais parce que "si le Parti peut et doit se qualifier comme organe de direction effectif, s'il peut et doit gagner l'influence décisive qui lui permet de contraindre les soviets et de les conduire au pouvoir, c'est parce qu'il possède sur le reste de la masse des prolétaires l'avantage de connaître les conditions et les résultats généraux du mouvement prolétarien, comme le dit le Manifeste c'est parce qu'il peut et doit indiquer à chaque moment de la lutte de classe, et d'avance pour son déroulement futur, les objectifs, les méthodes et l'organisation qui confèrent à cette lutte la plus grande efficacité et la font avancer vers les buts finaux ; c'est parce qu'il peut et doit apporter les réponses politiques et pratiques aux problèmes que les besoins de la lutte posent aux prolétaires". (Le Prolétaire N° 269. Sans direction de parti, pas d'action révolutionnaire. Juin 1978)
Comme cette réponse brille par sa clarté ! Ainsi, si les ouvriers suivent les mots d'ordre du parti c'est parce qu'ils "peuvent et doivent les suivre" ! Si les ouvriers sont capables de les suivre c'est parce que "le parti peut et doit être le plus clair" ! Quoi de plus naturel en somme. Jadis, la bonne parole du curé était suivie aveuglément ou "de plein gré" par les fidèles, parce que le curé prétendait incarner la volonté divine. Demain, les ouvriers suivront celles du parti parce que celui-ci prétend incarner les voies du communisme ! Ainsi c'est la vertu miraculeuse de la clarté politique en soi qui amènera les ouvriers à obéir aux directives du parti.
Comme cette vision est pauvre, rigide et stérile. Car ce que les bordiguistes ne parviennent pas à voir derrière leur lorgnette c'est la vie de la lutte de classe. Car si elle n'est pas indissociablement liée aux luttes ouvrières, à une capacité de plus en plus grande du prolétariat, stimulée par les conditions objectives autant que par l'intervention des révolutionnaires, à comprendre et à mettre en pratique un cadre politique qui est SIEN, qu'il a lui-même forgé par SON EXPÉRIENCE, cette clarté théorique du parti ne peut que se racornir, se scléroser et même mourir.
La question de savoir pourquoi les ouvriers vont prendre la direction que leur parti met en avant, ne relève pas simplement de la justesse programmatique de celle-ci. Si les ouvriers se contentaient d'appliquer les "directives" du parti - aussi correctes soient-elles - sans les comprendre et les assimiler en fonction de leur propre expérience quotidienne, sans voir en elles l'expression de leurs intérêts historiques globaux, ils ne feraient que reproduire une attitude qui les lie pieds et poings liés sur le terrain de la bourgeoisie. La révolution communiste en serait gravement compromise car cette faible conviction politique des ouvriers pourrait être mise à profit par l'ennemi de classe.
LA SEULE GARANTIE DE LA RÉVOLUTION NE REPOSE PAS SUR UNE OBÉISSANCE MÊME ACTIVE DES OUVRIERS AUX DIRECTIVES DU PARTI, MAIS SUR LEUR FORCE COLLECTIVE, SUR LEUR CAPACITÉ GLOBALE A PRENDRE CONSCIENCE DES BUTS ET DES MOYENS DE L'ACTION RÉVOLUTIONNAIRE, SUR LEUR CONSCIENCE DE CLASSE COLLECTIVE.
Toutes les confusions à propos du parti développées par les groupes issus de la gauche communiste italienne reposent précisément sur cette incompréhension fondamentale de la nature de la révolution communiste et du processus de prise de conscience du prolétariat. Les bordiguistes ramènent tout un procès vivant, complexe et collectif à une simple question de préparation technique et militaire. La révolution communiste, qu'ils identifient à la prise en main de l'État ouvrier par le parti, exige des "spécialistes", des révolutionnaires professionnels capables de prendre en mains les rênes du gouvernement. Reprenant les vieilles confusions des bolcheviks à propos de la liaison entre le parti, l'État et la classe, ils font une simple identification entre le schéma des révolutions bourgeoises et le bouleversement communiste.
Face à cette vue déformée qui délègue l'accomplissement de la révolution à une minorité de "spécialistes" de la politique, comme ce fut le cas pour les révolutions du passé, nous opposerons simplement deux citations. La première a été puisée dans l'ouvrage de Trotsky "Nos tâches politiques", écrit dans le feu de la polémique qui l'opposa au "Que Faire ?".
Cette philosophie peut se résumer en trois thèses :
En tous cas, les auteurs de ce document ont le courage d'affirmer tout haut que la dictature du prolétariat leur apparaît sous les traits de la dictature sur le prolétariat : ce n'est pas la classe ouvrière qui, par son action autonome, a pris en ses mains le destin de la société, mais une "organisation forte et puissante" qui, régnant sur le Prolétariat et à travers lui sur la société, assure le passage au socialisme.
Or pour préparer la classe ouvrière à la domination politique, il est indispensable de développer et de cultiver son auto-activité, l'habitude de contrôler activement, en permanence, tout le personnel exécutif de la Révolution. Voilà la grande tâche politique que s'est fixée la social-démocratie internationale. Mais pour les jacobins sociaux-démocrates", pour les intrépides représentants du substitutionnisme politique, l'énorme tâche sociale et politique qu'est la préparation d'une classe au pouvoir d'État, est remplacée par une tâche organisationnelle tactique : la fabrication d'un appareil de pouvoir.
Par la suite, Trotsky compare très justement cette position de la tendance ouralienne aux vues des blanquistes. En effet, le blanquisme se caractérise également par une incompréhensions des différences immenses qui opposent la révolution prolétarienne, faite par "la grande majorité exploitée contre la minorité des exploiteurs", aux révolutions bourgeoises antérieures, faites par "la minorité exploiteuse contre la majorité des exploités". L'angle sous lequel les bordiguistes envisagent aujourd'hui le rôle du parti dans la révolution est un angle blanquiste. Lorsqu'ils imaginent les tâches du parti comme étant celle d'un bloc d'acier constitué de spécialistes clairvoyants qui naît "quand il est en mesure de construire l'édifice complet, monolithique et exclusif de sa propre théorie" (Programme Communiste n°76) et sur base d'un noyau unique seul détenteur de la conscience ouvrière, nos camarades bordiguistes font preuve non seulement d'un esprit mégalomane et infantile mais aussi d'une vision conspirative et putschistes de la révolution. Ils ont beau s'en défendre, leur caricature d'un parti accompagne une caricature de la révolution communiste.
Cette vision tordue du processus de la révolution prolétarienne fut déjà amplement critiquée par le marxisme au 19ème siècle. Voici ce qu'Engels dit à propos de l'idée que se faisaient les blanquistes de leur rôle au moment du bouleversement socialiste.
Ces deux citations suffisent à montrer le lien logique, nécessaire qui existe entre l'idée qu'on se fait du rôle des révolutionnaires dans la révolution communiste et la nature de celle-ci.
Surestimer ce rôle, c'est amputer la révolution de ses forces vives et collectives. De même, accorder au parti le pouvoir d'incarner la conscience de classe c'est empêcher un plein épanouissement de cette conscience ; c'est prendre l'état de la conscience des grandes masses d'ouvriers comme un fait accompli et statuer ses infirmités. On ne rend pas un très grand service aux prolétaires en confiant à leurs minorités révolutionnaires le soin d'accomplir toutes les tâches qui exigent conscience et détermination. Cette attitude ne fait, au contraire, qu'encourager la soumission à l'idéologie dominante. En agissant de cette manière, les révolutionnaires finissent par constituer eux-mêmes un obstacle sur le chemin de la révolution.
C'est pour éviter ce piège que nous avons tellement insister sur le gouffre qui sépare le Communisme des transformations sociales qui l'ont précédé. Et c'est pour cette raison également que nous avons tenter de différencier la conscience de classe d'une simple idéologie.
En fait les conceptions "substitutionistes" sur le rôle du parti ne se fondent pas uniquement sur une incompréhension de la spécificité de la dictature prolétarienne, ni sur une confusion entre l'État de la période de transition, le parti et la classe ouvrière. Ces conceptions naissent logiquement d'une théorie tronquée, d'une analyse erronée de la conscience de classe. La plupart des groupes issus de la Gauche italienne reprennent les mêmes erreurs théoriques que Lénine et Kautsky. Ils ne voient pas l'identité réelle qui existe entre lutte économiques et politiques, entre théorie et pratique prolétarienne. Ils ne voient pas la conscience de classe en tant que processus vivant, comme l'affirmation de l'être conscient du prolétariat. L'extériorité du parti par rapport à la classe provient chez eux de l'identification de la conscience de classe à une idéologie. Il est donc normal que pour les bordiguistes la conscience soit un fait de connaissance intellectuelle, le marxisme une "Science" et le programme communiste une doctrine figée. Il est normal aussi, dans ce cas, que les révolutionnaires deviennent de très savants professionnels de la politique, chargés d'apporter la conscience aux ouvriers.
Ces confusions se retrouvent même auprès des groupes les moins sclérosés et les moins monolithiques de la gauche italienne. Ainsi l'on retrouve dans un texte paru dans Prometeo, l'organe théorique du P.C.I. (Battaglia Communista), l'analyse suivante à propos de la conscience de classe.
"Encore une fois il s'agit de revenir au point essentiel de la doctrine communiste (...) selon laquelle il existe une grande différence entre "instinct de classe" et "conscience de classe". L'un naît et se développe à l'intérieur des luttes ouvrières comme patrimoine des prolétaires mêmes ; il vient de l'antagonisme des intérêts matériels et se nourrit des contradictions économiques, sociales et politiques croissantes occasionnées par cet antagonisme; il demande enfin que les rapports entre prolétaires et capitalistes soient suffisamment tendus pour provoquer une certaine dureté dans les luttes. L'autre, la conscience, naît de l'examen scientifique des contradictions de classe, elle croit avec la croissance des connaissances des contradictions ; elle vit et se nourrit de 1'examen et de l'élaboration des données provenant des expériences historiques de la classe (...).
La conscience est donc exactement un "élément importé dans la lutte de classe du prolétariat, là où les conditions le permettent". (Kautsky cité par Lénine et cité d'une façon polémique par "Révolution Internationale" n° 12) Les arguments du CCI ne démontrent pas ce qu'ils voudraient démontrer, ils démontrent au contraire que la dialectique est quelque chose de tout à fait inconnus à ces camarades (...). En d'autres termes tout ce que dit le CCI n'efface en rien (et il ne pourrait le faire) le fait que "le détenteur de la science n'est pas le prolétariat" (toujours Kautsky et Lénine cité par le CCI) et démontre au contraire, que le Marx de "l'idéologie allemande" n'a pas du tout été compris, bien que cité chaque fois que cela semble utile.
Les idées dominantes sont-elles ou ne sont-elles pas les idées de la classe dominante ? Est-il vrai ou n'est-il pas vrai que les détenteurs des moyens de production matérielle détiennent avec eux et en même .temps les moyens de la production intellectuelle et que le prolétariat est au contraire une classe exploitée et donc idéologiquement dominée ?
S'il en est ainsi alors il est vrai que : "c'est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie (les intellectuels bourgeois) qu'est né le socialisme contemporain, et c'est par eux qu'il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus développés, qui l'introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat" (encore Kautsky et Lénine)." (P.C.Int. Classe et conscience : de la théorie à l'intervention politique. Prometeo, 1er semestre 1978.) (souligne par nous)
Cette citation met bien en lumière les erreurs d'analyse que nous avons soulignées à propos des textes de Bordiga et de Lénine. Quel est le raisonnement du P.C.Int. ? Il part d'une réalité : que les idées dominantes sont les idées de la classe dominante et que le prolétariat subit cette idéologie. Mais à partir de cette constatation, il bâtit une analyse tout à fait stérile et rigide.
Première erreur de jugement : les ouvriers pour accomplir la révolution doivent disposer d'une analyse scientifique et d'une connaissance idéologique au même titre que celle dont dispose la classe ennemie. La conscience de classe est "une réflexion scientifique sur les expériences de classe", elle est "le reflet dans le domaine des idées de l'antagonisme prolétariat - bourgeoisie elle est donc 1'élément subjectif qui permet le dépassement de la contradiction par le moyen de la destruction révolutionnaire du prolétariat". La conscience de classe se définit donc exactement de la même manière que l'idéologie qui, elle aussi, est le reflet dans le domaine des idées d'une réalité objective. (Marx. L'idéologie allemande).
Deuxième erreur de jugement : dans la mesure où les ouvriers subissent l'idéologie dominante, dans la mesure où ils sont dépossédés des moyens de production intellectuelle au même titre que des moyens de production matérielle, ils sont également dépossédés de la conscience de classe, c'est-à-dire de leur idéologie révolutionnaire. Seuls les révolutionnaires, qui disposent en tant que membres de la bourgeoisie de ces moyens de production intellectuelle peuvent apporter la conscience socialiste aux ouvriers. Et nous aboutissons à cette absurdité suivante : la révolution communiste est possible grâce à l'utilisation au service des ouvrier des capacités scientifiques de la bourgeoisie ! La conscience de classe devient une idéologie, concurrente à l'idéologie bourgeoise mais forgée avec les mêmes armes !
A force de vouloir paraître dialectique, le P.C.Int. finit par devenir contradictoire. Car il y a de quoi s'embrouiller dans ces explications. En effet, si la conscience de classe est une simple réflexion idéologique sur quel pouvoir économique repose-t-elle ? Si les ouvriers sont effectivement dépossédés de tout pouvoir économique et de tous les moyens de production, comment peuvent-ils forger une idéologie ? L'idéologie forgée par les révolutionnaires plane-t-elle dans le ciel ? Repose-t-elle à la fois en dehors de la lutte de classe et en dehors de l'idéologie bourgeoise ? Dans la mesure où les ouvriers seront toujours dépossédés des moyens de production intellectuelle et matérielle (du moins jusqu'au Communisme) et donc de leur conscience socialiste, comment parviendront-ils à réaliser la révolution communiste et à transformer toute la société ? Si leur simple "instinct" de classe" suffit, pourquoi n'ont-ils pas déjà accompli cette révolution ? Par quels moyens miraculeux les révolutionnaires parviendront-ils à introduire dans la lutte de classe quelque chose dont les ouvriers seront toujours dépossédés ?
Les réponses du P.C.Int. à ces questions nous paraissent insatisfaisantes ; elles nous laissent sur notre faim.
Non camarades, la question que nous vous posons n'est pas un faux problème facile à éluder. La question que nous vous posons est à la base de deux conceptions radicalement différente de la conscience de classe. En ne répondant pas à cette question "qui détient et développe la conscience de classe", vous vous placez dans une impasse, vous restez dans une contradiction. Les efforts que vous faites pour en sortir plus dialectiques encore, ne résolvent rien. Notre conception de la conscience de classe tend au contraire à répondre à cette question et à mettre en lumière de quelle manière le prolétariat accomplira lui-même (et sans concours de la bourgeoisie !) la révolution communiste. Le prolétariat est seul détenteur de la conscience de classe précisément parce qu'il ne possède aucun pouvoir économique aucun moyens de production. La conscience du prolétariat se caractérise justement par un lien indestructible entre action et réflexion. La réflexion théorique du prolétariat ne vient pas simplement comme "reflet" de sa pratique, elle n'est pas une simple interprétation philosophique du monde, elle est facteur actif, moyen de transformation concrète de la réalité. Théorie, pratique sont inséparables. Et seule la classe ouvrière dans sa lutte de classe peut synthétiser ces deux aspects de la conscience socialiste. L'activité des révolutionnaires s'inscrit comme un moment privilégié dans cette activité globale et collective du prolétariat mais n'en constitue qu'un aspect (bien qu'indispensable). Ce n'est certainement pas avec les mêmes armes idéologiques que le prolétariat combat son adversaire de classe. Ce qui fait la force révolutionnaire du prolétariat c'est précisément sa condition de classe à la fois révolutionnaire et exploitée, à la fois démunie de tout pouvoir dans la société et seule capable de sauver l'humanité de toute forme d'exploitation et de pouvoir de classe. Ce qui fait la caractéristique de la conscience de classe c'est précisément le fait d'être à la fois une compréhension rigoureuse de la réalité et une transformation pratique de celle-ci, ce que aucune idéologie, aucune connaissance "scientifique" quelle qu'elle soit n'est à même de faire ! La puissance révolutionnaire du prolétariat repose entièrement et uniquement sur sa conscience de classe et son organisation. Lui enlever la possession de cette puissance, en plaçant mille intermédiaires entre sa théorie et sa lutte de classe, c'est lui enlever la capacité même d'accomplir la révolution communiste. Et si le prolétariat n'est pas capable dans son ensemble de mettre en œuvre la destruction du vieux monde, nous n'avons plus qu'à aller nous coucher, parce qu'aucun volontarisme, aucun vœu pieux y changera quoi que ce soit.
Ainsi malgré les nombreux apports faits par la gauche italienne à l'enrichissement de la théorie révolutionnaire, malgré le courage et l'obstination avec laquelle elle parvient à préserver les acquis communistes face à la dégénérescence de l'Internationale Communiste, le poids de l'idéologie bourgeoise pèse encore lourdement sur les épaules des groupes communistes actuels. Le CCI ne prétend pas avoir tout compris, il ne prétend pas être "l'unique détenteur de la conscience de classe", mais au moins son travail de réflexion théorique s'inscrit dans un souci précis : tirer au maximum les enseignement de la révolution russe et du reflux de la vague révolutionnaire des année vingt, ne pas tomber dans les mêmes pièges dans lesquels s'engouffrèrent les bolcheviks. Et un des apports essentiels qui nous vient de l'expérience historique elle-même nous semble être celui-ci : seul le prolétariat conscient dans son ensemble peut transformer la société, aucun parti, aucune minorité ne peut se substituer au prolétariat dans l'accomplissement de cette tâche.
La gauche allemande et hollandaise représente cette autre voix révolutionnaire qui tenta de s'élever au milieu du concert contre-révolutionnaire joué par l'I.C. dès le début des années vingt. La gauche allemande se regroupe au sein du KAPD, fondé en 1919 par les éléments de gauche exclus du parti communiste allemand "officiel" (KPD-(S)). Le KAPD, admis comme "parti sympathisant" au sein de l'I.C., s'opposera principalement à la politique parlementariste et syndicaliste de l'Internationale (cf. la réponse de Görter à Lénine en, 1920) et à sa conception du Front Unique et du soutien aux luttes de libération nationale. Le KAPD tentera d'établir des contacts avec les différentes gauches existant au sein de l'I.C. (gauches belge, hongroise, italienne, mexicaine, bulgare, danoise, etc.) afin de constituer une opposition de gauche cohérente. L'occasion ne lui en fut pas donnée longtemps, puisque le KAPD sera exclus de l'I.C. en 1921.
Sur la question du parti, le KAPD eut le mérite d'insister très justement sur la nécessité de construire un parti solide et cohérent capable de mettre en avant une direction politique globale et de développer la conscience de classe même au risque de rester minoritaire dans un premier temps (points 7 et 8 des thèses sur le parti écrites en I92l en vue d'être présentées au congrès de l'I.C.). Ce qui nous éloigne fort d'une conception "anarcho-syndicaliste" que les bordiguistes se plaisent à voir dans les positions de la gauche allemande ! Dans l'ensemble des thèses sur le parti aucune mention n'est faite sur la nécessité pour les parti de prendre le pouvoir (c'est peut-être là la déformation "anarchiste" que la gauche italienne reproche au KAPD). Au contraire l'accent est mis sur le rôle des conseils (séparés du parti) comme instruments de la dictature prolétarienne.
Cependant, la gauche allemande et hollandaise, pas plus que la gauche italienne, anglaise, hongroise ou mexicaine, ne fut réellement capable de tirer tous les enseignements de la révolution russe et de son dépérissement. Dans aucun des documents du KAPD et de la KAI (nouvelle Internationale créée en 1922 par des éléments du KAPD), il n'est mentionné le fait que la substitution du parti et de l'État au pouvoir des conseils a influencé fortement le cours dégénérant de la révolution russe.
Au lieu de cela, plusieurs confusions graves finissent par se développer au sein de la gauche allemande :
Dès le début des années trente, il ne reste donc de la gauche allemande et hollandaise que des éléments regroupés dans le SPD, des individus "anti‑parti" isolés, des terroristes comme Van der Lubbe, et des groupes communistes issus de l'AAUD-(E) qui nieront la nécessité d'une organisation révolutionnaire du prolétariat pour garder intacts les principes du programme communiste.
En fait, la grande erreur de ces éléments de la gauche allemande (marqués par le retard général de la conscience prolétarienne par rapport aux nécessités historiques et par la faiblesse des révolutionnaires en Allemagne lors de la vague révolutionnaire), réside tout d'abord dans l'incompréhension du changement de la nature et de la fonction du parti dans la période de décadence. Le KAPD entrevoit ce changement. I1 met très justement en évidence les différences qui existent entre la période révolutionnaire et celle du parlementarisme. I1 différencie le rôle des partis ouvriers parlementaristes du 19ème siècle de celui du parti communiste de l'ère des révolutions sociales. Pourtant toutes les implications de cette différence ne sont pas entièrement assimilées par la gauche allemande. C'est pourquoi une tendance se développe au sein du KAPD qui assimile naturellement la notion même de "parti" à celle d'un parti parlementaire de masse. Cette tendance incapable de cerner toutes les conséquences pratiques du changement de période, incapable de déceler les erreurs substitutionistes des bolcheviks, en arrive tout simplement à "jeter le bébé avec l'eau sale". Le raisonnement pour en arriver là est celui-ci : "puisque la fonction d'un parti quel qu'il soit ne peut être que celle d'un dirigeant, d'un chef parlementaire qui désire dominer les masses et exercer le pouvoir à leur place, et puisque nous refusons ce rôle, nous nous passerons de tout parti quel qu'il soit".
D'autre part, la gauche allemande a toujours souffert de l'immaturité générale du prolétariat en Allemagne et de l'incapacité des révolutionnaires dans ce pays à forger un parti révolutionnaire, armé théoriquement et prêt à affronter la vague des luttes prolétariennes. Longtemps, les éléments de la gauche du SPD hésitèrent à rompre ouvertement avec la social-démocratie pour former un parti indépendant. De ce fait, le KAPD apparaît comme une organisation jeune et sans grande expérience.
Cette immaturité générale de la classe, contribua fortement à brouiller la vue de la gauche allemande notamment sur la nature du rapport de force entre les classes et sur l'impact de la vague révolutionnaire. Ainsi le KAPD ne voit pas que les événements de 1921 annonce le début de l'écrasement du prolétariat. I1 y voit au contraire le symbole de l'apogée du mouvement révolutionnaire. Cette surestimation l'entraîne, même malgré lui, dans l'aventure volontariste de "l'action de mars" en 1921.
Les hésitations nombreuses et le manque de confiance des révolutionnaires allemands dans leur rôle, l'échec amer subit après la défaite de l'action de mars, la dégénérescence de l'Internationale Communiste et le reflux de la vague révolutionnaire, l'incompréhension du changement de rapport de force entre prolétariat et bourgeoisie ... tout cela ne pouvait que favoriser le découragement, le pessimisme et l'éclatement final de la gauche allemande, jusqu'à l'ultime recours désespéré de l'action terroriste. Contrairement à la gauche italienne qui sut tirer un bilan plus réaliste de la période, la gauche allemande se montra infirme et incapable de comprendre quelle devait être la responsabilité des révolutionnaires pendant la contre-révolution. Contrairement à leurs camarades italiens, les révolutionnaires allemands ne se constituèrent pas en fraction capable de défendre bec et ongles les acquis de la lutte passée.
C'est pourquoi, aujourd'hui, loin de maintenir et d'exprimer une continuité saine et claire avec la vague révolutionnaire du passé, loin de signifier la force de la gauche allemande et hollandaise dans la critique de l'I.C., les organisations conseillistes actuelles en expriment caricaturalement toutes les faiblesses et les confusions. Tout comme les bordiguistes, les conseillistes nient le caractère potentiellement révolutionnaire des actions économiques de la classe. Leur analyse du processus révolutionnaire aboutit, comme pour les groupes de la gauche italienne, à enlever au prolétariat la possibilité et la nécessité de dépasser un niveau "trade-unioniste" des luttes et de la conscience. Alors que pour les bordiguistes cette incapacité est suppléé par l'existence du parti, pour les conseillistes, comme pour les anarcho-syndicalistes, c'est la lutte économique à elle seule qui suffit à détruire l'État. Pour Daad en Gedachte, un épigone passablement sclérosé de la gauche hollandaise, il n'existe aucune différence qualitative entre une grève encadrée par les syndicats et la révolution communiste ! Ce groupe pousse l'apologie de la lutte économique jusqu'à l'absurde et jusqu'aux positions platement "économistes" de la seconde Internationale et de Lénine. Mais contrairement à Lénine qui voyait malgré tout la nécessité pour le prolétariat de dépasser un niveau "trade‑unioniste", Daad en Gedachte ne tarit pas d'éloge sur la lutte économique. Seule l'extension quantitative des luttes suffit à ébranler le vieux monde. Et pour Daad en Gedachte il est hors de question que cette accumulation quantitative se transforme aussi en dépassement qualitatif.
Pour Daad en Gedachte, la conscience ouvrière est purement empirique et immédiate. Les ouvriers n'ont pas besoin de généraliser leurs expériences organisationnelles et politiques. Chaque lutte se suffit à elle-même, confinée dans son usine, dans sa région, à l'intérieur de son territoire limité. Les conseillistes ne comprennent nullement le caractère révolutionnaire des luttes économiques et la nécessité de l'extension politique de celles-ci par l'homogénéisation de la conscience de classe. Nous retrouvons là une vieille rengaine chère à la sociale-démocratie : le mouvement est tout et le but n'est rien.
Il est logique que cette conception immédiatiste de la conscience de classe conduise les conseillistes à verser dans l'ouvriérisme et le localisme et à négliger totalement le rôle des révolutionnaires au sein des luttes. Dans certains cas cette sous-estimation verse carrément dans la négation pure et simple de ce rôle. Ainsi Daad en Gedachte se supporte lui-même dans les limites d'une activité strictement théorique et académique. Mais poussée à ses ultimes conséquences, l'apologie que les conseillistes font de la lutte strictement économique du prolétariat aboutit à l'auto-dissolution pure et simple de toute organisation révolutionnaire.
Pas plus que les bordiguistes, les conseillistes ont donc été capables de retirer tous les fruits politiques laissée par le mûrissement de la vague révolutionnaire des années vingt ; pas plus qu'ils n'ont été capables de séparer le bon grain de l'ivraie et de garder intacte la nécessité d'une organisation politique du prolétariat tout en rejetant les aberrations substitutionistes. Les conseillistes comme les bordiguistes sont le prix payés par cinquante ans de contre-révolution, cinquante ans de confusion et d'égarement théoriques au cours desquels rares furent les révolutionnaires qui parvinrent à nager à contre courant.
Seul un groupe comme Internationalisme, issus de la Gauche Communiste de France, se montra capable de préserver les précieux acquis légués par l'expérience de la révolution russe. Comme l'indique un texte d'Internationalisme "Sur la nature et la fonction du Parti Politique du prolétariat" publié en octobre 1948, ce groupe fut le seul a ne pas tomber dans les déformations politiques qui marquent les positions des bordiguistes autant que celles des conseillistes.
Nous pourrions conclure très simplement en soulignant que les confusions des bordiguistes comme celles des conseillistes possèdent une origine commune : l'incompréhension du caractère révolutionnaire des luttes revendicatives. Ces deux courants politiques apparemment si différents se recoupent étroitement dans leurs confusions. Car toute position politique qui repose sur une séparation entre lutte économique et lutte politique implique la négation du prolétariat comme classe révolutionnaire capable de prendre conscience de ses buts historiques. C'est à cela que mènent le bordiguisme et le conseillisme !
Insister sur l'incapacité du prolétariat de dépasser par ses propres forces le terrain strictement revendicatif, répéter que c'est au Parti à se substituer à cette carence, cela revient fondamentalement au même que d'affirmer qu'il n'est pas nécessaire pour le prolétariat de dépasser ce terrain. Les modernistes enfoncent le clou encore plus loin en prétendant que la classe ouvrière lorsqu'elle lutte pour des revendications économiques est une "classe - pour - le capital", c'est-à-dire une catégorie économique totalement soumise à la domination capitaliste. I1 n'est pas étonnant qu'une telle vue de l'esprit ait poussé la majorité des modernistes dans les bras du désespoir petit-bourgeois.
Pour les bordiguistes comme pour les conseillistes séparer les conditions objectives qui permettent le mûrissement des luttes de la conscience de classe cela implique : considérer les révolutionnaires comme des éléments extérieurs au prolétariat. Pour les uns la conscience ne peut pas être développée par le prolétariat lui-même, il s'agit donc d'importer cette conscience du dehors et c'est le parti qui s'en charge. Pour les autres, les révolutionnaires doivent se limiter à un rôle de simples spectateurs intellectuels philosophe, ce qui les place d'emblée en dehors des luttes concrètes de la classe. Les uns comme les autres ne comprennent pas qu'une conception correcte et dialectique de la conscience de classe et de son épanouissement s'accompagne d'une compréhension des révolutionnaires en tant que partie vivante et active de leur classe.
Cette petite phrase, d'apparence si anodine, constitue la clé de voûte du problème qui nous occupe. A elle seule, elle enferme bien des réponses et permet déjà de saisir quel sera le rôle des révolutionnaires.
C'est aussi une phrase qui découle logiquement de ce que nous avons vu précédemment. En effet, la révolution est l'œuvre des prolétaires eux-mêmes, l'œuvre des conseils ouvriers, dans lesquels le prolétariat regroupe massivement ses forces pour la bataille. Mais cette puissance unitaire, cette organisation de l'ensemble des ouvriers, ne peut pas exister de manière permanente. "Les forces des ouvriers ressemblent à une armée qui se regrouperait pendant la bataille" (Pannekoek). Or dans la mesure où il doit tendre constamment à prendre conscience de lui-même et de ses buts pour vaincre son ennemi, le prolétariat est forcé de secréter une partie de lui-même pour accélérer la maturation de sa conscience de classe. La situation contradictoire dans laquelle il baigne, oblige donc le prolétariat à se doter de cet instrument : l'organisation communiste. Celle-ci surgit "historiquement de la lutte de classe élémentaire et se meut dans cette contradiction dialectique que c'est seulement au cours de sa lutte que l'armée du prolétariat se recrute et prend conscience des buts de cette lutte". (R. Luxembourg).
"Le mot "parti" vient du latin pars, et nous, marxistes, nous disons aujourd'hui que le parti est une partie d'une classe bien définie"- (Zinoviev). Que l'organisation communiste constitue bien une fraction de la classe ouvrière, voilà une compréhension qui peut nous éviter de tomber dans les erreurs théoriques et pratiques que nous venons de critiquer. Comprendre en quoi les révolutionnaires ne sont pas des éléments extérieurs au prolétariat mais une simple partie de celui-ci, c'est aussi comprendre pourquoi ils ne peuvent pas agir à la place de l'ensemble des ouvriers et se substituer à tout un mouvement théorique et pratique du prolétariat.
Ainsi, de la même manière que la conscience de classe n'est pas une conscience sur quelque chose d'extérieur au prolétariat mais la conscience que le prolétariat a de lui-même en tant que classe révolutionnaire, les révolutionnaires n'entrent pas en relation avec le prolétariat sur base d'une origine différente. Les révolutionnaires vivent comme une partie de la conscience du prolétariat et servent à homogénéiser celle-ci. Rien de plus normal, dans cette mesure, de les voir entrer dans la même lutte que l'ensemble de leur classe, participer à la même pratique globale, élaborer et enrichir le même programme. Les communistes ne possèdent pas de théorie qui soit leur trésor personnel, le fruit de leurs brillants cerveaux.
Concevoir le programme communiste comme une table des dix commandements est donc une idiotie. Le programme révolutionnaire ne possède aucune origine mystique et il n'est pas un code invariant. Il est au contraire une oeuvre concrète de la classe elle-même; une arme de sa lutte. Il n'est pas seulement un énoncé abstrait des buts finaux de la société et de la lutte ouvrière, mais aussi une analyse minutieuse et concrète du développement réel précédent, de la situation économique, sociale et politique, avec toutes ses particularités bien matérielles. En même temps, le programme définit les moyens adéquats qui résultent et font partie des objectifs à réaliser. Ces moyens sont directement liés aux conditions pratiques dans lesquelles s'épanouit la lutte ouvrière. C'est pour cette raison que le programme est à la fois l'élaboration théorique des nécessités historiques du prolétariat et un guide pour l'action révolutionnaire. C'est pour cette raison aussi qu'il est le fruit de la pratique de l'ensemble du prolétariat.
N'est ce pas l'expérience des ouvriers silésiens et des canuts lyonnais, la situation concrète de la classe ouvrière en Angleterre qui rendirent l'élaboration du matérialisme historique possible ?
Ainsi que Lénine le souligne lui-même : "le mouvement ouvrier anglais de cette époque (durant la révolution française) anticipe déjà, de manière géniale, sur bien des aspects du futur marxisme" après la Commune de Paris de 1871, Marx et Engels n'ont-ils pas reconnu les changements nécessaires à donner à la théorie révolutionnaire ?
Plus tard, dans sa préface à la "Lutte de classes en France" (écrite en 1895), Engels reconnaît que la conception selon laquelle la révolution est imminente est incorrecte. Voilà un autre changement de taille apportée aux conceptions révolutionnaires de l'époque !
Mais lorsque vint effectivement l'ère des révolutions sociales, la compréhension qui devait se faire des nouvelles conditions de la lutte ne s'élabora pas sans difficultés. Il fallait, une fois de plus, enrichir à nouveau la théorie révolutionnaire, tirer les leçons de la pratique ouvrière, oser dépasser les vieilles idées usées, proclamer ouvertement les changements à apporter au programme.
Lénine et les gauches révolutionnaires au sein de la Social-démocratie furent les premiers à comprendre cette nécessité et à dénoncer ouvertement l'inadéquation des thèses de la Seconde Internationale face à la nouvelle période qui s'ouvrait.
A propos du livre écrit par Sukanov, menchevique de droite qui défend l'impossibilité de la révolution socialiste en Russie en se basant sur le programme de la Social-démocratie, Lénine écrit :
Déjà, le congrès du Parti Ouvrier Social Démocrate de Russie avait mis en évidence, en 1903, la nécessité de la révolution socialiste et l'incompatibilité de plus en plus grande entre le développement des forces productives et les rapports capitalistes. Mais cette vision restait encore fort abstraite. Ainsi, la tendance menchevique du POSDR soutenait l'idée de la réalisation préalable de la révolution bourgeoise en Russie, vu l'arriération économique de ce pays.
I1 faut attendre 1905 pour que le prolétariat prouve, dans la pratique même de sa lutte et de son organisation en conseils, la nécessité et les possibilités objectives d'une révolution socialiste.
Les révolutionnaires, d'abord littéralement dépassés par les événements de 1905 et la création des soviets, vont rapidement déceler la magnifique leçon. de choses que le prolétariat est en train de leur apporter. Lénine dans "Deux tactiques de la Social-démocratie", va préciser théoriquement l'objectif final nue doit se donner le prolétariat mondial, y compris le prolétariat en Russie, dans cette période : l'accomplissement de la révolution socialiste. Alors que les menchevique, incapables de tirer les réels enseignements de l'expérience prolétarienne, vont se renforcer dans leur conviction erronée, et démentie par la pratique, et glisser progressivement vers le camp bourgeois, les bolcheviques, bien au contraire, vont rester à l'écoute de leur classe et prouver leur capacité révolutionnaire.
Février 1917 va encore enrichir et nourrir leur compréhension du rôle des soviets dans la révolution et la dictature prolétarienne, même si tout ne s'éclaircit pas encore (surtout en ce qui concerne la relation entre soviets parti-État).
Les exemples où le prolétariat en action s'est montré "cent fois plus à gauche que les partis", selon l'expression de Lénine, ne manquent certainement pas. Ils tendent tous à démontrer que les révolutionnaires, loin de se moquer des expériences de leur classe, loin de se draper dans leur infaillibilité absolue ont toujours possédé le souci de retirer enseignement de la pratique même du prolétariat.
Il faut vraiment être aveugle après cela pour parler de programme invariant et immuable. Il faut vraiment adopter la position de l'autruche, la tête dans le sable, pour ne pas voir et reconnaître les enrichissements innombrables apportés au programme par la lutte prolétarienne elle-même. Mais cet aveuglement a des conséquences bien plus graves qu'une simple déformation théorique. Car affirmer, comme le font les bordiguistes, que le marxisme est invariant revient à figer la réalité de la lutte de classe, à vider la théorie communiste de son contenu révolutionnaire et à se placer soi-même en dehors du mouvement. C'est ainsi qu'au nom de "l'invariance" du programme on finit par se retrouver à partager avec les chantres du capital des positions devenues contre-révolutionnaires depuis plus d'un demi-siècle
Parler de la théorie en termes marxistes c'est lui attribuer une force matérielle, une puissance de transformation sociale. Or "la théorie ne se réalise dans la masse que dans la mesure où elle est la réalisation de ses besoins (...). I1 ne suffit pas que la pensée tende vers sa réalisation, il faut que la réalité tende à s'incorporer la pensée" (Marx). Et pour tendre à réaliser les besoins d'une classe révolutionnaire, il faut précisément que la théorie révolutionnaire incorpore tous les éléments apportés par l'évolution sociale elle-même. Si la théorie révolutionnaire n'intègre pas les précisions et les affinements apportés aux besoins objectifs et aux nécessités de la lutte prolétarienne, elle ne peut plus remplir sa fonction. Elle en arrive alors à se racornir, à se dessécher comme une coquille vide, une lettre morte qui ne correspond plus aux nécessités présentes et à venir.
Car, au fur et à mesure que se précisent les conditions objectives de la révolution, le prolétariat procède en pratique à un renouvellement, à une amélioration de ses outils organisationnels. I1 tend à faire coïncider ses instruments de lutte, sa pratique avec ses besoins historiques et les possibilités objectives du moment.
Pour que le prolétariat puisse donc se servir de son programme de manière utile et le mettre pleinement en pratique, il faut que celui-ci réponde parfaitement à ses besoins réels et historiques, qu'il s'enrichisse de la substance de la réalité. Pour s'adapter aux nécessités du bouleversement social le programme doit être capable de se nourrir des leçons de la classe qui le porte. Cela c'est tout le contraire de l'opportunisme. C'est au nom de l'orthodoxie et de l'infaillibilité toute puissante du marxisme, que les opportunistes de la pire espèce s'opposèrent en Russie à la révolution socialiste. Les révolutionnaires, quant à eux, n'ont aucune peur ni aucune honte à puiser leur force théorique dans le bouillonnement intense et la vie de leur classe en lutte.
Les fins, l'action théorique et la pratique du prolétariat sont donc inséparables. Le processus de prise de conscience du prolétariat se déroule comme un fait à la fois théorique et pratique. Théorie et pratique plongent leur racine dans le même sol et se fortifient de la même nourriture. La théorie, tout comme la pratique, s'acquiert dans la lutte elle-même et non par personnes extérieurs interposées, par intermédiaires, par "médiation". La théorie révolutionnaires que les communistes approchent et formulent plus clairement est inhérente au prolétariat et ne peut-être détachée de la pratique collective de celui-ci. El1e n'a rien qui puisse l'identifier à une science abstraite, une simple connaissance du monde, une philosophie. Elle ne se contente pas de simplement interpréter le monde, elle sert aussi à le transformer.
Examinons à présent quelles sont les conséquences de tout cela sur le rapport qui existe entre les révolutionnaires et leur classe.
1.- Première conséquence qui coule de source : si la théorie révolutionnaire n'a rien en commun avec une science et que la conscience de classe n'est pas une idéologie cela signifie que les révolutionnaires n'ont pas plus de points de ressemblances avec des idéologues ou des scientifiques !
Pour la bourgeoisie et les classes révolutionnaires du passé, la séparation entre l'économique et le politique, entre le social et le privé, l'existence de la division du travail, trouvent leur illustration flagrante dans l'existence de spécialistes de la politique et de la pensée. La transformation de la société n'exigeant pas une participation active et consciente de la majorité des membres de ces classes, le bouleversement se faisant essentiellement au niveau de l'infrastructure économique, les classe révolutionnaires du passé pouvaient parfaitement déléguer la défense de leurs intérêts politiques et idéologiques à une petite minorité de politiciens et d'intellectuels plus clairvoyants. Cette spécialisation dans l'exercice politique et dans la réflexion idéologique constitue même une nécessité pour ces classes encore exploiteuses.
A l'inverse, pour le prolétariat "l'œuvre qu'il doit mener à bien ne se suffit pas d'une minorité aussi éclairée soit-elle ; mais exige la participation constante et une activité créatrice de tout instant de tous les membres et de la classe dans son ensemble" (Plate‑forme du CCI).
La nécessité d'une organisation consciente et autonome du prolétariat exclut de fait toute forme d'exclusivité et de spécialisation dans les tâches. Même si les minorités révolutionnaires surgissent à la fois comme expression de l'impossibilité pour le prolétariat de lutter constamment avec une claire conscience de ses buts et à la fois comme instrument indispensable au dépassement de cette situation, ils n'en possèdent pas pour autant l'apanage d'une fonction, l'exclusivité d'une tâche. Ils ne constituent pas des professionnels de la pensée ou de la politique, les "cerveaux" de la classe et de ses organes unitaires. Les révolutionnaires ne se coiffent pas non plus du chapeau de "l'idéologie prolétarienne".
Le prolétariat ne dispose d'aucune assise économique au sein de la société, il est tout à fait incapable de secréter une division poussée des rôles, une idéologie propre, une séparation entre intellectuel et manuel et de former un corps de spécialistes séparés de son activité et de sa lutte. Cette "incapacité" répond d'ailleurs parfaitement à ses intérêts finaux et à sa capacité historique globale.
2.- Autre conséquence importante : ce ne sont pas les révolutionnaires qui rendent la classe ouvrière révolutionnaire ! Ce n'est pas l'existence du parti qui permet l'existence d'une classe ouvrière révolutionnaire !
Les révolutionnaires naissent précisément parce qu'existe une classe en devenir révolutionnaire. Ils ne sont pas la cause de tout le mouvement social de leur classe, ils ne sont pas l'origine première d'un dynamisme mais le produit de celui-ci, même s'ils y participent de manière active et décisive.
Cette vision erronée finit par opposer un esprit actif à une matière inerte.
C'est donc l'idéologie bourgeoise et religieuse qui tend à faire croire à la nécessité d'une force extérieure, d'un esprit autonome et actif pour ébranler la matière sans vie. C'est elle qui tend à opposer les"penseurs actifs" et la"masse inerte et imbécile". C'est elle qui tient à placer des intermédiaires, des médiations, des garde-fous entre la classe et sa pratique, entre la pratique et la théorie. C'est elle qui tend à faire croire que seule une minorité de héros possède la puissance d'agir sur les événements et d'animer les "masses". C'est la bourgeoisie qui essaye de toutes ses forces de propager l'idée selon laquelle les grèves et les révolutions ne sont que les produits fabriqués de quelques "agitateurs professionnels".
Les révolutionnaires ne "fabriquent" donc pas la lutte de classe, ils ne créent pas le mouvement révolutionnaire de leur classe. Ainsi que le souligne encore Rosa Luxembourg :
Cette idée est également confirmée par l'analyse de Trotsky sur la révolution de février 1917 :
3.- Loin d'incarner le processus de conscience du prolétariat, loin d'anticiper sur le mouvement réel par leur simple volonté, les révolutionnaires ont besoin de l'activité collective de leur classe pour remplir leur rôle. Le processus de prise de conscience et de maturation révolutionnaire du prolétariat ne peuvent être remplacés par aucun volontarisme.
Cette activité collective du prolétariat ne peut pas être remplacée parce qu'elle constitue l'apprentissage indispensable au cours duquel, la classe ouvrière se rend progressivement apte à prendre le pouvoir et à transformer la société. Aucune activité minoritaire ne peut se substituer à cette action. "Comme partie de la classe, les révolutionnaires ne peuvent à aucun moment se substituer à celle-ci, ni dans ses luttes au sein du capitalisme ni, à plus forte raison, dans le renversement de celui-ci ou dans l'exercice du pouvoir". (Plate-forme du CCI).
A l'encontre des classes révolutionnaires du passé, le prolétariat ne délègue pas son pouvoir; l'exercice de sa dictature à une minorité, à une fraction quelle qu'elle soit. L'émancipation des travailleurs doit être l'œuvre des travailleurs eux-mêmes !
Le rôle des révolutionnaires ne consiste donc pas à prendre le pouvoir au nom de la classe ouvrière, ni a exercer la dictature prolétarienne.
Mais voici à présent ce que l'on pourrait nous rétorquer "puisque selon vous les révolutionnaires ne sont qu'une partie de la classe ouvrière, qu'ils ne possèdent aucune exclusivité dans leur tâche, qu'ils ne peuvent pas agir à la place du prolétariat, prendre le pouvoir,... à quoi peuvent-ils alors servir ? "
Mais la question enferme elle-même un vice de raisonnement. Pour les bordiguistes comme pour les conseillistes, si le parti ne sert pas à prendre le pouvoir il ne sert à rien ! Chacun en tire une conclusion différente :
Observons ce qui se passe en général lors du déclenchement d'une grève. Un mécontentement latent règne dans l'usine, car les salaires ont encore été baissés et les cadences augmentent. Quelques ouvriers finissent par exprimer leur mécontentement tout haut, par mener des discussion entre eux. L'idée d'une grève se précise. Mais d'autres hésitent encore, tous les secteurs ne sont pas aussi combatifs. Obligatoirement les ouvriers les plus décidés vont tenter de persuader, par des discussions et leur propre détermination, leurs camarades plus réticents. Plus tard, si la grève se déclenche, ce sont ces éléments qui continueront à stimuler l'ensemble de leurs camarades dans les assemblées générales et qui verront leurs rangs se grossir de plus en plus.
C'est donc de manière spontanée que le prolétariat fait surgir en son sein une avant-garde plus combative afin de stimuler et de généraliser au maximum sa propre détermination et sa prise de conscience. L'histoire de la révolution russe est exemplative à ce niveau.
Comme cette image vivante de la révolution nous éloigne de ces poncifs poussiéreux qui identifient le parti à un État-major tout puissant et le prolétariat à une masse de fantassins passifs et obéissants ! La marche vers la révolution et l'insurrection est un processus qui vit naturellement, qui fermente. Son accélération, sa généralisation n'est possible que parce qu'existe une vie et une conscience latentes, une force souterraine formidable mais qui hésite encore à jaillir. La collectivisation du combat révolutionnaire ne se fait pas à force de mots d'ordre, de commandements parachutés du dehors. Le travail de l'avant-garde ne fait qu'"éveiller" une détermination qui couve au sein de l'ensemble du prolétariat. L'action des révolutionnaires et de l'avant-garde ouvrière, loin de contredire ou de freiner la spontanéité combative du prolétariat en constitue une des garanties essentielles. Cette action loin de se substituer à cette spontanéité ou de la suivre passivement, en accélère les tendances révolutionnaires.
Mais en quoi les révolutionnaires se distinguent-ils de ces milliers et millions d'ouvriers qui formèrent l'avant-garde spontanée de la révolution ? Ils n'en sont pas séparés ou extérieurs mais distincts par leur plus grande combativité et résolution et par le caractère constant de leur activité. Les révolutionnaires constituent bien une partie de leur classe mais pas N'IMPORTE LAQUELLE. Car même si le parti ne fait qu'accélérer un mouvement existant, il est des moments cruciaux où cette accélération est décisive pour déterminer le cours des événements historiques. De plus, l'apparition spontanée d'une avant-garde d'ouvriers au cours des luttes prend d'autant plus de poids et de signification qu'elle a été longuement préparée par tout un travail politique des révolutionnaires. Travail politique qui permet de maintenir une continuité dans la lutte et la conscience et de forger les armes des luttes futures.
Ainsi que le souligne R. Luxembourg à propos des grèves de 1905 en Russie :
Contrairement aux innombrables ouvriers combatifs qui se trouvent à la tête des luttes mais qui disparaissent en général une fois la grève ou la lutte terminées, les révolutionnaires subsistent de façon organisée et permanente et basent leur raison d'être non pas sur des critères sociologiques ou des déterminations conjoncturelles mais sur des critères politiques. Le programme politique qu'ils défendent leur permet d'avancer, au sein des luttes, les intérêts historiques du prolétariat et d'être à la fois les âpres défenseurs des luttes de résistance quotidienne contre l'exploitation capitaliste et les soutiens les plus intransigeants des buts finaux du mouvement. Leur intervention active, ils la conçoivent de manière continue et comme une activité à long terme.
Ainsi ce qui fait du parti une partie vivante du prolétariat, ce qui garantit l'authenticité de ce lien entre les révolutionnaires et leur classe, ce n'est ni le "contact physique" avec les ouvriers, ni un activisme forcené mais la capacité de l'organisation révolutionnaire à faire sienne les positions politiques que l'histoire de la lutte prolétarienne a définies. C'est pour cette raison que les révolutionnaires ne constituent pas n'importe quelle fraction ou partie de la classe mais l'avant-garde organisée la plus combative et la plus résolue.
(Manifeste Communiste. 1848)
"Sécrétion de la classe, manifestation du processus de sa prise de conscience, les révolutionnaires ne peuvent exister en tant que tels qu'en s'organisant et devenant facteur actif de ce processus. Pour accomplir cette tâche et de façon indissociable, l'organisation des révolutionnaires :
(Plate‑forme du CCI)
Jusqu'à présent nous avons surtout procédé par la négative. Nous avons vu pourquoi la conscience de classe n'est pas une idéologie, pourquoi les révolutionnaires ne prennent pas le pouvoir... I1 s'agit maintenant de voir ce que sont les révolutionnaires, ce qu'ils font, quelles sont leurs tâches. En réalité, le rôle des révolutionnaires peut se formuler en une seule phrase : s'organiser sur base des intérêts historiques du prolétariat en vue de donner une orientation politique claire au mouvement et de favoriser activement le développement de la conscience de classe.
Cette tâche, si simple en apparence, exige une volonté et une clarté révolutionnaires très fermes. Examinons la dans toutes ses implications pratiques.
LE RÔLE DES RÉVOLUTIONNAIRES EST DE S'ORGANISER...
De la même manière que la prise de conscience prolétarienne exige un effort et une volonté constante, l'organisation des révolutionnaires en corps collectif et cohérent n'est pas un processus qui s'improvise au gré du hasard. Le fait qu'elle surgisse pour répondre à un besoin objectif et historique, qu'elle apparaisse comme partie du prolétariat, comme fruit de la lutte spontanée de sa classe, ne donne pas pour autant la vertu à l'organisation communiste de pouvoir se laisser guider sans encombre par la barque des évènements. La stricte "obéissance" aux flots spontanés des luttes, finit par altérer le sens réellement révolutionnaire de cette spontanéité. L'intérêt historique du prolétariat ne consiste pas à se plier passivement à la situation telle qu'elle surgit "au jour le jour". La spontanéité révolutionnaire du prolétariat tend à diriger consciemment et volontairement ses luttes vers un but final. Elle n'a rien à voir avec l'éclatement chaotique et incontrôlé d'une série de révoltes sporadiques. La lutte ouvrière tend spontanément vers une plus grande maîtrise, vers un contrôle réfléchi. Son embrasement n'est pas celui d'un feu de paille, comme peut l'être la révolte des classes ou couches sans avenir historique, mais celui d'un incendie puissant qui couve sans cesse et détruit tout consciemment.
Pour le prolétariat, la réaction soudaine, spontanée et grandement imprévisible à la misère du capital, est combinée avec la possibilité de généraliser la lutte matériellement et théoriquement, avec la possibilité de tirer les leçons de la grève et de préparer celles de demain. La spontanéité prolétarienne comprend la capacité potentielle de s'affronter à la bourgeoisie, de replacer la résistance isolée dans une action à plus grande échelle, dans un cadre politique plus global. Cette potentialité rend l'action des révolutionnaires indispensable, elle lui donne la possibilité d'être autre chose que des lettres mortes, des graines plantées dans le désert. C'est parce qu'il agit sur un sol fertile, parce qu'il s'adresse à des camarades qui peuvent écouter, comprendre et mettre en pratique des orientations politiques qui correspondent à leurs intérêts historiques, que le parti joue un rôle aussi fondamental dans le développement et la capacité du prolétariat à se diriger consciemment vers un but.
L'organisation des révolutionnaires en "partis politiques distincts", sur des bases programmatiques claires, constitue un des facteurs déterminant de cette volonté spontanée du prolétariat à maîtriser consciemment ses luttes. Ceci pour la simple raison que "la question organisationnelle ne peut pas être séparée de la question politique" (Lénine) et qu'elle constitue un problème politique.
Les exemples historiques sont là pour renforcer cette idée. Ainsi, alors que de leur côté les bolcheviks firent preuve d'une détermination farouche à s'organiser en dehors du vieux courant social-démocrate - pesant par là de tout leur poids dans l'évolution de la révolution - la gauche de la social-démocratie allemande hésita à couper rapidement le cordon ombilical qui la rattachait à un cadavre, et freina, de cette manière, le cours historique de la révolution mondiale. Rosa Luxembourg, représentante la plus éminente de cette gauche, tout en rompant ouvertement dans ses écrits avec la politique de Kautsky à partir de 1910, tout en reconnaissant qu'une scission s'est produite au niveau des positions politiques, refuse pourtant à traduire celle-ci au niveau organisationnelle. Car elle ne voit là qu'une simple question de "recette organisationnelle" et non une question politique fondamentale.
Tributaire de la vision social-démocrate du parti, qui défend la nécessité de se placer "au niveau des masses", elle ne parvient pas à comprendre en quoi l'organisation des révolutionnaires en fraction politique claire et distincte des vieilles organisations, devenues ennemies des intérêts du prolétariat, aide le mouvement spontané de la classe à surmonter l'opportunisme, constitue un des éléments vivants de cette spontanéité. En insistant sur la nécessité pour le mouvement spontané de surmonter lui-même l'opportunisme, en dehors de toute intervention réelle du parti, Rosa Luxembourg situe, malgré elle, la question organisationnelle, l'existence des révolutionnaires à côté de ce mouvement spontané.
Mais la victoire ne pourra pas être remportée si, de toute cette masse de conditions matérielles accumulées par l'histoire, ne jaillit pas l'étincelle, la volonté consciente des grandes masses". (souligné par nous).
(R. Luxembourg. La crise de la Social‑démocratie.I9I6)
Le parti ne peut donc pas "sauter par dessus les conditions historiques" et suppléer à la conscience des "grandes masses". Mais cette conscience de classe se manifeste-t-elle toujours comme le mouvement le plus large et le plus majoritaire ? En 1916, à l'époque où Rosa Luxembourg écrit ces lignes, la conscience de classe s'exprimait-elle au sein de la Social-démocratie, alors que celle-ci avait entraîné le prolétariat vers la guerre ? Et pourtant le prolétariat, dans sa grande majorité, continuait à entretenir des illusions au sujet de cette organisation. Était-ce là un signe de maturité et de conscience politique ?
La révolution sera bien l'œuvre des ouvriers conscients dans leur ensemble. Mais le chemin pour y parvenir ne se déploie pas comme une belle ligne droite. Le prolétariat n'y chemine pas tranquillement comme un seul homme. Les grandes masses ouvrières ne suivent pas une voie toujours homogène et ne sont pas toujours conscientes à tout instant et de la même manière. Il est des moments où même en période révolutionnaire la grande majorité des prolétaires continue à être à moitié aveuglée par les manœuvres de la bourgeoisie. Dans ces moments cruciaux "l'accélération" apportée par une minorité de révolutionnaires plus conscient de ces manœuvres, peut être décisive. Dans ces moments-là, ce n'est pas la réaction des grandes masses prolétariennes soumises à l'idéologie bourgeoise qui constitue le "thermomètre" mesurant la maturité atteinte par la conscience de classe mais la position des éléments les plus clairs du prolétariat. La tâche de ces éléments consiste à homogénéiser leur compréhension à l'ensemble des ouvriers et non à rabaisser leur politique au niveau des grandes masses.
Les organisations communistes loin de suivre passivement le flux et le reflux de la lutte de leur classe ont pour rôle de s'organiser en vue d'accélérer les tendances révolutionnaires qui couvent au sein de ces luttes. Produits vivants de leur classe, ils sont aussi facteur actif dans la maturation des luttes prolétariennes. Ainsi, lorsque les révolutionnaires ont déjà compris la faillite d'un vieux système politique, d'une ancienne forme d'organisation et de pratique politique, leur responsabilité n'est pas d'attendre passivement la prise de conscience de l'ensemble des ouvriers pour s'organiser sur des bases claires et avancer une perspective de lutte. Cette attitude reviendrait à faire le poirier et à marcher la tête en bas. Elle rend toute progression de la conscience de classe impossible et s'enferme dans un cercle vicieux. Car comment le prolétariat pourrait-il prendre conscience dans son ensemble de la mort des anciennes formes d'organisations et de la faillite des positions politiques passées si ses éléments les plus conscients hésitent eux-mêmes à dénoncer cette agonie, à présenter une nouvelle orientation ?
Le rassemblement des énergies révolutionnaires en organisation politique indépendante des vieux partis ouvriers passés dans le camp adverse, n'était pas, en Allemagne comme ailleurs, une simple question "organisationnelle". Fondamentalement le problème organisationnel est un problème politique. Les hésitations de la gauche allemande à rompre organisationnellement avec la Social-démocratie en traduisaient d'autres plus profondes. Les révolutionnaires hésitaient à critiquer ouvertement et à dénoncer avec force les menées des bourreaux du prolétariat, ceux qui, après avoir enfoncé les ouvriers dans le bourbier de la guerre mondiale, allaient devenir les "chiens sanglants " de la bourgeoisie : les Scheidemann, Ebert, Noske et consorts. Toute la belle racaille social-démocrate !
C'est ainsi qu'en janvier 1918, les premières grandes grèves qui ont lieu sous l'impulsion de la révolution russe, sont consciemment freinées et dévoyées par le parti social-démocrate vers la légalité bourgeoise, c'est-à-dire vers leur mort. Face à ces manœuvres (qui sont d'ailleurs généralisée dans toute l'Europe), les spartakistes (l'aile gauche qui n'a pas encore rompu avec la Social-démocratie) RESTENT TOTALEMENT IMPUISSANTS.
Tirant les leçons de la défaite de cette grève - défaite dans laquelle les révolutionnaires eurent une immense responsabilité - Jogiches écrit par la suite :
(Tract spartakiste repris dans les Documents et Matériaux pour une histoire du mouvement ouvrier en Allemagne I914‑1945. vol II / 2)
Les spartakistes sont également amenés à reconnaître, par la suite, le caractère néfaste de leurs hésitations à former un parti politique indépendant. C'est pourquoi en décembre 1918 se crée enfin le parti communiste le KPD (Spartakus). Malheureusement cette création est tardive et en janvier 1919 on retrouve, au sein du parti communiste, cette même peur de l'intervention décidée, ces éternelles tergiversations avant l'action, cette absence de direction et de perspectives politiques claires. Voici comment un témoin communiste évoque dans le journal de la Ligue Spartakus puis du KPD (S), les mouvements de Janvier 1919 et la réaction du parti communiste :
(Die Rote Fahne. 5 septembre 1920)
Cette description, malgré son côté anecdotique et un peu caricatural, résume bien la situation en ces journées de janvier 1919. Les communistes au lieu d'intervenir dès le 4 janvier dans le déroulement du mouvement en lui donnant une perspective claire : le renversement du gouvernement bourgeois d'Ebert, se voient obligés, dans leur confusion, de tergiverser longuement. Ce qui a pour effet de ralentir l'élan révolutionnaire des ouvriers et surtout de les maintenir dans l'illusion. Ce n'est qu'en toute dernière minute, poussés par le mouvement lui-même, que le KPD (S) lance le mot d'ordre de la prise du pouvoir. Celui-ci tombe comme un cheveu dans la soupe. En effet, la dénonciation de la nature du gouvernement d'Ebert, la mise en avant du but final de la lutte n'ont été ni préparés ni argumentés longtemps à l'avance. C'est pourquoi la réaction des ouvriers, malgré leur combativité, est hésitante face à la perspective de rompre avec la Social-démocratie. "Les travailleurs de Berlin, dans leur majorité, ne sont pas prêts à prendre part, ni même à se résigner à cette guerre sur le point d'éclater entre deux camps qui se réclament également du socialisme. Dans les usines se tiennent réunions et assemblées qui se prononcent presque toujours pour l'arrêt immédiat des combats entre les tendances, la fin de la "lutte fratricide" ; pour "l'unité" de tous les courants socialistes qui est partout réclamée et acclamée." (P.Broué. La révolution en Allemagne. 1969)
Ainsi tout un travail de propagande et d'agitation politique, sur des bases programmatiques et organisationnelles claires, fit complètement défaut en Allemagne. Par la suite, le KPD va poursuivre son cours opportuniste et fusionner en décembre 1920 avec la "gauche" de la Social-démocratie, l'USPD, pour former l'UKPD. Cette attitude floue suscita la réaction des éléments les plus sains de l'avant-garde politique et leur organisation en parti indépendant : le KAPD. Malheureusement cette réaction a lieu trop tardivement, c'est-à-dire en avril 1920. La révolution mondiale suivait déjà un cours plus difficile et allait se heurter de défaites en défaites, de massacres en massacres et s'éteindre en 1927. Les révolutionnaires avaient échoué dans leur tâche et ne s'étaient pas organiser suffisamment tôt... EN VUE DE DONNER UNE ORIENTATION POLITIQUE CLAIRE AU MOUVEMENT.
Rosa Luxembourg avait déjà, en janvier 1918, tiré une leçon importante des mouvements révolutionnaires de 1918 :
Cette leçon, qui ne fut malheureusement pas mise en pratique à cette époque, doit pouvoir nous servir aujourd'hui. Nous devons comprendre à travers elle que la tâche primordiale des révolutionnaires consiste bien à mettre en avant une orientation politique claire et à préparer celle-ci par tout un travail de propagande préalable. Qu'est ce que cela signifie concrètement ?
Nous avons vu que les hésitations des révolutionnaires allemands à s'organiser de manière distincte, allaient de pair avec une absence de perspectives politiques en leur sein. Lorsqu'ils restent à délibérer en vase clos, alors que les prolétaires en armes attendent d'eux des propositions concrètes, les révolutionnaires en janvier 1919 sont incapables de décider rapidement la perspective ponctuelle à donner parce qu'ils sont eux-mêmes confus sur l'orientation globale que doit prendre le mouvement. Et de ce fait, ils faillent à une de leurs responsabilités essentielles qui doit être, pour l'avant-garde communiste celle de rappeler sans cesse le but final du mouvement et les moyens pratiques pour y parvenir.
"Les communistes ne se distinguent des autres partis prolétariens que sur deux points :
Orienter le mouvement prolétarien vers la voie révolutionnaire et la prise du pouvoir, ne signifie pas autre chose, pour les communistes, qu'opérer cette mise en avant incessante des intérêts historiques et internationaux du prolétariat et du but final du mouvement. Cela paraît simple, et cela l'est, bien que la mise en pratique d'une telle tâche est loin d'être facile. Mais certains révolutionnaires, se méfient d'une telle simplicité qui leur paraît cacher quelque tour pendable. Une telle simplicité ne peut, à leurs yeux, que signifier facilité, sous-estimation et ignorance des hautes responsabilités du parti. Pour rehausser quelque peu cette "simplicité" et entourer le parti de toute sa gloire, ils se voient obliger de lui donner un rôle de "directeur", de "dirigeant" et de commandant. Orienter le mouvement prolétarien, est une formule et une tâche trop passive à leur goût. I1 leur faut quelque chose de plus relevé et de plus vif. C'est ainsi qu'ils en arrivent à dépasser le sens premier du terme "orienter", "diriger" pour glisser vers une interprétation politique fausse du rôle des révolutionnaires. Entre la première définition du mot "diriger": "mener dans une certaine direction", et la seconde "commander, faire suivre", le saut est facile à opérer; et de cette manière, on se donne l'impression d'accorder plus d'importance aux activités du parti. En réalité il n'en n'est rien
Confier aux révolutionnaires la tâche de se faire obéir et suivre passivement comme des généraux par des "troupes " prolétariennes, c'est reporter sur la révolution communiste les vieux schémas des révolutions passées, et rendre, en réalité, l'impact réel des révolutionnaires impossible. Car, nous l'avons vu, dés l'instant où les ouvriers se contentent de suivre passivement des mots d'ordre (qu'ils viennent d'un camp ou de l'autre), cela signifie tout simplement qu'ils ne sont pas encore aptes au pouvoir et suffisamment conscients de leurs propres intérêts. Ce n'est pas une armée imbécile et obéissante qui mettra à bas le capitalisme mondial mais une classe unie, forte, réfléchie et confiante en elle-même. C'est à cela que les révolutionnaires doivent travailler et non à se faire reconnaître et adorer comme les héros et les donneurs de bonnes paroles.
La fonction historique du parti n'est pas d'être un Major dirigeant l'action de la classe considérée comme une armée, et, comme elle, ignorant le but final, les objectifs immédiats des opérations, et le mouvement d'ensemble des manœuvres. La révolution socialiste n'est en rien comparable à l'action militaire. Sa réalisation est conditionnée par la conscience qu'ont les ouvriers eux-mêmes dictant leur décision et actions propres.
Orienter politiquement le mouvement prolétarien ne signifie pas autre chose que d'agir en vue de permettre à la classe de devenir elle-même consciente de la direction révolutionnaire qu'elle est historiquement amenée à prendre. Les révolutionnaires ne "sacrifient" aucunement leur importance en accomplissant une telle tâche. Bien au contraire c'est elle qui leur confère une importance vraiment primordiale dans la mesure où cette conscience, cette auto-organisation et cette capacité d'ensemble du prolétariat constituent les seules garanties à la victoire de la révolution.
Que nous a enseigné l'exemple vivant de la révolution russe ? Il nous a appris que les révolutionnaires loin d'imposer au prolétariat une direction politique venue de l'extérieur, loin d'adopter une attitude volontariste de petits caporaux, loin de forcer le cours des événements, ont simplement travaillé pour rendre le prolétariat conscient dans son ensemble de ses intérêts historiques. Contrairement à la propagande bourgeoise qui voulait faire des bolcheviks les "putschistes" d'octobre 1917, les "dictateurs" sans pitié, ceux-ci n'ont jamais reçu du prolétariat 1a tâche de prendre le pouvoir, ils n'ont jamais été délégués par les ouvriers pour agir à la place du prolétariat, ils n'ont jamais gagné 1a confiance des ouvriers dans 1e sens bourgeois du terme: "votez pour nous et nous feront le reste" ! Les bolcheviks vivaient, agissaient au sein de leur classe comme des "poissons dans l'eau". Cette unité, ils l'avaient forgée après des mois et des mois et même des années d'un travail patient d'explication, de propagande d'agitation, de mise en avant constante du but final des luttes. Cette unité fut rendue possible parce que le parti ne fit rien d'autre que donner aux besoins, aux tendances concrètes qui existaient au sein du prolétariat, une formulation politique plus générale. Et cette formulation claire décida du cours de la révolution.
La théorie révolutionnaire pouvait, dans ce cas, devenir une force pratique et gagner l'ensemble des ouvriers. Ceci non pas en vertu d'un assaisonnement mystérieux et magique que lui aurait fourni le parti, mais simplement parce qu'elle exprimait en termes clairs et généraux un besoin réel des ouvriers. Rien d étonnant dans ce sens qu'elle ait eu un tel écho au sein du prolétariat en Russie et que les révolutionnaires bolcheviks aient été naturellement mis à la "tête" du combat. Ceux-ci ne faisaient qu'exprimer clairement ce que les ouvriers ressentaient confusément.
Formuler de manière claire et simple un besoin existant au sein de leur classe, partir de l'expérience même des luttes et du but final de celles-ci, tenir compte des aspirations générales et historiques du prolétariat, orienter le mouvement et en accélérer les tendances révolutionnaires... voilà par quels "mystérieux" moyens les révolutionnaires remplissent efficacement leur rôle ! Rien de bien sorcier en définitive. La simplicité de leurs tâches s'expliquent aisément : les communistes ne poursuivent pas d'autres buts que celui de participer activement au développement de la conscience de leur classe.
COMMENT HOMOGÉNÉISER LA CONSCIENCE DE CLASSE ?
Simplicité n'est pas synonyme de facilité ou de fatalité. Le rôle des révolutionnaires peut sans doute se définir simplement, il n'en reste pas moins le produit d'une situation très complexe et sa concrétisation exige efforts et continuité. Tout d'abord, nous l'avons vu, il faut que les révolutionnaires s'organisent. I1 leur faut veiller constamment à enrichir la théorie révolutionnaire des expériences de leur classe, il leur faut tirer les leçons du passé, garder en vue les buts finaux, placer leur activité dans une perspective à long terme. L'occasion ne leur est pas donnée d'avoir un impact au sein de leur classe à n'importe quel moment, ils ne peuvent pas s'autoproclamer "Parti de classe" et apporter une solution toute artificielle à la complexité de la conscience de classe et de son développement. Tout comme leur classe, les révolutionnaires, malgré la continuité de leurs tâches et de leur existence, subissent la réalité sociale, le changement de rapport de force entre eux et la bourgeoisie, les flux et reflux de la lutte de classe. Dans les périodes d'écrasement de leurs camarades de classe, ils restent une petite minorité à tirer patiemment les leçons de la défaite et à préparer le renouveau des luttes. L'organisation communiste n'est pas à l'abri de ces événements historiques, pas plus qu'elle ne peut échapper entièrement à la pression de l'idéologie bourgeoise. Elle est un corps vivant, qui doit respirer, se nourrir, agir, reprendre son souffle... et en tant que tel, elle peut aussi être frappée de maladies et de mort.
Même s'ils constituent les éléments les plus conscients du prolétariat, les communistes n'en sont pas pour autant infaillibles. Nous avons vu dans quelle mesure les confusions des bolcheviks avaient joué un rôle néfaste dans le développement ultérieur de la révolution mondiale et dans quelle mesure ils ont participé activement à sa dégénérescence. La remarque est également valable pour les confusions des révolutionnaires allemands et hollandais. S'imaginer le développement de la conscience de classe comme la fructification naturelle et fatale est tout aussi absurde que de croire à la puissance magique du parti pour amener le prolétariat vers la révolution. Les révolutionnaires ne développeront la conscience prolétarienne ni en se tournant les pouces et en baillant aux corneilles, ni en assenant sur la tête des ouvriers des grands coups de leur programme invariant. Imaginer que le parti n'est rien ou qu'il a toujours raison et que c'est à lui à "forcer le cours des événements", revient en fin de compte à tuer toute vie au sein du processus réel de la prise de conscience ouvrière. La prise de conscience n'est plus une chose vivante, qui croit, dépasse des contradictions, se développe de manière qualitative et collective, mais une vieille fille impotente, paralysée, en voie de mourir. La théorie révolutionnaire n'est plus un ferment actif et nécessaire mais une momie inutile et impuissante. Cette incompréhension du caractère vivant, pratique et collectif de la prise de conscience amène alors non seulement à des confusions sur le rôle des révolutionnaires, mais aussi à de graves dangers pour le prolétariat lui-même.
En effet, chaque fois que les révolutionnaires, dans le passé, ont cherché à imposer "leurs" conceptions par la force, le volontarisme ou la plus plate démagogie, ils n'ont réussi qu'à pousser les ouvriers vers des voies de garages et vers la gueule des fusils.
Rappelons-nous la lamentable expérience de l'aile opportuniste du VKPD, le parti communiste unifié d'Allemagne produit de la fusion contre nature du KPD et de l'USPD et qui deviendra la section officielle de la 3ème Internationale en 1920. Pour Lévi, représentant éminent de ce parti, il s'agit de conquérir à tout prix "les cœurs et les cerveaux" des grandes masses ouvrières, quitte à flatter leurs illusions, pour l'aile "putschiste" et volontariste de ce même parti, il s'agit au contraire de passer immédiatement à l'action sans tenir compte de l'état réel de la lutte et de la conscience de classe. En fait ce putschisme - comme le souligne très justement Görter et le KAPD dans le texte "le chemin du docteur Lévi, chemin du VKPD" - n'est que le prolongement normal de l'opportunisme. Dès sa fondation, le VKPD poursuit cette voie. Il continue à travailler au sein des syndicats, pourtant passés dans le camp national patriote en 1914, il adopte une tactique parlementariste pour conquérir les "grandes masses", il finit ensuite par défendre la nécessité d'un Front Unique avec les Sociaux-démocrates, ces massacreurs du prolétariat. Bref, le VKPD, reprend, amplifiées à l'extrême, toutes les confusions de la 3ème Internationale telles qu'elles se développeront à partir du deuxième congrès. Le KAPD seul élève sa voix en Allemagne contre une telle pratique.
Volontarisme et opportunisme, loin de se contredire, se nourrissent l'un l'autre, se complètent dans l'erreur. Ils révèlent tous les deux une incompréhension identique du processus de prise de conscience du prolétariat et de la participation active des révolutionnaires à l'homogénéisation de celui-ci. L'une et l'autre de ces confusions abandonnent la perspective d'un travail long et patient d'explication au sein de leur classe, une mise en avant incessante des buts finaux et des nécessités historiques. Pour le volontarisme il s'agit d'amener le prolétariat à l'action par la seule volonté et force d'une minorité, pour l'autre il s'agit de les amener par la flatterie et l'abandon des principes communistes. Pour Lénine et les bolcheviks en 1917, il ne s'agissait pas de faire l'un ou l'autre. Le parti devait, selon eux, dépasser les illusions qui subsistaient au sein du prolétariat. Il ne fallait pas attendre que la classe ouvrière s'en débarrasse d'elle-même et sans l'intervention de son avant-garde, mais au contraire aller au devant des aspirations confuses des ouvriers, leur donner une expression claire, favoriser le développement de la conscience de classe, faire en sorte que le prolétariat en arrive à concevoir ses intérêts historiques véritables. Pour Lénine il s'agit ni de flatter les préjugés que garde encore la plupart des ouvriers ni d'agir sans tenir compte de l'état de conscience des grandes masses ouvrières, mais d'homogénéiser au sein du prolétariat la conscience de la nécessité de prendre le pouvoir, et de rendre le prolétariat apte a réaliser lui-même sa tâche historique.
Voilà quel doit être le véritable souci des révolutionnaires ! Voilà de quelle manière, ils doivent opérer ce long travail d'explication et de critique des illusions passées, pousser à l'homogénéisation de la conscience de classe. Et pour pouvoir opérer ce travail, ils doivent éviter deux écueils : l'abandon des principes et du but final, l'action minoritaire et substitutioniste. C'est ainsi que Lénine lorsqu'il présente ses "Thèses d'avril" (qui mettent en avant la nécessité de la révolution prolétarienne mondiale), en avril 1917, refuse toute conciliation possible avec les mencheviks sous le prétexte fallacieux d'un renforcement de l'unité au sein du prolétariat. Dans un premier temps, il reste minoritaire au sein du parti, on le traite d'anarchiste et de fou ! Puis inlassablement, par ce même travail long et patient "d'explication", il parvient enfin à convaincre l'ensemble des bolcheviks. La force de Lénine à ce moment-là, c'est sa clarté politique, qui correspond aux désirs confus des ouvriers et aux nécessités présentes de la situation. Et pourtant pas un moment, Lénine ne se "plie" aux illusions encore majoritaires du prolétariat dans cette période.
Voilà quelles sont les paroles de Lénine à la veille de l'insurrection. Que propose-t-il ? Défend-il la nécessité pour le parti de s'imposer par la force des décrets ou l'action minoritaire ? Exige-t-il pour le parti de prendre la direction des événements sans tenir compte de l'expérience de l'ensemble du prolétariat ? Non rien de tout cela ! A quelques mois de la révolution, Lénine ne propose pas autre chose que d'entamer un long processus de critique et d'explication, un rappel des perspectives finales. Il ne propose rien d'autre que d'étendre la prise de conscience révolutionnaire, de généraliser à l'ensemble du prolétariat les acquis politiques rendus plus clairs au sein de l'avant-garde organisée des ouvriers. Car Lénine est tout à fait conscient qu'en février 17 et même en juillet 17 le prolétariat n'est pas encore suffisamment fort et conscient dans son ensemble pour prendre le pouvoir. Malgré toutes les confusions qui subsistent sur la nécessité pour le parti bolchevik de prendre le pouvoir, une chose reste claire cependant : ce sont les conseils, les soviets qui contrôlent et dirigent cette prise du pouvoir et pour ce faire, les ouvriers dans leur majorité doivent prendre conscience de cette nécessité de la révolution.
L'attitude des bolcheviks en 1917 est à l'opposé de celle qui sera adoptée plus tard par l'IC et par le VKPD et son aile "putschiste". Celle-ci, et une partie même du KAPD, s'imagineront accomplir leur tâche d'avant-garde en démontrant en pratique, par des faits "exemplaires" la validité du programme communiste, en forçant le reste des ouvriers à suivre cette voie. C'est ainsi que des militants du VKPD (encouragés dans ce sens par une initiative d'un membre de l'Internationale Communiste), vont tenter en mars 1921 de "forcer le cours de la révolution". Cette tentative sera un désastre pitoyable.
Le travail de propagande et d'agitation mené par les bolcheviks avant octobre 1917, avait entraîné des résultats très différents :
En octobre 1917, comme en Allemagne en 1921, le tableau que nous offre la lutte n'est pas celui d'une action confuse de la part de millions d'ouvriers. Dans un cas comme dans l'autre l'action révolutionnaire n'est apparemment pas menée par tous les ouvriers, pris un par un. Et pourtant malgré cette similitude apparente, il existe entre ces deux événements une différence fondamentale. Dans le cas de l'action de mars 1921, les révolutionnaires agissent en petits détachements armés totalement coupés des masses ouvrières Dans le cas de la prise du pouvoir en Russie, l'action des détachements armés du prolétariat se fait sous le contrôle et la volonté collective de millions de prolétaires. C'est le prolétariat, conscient dans son ensemble, qui décide et dirige la marche des événements même si cette participation ne prend pas une forme spectaculaire et anarchique.
En réalité l'unité, la fusion des volontés révolutionnaires de l'ensemble du prolétariat existe. Elle vit par mille canaux, à travers les contacts, les échanges innombrables entre les soviets, les districts, le comité révolutionnaire et les ouvriers, les gardes rouges et les bolcheviks... I1 y a là un feu révolutionnaire qui brûle partout de manière ininterrompue, qui allume les énergies, déclenche les initiatives venues de partout. Les propositions et les décisions naissent spontanément au sein de cette masse de millions d'ouvriers. Et en même temps, la conscience acquise par tous ces prolétaires en armes, cette volonté soudée vers un même but, donnent au tableau d'ensemble une apparence de calme, de décision, de précision formidable.
La révolution prolétarienne mondiale ne sera pas un feu de paille. Elle ne sera pas l'explosion anarchique et incontrôlée de mille révoltes désespérées et sans avenir. La révolution d'octobre 1917 l'a montré : la révolution communiste constitue le phénomène historique le plus conscient et le mieux contrôlé que l'humanité ait jamais connu. Sous la surveillance politique et les décisions de millions de prolétaires, elle s'affrontera avec violence et précision, avec courage et conscience, aux forces aveugles et déchaînées de la contre-révolution bourgeoise.
Mais le prolétariat n'arrivera pas automatiquement et facilement à une conscience aussi déterminée, aussi collective. La poussée des événements, l'accentuation de la crise, la dégradation de ses conditions de vie, ne suffiront pas à dégager devant ses yeux les perspectives historiques de son combat. La crise l'aiguillonnera, le forcera à lutter de plus en plus férocement et de plus en plus massivement. Le pourrissement de l'édifice économique, politique et social de la bourgeoisie sera le terrain objectif de la révolution. Mais le fumier reste le fumier. D'un engrais seul la vie ne peut pas jaillir. La situation du prolétariat dans le processus de production, la nature des nouveaux rapports de production que sa condition porte objectivement, la force historique qu'il porte en lui : autant de germes qui doivent s'épanouir sur tant de fumier. Ces promesses de vie sont cependant tellement fragiles que le moindre coup de talon peut les écraser avant qu'elles n'éclosent complètement. Pour les protéger et les développer plus complètement, pour que d'une situation de pourriture objective se fortifie la conscience homogène et massive de nécessité de la révolution communiste, le prolétariat s'est doté d'organisations révolutionnaires.
L'histoire de la révolution russe et des mouvements révolutionnaires mondiaux qui secouèrent l'ordre capitaliste à la même époque, confirme cette fonction des révolutionnaires. Mais comment accomplir concrètement cette tâche ? Développer et homogénéiser la conscience de classe est-ce que cela signifie simplement propager des idées, écrire de beaux livres théoriques ? Comment les révolutionnaires conçoivent-ils leur intervention au sein de leur classe ?
"Jusqu'à présent les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde. A présent il s'agit de le transformer" (Marx). Les révolutionnaires comme partie de leur classe participent à cette transformation du monde. Ils n'ont rien en commun avec des sectes d'intellectuels visionnaires. La prise de conscience prolétarienne étant un processus vivant et concret, il serait absolument faux de vouloir séparer ce processus avec la pratique même de la lutte de classe, du mouvement des grèves et des combats partiels du prolétariat. Les révolutionnaires participent pleinement à cette pratique, ils interviennent activement dans les luttes, au sein des grèves, des assemblées générales, des actions de lutte de leur classe. Ce n'est pas pour contempler leur nombril, leur propre pensée que les révolutionnaires réfléchissent. Ce n'est pas pour simplement comprendre théoriquement la réalité, qu'ils approfondissent le programme communiste.
Lorsque les révolutionnaires élaborent et enrichissent la théorie révolutionnaire, ils ne le font que pour mieux définir et orienter leur intervention concrète au sein de la lutte de classe, et pour mieux lier celle-ci à 1'activité politique du prolétariat. Leur action dans le développement de la conscience de classe n'a rien de passif ou de strictement théorique. Même s'ils ne sont pas un produit mécanique des luttes immédiates du prolétariat, même s'ils doivent s'organiser consciemment pour agir, les communistes conçoivent leur intervention comme un moment privilégié de la pratique globale de leur classe.
Même lorsqu'à certains moments du développement historique, leur impact est encore faible et qu'ils assument essentiellement une tâche de propagande, de diffusion d'idées générales dont l'écho reste minime auprès des ouvriers, les révolutionnaires n'interviennent jamais sur un plan strictement spéculatif ou intellectuel. Lorsqu'ils interviennent dans la lutte de classe, ils ne mettent pas en avant une pure théorie abstraite que les ouvriers devraient s'approprier au lieu de lutter. Ils sont dans la lutte. Ils y défendent des revendications, des formes d'organisation (comité de grève, conseils,...). Ils appuient tout ce qui peut étendre et renforcer la lutte. Leur tâche est d'intervenir et de participer - dans la mesure de leurs forces - à toutes les luttes partielles de leur classe. Ils doivent stimuler toute tendance du prolétariat à s'organiser lui-même sur des bases indépendantes de celles du capital. Dans les luttes, les assemblées générales, les conseils, les comités de quartier, dans toute expression politique et organisationnelle du prolétariat, les révolutionnaires seront présents. Ils y attaqueront avec fermeté les manœuvres des chiens de garde de la bourgeoisie qui tenteront sous le couvert d'un langage ouvrier de dévoyer la lutte vers des impasses et vers la défaite.
Dans la période pré-révolutionnaire, le parti, à travers sa presse, ses mots d'ordre, à travers l'agitation active de ses militants dans chaque lutte, cherchera à transformer ces luttes de simples réactions défensives à la décomposition économique du capital, en luttes politiques pour la destruction de l'État bourgeois. Le parti soutient, dans ces mouvements, toute revendication, tout mot d'ordre capables de servir à cette transformation, capables d'unifier politiquement le combat. D'une manière concrète il appelle à la coordination et à l'unification centralisée des comité de grève autonomes et à leur transformation en conseils politiques, il appelle à la transformation de l'autodéfense des ouvriers en offensive militaire organisée contre la bourgeoisie. Dans la période insurrectionnelle, il participe également à l'organisation militaire du prolétariat pour y mettre en avant les buts politiques de la lutte armée et l'analyse des rapports de force réelle entre les classes. Dans la période de guerre civile, il met en avant la nécessité de l'extension de la révolution internationale et la subordination des questions militaires et économiques à cette finalité politique.
Cette intervention pratique des révolutionnaires participe pleinement au développement de la conscience de classe. Car développer la conscience de classe, c'est développer une conscience pratique qui transforme la lutte et la fait aller de l'avant. Développer la conscience de classe c'est non seulement diffuser la théorie révolutionnaire mais également, en tant que révolutionnaires et que fraction de la classe, de participer à la lutte en défendant l'application pratique de cette .théorie. Homogénéiser les acquis politiques de la lutte cela signifie aussi en homogénéiser les implications concrètes, tout en rappelant constamment le but final du mouvement.
Que font les révolutionnaires pour assurer la marche de la conscience de classe ?
Ils participent à chaque lutte et à son organisation et ils utilisent, jusqu'au bout et dès le début, l'élan de chaque combat pour franchir le plus grand nombre de pas vers la constitution du prolétariat en force capable d'abattre le système dominant.
Contribuer à cet apprentissage, tel est le but de l'intervention des communistes. Il faut dans chaque lutte mettre en avant les dimensions historiques et géographiques du mouvement, mais cela ne veut pas dire se contenter de rappeler le but final : le communisme à l'échelle mondiale. Il faut encore savoir apprécier chaque instant le point atteint par la lutte et savoir faire des propositions de marche qui en même temps, soient concrètement réalisables et présentent un véritable avancement de la lutte dans le sens du développement de l'unité et de la conscience de l'ensemble de la classe. Aller le plus loin possible dans chaque lutte pousser Jusqu'au bout ses capacités potentielles en proposant des buts réalisables mais toujours plus avancés, c'est à cela que s'attachent les révolutionnaires en intervenant dans les luttes ouvertes de leur classe. Dans le capitalisme décadent, les luttes ouvrières suivent cette loi qui caractérise les luttes révolutionnaires que Rosa Luxembourg résumait ainsi :
L'intervention des communistes consiste donc essentiellement à stimuler la marche en avant de la conscience et du combat, à utiliser chaque moment de la lutte pour faire progresser une évolution qualitative et collective du prolétariat vers la révolution mondiale et vers le communisme.
Ainsi le rôle des révolutionnaires est d'autant plus fondamental qu'il participe à la maturation d'une révolution humaine qui, pour la première fois dans l'histoire, conduit une classe sociale à prendre en main les rênes de sa destinée. L'humanité s'apprête à sortir de la préhistoire et ce n'est pas une mince affaire !
Car de son organisation et de sa conscience seules jaillira, pour le prolétariat, la force suffisante pour accomplir ce qui paraît être un prodige et n'est qu'une étape historique nécessaire. Les idées dominantes étant malheureusement celles de la classe dominante, la conscience de cette tâche historique le prolétariat ne l'acquiert pas en un seul jour. C'est pourquoi, la présence et l'intervention des révolutionnaires sont aussi vitales. Ils agissent dans le but d'homogénéiser cette prise de conscience. Et s'ils évoluent comme une partie vivante de leur classe et non comme des étrangers spectateurs, comme des touristes, c'est précisément parce que la conscience de classe ne permet aucune séparation entre théorie et pratique, entre luttes économiques et luttes politiques. Pour s'épanouir, elle puise sa force dans la sève même des luttes concrètes de la classe ouvrière. Elle n'est pas une idéologie qui exige spécialistes de la pensée, philosophes et singes savants, mais l'affirmation vivante et collective du prolétariat comme classe révolutionnaire consciente.
Tout ceci nous avons tenté de le préciser en replaçant l'intervention des révolutionnaires dans le cadre global de la prise de conscience prolétarienne et de la révolution communiste. Mais les bases objectives d'une telle intervention ne sont pas statiques. Les périodes et les cours historiques évoluent. La révolution n'est pas toujours à l'ordre du jour, le rapport de force entre les classes n'est pas toujours en faveur de l'un ou l'autre de ces adversaires sociaux, la lutte de classe subit ses flux et ses reflux. Les révolutionnaires ne disposent donc pas toujours des mêmes forces pour accomplir leurs tâches, ils ne doivent pas escompter avoir le même écho au sein de leur classe quelle que soit la période. L'analyse qu'ils font de cette période est fondamentale et peut leur permettre d'apprécier les objectifs de leur activité à leur juste valeur. Entre le parti communiste, qui dispose d'un impact direct au sein de la classe, et la fraction de gauche qui tire les acquis en période contre-révolutionnaire, existe toute une évolution. Le sens du travail révolutionnaire s'oriente d'après les conditions objectives du moment, le niveau de la lutte de classe. Sans être empiriques, les révolutionnaires sont contraints de s'appuyer sur ces bases matérielles et, à moins de sombrer dans le volontarisme, ils ne peuvent tordre la roue de l'histoire.
Leur tâche consiste cependant à accélérer les tendances révolutionnaires qui se font jour, à accentuer la préparation subjective du prolétariat à la prise du pouvoir.
Dans quelle période nous situons-nous aujourd'hui et quelles sont les tâches actuelles des révolutionnaires ? Pour répondre à cette question nous devons nous pencher sur les luttes ouvrières qui se sont déroulées au cours de ces dernières années. Leur vitalité et leur combativité confirment mieux que mille discours le changement de période apparu depuis la fin des années soixante. La reconstruction touche à sa fin au cours de ces années. La crise rappelle au prolétariat la triste réalité d'un système sénile et pourri. La lente dégradation de ses conditions de vie le pousse à dire non à l'austérité et à reprendre le chemin de ses luttes. Après cinquante années de contre-révolution féroce, le cours de l'histoire s'oriente à nouveau vers la révolution. Les grèves et les combats ouvriers se glissent comme autant de grains de sable dans l'engrenage de la machine de guerre du capital.
C'est ce cadre historique qui a vu surgir des groupes, organisations, cercles, etc., comme autant de tentatives du prolétariat de prendre conscience de ses buts finaux. Le CCI s'est constitué dans la foulée des premières vagues de luttes dans les années 1968-73. Mais son renforcement politique et organisationnel s'est fait, en réalité, dans un creux de la vague. Car un cours historique vers la révolution, un mouvement de reprise de la combativité ouvrière ne se développent pas de manière linéaire et mécanique. La lutte de classe est un procès vivant ; elle connaît des hauts et des bas, des flux et des reflux. Au cours de cette période de relative accalmie des luttes sociales entre 1974-78, le CCI s'est fixé, dans la perspective d'un travail à long terme, deux objectifs fondamentaux :
Contribuer au développement de la conscience de classe
Voici le cadre global au sein duquel les révolutionnaires peuvent envisager actuellement leur intervention. Participer au processus de prise de conscience du prolétariat devient aujourd'hui une tâche primordiale. D'autant plus que depuis l'année 1978-79, la classe ouvrière se prépare à heurter son ennemi de classe de plein front. Le choc sera violent. Même s'il ne renversera pas le pouvoir de la bourgeoisie (nous en sommes encore aux premiers affrontements de classe), ce heurt risque d'être décisif. Les récentes grèves et manifestations violentes dans le Nord de la France les grèves en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne, en Bolivie, au Maroc, etc., indiquent bien la fin du reflux des années 1974-78 et le nouveau souffle de la combativité ouvrière. L'aggravation de la crise économique et politique de la bourgeoisie, l'usure des partis de gauche et des syndicats rendent le terrain particulièrement favorable à cette reprise des luttes. Nous évoluons dans un pourrissement extrême des fondations économiques et sociales, des valeurs bourgeoises, des mensonges idéologiques. Mais à l'encontre des lois économiques aveugles de la machine capitaliste, la lutte de classe tend à maîtriser consciemment sa propre évolution. La crise peut aiguillonner la colère des ouvriers et les inciter à refuser la misère grandissante, le chômage, l'austérité. Mais la liaison entre l'approfondissement de la crise et la lutte de classe n'est pas mécanique. Le mouvement de grèves peut connaître un nouveau reflux. Les ouvriers, en ne voyant plus de perspectives devant eux, peuvent se décourager, baisser la tête. Dès cet instant, la bourgeoisie peut riposter, défaire la résistance ouvrière, désarmer les luttes et en fin de compte écraser toute forme de résistance. Le cours peut alors basculer dangereusement vers la guerre impérialiste.
C'est pour cette raison que l'intervention des révolutionnaires ne doit pas être sous-estimée ou retardée. Le prolétariat doit être capable de tirer les leçons de ses expériences passées. Il doit pouvoir se préparer à ses luttes futures. Il doit se tracer des perspectives politiques générales. C'est pour cela qu'il s'est doté d'organisations révolutionnaires. Le moindre retard dans l'accomplissement de ces tâches risque de compromettre le cours actuel vers l'affrontement de classe. La reprise actuelle des luttes ouvrières et le retard qui continue à se dessiner entre le niveau de conscience de la classe et celui de la crise exigent une participation de plus en plus directe des révolutionnaires aux combats de leur classe.
Préparer la constitution du parti
La reprise des luttes depuis 1968 s'est marquée par un renouveau d'intérêt pour les idées communistes et par le surgissement de groupes, d'éléments et d'organisations révolutionnaires. Face à la dispersion et à la confusion de ces éléments, le rôle des organisations les plus claires doit être la constitution d'un pôle politique international cohérent, le renforcement d'un pôle de regroupement des énergies révolutionnaires. C'est dans ce contexte que doit s'envisager aujourd'hui la tenue entre les différentes groupes et organisations communistes de discussions fraternelles et ouvertes. L'organisation de conférences internationales répond à ce souci. Ce n'est pas aujourd'hui que nous construirons un parti international. Pourtant dès aujourd'hui nous devons nous orienter vers cette perspective car aujourd'hui se pose la nécessité objective d'une intervention de plus en plus systématique des révolutionnaire au sein de leur classe et la préparation à l'édification de ce parti communiste mondial.
Nous savons, selon la vieille formule de Marx, que "l'humanité ne se propose jamais que les tâches qu'elle peut remplir et on verra toujours que la tâche surgit là où les conditions de sa réalisation matérielle sont déjà formées ou en train de se créer". Aujourd'hui se reposent les conditions objectives de la révolution communiste. La première guerre mondiale a planté le décor historique de la révolution communiste. Mais depuis 1968 se pose la condition objective de la révolution. Aujourd'hui nous pouvons dire que nous approchons inévitablement de l'alternative "guerre ou révolution", "SOCIALISME OU AGGRAVATION DE LA BARBARIE". Mais il n'existe aucune fatalité dans l'évolution du cours historique. "Bien que le socialisme soit une nécessité historique face à la décadence de la société bourgeoise, la révolution socialiste n'est pas à chaque moment une possibilité concrète. Pendant les longues années de la contre-révolution, le prolétariat était défait, sa conscience et son organisation trop faibles pour être une force autonome dans la société en face de la destruction".
Aujourd'hui par contre, le cours historique est à la montée des luttes prolétariennes. Mais le temps joue ; il n'y a jamais de fatalité dans l'histoire. Un cours historique n'est pas "stable", acquis pour toujours; le cours vers la révolution prolétarienne est une possibilité qui s'ouvre, un mûrissement des conditions qui mène à une confrontation des classes. Mais si le prolétariat ne développe pas sa combativité, ne s'arme pas à travers la conscience forgée dans les luttes et par la contribution des révolutionnaires en son sein, il ne pourra pas répondre à ce mûrissement par son activité créatrice et révolutionnaire. Si le prolétariat est battu, s'il retombe dans la passivité à la suite d'un écrasement alors le cours sera renversé et le potentiel de guerre généralisé toujours présent se réalisera.
Et c'est aussi pour ces raisons que nous insistons sur l'intervention des révolutionnaires et leur regroupement au niveau mondial. Notre responsabilité est immense. Nous devons stimuler la discussion dans nos rangs mais sans plus nous perdre en débats de chapelle, en querelles stériles, en anathèmes sectaires. Le temps joue et les armes de la bourgeoisie sont bien affûtées. Carcan syndical, localisme, nationalisme... autant de pièges à éviter, autant de mystifications à déjouer.
Seule une intervention internationale des révolutionnaires peut commencer dès aujourd'hui ce travail de démystification et placer des perspectives claires sur la route des luttes ouvrières. Seul un regroupement des forces communistes peut poser les fondations d'un parti révolutionnaire du prolétariat, un instrument vital de l'accomplissement de la révolution communiste.
ET MAINTENANT, CAMARADES, NOUS AVONS ATTEINT AUJOURD'HUI LE POINT OU NOUS POUVONS DIRE: NOUS SOMMES REVENUS A MARX, NOUS SOMMES REVENUS SOUS SA BANNIÈRE. AUJOURD'HUI, NOUS DÉCLARONS DANS NOTRE PROGRAMME: LE PROLÉTARIAT N'A PAS D'AUTRES TACHES IMMÉDIATES QUE DE FAIRE DU SOCIALISME UNE VÉRITÉ ET UN FAIT ET DE DÉTRUIRE LE CAPITALISME DE FOND EN COMBLE.
LE SOCIALISME EST DEVENU UNE NÉCESSITE NON SEULEMENT PARCE QUE LE PROLÉTARIAT NE PEUT PLUS VIVRE DANS LES CONDITIONS MATÉRIELLES QUE LUI RÉSERVE LA CLASSE CAPITALISTE MAIS AUSSI PARCE QUE NOUS SOMMES TOUS MENACES DE DISPARITION SI LE PROLÉTARIAT NE REMPLIT PAS SON DEVOIR DE CLASSE EN RÉALISANT LE SOCIALISME."
(Rosa Luxembourg. Notre programme et la situation politique Congrès de fondation du KPD (LS) - 1918
Liens
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