Des revers pour la bourgeoisie qui ne présagent rien de bon pour le prolétariat

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Il y a plus de trente ans, dans les "Thèses sur la décomposition" (THESES : la décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste) 1, nous avions dit que la bourgeoisie aurait de plus en plus de mal à contrôler les tendances centrifuges de son appareil politique. Le référendum sur le "Brexit" en Grande-Bretagne et la candidature de Donald Trump à la présidence des États-Unis en constituent une illustration. Dans les deux cas, des aventuriers politiques sans scrupules de la classe dominante se servent de la "révolte" populiste de ceux qui ont souffert le plus des bouleversements économiques des trente dernières années pour leur propre auto-glorification.

Le CCI n’a tenu compte que tardivement de la montée du populisme et de ses conséquences. C’est pourquoi nous publions maintenant un texte général sur le populisme 2 qui est toujours en cours de discussion au sein de l’organisation. L’article qui suit tente d’appliquer les principales idées de ce texte de discussion aux situations spécifiques de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Dans une situation mondiale en pleine évolution, il n’a aucune prétention à être exhaustif, mais nous espérons qu’il apportera matière à réflexion et à discussion ultérieure.

Le référendum qui devint incontrôlable

La perte de contrôle par la classe dominante n’a jamais été plus évidente que dans le spectacle de désordre chaotique que nous a offert le référendum sur l’Union européenne en Grande-Bretagne et ses suites. Jamais auparavant, la classe capitaliste britannique n’avait à ce point perdu le contrôle du processus démocratique, jamais auparavant ses intérêts vitaux n’ont été autant à la merci d’aventuriers comme Boris Johnson 3 ou Nigel Farage. 4

Le manque général de préparation aux conséquences d’un Brexit éventuel est une indication de la confusion au sein de la classe dominante britannique. Quelques heures seulement après l'annonce du résultat, les principaux porte-paroles du Leave devaient expliquer à leurs supporters que les 350 millions de livres sterling qu’ils avaient promis d’allouer au NHS 5 si le vote Brexit l’emportait –un chiffre placardé sur tous les autobus de leur campagne– n’étaient en fait qu’une sorte de "faute de frappe". Quelques jours plus tard, Farage a démissionné de son poste de dirigeant de UKIP, laissant tout le pétrin du Brexit entre les mains des autres Leavers ("Sortants") ; Guto Harri, ancien chef de la communication de Boris Johnson, déclarait qu’en fait, "le cœur (de Johnson) n’y était pas" (dans la campagne pour le Brexit), et il y a fort à croire que le soutien de Johnson au Brexit n’était qu’une manœuvre opportuniste et intéressée dans le but de booster sa tentative de s’emparer de la direction du Parti conservateur contre David Cameron ; Michael Gove 6, qui a géré la campagne de Johnson pendant le référendum et devait gérer ensuite sa campagne pour le poste de Premier Ministre (et par ailleurs avait plusieurs fois fait connaître son propre manque d’intérêt pour ce travail), a poignardé Johnson dans le dos, deux heures seulement avant l’échéance de dépôt des candidatures, en se présentant lui-même au prétexte que son ami de toujours, Johnson, n’avait pas les capacités pour remplir la fonction ; Andrea Leadsom 7 s’est lancée dans la course à la direction du Parti conservateur en tant que Leaver convaincue –alors qu’elle avait déclaré trois ans auparavant qu’une sortie de l’UE serait "un désastre" pour la Grande-Bretagne. Le mensonge, l’hypocrisie, la fourberie– rien de tout cela n’est nouveau dans l’appareil politique de la classe dominante, bien sûr. Mais ce qui frappe, au sein de la classe dominante la plus expérimentée du monde, est la perte de tout sens de l’État, de l’intérêt national historique qui prime sur l’ambition personnelle ou les petites rivalités de cliques. Pour trouver un épisode comparable dans la vie des classes dominantes anglaises, il faudrait remonter à la Guerre des Deux-Roses 8 (comme Shakespeare l’a dépeinte dans sa vie de Henry VI), le dernier souffle d’un ordre féodal décadent.

Le manque de préparation de la part du patronat financier et industriel aux conséquences d’une victoire du Leave est tout aussi frappant, surtout étant donné le nombre d'indications selon lesquelles le résultat serait "la chose la plus incertaine qu’on aurait jamais vu de sa vie" (si on peut se permettre de citer le Duc de Wellington après la bataille de Waterloo) 9. L’effondrement de 20 %, puis de 30 %, de la livre sterling par rapport au dollar montre que le résultat "Brexit" n’était pas attendu –et n'avait pas affecté le cours de la livre avant le référendum. On nous a servi le spectacle peu édifiant d’une ruée vers la sortie de la part de banques et d’entreprises cherchant à s’installer, ou carrément déménager, à Dublin ou Paris. La décision rapide de George Osborne 10 de réduire la taxe sur les entreprises à 15 % est clairement une mesure d’urgence pour retenir les entreprises en Grande-Bretagne, dont l’économie est l’une des plus dépendantes du monde des investissements étrangers.

L'Empire contre-attaque

Tout cela étant dit, la classe dominante britannique n’est pas KO. Le remplacement immédiat de Cameron au poste de Premier Ministre (ce qui n’était pas, à l’origine, prévu avant septembre) par Theresa May –une politicienne solide et compétente qui avait fait campagne discrètement pour le Remain ("Rester")– et la démolition par la presse et par les députés conservateurs de ses rivaux, Gove et Leadsom, démontre une capacité réelle de réagir rapidement et de manière cohérente de la part de fractions étatiques dominantes de la bourgeoisie.

Fondamentalement, cette situation est déterminée par l’évolution du capitalisme mondial et par le rapport de forces entre les classes. Elle est le produit d'une dynamique plus générale vers la déstabilisation des politiques bourgeoises cohérentes dans la phase actuelle du capitalisme décadent. Les forces motrices derrière cette tendance vers le populisme ne font pas l'objet de cet article : elles sont analysées dans la "Contribution sur la question du populisme" mentionnée plus haut. Mais ces phénomènes généraux prennent une forme concrète sous l’influence d’une histoire et de caractéristiques nationales spécifiques. De fait, le Parti conservateur a toujours eu une aile "eurosceptique" qui n’a jamais vraiment accepté l’appartenance de la Grande-Bretagne à l’UE et dont les origines peuvent se définir comme suit :

  1. La position géographique de la Grande-Bretagne (et de l’Angleterre avant elle) au large des côtes européennes a toujours fait que la Grande-Bretagne a pu se tenir à distance des rivalités européennes d’une façon qui n’était pas possible pour les États continentaux ; sa taille relativement petite, son inexistence en tant que puissance militaire terrestre, ont fait qu’elle n’a jamais pu espérer dominer l’Europe, comme l’a fait la France jusqu’au XIXe siècle ou l’Allemagne depuis 1870, mais ne pouvait défendre ses intérêts vitaux qu’en jouant les principales puissances les unes contre les autres et en évitant tout engagement auprès d'aucune d’entre elles.

  2. La situation géographique de l'île et son statut de première nation industrielle du monde ont déterminé la montée de la Grande-Bretagne comme impérialisme mondial maritime. Depuis le XVIIe siècle au moins, les classes dominantes britanniques ont développé une vision mondiale qui, encore une fois, leur permet de garder une certaine distance par rapport à la politique purement européenne.

Cette situation changea radicalement suite à la Seconde Guerre mondiale, d’abord parce que la Grande-Bretagne ne pouvait plus maintenir son statut de puissance mondiale dominante, ensuite parce que la technologie militaire (forces aériennes, missiles à longue portée, armes nucléaires) faisait que l’isolement vis-à-vis de la politique européenne n’était plus possible. L’un des premiers à reconnaître ce changement de situation fut Winston Churchill qui, en 1946, appela à la formation des "États-Unis d’Europe", mais sa position n’a jamais été réellement acceptée au sein du Parti conservateur. L’opposition à l’appartenance à l’UE 11 est allée en grandissant au fur et à mesure que l’Allemagne s’est renforcée, surtout depuis que l’effondrement de l’URSS et la réunification allemande en 1990 ont augmenté de façon considérable le poids de l’Allemagne en Europe. Pendant la campagne du référendum, Boris Johnson a fait scandale en comparant la domination allemande au projet hitlérien, mais cela n’avait rien d’original. Les mêmes sentiments, pratiquement avec les mêmes mots, furent exprimés en 1990 par Nicholas Ridley, alors ministre du gouvernement Thatcher. C’est un signe de la perte d’autorité et de discipline dans l’appareil politique d’après-guerre : alors que Ridley fut contraint de quitter immédiatement le gouvernement, Johnson, lui, est devenu membre du nouveau cabinet.

  1. L’ancien statut de première puissance mondiale de la Grande-Bretagne –et la perte de celui-ci– a un impact psychologique et culturel profondément ancré dans la population britannique (y compris dans la classe ouvrière). L’obsession nationale vis-à-vis de la Seconde Guerre mondiale –la dernière fois que la Grande-Bretagne a pu donner l’impression d’agir comme puissance mondiale indépendante– l’illustre à la perfection. Une partie de la bourgeoisie britannique et, encore plus, de la petite-bourgeoisie, n’a toujours pas compris que le pays n’est aujourd’hui qu’une puissance de deuxième, voire de troisième ordre. Beaucoup de ceux qui ont fait campagne pour le Leave semblaient croire que, si la Grande-Bretagne était libérée des "chaînes" de l’UE, le monde entier accourrait acheter des marchandises et des services britanniques –un fantasme qui risque de coûter fort cher à l’économie du pays.

Ce ressentiment et cette colère contre le monde extérieur du fait de la perte de ce statut de puissance impériale sont comparables au sentiment d’une partie de la population américaine face à ce qu’elle perçoit aussi comme la perte de statut des États-Unis (un thème constant des appels de Donald Trump à "faire en sorte que l’Amérique soit de nouveau grande") et leur incapacité à imposer leur domination comme ils ont pu le faire pendant la Guerre froide.

Le référendum : une concession au populisme

Boris Johnson et ses bouffonneries populistes ont été plus spectaculaires, et plus médiatisées, que le personnage de David Cameron, "vieille école", issu de la haute société et "responsable". Mais, en réalité, Cameron est une meilleure indication du degré auquel la désagrégation affecte la classe dominante. Johnson a pu être le principal acteur, mais c’est Cameron qui a fait la mise en scène en utilisant la promesse d’un référendum au profit de son parti, pour gagner les dernières élections parlementaires de 2015. De par sa nature, un référendum est plus difficile à contrôler qu’une élection parlementaire : de ce fait il constitue toujours un pari. 12 Comme un joueur pathologique de casino, Cameron s’est montré parieur récidiviste, d’abord avec le référendum sur l’indépendance écossaise (qu’il a gagné de justesse en 2014), ensuite avec celui sur le Brexit. Son parti, le Parti conservateur, qui s’est toujours présenté comme le meilleur défenseur de l’économie, de l’Union 13 et de la défense nationale, a fini par mettre les trois éléments en péril.

Étant donné la difficulté à manipuler les résultats, les plébiscites sur des questions qui concernent des intérêts nationaux importants représentent en général un risque inacceptable pour la classe dominante. Selon la conception et l’idéologie classiques de la démocratie parlementaire, même sous sa forme décadente de faux-semblant, de telles décisions sont censées être prises par des "représentants élus", conseillés (et mis sous pression) par des experts et des groupes d’intérêts –et non pas par la population dans son ensemble. Du point de vue de la bourgeoisie, c’est une pure aberration de demander à des millions de personnes de décider de questions complexes, telles le Traité constitutionnel de l’UE de 2004, alors que la masse des électeurs ne voulait, voire ne pouvait, ni lire ni comprendre le texte du traité. Pas étonnant alors que la classe dominante ait si souvent obtenu le "mauvais" résultat dans les référendums à propos de tels traités (en France et aux Pays-Bas en 2005, en Irlande au premier referendum sur le Traité de Lisbonne en 2008). 14

Au sein de la bourgeoisie britannique, il y a ceux qui semblent espérer que le gouvernement May réussira le même coup que les gouvernements français et irlandais après leur référendum raté à propos des traités constitutionnels, et qu’il pourra tout simplement ignorer ou contourner le résultat du référendum. Cela nous semble improbable, du moins à court terme, non pas que la bourgeoisie britannique soit plus ardente "démocrate" que ses comparses mais, justement, parce qu’elle a compris que le fait d’ignorer l’expression "démocratique" de la "volonté du peuple" ne fait qu’accréditer les thèses populistes et les rend plus dangereuses.

La stratégie de Theresa May jusqu'ici a donc été de faire contre mauvaise fortune bon cœur en empruntant le chemin du Brexit et en attribuant à trois des Leavers les plus connus la responsabilité de ministères en charge de la tâche complexe du désengagement de la Grande-Bretagne de l'UE. Même la nomination du clown Johnson comme Ministre des Affaires étrangères –accueillie à l’étranger avec un mélange d’horreur, d’hilarité et d’incrédulité– fait sans doute partie de cette stratégie plus vaste. En mettant Johnson sur la sellette des négociations pour quitter l’UE, May s’assure que la "grande gueule" des Leavers soit discréditée par les conditions probablement très défavorables, et qu’il ne puisse jouer le franc-tireur depuis la ligne de touche.

La perception, en particulier de la part de ceux qui votent pour les mouvements populistes en Europe ou aux États-Unis, selon laquelle tout le processus démocratique est une "arnaque" parce que l’élite ne tient pas compte des résultats inopportuns, constitue une vraie menace pour l’efficacité de la démocratie elle-même comme système de domination de classe. Dans la conception populiste de la politique, "la prise de décision directement par le peuple lui-même" est censée contourner la corruption des représentants élus par les élites politiques établies. C’est pourquoi en Allemagne de tels référendums sont exclus par la constitution d’après-guerre, suite à l’expérience négative de la République de Weimar et à leur utilisation dans l’Allemagne nazie. 15

L’élection sortie de piste

Si le Brexit a été un référendum hors de contrôle, la sélection de Trump comme candidat aux présidentielles américaines de 2016 est une élection "sortie de piste". Au départ, personne n’avait pris sa candidature au sérieux : le favori était Jeb Bush, membre de la dynastie Bush, choix préféré des notables républicains et, en tant que tel, capable d’attirer des soutiens financiers importants (ce qui est toujours une considération cruciale dans les élections américaines). Mais, contre toute attente, Trump a triomphé dans les premières primaires et a gagné État après État. Bush s’est éteint comme un pétard mouillé, les autres candidats n’ont jamais été plus que des outsiders et les chefs du Parti républicain se sont trouvés confrontés à la réalité désagréable que le seul candidat ayant une chance de battre Trump était Ted Cruz, un homme considéré par ses collègues au Sénat comme aucunement digne de confiance, uniquement un peu moins égoïste et intéressé que Trump lui-même.

La possibilité que Trump batte Clinton est en soi un signe du degré auquel la situation politique est devenue insensée. Mais déjà sa candidature a répandu une onde de choc à travers tout le système d’alliances impérialistes. Depuis 70 ans, les États-Unis ont été les garants de l’alliance de l’OTAN dont l’efficacité dépend de l’inviolabilité du principe de défense réciproque : une attaque contre l’un est une attaque contre tous. Quand un président américain en puissance met en question l’Alliance nord-atlantique ainsi que la volonté des États-Unis d’honorer ses obligations d’allié –comme Trump l’a fait en déclarant qu’une réponse américaine à une attaque russe contre les États baltes dépendrait, à son avis, du fait que ces derniers aient "payé leur ticket d’entrée"– cela donne froid dans le dos à toutes les bourgeoisies est-européennes directement confrontées à l’État mafieux de Poutine, sans parler des pays asiatiques (le Japon, la Corée du Sud, le Vietnam, les Philippines) qui font confiance aux États-Unis pour les défendre contre le dragon chinois. Presque aussi alarmant est la forte possibilité que Trump ne sache tout simplement pas ce qui se passe, comme l’a suggéré son affirmation selon laquelle il n’y aurait pas de troupes russes en Ukraine (apparemment il ne sait pas que la Crimée est toujours officiellement considérée par tout le monde, sauf par les Russes, comme faisant partie de l’Ukraine).

Mieux encore, Trump a salué le fait que les services russes aient piraté les systèmes informatiques du Parti démocrate et a plus ou moins invité Poutine à faire pire. Il est difficile de dire si cela nuira à Trump, mais cela vaut la peine de rappeler que, depuis 1945, le Parti républicain est farouchement antirusse, est favorable à des forces armées puissantes et à une présence militaire massive à travers le monde, peu importe le coût (c’est l’augmentation colossale des dépenses militaires sous Reagan qui avait vraiment fait exploser le déficit budgétaire).

Ce n’est pas la première fois que le Parti républicain présente un candidat que sa direction considère comme dangereusement extrémiste. En 1964, Barry Goldwater gagna les primaires grâce au soutien de la droite religieuse et de la "coalition conservatrice" -précurseur du Tea Party actuel. À tout le moins son programme était cohérent : réduction drastique du champ d’action du gouvernement fédéral, en particulier de la sécurité sociale, puissance militaire et préparation si nécessaire à l’utilisation d’armes nucléaires contre l’URSS. C’était un programme classique très à droite mais qui ne correspondait pas du tout aux besoins du capitalisme d’État américain, et Goldwater finit par subir une défaite cuisante aux élections, en partie du fait que la hiérarchie du Parti républicain ne l’avait pas soutenu.Trump n’est-il qu’un Goldwater bis ? Pas du tout, et les différences sont instructives. La candidature de Goldwater représentait une prise en main du Parti républicain par le "Tea Party" de l‘époque ; celui-ci fut marginalisé pendant des années à la suite de la défaite électorale écrasante de Goldwater. Ce n’est un secret pour personne qu’au cours des deux dernières décennies, cette tendance a fait son retour et a fait une tentative plus ou moins réussie de prendre le contrôle du GOP 16. Cependant, ceux qui soutenaient Goldwater étaient, dans le sens le plus vrai du terme, "une coalition conservatrice" ; ils représentaient une véritable tendance conservatrice aux États-Unis, dans une Amérique en train de connaître de profonds changements sociaux (le féminisme, le Mouvement pour les Droits civiques, le début d’une opposition à la guerre au Vietnam et l’effondrement des valeurs traditionnelles). Bien que beaucoup de "causes" du Tea Party soient les mêmes que celles de Goldwater, le contexte ne l’est pas : les changements sociaux auxquels Goldwater s’opposait ont eu lieu, et le Tea Party n’est pas tant une coalition de conservateurs qu’une alliance réactionnaire hystérique.

Ceci créé des difficultés croissantes pour la grande-bourgeoisie qui n’a cure de ces questions sociales et "culturelles" et, fondamentalement, a des intérêts dans la force militaire américaine et le libre commerce dont elle tire ses profits. C’est devenu un truisme de dire que quiconque se présente aux primaires républicaines doit s’avérer "irréprochable" sur toute une série de questions : l’avortement (il faut être "pour la vie"), le contrôle des armes (il faut être contre), le conservatisme fiscal et des impôts plus bas, contre l’Obamacare (c’est du socialisme, il doit être aboli : en fait, Ted Cruz avait justifié en partie sa candidature par le battage fait autour de son obstruction à l’Obamacare au Sénat), le mariage (une institution sacrée), contre le Parti démocrate (si Satan avait un parti, ce serait lui). Aujourd’hui, en l’espace de quelques mois, Trump a éviscéré le Parti républicain. C’est un candidat sur qui "on ne peut pas compter" concernant l’avortement, le contrôle des armes, le mariage (lui-même marié trois fois) et qui, dans le passé, a donné de l’argent au diable lui-même, Hillary Clinton. De plus, il propose d’augmenter le salaire minimum, veut maintenir au moins en partie l’Obamacare, veut revenir à une politique étrangère isolationniste, laisser le déficit budgétaire s’envoler et expulser 11 millions d’immigrants illégaux dont le travail bon marché est vital pour les affaires.

Comme les conservateurs en Grande-Bretagne avec le Brexit, le Parti républicain –et potentiellement toute la classe dominante américaine– s’est retrouvé avec un programme complètement irrationnel du point de vue des intérêts de classe impérialistes et économiques.

Les implications

La seule chose que nous pouvons affirmer avec certitude, c’est que le Brexit et la candidature de Trump ouvrent une période d’instabilité croissante à tous les niveaux : économique, politique et impérialiste. Sur le plan économique, les pays européens –qui représentent, ne l’oublions pas, une partie importante de l’économie mondiale et le plus grand marché unique– connaissent déjà une fragilité : ils ont résisté à la crise financière de 2007-08 et à la menace d’une sortie de la Grèce de la zone Euro, mais ils n’ont pas surmonté ces situations. La Grande-Bretagne reste l’une des principales économies européennes et le long processus pour se défaire de ses liens avec l’Union européenne contiendra beaucoup d’imprédictibilité, ne serait-ce que sur le plan financier : personne ne sait, par exemple, quel effet aura la Brexit sur la City de Londres, centre européen majeur pour les banques, les assurances et les actions boursières. Politiquement, le succès du Brexit ne peut qu’encourager et apporter plus de crédit aux partis populistes du continent européen : l’an prochain ont lieu les élections présidentielles en France où le Front national de Marine Le Pen, parti populiste et anti-européen, est maintenant le plus grand parti politique en termes de voix. Les gouvernements des principales puissances d’Europe sont partagés entre le désir que la séparation de la Grande-Bretagne se fasse en douceur et aussi facilement que possible, et la peur que toute concession à celle-ci (comme par exemple l’accès au marché unique en même temps que des restrictions sur le mouvement des populations) donne des idées à d’autres, notamment à la Pologne et à la Hongrie. Il est pratiquement certain que la tentative de stabiliser la frontière sud-est de l’Europe en intégrant des pays de l’ex-Yougoslavie va être stoppée. Ce sera plus difficile pour l’Union européenne de trouver une réponse unifiée au "coup d’État démocratique" d’Erdogan en Turquie et à son utilisation des réfugiés syriens comme pions dans un vil jeu de chantage.

Bien que l’Union européenne n’ait jamais été elle-même une alliance impérialiste, la plupart de ses membres sont également membres de l’OTAN. Tout affaiblissement de la cohésion européenne rend donc probable un effet destructeur sur la capacité de l’OTAN à contrer la pression russe sur son flanc oriental, déstabilisant encore plus l’Ukraine et les États baltes. Ce n’est un secret pour personne que la Russie finance depuis un certain temps le Front national en France et qu’elle utilise, sinon finance, le mouvement PEGIDA en Allemagne. Le seul qui sorte gagnant du Brexit est en fait Vladimir Poutine.

Comme on l’a dit plus haut, la candidature de Trump a déjà affaibli la crédibilité des États-Unis. L’idée de Trump comme président ayant le doigt posé sur le bouton nucléaire est, il faut le dire, une perspective effrayante 17. Mais comme nous l’avons dit de nombreuses fois, l’un des principaux éléments de la guerre et de l'instabilité aujourd’hui est la détermination des États-Unis à maintenir leur position impérialiste dominante contre tout nouveau venu, et cette situation restera inchangée quel que soit le président.

Rage against the machine”18

Boris Johnson et Donald Trump ont plus en commun qu’une "grande gueule". Ce sont tous deux des aventuriers politiques, dénués de tout principe et de tout sens de l’intérêt national. Tous deux sont prêts à toutes les contorsions pour adapter leur message à ce que leur audience veut entendre. Leurs bouffonneries sont enflées par les médias jusqu’à ce qu’elles semblent plus vraies que nature mais, en réalité, ce sont des non-entités, rien que les porte-paroles au moyen desquels les perdants de la mondialisation hurlent leur rage, leur désespoir et leur haine des riches élites et des immigrants qu’ils tiennent pour les responsables de leur misère. C’est ainsi que Trump s’en tire avec les arguments les plus outrageux et contradictoires : ses supporters s’en fichent tout simplement, il dit ce qu’ils veulent entendre.

Cela ne veut pas dire que Johnson et Trump sont pareils, mais ce qui les distingue a moins à voir avec leur caractère personnel qu’avec les différences entre les classes dominantes auxquelles ils appartiennent : la bourgeoisie britannique a joué un rôle majeur sur la scène mondiale depuis des siècles tandis que la phase de "flibustier" égocentrique et effrontée de l’Amérique n’a véritablement pris fin qu’avec la défaite que Roosevelt a imposée aux isolationnistes et l’entrée dans la Seconde Guerre mondiale. Des fractions importantes de la classe dominante américaine restent profondément ignorantes du monde extérieur, sont dans un état, on est presque tenté de dire, d'adolescence attardée.

Les résultats électoraux ne seront jamais une expression de la conscience de classe, néanmoins ils peuvent nous donner des indications quant à l’état du prolétariat. Que ce soit le référendum sur le Brexit, le soutien à Trump aux États-Unis, au Front national de Marine Le Pen en France, ou aux populistes allemands de PEGIDA et d'Alternative für Deutschland, tous les chiffres concordent pour suggérer que là où ces partis et mouvements gagnent le soutien des ouvriers, c’est parmi ceux qui ont souffert le plus des changements opérés dans l’économie capitaliste au cours des quarante dernières années, et qui ont fini par conclure –de façon pas tout à fait déraisonnable après des années de défaites et d’attaques sans fin contre leurs conditions d’existence par des gouvernements de gauche comme de droite– que le seul moyen de faire peur à l’élite dirigeante est de voter pour des partis qui sont de toute évidence irresponsables, et dont la politique est un anathème pour cette même élite. La tragédie, c’est que ce sont précisément ces ouvriers qui ont été parmi les plus massivement engagés dans les luttes des années 1970.

Un thème commun aux campagnes du Brexit et de Trump est que "nous" pouvons "reprendre le contrôle". Peu importe que ce "nous" n’ait jamais eu de contrôle réel sur sa vie ; comme un habitant de Boston en Grande-Bretagne le disait : "nous voulons simplement que les choses redeviennent ce qu’elles étaient". Quand il y avait des emplois, et des emplois avec des salaires décents, quand la solidarité sociale dans les quartiers ouvriers n’avait pas été brisée par le chômage et l’abandon, quand le changement apparaissait comme quelque chose de positif et avait lieu à une vitesse raisonnable.

Sans aucun doute, il est vrai que le vote Brexit a provoqué une atmosphère nouvelle et déplaisante en Grande-Bretagne, dans laquelle les gens ouvertement racistes se sentent plus libres de sortir du bois. Mais beaucoup –probablement la grande majorité– de ceux qui ont voté Brexit ou Trump pour arrêter l’immigration ne sont pas franchement racistes, ils souffrent plutôt de xénophobie : peur de l'étranger, peur de l’inconnu. Et cet inconnu, c’est fondamentalement l’économie capitaliste elle-même, qui est mystérieuse et incompréhensible parce qu’elle présente les rapports sociaux dans le processus de production comme s’ils étaient des forces naturelles, aussi élémentaires et incontrôlables que le temps qu’il fait mais dont les effets sur la vie des ouvriers sont encore plus dévastateurs. C’est une ironie terrible, dans cette époque de découvertes scientifiques où plus personne ne pense que le mauvais temps est causé par des sorcières, que des gens soient prêts à croire que leurs malheurs économiques proviennent de leurs compagnons d'infortune que sont les immigrants.

Le danger qui est devant nous

Au début de cet article, nous nous sommes référés à nos "Thèses sur la décomposition", rédigées il y a pratiquement trente ans, en 1990. Nous conclurons en les citant :

"(…) il importe d'être particulièrement lucide sur le danger que représente la décomposition pour la capacité du prolétariat à se hisser à la hauteur de sa tâche historique (…)

Les différents éléments qui constituent la force du prolétariat se heurtent directement aux diverses facettes de cette décomposition idéologique :

  • l'action collective, la solidarité, trouvent en face d'elles l'atomisation, le "chacun pour soi", la "débrouille individuelle";

  • le besoin d'organisation se confronte à la décomposition sociale, à la déstructuration des rapports qui fondent toute vie en société;

  • la confiance dans l'avenir et en ses propres forces est en permanence sapée par le désespoir général qui envahit la société, par le nihilisme, par le "no future";

  • la conscience, la lucidité, la cohérence et l'unité de la pensée, le goût pour la théorie, doivent se frayer un chemin difficile au milieu de la fuite dans les chimères, la drogue, les sectes, le mysticisme, le rejet de la réflexion, la destruction de la pensée qui caractérisent notre époque."

Nous sommes concrètement face à ce danger aujourd’hui.

La montée du populisme est dangereuse pour la classe dominante parce qu’elle menace sa capacité à contrôler son appareil politique et à maintenir la mystification démocratique, qui est l’un des piliers de sa domination sociale. Mais elle n’offre rien au prolétariat. Au contraire, c’est précisément la faiblesse du prolétariat, son incapacité à offrir une autre perspective au chaos menaçant le capitalisme, qui a rendu possible la montée du populisme. Seul le prolétariat peut offrir une voie de sortie à l’impasse dans laquelle la société se trouve aujourd’hui et il ne sera pas capable de le faire si les ouvriers se laissent prendre par les chants de sirènes de démagogues populistes qui promettent un impossible retour à un passé qui, de toutes façons, n’a jamais existé.

Jens, août 2016.


1 Republiées en 2001 dans la Revue internationale n° 107

2Voir ce numéro de la Revue internationale.

3Boris Johnson, membre du Parti conservateur et ancien maire de Londres. Un des principaux porte-paroles du "Leave" (c’est-à-dire "quitter", dénomination de la campagne pour sortir de l’UE).

4Nigel Farage, dirigeant du Parti pour l'indépendance du Royaume-Uni (United Kingdom Independence Party – UKIP). UKIP est un parti populiste fondé en 1991 et qui fait campagne principalement sur les thèmes de la sortie de l’UE et l’immigration. Paradoxalement, il a 22 membres au Parlement européen ce qui en fait le principal parti britannique représenté au Parlement.

5NHS : National Health Service – la sécurité sociale britannique.

6Membre du Parti conservateur et Ministre de la Justice dans le gouvernement Cameron.

7Membre du Parti conservateur et Ministre de l’Énergie dans le gouvernement Cameron. Aujourd’hui Secrétaire d’État à l’Environnement.

8Guerre civile entre clans aristocratiques de York et Lancastre pendant le XVe siècle en Angleterre.

9Il est vrai que le Trésor britannique et les instances de l’UE ont fait quelques efforts pour préparer un "Plan B” en cas de victoire du Brexit. Néanmoins, il est clair que ces préparatifs furent inadéquats et, surtout, que personne ne s’attendait à ce que le Leave gagne au référendum. Ceci était même vrai pour le camp du Leave lui-même. Il semblerait que Farage ait concédé la victoire au Remain à une heure la nuit du référendum, pour découvrir à son grand étonnement le matin suivant que le Remain avait perdu.

10Membre du Parti conservateur et Ministre des Finances dans le gouvernement Cameron.

11La Grande-Bretagne est entrée dans la Communauté économique européenne (CEE) sous un gouvernement conservateur en 1973. L’adhésion fut confirmée par un référendum appelé en 1975 par un gouvernement travailliste.

12Cela vaut la peine de rappeler que Margaret Thatcher est restée plus de dix ans au pouvoir sans avoir jamais gagné plus de 40 % des voix lors des élections parlementaires.

13C’est à dire l’Union, au sein du Royaume-Uni, de l’Angleterre, du Pays de Galles, de l’Écosse et de l’Irlande du Nord.

14 À la suite de résultats contraires à leur volonté, les gouvernements européens ont laissé tomber le Traité constitutionnel, tout en en gardant l’essentiel, en modifiant tout simplement les accords existants via le Traité de Lisbonne de 2007.

15Il faut ici faire une distinction concernant les référendums : dans des États comme la Suisse ou la Californie, ils font partie d’un processus historiquement établi.

16Grand Old Party (le "Grand Vieux Parti"), nom familier pour désigner le Parti républicain, remontant au XIXe siècle.

17 L’une des raisons de la défaite de Goldwater est qu’il avait déclaré être prêt à utiliser l’arme nucléaire. La campagne de Johnson en réponse au slogan de Goldwater : "In your heart, you know he’s right" ("Dans ton cœur, tu sais qu’il a raison") avait pour slogan : "In your guts, you know he’s nuts" ("Par instinct, tu sais qu’il est fou").

18 Groupe de rap américain connu pour ses prises de position anarchisantes et anti-capitaliste. Le titre est ironique.

 

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Le populisme