Histoire du Parti socialiste en France – 1878-1920 (Partie III): le parti face à la question syndicale

Afficher une version adaptée à l'édition sur imprimante

p { margin-bottom: 0.21cm; }a.sdfootnoteanc { font-size: 57%; } A peine le Parti socialiste était-il péniblement unifié en France que le mouvement ouvrier était traversé par une nouvelle crise provoquant une profonde fracture en son sein : le divorce entre le parti et les syndicats.

La Charte syndicale issue du Congrès d’Amiens en 1906 officialisa la séparation complète entre le PS et les syndicats, entre l’action politique et l’action revendicative. Elle proclamait solennellement : “En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérales n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale”. Cette “indépendance” traduisait une méfiance qui visait à prendre des distances par rapport au gouvernement “socialiste-bourgeois” de Millerand et Waldeck-Rousseau. mais elle exprimait également une méfiance profonde envers les partis politiques, particulièrement envers les guesdistes.

Cette orientation était le résultat de plusieurs facteurs importants :

– Le poids de l’anarchisme dans la société française hérité de la faiblesse du prolétariat industriel, du poids de l’artisanat et de la petite industrie marqué, comme lors de la Commune, par l’idéologie petite-bourgeoise proudhonienne ou bakouniniste. Le syndicalisme, avec sa structure fédéraliste et corporatiste, servait précisément de refuge de prédilection aux anarchistes, exclus de l’Internationale et fragilisés par les “lois scélérates” de 1896 prises à leur encontre après une série d’attentats. Le syndicat était par ailleurs un terreau fertile pour développer l’activisme et l’immédiatisme profondément ancrés dans leurs conceptions ;

– Le développement du syndicalisme, et le syndicalisme révolutionnaire en particulier, était aussi une réponse face à la collaboration de classe défendue par la droite du PS et sa politique de plus en plus opportuniste de votes de confiance aux ministères bourgeois. A cet égard, même si l’aile réformiste du parti, à l’image de Jaurès, adopta une attitude nettement plus conciliante et conciliatrice que celle des guesdistes envers l’action syndicale, elle suscita une même attitude de méfiance et de rejet de la part des syndicalistes révolutionnaires ;

– Les guesdistes portent également une lourde responsabilité dans le développement du rejet du combat politique par les syndicats. Trente ans de relations conflictuelles et de tensions ont poussé beaucoup de syndicalistes combatifs à se détourner de la lutte politique et à se réfugier sur le terrain du syndicalisme révolutionnaire.

Les erreurs du guesdisme

Si le POF, lors de son Congrès de fondation en 1879 à Marseille, considérait encore que “l’appropriation collective de tous les instruments de travail et force de production doit être poursuivie par tous les moyens possibles”, il allait rapidement affirmer que le syndicat ne pouvait être qu’un appendice du parti. La base théorique des maladresses guesdistes sur le terrain syndical apparaissait avec clarté au Congrès de Lille en 1890 : il fallait adhérer aux syndicats, disaient-ils, “pour y répandre l’idée socialiste et y recruter des adhérents au programme et à la politique du Parti”. Fréquemment, dans les départements, les fonctions de direction politique et syndicale étaient assurées par les mêmes personnes et leurs Congrès étaient confondus. De même, la Fédération des Syndicats créée en 1886 par les guesdistes ne faisait que vivoter lorsque ces derniers se retirèrent en 1894 après une tentative manquée pour imposer leurs vues.

Surtout, même si de nombreux guesdistes surent apparaître dans les années 1880-90 comme de vrais animateurs des grèves, leur tendance de plus en plus prononcée à abandonner le terrain des grèves et des luttes revendicatives au profit du terrain électoral suscita un sentiment de méfiance, d’opposition, voire d’hostilité à leur égard qui fut le terreau du syndicalisme révolutionnaire pour la lutte de classe. Il est difficile de dissocier les erreurs politiques de Guesde et ses nombreuses confusions théoriques dans l’assimilation des principes et la défense du marxisme de son attitude dogmatique, sectaire et cassante envers l’action syndicale, ainsi que de ses dérives opportunistes de plus en plus marquées. Ces attitudes toujours plus ambiguës par rapport aux grèves(1) sont à mettre en parallèle avec un enfermement chaque fois plus prononcé dans la sphère électoraliste et parlementaire. Ainsi, en 1896, Guesde s’opposa totalement au Congrès de Londres qui, sous l’influence de l’Internationale, chercha à créer un regroupement syndical à l’échelle internationale, déclarant qu’il ne pouvait s’agir d’un Congrès syndical mais d’un Congrès socialiste : “L’action corporatiste se cantonne sur le terrain bourgeois, elle n’est pas forcément socialiste. (…) Ce n’est pas de l’action corporatiste qu’il faut attendre la prise de possession des moyens de production. Il faut d’abord prendre le gouvernement qui monte la garde autour de la classe capitaliste. Ailleurs, il y a mystification ; plus : il y a trahison”. Au départ, cette réaction semble justifiée dans le cadre de la critique des limites du corporatisme et du syndicalisme mais ses positions l’amènent à se centrer sur le terrain électoral, et surtout à alimenter ses confusions sur la prise du pouvoir où il est incapable de tirer les mêmes enseignements que Marx de l’écrasement de la Commune : il ne s’agit en effet pas de s’emparer de l’État bourgeois mais de le détruire. Ceci, combiné avec la vision jacobine et patriotarde (évoquée dans un précédent article), allait l’entraîner inexorablement vers la participation comme ministre d’un gouvernement bourgeois et aux trahisons qu’il pensait dénoncer et traquer.

Les guesdistes prenaient également résolument position contre le principe de la grève générale qui, sous l’influence des anarchistes, fut adoptée à une large majorité au Congrès de Nantes en 1894,(2) ce qui provoqua une scission des guesdistes et l’abandon définitif du terrain syndical sur lequel ils avaient perdu tout contrôle. Guesde et ses partisans partaient d’un point de vue juste : la notion de grève générale conçue à la fois comme une “recette anarchiste” et comme un but en soi, un moyen d’“exproprier les capitalistes”, revenait à faire, dans la tradition anarchiste, l’impasse sur l’État bourgeois. Le guesdisme mettait au contraire en avant la notion de “conquête politique du pouvoir” nécessaire pour le prolétariat. Mais à leurs préoccupations et arguments justifiés se mêlait une vision sectaire et confuse conjuguée à de lourdes erreurs de méthode, finissant par négliger puis nier le rôle de la lutte revendicative comme facteur essentiel de l’action prolétarienne. Guesdistes et anarchistes se rejoignaient d’ailleurs dans l’adhésion, plus ou moins explicite et consciente à la “loi d’airain des salaires” de Lassalle. Cela permet de comprendre comment les guesdistes sont passés d’interventions brutales et de revendications maximalistes dans les mouvements revendicatifs à une politique d’abandon de l’intervention.

On est bien loin de l’attitude de Rosa Luxemburg qui, tout en rappelant la lutte des marxistes depuis Engels contre la vision abstraite de la grève générale, ne se contenta pas de défendre dogmatiquement cette position classique et comprit que les conditions pour poser le problème avaient évolué en 25 ans. Elle su ainsi discerner dans la révolution russe de 1905 un phénomène nouveau qui démontrait concrètement comment, dans la pratique du mouvement révolutionnaire pouvait être dépassée la fausse opposition entre luttes revendicatives et luttes politiques : la grève de masse(3). L’attitude des guesdistes n’a au contraire fait que pousser les syndicats à se jeter dans les bras soit de l’anarchisme, soit du réformisme et de la collaboration de classe.

Le syndicalisme révolutionnaire et l’influence de l’anarchisme dans le mouvement syndical

Tous ces éléments n’ont fait qu’alimenter un climat de méfiance et d’incompréhension réciproque et cela n’a abouti qu’à affaiblir, diviser et désunir profondément le mouvement ouvrier. A ce niveau, le syndicalisme a pu s’orienter vers le syndicalisme révolutionnaire qui fut alors une réponse prolétarienne face à l’opportunisme du parti : “Le syndicalisme révolutionnaire a été le résultat direct et inévitable de l’opportunisme, du réformisme et du crétinisme parlementaire”(4). Mais ce fut aussi une réponse partielle et schématique, incapable de saisir dans toute sa complexité la période charnière du début du XXème siècle et ce fut une réaction elle aussi fortement entachée d’opportunisme(5). Il fut ainsi à la fois l’expression et un facteur actif de l’influence de l’idéologie anarchisante prônant la méfiance systématique envers toute organisation politique du prolétariat, voire même une théorisation de “l’anti-partidisme”. Comme le disait Trotsky : “Le syndicalisme révolutionnaire s’efforçait de donner une expansion aux besoins de l’époque révolutionnaire qui approchait. Mais des erreurs politiques fondamentales (celles même de l’anarchisme) rendaient impossible la création d’un solide noyau révolutionnaire, bien soudé idéologiquement et capable de résister effectivement aux tendances patriotiques et réformistes”(6).

Cela a poussé parti et syndicats à persévérer et s’enfoncer dans leurs dérives, dans une même pratique opportuniste alimentée par leurs confusions politiques et déformations idéologiques. Leurs incompréhensions et leurs erreurs ont développé les travers, les faiblesses vers lesquels ils tendaient “naturellement” pour parvenir, finalement, dans leur immense majorité, aux mêmes trahisons.

On ne peut pas passer sous silence dans cette dérive tragique, le rôle négatif de la direction prise par la IIème Internationale sous l’emprise de ses dérives opportunistes, notamment au sein de la social-démocratie allemande. Il faut noter l’influence très importante des thèses révisionnistes de Bernstein sur le comportement pratique de Millerand et sa décision d’entrer dans le gouvernement bourgeois de Waldeck-Rousseau. Mais l’attitude affinitaire de Kautsky pour protéger son “ami” Bernstein des attaques de la gauche révolutionnaire du parti et les critiques envers le routinisme du parti, la censure qui a prévalu dans le parti contre la brochure de Rosa Luxemburg, l’odieuse campagne diffamatoire et le tombereau de calomnies qui ont été déversées sur elle et la gauche, traduisaient, au nom de la défense de l’orthodoxie et de l’unité du parti, avant tout la perte, l’abandon de l’esprit de combat et des valeurs morales qui ont joué un rôle central déterminant dans son évolution et sa trahison ultérieure.

Forces et faiblesses des Bourses du travail et de la CGT

Il faut brièvement évoquer ici comment le syndicalisme naissant en France a évolué vers le syndicalisme révolutionnaire, ainsi que ses forces et ses faiblesses. Alors qu’une loi de mars 1872 frappait encore de prison l’affiliation à toute association ayant pour but “de provoquer à la suspension du travail, à l’abolition du droit de propriété, de la famille, de la religion ou du libre exercice des culte”, en 1876 fut organisé à Paris un Congrès rassemblant 151 organisations représentant des métiers ou des professions : l’accent fut mis sur l’association coopérative, sur l’apprentissage et l’enseignement professionnel. Mais le Congrès était encore réticent sur le recours à la grève. Les premiers regroupements syndicaux avant la création des Bourses de Travail et de la CGT n’avaient souvent qu’une vie éphémère. Les Bourses du travail n’avaient d’ailleurs rien de révolutionnaires car leur projet était conçu à l’origine comme un simple bureau de placement des ouvriers, assuré par les syndicats. Mais les années 1878 à 1882 furent marquées par une poussée importante des grèves dures, notamment dans les régions les plus industrialisées. Sous cette pression, à l’attachement aux conceptions anciennes s’opposa un nouveau mouvement syndical témoignant d’un renouvellement par la base des organisations ouvrières. Sous l’impulsion de l’anarchiste Pelloutier, les Bourses se regroupèrent en Fédération dont il devint, en 1892, le premier secrétaire. Ces Bourses étaient devenues des lieux de réunion mais elle furent aussi, au moyen des conférences et des cours du soir, un des premiers supports de l’éducation ouvrière.

De 1892 à 1902, les Bourses du travail se développèrent rapidement. Leur succès, aussi lié au progrès de la syndicalisation parallèle au sein de la CGT créé en 1894, était dû au fait qu’elles étaient considérées comme des expressions et des organisations unitaires de la classe ouvrière. Au Congrès de Montpellier, en 1902, après la mort de Pelloutier, la fédération des Bourses du travail s’effaça et ses organisations s’intégrèrent à la CGT.

Le courant syndicaliste-révolutionnaire était déjà majoritaire dans les Bourses du travail qui se sont développées non dans le cadre de l’usine ou de la corporation mais sur une base géographique et en concentrant toutes les énergies d’une région. Une organisation locale comme la Bourse permettait d’animer une vie prolétarienne d’autant plus féconde qu’elle facilitait le dépassement des limites corporatistes, catégorielles ou sectorielles. Même, si sa structuration était fédérative, cela n’excluait pas une certaine volonté de centralisation.

Cela dit, l’influence très forte de l’anarchisme dans la CGT s’exerçait également à travers deux autres principes idéologiques adoptés par le syndicat : d’une part, comme on l’a vu plus haut, par le recours à la “grève générale”. D’autre part, la théorisation du recours à l’action directe était sous-tendue par un rejet de toute forme d’orientation politique : “L’action directe signifie que la classe ouvrière, en réaction contre le milieu actuel, n’attend rien des hommes, des puissances et des forces extérieures à elle, mais qu’elle crée ses propres conditions de lutte et puise en soi les moyens d’action”. Elle était censée s’opposer à la fois au patronat et à l’État. En même temps, l’action directe avait un aspect positif en ce qu’elle se caractérisait par une double opposition : opposition à l’action parlementaire, opposition à l’État et aux gouvernements opportunistes et radicaux qui tentaient d’assujettir par la législation le mouvement ouvrier. Dans le syndicalisme révolutionnaire, se manifestait une combativité forte et réelle, une volonté de lutte sur un terrain de classe, qui se traduisit par un nombre important de grèves et une influence prépondérante sur le mouvement ouvrier en France. Ce qui poussait les ouvriers vers les syndicats, c’était le cantonnement de l’activité du Parti socialiste sur le terrain électoraliste alors que pour beaucoup d’ouvriers, l’action syndicale représentait la manifestation la plus tangible de l’unité de la classe ouvrière et la vitalité de la lutte de classe.

Il faut aussi souligner les premières tentatives du gouvernement bourgeois de contrôler les syndicats. Dès 1884, les syndicats sont devenus des associations légales. D’emblée, le gouvernement développa une alternance continuelle d’utilisation de la carotte et du bâton à leur égard. Il multiplia les tentatives de division avec une main tendue aux éléments réformistes dans les syndicats et organisa en même temps une répression féroce des grèves et des syndicalistes révolutionnaires. Mais la CGT fut alors capable de déjouer certaines manœuvres gouvernementales. Ainsi, le Congrès de la CGT de 1901 refusa de donner son aval aux organismes de collaboration de classe comme les Conseils du Travail : “L’antagonisme des intérêts étant la base de toute société capitaliste, les ouvriers doivent rester unis, et s’éduquer sur leur propre terrain de classe exploitée”. Et ce fut un véritable complot du gouvernement dirigé contre la CGT en octobre 1908 après les tragédies de Draveil et Villeneuve Saint-Georges (plusieurs morts) qui incita le syndicat à déclencher cette fameuse grève générale à contre-courant et sans préparation, lui infligeant un cuisant échec : plusieurs des principaux dirigeants de la CGT furent arrêtés dont le secrétaire Griffuelhes. Ce dernier, fut injustement accusé de mauvaise gestion des caisses du syndicat et fut contraint de démissionner de son poste en 1909. Après cela, la direction de la CGT s’enfoncera dans un opportunisme de plus en plus caractérisé. Avec l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, les syndicat intégrèrent définitivement l’appareil d’État, faisant de ces organes originairement prolétarien, parmi les pires chiens de garde de la classe dominante.

L’idéologie bourgeoise et le réformisme exercèrent donc une pression à la fois au sein du PS et dans le mouvement syndical en s’appuyant sur leurs faiblesses pour diffuser le poison de l’opportunisme. Cela se concrétisa de manière dramatique par rapport à la question de la guerre, enjeu crucial qui constituera le quatrième et dernier volet de cette série d’article.

Wim, 3 décembre 2017

 

1) “Le socialisme ne pousse pas aux grèves, il ne les provoque pas, parce que, même là où elles peuvent aboutir, elles laissent subsister pour les travailleurs, leurs conditions de prolétaires ou de salariés”.

2) Les anarchistes firent adopter (contre les guesdistes) la grève générale comme principe d’action syndicale au sein de la CGT dès 1894 auquel se rallient des syndicalistes purement réformistes ou des opportunistes comme Aristide Briand.

3) Cf. Grève de masse, parti et syndicat, de Rosa Luxemburg. (1906)

4) Lénine dans une préface à la brochure de Voinov (Lunacharsky) sur l’attitude du parti envers les syndicats. (1907)

5) Voir notre article : Ce qui distingue le mouvement syndicaliste révolutionnaire, publié dans la Revue Internationale n° 118, 3ème trimestre 2004.

6) Pour le 2ème Congrès Mondial, in Le Mouvement communiste en France.

 

Rubrique: 

Histoire du mouvement ouvrier