Jungles de Calais: l’inhumanité du capitalisme

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La banalisation des conditions inhumaines vécues par les migrants avait fini par faire disparaître les “jungles” de Calais des colonnes de la presse française. Mais cet été, les voilà revenues à la “Une” de l’actualité. Alors que l’Europe dresse sur ses côtes sud des murs qu’elle espère infranchissables pour repousser les nombreux demandeurs d’asile qui viennent y chercher refuge, sur les côtes nord de l’espace Schengen, l’Angleterre tente elle aussi de repousser les migrants, attirés par “l’Eldorado” britannique. L’Angleterre a en effet l’atout d’offrir des conditions plus aisées qu’ailleurs pour le développement de l’emploi illégal et l’exploitation sans limites des immigrés clandestins.

Le dernier obstacle pour entrer dans ce “paradis”, c’est la Manche, qu’il faut franchir caché dans des camions, dans les soutes des ferries ou à pied dans le tunnel ferroviaire, avec peu d’espoir de réussite et beaucoup de risques d’y laisser la vie. Ils sont 1500 à 2000 à tenter chaque nuit de pénétrer sur le site du tunnel, repoussés par 470 policiers et 200 gardiens privés embauchés par la société qui gère Eurotunnel. Après des échecs successifs, ces misérables repartent dans la “new jungle”, un campement de fortune situé à deux heures et demi de marche. La “new jungle” regroupe les précédents campements médiatiquement démantelés. Elle a un peu plus éloigné les réfugiés des lieux stratégiques pour passer en Angleterre : les zones de fret, près du port et surtout, du tunnel. Désormais, trois à cinq mille migrants s’entassent dans des tentes et dans des abris construits avec les “kits cabane” (du bois et de la toile) fournis par les associations humanitaires à qui l’État délègue la gestion de la survie et des fragiles équilibres de cette communauté de désespérés.

Pourquoi ce soudain regain de publicité ? Partant par milliers à l’assaut de la Manche par le tunnel ferroviaire, de nombreux migrants sont refoulés et pour ceux qui franchissent les barrières de barbelés qui s’accumulent (jusqu’à quatre rangées à certains endroits), le pire finit par arriver. Les morts par électrocution, par étouffement dans une valise (sic), ou écrasés par les camions de fret ont rappelé à beaucoup que la région de Calais reste un lieu où la “misère du monde” – que craignait tant Michel Rocard 1 – s’accumule dans des conditions particulièrement horribles.

On pourrait ainsi croire que la mort violente de dizaines de migrants dans des conditions atroces est la cause de cette récente médiatisation mais il n’en est rien. La tragédie du tunnel n’est en fait qu’un prétexte pour relancer et exploiter une intense campagne d’intoxication idéologique.

Ce battage vise à semer la peur de l’autre, “de l’étranger” pour, finalement, ligoter les ouvriers aux intérêts du capital national. L’État et sa presse cherchent à diffuser l’image effrayante et menaçante de ses rues “envahies” de mendiants en haillons susceptibles “d’agresser” ou de “voler les honnêtes citoyens”, pour créer un climat d’insécurité et susciter des réflexes de xénophobie qui n’est qu’une tentative de semer la division au sein du prolétariat. Récemment, le directeur du port de Calais saluait avec émotion, dans une interview sur Europe 1, la “patience des Calaisiens” face à une “invasion des rues de la Ville-aux-Bourgeois” 2.

Mais cette opposition des “sauvages” contre les “civilisés”, au nom d’une prétendue défense des “citoyens” contre “les envahisseurs étrangers” s’inscrit dans une campagne idéologique plus large, à l’échelle nationale et internationale. La xénophobie, la méfiance, la peur et finalement le rejet de l’étranger sont un poison idéologique violent que la bourgeoisie sait toujours très bien manipuler. Ces campagnes ne cessent ainsi d’être alimentées sur un ton alarmant, une marée humaine risquant prétendument de déferler en Europe et causer les pires tourments, comme si les effets de la crise historique du capitalisme étaient la faute de ces migrants fuyant la misère et la guerre. C’est aussi une manière de réduire la classe ouvrière des “pays riches” à l’impuissance avec l’idée que les conditions d’existence pourraient être pires si elle ne se résigne pas à défendre les intérêts nationaux face aux migrants.

La peur du “misérable” que la bourgeoisie cherche à introduire dans les consciences 3 se double par ailleurs de la colère contre l’étranger d’Outre-Manche : on s’en prend à cette perfide Albion qui ne joue pas le jeu de la “coopération internationale”, cet Anglais qui refuse de “prendre sa part” à la gestion du phénomène. Finalement, tout cela serait aussi de sa faute et de son égoïsme. Cette misère serait plus tolérable s’il acceptait lui aussi d’assumer un peu plus équitablement cette “invasion barbare”.

En occultant les causes de ce drame aussi bien que les situations inhumaines qu’il provoque au quotidien, la bourgeoisie se dédouane et dédouane complètement son système, en faisant porter la responsabilité de la situation sur des questions “techniques”, en réduisant le problème migratoire à ses lois répressives. Mais son cynisme va plus loin. Dans son hypocrisie, elle cherche à montrer sa “bonne volonté humanitaire” en “organisant” l’hébergement des candidats au passage dans des locaux réaffectés pour l’occasion et pour les moins chanceux, dans la “new jungle”. Et d’un autre côté, elle exalte le sentiment nationaliste dans les populations, non seulement locales mais aussi à l’échelle nationale et internationale pour empêcher la réflexion sur les causes de tout cela et remettre en question l’incurie et la barbarie d’un système qui fait que des centaines de milliers de personnes n’ont pas d’autre choix que de partir de chez elles et s’embarquer dans une aventure dangereuse à l’issue le plus souvent dramatique.

Exemple frappant : contrainte de dérouler les barbelés et de planter des vigiles tout autour, obligée de faire ralentir ou arrêter les trains pendant que les cadavres sont évacués, la société Eurotunnel présente la facture et réclame son dû à l’État français : 9,7 millions d’euros de perte d’exploitation pour le premier semestre 2015. Au milieu de cette cohue, la logique primaire du capitalisme se fait toujours entendre et nous rappelle au final que c’est elle qui est au cœur du problème.

GD, 13 août 2015

 

1 Michel Rocard, alors Premier ministre, avait déclaré dans l’émission 7/7 d’Anne Sinclair sur TF1 : “je pense que nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde, que la France doit rester ce qu’elle est : une terre d’asile politique …), mais pas plus. Ses déclarations plus nuancées un an plus tard devant la CIMAISE, ajoutant que la France devait “prendre sa part”, lui auront permis de sauver la face, mais le fond de sa pensée, traduisant celui de la bourgeoisie tout entière, avait déjà été publiquement exposé.

2 Evocation patriotique d’un épisode de la guerre de Cent Ans en 1347 où, suite à l’invasion des troupes anglaises et après dix mois de siège, des notables de la ville se sont livrés au roi d’Angleterre afin de préserver la cité de la destruction. Cet épisode a été illustré par une sculpture célèbre de Rodin qui trône au centre de la ville.

3 Face à cette campagne cherchant à saper les fondements de la solidarité ouvrière, on a vu, selon plusieurs sources, se manifester des élans spontanés parmi la population locale, hors des actions caritatives des ONG, pour fournir aux migrants de l’eau, de la nourriture, des couvertures...

 

 

Rubrique: 

Migrants et réfugiés, victimes du déclin du capitalisme