La situation dramatique du Moyen-Orient livré au chaos révèle le cynisme et la duplicité profonde de la bourgeoisie de tous les pays. Chaque bourgeoisie prétend en effet apporter la paix et établir davantage de justice ou de démocratie pour les populations qui subissent quotidiennement ces horreurs et ces massacres depuis des années. Mais ces beaux discours ne servent qu'à masquer la défense de sordides intérêts impérialistes concurrents et à justifier des interventions qui constituent le facteur prépondérant de l'aggravation des conflits et de l'accumulation de la barbarie guerrière du capitalisme. Ce cynisme et cette hypocrisie viennent également d'être confirmés par un événement récent, l'exécution précipitée de Saddam Hussein, illustrant, sur un autre plan, les sanglants règlements de compte entre fractions rivales de la bourgeoisie.
Le jugement et l'exécution de Saddam Hussein ont été salués spontanément par Bush comme une "victoire de la démocratie". Il y a une part de vérité dans cette déclaration : c'est souvent au nom de la démocratie et de sa défense présentée comme l'idéal de la bourgeoisie que celle-ci a perpétré ses règlements de compte ou ses crimes. Nous avons déjà consacré un article de cette revue à le démontrer (Lire Revue Internationale n°66 [1], 3e trimestre 1991, "Les massacres et les crimes des grandes démocraties"). Avec un cynisme sans bornes, Bush a également osé déclarer le 5 novembre 2006, à l'annonce du verdict de la condamnation à mort de Saddam Hussein, alors qu'il était lui-même en pleine campagne électorale dans le Nebraska, que cette sentence pouvait apparaître comme une "justification des sacrifices consentis par les forces américaines" depuis mars 2003 en Irak. Ainsi, pour Bush, la peau d'un assassin valait celle de plus de 3000 jeunes Américains tués en Irak (soit davantage de victimes que la destruction des Twin Towers), la plupart à la fleur de l'âge ! Et il ne compte pour rien la peau de celles des centaines de milliers d'Irakiens depuis le début de l'intervention américaine. En fait, depuis l'occupation des troupes américaines, il y a eu plus de 600 000 morts côté irakien que le gouvernement irakien vient d'ailleurs de décider de ne plus décompter pour ne pas "saper le moral" de la population.
Les Etats-Unis étaient au plus haut point intéressés à ce que l'exécution de Saddam Hussein ait lieu avant que ne se tiennent les procès suivants. La raison en est qu'ils ne tenaient en rien à ce que soient évoqués trop d'épisodes compromettants pour eux. Il s'agit de faire le maximum pour ne pas rappeler le soutien total des Etats-Unis et des grandes puissances occidentales à la politique de Saddam Hussein entre 1979 et 1990, à commencer par la guerre entre l'Irak et l'Iran (1980 -88).
En effet, un des multiples chefs d'accusation requis contre Saddam Hussein dans l'un de ces procès concernait le gazage à l'arme chimique de 5000 Kurdes à Halabjah en 1988. Ce massacre intervenait dans le cadre et à la fin de la guerre entre l'Irak et l'Iran, qui a fait plus de 1.200.000 morts et deux fois plus de blessés et d'invalides. C'était alors les Etats-Unis et, derrière eux, la plupart des puissances occidentales qui soutenaient et armaient Saddam Hussein. Prise par les Iraniens, cette ville avait été reprise par les Irakiens qui avaient décidé d'une opération de représailles à l'encontre de la population kurde. Ce massacre n'était d'ailleurs que le plus spectaculaire au sein d'une campagne d'extermination baptisée "'Al Anfal"("le butin de guerre") qui fit 180.000 victimes parmi les Kurdes irakiens entre 1987 et 1988.
Lorsque, à l'époque, Saddam Hussein initie cette guerre en attaquant l'Iran, il le fait avec le plein soutien de toutes les puissances occidentales. Face à l'avènement d'une république islamiste chiite en 1979 en Iran où l'ayatollah Khomeiny se permettait de défier la puissance américaine en qualifiant les Etats-Unis de "grand Satan" et que le président démocrate de l'époque, Carter, avait échoué à le renverser, Saddam Hussein a joué le rôle de gendarme de la région pour le compte des Etats-Unis et du camp occidental en lui déclarant la guerre et en la faisant durer pendant 8 ans, pour affaiblir l'Iran. La contre-attaque iranienne aurait d'ailleurs amené ce pays à la victoire si l'Irak n'avait pas bénéficié du soutien militaire américain sur place. En 1987, le bloc occidental sous la houlette des Etats-Unis avait mobilisé une formidable armada dans les eaux du Golfe persique avec le déploiement de plus de 250 bâtiments de guerre en provenance de la quasi-totalité des pays occidentaux, avec 35.000 hommes à leur bord et équipés des avions de guerre les plus sophistiqués de l'époque. Cette armada, présentée comme une "force d'interposition humanitaire", a détruit, notamment, une plate-forme pétrolière et plusieurs des navires les plus performants de la flotte iranienne. C'est grâce à ce soutien que Saddam Hussein a pu signer une paix le ramenant sur les mêmes frontières qu'au moment où il avait déclenché les hostilités.
Déjà, Saddam Hussein était parvenu au pouvoir, avec le soutien de la CIA, en faisant exécuter ses rivaux chiites et kurdes mais aussi les autres chefs sunnites au sein du parti Baas, accusés à tort ou à raison de fomenter des complots contre lui. Il a été courtisé et honoré pendant des années par ses pairs comme un grand homme d'Etat (devenant par exemple le "grand ami de la France" - et de Chirac et Chevènement en particulier). Le fait qu'il se soit distingué tout au long de sa carrière politique par des exécutions sanguinaires et expéditives en tous genres (pendaisons, décapitation, tortures des opposants, gazage à l'arme chimique, charniers de populations chiites ou kurdes) n'a jamais gêné le moindre homme politique bourgeois jusqu'à ce que l'on "découvre", à la veille de la guerre du Golfe de 1991 qu'il était un affreux tyran sanguinaire[1], ce qui lui valut à cette époque le "titre" de "boucher de Bagdad" qui ne lui avait pas pourtant été "décerné" lorsque précédemment il était l'exécutant sanguinaire de la politique occidentale. Il faut également rappeler que Saddam Hussein était tombé dans un piège quand il a cru bénéficier du feu vert de Washington lors de son invasion du Koweït à l'été 1990, fournissant le prétexte aux Etats-Unis pour engager la plus monstrueuse opération militaire depuis la Seconde Guerre mondiale. C'est ainsi qu'ils ont monté la première guerre du Golfe, en janvier 1991, en désignant dès lors Saddam Hussein comme l'ennemi public n°1. L'opération montée sous la houlette américaine et baptisée par eux "Tempête du Désert ", que la propagande a voulu faire passer comme une guerre propre avec ses images de "war game" en vidéo, aura fauché près de 500.000 vies humaines en 42 jours, opéré 106.000 raids aériens en déversant 100.000 tonnes de bombes, expérimentant toute la gamme des armes les plus meurtrières (bombes au napalm, à fragmentation, à dépression...). Elle avait pour but essentiel de faire une démonstration de la suprématie militaire écrasante des Etats-Unis dans le monde et de forcer leurs anciens alliés du bloc de l'Ouest, devenus leurs plus dangereux rivaux impérialistes potentiels, à y participer derrière eux. Il s'agissait ainsi de donner un coup d'arrêt à la tendance de ces derniers à vouloir se dégager de la tutelle américaine depuis la dissolution du bloc de l'Ouest et des alliances qui le sous-tendaient.
Avec le même machiavélisme, les Etats-Unis et leurs "alliés" ont ourdi une autre machination. Après avoir appelé les Kurdes au Nord et les Chiites au Sud à se soulever contre le régime de Saddam Hussein, ils ont laissé dans un premier temps intactes les troupes d'élite du dictateur pour lui permettre cyniquement de noyer dans le sang ces rébellions, n'ayant aucun intérêt à voir remettre en cause l'unité du pays, la population kurde en particulier étant livrée une nouvelle fois à d'atroces massacres.
Les médias européens aux ordres et jusqu'au très pro-américain Sarkozy en France lui-même peuvent hypocritement dénoncer aujourd'hui "le mauvais choix", "l'erreur", "la maladresse" que constituerait l'exécution précipitée de Saddam Hussein. Pas plus que la bourgeoisie américaine, la bourgeoisie des pays d'Europe occidentale n'a intérêt à ce que soit rappelée la part qu'elle a pris à tous ces crimes, même au travers du prisme déformant des "procès" et "jugements". Il est vrai que les circonstances de cette exécution débouchent sur un regain d'exacerbation des haines entre communautés : elle s'est déroulée alors qu'avait débuté la période de l'Aïd, la plus grande fête religieuse de l'année pour l'islam, ce qui pouvait plaire à la partie la plus fanatisée de la communauté chiite vouant une haine mortelle à la communauté sunnite à laquelle appartenait Saddam Hussein ; elle ne pouvait par contre qu'indigner les Sunnites et choquer la plupart des populations de confession musulmane. De plus, Saddam Hussein a pu être présenté, auprès des générations qui n'ont pas connu sa férule, comme un martyr.
Mais toutes les bourgeoisies n'avaient pourtant pas d'autre choix car elles partagent le même intérêt que l'administration Bush à cette exécution hâtive qui permet de masquer et de faire oublier leurs propres responsabilités et leur entière complicité face à ces atrocités qu'elles continuent à alimenter aujourd'hui. Les sommets de barbarie et de duplicité atteints au Moyen-Orient ne sont en fait qu'un concentré révélateur de l'état du monde, ils constituent le symbole de l'impasse totale du système capitaliste qui est de mise partout ailleurs[2]
Les récents développements du conflit entre Israël et les différentes fractions palestiniennes, de même que l'intensification des affrontements entre ces différentes fractions du camp palestinien, ont atteint les sommets de l'absurdité. Ce qui frappe, c'est en effet comment les différentes bourgeoises en présence sont, par la dynamique de la situation et la force des contradictions, amenées à prendre des décisions qui sont tout à fait contradictoires et irrationnelles, y inclus du point de vue de leurs intérêts stratégiques à court terme.
Lorsque Ehoud Olmert tend la main au président de l'Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, avec à la clé quelques concessions faites aux Palestiniens, notamment concernant la levée de quelques barrages ou la promesse de débloquer 100 millions de dollars au nom de "l'aide humanitaire", les médias parlent aussitôt de relance du processus de paix au Proche-Orient et Mahmoud Abbas fait valoir cette avancée, face à son rival du Hamas, car ces pseudo-concessions sont censées faire la preuve de la validité de sa politique de coopération avec Israël en permettant d'obtenir des "avantages".
Mais c'est Ehoud Olmert lui-même qui saborde en partie ces quelques atouts qu'il partageait avec le président de l'Autorité palestinienne, lorsqu'il est contraint, le lendemain, sous la pression des fractions ultra-conservatrices de son gouvernement, de prendre la décision de renouer avec la politique d'implantations de colonies israéliennes dans les territoires occupés et d'accélérer la destruction d'habitations palestiniennes à Jérusalem.
Les accords entre le Fatah et Israël avaient pour conséquence l'autorisation donnée par cette dernière à l'Egypte de livrer des armes au Fatah pour le favoriser dans sa lutte contre le Hamas. Cependant l'énième sommet de Charm-el-Cheikh entre Israël et l'Egypte a été totalement parasité par une nouvelle opération militaire de Tsahal à Ramallah en Cisjordanie et par une reprise des raids aériens dans la Bande de Gaza, en réponse à de sporadiques tirs de roquettes. Ainsi, les messages d'apaisement ou les proclamations d'une volonté de renouer les fils du dialogue sont singulièrement brouillés et les intentions d'Israël apparaissent totalement contradictoires.
Autre paradoxe, c'est au moment où Olmert et Abbas se rencontrent, ou encore juste avant le sommet israélo-égyptien, qu'Israël se proclame puissance nucléaire et menace directement d'utiliser la bombe atomique. Bien que cette menace ait été essentiellement dirigée contre l'Iran qui vise le même statut, elle vaut aussi indirectement pour tous ses voisins. Comment entamer des pourparlers avec un interlocuteur si dangereux et belliqueux ?
De plus, cette déclaration ne peut que pousser l'Iran à poursuivre dans cette voie et à légitimer ses ambitions de devenir le bouclier et le gendarme de la région, dans la même logique de détention d'une "force de dissuasion" que toutes les grandes puissances.
Mais I'Etat hébreu n'est pas seulement en cause. Tout se passe comme si chaque protagoniste devenait incapable de s'orienter pour assurer la défense de ses intérêts.
De son côté, Abbas a pris le risque de déclencher l'épreuve de force avec les milices du Hamas et a mis le feu aux poudres en annonçant sa volonté de recourir à des élections anticipées à Gaza, ce qui ne pouvait être vécu par le Hamas "démocratiquement élu" que comme une véritable provocation. Mais cette épreuve de force qui s'est traduite par de sanglants combats de rue était le seul moyen pour l'Autorité palestinienne de chercher à sortir du blocus israélien et du gel de l'aide internationale depuis l'arrivée au pouvoir du Hamas. Non seulement ce blocus s'avère catastrophique pour les populations incapables d'aller travailler hors des territoires bouclés par la police et l'armée israéliennes mais il a aussi suscité la grève de 170.000 fonctionnaires palestiniens dont les salaires ne sont plus payés dans la Bande de Gaza comme en Cisjordanie depuis des mois (notamment dans des secteurs aussi vitaux que l'enseignement et la santé). La colère des fonctionnaires, qui s'étend jusque dans les rangs de la police ou de l'armée, est exploitée aussi bien par le Hamas que le Fatah comme base de recrutement dans leurs milices respectives, selon que la responsabilité de cette situation est imputée à un camp ou à l'autre, alors que des gamins entre 10 et 15 ans continuent à se retrouver massivement enrôlés comme chair à canon dans ces tueries.
De son côté, le Hamas cherche à exploiter cette situation de chaos pour tenter de négocier directement avec Israël un échange de prisonniers entre le caporal israélien enlevé en juin 2006 et ses activistes.
Le chaos sanglant issu de la cohabitation explosive depuis un an entre le gouvernement élu du Hamas et le président de l'Autorité palestinienne reste la seule perspective. Face à cette politique qui ne peut qu'affaiblir considérablement chaque partie, la trêve décidée en fin d'année entre les milices du Fatah et celle du Hamas ne peut faire illusion. Elle ne cesse d'être émaillée d'affrontements meurtriers : attentats à la voiture piégée, combats de rue, enlèvements à répétition reprennent de plus belle, semant la terreur et la mort parmi les populations de la bande de Gaza déjà réduites à la misère. Et pour couronner le tout, les raids israéliens en Cisjordanie ou les interventions musclées de la police israélienne lors de contrôles constituent autant de "dérapages" supplémentaires : des enfants, des écoliers sont régulièrement tués dans ces multiples règlements de compte. Le prolétariat israélien déjà saigné à blanc par l'effort de guerre se retrouve tout aussi exposé aux opérations de représailles lancées par le Hamas d'un côté et le Hezbollah de l'autre.
En même temps, la situation n'est pas davantage sécurisée au Sud-Liban où sont déployées les forces de l'ONU. Depuis l'assassinat du leader chrétien Pierre Gemayel en novembre 06, l'instabilité règne. Alors que le Hezbollah et des milices chiites (ou chrétiennes du général Aoun provisoirement rallié à la Syrie) se livraient à une démonstration de force en assiégeant pendant plusieurs jours le palais présidentiel à Beyrouth, parallèlement, des groupes armés sunnites menaçaient le parlement libanais et son président chiite Nabil Berri. La tension entre fractions rivales est à son comble. Quant à la mission de l'ONU, désarmer le Hezbollah, personne ne peut la prendre au sérieux.
En Afghanistan, le déploiement de 32.000 soldats des forces internationales de l'OTAN et de 8500 soldats américains, reste inefficace. Les combats contre Al Qaïda et les talibans qui ont effectué une centaine d'attaques dans le Sud du pays, s'enlisent inexorablement. Le bilan de cette guérilla est de 4000 morts pour la seule année 2006. Le Pakistan, en principe allié des Etats-Unis, ne cesse en même temps de servir de base arrière aux talibans et à Al Qaïda.
Chaque Etat, chaque fraction est poussée en avant dans l'aventure guerrière, malgré les revers subis.
'impasse la plus révélatrice est celle de la première puissance du monde. La politique de la bourgeoisie américaine est la première en proie à ces mêmes contradictions. Alors que le rapport Baker, ancien conseiller de Bush père et diligenté par le gouvernement fédéral, dresse un constat d'échec de la guerre menée en Irak, et préconise un changement d'orientation, prônant d'une part une ouverture diplomatique envers la Syrie et l'Iran, d'autre part un retrait graduel des 144.000 soldats américains embourbés sur le sol irakien, à quoi assiste-t-on ? Bush Junior, contraint au renouvellement partiel du gouvernement, notamment le remplacement de Rumsfeld par Robert Gates au secrétariat d'Etat à la Défense, se contente de faire tomber quelques têtes à qui il fait porter la responsabilité du fiasco de la guerre en Irak (l'exemple le plus récent est le limogeage des deux principaux chefs de l'état-major des forces d'occupation en Irak, qui se sont d'ailleurs opposés au déploiement de nouvelles forces américaines à Bagdad, ne croyant pas à l'efficacité d'une telle mesure). Mais surtout il décide un renforcement des troupes américaines en Irak, 21 500 recrues supplémentaires qui devraient être envoyées prochainement sur le front irakien pour "sécuriser" Bagdad, alors que, d'ores et déjà, ce sont des réservistes qui sont mobilisés d'office. Le changement de majorité au Congrès et jusqu'au Sénat américain désormais dominé par le camp des démocrates n'y change rien : tout désengagement ou tout refus de débloquer de nouveaux crédits militaires pour la guerre en Irak serait perçu comme un aveu de faiblesse des Etats-Unis, de la nation américaine dont le camp démocrate ne veut pas assumer la responsabilité. Toute la bourgeoisie américaine, comme chaque clique bourgeoise ou chaque Etat, se retrouve bel et bien coincée dans un engrenage guerrier où chaque décision, chaque mouvement l'enferre davantage dans une fuite en avant irrationnelle pour défendre ses intérêts impérialistes face à ses rivaux.
Les atrocités guerrières s'exercent quotidiennement depuis des années sur le continent africain.
Après des décennies de massacres autour du Zaïre et du Rwanda, après les affrontements de clans en Côte d'Ivoire, déjà attisés par les rivalités entre grandes puissances, de nouvelles régions se retrouvent à feu et à sang.
Au Soudan, la "rébellion" contre le gouvernement pro-islamiste de Khartoum est aujourd'hui morcelée en une myriade de différentes fractions qui se combattent entre elles, instrumentalisées par telle ou telle puissance dans un jeu d'alliances de plus en plus précaire. En trois ans, la région du Darfour à l'Ouest du Soudan aura connu 400 000 morts et plus d'un million et demi de réfugiés, les centaines de villages que les populations occupaient naguère, ont été entièrement détruits et celles-ci s'entassent désormais dans des camps immenses, mourant de faim, de soif, d'épidémies en plein désert, subissant périodiquement les pires exactions de la part de différentes bandes armées comme des forces gouvernementales soudanaises. L'exode des rebelles a conduit à l'extension et à l'exportation du conflit ailleurs même qu'au Darfour, notamment en Centrafrique et au Tchad, ce qui pousse la France à s'impliquer militairement de plus en plus dans la région pour préserver les derniers bastions de ses "chasses gardées" en Afrique, en particulier en participant activement aux combats contre le pouvoir soudanais depuis le sol tchadien.
Depuis le renversement de l'ancien dictateur-président Siyad Barré en 1990, accompagnant la chute de son protecteur, l'URSS, la Somalie est un pays livré au chaos, miné par une guerre continuelle entre d'innombrables clans, qui sont autant de gangs mafieux et de bandes armées de pillards, des véritables tueurs à gages vendant leurs services au plus offrant, faisant régner la terreur et semant la misère et la désolation sur tout le territoire. Les puissances occidentales qui s'étaient ruées entre 1992 et 1995 sur ce pays ont dû battre en retraite face à l'ampleur du chaos et de la décomposition ; le débarquement spectaculaire des "marines" américains s'était lui-même soldé par un fiasco piteux en 1994, laissant la place à l'anarchie la plus totale. Les tueries entre ces cliques sanguinaires rivales ont fait 500.000 morts depuis 1991.
L'Union des tribunaux islamiques qui constituait une de ces bandes sous le vernis de la charia et d'un islam "radical" s'était finalement emparée de la capitale Mogadiscio, avec quelques milliers d'hommes armés, en mai 2006. Le gouvernement de transition réfugié à Baidoa a alors appelé son puissant voisin, l'Ethiopie à la rescousse[3]. L'armée éthiopienne, avec le soutien ouvert des Etats-Unis, a bombardé la capitale, faisant fuir en quelques heures les troupes islamistes, dont le plus grand nombre a gagné le Sud du pays. Mogadiscio est un effroyable champ de ruines dont la population misérable est réduite à vivre d'expédients. Un nouveau gouvernement provisoire, soutenu à bout de bras par l'armée éthiopienne, s'y est installé mais sans aucune autorité politique comme le montre le fait que sa demande à la population de rendre les armes soit restée sans effet. Après la victoire éclair de l'Ethiopie, la trêve elle aussi ne pouvait être que provisoire et précaire car les "rebelles" islamistes sont en train de se réarmer notamment à travers la frontière poreuse du Sud avec le Kenya. Mais les rebelles peuvent bénéficier d'autres points d'appui, au Soudan, en Erythrée- adversaire traditionnel de l'Ethiopie - ou au Yémen. Cette situation incertaine ne pouvait qu'inquiéter les Etats-Unis dans la mesure où la corne de l'Afrique, avec la base de Djibouti et le pont qu'offre la Somalie vers l'Asie et le Moyen-Orient, constitue une zone parmi les plus stratégiques du monde. Ceci a incité les Etats-Unis à intervenir directement le 8 janvier pour bombarder le Sud du pays où se sont réfugiés les "rebelles" dont la Maison Blanche prétend qu'ils sont directement manipulés et sous l'emprise d'Al Qaïda.
Les Etats-Unis, la France ou toute autre grande puissance, chacune de son côté, ne peuvent nullement parvenir à jouer un rôle stabilisateur ni même constituer un frein au déchaînement de la barbarie guerrière, quel que soit le gouvernement en place, chez eux, en Afrique ou n'importe où ailleurs dans le monde. Au contraire, leurs intérêts impérialistes les pousseront toujours davantage à propager les tueries.
L'enfoncement d'une partie de plus en plus étendue de l'humanité dans ce chaos et cette barbarie, les pires de toute l'histoire, est le seul avenir que nous réserve le capitalisme. La guerre impérialiste mobilise aujourd'hui toute la richesse de la science, de la technologie, du travail humain non pas pour apporter le bien-être à l'humanité, mais au contraire pour détruire ses richesses, pour accumuler les ruines et les cadavres. Cette guerre impérialiste qui dilapide un patrimoine édifié au fil des siècles d'histoire, et menace à terme d'engloutir et de détruire toute l'humanité, est une des expressions de l'aberration profonde de ce système.
Plus que jamais, le seul espoir possible réside dans le renversement du capitalisme, dans l'instauration de rapports sociaux libérés des contradictions qui étranglent la société, par la seule classe porteuse d'un avenir pour l'humanité : la classe ouvrière.
Wim (10 janvier)[1] D'ailleurs, un autre tyran de la région, le Syrien Hafez-el-Assad, éternel rival de Saddam, lui, sera resté au-delà de ses funérailles un "grand homme d'Etat", en compensation de son ralliement au camp occidental à l'époque des blocs, malgré une carrière aussi sanguinaire et l'usage des mêmes procédés que Saddam Hussein.
[2] Certains plumitifs de la bourgeoisie sont même capables de constater la nausée que provoque cette accumulation insoutenable de barbarie dans le monde actuel : "La barbarie châtiant la barbarie pour enfanter à son tour la barbarie. Une vidéo circulant sur Internet, dernière contribution au festival d'images de l'innommable, depuis les décapitations orchestrées par Zarkaoui jusqu'à l'amoncellement de chairs humiliées à Abou Ghraïb par les GI (...) Aux terribles services secrets de l'ex-tyran succèdent les escadrons de la mort du ministre de l'Intérieur dominés par les brigades Al-Badr pro-iraniennes. (...) Qu'ils se réclament de la terreur ben-ladiste, de la lutte contre les Américains ou qu'ils se disent les relais du pouvoir (chiite), les meurtriers qui enlèvent les civils irakiens ont un trait commun : ils opèrent sous la loi de la pulsion individuelle. Sur les décombres de l'Irak pullulent les charognards de toutes espèces, de tous clans. Le mensonge étant la norme, la police pratique le rapt et le brigandage, l'homme de Dieu décapite et éviscère, le Chiite applique au Sunnite le traitement qu'il a lui-même subi" (l'hebdomadaire français Marianne daté du 6 janvier). Mais cela est mis sur le compte de la "pulsion individuelle", et finalement de "la nature humaine". Ce qu'ils ne peuvent pas reconnaître et comprendre, c'est que cette barbarie est au contraire un produit éminemment historique, un produit du système capitaliste et qu'il existe historiquement une classe sociale tout aussi capable d'y mettre un terme : le prolétariat.
[3] L'Ethiopie, elle aussi ancien bastion de l'URSS, est devenue, depuis la fuite de Mengistu en 1991, la place forte des Etats-Unis dans la région de la Corne de l'Afrique.
Dans la continuation de la série sur le syndicalisme révolutionnaire que nous publions depuis la Revue Internationale n°118 [5], nous débutons ici une étude de l’expérience de la CNT espagnole. Actuellement une nouvelle génération de travailleurs s’implique progressivement dans la lutte de classe contre le capitalisme. Dans le combat, de nombreuses questions sont soulevées. Une des plus récurrentes est la question syndicale. Alors que les grands syndicats suscitent une méfiance notoire, l’idée d’un "syndicalisme révolutionnaire" exerce une certaine attraction : s’organiser en dehors des structures de l’Etat en visant à unifier la lutte immédiate et la lutte révolutionnaire. L’étude des expériences de la CGT française et des IWW d'Amérique du Nord a démontré que cette idée est aussi irréalisable qu'utopique, mais le cas de la CNT, comme nous allons le voir, est encore plus éloquent de cette impossibilité.
Depuis le début du 20e siècle l’histoire a démontré, à travers des expériences répétées, que Syndicalisme et Révolution sont deux termes antithétiques, qu’il est impossible de réunir.
Aujourd'hui, CNT et anarchisme se présentent, comme deux termes unis et inséparables. L’anarchisme, qui fut absent des grands mouvements ouvriers des 19e et 20e siècles[1], considère la CNT comme la preuve que son idéologie est à même d'agglomérer une grande organisation de masse ayant un rôle décisif dans les luttes ouvrières qui se déroulèrent en Espagne de 1919 à 1936. Cependant, ce ne fut pas l’anarchisme qui créa la CNT, puisqu'à son origine celle-ci s'était donnée une orientation syndicaliste révolutionnaire. Cela ne signifie pas que l’anarchisme fût absent à sa fondation et n’ait pas imprimé sa marque dans l’évolution de l’organisation. [2]
Comme nous l’avons exposé précédemment dans d’autres articles de cette série - nous n’y reviendrons pas ici - le syndicalisme révolutionnaire est une tentative de réponse aux nouvelles conditions historiques : la fin de l’apogée du capitalisme et son entrée progressive dans sa phase de décadence qui se manifestèrent clairement par la gigantesque hécatombe de la Première Guerre mondiale. Face à cette réalité, des secteurs de plus en plus nombreux de la classe ouvrière constataient l’opportunisme galopant des partis socialistes - corrompus par le crétinisme parlementaire et le réformisme -, ainsi que la bureaucratisation et le conservatisme des syndicats. Deux types de réponses se firent jour : d’un côté, une tendance révolutionnaire au sein des partis socialistes (la gauche constituée par des groupes dont les militants les plus en vue furent Lénine, Rosa Luxemburg, Pannekoek, etc.) et, de l’autre, le syndicalisme révolutionnaire.
Ces conditions historiques générales sont valables pour l’Espagne également, bien que dans ce cas elles soient marquées par le retard et les contradictions particulières du capitalisme espagnol. Deux de celles-ci eurent un poids décisif qui affecta négativement le prolétariat de l’époque.
La première de ces contradictions était l’absence évidente d’unification et de centralisation économiques réelles entre les divers territoires de la péninsule, ce qui générait une dispersion locale et régionale, donnant lieu à une prolifération de soulèvements dans le cadre des municipalités dont la plus importante fut l’insurrection républicaine cantonale de 1873. L’anarchisme, de par ses positions fédéralistes, était prédisposé à devenir le porte-parole de ces conditions historiques archaïques : l’autonomie de chaque municipalité ou territoire qui se déclarait souverain et n’acceptait que la fragile et aléatoire union du "pacte de solidarité". Comme le remarque Peirats[3] dans son ouvrage La CNT dans la révolution espagnole, "ce programme, celui de l’Alliance de Bakounine, convenait très bien au tempérament des espagnols déshérités. La version fédérale introduite par les bakouninistes était comme la pluie sur un sol mouillé puisqu’elle réactivait les réminiscences des droits locaux, des chartes villageoises et des municipalités libres du Moyen-Âge." (Page 3, tome I) [4]
Face au retard et aux différences explosives de développement économique entre les régions, l’État bourgeois, bien que formellement constitutionnel, s’était appuyé sur la force brute de l’armée pour donner de la cohésion à la société, déchaînant des répressions périodiques dirigées essentiellement contre le prolétariat et, dans une moindre mesure, contre les couches moyennes des villes. Non seulement les ouvriers et les paysans, mais aussi de larges couches de la petite bourgeoisie se sentaient complètement exclus d’un État théoriquement libéral mais violemment répressif, autoritaire, entre les mains de caciques, ce qui déconsidérait totalement la politique et le système parlementaire. Cela suscitait un apolitisme viscéral exprimé par l’anarchisme mais également très répandu dans le milieu ouvrier. Ces conditions générales entraînèrent, d’un côté, la faiblesse de la tradition marxiste en Espagne et, de l’autre, l’influence considérable de l’anarchisme. Le groupe autour de Pablo Iglesias [5] resta fidèle au courant marxiste dans l’AIT et forma en 1881 le Parti Socialiste. Cependant, cette organisation fut toujours affectée d’une extrême faiblesse politique, au point que Munis [6] disait que nombre de ses dirigeants n’avaient jamais lu aucun ouvrage de Marx : "Les ouvrages les plus fondamentaux et les plus importants de la pensée théorique n’avaient pas été traduits. Et ceux qui avaient été publiés, (le Manifeste communiste, l'Anti-Dühring, Misère de la Philosophie, Socialisme utopique et Socialisme scientifique) étaient davantage lus par les intellectuels bourgeois que par les socialistes. Les écrits ou les discours de Pablo Iglesias ainsi que ceux de ses héritiers, Besteiro, Fernando de los Rios, Araquistain, Pietro y Caballero, ignorent complètement le marxisme, quand ils ne le contredisent pas délibérément." (Jalons de Défaite, promesses de Victoire, pages 59) [7]. C'est pour cette même raison que ce parti a dérivé rapidement vers l’opportunisme qui en a fait l'un des partis les plus à droite de toute l’Internationale.
Concernant la tendance anarchiste, nous ne pouvons ici y consacrer l'étude détaillée nécessaire pour comprendre ses différents courants et les multiples positions qu’elle a adoptées. Il serait également nécessaire de distinguer une majorité de militants sincèrement dévoués à la cause prolétarienne et ceux qui se sont fait passer pour leurs dirigeants, lesquels en général, à part quelques exemples d'honnêteté, ont bafoué à chaque pas les "principes" dont ils se revendiquaient ostensiblement. Il suffit de rappeler les agissements ignominieux des partisans directs de Bakounine en Espagne lors de l’insurrection cantonaliste de 1873 qu’Engels dénonce si brillamment dans sa brochure "Les bakouninistes à l'oeuvre": "ces mêmes hommes qui se donnent le titre de révolutionnaires, d’autonomistes, anarchistes etc., se sont lancés dans la politique à cette occasion ; mais la pire des politiques, la politique bourgeoise ; ils n’ont pas œuvré pour donner le Pouvoir politique à la classe ouvrière, c’est une idée qui leur fait horreur, mais pour aider une fraction de la bourgeoisie à conquérir le Gouvernement. Laquelle fraction est constituée d’aventuriers, d'arrivistes et d’ambitieux, se disant républicains intransigeants." [8]
Après cet épisode, dans le contexte du reflux international des luttes qui suivit la défaite de la Commune de Paris, la bourgeoisie espagnole déchaîna une répression féroce qui allait se poursuivre de longues années. Dans ces conditions de terreur étatique et de confusion idéologique, le courant anarchiste n’avait que deux certitudes inébranlables : le fédéralisme et l’apolitisme. Au-delà de ces certitudes, il s'est débattu constamment dans un dilemme : fallait-il mener une action publique afin de créer une organisation de masse ? Ou bien mener une lutte minoritaire et clandestine sur la base du slogan anarchiste de "la propagande par le fait" ? Ce dilemme plongea le mouvement dans une complète paralysie. En Andalousie cette oscillation pendulaire prenait parfois la forme de "grève générale" consistant en soulèvements locaux isolés qui étaient facilement écrasés par la Garde civile et auxquels succédait une répression implacable. D’autres fois, elle prenait celle d’"actions exemplaires" (incendies des récoltes, mises à sac de fermes, etc.) que les gouvernements en place mettaient à profit pour déchaîner de nouvelles vagues de répression. [9]
La CNT va naître à Barcelone, principale concentration industrielle d’Espagne, à partir des conditions historiques qui prédominaient à l’échelle mondiale dans la première décennie du 20e siècle. Comme nous l'avons vu ailleurs[10], la lutte ouvrière tendait à s’orienter vers la grève de masse révolutionnaire dont la Révolution Russe de 1905 constitue la manifestation la plus avancée.
En Espagne aussi, le changement de période historique s'est manifesté dans les nouvelles formes qu'ont tendu à prendre les réactions ouvrières. Deux épisodes, que nous allons relater brièvement ci-dessous, expriment cette tendance : la grève de 1902 à Barcelone et la Semaine Tragique de 1909 également à Barcelone.
La grève a démarré dans le secteur de la métallurgie en décembre 1901 pour réclamer la journée de 9 heures. Face à la répression et au refus des patrons, la solidarité du prolétariat barcelonais s’exprima dans les rues. Celle-ci se manifesta massivement et spontanément à la fin janvier 1902 sans qu’il y ait eu le moindre appel à la lutte de la part des organisations syndicales ou politiques. Pendant plusieurs journées, eurent lieu des réunions massives avec la participation d’ouvriers de tous les secteurs confondus. Cependant, du fait de son absence d’écho dans le reste du pays, la grève s'affaiblira progressivement. A cette situation contribuèrent, d’une part le sabotage ouvert de la part du Parti Socialiste qui en arriva même à bloquer les fonds de solidarité recueillis par les Trade Unions britanniques et, d'autre part, aussi, la passivité des sociétés de tendance anarchiste[11]. Par ailleurs, la Fédération de Travailleurs de la Région Espagnole nouvellement reconstituée en 1900 sur la base d'une orientation "apolitique"[12] était aussi absente en invoquant comme argument que "les ouvriers de l’industrie métallurgique de Barcelone n’avaient jamais appartenu à aucun groupement politique ou social et n’avaient en rien la mentalité pour s’associer"[13]. Cependant, cette expérience ébranla profondément les organisations ouvrières constituées puisqu’elle n'avait suivi aucun des "schémas" traditionnels de lutte : ni la grève générale conçue par les anarchistes ni les actions de pression dans un cadre sectoriel et strictement économique selon la vision des socialistes.
Ce qu'on a appelé "La Semaine Tragique" de 1909 a eu lieu à cause de la réponse populaire massive contre l'embarquement des troupes pour le Maroc[14]. A nouveau, ce mouvement s'est exprimé par la solidarité de classe active, l’extension des luttes et la conquête de la rue par les manifestations à partir de l’initiative directe des ouvriers sans aucune sorte d’appel ou planification préalable. La lutte économique et la lutte politique se sont unies. D'un côté, la solidarité de tous les secteurs ouvriers avec les grévistes du textile, principale industrie catalane, de l'autre, le refus de la guerre impérialiste manifesté dans la mobilisation contre l’embarquement de soldats pour la guerre du Maroc. Sous l’influence néfaste du républicanisme bourgeois, mené par le démagogue notoire Lerroux[15], le mouvement a dégénéré en actions violentes stériles dont les plus spectaculaires furent les incendies d’églises et de couvents. Le gouvernement profita de tout cela pour déchaîner une nouvelle vague de répression qui prit des formes particulièrement barbares et sadiques.
C'est dans ce contexte qu'est née en 1907 Solidarité Ouvrière (qui deviendra trois ans plus tard la CNT). Solidarité Ouvrière unit cinq tendances présentes dans le milieu ouvrier :
Ce qui domine, c'est le projet de constituer une seule organisation unitaire qui soude l’ensemble de la classe pour la lutte.
Au cours de ces années, les théories du syndicalisme révolutionnaire français circulent largement. Anselmo Lorenzo, anarchiste espagnol de premier plan, avait traduit en 1904 l’œuvre d’Emile Pouget, Le Syndicat ; José Prat traduisit et diffusa d’autres ouvrages comme ceux de Pouget, Pelloutier ou Pataud[17]. Le même Prat dans son ouvrage La Bourgeoisie et le Prolétariat (1908) résume l’essence du syndicalisme révolutionnaire en affirmant que celui-ci "n’accepte rien de l’ordre actuel ; il le subit en espérant avoir la force syndicale pour le détruire. Par des grèves de plus en plus généralisées, il révolutionne progressivement la classe ouvrière et l’achemine vers la grève générale. Sans négliger d’arracher à la bourgeoisie patronale toutes les améliorations immédiates pouvant être positives, son but est la transformation complète de la société actuelle en société socialiste, se passant dans son action de l'agent politique : révolutionnarisme économico-social."
Solidarité Ouvrière avait prévu de tenir son Congrès fin septembre 1909 à Barcelone ; cependant le congrès ne put avoir lieu à cause des événements de la Semaine Tragique et de la répression qui s’ensuivit. Le Premier Congrès de la CNT se tint donc en 1910.
L’organisation qui s'est présentée depuis comme le modèle de l'anarcho-syndicalisme, surgit pourtant sur la base de positions du syndicalisme révolutionnaire : "il n’apparaît nulle part la plus petite référence à l’anarchisme, ni comme but, ni comme base d’action, ni comme principes, etc. Ni lors du Congrès au cours des discussions, ni dans ses résolutions ou les manifestes ultérieurs de la Confédération, il n'y a la moindre allusion au thème de l'anarchisme qui pourrait faire penser à une prédominance de ce courant politique ou, au moins, à son poids dans la nouvelle Confédération. Celle-ci apparaît comme un organisme totalement neutre, si comme tel on peut comprendre la pratique exclusive du syndicalisme révolutionnaire ; apolitique dans le sens où elle ne participe pas au jeu politique ou au processus de gouvernement de la société, mais politique dans le sens où elle se propose de remplacer le système actuel de gouvernement social par un système différent, basé sur la propre organisation syndicale" (A. Bar, La CNT dans les années rouges, page 223) [18]
Cela dit, il serait faux de croire que la CNT n’était pas influencée par les positions anarchistes. Le poids de celles-ci était évident sur les trois piliers du syndicalisme révolutionnaire que nous avons analysés dans les articles précédents de la série évaluant l’expérience de la CGT française et des IWW nord américains : l’apolitisme, l’action directe et la centralisation.
Comme nous avons vu dans les articles précédents de cette série, le syndicalisme révolutionnaire prétend surtout "se suffire à lui-même" : le syndicat doit offrir à la classe ouvrière son organisation unitaire de lutte, le moyen d’organisation de la société future, et même le cadre de sa réflexion théorique, même si l’importance de cette dernière est très largement sous-estimée. Les organisations politiques étaient souvent considérées moins comme nocives qu’inutiles. En France, ce courant produisit néanmoins des travaux théoriques et des réflexions, à travers lesquels, par exemple, ses positions parvinrent en Espagne. Mais ici au contraire, le syndicalisme révolutionnaire avait une vocation éminemment "pratique", il ne produisit pratiquement aucun travail théorique et on peut dire que ses documents les plus importants ont été les résolutions adoptées lors des congrès, dans lesquels le niveau de discussion était réellement limité. "Le syndicalisme révolutionnaire espagnol fut fidèle à un des principes de base du syndicalisme : être un mode d’action, une pratique, et non une simple théorie ; de ce fait, contrairement à ce qui advint en France, il est très rare de disposer d’ouvrages théoriques du syndicalisme révolutionnaire espagnol… Les manifestations les plus claires de syndicalisme révolutionnaire sont justement les documents des organisations, les manifestes et les accords, aussi bien de Solidarité Ouvrière que de la CNT." (A. Bar, opus cité)
Il est remarquable que le Congrès ne consacrât aucune session à la situation internationale, ni au problème de la guerre (pourtant présente dans tous les esprits à l’époque comme une menace imminente). Il est encore plus significatif qu’aucune discussion n’ait eu lieu à propos des récents événements de la Semaine Tragique qui englobait une multitude de problèmes brûlants (la guerre, la solidarité directe dans la lutte, le rôle néfaste du républicanisme de Lerroux)[19]. Nous pouvons constater ici la désaffection envers l’analyse des conditions de la lutte de classe et de la période historique, la difficulté à mener une réflexion théorique et par conséquent à tirer les leçons des expériences de lutte. Au lieu de cela, toute une session fut consacrée à un débat embrouillé et interminable sur la manière dont il convenait d’interpréter la formule "l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes", qui se traduisit par la proclamation selon laquelle seuls les travailleurs manuels pouvaient mener cette lutte et que les travailleurs intellectuels devaient en être écartés et acceptés uniquement comme "collaborateurs".
Ce point était considéré par la majorité des ouvriers comme celui différenciant la pratique de l’UGT socialiste de la nouvelle organisation, la CNT. De fait on pourrait dire que c’est la base même de la constitution de la CNT en tant que syndicat à l’échelle nationale (et non plus en Catalogne seule comme au début) : "L’initiative de transformer Solidarité Ouvrière en Confédération espagnole est partie non pas de cette Confédération elle-même mais de nombreuses entités hors de Catalogne, qui, désireuses de se solidariser avec les sociétés qui à ce jour ne font pas partie de l’Union Générale des Travailleurs, considèrent en revanche avec intérêt les moyens de la lutte directe" (José Negre, cité par A. Bar, op cité)
De nombreux regroupements ouvriers d’autres régions d’Espagne en avaient assez du crétinisme réformiste, de la rigidité bureaucratique et du "quiétisme" –comme le reconnaissaient beaucoup de socialistes critiques- de l’UGT. Ils accueillirent donc avec enthousiasme la nouvelle centrale ouvrière qui préconisait la lutte directe de masse et une perspective révolutionnaire bien que celle-ci fût assez floue. Il faut cependant éclaircir un malentendu : l’action directe n'est pas la même chose que la grève de masse. Les luttes qui se déclenchent sans appel préalable comme résultat d’une maturation souterraine, les assemblées générales où les ouvriers réfléchissent et décident ensemble, les manifestations de rue massives, l’organisation directe des ouvriers eux-mêmes sans attendre les directives des dirigeants, tous ces traits qui vont caractériser la lutte ouvrière dans la période historique de décadence du capitalisme, n’ont rien à voir avec l’action directe. Cette dernière est l'action par laquelle des groupes constitués spontanément par affinité réalisent des actions minoritaires d’"expropriation" ou de "propagande par l'exemple". Les méthodes de la grève de masse émanent de l’action collective et indépendante des ouvriers alors que les méthodes de l’action directe dépendent de la "volonté souveraine" de petits groupes d’individus. L'amalgame entre l' "action directe" et les nouvelles méthodes de lutte développées par la classe comme en Russie en 1905 ou dans les expériences de Barcelone (1902 et 1909) que nous venons de mentionner, produisit une énorme confusion qui allait poursuivre la CNT tout au long de son histoire.
Cette confusion allait se manifester dans un débat stérile entre adversaires et partisans de la "grève générale". Les membres du PSOE s’opposaient à la grève générale dans laquelle ils voyaient le positionnement abstrait et volontariste de l’anarchisme consistant à se jeter sur telle ou telle lutte pour "la transformer arbitrairement en révolution". Pas plus que leurs acolytes des partis socialistes des autres pays d'Europe, ils ne parvenaient à comprendre le changement des conditions historiques qui impliquait que la révolution cessait d’être un lointain idéal pour devenir l’axe principal autour duquel devaient s’unir tous les efforts de lutte et de conscience de classe [20]. Rejetant la vision anarchiste de la révolution "sublime, grande et majestueuse", ils ignoraient et rejetaient aussi les changements concrets dans la situation.
Face à eux, les syndicalistes révolutionnaires englobaient dans la vieille outre de la grève générale, complètement tributaire du syndicalisme, leur volonté sincère de prendre en charge la lutte, de développer des assemblées et des luttes massives. Les thèses de l' "action directe" et de la "grève générale", si radicales en apparence, devaient se limiter au terrain économique et apparaissaient ainsi comme un économisme syndical plus ou moins radicalisé. Elles n’exprimaient pas la profondeur de la lutte, mais au contraire ses limites : "La Confédération et les sections qui l’intègrent devront toujours lutter sur le plus pur terrain économique, c'est-à-dire celui de l’action directe" (Statuts).
Une grande partie de la discussion au Congrès de 1910 a été dédiée à la question organisationnelle : comment un syndicat de niveau national devait-il se structurer ? Le refus de la centralisation et le fédéralisme le plus extrême firent triompher sur ce point les positions anarchistes et la CNT allait adopter dans un premier temps (jusqu’au changement que marque le Congrès de 1919) une organisation complètement anachronique basée sur la juxtaposition de sociétés de métiers d’une part et de fédérations locales d'autre part.
Alors que les évènements de 1905 en Russie faisaient la preuve que l’unité de la classe ouvrière était une force sociale révolutionnaire, s'organisant de façon centralisée et se rassemblant dans le soviet de Petersbourg, au-delà des secteurs et des catégories, et qui de plus était ouvert à l’intervention des organisations politiques révolutionnaires, la CNT approuvait en Espagne des propositions qui allaient malheureusement dans le sens contraire.
D’une part, influencés par le fédéralisme et en réponse à l’extrême misère et à la brutalité odieuse du régime capitaliste, des groupes locaux se lançaient périodiquement dans des insurrections qui débouchaient sur la proclamation du communisme libertaire dans une municipalité. A celles-ci, le pouvoir bourgeois répondait par une répression sauvage. Cela se produisit très fréquemment en Andalousie au cours des cinq années qui ont précédé la Première Guerre mondiale, mais également dans des régions, comme le Valenciennois, où l'agriculture était plus développée, ainsi que l'illustre l'exemple suivant. En 1912, à Cullera, riche agglomération agro-industrielle, un mouvement de journaliers éclate, prend la Mairie et proclame le "communisme libertaire" dans la localité. Complètement isolés, les ouvriers subirent une répression sauvage et conjointe de la part des forces de l'armée et de la Garde civile.
D’autre part, par groupes entiers les ouvriers se faisaient happer par le corporatisme[21]. La méthode de ce dernier est de calquer l’organisation ouvrière sur les subdivisions multiples et complexes de l’organisation capitaliste de la production, ce qui a pour effet de développer parmi les ouvriers une étroitesse d'esprit du style "charbonnier est maître chez soi". Pour le corporatisme, l’unité ne consiste pas en l’union de tous les travailleurs, toutes catégories et entreprises confondues, en un seul et unique collectif, mais dans l'établissement d'un "pacte de solidarité et de défense mutuelle" entre des parties indépendantes et souveraines de la classe ouvrière. Une telle vision se trouve entérinée par le Règlement adopté par le Congrès qui va jusqu'à admettre l’existence de deux sociétés distinctes pour le même métier dans une même localité.
Le Congrès de 1910 fut parcouru par un thème fort significatif. Le jour même où il commença, les ouvriers de Sabadell (localité industrielle près de Barcelone) étaient en grève généralisée en solidarité avec leurs camarades de Seydoux frappés par plusieurs licenciements disciplinaires. Les grévistes envoyèrent des délégués au Congrès pour demander que soit déclarée la grève générale en solidarité. Le Congrès témoigna d’un grand enthousiasme et d’un fort courant de sympathie. Cependant il adopta une résolution basée sur les conceptions syndicalistes les plus rancies, toujours plus dépassées par le vent frais de la lutte ouvrière de masse : "Nous proposons au Congrès qu'il adopte comme mesure de solidarité avec les grévistes de Sabadell que tous les délégués présents encouragent leurs entités respectives à accomplir leur devoir inéluctable : appliquer les décisions des assemblées de délégués de Solidarité Ouvrière de Barcelone d'aider matériellement les grévistes." Cette motion confuse et hésitante constitua une douche glacée pour les ouvriers de Sabadell qui finirent par se remettre au travail complètement vaincus.
Cet épisode symbolise la contradiction dans laquelle allait évoluer la CNT dans la période suivante. Si une vie ouvrière impétueuse battait en son sein, désireuse de riposter à la situation de plus en plus explosive dans laquelle le capitalisme s’enfonçait, par contre la méthode de riposte, le syndicalisme révolutionnaire, allait se montrer de plus en plus inadéquate et contreproductive et, en définitive, constituer un obstacle plus qu’un stimulant.
Nous traiterons de cette question dans le prochain article où nous analyserons l’action de la CNT dans la période tourmentée de 1914-1923 : la CNT face à la guerre et à la révolution.
RR et CMir (15 juin 2006)
[1] Son influence fut très limitée pendant la Commune de Paris et sa présence fut insignifiante en 1905 et 1917 en Russie, tout comme en 1918-23 en Allemagne.
[2] La préface d’un livre sur le procès-verbal du Congrès de Constitution de la CNT (Editorial Anagramme 1976) considère que la CNT "n’était ni anarco-collectiviste ni anarco-communiste ni même pleinement syndicaliste révolutionnaire mais apolitique et fédéraliste".
[3] Parmi les historiens anarchistes, il est l'un des plus connus et réputés par sa rigueur. L’ouvrage cité est considéré comme une référence dans le milieu anarchiste espagnol.
[4] Une page plus loin, Peirats développe l’idée suivante : "en contrepartie à l’esprit unitaire, reflet d’une géographie unitaire - celle de la meseta - les bords de la péninsule, avec leurs chaînes montagneuses, leurs vallées et leurs plaines, forment un cercle de compartiments auxquels correspondent des variétés infinies de types, de langues et de traditions. Chaque zone ou recoin de ce paysage accidenté, représente une entité souveraine, jalouse de ses institutions, orgueilleuse de sa liberté. C’est ici le berceau du fédéralisme ibérique. Cette configuration géographique fut toujours un semis d’autonomies côtoyant parfois le séparatisme, réplique à l’est de l’absolutisme (…) Entre le séparatisme et l’absolutisme, s’égarait le fédéralisme. Celui-ci se fonde sur le rapprochement libre et volontaire de toutes les autonomies, depuis celle des individus jusqu’à celle des régions naturelles ou ayant des affinités, en passant par les municipalités libres. L’accueil chaleureux qui fut réservé en Espagne à certaines influences idéologiques venant de l’étranger, est loin de démentir mais affirme plutôt l’existence – à peine mitigée par des siècles d’extorsion - d’un fédéralisme autochtone.(…) Les émissaires bakouninistes semèrent leur fédéralisme, le libertaire, parmi la classe ouvrière espagnole" (opus cité, page 18.) La classe ouvrière, par son travail associé à l’échelle internationale, représente l’unification consciente –et pour autant librement consentie- de toute l’humanité. Ce qui s’oppose radicalement au fédéralisme qui est une idéologie reflétant la dispersion, la fragmentation liées à la petite bourgeoisie ainsi qu’aux modes de production archaïques qui précédèrent le capitalisme.
[5] Pablo Iglesias (1850-1925) fondateur et dirigeant du PSOE jusqu’à sa mort.
[6] Révolutionnaire espagnol (1911-1989) provenant de l’Opposition de Gauche de Trotski qui rompit avec celle-ci lors de sa capitulation devant la 2e Guerre mondiale et qui défendit des positions de classe face à cette dernière. Fondateur du groupe FOR (Ferment Ouvrier Révolutionnaire). Voir notre article dans la Revue Internationale n°58 [6], "à la mémoire de Munis, militant de la classe ouvrière".
[7] Voir nos commentaires sur ce livre dans notre brochure en espagnol : "1936 : Franco et la République massacrent les ouvriers".
[8] Voir Archives d’auteurs marxistes : "Los Bakuninistas en Acción [7]".
[9] En 1882-1883, l’Etat déchaîna une répression féroce contre des journaliers et des anarchistes, en la justifiant par la lutte contre une société qui organisait des attentats : La Mano Negra. L’existence de cette société n’a jamais été prouvée.
[10] Voir, à partir de la Revue Internationale n°120 [8], notre série sur la révolution de 1905.
[11] L’historien de tendance ouvertement anarchiste Francisco Olaya Morales, dans son livre Histoire du mouvement ouvrier espagnol (1900-1936)" apporte le témoignage suivant : "fin décembre, le Comité de Grève contacta certaines sociétés de tendance anarchiste, mais elles refusèrent de rejoindre le comité en invoquant qu’il avait transgressé les règles de l’action directe" (sic) (page 54).
[12] Nous reviendrons ultérieurement sur cette expérience
[13] Voir le livre de Olaya cité à la note précédente, page 54
[14] Le capital espagnol, en défense de ses propres intérêts impérialistes (se procurer une série de territoires coloniaux en récupérant les restes dont ne voulaient pas les grandes puissances) s'était engagé dans une guerre coûteuse au Maroc qui requérait un envoi continu de troupes sacrifiant de nombreux ouvriers et paysans. Beaucoup de jeunes savaient que leur envoi au Maroc allait signifier leur mort ou leur invalidité pour le reste de leur vie de même que la misère de la vie en caserne.
[15] 1864-1949. Individu trouble et aventurier, fondateur du Parti radical, qui eut un grand poids dans la politique espagnole jusque dans les années 1930.
[16] A la différence de l’expérience française (voir les articles de cette série dans les numéros 118 [5] et 120 [9] de la Revue Internationale) ou de l’expérience des IWW (voir les articles dans les numéros 124 [10] et 125 [11]), en Espagne il n’y a pas d'ouvrages ni même d'articles à travers lesquels s’exprime une tendance syndicaliste révolutionnaire différenciée. Elle est formée par des sociétés de métiers ayant rompu avec le syndicat socialiste –UGT- et aussi par des anarchistes plus ouverts aux différentes tendances existant dans le mouvement ouvrier comme José Prat dont on parlera par la suite.
[17] Théoriciens du syndicalisme révolutionnaire français. Voir l’article dans la Revue Internationale n°120 [9].
[18] L'historien de tendance anarchiste, Francisco Olaya Morales, lorsqu'il se réfère à la période de la fondation de la CNT dans son livre "Histoire du mouvement ouvrier espagnol (1900-1936)", indique clairement (page 277 et suivantes) que les socialistes ont participé à la fondation et à la première étape de la CNT. Il cite José Prat, auteur anarchiste bien qu'indépendant dont nous avons parlé plus haut, qui a affirmé une position ouverte et favorable à une telle participation.
[19] Il y eut seulement une brève mention au problème douloureux des nombreux prisonniers.
[20] C'est le problème que va appréhender au cours de ces années-là Rosa Luxemburg lors de son examen de la gigantesque grève de masse de 1905 : "Et inversement, la guerre économique incessante que les ouvriers livrent au capital tient en éveil l'énergie combative même aux heures d'accalmie politique; elle constitue en quelque sorte un réservoir permanent d'énergie d'où la lutte politique tire toujours des forces fraîches; en même temps le travail infatigable de grignotage revendicatif déclenche tantôt ici, tantôt là des conflits aigus d'où éclatent brusquement des batailles politiques. En un mot la lutte économique présente une continuité, elle est le fil qui relie les différents nœuds politiques; la lutte politique est une fécondation périodique préparant le sol aux luttes économiques. La cause et l'effet se succèdent et alternent sans cesse et ainsi le facteur économique et le facteur politique, bien loin de se distinguer complètement ou même de s'exclure réciproquement, comme le prétend le schéma pédant, constituent dans une période de grève de masse deux aspects complémentaires de la lutte de classe prolétarienne en Russie." (Grève de masse, parti et syndicat)
[21] On peut donner l'exemple suivant du poids du corporatisme. En 1915, le comité de Reus, agglomération industrielle proche de Tarragone – dominé cette fois-ci par les socialistes – a signé un accord avec le patronat dans le dos des ouvrières en grève et dont il résulta la défaite de celles-ci. Les pétitions que firent circuler les ouvrières afin que le Comité fasse campagne pour une grève générale de solidarité furent enterrées. Le comité, dominé par des hommes, n'eut que du mépris pour les revendications des femmes et fit prévaloir les intérêts du secteur – la métallurgie - dont il était l'émanation majoritaire au détriment de l'intérêt fondamental de la classe ouvrière dans son ensemble constitué par la nécessaire solidarité avec les camarades femmes en lutte.
Dans la première partie de cet article, nous avons vu que, contrairement à ce qui est souvent affirmé, ce n'est pas le mécanisme de la baisse tendancielle du taux de profit qui constitue le coeur de l'analyse des contradictions économiques du système capitaliste élaboré par Marx, mais le frein que le rapport salarial met à la croissance de la demande finale de la société : "La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société"[1]. Ceci découle de la soumission du monde à la dictature du salariat permettant à la bourgeoisie de s'approprier un maximum de surtravail. En conséquence nous dit Marx, cette frénésie de production de marchandises engendrée par l'exploitation des travailleurs génère un amoncellement de produits qui croît plus rapidement que la demande solvable globale dans l’ensemble de la société : "En étudiant le procès de production, nous avons vu que toute la tendance, tout l'effort de la production capitaliste consiste à accaparer le plus possible de surtravail ... bref par la production sur une grande échelle, donc la production de masse. L'essence de la production capitaliste implique donc une production qui ne tienne pas compte des limites du marché"[2]. Cette contradiction provoque périodiquement un phénomène inconnu jusqu'alors dans toute l'histoire de l'humanité : les crises de surproduction : "Une épidémie sociale, qui, à toute autre époque, eût semblé absurde : l'épidémie de la surproduction"[3] ; "L’expansibilité immense et intermittente du système de fabrique, jointe à sa dépendance du marché universel, enfante nécessairement une production fiévreuse suivie d’un encombrement des marchés dont la contraction amène la paralysie. La vie de l’industrie se transforme ainsi en série de périodes d’activité moyenne, de prospérité, de surproduction, de crise et de stagnation"[4].
Plus précisément, Marx situe cette contradiction entre la tendance à un développement effréné des forces productives et la limitation de la croissance de la consommation finale de la société suite à l'appauvrissement relatif des travailleurs salariés : "Chacun des capitalistes sait que ses ouvriers ne lui font pas face comme consommateurs dans la production, et s'efforce de restreindre autant que possible leur consommation, c'est-à-dire leur capacité d'échange, leur salaire"[5]. Or, poursuit Marx : " la capacité de consommation de la société n'est déterminée ni par la force productive absolue, ni par la capacité absolue de consommation, mais par la capacité de consommation sur la base de rapports de distribution antagoniques[6], qui réduit la consommation de la grande masse de la société à un minimum susceptible de varier seulement à l'intérieur de limites plus ou moins étroites"[7]. Il s’ensuit donc que "La surproduction a spécialement pour condition la loi générale de production du capital : produire à mesure des forces productives (c'est-à-dire selon la possibilité qu'on a d'exploiter la plus grande masse possible de travail avec une masse donnée de capital) sans tenir compte des limites existantes du marchés ou des besoins solvables..."[8]. Le cœur de l'analyse marxiste des contradictions économiques du capitalisme découle donc du fait que ce dernier doit accroître sans cesse sa production alors que la consommation ne peut pas, dans le cadre de la structure de classe capitaliste, suivre un rythme identique.
Dans la première partie de notre article, nous avons également vu que, dans son mécanisme interne, la loi de la baisse tendancielle du taux de profit pouvait très bien concourir à l'émergence de crises de surproduction : "La limite du mode de production se manifeste dans les faits que voici : 1° Le développement de la productivité du travail engendre, dans la baisse du taux de profit, une loi qui, à un certain moment, se tourne brutalement contre ce développement et doit être constamment surmontée par des crises"[9]. Cependant, elle ne constitue chez Marx ni la cause exclusive ni même la cause principale des contradictions du capitalisme. D'ailleurs, lorsque dans la préface à l’édition anglaise (1886) du Livre I du Capital, Engels résume la conception de Marx, ce n’est pas à la baisse tendancielle du taux de profit qu’il fait référence mais à cette contradiction soulignée en permanence par Marx entre "un développement absolu des forces productives" et "la limitation de la croissance de la consommation finale de la société" : "Alors que les forces productives s’accroissent en progression géométrique, l’extension des marchés se poursuit tout au plus en progression arithmétique. Le cycle décennal de stagnation, prospérité, surproduction et crise, que l’on a vu se reproduire de 1825 à 1867, paraît certes avoir achevé sa course, mais uniquement pour nous plonger dans le bourbier sans issue d’une dépression permanente et endémique "[10].
Ainsi, comme nous venons de le mettre en évidence, et comme il est très clair pour quiconque aborde cette question sérieusement et avec honnêteté, la CWO défend sur la question des causes fondamentales des crises économiques du capitalisme et de la décadence de ce mode de production une analyse différente de celle défendue en leur temps par Marx et Engels. C'est tout à fait son droit, et même sa responsabilité si elle l'estime nécessaire. En effet, quelles que soient la valeur et la profondeur de la contribution, considérable, qu'il a apportée à la théorie du prolétariat, Marx n'était pas infaillible et ses écrits ne sont pas à considérer comme des textes sacrés. Ce serait là une démarche religieuse totalement étrangère au marxisme, comme à toute méthode scientifique d'ailleurs. Les écrits de Marx doivent eux aussi être soumis à la critique de la méthode marxiste. C'est la démarche qu'a adoptée Rosa Luxemburg dans L'accumulation du capital (1913) lorsqu'elle relève les contradictions contenues dans le livre II du Capital. Cela dit, lorsqu'on remet en cause une partie des écrits de Marx, l'honnêteté politique et scientifique commande d'assumer explicitement et en toute clarté une telle démarche. C'est bien ce qu'a fait Rosa Luxemburg dans son livre, ce qui lui a valu une levée de boucliers de la part des "marxistes orthodoxes", scandalisés qu'on puisse critiquer ouvertement un écrit de Marx. Ce n'est pas, malheureusement, ce que fait la CWO lorsque, non seulement elle s'écarte de l'analyse de Marx tout en prétendant y rester fidèle mais qu'elle accuse les analyses du CCI de s'écarter du matérialisme, et donc du marxisme. Pour notre part, si sur cette question nous reprenons les analyses de Marx, c'est parce que nous considérons qu'elles sont justes et qu'elles rendent compte de la réalité de la vie du capitalisme.
Ainsi, après avoir examiné cette question sur un plan théorique dans la première partie de cet article, nous allons montrer ici en quoi la réalité empirique invalide totalement la théorie de ceux qui font de l’évolution du taux de profit l’alpha et l’oméga de l'explication des crises, des guerres et de la décadence. Pour cela, nous continuerons à nous appuyer sur la critique de l'analyse de Paul Mattick, reprise par le BIPR, selon laquelle, à la veille de la Première Guerre mondiale, la crise économique aurait atteint des proportions telles que celle-ci ne pouvait plus se résoudre par les moyens classiques de la dévalorisation du capital fixe (faillites) comme lors des crises au XIXè siècle, mais devait désormais passer par les destructions physiques de la guerre : "Dans les conditions du XIXè siècle, une crise affectant plus ou moins toutes les unités de capital à l'échelle internationale arrivait sans difficultés excessives à résorber la suraccumulation. Mais au tournant du siècle fut atteint un point à partir duquel les crises et la concurrence ne parvinrent plus à détruire du capital dans des proportions suffisantes ... le cycle économique ... se métamorphosa en un cycle de guerres mondiales ... la guerre a pour effet de ranimer et d'amplifier l'activité économique. (...) Et cela ... à cause ... de la destruction de capital" (Paul Mattick, cité dans l’article de Revolutionary Perspectives n°37 de la CWO, la branche anglaise du BIPR)[11].
Telle est l'analyse économique de l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence faite par le BIPR. Sur cette base, ce dernier nous accuse d’idéalisme parce que nous n’avancerions pas une analyse clairement économique comme soubassement à chacun des phénomènes de la société et de la décadence en particulier : "Dans la conception matérialiste de l'histoire le procès social comme un tout est déterminé par le procès économique. Les contradictions de la vie matérielle déterminent la vie idéologique. Le CCI affirme, de la façon la plus superficielle, qu'une période entière de l'histoire du capitalisme est terminée et qu'une nouvelle s'est ouverte. Un tel changement majeur ne peut advenir sans un changement fondamental dans l'infrastructure capitaliste. Le CCI doit dans tous les cas soutenir ses assertions avec une analyse tirant ses racines dans la sphère de production ou admettre qu'elles sont de pures conjectures" (Revolutionary Perspectives n°37). C'est ce que nous allons aborder maintenant.
Pensant faire oeuvre de bonne méthode marxiste, le BIPR a trouvé chez le conseilliste Paul Mattick les 'bases matérielles' à l'ouverture de la période de décadence du capitalisme. Malheureusement pour lui, si la méthode marxiste - le matérialisme historique et dialectique - se résumait à concevoir une explication économique à tous les phénomènes qui traversent le capitalisme alors, comme nous l'enseignait Engels, "l’application de la théorie à n’importe quelle période historique, serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré"[12]. Ce que le BIPR oublie tout simplement ici c’est que le marxisme n’est pas seulement une méthode d’analyse matérialiste mais également historique et dialectique. Or, que nous enseigne l’histoire sur cette question de l’entrée en décadence d’un mode de production sur le plan économique ?
L’histoire nous enseigne qu’aucune période de décadence n'a débuté par une crise économique ! Il n'y a rien de bien surprenant à cela puisque l'apogée d'un mode de production se confond avec sa période de plus grande prospérité. Les premières manifestations de son entrée en décadence ne peuvent donc se manifester que très faiblement sur ce plan, elles se manifestent avant tout dans d’autres domaines et sur d’autres plans. Ainsi, par exemple, avant de s'enfoncer dans des crises sans fin sur le plan matériel, la décadence romaine se manifesta d’abord par l'arrêt de son expansion géographique au cours du IIè siècle après JC ; par les premières défaites militaires aux marges de l'Empire romain au cours du IIIè siècle ainsi que par l’éclatement de révoltes d’esclaves un peu partout dans les colonies pour la première fois de façon simultanée. De même, avant de s'enfoncer après le début du XIVè siècle dans la crise économique, les famines et les affres des épidémies de peste et de la guerre de cent ans, c'est d'abord par l'arrêt des défrichements aux limites ultimes des fiefs dans le dernier tiers du XIIIè siècle que se marquèrent les premiers signes de la décadence du mode de production féodal. Dans ces deux cas, les crises économiques comme produits des blocages infrastructurels ne se développèrent que bien après leur entrée en décadence. Le passage de l'ascendance à la décadence d'un mode de production sur le plan économique peut se comparer à une inversion de marée : à son point le plus haut, la mer paraît au faîte de sa puissance et le retournement semble imperceptible. Même si les contradictions dans les soubassements économiques commencent à miner en profondeur les tréfonds de la société, ce sont d'abord les manifestations dans le domaine superstructurel qui apparaissent en premier.
Il en va de même pour le capitalisme, avant de se manifester sur le plan économique et quantitatif, la décadence apparaîtra d’abord comme un phénomène qualitatif se traduisant d’abord sur les plans sociaux, politiques et idéologiques par l’exacerbation des conflits au sein de la classe dominante aboutissant au premier conflit mondial, par la prise en main de l’économie par l’Etat pour les besoins de la guerre, par la trahison de la Social‑démocratie et le passage des syndicats dans le camp du capital, par l’irruption d’un prolétariat désormais capable de mettre à bas la domination de la bourgeoisie et par la mise en place des premières mesures de contrôle social de la classe ouvrière.
Il est donc tout à fait logique et en pleine cohérence avec le matérialisme historique que l’entrée en décadence du capitalisme ne se manifeste pas, d’abord, par une crise économique. Les événements qui adviennent à ce moment n'expriment pas encore pleinement toutes les caractéristiques de sa phase de décadence mais une exacerbation des dynamiques propres à son ascendance dans un contexte qui est en train de profondément se modifier. Ce n’est qu’ultérieurement, lorsque les blocages infrastructurels auront fait leur oeuvre, que les crises économiques vont pleinement se déployer. La cause de la décadence et de la première guerre mondiale ne sont donc pas à rechercher dans une introuvable baisse du taux de profit ou une crise économique en 1913 (cf. infra) mais dans un faisceau de causes économiques, politiques, inter‑impérialistes et hégémoniques comme nous l’expliquions dans notre Revue Internationale n°67 [16][13]. Cette prospérité du capitalisme au cours de la dite Belle Epoque était d’ailleurs pleinement reconnue par le mouvement révolutionnaire puisque l'Internationale Communiste (1919-28) constatait à son troisième congrès, dans son "Rapport sur la situation mondiale" écrit par Trotsky, que : "Les deux dizaines d’années qui avaient précédé la guerre furent une époque d’ascension capitaliste particulièrement puissante".
Ce constat théorique et empirique tiré de l’évolution des modes de production passés se confirme pleinement concernant le capitalisme. Que ce soit l'examen du taux de croissance, d'autres paramètres économiques ou du taux de profit, rien ne vient attester la théorie de Mattick et du BIPR selon laquelle l'entrée du capitalisme dans sa phase de décadence et l'éclatement de la première guerre mondiale seraient le produit d'une crise économique consécutive à une baisse du taux de profit nécessitant de recourir à une dévalorisation massive de capital par les destructions de guerre.
En effet, le taux de croissance du PNB par habitant en volume (donc inflation déduite) n'a fait que croître durant toute la phase ascendante du capitalisme pour culminer à la veille de 1914. Toutes les données que nous publions ci-dessous montrent que cette dernière période, à la veille de la première guerre mondiale, fut la plus prospère de toute l'histoire du capitalisme jusqu'alors. Ce constat est identique quels que soient les indicateurs pris en compte :
Croissance du Produit Mondial Brut |
|
1800-1830 |
0,1 |
1830-1870 |
0,4 |
1870-1880 |
0,5 |
1880-1890 |
0,8 |
1890-1900 |
1,2 |
1900-1913 |
1,5 |
Source : Bairoch Paul, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, 1994, éditions la découverte, p.21. |
|
Production industrielle mondiale |
Commerce mondial |
1786-1820 |
2,48 |
0,88 |
1820-1840 |
2,92 |
2,81 |
1840-1870 |
3,28 |
5,07 |
1870-1894 |
3,27 |
3,10 |
1894-1913 |
4,65 |
3,74 |
Source : W.W. Rostow, The world economy, history and prospect, 1978, University of Texas Press. |
Il en va de même si l’on examine l'évolution du taux de profit qui est la variable prise en compte par tous ceux qui font de ce dernier la clé de compréhension de toutes les contradictions économiques du capitalisme. Les graphiques pour les Etats-Unis et la France que nous avons reproduits ci-dessous nous montrent également que rien ne vient attester la théorie défendue par Mattick et le BPR. En effet, en France, ni le niveau, ni l'évolution du taux de profit ne peuvent guère expliquer l'éclatement de la Première Guerre mondiale puisque ce taux était croissant depuis 1896 et même très fortement croissant à partir de 1910 ! Quand aux Etats-Unis, ce n'est pas non plus l'évolution de leur taux de profit qui peut expliquer l'entrée de ce pays dans la guerre de 1914-18 puisque, oscillant autour de 15 % depuis 1890, il était reparti dans un cycle à la hausse à partir de 1914 jusqu'à atteindre 16 % au moment de l'engagement de ce pays dans le conflit en mars-avril 1917 ! Ni le niveau, ni l'évolution du taux de profit à la veille de la première guerre mondiale ne sont donc à même d'expliquer l'éclatement du conflit et l'entrée du système capitaliste dans sa phase de décadence.
Néanmoins, il est indubitable que les premiers signes perceptibles marquant le tournant entre la phase ascendante et décadente du capitalisme commencèrent à se manifester et cela non pas au niveau de l'évolution du taux de profit, comme le pensent de façon erronée Mattick et le BIPR, mais au niveau d'une l'insuffisance de la demande finale avec l'apparition des prémisses de la saturation relative des marchés solvables eu égard au besoin de l'accumulation à l'échelle mondiale comme l’avait prévu Marx, Engels et Rosa Luxemburg (cf. première partie). C'est aussi ce que consignait ce même rapport de la Troisième Internationale dans la suite de la citation : "Enserrant le marché mondial par leurs trusts, leurs cartels et leurs consortiums, les maîtres des destinées du monde se rendaient compte que le développement de la production devait se heurter aux limites de la capacité d’achat du marché capitaliste mondial". Ainsi, aux Etats-Unis, après une vigoureuse croissance pendant 20 années (1890-1910) au cours desquelles l’indice de l’activité industrielle est multiplié par 2,5, ce dernier se met à stagner entre 1910 et 1914 et ne redémarre qu'en 1915 grâce aux exportations de matériel de guerre à destination de l’Europe en guerre. Non seulement l'économie américaine perd en dynamisme à la veille de 1914 mais l’Europe également connaît certaines difficultés conjoncturelles face à une demande mondiale contrainte et tente de plus en plus vainement de se tourner vers les débouchés extérieurs : "Mais, sous l’influence de la crise qui se développait en Europe, l’année suivante [1912] connut à nouveau un renversement de conjoncture [aux Etats-Unis] (...) L'Allemagne traversait alors une période d'expansion accélérée. La production industrielle dépassa, en 1913, de 32 % le niveau de 1908 (...) Le marché intérieur étant incapable d’absorber une telle production, l’industrie se tourna vers les débouchés extérieurs, les exportations s'élevaient de 60 % contre 41 % pour les importations (...) le renversement s’amorça au début de 1913 (...) Le chômage se développa en 1914. La dépression fut légère et de courte durée ; une reprise se manifesta temporairement au printemps 1914. La crise, ainsi commencée en Allemagne, se propagea au Royaume-Uni. (...) La répercussion de la crise allemande se fit sentir en France en août 1913 (...) Aux Etats-Unis ce ne fut qu'au début de 1915 que la production se développa sous l'influence de la demande de guerre..." (toutes les données, ainsi que la citation de ce paragraphe, proviennent de l'ouvrage sur "Les crises économiques", PUF n°1295, 1993, p.42 à 48).
Ces difficultés conjoncturelles qui se développèrent à la veille de 1914 constituaient autant de signes précurseurs de ce que sera la difficulté économique permanente du capitalisme en décadence : une insuffisance structurelle de marchés solvables. Cependant, force est de constater que la première guerre mondiale éclate dans un climat général de prospérité et non de crise c’est-à-dire dans le prolongement de la Belle Epoque : "Les dernières années de l'avant-guerre, comme toute la période 1900-1910, furent particulièrement bonnes dans les trois grandes puissances qui participèrent à la guerre (France, Allemagne et Royaume-Uni). Du point de vue de la croissance économique, les années 1909 à 1913 représentaient sans doute les quatre meilleures années de leur histoire. Hormis la France où l'année 1913 fut marquée par un ralentissement de la croissance, cette année fut une des meilleures du siècle, avec un taux annuel de 4,5% en Allemagne, 3,4% en Angleterre et seulement 0,6% en France. Les mauvais résultats français s'expliquent en totalité par la baisse de 3,1% en volume de la production agricole"[14]. La guerre éclate donc avant le début d'une véritable crise économique, un peu comme si cette dernière avait été anticipée ‑ ce que note d'ailleurs aussi ce même rapport de l'IC dans la suite de la citation : "...les maîtres des destinées du monde essayèrent de sortir de cette situation par les moyens de la violence ; la crise sanglante de la guerre mondiale devait remplacer une longue période menaçante de dépression économique..." ‑. C'est pourquoi, tous les révolutionnaires de l'époque, de Lénine à Rosa Luxemburg en passant par Trotsky et Pannekoek, s'ils ont signalé le facteur économique parmi les causes de l'éclatement de la première guerre mondiale, ne l’évoquent pas sous la forme d’une crise économique ou d’une baisse du taux de profit mais comme l'exacerbation de tendances impérialistes antérieures : la poursuite de la curée impérialiste pour s'accaparer des derniers restes de territoires non capitalistes du globe[15] ou le repartage et non plus la conquête de nouveaux marchés[16].
A côté de ces constats "économiques", tous ces illustres révolutionnaires développèrent longuement une série d'autres facteurs d'ordre hégémoniques, politiques, sociaux et inter-impérialistes. Ainsi, par exemple, Lénine insistera sur la dimension hégémonique de l'impérialisme et ses conséquences dans la phase de décadence du capitalisme : "(...) premièrement, le partage du monde étant achevé, un nouveau partage oblige à tendre la main vers n'importe quels territoires ; deuxièmement, ce qui est l'essentiel même de l'impérialisme, c'est la rivalité de plusieurs grandes puissances tendant à l'hégémonie, c'est-à-dire la conquête de territoires , non pas tant pour elles-mêmes que pour affaiblir l'adversaire et saper son hégémonie (la Belgique est surtout nécessaire à l'Allemagne comme point d'appui contre l'Angleterre ; l'Angleterre a surtout besoin de Bagdad comme point d'appui contre l'Allemagne, etc.)" (Oeuvres, tome 22 : 290). Cette caractéristique nouvelle de l'impérialisme soulignée par Lénine est fondamentale à comprendre car elle signifie que "la conquête de territoires" au cours des conflits inter-impérialistes dans la période de décadence aura de moins en moins de rationalité économique mais prendra une dimension stratégique prépondérante : "(la Belgique est surtout nécessaire à l'Allemagne comme point d'appui contre l'Angleterre ; l'Angleterre a surtout besoin de Bagdad comme point d'appui contre l'Allemagne, etc.)"[17].
Si l'on peut effectivement percevoir les premiers indices de difficultés économiques à la veille de 1914, d'une part, ceux-ci restèrent encore forts ténus (analogues en gravité aux crises conjoncturelles antérieures et sans commune mesure avec la longue crise qui va commencer en 1929 ou avec la profondeur des crises actuelles) et, d'autre part, ils se manifestèrent non pas au niveau d'une baisse du taux de profit mais au niveau d'une saturation des marchés qui constituera la caractéristique marquante de la décadence du capitalisme sur le plan économique comme Rosa Luxemburg l’avait magistralement prévu : "Plus les pays qui développent leur propre industrie capitaliste sont nombreux, et plus le besoin d'extension et les capacités d'extension de la production augmentent d'un côté, et moins les capacités de réalisation de la production augmentent en rapport avec les premières. Si l'on compare les bonds par lesquels l'industrie anglaise a progressé dans les années 1860 et 1870, alors que l'Angleterre dominait encore le marché mondial, avec sa croissance dans les deux dernières décennies, depuis que l'Allemagne et les Etats-Unis d'Amérique ont fait considérablement reculer l'Angleterre sur le marché mondial, il en ressort que la croissance a été beaucoup plus lente qu'avant. Le sort de l'industrie anglaise attend aussi l'industrie allemande, l'industrie nord-américaine et finalement l'industrie du monde. A chaque pas de son propre développement, la production capitaliste s'approche irrésistiblement de l'époque où elle ne pourra se développer que de plus en plus lentement et difficilement"[18].
En conclusion de notre petit examen empirique, la première guerre mondiale n'éclate indubitablement ni à la suite d’une chute du taux de profit, ni à la suite d’une crise économique comme le pensent à tort Mattick et le BIPR. Reste maintenant à examiner le complément de la thèse du BIPR, à savoir vérifier empiriquement si les destructions de guerre ont été à la base d’une "prospérité" retrouvée en temps de paix en prenant appui sur un rétablissement du taux de profit suite aux destructions de guerre.
Fort bien ‑ nous répondra sans doute le BIPR ‑ mais si l’éclatement de la première guerre mondiale ne peut s’expliquer ni par une baisse du taux de profit ni par une crise économique forçant le capitalisme à massivement dévaloriser son capital, toujours est-il qu'une dévalorisation a bien eu lieu au cours de la guerre suite aux destructions massives et qu’elle est à la base de la reprise de la croissance économique et du taux de profit au lendemain du conflit : "Ce fut sur la base de cette dévaluation de capital et de dévalorisation de la force de travail que le taux de profit se rétablit et c'est en s'appuyant sur cela que le rétablissement fut basé jusqu'en 1929" (Revolutionary Perspectives n°37)’.
Qu’en fut-il en réalité ? Y a-t-il bien eu "dévaluation du capital" et "dévalorisation de la force de travail" durant la guerre permettant un "rétablissement jusqu’en 1929", rétablissement qui aurait été permis par la remontée du taux de profit suite aux destructions de guerre ? La réfutation de cette idée de rationalité économique à la première guerre mondiale est empiriquement très simple à effectuer puisque les "35 % de biens accumulés par l’humanité et détruits au cours de la première guerre mondiale" (Revolutionary Perspectives n°37), loin de "poser les bases pour des périodes d'accumulation renouvelée du capital" (Revolutionary Perspectives n°37), ont au contraire engendré une stagnation du commerce mondial durant toute l’entre-deux guerres ainsi que les pires performances économiques de toute l'histoire du capitalisme[19].
Si l’on examine un peu plus en détail la croissance du PIB par habitant durant cette période trouble de l’entre-deux guerre en prenant le début de la période de décadence du capitalisme comme point de référence (1913), la fin de la première guerre mondiale (1919), l’année de l’éclatement de la grande crise des années 1930 (1929) ainsi que la situation à la veille de la seconde guerre mondiale (1939), nous pouvons constater les évolutions suivantes :
La très faible croissance sur l’ensemble de la période (de l’ordre de +/- 1% l’an seulement en moyenne) montre que les destructions de guerre n’ont pas constitué ce stimulant à l’activité économique tel que nous l’affirment Mattick et le BIPR. Ce tableau montre aussi que les situations furent très contrastées et que ce ne sont pas systématiquement les pays les plus impliqués dans la guerre qui s’en sortent le mieux durant la très courte période de reconstruction et de reprise entre 1919 et 1929. La guerre ne fut certainement pas une bonne affaire, ni pour l’Angleterre, puisqu’elle ne dépasse son niveau de 1913 que de 4 points seulement, ni pour l’Allemagne avec 13 points à peine ! Pour ce dernier pays, la forte croissance durant les années 1929-39 relève essentiellement des dépenses de réarmement généralisées au cours des années 1930 puisque l'indice de sa production industrielle qui était de 100 en 1913, n'en est encore qu’au niveau 102 en 1929 alors que la part des dépenses militaires dans le PNB, qui n'étaient toujours que de 0,9% pendant la période 1929-32, commencent à s'élever brutalement en 1933 à 3,3 %, et continuent leur progression sans discontinuer jusqu'à atteindre 28 % en 1938[20] !
En conclusion, rien, ni théoriquement, ni historiquement et encore moins empiriquement ne vient conforter cette idée de Mattick reprise par le BIPR selon laquelle la guerre aurait des vertus régénératrices pour l'économie : "la guerre a pour effet de ranimer et d’amplifier l’activité économique" (Revolutionary Perspectives n°37). S'il y a bien une vérité dans ce que dit le BIPR, c'est cette vérité proclamée par tous les révolutionnaires depuis 1914 selon laquelle la guerre fut une catastrophe incomparable dans toute l’histoire de l’humanité. Une catastrophe non seulement sur le plan économique (un peu plus d’un tiers de la richesse du monde fut dilapidée), mais également sur les plans sociaux (exploitation féroce d’une force de travail réduite à la plus extrême des misères), politiques (avec la trahison des grandes organisations dont le prolétariat s’était péniblement doté pendant un demi siècle de combats : les partis socialistes et les syndicats) et humaine (10 millions de soldats morts ‑ auxquels il faudrait encore ajouter les civils décédés ‑, 20 millions de soldats blessés et 20 millions de morts suite à l’épidémie de grippe espagnole consécutive aux désastres de la guerre). Dès lors, si rien sur le plan économique ne vient apporter une quelconque rationalité économique à la guerre, le BIPR devrait réfléchir à deux fois avant de se moquer de notre position selon laquelle les guerres en phase de décadence du capitalisme sont devenues irrationnelles : "Au lieu de voir la guerre comme ayant une fonction économique pour la survie du système capitaliste, il a été défendu par certains groupes de la Gauche Communiste, notamment le Courant Communiste International (CCI), que les guerres n'avaient pas de fonction pour le capitalisme. Au lieu de cela, les guerres furent caractérisées comme 'irrationnelles', sans aucune fonction ni à court ni à moyen terme dans l'accumulation du capital" (Revolutionary Perspectives n°37).
Au lieu de se précipiter pour nous caractériser d'idéalistes, le BIPR ferait mieux de retirer ses lunettes matérialistes vulgaires et en revenir à une analyse un peu plus historique et dialectique, car l’examen minutieux de ce que le BIPR appelle "le procès économique", "la vie matérielle", "l’infrastructure capitaliste", "la sphère de production", nous enseigne qu’il n’y eu ni crise, ni baisse du taux de profit avant la Première Guerre mondiale, ni reprise miraculeuse en temps de paix sur la base des destructions de guerre. Nous invitons donc le BIPR à sérieusement vérifier ce qu’il professe comme vérité avant d’accuser les autres d’idéalisme alors que cette organisation ne parvient même pas à produire une "analyse matérialiste" permettant de restituer la réalité de façon un temps soit peu cohérente.
Si la théorie de Mattick et du BIPR ne se vérifie pas du tout concernant la première guerre mondiale, ne serait-elle pas valable pour d’autres périodes ? L’invalidation de cette théorie est-elle généralisable ? C’est ce que nous nous proposons d’examiner ici. Pour aborder cette question, nous nous appuierons sur deux seules courbes reconstituant l'évolution du taux de profit à très long terme et qui concernent respectivement les Etats-Unis et la France. Nous aurions bien évidemment aimé présenter celle relative à l'Allemagne, mais, malgré nos recherches, nous n’avons pu disposer que de son évolution pour la période d’après 1945 ainsi que pour quelques dates antérieures. Malheureusement, le manque d’homogénéité dans le mode de calcul à ces différentes dates rend toute analyse de son évolution délicate. D’après les données dont nous disposons cependant, à quelques variations près, nous pouvons considérer la courbe de la France comme caractéristique de l'évolution sur le vieux continent[21].
Ainsi, il est légitime de considérer que l'évolution du taux de profit au 20e siècle, observée à la fois en France et aux Etats-Unis est suffisamment représentative de la tendance du monde industrialisé pour valider le constat que nous faisons de la totale inadéquation de la théorie économique de Mattick et du BIPR à la réalité. Ainsi, non seulement les Etats-Unis étaient devenus la première économie dans le monde dès 1880 mais ces deux pays représentaient à eux seuls, 50% de la richesse mondiale produite vers 1926-29 (W.W. Rostow, op. cité, tome II-2 : 52) ! S'il s'avérait que, malgré l'indisponibilité de statistiques officielles permettant de le vérifier, des tendances économiques spécifiques à certains pays et à certaines périodes prennent le contre-pied de la tendance largement dominante sur laquelle nous nous sommes basés, il ne pourrait s'agir là, tout au plus, que de cas particuliers et limités ne pouvant qu'en apparence vérifier la théorie du BIPR qui est en réalité globalement invalidée par ailleurs.
Comme nous l’avons déjà montré ci-dessus, le graphique de l’évolution du taux de profit en France signale très clairement que l'on ne peut expliquer l'éclatement de la première guerre mondiale puisque ce taux était croissant depuis 1896 et même très fortement croissant à partir de 1910 ! De plus, nous constatons qu'il en va tout autant pour la seconde guerre mondiale puisque, à la veille de son éclatement, le niveau du taux de profit de l'économie française était très élevé (le double de la période de grande prospérité économique allant de 1896 à la première guerre mondiale !) et, qu’après une baisse pendant les années 1920, il est resté stable tout au long des années 1930.
De surcroît, si la guerre devait s'expliquer par le niveau et/ou la tendance à la baisse du taux de profit, alors on ne comprend pas pourquoi la troisième guerre mondiale n'aurait pas éclaté durant la seconde moitié des années 1970 puisque sa tendance était clairement à la baisse à partir de 1965 et que son niveau passe nettement en-dessous de celui de 1914 et de 1940, tant pour les Etats-Unis que pour la France, seuils qui étaient pourtant censés avoir déclenché la première et la seconde guerre mondiale selon le BIPR !
Quant aux Etats-Unis, ce n'est pas non plus l'évolution de leur taux de profit qui peut expliquer l'entrée de ce pays dans la première guerre mondiale puisque sa tendance repart à la hausse quelques années avant son entrée dans le conflit. Il en va de même pour la seconde guerre mondiale puisque le taux de profit américain remonte très vigoureusement pendant la dizaine d'années qui précède l'engagement de ce pays dans le conflit, qu'il retrouve en 1940 son niveau d'avant la crise et qu’il atteint un niveau encore plus élevé au moment de son entrée en guerre (début 1942).
En conclusion, contrairement à la théorie de Mattick et du BIPR, que ce soit sur l'ancien ou sur le nouveau continent, ni le niveau, ni l’évolution du taux de profit ne peuvent expliquer l'éclatement des deux guerres mondiales ! Non seulement nous constatons que les taux de profit n'étaient pas orientés à la baisse à la veille des conflits mondiaux mais ils étaient la plupart du temps à la hausse depuis plusieurs années ! Pour le moins, ceci devrait remettre en question la théorie de la rationalité économique de la guerre professée par le BIPR car quelle rationalité y aurait-il pour le capitalisme d'entrer en guerre et de procéder à une destruction massive de son capital fixe alors que son taux de profit vole vers des sommets !? Comprenne qui pourra !
La dynamique de remontée du taux de profit aux Etats-Unis est bien antérieure à la seconde guerre mondiale à tel point qu'en 1940, c'est-à-dire avant l'éclatement de la guerre et avant l'engagement américain dans le conflit, les Etats-Unis retrouvent leur niveau moyen d'avant la grande crise de 1929, niveau moyen qui sera aussi celui des "trente glorieuses". Au moment de l'entrée en guerre ce niveau est encore plus élevé. Dès lors, ni le rétablissement du taux de profit, ni la prospérité économique d'après-guerre ne peuvent s'expliquer par les destructions de guerre. Il en va de même pour la grande guerre puisque la dynamique de reprise du taux de profit aux Etats-Unis est antérieure à l'engagement américain dans la première guerre mondiale et il n'y a pas d'amélioration sensible de ce taux après la guerre. A nouveau, ni le niveau, ni la tendance du taux de profit après la Première Guerre mondiale ne peuvent s'expliquer par l'engagement américain dans la guerre.
Quant à la France, son taux de profit ne s'améliore pas sensiblement après la grande guerre puisque, après une micro hausse de 1% entre 1920-23, ce taux chute de 2% au cours des années 20 pour se stabiliser ensuite pendant les années 30. Seul le niveau nettement supérieur – pendant 4 ans seulement - du taux de profit après la seconde guerre mondiale par rapport à la situation d'avant-guerre pourrait donner du crédit dans ce cas ‑ mais seulement dans ce cas – à l'hypothèse du BIPR. Nous verrons cependant dans les suites de cet article que la prospérité d'après guerre ne doit rien aux destructions et autres conséquences économiques de la guerre.
En conclusion, force est de constater que le retour à la rentabilité des capitaux est bien antérieure aux conflits militaires et aux destructions de guerre ! La guerre et ses destructions n’ont donc pas grand chose à voire dans la remontée du taux de profit ! Les supposées destructions de guerre régénérant un taux de profit qui, à son tour, permettrait une prospérité au lendemain des guerres sont tout aussi fantomatiques que le reste de la théorie du BIPR !
Est-ce que le niveau et/ou l'évolution du taux de profit peuvent rendre compte du krach de 1929 et de la crise des années 1930 ? Contrairement à ce que professe le BIPR, ce ne peut être le niveau atteint par le taux de profit aux Etats-Unis qui pourrait expliquer en quoi que ce soit l'éclatement de cette crise puisqu'il atteint, en 1929, une valeur nettement supérieure aux deux décennies précédentes de croissance économique. Quant à l'orientation du taux de profit, il est, certes, à la baisse juste avant la crise de 1929 ‑ tant aux Etats-Unis qu'en France ‑ mais cette baisse est très limitée en intensité et dans le temps. Ainsi, en France, la chute du taux de profit entre 1973-80 est bien plus drastique que lors de la crise de 1929 sans pour cela engendrer de conséquences de même ampleur (une brutale déflation générant un recul très prononcé de la production). Quoique se déroulant sur une plus longue période, un même constat peut être tiré pour les Etats-Unis car la chute du taux de profit entre la fin des années 1960 et le début des années 1980 est à peine plus faible que pendant la crise de 1929 sans engendrer non plus les mêmes conséquences spectaculaires. Dans les deux cas, la différence d'avec la crise actuelle tient aux mesures de capitalisme d'Etat destinées à soutenir artificiellement la demande solvable, démontrant par là que cette dernière est également une variable déterminante au niveau de l'explication des crises.
Force est cependant de constater que le taux de profit chute effectivement de façon drastique entre 1929 et 1932 aux Etats-Unis (très faiblement en France cependant). Cette dernière remarque vaut également pour la crise qui émerge de nouveau à la fin des années 1960 : l'orientation du taux de profit est nettement à la baisse entre 1960-80 aux Etats-Unis et entre 1965-80 en France. Ceci signale bel et bien l'existence d'une crise de la profitabilité du capital. Ce que l’on peut affirmer ici dans le cadre de notre discussion, c'est que le taux de profit, s'il a pu constituer un facteur aggravant dans le mécanisme de ces deux crises économiques (celles de 1929 et de la fin des années 1960) n'est cependant pas le seul facteur à entrer en ligne de compte. La saturation des marchés et les mesures de capitalisme d'Etat y ont joué un rôle déterminant. Par ailleurs, il n’épuise absolument pas la question de la crise et de son évolution car l’on constate que le taux de profit remonte vigoureusement dès 1932 aux Etats-Unis alors que l’état de crise perdure et qu’il remonte aussi vigoureusement dès le début des années 1980 dans les pays de l’OCDE alors que l’état de crise continue à s’aggraver ! Dès lors, si le taux de profit a pu constituer un facteur aggravant de ces deux crises, il est bien incapable d’en expliquer le déroulement et la permanence dans le temps bien au-delà de son rétablissement !
Le déroulement de la crise actuelle montre à l’évidence en quoi la théorie de la crise exclusivement basée sur l’évolution du taux de profit est totalement insatisfaisante. Le BIPR affirme que le cycle d'accumulation se bloque ou stagne lorsque le taux de profit atteint un seuil trop faible et que ce dernier ne peut véritablement redémarrer que suite aux destructions de guerres permettant de dévaloriser et renouveler le capital fixe : "La loi de la baisse tendancielle du taux de profit signifie qu'à un certain seuil le cycle d'accumulation s'arrête ou stagne. Lorsque ceci advient, seule une dévaluation massive de capitaux existants peut faire redémarrer l'accumulation. Au XXè siècle, les deux guerres mondiales en furent le résultat. Aujourd'hui nous avons eu plus d'une trentaine d'années de stagnation et le système n'a pu que boitiller au travers d'une accumulation massive de dettes tant privées que publiques"[22]. Mais alors :
Le BIPR a tenté de répondre à la troisième question ci-dessus : comment expliquer la spectaculaire remontée actuelle du taux de profit sans une dévaluation massive suite aux destructions de guerre ? A cette fin, il avance deux arguments. Le premier consiste à reprendre les arguments que nous lui rétorquions dans notre article polémique du n°121 de cette Revue, à savoir que le taux de profit n'augmente pas seulement à la suite d'une dévalorisation massive de capital fixe mais qu'il peut aussi s'accroître suite à une augmentation du taux de plus-value (ou taux d'exploitation)[24]. Or, ceci est très nettement le cas depuis l'austérité drastique qui s'est abattue sur la classe ouvrière (blocage et baisse des salaires, accroissement des rythmes et du temps de travail, etc.) et permet d'expliquer cette remontée du taux de profit. Le second argument du BIPR consiste à substituer les destructions et dévaluations d'une guerre qui n'a pas eu lieu par les balivernes de la propagande bourgeoise concernant une soi-disant nouvelle révolution technologique. Cette dernière aurait eu le même effet ; celui de diminuer le prix du capital fixe suite aux gains de productivité induits par cette nouvelle révolution technologique. Ceci est doublement faux puisque les gains de productivité stagnent à un très faible niveau dans l'ensemble des pays développés, démontrant par-là que cette soi-disant "nouvelle révolution technologique" dont le BIPR nous rebat constamment les oreilles n'est autre que de la pure propagande issue des médias bourgeois[25].
A l'aide de ces deux arguments (hausse du taux de plus-value suite à l'austérité et diminution de la valeur du capital fixe suite à la nouvelle révolution technologique), le BIPR pense triomphalement être parvenu à expliquer la remontée du taux de profit ! Fort bien, mais le problème reste entier pour lui et il se tire même une balle dans le pied en aggravant ses propres contradictions car :
Toutes ces contradictions et questions insolubles invalident purement et simplement la thèse de Mattick et du BIPR qui professent que seul le niveau et/ou la variation du taux de profit sont à même d’expliquer la crise et son évolution ! Pour notre part, tous ces mystères ne sont évidemment compréhensibles que si l’on intègre la thèse centrale énoncée par Marx, à savoir la "restriction de la capacité de consommation de la société", c'est-à-dire la saturation des marchés solvables (cf. première partie de cet article). Pour nous, la réponse est extrêmement claire, le taux de profit n'a pu remonter que suite à la hausse du taux de plus-value consécutive aux attaques incessantes contre la classe ouvrière et non suite à un allégement de la composition organique sur la base d'une fantomatique "nouvelle révolution technologique". C'est cette insuffisance de marchés solvables qui explique qu'aujourd'hui, malgré un taux de profit rétabli, l'accumulation, la productivité et la croissance ne redémarrent pas : "La raison ultime de toutes les crises réelles, c'est toujours la pauvreté et la consommation restreinte des masses, face à la tendance de l'économie capitaliste à développer les forces productives comme si elles n'avaient pour limite que le pouvoir de consommation absolu de la société". Cette réponse est extrêmement simple et claire mais incompréhensible pour le BIPR.
Cette incapacité à comprendre et intégrer la globalité des analyses de Marx et à en rester au dogme de la monocausalité des crises par la baisse du taux de profit est un des obstacles majeurs à leur bonne compréhension. C'est ce que nous allons examiner au point suivant en allant à la racine des divergences entre l'analyse de Marx des crises et la pâle copie émasculée qu'en restitue le BIPR.
C. Mcl
[1] Marx, Le Capital, Livre III, La Pléiade, Economie II : 1206. Cette analyse élaborée par Marx n’a évidemment strictement rien à voir avec la théorie sous-consommationiste des crises qu'il dénonce par ailleurs : "...on prétend que la classe ouvrière reçoit une trop faible part de son propre produit et que l'on pourrait remédier à ce mal en lui accordant une plus grande part de ce produit, donc des salaires plus élevés. Mais il suffit de rappeler que les crises sont chaque fois préparées précisément par une période de hausse générale des salaires, où la classe ouvrière obtient effectivement une plus grande part de la fraction du produit annuel qui est destiné à la consommation. Du point de vue de ces chevaliers du 'simple' (!) bon sens..." (Le Capital, La Pléiade, Economie II : 781). Il faut effectivement être bien naïf comme dit Marx pour croire que la crise économique pourrait se résoudre par une augmentation de la part salariale puisque cette dernière ne peut se faire qu'au détriment de la part des profits et donc de l’investissement productif.
[2] Marx, Le Capital, Edition Sociales, Théories sur la Plus-Value, Livre IV, tome II : 621.
[3] Marx, Le Manifeste, La Pléiade, Economie I : 167.
[4] Marx, Le Capital, La Pléiade, Economie I : 1298-1300.
[5] Marx, Gründrisse, chapitre du Capital : 227, édition 10/18.
[6] Marx parle ici du salariat qui est au centre de ce "rapport de distribution antagonique" et dont la lutte de classe règle la répartition entre la tendance des capitalistes à s’accaparer un maximum de surtravail et la résistance à cette appropriation de la part des travailleurs. C'est cet enjeu qui explique la pente naturelle du capitalisme à restreindre au maximum la part des salaires au bénéfice de la part des profits, ou, autrement dit, d’augmenter le taux de plus-value : plus-value / salaires, également appelé le taux d'exploitation : "La tendance générale de la production capitaliste n’est pas d’élever, mais d’abaisser le niveau moyen des salaires"(Marx, Salaire, prix et profit, La Pléiade, Economie I : 533).
[7] Marx, Le Capital, Editions Sociales, 1974, Livre III°, tome 1 : 257-258
[8] Marx, Le Capital, Edition Sociales, Théories sur la Plus-value, Livre IV, tome II : 636-637.
[9] Marx exprime cette idée dans de nombreux autres passages dans toute son oeuvre dont voici encore un exemple : "Surproduction de capital ne signifie jamais que surproduction de moyens de production ... une baisse du degré d'exploitation au-dessous d'un certain point provoque, en effet, des perturbations et des arrêts dans le processus de production capitaliste, des crises, voire la destruction de capital" (La Pléiade, Economie II : 1038)
[10] Cité dans les œuvres de Marx, La Pléiade – Economie II : 1802.
[11] "Dans les conditions du XIXè siècle, une crise affectant plus ou moins toutes les unités de capital à l'échelle internationale arrivait sans difficultés excessives à résorber la suraccumulation. Mais au tournant du siècle fut atteint un point à partir duquel les crises et la concurrence ne parvinrent plus à détruire du capital dans des proportions suffisantes pour transformer la structure du capital total dans le sens d'une rentabilité accrue. Le cycle économique, en tant qu'instrument d'accumulation, avait dès lors visiblement fait son temps ; plus exactement, il se métamorphosa en un ‘cycle’ de guerres mondiales. Bien qu'on puisse donner de cette situation une explication politique, elle fut tout autant une conséquence du processus de l'accumulation capitaliste. (...) La reprise de l'accumulation du capital, consécutive à une crise 'strictement' économique, s'accompagne d'une augmentation généralisée de la production. De même, la guerre a pour effet de ranimer et d'amplifier l'activité économique. Dans un cas comme dans l'autre, le capital refait surface à un moment donné, plus concentré et plus centralisé que jamais. Et cela, en dépit et à cause, tout à la fois, de la destruction de capital" (Paul Mattick, Marx et Keynes : 167-168, Edition Gallimard, 1972).
[12] "D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi-même n’avons jamais affirmé davantage. Si ensuite, quelqu’un (le BIPR, ndlr) torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure - les formes politiques de la lutte des classes et ses résultats -, les Constitutions établies une fois la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc., les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses, et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques, exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasard. (...) Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique, serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré. (...) C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes (le BIPR, ndlr) donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. (...) Mais, malheureusement, il n’arrive que trop fréquemment que l’on (le BIPR, ndlr) croit avoir parfaitement compris une nouvelle théorie et pouvoir la manier sans difficulté, dès qu’on s’en est approprié les principes essentiels, et cela n’est pas toujours exact" (Engels, lettre du 21 septembre 1890 à J. Block).
c) la démobilisation du prolétariat européen sur son terrain de classe face à la menace de guerre mondiale (contrairement à la situation de 1912, lorsque se tient le Congrès de Bâle) et son embrigadement derrière les drapeaux bourgeois permis, en premier lieu, par la trahison avérée (et vérifiée par les principaux gouvernements) de la majorité des chefs de la Social‑démocratie. Ce sont donc principalement des facteurs politiques qui déterminent, une fois que le capitalisme est entré en décadence, qu'il a fait la preuve qu'il arrivait à une impasse historique, le MOMENT du déclenchement de la guerre" (pages 25-26).
[14] Bairoch Paul, Mythes et paradoxes de l'histoire économique, 1994, Editions La Découverte, p.193.
[15] "L’impérialisme actuel n’est pas comme dans le schéma de Bauer, le prélude à l’expansion capitaliste mais la dernière étape de son processus historique d’expansion : la période de la concurrence mondiale accentuée et généralisée des Etats capitalistes autour des derniers restes de territoires non capitalistes du globe. Dans cette phase finale, la catastrophe économique et politique constitue l’élément vital, le mode normal d’existence du capital..." (Rosa Luxemburg, L’Accumulation du capital - Anti-critiques, Maspéro, p.229) ; "...ce jeune impérialisme (L’Allemagne), plein de force ... fit son apparition sur la scène mondiale avec des appétits monstrueux, alors que le monde était déjà pour ainsi dire partagé, devait devenir très rapidement le facteur imprévisible de l’agitation générale" (Rosa Luxemburg, Junius brochure).
[16] "Grâce à ses colonies, l’Angleterre a augmenté ‘son’ réseau ferré de 100 000 kilomètres, soit quatre fois plus que l’Allemagne. Or, il est de notoriété publique que le développement des forces productives, et notamment de la production de la houille et du fer, a été pendant cette période incomparablement plus rapide en Allemagne qu’en Angleterre et, à plus forte raison, qu’en France et en Russie. En 1892, l’Allemagne produisait 4,9 millions de tonnes de fonte contre 6,8 en Angleterre ; en 1912, elle en produisait déjà 17,9 contre 9 millions, c’est-à-dire qu’elle avait une formidable supériorité sur l’Angleterre ! Faut-il se demander s’il y avait, sur le terrain du capitalisme, un moyen autre que la guerre de remédier à la disproportion entre, d’une part, le développement des forces productives et l’accumulation des capitaux et, d’autre part, le partage des colonies et des ‘zones d’influences’ pour le capital financier ? (...) 5) fin du partage territorial du globe entre les plus grandes puissances capitalistes. L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où ... s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes" (Lénine, L’impérialisme stade suprême du capitalisme, Oeuvres complètes, tome 22, p.297 et 287).
[17] Ceci renvoie bien entendu à la polémique que nous avions menée avec le BIPR à propos des multiples guerres aux Moyen-Orient. Ce dernier soutenait la thèse de la rationalité économique de ces conflits du côté américain par la volonté de préserver leur rente pétrolière alors que nous lui opposions la thèse de Lénine en montrant que "la conquête du territoire irakien n'a pas tant été menée pour elle-même mais pour affaiblir l'Europe et saper son hégémonie". Le fait actuellement patent que ce conflit est un gouffre sans fond pour les Etats-Unis, qu'ils ne verront jamais la couleur du moindre revenu pétrolier puisqu'ils sont totalement incapable de contrôler le territoire et qu'ils aimeraient pouvoir se désengager, montrent toute la justesse du cadre d'analyse de Lénine !
[18] Introduction à l'économie politique, édition 10/18, p.298-299.
[19] Pour le commerce mondial : 0,12 % entre 1913-1938 soit 25 fois moins qu'entre 1870-1893 (3,10 %) et 30 fois moins qu'entre 1893-1913 (3,74 %) (W.W. Rostow, 1978, The World Economy History and Prospect, University of Texas Press).
La croissance mondiale du PNB par habitant sera seulement de 0,91 % pendant la période 1913-50 contre 1,30 % entre 1870 et 1913 ‑ soit 43 % de plus ‑, 2,93 % entre 1950 et 1973 ‑ soit trois fois plus ‑ et 1,33 % entre 1973 et 1998 ‑ soit 43 % de plus encore pendant cette longue période de crise ‑ (Maddison Angus, L'économie mondiale, 2001, OCDE).
[20] C'est en partie aussi le cas pour le Japon où ce pourcentage n'était que de 1,6 % en 1933 pour s'élever à 9,8 % en 1938. Ce ne fut par contre pas le cas pour les Etats-Unis où le pourcentage n'était encore qu'à 1,3 % en 1938 (toutes ces données sont tirées de Paul Bairoch, Victoires et déboires III, Folio, p.88-89).
[21] Il serait très mal venu de la part du BIPR de nous rétorquer que sa théorie ne s’applique qu’à l'Allemagne, à savoir le pays ayant déclaré la guerre, car, d’une part, ce serait à lui de nous en apporter la preuve empirique et, d’autre part, cela entrerait en contradiction totale avec toute son argumentation qui traite des racines mondiales de l’éclatement de la guerre de 1914-18 et de l'entrée en décadence du capitalisme (il parle d'ailleurs indifféremment de l’Europe ou des Etats-Unis dans son article). Jamais son argumentation ‑ et c’est bien logique ‑ ne se situe au seul niveau national. De plus, à supposer même que le taux de profit en Allemagne évoluait à la baisse à la veille de la première guerre mondiale et à la hausse ensuite, le problème resterait entier car comment démontrer l’entrée du capitalisme dans sa phase de décadence au niveau mondial alors que la baisse du taux de profit ne se vérifierait que dans un seul pays ?
[23] cf. le graphique publié ci-dessus pour la France ainsi que celui paru dans notre Revue n°121 concernant l'ensemble des pays du G8. Tout deux nous montrent une évolution similaire, à savoir un découplage très net entre un taux de profit à la hausse et une baisse de toutes les autres variables économiques.
[24] "La crise en elle-même, cependant, a comme résultat de rétablir les bonnes proportions entre les éléments du capital et de permettre à l'accumulation de redémarrer. Elle réalise cela essentiellement par deux moyens, la dévaluation du capital fixe et l'accroissement du taux de plus value". (Revolutionary Perspectives n°37)
[25] Nous pouvons constater ce maintien de la productivité à un faible niveau sur le graphique pour la France que nous avons publié ci-dessus ainsi que sur le graphique pour les pays du G8 (les huit pays les plus importants économiquement dans le monde) publié dans le n°121 de cette Revue. En réalité, seuls les Etats-Unis ont connu une faible remontée de leurs gains de productivité mais l'explication de cette remontée conjoncturelle dépasserait le cadre de cet article.
[26] Cette reconnaissance n'est en réalité que très partielle, en tendance, faite du bout des lèvres ... alors qu'il est manifeste que le taux de profit est en augmentation vigoureuse et continue depuis le début des années 1980 et qu'il atteint désormais une hausse analogue à celle des années 1960.
[27] "Selon la théorie marxienne, une augmentation adéquate de la masse de la plus-value suffit à transformer la stagnation en expansion" (Paul Mattick, Marx et Keynes, Gallimard, 1972 : 116), ou encore : "Mais, dans le monde en général comme dans chaque pays pris séparément, la cause de la surproduction n'est autre que le degré insuffisant de l'exploitation. Voilà pourquoi une exploitation accrue permet de la résorber - à condition, il va de soi, que cet accroissement soit assez fort pour relancer l'expansion du capital et, par là, celle de la demande du marché" (idem, p.104) ... malheureusement pour Mattick, la configuration du capitalisme depuis 1980 (mais aussi entre 1932 et la seconde guerre mondiale) vient apporter un démenti cinglant à ses théories puisque, malgré un très fort accroissement de l'exploitation, il n'y a pas eu de relance de l'expansion du capital et de la demande du marché.
Dans le numéro précédent [23] de notre Revue nous avons commencé la publication de larges extraits d'un texte d'orientation soumis à la discussion interne dans notre organisation et traitant de Marxisme et éthique. Dans les extraits publiés on peut lire :
"Nous avons toujours insisté sur le fait que les statuts du CCI ne sont pas une liste de règles définissant ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, mais une orientation pour notre attitude et notre conduite, incluant un ensemble cohérent de valeurs morales (notamment en ce qui concerne les rapports des militants entre eux et envers l’organisation). C’est pourquoi nous exigeons de tous ceux qui veulent devenir membres de notre organisation un accord profond avec ces valeurs. Nos statuts sont une partie intégrante de notre plate-forme, et ne servent pas seulement à établir qui peut devenir membre du CCI et dans quelles conditions. Ils conditionnent le cadre et l’esprit de la vie militante de l’organisation et de chacun de ses membres.
La signification que le CCI a toujours attachée à ces principes de comportement est illustrée par le fait qu’il s’est toujours engagé à les défendre, même au risque de subir des crises organisationnelles. De ce fait, le CCI s’est situé de façon consciente et inébranlable dans la tradition de lutte de Marx et Engels au sein de la Première Internationale, des Bolcheviks et de la Fraction italienne de la Gauche communiste. C’est pour cela qu’il a été capable de surmonter toute une série de crises et de maintenir les principes fondamentaux d'un comportement de classe.
Cependant, c’est de façon plus implicite qu’explicite que le CCI a défendu le concept d’une morale et d’une éthique prolétariennes ; il l’a mis en pratique de façon empirique plutôt que généralisé d’un point de vue théorique. Face aux grandes réticences de la nouvelle génération de révolutionnaires qui a surgi à la fin des années 1960 envers tout concept de morale, considéré comme étant nécessairement réactionnaire, l’attitude développée par l’organisation a consisté à accorder plus d’importance à ce que soient acceptés les attitudes et les comportements de la classe ouvrière plutôt que de mener ce débat très général à un moment où ce dernier n’était pas encore mûr.
Les questions de morale prolétarienne ne sont pas le seul domaine envers lequel le CCI a procédé de cette manière. Dans les premières années d’existence du CCI, il existait des réserves similaires concernant la nécessité de la centralisation, le caractère indispensable de l’intervention des révolutionnaires et le rôle dirigeant de l’organisation dans le développement de la conscience de classe, la nécessité de combattre le démocratisme ou la reconnaissance de l’actualité du combat contre l’opportunisme et le centrisme."
Cette première partie des extraits publiés traitait des thèmes suivants :
Dans ce numéro, nous allons poursuivre cette publication d'extraits en revenant sur les combats menés par le marxisme contre différentes formes et manifestations de la morale bourgeoise et sur le combat nécessaire que le prolétariat devra mener contre les effets de la décomposition de la société capitaliste, notamment dans la perspective de la reconquête de cet élément essentiel de son combat et de sa perspective historique, la solidarité.
A la fin du 19e siècle, le courant autour de Bernstein au sein de la Deuxième Internationale mettait en avant que dans la mesure où le marxisme se revendiquait d’une démarche scientifique, il excluait le rôle de l’éthique dans la lutte de classe. Considérant qu’une démarche scientifique et une démarche éthique s’excluaient mutuellement, ce courant prêchait le renoncement à la démarche scientifique au profit de l’approche éthique. Il proposait de ‘compléter’ le marxisme avec l’éthique de Kant. Derrière cette volonté de condamner moralement l’avidité des individus capitalistes, se faisait jour la détermination du réformisme bourgeois d’enterrer ce qui est fondamentalement irréconciliable entre le capitalisme et le communisme.
Loin d’exclure l’éthique, la démarche scientifique du marxisme introduit pour la première fois une dimension réellement scientifique à la connaissance sociale et par là même à la morale. Il assemble le puzzle de l’histoire par la compréhension que le rapport social essentiel est celui qui existe entre la force de travail (le travail vivant) et les moyens de production (le travail mort). Le capitalisme avait préparé la voie à cette découverte, exactement comme il a préparé la voie au communisme en dépersonnalisant le mécanisme de l’exploitation.
En réalité, l’appel à revenir à l’éthique de Kant représentait une régression théorique bien en deçà du matérialisme bourgeois qui avait déjà compris quelles étaient les origines sociales du "bien et du mal". Depuis lors, chaque avancée dans le savoir social a confirmé et approfondi cette compréhension. Ceci s’applique au progrès, pas seulement dans les sciences comme dans le cas de la psychanalyse, mais aussi à l’art. Comme l’a écrit Rosa Luxemburg, "Hamlet, à travers le crime de sa mère, est confronté à la dissolution de tous les liens de l’humanité et à un monde hors de son entendement. Il en va de même avec Dostoïevski, quand il envisage le fait qu‘un être humain puisse en assassiner un autre. Il ne trouve pas de repos, il se sent responsable de cet horrible fardeau qui pèse sur ses épaules, comme il en est pour chacun d’entre nous. Il doit entrer dans l'âme du meurtrier, il doit traquer sa misère, son affliction, jusqu’aux replis les plus cachés de son coeur. Il souffre toutes ses tortures et est aveuglé par la terrible compréhension que le meurtrier lui même est la victime la plus malheureuse de la société... Les romans de Dostoïevski sont des attaques féroces contre la société bourgeoise à la face de laquelle il crie : le vrai meurtrier, le meurtrier de l’âme humaine, c’est vous"[1]
C’était aussi le point de vue défendu par la jeune dictature du prolétariat en Russie. Elle demandait aux tribunaux de "se libérer entièrement de tout esprit de revanche. Ils ne peuvent pas se venger des gens simplement parce qu’ils ont dû vivre dans une société bourgeoise".[2]
C’est justement cette compréhension que nous sommes tous victimes des circonstances qui fait de l’éthique marxiste l’expression la plus élevée du progrès moral de nos jours. Cette démarche n’abolit pas la morale, comme le prétendent les bourgeois, ou n’exclut pas la responsabilité individuelle comme l’individualisme petit bourgeois le ferait. Mais elle représente un pas de géant car elle fonde la morale sur la compréhension plutôt que sur la faute, le sentiment de culpabilité qui handicape le progrès moral en faisant une séparation entre la personnalité propre de chacun et les autres humains. Elle remplace la haine des personnes, cette source primordiale de pulsion anti-sociale, par l’indignation et la révolte vis-à-vis des rapports et des comportements sociaux.
La nostalgie réformiste vis-à-vis de Kant était en réalité l’expression de l’érosion de la volonté de combattre. L’interprétation idéaliste de la morale, en lui déniant son rôle de transformation des rapports sociaux, est une concession émotionnelle à l’ordre existant. Bien que les idéaux les plus élevés de l’humanité aient toujours été ceux de la paix intérieure et de l’harmonie avec le monde social et naturel qui nous entoure, ils ne peuvent être atteints que par une lutte constante. La première condition du bonheur humain est de savoir qu’on fait ce qui est nécessaire, qu’on sert, volontairement, une grande cause.
Kant avait beaucoup mieux compris que les théoriciens utilitaristes bourgeois comme Bentham [3] la nature contradictoire de la morale bourgeoise. En particulier, il avait compris que l’individualisme débridé, même sous la forme positive de la recherche du bonheur personnel, pouvait mener à la dissolution de la société. Le fait qu’au sein du capitalisme, il ne puisse y avoir uniquement que des vainqueurs dans la lutte concurrentielle, rend inévitable la division entre ce à quoi on aspire et le devoir. L’insistance de Kant sur la prééminence du devoir correspond à la reconnaissance du fait que la valeur la plus élevée de la société bourgeoise n’est pas l’individu mais l’État et, en particulier, la nation.
Dans la morale bourgeoise, le patriotisme est une valeur beaucoup plus élevée que l’amour de l’humanité. En fait, derrière le manque d’indignation au sein du mouvement ouvrier face au réformisme, l’érosion de l’internationalisme prolétarien transparaissait déjà.
Pour Kant, un acte moral motivé par le sens du devoir a une plus grande valeur éthique qu’un acte accompli avec enthousiasme, passion et plaisir. Ici, la valeur éthique est liée au renoncement, à l’idéalisation du sacrifice de soi par l’idéologie nationaliste et étatique. Le prolétariat rejette absolument ce culte inhumain du sacrifice en soi que la bourgeoisie a hérité de la religion. Bien que la joie du combat renferme nécessairement le fait d’être prêt à souffrir, le mouvement ouvrier n’a jamais fait de ce mal nécessaire une qualité morale en soi. D’ailleurs, même avant le marxisme, les meilleures contributions à l’éthique ont toujours souligné les conséquences pathologiques et immorales d’une telle démarche. Contrairement à ce que croit l’éthique bourgeoise, le sacrifice de soi ne sanctifie pas un but qui n’est pas valable.
Comme Franz Mehring l’a souligné, même Schopenhauer qui fondait son éthique sur la compassion plutôt que sur le devoir, représentait un pas décisif par rapport à Kant.[4]
La morale bourgeoise, incapable même d’imaginer le dépassement de la contradiction entre individu et société, entre égoïsme et altruisme, prend parti pour l’un contre l’autre, ou cherche un compromis entre les deux. Elle n’arrive pas à comprendre que l’individu lui-même a une nature sociale. Contre les morales idéalistes, le marxisme défend l’idéalisme moral comme une activité qui donne du plaisir, et comme un des atouts les plus puissants d’une classe montante contre une classe en décomposition.
Un autre attrait de l’éthique kantienne pour l’opportunisme est que son rigorisme moral, sa formule de "l’impératif catégorique", contenait la promesse d’une sorte de code qui permettrait de pouvoir résoudre automatiquement tous les conflits moraux. Pour Kant, la certitude qu’on a raison est caractéristique de l’activité morale. (…) Là encore, s’exprime la volonté d’éviter le combat.
Le caractère dialectique de la morale est nié, là où la vertu et le vice, dans la vie concrète, ne sont pas toujours aisément distinguables. Comme Josef Dietzgen l’a souligné, la raison ne peut déterminer le cours de l’action à l’avance, puisque chaque individu et chaque situation sont uniques et sans précédent. Les problèmes moraux complexes doivent être étudiés de façon à être compris et résolus de manière créative. Cela peut quelquefois exiger une investigation particulière et même la création d’un organe spécifique, comme le mouvement ouvrier l’a compris depuis longtemps[5].
En réalité, les conflits moraux font inévitablement partie de la vie, et non pas seulement au sein de la société de classe. Par exemple, différents principes éthiques peuvent entrer en conflit les uns avec les autres (…), ou les différents niveaux de la socialisation de l’homme (ses responsabilités vis-à-vis de la classe ouvrière, de la famille, l’équilibre de la personnalité, etc.). Cela requiert d’être prêt â vivre momentanément avec des incertitudes, de façon à permettre un véritable examen, en évitant la tentation de faire taire sa propre conscience ; la capacité de remettre en question ses propres préjugés ; et par dessus tout, une méthode collective rigoureuse de clarification.
Dans le combat contre le néo-Kantisme, Kautsky a montré comment la contribution de Darwin sur les origines de la conscience dans les pulsions biologiques, à l’origine animales, avait brisé l’emprise la plus forte des morales idéalistes. Cette force invisible, cette voix à peine audible, qui n’opère que dans les profondeurs intérieures de la personnalité, a toujours été le point crucial des controverses éthiques. L’éthique idéaliste avait raison d’insister sur le fait que la mauvaise conscience ne peut pas être expliquée par la peur de l’opinion publique ou des sanctions de la majorité. Au contraire, cette conscience peut nous obliger à nous opposer à l’opinion publique et à la répression, ou à regretter nos actions, même si celles-ci rencontrent une approbation universelle. "La loi morale n'est pas autre chose qu'une pulsion animale. De là provient sa nature mystérieuse, cette voix en nous qui n’est en relation avec aucune pulsion extérieure, aucun intérêt visible, ce démon ou ce Dieu, que de Socrate et Platon jusqu’à Kant, les théoriciens de la morale ont entendue, eux qui ont refusé de faire découler la morale de l’ego ou du plaisir. Une pulsion réellement mystérieuse, mais pas plus mystérieuse que l’amour sexuel, l’amour maternel, l’instinct de conservation... Le fait que la loi morale soit un instinct universel, comparable à l’instinct de conservation et de reproduction, explique sa force, son insistance, faisant qu’on lui obéit sans réfléchir"[6]
Ces conclusions ont été confirmées depuis lors par la science, par exemple par Freud qui insistait sur le fait que les animaux les plus évolués et les plus socialisés possèdent un dispositif psychique de base comme l’homme et pouvaient souffrir de névroses comparables. Mais Freud n’a pas seulement approfondi notre compréhension de ces questions. Comme la démarche psychanalytique n’est pas seulement une investigation mais qu’elle est aussi thérapeutique et cherche à intervenir, elle partage avec le marxisme un souci pour le développement progressif du dispositif moral de l’homme.
Freud fait des distinctions entre les pulsions (le "Ça"), le "Moi" qui permet de connaître l’environnement et d’assurer l’existence (une sorte de principe de réalité) et le "Surmoi" qui comprend la bonne conscience et assure l’appartenance à la communauté. Bien que Freud ait parfois affirmé dans des polémiques que la "bonne conscience" n’est "rien d’autre que la peur sociale", toute sa conception de comment les enfants internalisent la morale de la société exprime clairement que ce processus dépend de l’attachement affectif et émotionnel aux parents et du fait qu’ils sont acceptés en tant qu’exemple d’émulation.[7] (…)
Freud examine aussi les interactions entre les facteurs conscients et inconscients de la bonne conscience elle-même. Le "Surmoi" développe la capacité de réfléchir sur lui-même. Le "Moi", pour sa part, peut et doit réfléchir sur les réflexions du "Surmoi". C’est à travers cette "double réflexion" que le cours d’une action devient un acte conscient, propre à soi-même. Cela correspond à la vision marxiste selon laquelle le dispositif moral de l’homme est basé sur des pulsions sociales; qu’il comprend des composantes inconscientes, semi-conscientes et conscientes ; qu’avec l’avancée de l’humanité, le rôle du facteur conscience s’accroît jusqu’à ce que, avec le prolétariat révolutionnaire, l’éthique, basée sur une méthode scientifique, devienne de plus en plus le guide du comportement moral; qu’au sein de la bonne conscience elle-même, le progrès moral est inséparable du développement de la conscience aux dépens des sentiments de culpabilité.[8] L’homme peut de plus en plus assumer ses responsabilités, pas seulement vis-à-vis de sa propre bonne conscience, mais aussi à cause de ce que contiennent ses propres valeurs morales et ses convictions.
En dépit de ses faiblesses, le matérialisme bourgeois, en particulier sous sa forme utilitariste - avec le concept que la morale est l’expression d’intérêts réels et objectifs - représentait un énorme pas en avant dans la théorie éthique. Il préparait la voie à une compréhension historique de l’évolution morale. En révélant la nature relative et transitoire de tous les systèmes de morale, il a porté un grand coup à la vision religieuse et idéaliste d’un code, éternellement invariable, et prétendument établi par Dieu.
Comme nous l’avons vu, la classe ouvrière, dès les premiers temps, tirait déjà ses propres conclusions socialistes de cette démarche. Bien que les premiers théoriciens socialistes tels que Robert Owen ou William Thompson soient allés bien au delà de la philosophie de Jeremy Bentham, qu’ils avaient prise comme point de départ, l’influence de la démarche utilitariste est restée forte au sein du mouvement ouvrier, même après le surgissement du marxisme. Les premiers socialistes ont révolutionné la théorie de Bentham, en appliquant ses postulats de base aux classes sociales plutôt qu’aux individus, préparant ainsi la voie à la compréhension de la nature sociale et de classe de l’histoire de la morale. La reconnaissance que les propriétaires d’esclaves n’avaient pas le même registre de valeurs que les marchands ou les nomades du désert, ni le même que les bergers des montagnes, avait déjà été sérieusement confirmée par l’anthropologie au cours de l’expansion coloniale. Le marxisme a profité de ce travail préparatoire, comme il a profité des études de Morgan et de Maurer en donnant un éclairage sur la "généalogie des morales"[9]. Mais malgré le progrès que cela représentait, cet utilitarisme, même sous sa forme prolétarienne, laissait tout un tas de questions sans réponse.
Premièrement, si la morale n’est rien d’autre que la codification d’intérêts matériels, elle devient elle-même superflue et disparaît en tant que facteur social en lui-même. Le matérialiste radical anglais, Mandeville, avait déjà affirmé sur cette base que la morale n’est rien d’autre que de l’hypocrisie servant à cacher les intérêts fondamentaux des classes dominantes. Plus tard, Nietzsche devait tirer des conclusions quelque peu différentes des mêmes prémisses : la morale est le moyen de la multitude qui est faible d’empêcher la domination de l’élite, et donc que la libération de cette dernière demandait la reconnaissance que pour elle tout est permis. Mais comme Mehring l’a souligné, la prétendue abolition de la morale chez Nietzsche, dans Par delà le Bien et le Mal, n’est rien d’autre que l’établissement d’une nouvelle morale, celle du capitalisme réactionnaire et de sa haine du prolétariat socialiste, libérée des entraves de la décence petite bourgeoise et de la respectabilité de la grande bourgeoisie[10]. En particulier, l’identité entre intérêt et morale implique, comme les jésuites l’avaient déjà affirmé, que la fin justifie les moyens[11].
Deuxièmement, en prenant pour postulat que les classes sociales représentent des "individus collectifs" qui poursuivent simplement leurs propres intérêts, l’histoire apparaît comme une dispute sans aucun sens, dont ce qu’il en ressort est peut être important pour les classes concernées mais pas pour la société dans son ensemble. Cela représente une régression par rapport à Hegel qui avait déjà compris (bien que sous une forme mystifiée) non seulement la relativité de toute morale mais aussi le caractère progressiste de l’édification de nouveaux systèmes éthiques en violation de la morale établie. C’était dans ce sens que Hegel déclarait: "On peut s’imaginer qu’on dit quelque chose de grand en affirmant : l’homme est naturellement bon. Mais on oublie qu’on dit quelque chose de beaucoup plus grand en disant : l’homme est naturellement mauvais"[12].
Troisièmement, la démarche utilitaire conduit à un rationalisme stérile qui élimine les émotions sociales de la vie morale.
Les conséquences négatives de ces restes utilitaristes bourgeois sont devenues visibles quand le mouvement ouvrier, avec la Première Internationale, a commencé à dépasser la phase des sectes. L’investigation sur le complot de l’Alliance contre l’internationale, -en particulier, les commentaires de Marx et Engels sur le "catéchisme révolutionnaire" de Bakounine- révèle "l’introduction de l’anarchie dans la morale" au travers d’un "jésuitisme" qui "pousse l’immoralité de la bourgeoisie jusqu'à ses ultimes conséquences". Le rapport rédigé sur mandat du Congrès la Haye en 1872 souligne les éléments suivants de la vision de Bakounine : le révolutionnaire n’a pas d’intérêt personnel, pas d’affaires ni de sentiments personnels ou d’envies qui lui soient propres ; il a rompu non seulement avec l’ordre bourgeois, mais avec la morale et les coutumes du monde civilisé tout entier ; il considère comme une vertu tout ce qui favorise le triomphe de la révolution et comme un vice tout ce qui la freine ; il est toujours prêt à tout sacrifier, y compris sa propre volonté et sa personnalité ; il élimine tous les sentiments d’amitié, d’amour ou de reconnaissance ; confronté à la nécessité, il n’hésite jamais à liquider n’importe quel être humain ; il ne connaît d’autre échelle de valeurs que celle de l’utilité.
Profondément indignés face à cette démarche, Marx et Engels déclarent que c’est la morale des bas-fonds, celle du lumpen-prolétariat. Aussi grotesque qu’infamant, plus autoritaire que le communisme le plus primitif, Bakounine fait de la révolution "une série d’assassinats individuels puis de masse" où "la seule règle de conduite est la morale jésuite exagérée"[13].
Comme nous le savons, le mouvement ouvrier dans son ensemble n’a pas assimilé en profondeur les leçons de la lutte contre le bakouninisme. Dans son Matérialisme historique, Boukharine présente les normes de l’éthique comme de simples règles et règlements. La tactique remplace la morale. Encore plus confuse est l’attitude de Lukacs face à la révolution. Après avoir au départ présenté le prolétariat comme la réalisation de l’idéalisme moral de Kant et Fichte, Lukacs verse dans l’utilitarisme. Dans Que signifie une action révolutionnaire ? (1919), il déclare : "la règle du tout qui prime sur la partie implique le sacrifice de soi déterminé... Ne peut être révolutionnaire que celui qui est prêt à tout pour faire aboutir ces intérêts".
Mais le renforcement de la morale utilitariste après 1917 en URSS était par dessus tout l’expression des besoins de l’État transitoire. Dans «Morale et normes de classe", Preobrajensky présente l’organisation révolutionnaire comme une espèce d’ordre monastique moderne. Il veut même soumettre les relations sexuelles au principe de la sélection eugénique, dans un monde où la distinction entre individu et société est abolie et dans lequel les émotions sont subordonnées aux résultats des sciences naturelles. Même Trotsky n’est pas indemne de cette influence, puisque dans Leur morale et la nôtre, dans une défense inavouée de la répression de Cronstadt, il défend au fond la formule selon laquelle "la fin justifie les moyens".
C’est tout à fait vrai que chaque classe sociale tend à identifier le "bien" et la "vertu" à ses propres intérêts. Néanmoins, intérêt et morale ne sont pas identiques. L’influence de classe sur les valeurs sociales est extrêmement complexe, puisqu’elle intègre la position d’une classe donnée dans le processus de production et la lutte de classe, ses traditions, ses buts et ses attentes pour le futur, sa part dans la culture tout autant que la façon dont tout cela se manifeste sous la forme du mode de vie, des émotions, des intuitions et des aspirations.
En opposition à la confusion utilitariste entre intérêt et morale, (ou "devoir" comme il le formule ici), Dietzgen distingue les deux. "L’intérêt représente davantage le bonheur concret, présent, tangible ; le devoir au contraire, le bonheur général, élargi, conçu aussi pour l’avenir. (...). Le devoir se préoccupe également du coeur, des besoins de la société, de l’avenir, du salut de l’âme, bref de la totalité de nos intérêts ; et il nous enseigne à renoncer au superflu pour obtenir et conserver le nécessaire"[14].En réaction aux affirmations idéalistes de l’invariance de la morale, l’utilitarisme social tombe dans l’autre extrême et insiste si unilatéralement sur sa nature transitoire qu’il perd de vue l’existence de valeurs communes qui donnent une cohésion à la société, et de progrès éthiques. La continuité du sentiment de communauté n’est pas cependant une fiction métaphysique.
Ce "relativisme exagéré" voit les classes individuelles et leur combat mais ne voit pas "le processus social global, l’interconnexion des différents épisodes et, par là, ne réussit même pas à distinguer les différentes étapes du développement moral comme faisant partie de processus liés entre eux. Il ne possède pas de critères généraux avec lesquels évaluer les différentes normes, il n‘est pas capable d’aller au delà des apparences immédiates et temporaires. Il ne rassemble pas les différentes apparences dans une unité au moyen de la pensée dialectique"[15].
En ce qui concerne les rapports entre la fin et les moyens, la formulation correcte du problème n’est pas que la fin justifie les moyens mais que le but influe sur les moyens et que les moyens influent sur le but. Les deux termes de la contradiction se déterminent mutuellement et se conditionnent l’un l’autre. De plus, la fin et les moyens ne sont autres que des maillons dans une chaîne historique, dont chaque fin est en retour un moyen d’atteindre un but plus élevé. C’est pourquoi la rigueur méthodologique et éthique doit s’appliquer à tout le processus, en se référant au passé et au futur, et pas seulement à l’immédiat. Les moyens qui ne servent pas à un but donné, ne font que le déformer et s’en éloigner. Le prolétariat, par exemple, ne peut pas vaincre la bourgeoisie en utilisant les armes de celle-ci. La morale du prolétariat s’oriente à la fois d’après la réalité sociale et d’après les émotions sociales. C’est pourquoi elle rejette à la fois l’exclusion dogmatique de la violence et le concept d’indifférence morale vis-à-vis des moyens employés.
En parallèle avec cette fausse compréhension des liens entre but et moyens, Preobrajensky considère aussi que le sort des parties, et en particulier de l’individu, n’est pas important et peut aisément être sacrifié dans l’intérêt du tout. Ce n’était cependant pas l’attitude de Marx qui considérait la Commune de Paris comme prématurée, mais s’est néanmoins rallié à elle par solidarité ; ni celle d’Eugène Léviné et du jeune KPD qui sont entrés dans le gouvernement de la République des Conseils de Bavière en train d’échouer, et à la proclamation de laquelle ils s’étaient opposés ; pour organiser sa défense de façon à minimiser le nombre de victimes prolétariennes. Le critère unilatéral de l’utilitarisme de classe ouvre en fait la porte à une solidarité de classe très conditionnelle.
Comme Rosa Luxemburg l’a souligné dans sa polémique contre Bernstein, la contradiction principale au coeur du mouvement prolétarien est que son combat quotidien se situe au sein du capitalisme alors que ses buts sont en dehors et représentent une rupture fondamentale avec ce système. Il en résulte que l’usage de la violence et de la ruse contre l’ennemi de classe est nécessaire, et l’expression d’une haine de classe et d’agressions anti-sociales difficiles à éviter. Mais le prolétariat n’est pas moralement indifférent face à de telles manifestations. Même quand il emploie la violence, il ne doit jamais oublier, comme Pannekoek l’a dit, que son but est d’éclairer les esprits, non de les détruire. Et comme Bilan[16] en a tiré la conclusion de l’expérience russe, le prolétariat doit éviter l’usage de la violence autant que possible contre les couches non exploiteuses et l’exclure, par principe, au sein des rangs de la classe ouvrière. Même dans le contexte de la guerre civile contre l’ennemi de classe, le prolétariat doit être convaincu de la nécessité d’agir contre l’apparition de sentiments anti-sociaux tels que la vengeance, la cruauté, la volonté de détruire puisqu’ils conduisent à l’abrutissement et affaiblissent la lumière de la conscience. De tels sentiments sont le signe de la pénétration de l’influence d’une classe étrangère. Ce n’est pas pour rien qu’après la révolution d’Octobre, Lénine considérait que, juste après l’extension de la révolution, la priorité devait être l’élévation du niveau culturel des masses. Nous devons aussi nous rappeler que c’est d’abord parce qu’il avait vu la cruauté et l’indifférence morale de Staline, que Lénine a été capable d’identifier (dans son "testament") le danger qu’il représentait.
Les moyens employés par le prolétariat doivent correspondre, autant que possible, à la fois au but et aux émotions sociales qui correspondent à sa nature de classe. Ce n’est pas pour rien qu’au nom de ces émotions, le programme du 14 décembre 1918 du KPD, tout en défendant résolument la nécessité de la violence de classe, rejetait l’usage de la terreur.
En opposition à cela, l’élimination du côté émotionnel de la morale par la démarche de l’utilitarisme matérialiste mécaniciste est typiquement bourgeoise. Dans cette démarche, l’usage des mensonges, de la tromperie est moralement supérieur s’il sert à l’accomplissement d’un but donné. Mais les mensonges qu’ont fait circuler les bolcheviks pour justifier la répression de Cronstadt, ont non seulement miné la confiance de la classe dans le parti mais ont aussi sapé la conviction des bolcheviks eux-mêmes. La vision selon laquelle "la fin justifie les moyens", nie dans la pratique la supériorité éthique de la révolution prolétarienne sur la bourgeoisie. Elle oublie que, plus la préoccupation d’une classe correspond au bien-être de l’humanité, plus cette classe peut en tirer sa force morale.
Le slogan qui a cours dans le monde des affaires suivant lequel il n’y a que le succès qui compte, quels que soient les moyens employés, ne saurait s'appliquer à la classe ouvrière. Le prolétariat est la première classe révolutionnaire dont la victoire finale est préparée par une série de défaites. Les leçons inestimables, mais aussi l’exemple moral des grands révolutionnaires et des grandes luttes ouvrières sont les conditions pour une victoire future.
Dans la période historique présente, l’importance de la question de l’éthique est plus grande que jamais. La tendance caractéristique à la dissolution des liens sociaux et de toute pensée cohérente, a obligatoirement des effets particulièrement négatifs sur la morale. De plus, la désorientation éthique au sein de la société est elle-même une composante centrale du problème qui se trouve au coeur de la décomposition du tissu social. La situation de blocage qui s’est produite entre la réponse de la bourgeoisie à la crise du capitalisme et la réponse du prolétariat, entre la guerre mondiale et la révolution mondiale, est directement liée à la sphère de l’éthique sociale. La sortie de la contre-révolution due à une nouvelle génération du prolétariat qui n’avait pas été défaite après 68, n’exprimait pas moins que le discrédit historique du nationalisme, surtout dans les pays où se trouvent les secteurs les plus forts du prolétariat mondial. Par ailleurs cependant, les luttes ouvrières massives après 68 ne se sont pas accompagnées, pour le moment, d’un développement correspondant de la dimension théorique et politique du combat prolétarien, en particulier d’une affirmation explicite et consciente du principe de l’internationalisme prolétarien. En conséquence, aucune des deux classes majeures de la société contemporaine n’a été capable, pour le moment, de faire progresser son idéal spécifique de classe concernant la communauté sociale.
En général, la morale dominante est celle de la classe dominante. Pour cette raison précisément, toute morale dominante, de façon à servir les intérêts de la classe dominante, doit en même temps contenir des éléments d’intérêt moral général de façon à assurer la cohésion de la société. Un de ces éléments est le développement d’une perspective ou d’un idéal de communauté sociale. Un tel idéal est un facteur indispensable pour réfréner les pulsions anti-sociales.
Comme nous l’avons vu, le nationalisme est l’idéal spécifique de la société bourgeoise. Ceci correspond au fait que l’État national est l’unité la plus développée que peut réaliser le capitalisme. Quand le capitalisme entre dans sa phase décadente, l’État-Nation cesse définitivement d’être un instrument de progrès dans l’histoire, devenant en fait le principal instrument de la barbarie sociale. Mais déjà, bien avant que cela ne se soit produit, le fossoyeur du capitalisme, la classe ouvrière -justement parce qu’elle est le porteur d’un idéal plus élevé, internationaliste- a été capable de mettre en limière la nature trompeuse de la communauté nationale. Bien qu’en 1914, les travailleurs aient oublié cette leçon au début, la Première Guerre mondiale allait révéler la réalité de la principale tendance, non seulement de la morale bourgeoise, mais de la morale de toutes les classes exploiteuses. Celle-ci consiste en la mobilisation des élans les plus héroïques, les plus altruistes, des classes laborieuses au service de la plus étroite et de la plus sordide des causes.
Malgré son caractère trompeur et de plus en plus barbare, la nation est le seul idéal que la bourgeoisie peut brandir pour donner une cohésion à la société. Il n’y a que cet idéal qui corresponde à la réalité contemporaine de la structure étatique de la société bourgeoise. C’est pourquoi tous les autres idéaux sociaux qui se font jour aujourd’hui -la famille, l’environnement local, la religion, la communauté culturelle ou ethnique, le style de vie en groupe ou en gang- sont réellement des expressions de la dissolution de la vie sociale, de la putréfaction de la société de classe. Ce n’est pas moins vrai pour toutes les réponses morales qui essaient d’embrasser la société dans son ensemble, mais sur la base de l’interclassisme : l’humanitarisme, l’écologisme, "l’altermondialisation". En prenant comme postulat que l’amélioration de l’individu est à la base du renouveau de la société, elles représentent des expressions démocratistes de la même fragmentation individualiste à la base de la société. Il va sans dire que toutes ces idéologies servent admirablement la classe dominante dans son combat pour bloquer le développement d’une alternative de classe, prolétarienne, internationaliste, au capitalisme.
Au sein de la société en décomposition, nous pouvons identifier certains traits qui ont des implications directes au niveau des valeurs sociales.
D’abord, le manque de perspective fait que les comportements humains tendent à se tourner vers le présent et le passé. Comme nous l’avons vu, une part centrale du coeur rationnel de la morale est la défense des intérêts à long terme contre le poids de l’immédiat. L’absence d’une perspective à long terme favorise la perte de solidarité entre individus et groupes de la société contemporaine, mais aussi entre les générations. Il en résulte que tend à se développer la mentalité pogromiste c’est-à-dire la haine destructrice envers un bouc émissaire rendu responsable de la disparition d’un passé meilleur idéalisé. Sur la scène politique mondiale, nous pouvons observer cette tendance au développement de l’anti-sémitisme, de l’anti-occidentalisme ou de l’anti-islamisme, à la multiplication des "nettoyages ethniques", à la montée du populisme politique contre les immigrants et d’une mentalité de ghetto chez les immigrants eux-mêmes. Mais cette mentalité tend à imprégner la vie sociale dans son ensemble, comme l’illustre le développement du "mobbing" comme phénomène général.
Ensuite, le développement de la peur sociale tend à paralyser à la fois les instincts sociaux et la réflexion cohérente, les principes de base de la solidarité humaine et surtout de classe aujourd’hui. Cette peur est le résultat de l’atomisation sociale qui donne à chaque individu le sentiment d’être seul avec ses problèmes. Cette solitude donne en retour un éclairage particulier à la façon dont est vu le reste de la société, rendant le mode de réaction des autres êtres humains plus imprévisible, ce qui fait que ces derniers sont considérés comme menaçants et hostiles. Cette peur -qui nourrit tous les courants irrationnels de pensée qui sont tournés vers le passé et le néant- doit être distinguée de la peur résultant d’une insécurité sociale croissante provoquée par la crise économique. Car un tel sentiment d’insécurité matérielle peut devenir un puissant stimulant de la solidarité de classe face à cette crise économique.
Enfin, le manque de perspective et la dislocation des liens sociaux font que, pour de nombreux êtres humains, la vie semble être dépourvue de sens. Cette atmosphère de nihilisme est en général insupportable pour l’humanité, parce qu’elle est en contradiction avec l’essence consciente et sociale du genre humain. Elle donne donc lieu à toute une série de phénomènes très intriqués, dont le plus important est le développement d’une nouvelle religiosité et d’une fixation sur la mort.
Dans les sociétés principalement fondées sur l’économie naturelle, la religion est avant tout l’expression d’une arriération, d’une ignorance et d’une peur des forces de la nature. Dans le capitalisme, la religion se nourrit principalement de l’aliénation sociale, de la peur des forces sociales qui sont devenues inexplicables et incontrôlables. A l’époque de la décomposition du capitalisme, c’est avant tout le nihilisme ambiant qui alimente le besoin de religion. Alors que la religion traditionnelle, pour aussi réactionnaire qu’ait été son rôle, faisait toujours partie de la vision d’un monde communautaire et que la religion modernisée de la bourgeoisie représentait l’adaptation de cette vision traditionnelle du monde à la perspective de la société capitaliste, le mysticisme de la décomposition capitaliste se nourrit du nihilisme ambiant. Que ce soit sous la forme d’une pure atomisation d"es "âmes" ésotériques à la recherche du fameux "se retrouver soi-même" en dehors de tout contexte social, ou sous la forme de la mentalité totalement fermée des sectes et du fondamentalisme religieux, qui offrent l’effacement de la personnalité et l’élimination de la responsabilité individuelle, cette tendance, alors qu’elle prétend donner une réponse, n’est en réalité que l’expression poussée à l’extrême de ce nihilisme.
De plus, c’est ce manque de perspective et cette dislocation du lien social qui fait que la réalité biologique de la mort semble enlever son sens à la vie individuelle. L’aspect morbide qui en découle (dont se nourrit pour une bonne part le mysticisme d’aujourd’hui) trouve son expression soit dans une peur démesurée de la mort, soit dans une aspiration pathologique à mourir. La première expression se concrétise par exemple dans la mentalité "hédoniste" de la "fun society" (dont la devise pourrait être : "mangeons, buvons et éclatons-nous, car demain nous mourrons") ; l’autre, dans des cultes tels que le satanisme, les sectes de la fin du monde et dans le culte croissant de la violence, de la destruction et du martyr (comme dans le cas des kamikazes).
Le marxisme en tant que vision matérialiste, révolutionnaire du prolétariat, a toujours été caractérisé par son profond attachement au monde et son affirmation passionnée de la valeur de la vie humaine. En même temps, son point de vue dialectique a compris la vie et la mort, l’être et le néant comme faisant partie d’une unité indivisible. Il n’ignore pas la mort et ne surestime pas non plus son rôle dans la vie. Le genre humain fait partie de la nature. Comme tel, la croissance, l’épanouissement, mais aussi la maladie, le déclin et la mort font autant partie de son existence que le coucher de soleil ou la chute des feuilles en automne. Mais l’homme est un produit non seulement de la nature mais également de la société. En tant qu’héritier des acquis de la culture humaine, porteur de son devenir, le prolétariat révolutionnaire se rattache aux sources sociales d’une force réelle, enracinée dans la clarté de pensée et la fraternité, la patience et l’humour, la joie et l’affection, la sécurité réelle d’une confiance bien placée.
Pour la classe ouvrière, l’éthique n’est pas quelque chose d’abstrait, à côté de son combat. La solidarité, la base de sa morale de classe, est en même temps la première condition de sa véritable capacité à s’affirmer en tant que classe en lutte.
Aujourd’hui, le prolétariat est confronté à la tâche de reconquérir son identité de classe, qui a subi un énorme recul après 1989. Cette tâche est inséparable de la lutte pour se réapproprier ses traditions de solidarité.
La solidarité n’est pas simplement une composante centrale de la lutte quotidienne de la classe ouvrière, mais porte aussi en germe la société future. Les deux aspects qui se relient au présent et au futur, s’influencent mutuellement. Le redéploiement de la solidarité de classe au sein des luttes ouvrières est un aspect essentiel de la dynamique actuelle de la lutte de classe et de l’ouverture du chemin vers une nouvelle perspective révolutionnaire. Une telle perspective, en retour, lorsqu’elle sera dégagée, sera un puissant facteur du renforcement de la solidarité dans les luttes immédiates du prolétariat.
Cette perspective est donc décisive face aux problèmes que posent à la classe ouvrière la décadence et la décomposition du capitalisme. Il en est ainsi, par exemple, de la question de l’immigration. Dans le capitalisme ascendant, la position du mouvement ouvrier, en particulier de la Gauche, était de défendre l’ouverture des frontières et le libre mouvement du travail. Cela faisait partie du programme minimum de la classe ouvrière. Aujourd’hui, le choix entre frontières ouvertes ou fermées est une fausse alternative puisque c’est uniquement l’abolition de toutes les frontières qui peut résoudre la question. Dans les conditions de la décomposition, la question de l’immigration tend à éroder la solidarité de classe, menaçant même d’infester les ouvriers avec la mentalité pogromiste. Face à cette situation, la perspective d’une communauté mondiale, basée sur la solidarité, est le facteur le plus efficace de la défense du principe de l’internationalisme prolétarien.
A condition que la classe ouvrière, à travers une longue période de développement de ses luttes et de réflexion politique, parvienne â regagner son identité de classe, le fait de reconnaître à quel point les émotions sociales, les liens et les modes de comportement sont minés par le capitalisme de nos jours, peut devenir en lui-même un facteur qui pousse le prolétariat à formuler de façon consciente ses propres valeurs de classe. L’indignation de la classe ouvrière face aux comportements provoqués par le capitalisme en décomposition, et la conscience que seule la lutte prolétarienne peut offrir une alternative, sont centrales pour que le prolétariat puisse réaffirmer sa perspective révolutionnaire.
L’organisation révolutionnaire a un rôle indispensable à jouer dans ce processus, non seulement à travers la propagande des principes de classe mais aussi, et par dessus tout, en donnant elle-même un exemple vivant de leur mise en application et de leur défense.
Par ailleurs, la défense de la morale prolétarienne est un instrument indispensable dans la lutte contre l’opportunisme et donc, dans la défense du programme de la classe ouvrière. Plus fermement que jamais, les révolutionnaires doivent se situer dans la tradition du marxisme en menant un combat intransigeant contre tout comportement venant d’une classe étrangère.
[1] Luxemburg: "l’esprit de la littérature russe" (Introduction à Korolenko). 1919
[2] Boukharine et Preobrajensky : l’ABC du communisme - Commentaire du programme du 8e Congrès du Parti, 1919. Chapitre IX. La justice prolétarienne. § 74 : Les méthodes pénales prolétariennes.
[3] Jeremy Bentham (1748-1832) était un philosophe, juriste et réformateur britannique. Il était ami, notamment, d'Adam Smith et de Jean-Baptiste Say deux économistes majeurs de la bourgeoisie à l'époque où celle-ci était encore une classe révolutionnaire. Il a influencé des philosophes "classiques" de celle-ci comme John Stuart Mill, John Austin, Herbert Spencer, Henry Sidgwick ou James Mill. Il a apporté son soutien à la révolution française de 1789 et lui a fait plusieurs propositions concernant l’établissement du droit, le système judiciaire, pénitentiaire, l’organisation politique de l’État, et la politique vis-à-vis des colonies (Emancipate your Colonies). La jeune République française le fait d’ailleurs citoyen d’honneur le 23 août 1792. Son influence se retrouve dans le Code civil (appelé aussi "Code Napoléon") qui, encore aujourd'hui, continue de régir le droit privé français. La pensée de Bentham part du principe suivant : les individus ne conçoivent leurs intérêts que sous le rapport du plaisir et la peine. Ils cherchent à "maximiser" leur bonheur, exprimé par le surplus de plaisir sur la peine. Il s’agit pour chaque individu de procéder à un calcul hédoniste. Chaque action possède des effets négatifs et des effets positifs, et ce, pour un temps plus ou moins long avec divers degrés d’intensité ; il s’agit donc pour l’individu de réaliser celles qui lui apportent le plus de bonheur. Il donnera le nom d'Utilitarisme à cette doctrine dès 1781.
Bentham avait mis au point une méthode, "Le calcul du bonheur et des peines", qui vise à déterminer scientifiquement – c'est-à-dire en usant de règles précises – la quantité de plaisir et de peine générée par nos diverses actions.
Ces critères sont au nombre de sept :
Théoriquement, l'action la plus morale sera celle qui réunit le plus grand nombre de critères.
[4] Mehring : "Retour à Schopenhauer". Neue Zeit. 1908/09
[5] Ainsi, la plupart des organisations politiques du prolétariat se sont dotées, à côté des organes de centralisation chargés de traiter des "affaires courantes" d'organes tels que des "commissions de contrôle" ou "commissions des conflits", composées de militants expérimentés et bénéficiant de la plus grande confiance de leurs camarades, et chargés spécifiquement des questions délicates touchant notamment à des aspects sensibles et nécessitant la discrétion du comportement des militants au sein ou en dehors de l'organisation.
[6] Kautsky : Ethique et Matérialisme historique. Chapitre : "l’Éthique du Darwinisme" (Les instincts sociaux)
[7] Cela a été confirmé par les observations d’Anna Freud selon lesquelles les orphelins sortis des camps de concentration, alors qu’ils établissaient entre eux une sorte de solidarité rudimentaire, sur des bases égalitaires, n’acceptaient les références morales et culturelles de la société dans son ensemble que lorsqu'ils étaient regroupés dans de plus petites unités "familiales", dirigées chacune par une personne adulte respectée, à l’égard de qui les enfants pouvaient développer de l’affection et de l’admiration.
[8] Le livre de Kautsky sur l’éthique est la première étude marxiste globale de cette question et sa principale contribution à la théorie socialiste. Cependant, il surestime l’importance de la contribution de Darwin. En conséquence, il sous-estime les facteurs spécifiquement humains de la culture et de la conscience, tendant à une vision statique dans laquelle les différentes formes sociales favorisent ou handicapent plus ou moins des pulsions sociales fondamentalement invariantes.
[9] Voir par exemple Paul Lafargue : Recherche sur l’origine de l’idée du bien et du juste. 1885, republié dans la Neue Zeit, 1899-1900
[10] Mehring : Sur la philosophie du capitalisme, 1891. Nous devons ajouter que Nietzsche est le théoricien du comportement de l’aventurier déclassé.
[11] L’avant-garde de la Contre-réforme contre le protestantisme, le jésuitisme, était caractérisée par l’adoption des méthodes de la bourgeoisie pour défendre l’église féodale. C’est pourquoi, très tôt, il est l’expression de la base de la morale capitaliste, bien avant que la classe bourgeoise dans son ensemble (qui jouait encore un rôle révolutionnaire) n’ait ouvertement révélé les côtés les plus ignobles de sa domination de classe. Voir par exemple Mehring : L'histoire de l'Allemagne depuis le début du Moyen-Âge, 1910. Partie 1. Chapitre 6 : "Jésuitisme, Calvinisme, Luthéranisme."
[12] Une remarque en passant. La réponse la plus appropriée à cette question du fond des temps, de savoir si l’être humain est bon ou mauvais, peut être probablement donnée en paraphrasant ce que Marx et Engels, dans La Sainte Famille écrivaient à propos du roman d’Eugène Sue, Les mystères de Paris, dans le chapitre consacré à "Fleur de Marie" : "l’humanité n’est ni bonne ni mauvaise, elle est humaine".
[13] Un complot Contre l’internationale- Rapport sur les activités de Bakounine. 1874. Chapitre VIII. L’Alliance en Russie (le catéchisme révolutionnaire. l’appel de Bakounine aux officiers de l’armée russe)
[14] Dietzgen : L’essence du travail intellectuel humain, 1869.
[15] Henriette Roland Holst Communisme et Morale. 1925. Chapitre V. ("le sens de la vie et les tâches du prolétariat"). Malgré quelques faiblesses importantes, ce livre contient surtout une excellente critique de la morale utilitariste.
[16] Revue en langue française de la fraction de gauche du parti communiste d'Italie (devenue par la suite, Fraction italienne de la Gauche communiste internationale)
[17] Que veut la Ligue Spartacus ? Ici, comme dans d’autres écrits de Rosa Luxembourg, nous trouvons une compréhension profonde de la psychologie de classe du prolétariat.
[18] Trotsky : Histoire de la Révolution russe, 1930. Fin du chapitre : "Lénine appelle à l’insurrection".
Dans l’article précédent de cette série (Revue Internationale n° 127 : "Les années 1930 : le débat sur la période de transition [24]"), nous avons entrepris l'étude des leçons tirées par la Gauche communiste d’Italie de la première vague révolutionnaire internationale, et de la révolution russe en particulier, et des efforts qu'elle a engagés pour comprendre comment appliquer ces leçons dans l'avenir à la transformation révolutionnaire. Nous avions mis en évidence la méthode caractéristique de la Fraction italienne dans l'accomplissement de cette tâche :
Nous avons montré comment cette méthode s’était concrétisée dans une série d’articles écrits par Vercesi sous le titre : "Parti, Etat, Internationale". Dans ce numéro de la Revue, nous entamons la publication d’une autre série d’articles fondamentaux sur le même thème : Les problèmes de la période de transition, écrits par Mitchell qui, à l’époque où cette série commence, était membre du groupe belge, la Ligue des Communistes internationalistes (LCI) et qui, par la suite, contribua à la fondation de la fraction belge de la Gauche communiste. Cette dernière allait se séparer de la LCI sur la question de la Guerre d’Espagne et former, avec la fraction italienne, la Gauche communiste internationale. A notre connaissance, c’est la première fois depuis les années 30 que cette série d’articles est publiée et qu’elle est traduite en d’autres langues.
Dans l’introduction de cet article, Mitchell dit clairement qu’il est "en accord avec tout le cadre et l’esprit de Bilan", qu’il rejette toute approche spéculative des problèmes de la période de transition et affirme que "le marxisme est une méthode expérimentale et non un jeu de devinettes et de prévisions", puisqu’il fonde ses conclusions et ses prévisions sur les événements historiques réels et sur l’expérience authentique du mouvement prolétarien. Il poursuit en mettant en avant les principaux axes de la série qu’il se propose d’écrire :
Les articles ont plus ou moins suivi ces grandes lignes, encore que, du fait de la complexité des problèmes économiques de la période de transition, ce sont finalement cinq articles qui ont constitué cette série dans Bilan les années suivantes. Le débat avec le courant internationaliste hollandais, en particulier, a fait l’objet d’une grande attention, notamment la démarche adoptée par ce courant vis à vis de la transformation économique et développée dans l'ouvrage : Principes fondamentaux de la production et de la distribution communiste par Jan Appel et Henrik Canne-Meyer. Ces travaux sont résumés dans Bilan par A. Hennaut, militant de la LCI.
Dans le premier article que nous publions[1] ici, Mitchell s’intéresse aux conditions historiques de la révolution prolétarienne. Il se centre sur les questions et les débats cruciaux suivants :
C’est sur cette base résolument internationaliste que Mitchell entreprend de polémiquer contre les erreurs théoriques les plus importantes de l’époque. D’abord et avant tout, il rejette la doctrine stalinienne du "socialisme en un seul pays" et son prétendu soubassement théorique : "la loi du développement inégal", explication donnée au fait que les différentes parties du système capitaliste mondiale évoluent à des rythmes différents et atteignent des niveaux différents de développement technologique et social. On doit rappeler que Staline avait fait un usage sélectif et abusif d’un passage d’un article de Lénine d’août 1915, "Du mot d’ordre des Etats-Unis d’Europe" pour justifier son argumentation : "L'inégalité du développement économique et politique est une loi absolue du capitalisme. Il s'ensuit que la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part. Le prolétariat victorieux de ce pays, après avoir exproprié les capitalistes et organisé chez lui la production socialiste, se dresserait contre le reste du monde capitaliste en attirant à lui les classes opprimées des autres pays, en les poussant à s'insurger contre les capitalistes, en employant même, en cas de nécessité, la force militaire contre les classes d'exploiteurs et leurs États." Staline a pris une phrase de Lénine ("la victoire du socialisme est possible au début dans un petit nombre de pays capitalistes ou même dans un seul pays capitaliste pris à part.") pour tirer la conclusion totalement sans fondement selon laquelle, par cette expression, Lénine ne parlait pas essentiellement de la victoire politique de la classe ouvrière comme premier pas de la révolution mondiale, mais de la réalisation d’un mode de production complètement socialiste à l’intérieur de frontières nationales.
Dans son texte La Troisième Internationale après Lénine (critique du projet de programme qui allait être adopté au 5ème Congrès de l’IC en 1928 et représentait fondamentalement le faire-part du suicide de l’Internationale en la faisant adhérer à la théorie du socialisme dans un seul pays), Trotski montre avec brio pourquoi cette nouvelle théorie ne découle en rien logiquement, ni de l'expression "victoire du socialisme" utilisée par Lénine, ni de la conception de ce dernier du développement inégal. Trotski insiste en particulier sur le fait que le développement du capitalisme est toujours à la fois "inégal" et "combiné", de telle façon que toutes les parties du système capitaliste mondial, bien que se situant clairement à des étapes différentes dans leur développement matériel, fonctionnent comme un ensemble déterminé mutuellement. Il en concluait qu’une évolution autarcique vers le socialisme était complètement impossible.
Mitchell reconnaît que Trotski et ses disciples ont été parmi les premiers à s’opposer à la théorie du socialisme dans un seul pays. Mais en même temps, il leur reproche d’accepter le développement inégal comme une "loi inconditionnelle" et de faire des concessions à la possibilité d’avancées nationales vers le socialisme. Dans La Troisième Internationale après Lénine, Trotski va même si loin qu’il en arrive à défendre l'idée que cette loi a gouverné l’ensemble de l’histoire de l'humanité. En réalité, il est plus juste de défendre que le développement inégal est une conséquence particulière des rapports sociaux qui "gouvernent" les différents modes de production : dans le capitalisme, c’est le résultat des lois de l’accumulation, qui font que la production de richesses à un pôle a engendre la pauvreté à l'autre. . Les disparités entre différentes régions géographiques sont particulièrement claires à l'époque de l'impérialisme On pourrait aussi argumenter que l’acceptation de la "loi" du développement inégal par les trotskistes les a conduits à faire des concessions à la notion d’Etats ouvriers isolés, capables de faire des avancées significatives sur la voie du socialisme au sein d’un cadre national. Une bonne partie des articles de Mitchell, dans cette série, est dirigée contre la tendance des trotskistes à perdre tout sens critique face à la croissance frénétique de la production industrielle en URSS pendant les années 1930.
Mitchell critique aussi les thèses mencheviques et kautskistes, relayées par des internationalistes authentiques comme Hennaut et les communistes de conseil hollandais, qui voyaient l'origine des échecs de la révolution russe dans l’arriération des conditions matérielles en Russie même. Contre cette vision selon laquelle il existe des pays particuliers qui sont "mûrs pour le socialisme et d'autres qui ne le sont pas, Mitchell insiste encore une fois sur le fait que le problème ne peut être envisagé que dans un cadre international : "Nous avons souligné au début de cette étude que le capitalisme, bien qu'il ait puissamment développé la capacité productive de la société, n'a pas réuni, de ce fait, tous les matériaux permettant l'organisation immédiate du socialisme. Comme Marx l'indique, seulement les conditions matérielles pour résoudre ce problème existent 'ou du moins sont en voie de devenir' (…) A plus forte raison, cette conception restrictive s'applique-t-elle à chacune des composantes nationales de 1'économie mondiale. Toutes sont historiquement mûres pour le socialisme, mais aucune d'entre elles n'est mûre au point de réunir toutes les conditions matérielles nécessaires à l'édification du socialisme intégral et ce, quel que soit le degré de développement atteint."
En republiant la série d’articles de Mitchell, nous aurons l’occasion de pointer quelques faiblesses et quelques incohérences de sa contribution, certaines mineures, d’autres plus importantes, mais des passages comme celui que nous venons de citer confirment que, lorsqu'il s’agit des questions fondamentales, nous le CCI, comme Mitchell, nous travaillons toujours "en accord avec l’ensemble du cadre et de l’esprit de Bilan".
CDWDu titre de cette étude, il ne peut être déduit que nous allons nous livrer à des investigations dans les brumes de l'avenir ou que même nous esquisserons des solutions aux multiples et complexes tâches qui s'imposeront au prolétariat érigé en classe dirigeante. Le cadre et l'esprit de Bilan n'autorisent de tels desseins. Nous laissons à d'autres, aux "techniciens" et aux fabricants de recettes, ou aux "orthodoxes" du marxisme le plaisir de se livrer à des anticipations, de se promener dans les sentiers de l'utopisme ou de jeter à la face des prolétaires des formules vidées de leur substance de classe.
Pour nous, il ne peut être question de construire des schémas - panacées valables une fois pour toutes et qui, mécaniquement, s'adapteraient à toutes les situations historiques. Le marxisme est une méthode expérimentale et non un jeu de devinettes et de pronostics. Il plonge ses racines dans une réalité historique essentiellement mouvante et contradictoire : il se nourrit des expériences passées, se trempe et se corrige dans le présent pour s'enrichir au feu des expériences ultérieures.
C'est en traçant la synthèse des événements historiques, que le marxisme dégage du fatras idéaliste, la signification de l'Etat, qu'il forge la théorie de la dictature du prolétariat et affirme la nécessité de l'Etat prolétarien transitoire. Si de celui-ci, il parvient à définir le contenu de classe, il ne peut que se borner à une esquisse de ses formes sociales. Il lui est encore impossible d'asseoir les principes de gestion de l'Etat prolétarien sur des bases solides et il ne parvient pas non plus à tracer avec précision la ligne de démarcation entre Parti et Etat. De sorte que cette immaturité principielle devait peser inévitablement sur l'existence et l'évolution de l'Etat soviétique.
Il appartient précisément aux marxistes naufragés de la débâcle du mouvement ouvrier de forger l'arme théorique qui fera de l'Etat prolétarien futur l'instrument de la Révolution mondiale et non pas la proie du capitalisme mondial.
La présente contribution à cette recherche théorique traitera successivement : a) des conditions historiques où surgit la révolution prolétarienne ; b) de la nécessité de l'Etat transitoire ; c) des catégories économiques et sociales qui, nécessairement, survivent dans la phase transitoire ; d) enfin de quelques données quant à une gestion prolétarienne de l'Etat transitoire.
C'est devenu un axiome que de dire que la société capitaliste, débordée par les forces productives qu'elle ne parvient plus à utiliser intégralement, submergée sous l'amas des marchandises qu'elle ne parvient plus à écouler, est devenue un anachronisme historique. De là à conclure que sa disparition doit ouvrir le règne de l'abondance, il n'y a pas loin.
En réalité, l'accumulation capitaliste est arrivée au terme extrême de sa progression et le mode capitaliste de production n'est plus qu'un frein à l'évolution historique.
Cela ne signifie nullement que le capitalisme est comme un fruit mûr que le prolétariat n'aurait plus qu'à cueillir pour faire régner la félicité, mais bien que les conditions matérielles existent pour édifier la base (seulement la base) du socialisme, préparant la société communiste.
Marx fait remarquer "qu'au moment même où la civilisation apparaît, la production commence à se fonder sur l'antagonisme des ordres, des états des classes, enfin sur l'antagonisme du travail accumulé et du travail immédiat. Pas d'antagonisme, pas de progrès. C'est la loi que la civilisation a suivie jusqu'à nos jours. Jusqu'à présent, les forces productives se sont développées grâce à ce régime de l'antagonisme des classes" (Misère de la Philosophie). Engels, dans L'Anti-Dühring constate que l'existence d'une société divisée en classes n'est que "la conséquence nécessaire du faible développement de la production dans le passé" et il en déduit que, "si la division en classes a une certaine légitimité historique, elle ne l'a pourtant que pour un temps donné, pour des conditions sociales déterminées. Elle était fondée sur l'insuffisance de la production, elle sera balayée par le plein épanouissement des forces productives modernes."
Il est évident que le développement ultime du capitalisme correspond non pas à "un plein épanouissement des forces productives" dans le sens qu'elles seraient capables de faire face à tous les besoins humains, mais à une situation où la survivance des antagonismes de classe non seulement arrête tout le développement de la société mais entraîne sa régression.
Telle est bien la pensée d'Engels lorsqu'il dit que l'abolition des classes "suppose une évolution de la production parvenue à un niveau où l'appropriation par une certaine classe de la société des moyens de production et des produits, et par là de la souveraineté politique du monopole d'éducation et de direction intellectuelle, sera devenue non seulement une superfétation, mais aussi économiquement, politiquement et intellectuellement, une entrave à l'évolution". Et, lorsqu'il ajoute que la société capitaliste a atteint cette évolution et que "la possibilité existe d'assurer à tous les membres de la société par le moyen de la production sociale une existence non seulement parfaitement suffisante et plus riche de jour en jour au point de vue matériel, mais leur garantissant encore le développement et la mise en œuvre absolument libre de leurs facultés physiques et intellectuelles", il n'est pas douteux qu’il vise seulement la possibilité de s'acheminer vers une pleine satisfaction des besoins et non ici les moyens matériels pour y pourvoir immédiatement. Engels d'ailleurs précise que "la libération des moyens de production est l'unique condition préalable d'un développement des forces productives ininterrompu et constamment accéléré et par là, d'un accroissement pratiquement illimité de la production elle-même."
Par conséquent, la période de transition (qui ne peut avoir qu'une configuration mondiale et non particulière à un Etat), est une phase politique et économique qui, inévitablement, enregistre encore une déficience productive par rapport à tous les besoins individuels, même en tenant compte du niveau prodigieux déjà atteint par la productivité du travail. La suppression du rapport capitaliste de production et de son expression antagonique donne la possibilité immédiate de pourvoir aux besoins essentiels des hommes (en faisant abstraction des nécessités de la lutte des classes qui pourront temporairement abaisser la production).
Aller au-delà, nécessite le développement incessant des forces productives. Quant à la réalisation de la formule "à chacun selon ses besoins", elle se place au terme d'un long processus, avançant non en ligne droite mais en courbes sinueuses agitées de contradictions et de conflits, et qui se superpose au processus de la lutte mondiale des classes.
La mission historique du prolétariat consiste, comme le disait Engels, à faire faire à 1'humanité le saut "du règne de la nécessité dans le règne de la liberté" ; mais il ne peut le réaliser que pour autant qu'une analyse des conditions historiques où se place cet acte de libération lui en fasse découvrir la nature et les limites, afin d'en imprégner toute son activité politique et économique. Le prolétariat ne peut donc pas opposer abstraitement le capitalisme au socialisme, comme s'il s'agissait de deux époques entre lesquelles n'existerait aucune interdépendance, comme si le socialisme n'était pas le prolongement historique du capitalisme, fatalement chargé des scories de celui-ci mais quelque chose de propre et de net que la Révolution prolétarienne apporterait dans ses flancs.
On ne peut dire que ce soit par indifférence ou négligence que nos maîtres n'aient pas abordé dans les détails les problèmes de la période de transition. Mais Marx et Engels étaient aux antipodes des utopistes; ils en étaient la vivante négation. Ils ne cherchaient pas à construire abstraitement, à imaginer ce qui ne pouvait être résolu que par la science.
Encore en 1918, Rosa Luxembourg qui, cependant, apporta une immense contribution théorique au marxisme, dut s'en tenir à la constatation (La Révolution Russe) que : "bien loin d'être une somme de prescriptions toutes faites qu'on n'aurait qu'à mettre en application, la réalisation pratique du socialisme comme système économique social et juridique, est une chose qui réside dans le brouillard de l'avenir. ...Le socialisme a pour condition préalable une série de mesures violentes contre la propriété, etc. Ce qui est négatif, la destruction, on peu le décréter ; ce qui est positif, la construction, non".
Marx avait déjà indiqué dans sa préface au Capital que : "lors même qu'une société est arrivée à découvrir la piste de la loi naturelle qui préside à son mouvement — et le but final de cet ouvrage est de dévoiler la loi économique du mouvement de la société moderne — elle ne peut ni dépasser d'un saut, ni abolir par des décrets les phases de son développement naturel, mais elle peut abréger la période de la gestation et adoucir les maux de l'enfantement".
Une politique de gestion prolétarienne ne pourra donc que s'attacher essentiellement à la direction et aux tendances à imprimer à l'évolution économique, tandis que les expériences historiques (et la Révolution Russe, bien qu'incomplète, en est une gigantesque) constitueront le réservoir où le prolétariat puisera les formes sociales adaptables à une telle politique. Celle-ci aura un contenu socialiste seulement si le cours économique reçoit une orientation diamétralement opposée à celle du capitalisme, si donc il se dirige vers une élévation progressive et constante des conditions de vie des masses et non vers leur abaissement.
Si l'on veut apprécier la Révolution, non comme un fait isolé, mais comme un produit du milieu historique, il faut s'en rapporter à la loi fondamentale de l'Histoire qui n'est autre que la loi générale de l'évolution dialectique dont le centre moteur est la lutte des classes, celle-ci formant la substance vivante des événements historiques.
Le marxisme nous enseigne que la cause des révolutions ne doit pas être recherchée dans la Philosophie mais dans l'Economie d'une société déterminée. Ce sont les changements graduels apportés dans le mode de production et d'échange, sous l'aiguillon de la lutte de classes, qui aboutissent inévitablement à la "catastrophe" révolutionnaire qui rompt l'enveloppe des rapports sociaux et de production existants.
A cet égard, le XXe siècle correspond, pour la société capitaliste, a ce qu'ont signifié, pour la société féodale, les XVIIIe et XIXe siècles, c'est-à-dire à une ère de violentes convulsions révolutionnaires ébranlant la société dans son ensemble.
Dans l'ère de la décadence bourgeoise, les révolutions prolétariennes sont donc le produit d'une maturité historique de toute la société, et les mailles d'une chaîne d'événements, qui peuvent fort bien alterner avec des défaites du prolétariat et des guerres, comme l'histoire n'a pas manqué de nous le prouver depuis 1914.
La victoire d'un prolétariat déterminé, tout en étant la résultante immédiate de circonstances particulières, n'est en définitive qu'une partie d'un tout : la révolution mondiale. Nous verrons que, pour cette raison fondamentale, il ne peut être question d'assigner à cette révolution un cours autonome qui se justifierait par l'originalité de son milieu géographique et social.
Nous nous heurtons ici à un problème qui fut au centre des controverses théoriques dont le centrisme russe[2] (et avec lui l'Internationale Communiste) tira sa thèse du "socialisme en un seul pays". Il s'agit de l'interprétation à donner au développement inégal qui se vérifia tout au long de l'évolution historique.
Marx observe que la vie économique offre un phénomène analogue à ce qui se passe dans d'autres branches de la biologie. Dès que la vie a dépassé une période donnée de développement et passe d'un stade à un autre, elle commence à obéir à d'autres lois et ce, bien qu'elle dépendra toujours des lois fondamentales qui régissent toutes les manifestations vitales.
Il en est de même de chaque période historique qui possède ses lois propres, bien que toute l'histoire soit régie par la loi de l'évolution dialectique. C'est ainsi, par exemple, que Marx nie que la loi de la population soit la même dans tous les temps et dans tous les lieux. Chaque degré de développement a sa loi particulière de la population et Marx le démontre en réfutant la théorie de Malthus.
Dans Le Capital, où il dissèque la mécanique du système capitaliste, Marx ne s'attarde pas aux multiples aspects inégaux de son expansion car pour lui, "il ne s'agit pas, en somme, du développement plus ou moins considérable des antinomies sociales qui découlent des lois naturelles de la production capitaliste. Il s'agit de ces lois elles-mêmes, de ces tendances qui agissent et s'affirment avec une inéluctable nécessité. Le pays qui est industriellement le plus avancé ne fait que montrer au pays moins développé l'image de l'avenir qui l'attend". (Préface du Capital).
De cette pensée de Marx ressort clairement que ce qui doit être considéré comme élément fondamental, ce n'est pas l'aspect inégal imprimé à l'évolution des différents pays constituant la société capitaliste —aspect qui ne serait que l'expression d'une pseudo-loi de nécessité historique du développement inégal— mais que ce sont les lois spécifiques de la production capitaliste, régissant l'ensemble de la société et subordonnées elles-mêmes à la loi générale de l'évolution matérialiste et dialectique.
Le milieu géographique explique pourquoi l'évolution historique et les lois spécifiques d'une société se manifestent sous des formes variées et inégales de développement, mais il ne fournit nullement l'explication du processus historique lui-même. Autrement dit, le milieu géographique n'est pas le facteur actif de l'histoire.
Marx remarque que si la production capitaliste est favorisée par un climat modéré, celui-ci n'apparaît que comme une possibilité qui ne peut être utilisée que dans des conditions historiques indépendantes des conditions géographiques. Il dit notamment :
Le milieu géographique ne put donc être l'élément primordial en fonction duquel les différents pays se seraient développés suivant des lois propres à leur milieu original, et non suivant des lois générales surgies de conditions historiques déterminées s'étendant à toute une époque. Sinon la conclusion s'imposerait que l'évolution de chaque pays a suivi un cours autonome, indépendant du milieu historique.
Mais, pour que l'historique se réalisât, il a fallu l'intervention de l'homme s'effectuant toujours sous l'empire de rapports sociaux antagoniques (abstraction faite du communisme primitif) variant avec l'époque historique et imprimant à la lutte des classes des formes correspondantes : lutte entre esclave et maître, entre serf et seigneur, entre bourgeois et féodal, entre prolétaire et bourgeois.
Cela ne signifie évidemment pas que, pour ce qui est des périodes pré-capitalistes, les différents types de sociétés qui les jalonnent : asiatique, esclavagiste, féodal, se succèdent rigoureusement et que leurs lois spécifiques agissaient universellement. Semblable évolution était exclue par le fait que ces formations sociales étaient toutes basées sur des modes de production peu progressifs par nature.
Chacune de ces sociétés ne put franchir certaines limites mesurées par un rayon déterminé, un bassin (comme le bassin méditerranéen dans l'antiquité esclavagiste), pendant qu'aux antipodes vivaient des conglomérats régis par d'autres rapports sociaux et de production, moins ou plus évolués, sous l'action de multiples facteurs parmi lesquels le facteur géographique n'était pas l'essentiel.
Mais, avec l'avènement du capitalisme, le cours de l'évolution put s'élargir. S'il recueillit une succession historique s'illustrant par des différenciations de développement considérables, il ne lui fallut pas longtemps pour maîtriser ces dernières
Dominé par la loi de l'accumulation de plus-value, le capitalisme apparut sur l'arène de l'histoire comme le mode de production le plus puissant et le plus progressif, tout comme le système économique le plus expansif. Bien qu'il se caractérisât par une tendance à universaliser son mode de production, bien qu'il favorisa un certain nivellement, il ne détruisit nullement toutes les formes sociales antérieures. Il se les annexa et y puisa les forces le poussant irrésistiblement en avant.
Nous avons déjà donné notre avis (voir Crises et Cycles) sur la perspective que Marx aurait soi-disant esquissée d'un avènement d'une société capitaliste pure et équilibrée ; nous n'avons donc pas à y revenir, les faits ayant démenti éloquemment non pas cette pseudo-prédiction de Marx, mais les hypothèses de ceux qui s'en servaient pour renforcer l'idéologie bourgeoise. Nous savons que le capitalisme entra dans sa phase de décomposition avant d'avoir pu parachever sa mission historique parce que ses contradictions se développèrent beaucoup plus vite que l'expansion de son système. Le capitalisme n'en fut pas moins le premier système de production engendrant une économie mondiale se caractérisant, non par une homogénéité et un équilibre inconciliable avec sa nature, mais par une étroite interdépendance de ses parties subissant toutes, en dernière analyse, la loi du Capital et le joug de la bourgeoisie impérialiste.
Le développement de la société capitaliste, sous l'aiguillon de la concurrence, a produit cette complexe et remarquable organisation mondiale de la division du travail qui peut et doit être perfectionnée, assainie (c'est la tâche du prolétariat) mais ne peut pas être détruite. Elle n'est nullement révoquée par le phénomène du nationalisme économique, qui apparaît, dans la crise générale du capitalisme, comme la manifestation réactionnaire de la contradiction exacerbée entre le caractère universel de 1'économie capitaliste et sa division en Etats nationaux antagoniques. Bien plus, sa vivace réalité s'affirme avec plus de vigueur encore dans l'étouffante ambiance créée par l'existence de ce qu'on pourrait appeler des économies obsidionales. N'assistons-nous pas aujourd'hui, sous le couvert du protectionnisme quasi-hermétique, à toute une efflorescence d'industries édifiées au prix d'énormes faux-frais, s'encastrant dans les diverses économies de guerre, mais pesant lourdement sur l'existence des masses ? Organismes parasitaires, non viables économiquement et qu'une société socialiste expulsera de son sein.
Sans cette base mondiale de la division du travail, une société socialiste est évidemment impensable.
L'interdépendance et la subordination réciproque des diverses sphères productives (aujourd'hui confinées dans le cadre des nations bourgeoises) sont une nécessité historique et le capitalisme leur a donné leur complète signification, tant au point de vue politique qu'au point de vue économique. Que cette structure sociale, élevée à l'échelle mondiale, soit désarticulée par mille forces contradictoires, ne l'empêche pas d'exister. Elle se greffe sur une répartition des forces productives et des richesses naturelles (exploitées) qui est précisément le travail de toute l'évolution historique. Il ne dépend nullement de la volonté du capitalisme impérialiste de répudier l'étroite solidarité de toutes les régions du globe, en se cloisonnant dans les cadres nationaux. S'il tente aujourd'hui cette folle entreprise, c'est parce qu'il y est acculé par les contradictions de son système, mais au prix de la destruction de richesses matérialisant la plus-value arrachée à de multiples générations de prolétaires, précipitant une destruction gigantesque de forces de travail dans le gouffre de la guerre impérialiste.
Le prolétariat international, non plus, ne peut méconnaître la loi de l'évolution historique. Un prolétariat ayant fait sa révolution devra payer le "socialisme en un seul pays" de l'abandon de la lutte mondiale des classes et par conséquent de sa propre défaite.
Que l'évolution inégale puisse être considérée comme la loi historique d'où résulterait la nécessité de développements nationaux autonomes n'est, d'après ce qui précède, que la négation même du concept mondial de la société.
Comme nous l'avons indiqué, l'inégalité de l'évolution économique et politique, loin de constituer une "loi absolue du capitalisme" (programme du 6e Congrès de l'IC) n'est qu'un ensemble de manifestations se déroulant sous l'empire des lois spécifiques du système bourgeois de production.
Dans sa phase d'expansion, le capitalisme, au travers d'un processus contradictoire et sinueux, tendit au nivellement des inégalités de croissance, tandis que dans sa phase de régression, il approfondit celles qui subsistaient, de par les nécessités de son évolution : le capital des métropoles épuisait la substance des pays retardataires et détruisait les bases de leur développement.
De cette constatation d'une évolution rétrograde et parasitaire, l'Internationale Communiste déduisit "que l'inégalité augmente et s'accentue encore à l'époque de l'impérialisme" et elle en tira sa thèse du "socialisme national" qu'elle crut renforcer en jetant la confusion entre "socialisme" national et "révolution" nationale et en se fondant sur l'impossibilité historique d'une révolution prolétarienne mondiale en tant qu'acte simultané.
Pour étayer ses arguments, elle eût, de plus, recours à une sophistication de certains écrits de Lénine et, notamment, de son article de 1915, sur le mot d'ordre des Etats-Unis mondiaux (Contre le Courant) où il considérait que "l'inégalité de progression économique et politique est 1'inéluctable loi du capitalisme; de là, il sied de déduire qu'une victoire du Socialisme est possible, pour commencer, dans quelques Etats capitalistes seulement, ou même dans un seul."
Trotsky fit bonne justice de ces falsifications dans L'Internationale Communiste après Lénine et nous n'avons donc pas à nous attarder à une nouvelle réfutation.
Mais il reste que Trotsky, se prévalant de Marx et de Lénine, crut pouvoir se servir de la "loi" du développement inégal - érigée également par lui en loi absolue du capitalisme - pour expliquer d'une part, l'inévitabilité de la révolution sous sa forme nationale et, d'autre part, son explosion, en premier lieu, dans les pays arriérés : "de l'évolution inégale, saccadée du capitalisme dérive le caractère inégal, saccadé de la révolution socialiste, tandis que de l'interdépendance mutuelle des divers pays poussée à un degré très avancé, découle l'impossibilité non seulement politique, mais aussi économique de construire le Socialisme dans un seul pays." (L'I C. après Lénine); et encore que "la prévision de ce fait que la Russie, historiquement arriérée, pouvait connaître une révolution prolétarienne plus tôt que l'Angleterre avancée, était entièrement fondée sur la loi du développement inégal". (La Révolution Permanente).
Tout d'abord, Marx, pour reconnaître la nécessité des révolutions nationales, n'a nullement invoqué l'inégalité de l'évolution et il ne fait pas de doute que pour lui cette nécessité découle de la division de la société en nations capitalistes, qui n'est que le corollaire de sa division en classes.
Le Manifeste communiste dit que : "comme le prolétariat de chaque pays doit, en premier lieu, conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe nationalement dirigeante, devenir lui-même la Nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du mot". Et plus tard, Marx, dans sa Critique du Programme de Gotha, précisera "qu'il va absolument de soi que pour pouvoir lutter d'une façon générale, la classe ouvrière doit s'organiser chez elle en tant que classe et que l'intérieur du pays est le théâtre immédiat de sa lutte. C'est en cela que sa lutte de classe est nationale, non pas quant à son contenu mais, comme le dit Le Manifeste, quant à sa forme".
Cette lutte nationale, lorsqu'elle éclate en révolution prolétarienne, devient le produit d'une maturité historique des contrastes[3] économiques et sociaux de la société capitaliste dans son ensemble, avec cette signification que la dictature du prolétariat est un point de départ et non un point d'arrivée. Aspect développé de la lutte mondiale des classes, elle doit rester intégrée à celle-ci si elle veut vivre. C'est aussi dans le sens de cette continuité du processus révolutionnaire qu'il peut être parlé de révolution "permanente".
Trotsky, tout en rejetant absolument la théorie du "socialisme dans un seul pays" et en la considérant comme réactionnaire, en arrive cependant, en se fondant sur la "loi" du développement inégal du capitalisme, à déformer la signification des révolutions prolétariennes. Cette "loi" s'incorporera même à ce qui constitue sa théorie de la Révolution permanente qui, d'après lui, comprend deux thèses fondamentales : l'une, basée sur une "juste" conception de la loi de l'évolution inégale et l'autre, sur une compréhension exacte de l'économie mondiale.
Si, pour se borner à l'époque de l'Impérialisme, ses diverses manifestations inégales ne devaient pas se rattacher aux lois spécifiques du capitalisme, modifiées dans leur activité par la crise générale de décomposition, mais être l'expression d'une loi historique de l'inégalité, relevant du caractère de nécessité, on ne comprendrait pas pourquoi l'action de cette loi se limiterait à l'éclosion de révolutions nationales commençant dans les pays arriérés -au lieu de s'étendre - jusqu'à favoriser le développement d'économies autonomes, c'est-à-dire aussi le "socialisme national".
En donnant la prépondérance au milieu géographique (car c'est à cela que revient l'élévation de l'évolution inégale en loi) et non au véritable facteur historique, la lutte des classes, on ouvre la porte à toute justification du "socialisme" économique et politique s'appuyant sur des possibilités physiques de développement indépendant, porte par où n'a pas manqué de pénétrer le centrisme, pour ce qui concerne la Russie.
Trotsky, vainement, accusera Staline de "faire de la loi du développement inégal un fétiche et de la déclarer suffisante pour servir de fondement au socialisme national" car, partant de la même prémisse théorique, il devrait logiquement aboutir aux mêmes conclusions s'il ne s'arrêtait arbitrairement en route.
Pour caractériser la révolution russe, Trotsky dira "qu'elle fut la plus grandiose de toutes les manifestations de l'inégalité de l'évolution historique; la théorie de la révolution permanente qui avait donné le pronostic du cataclysme d'Octobre était par ce fait même fondée sur cette loi".
Le retard du développement de la Russie peut, dans une certaine mesure, être invoqué pour expliquer le saut de la révolution par dessus la phase bourgeoise, bien que la raison essentielle soit qu'elle surgit dans une période qui enregistre l'incapacité, pour une bourgeoisie nationale, de réaliser ses objectifs historiques. Mais ce retard prend toute sa signification sur le plan politique, parce qu'à l'incapacité historique de la bourgeoisie russe se juxtapose sa faiblesse organique, celle-ci entretenue évidemment par le climat impérialiste. Dans l'ébranlement de la guerre impérialiste, la Russie devait apparaître comme le point de rupture du front capitaliste. La révolution mondiale s'amorça précisément là où existait un terrain favorable au prolétariat et à la construction de son parti de classe.
Nous voudrions, pour terminer cette première partie, examiner la thèse de "pays mûrs" ou "non mûrs" pour le socialisme, thèse chère aux "évolutionnistes" et qui a laissé quelques traces dans la pensée de communistes oppositionnels, lorsqu'il s'est agi pour eux de définir le caractère de la révolution russe ou de rechercher l'origine de sa dégénérescence.
Dans sa préface à la Critique de 1'économie politique, Marx a donné l'essentiel de sa pensée sur ce que signifiait une évolution sociale arrivée à l'état de maturité, en affirmant "qu'une société ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir et que jamais de nouveaux et supérieurs rapports de production ne se substituent à elle avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports aient été couvées dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que les problèmes qu'elle peut résoudre car, à regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir".
C'est dire que les conditions de maturité ne peuvent se rapporter qu'à l'ensemble de la société régie par un système de production prédominant. En outre, la notion de maturité n'a qu'une valeur relative et non absolue. Une société est "mûre" dans ce sens que sa structure sociale et son cadre juridique sont devenus trop étroits par rapport aux forces matérielles qu'elle a développées.
Nous avons souligné au début de cette étude que le capitalisme, bien qu'il ait puissamment développé la capacité productive de la société, n'a pas réuni, de ce fait, tous les matériaux permettant l'organisation immédiate du socialisme. Comme Marx l'indique, seulement les conditions matérielles pour résoudre ce problème existent "ou du moins sont en voie de devenir".
A plus forte raison, cette conception restrictive s'applique-t-elle à chacune des composantes nationales de 1'économie mondiale. Toutes sont historiquement mûres pour le socialisme, mais aucune d'entre elles n'est mûre au point de réunir toutes les conditions matérielles nécessaires à l'édification du socialisme intégral et ce, quel que soit le degré de développement atteint.
Aucune nation ne contient, à elle seule, tous les éléments d'une société socialiste et le national-socialisme s'oppose irréductiblement à l'internationalisme de 1'économie impérialiste, à la division universelle du travail et à l'antagonisme mondial entre la bourgeoisie et le prolétariat
C'est pure abstraction que de concevoir une société socialiste comme étant la juxtaposition d'économies socialistes complètes. La distribution mondiale des forces productives (qui n'est pas un produit artificiel) exclut aussi bien pour les nations "supérieures" que pour les régions "inférieures" la possibilité de réaliser intégralement le socialisme. Le poids spécifique de chacune d'elles dans l'économie mondiale mesure leur degré de dépendance réciproque et non l'ampleur de leur indépendance. L'Angleterre, un des secteurs les plus avancés du capitalisme, où celui-ci s'exprime à peu près à l'état pur, n'est pas viable, considérée isolément. Les faits montrent aujourd'hui que, privées en partie seulement du marché mondial, les forces productives nationales périclitent. C'est le cas pour l'industrie cotonnière et l'industrie charbonnière en Angleterre. Aux Etats-Unis, l'industrie automobile, limitée au marché intérieur, cependant vaste, doit rétrograder. Une Allemagne prolétarienne isolée, assisterait impuissante à la contraction de son appareil industriel, même en tenant compte d'une large expansion de la consommation.
Il est donc abstrait de poser la question de pays "mûrs" ou "pas mûrs" pour le socialisme, car le critère de maturité est à rejeter aussi bien pour les pays à développement supérieur que pour les pays retardataires.
Dès lors, c'est sous l'angle d'une maturation historique des antagonismes sociaux résultant du conflit aigu entre les forces matérielles et les rapports de production, que le problème doit être abordé. Limiter les données de celui-ci à des facteurs matériels, c'est se placer sur la position des théoriciens de la IIe Internationale, celle de Kautsky et des socialistes allemands, qui considéraient que la Russie, en tant qu'économie arriérée où le secteur agricole -techniquement faible- occupait une place prépondérante, n'était pas mûre pour une révolution prolétarienne, mais seulement pour une révolution bourgeoise, conception allant rejoindre celle des mencheviks russes. Otto Bauer, de "l'immaturité" économique de la Russie, avait déduit que l'Etat prolétarien devait inévitablement dégénérer.
Rosa Luxembourg (La Révolution russe) faisait cette remarque que, d'après la conception de principe des sociaux-démocrates, la Révolution russe aurait dû s'arrêter à la chute du tsarisme : "Si elle a passé au-delà, si elle s'est donné pour mission la dictature du prolétariat, ça a été, selon cette doctrine, une simple faute de l'aile radicale du mouvement ouvrier russe, les bolcheviks, et tous les mécomptes que la révolution a subis dans son cours ultérieur, tous les embarras dont elle a été victime, se présentent comme un résultat de cette faute fatale".
La question est de savoir si la Russie était mûre ou non pour la révolution prolétarienne n'avait pas à être résolue en fonction des conditions matérielles de son économie, mais en fonction des rapports de classe bouleversés par la situation internationale. La condition essentielle était l'existence d'un prolétariat concentré, bien qu'en proportion infime par rapport à l'immense masse des producteurs paysans, et dont la conscience s'exprimait par un parti de classe, puissant par son idéologie et son expérience révolutionnaire. Avec Rosa Luxemburg, nous disons que "le prolétariat russe ne pouvait être considéré que comme l'avant garde du prolétariat mondial, avant-garde dont les mouvements exprimaient le degré de maturité des antagonismes sociaux à l'échelle internationale. C'est le développement de l'Allemagne, de 1'Angleterre et de la France qui se manifestait à Saint-Pétersbourg. C'est ce développement qui décidait du sort de la révolution russe. Celle-ci ne pouvait atteindre son but que si elle était le prologue de la révolution du prolétariat européen".
Certains camarades de l'Opposition communiste ont cependant basé leur appréciation de la révolution russe sur le critère de "l'immaturité" économique.
Le camarade Hennaut, dans son étude sur les "Classes dans la Russie des Soviets" se place sur cette position.
Faisant état des considérations d'Engels, que nous avons déjà commentées au début, Hennaut les interprète comme ayant une signification particulière pouvant s'appliquer à un pays déterminé et non comme se rapportant à toute la société parvenue au terme historique de son évolution.
Engels se trouverait ainsi en contradiction évidente avec ce que Marx disait dans la préface de sa "Critique". Mais de notre commentaire résulte qu'il ne peut en être ainsi.
D'après Hennaut, pour la justification d'une révolution prolétarienne, c'est le facteur économique qui doit prévaloir et non le facteur politique. Il dit ceci : "appliquées à l'époque contemporaine de l'histoire humaine, ces constatations (d'Engels, ndlr) ne peuvent signifier autre chose que la prise du pouvoir par le prolétariat, le maintien et l'utilisation de ce pouvoir à des fins socialistes, n'est guère concevable que là où le capitalisme a préalablement déblayé le chemin du socialisme, c'est-à-dire que là où il a fait surgir un prolétariat industriel nombreux, englobant sinon la majorité, du moins une forte minorité de la population et où il a créé une industrie développée, capable d'imprimer son cachet au développement ultérieur de l'économie toute entière". Plus loin, il soulignera que : "c'était en dernier lieu les capacités économiques et culturelles du pays qui allaient déterminer le sort ultérieur de la révolution russe lorsqu'il s'avéra que les prolétariats non russes n'étaient pas prêts à faire leur révolution. L'état arriéré de la société russe devait ici faire sentir tous ses côtés négatifs". Mais peut-être le camarade Hennaut n'a-t-il pas remarqué que, partir des conditions matérielles pour "légitimer" ou pas une révolution prolétarienne, entraîne irrésistiblement, qu'on le veuille ou non, dans l'engrenage du "socialisme national".
Nous répétons que la condition fondamentale d'existence de la révolution prolétarienne, c'est la continuité de sa liaison en fonction de laquelle doit se définir la politique intérieure et extérieure de l'Etat prolétarien. C'est précisément parce que la Révolution, si elle doit commencer sur le terrain national, ne peut s'y maintenir indéfiniment, quelles que soient la richesse et l'ampleur du milieu national ; c'est parce qu'elle doit s'élargir à d'autres révolutions nationales jusqu'à aboutir à la révolution mondiale, sous peine d'asphyxie ou de dégénérescence, que nous considérons comme une erreur de se fonder sur des prémisses matérielles.
C'est en se rattachant aux mêmes considérations politiques que l'on doit expliquer, en dernière analyse, le "bond" de la révolution russe, par dessus les étapes intermédiaires. La Révolution d'Octobre a démontré que, dans l'époque de l'Impérialisme décadent, le prolétariat ne pouvait s'arrêter à la phase bourgeoise de l'évolution mais devait la dépasser en se substituant à la bourgeoisie incapable de réaliser son programme historique. Pour atteindre cet objectif, les bolcheviks n'avaient nullement à inventorier le capital matériel, les forces productives disponibles, mais bien à évaluer le rapport des classes.
Encore une fois, le saut n'était pas conditionné par des facteurs économiques, mais politiques, tandis qu'il ne pouvait prendre toute sa signification, au point de vue du développement matériel, que par la soudure via la révolution prolétarienne avec la révolution mondiale. L'"immaturité" des pays retardataires, qui impliquait le saut aussi bien que "la maturité" des pays avancés se trouvait ainsi incorporée au même processus de l'évolution mondiale de la lutte des classes.
Lénine a fait justice des reproches adressées aux bolcheviks d'avoir pris le pouvoir : "ce serait une faute irréparable de dire que, puisqu'il y a déséquilibre reconnu entre nos forces économiques et notre force politique, il ne fallait pas prendre le pouvoir ! Pour raisonner ainsi, il faut être aveugle, il faut oublier que cet équilibre n'existera jamais et ne peut pas exister dans l'évolution sociale, non plus que dans l'évolution naturelle et que c'est seulement à la suite de nombreuses expériences, dont chacune prise à part sera incomplète et souffrira d'un certain déséquilibre, que le socialisme triomphant peut être créé par la collaboration révolutionnaire des prolétaires de tous les pays".
Un prolétariat, si "pauvre" soit-il, n'a pas à "attendre" l'action de prolétariats plus "riches" pour faire sa propre révolution. Qu'après celle-ci les difficultés se multiplieront par rapport à celles rencontrées par un prolétariat plus favorisé, c'est l'évidence même, mais l'histoire n'offre pas le choix !
La nature de l'époque historique fait que les révolutions bourgeoises, dirigées par la bourgeoisie, sont révolues. La survivance du capitalisme est devenue un frein au progrès de l'évolution et, par conséquent, un obstacle à l'épanouissement d'une révolution bourgeoise qui se trouve privée de la soupape d'un marché mondial saturé de marchandises. En outre la bourgeoisie ne peut plus s'assurer le concours des masses ouvrières, comme ce fut le cas en 1789, mais comme ce ne fut déjà plus le cas en 1848, en 1871 et en Russie, en 1905.
La révolution d'Octobre fut la saisissante illustration d'un de ces apparents paradoxes de l'histoire, et elle donna l'exemple d'un prolétariat achevant une éphémère révolution bourgeoise, mais obligé d'y substituer ses propres objectifs pour ne pas retomber sous la coupe de l'Impérialisme.
La bourgeoisie russe fut originellement affaiblie par l'hégémonie du capital occidental sur l'économie du pays. Ce dernier, comme prix de soutien au tsarisme, préleva une part importante du revenu national, entravant ainsi le développement des positions économiques de la bourgeoisie.
1905 apparaît comme une tentative de révolution bourgeoise d'où la bourgeoisie est absente. Un prolétariat fortement concentré avait déjà pu se constituer en une force révolutionnaire indépendante, obligeant la bourgeoisie libérale, politiquement incapable, à se maintenir dans le sillage de l'impérialisme autocratique et féodal, mais la révolution bourgeoise de 1905 ne put aboutir à une victoire prolétarienne parce que, bien que surgie de l'ébranlement provoqué par la guerre russo-japonaise, elle ne correspondait pas à une maturation des antagonismes sociaux à l'échelle internationale et qu'aussi le tsarisme put recevoir l'appui financier et matériel de toute la bourgeoisie européenne.
Comme le remarque Rosa Luxembourg : "La révolution de 1905-1907 n'avait trouvé qu'un faible écho en Europe, aussi devait-elle rester un chapitre préliminaire. La suite et la fin étaient liées à l'évolution européenne."
La révolution de 1917 devait éclore dans des conditions historiques plus évoluées.
Dans La révolution prolétarienne, Lénine en a caractérisé les phases successives. Nous ne pouvons mieux faire que de les citer :
La dictature du prolétariat fut l'instrument qui permit, d'une part d'amener la révolution bourgeoise à terme et, d'autre part, de la dépasser. C'est ce qui explique le mot d'ordre des bolcheviks : "la terre aux paysans" contre lequel s'est élevée Rosa Luxembourg, erronément à notre avis.
Avec Lénine, nous disons que "les bolcheviks ont rigoureusement distingué la révolution démocratique bourgeoise de la révolution prolétarienne ; en menant jusqu'au bout la première, ils ont ouvert la porte à la seconde. C'est la seule politique révolutionnaire, la seule politique marxiste."
(A suivre)
[1] En plus de deux notes destinées à éclairer le sens de certains termes, nous avons également ajouté, par rapport au texte original, deux intertitres destinés à en faciliter la lecture.
[2] Terme par lequel Bilan désignait le stalinisme.(ndlr)
[3] Terme par lequel Bilan désigne les "antagonismes" (ndlr).
Liens
[1] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-66-3e-trimestre-1991
[2] https://fr.internationalism.org/tag/geographique/afrique
[3] https://fr.internationalism.org/tag/5/56/moyen-orient
[4] https://fr.internationalism.org/tag/recent-et-cours/guerre-irak
[5] https://fr.internationalism.org/french/rint/118_syndicalisme_revolutionnaire.htm
[6] https://fr.internationalism.org/rinte58/Munis_militant_revolutionnaire.htm
[7] https://www.marxists.org/espanol/m-e/1870s/1873-bakun.htm
[8] https://fr.internationalism.org/rint/120/revolution_russie_1905.htm
[9] https://fr.internationalism.org/rint/120_cgt
[10] https://fr.internationalism.org/rint124/iww_syndicalisme_revolutionnaire.htm
[11] https://fr.internationalism.org/rint125/IWW_syndicalisme_revolutionnaire.htm
[12] https://fr.internationalism.org/tag/5/41/espagne
[13] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/lanarchisme-internationaliste
[14] https://fr.internationalism.org/tag/approfondir/syndicalisme-revolutionnaire
[15] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/question-syndicale
[16] https://fr.internationalism.org/content/revue-internationale-no-67-4e-trimestre-1991
[17] https://fr.internationalism.org/rinte67/congres.htm
[18] http://www.ibrp.org/english/aurora/10/make_poverty_history_make_capitalism_history
[19] https://fr.internationalism.org/tag/courants-politiques/communist-workers-organisation
[20] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/decadence
[21] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/guerre
[22] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/leconomie
[23] https://fr.internationalism.org/rint127/ethique_morale.html
[24] https://fr.internationalism.org/rint127/communisme_periode_de_transition.html
[25] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/gauche-italienne
[26] https://fr.internationalism.org/tag/conscience-et-organisation/courant-communiste-international
[27] https://fr.internationalism.org/tag/questions-theoriques/communisme
[28] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/revolution-proletarienne
[29] https://fr.internationalism.org/tag/heritage-gauche-communiste/dictature-du-proletariat