Protestations en Bosnie

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Malgré les difficultés rencontrées par la lutte de classe au niveau international, en particulier avec le confinement des grands mouvements sociaux de ces dernières années (le printemps arabe, les Indignados espagnols, etc.), et le poids du nationalisme qui a écrasé de nombreuses expressions de protestation et de mécontentement, comme récemment en Ukraine, ici ou là, le prolétariat oppose une certaine résistance, encore fragile, à l'encadrement de la bourgeoisie et de ses syndicats. Afin de rompre le black-out médiatique qui caractérise souvent ces luttes courageuses, dès lors qu'elles cherchent à mener un combat impliquant la classe ouvrière, nous publions la traduction d'un article rédigé par un sympathisant du CCI au Royaume-Uni sur le récent mouvement en Bosnie.

Le 24 août 2011, une grève éclatait à l'usine de production de détergents DITA à Tuzla, en Bosnie. Cette grève était spontanée et a surgit contre le non-paiement des salaires depuis plusieurs mois et des indemnités de déplacement au travail, ainsi que la diminution des pensions de retraite et de la prise en charge des soins des travailleurs. Elle dura sept mois, jusqu'en mars 2012. Contre le lock-out imposé par les patrons, les ouvriers en grève ont organisé un blocage permanent de l'usine, afin d'empêcher le démantèlement des équipements de l'usine, ce qui était déjà arrivé aux usines voisines. Le comité de grève organisa des piquets en direction des autres ouvriers et se déplaça sur d'autres sites et usines. D'autres ouvriers, dont certains déjà en grève ou dans une dynamique de protestation, vinrent aussi à l'usine DITA pour exprimer leur soutien et leur solidarité. Des agriculteurs du coin apportèrent de la nourriture aux piquets, ainsi que les mineurs et les ouvriers des boulangeries. Des travailleurs de la Santé et de la Poste vinrent aussi sur le site en solidarité. Un membre du comité de grève a souligné que "pas un seul syndicat local ne nous a soutenus" parce que la grève était considérée comme  "illégale".1

Au début du mois de février 2014, victimes d'affronts et d'attaques semblables de la part de la bourgeoisie, la colère des ouvriers de Tuzla explosait. Des bâtiments du gouvernement, symboles de la misère des ouvriers, étaient attaqués et incendiés. Les protecteurs des patrons, la police, ayant été également attaqués, ont multiplié les provocations et se sont livrés ici et là à encore plus de bastonnades et de répression. 10% des cent mille habitants de Tuzla étaient dans la rue, incluant des étudiants qui ont rejoint les ouvriers, et des expressions de solidarité se sont produites dans les villes de Zenica, Mostar, Bihac, Sarajevo et dans la même région, là où le taux de chômage frise les 75% et où les salaires et les conditions de vie ont subi des coupes dramatiques. Malgré toutes ses faiblesses, le manque de direction et la confusion, le mouvement de Tuzla et ses alentours était, dans un premier temps, une expression de la classe ouvrière et, face aux dangers du nationalisme et du démocratisme, une manière pour les exploités de dire : "ça suffit !"

Le dépeçage impérialiste de la Bosnie, après la guerre, au début des années 1990, qui était lui-même une expression de la décomposition du capitalisme, a été initié par "l'envoyé de la paix," Richard Holbrooke, le digne successeur d'Henry Kissinger, lors des  accords de Dayton en 1995, qui se sont tenus sous les auspices de l'impérialisme américain. Dans ce processus, la Bosnie a été divisée en deux entités et un district autonome, Brcko (où des protestations ont récemment eu lieu). La Fédération croato-bosniaque est divisée en dix cantons qui travaillent avec le gouvernement local. "Le résultat, dit The Economist du 15 février 2014,  est un système qui paye de gros salaires aux politiciens dans un pays qui compte tout juste 3,5 millions de personnes." En d'autres termes, le système tout entier imposé par les principales puissances favorise la corruption, le népotisme et le vol organisé. Naturellement, beaucoup, parmi ces politiciens et hauts-fonctionnaires des Balkans qui composent la bourgeoisie locale sont de fieffés voleurs et trafiquants. La réalité a démontré à quel point tous ceux, de droite comme de gauche, qui soutenaient que cette guerre conduirait à une renaissance majeure de la région et qu'il y avait une "rationalité économique" derrière elle, se trompaient. Non seulement la guerre et l'accord de paix ultérieure ont préparé le terrain à l'irrationalité et au vol organisé qui ont suivi, ont laissé de vastes zones dévastées et parsemées de champs de mines, mais de plus, le chômage et les attaques sauvages contre les ouvriers sont présents partout. Au porte de l'Europe, on ne voit nullement la reconstruction, mais bien les ravages de l'impérialisme et la destruction par le capitalisme qui persistent et s'approfondissent.

Les différentes factions nationalistes ont mis en avant que les protestations étaient l'œuvre de "conspirations" ou les ont attribuées au travail de "hooligans" avec le Haut Représentant international en Bosnie, Valentin Inzko, menaçant les protestataires d'une intervention des troupes américaines (Malatesta's Blog, 12/02/14). Partant de l'idée juste que ces protestations n'ont pas mis en avant des demandes basées sur les divisions ethniques et qu'une certaine solidarité s'exprimait à travers les lignes inter-ethniques imposées par les accords de Dayton, un certain nombre d'intellectuels et d'académiciens, y compris Noam Chomsky, Tarik Ali, Naomi Klein, Slavoj Zizek et d'autres, ont écrit un certain nombre de lettres au Guardian (voir Balkans Insight, 13/02/14) "encourageant" les "citoyens" de la région. Mais ce soutien ressemble à celui de la corde qui tient le pendu. Ils en appelaient à "la communauté internationale" pour arranger les choses, cette même communauté internationale qui a d'abord provoqué la guerre et a imposé ensuite ces divisions et ces conditions. Par essence, ces gauchistes, suppôts du capitalisme, représentent simplement la queue des forces de la bourgeoisie en général et les machinations de l'Union Européenne contre les protestataires en particulier. Par exemple, l'appel de l'UE en faveur des dirigeants bosniaques "pour montrer plus de responsabilité et de transparence" (Agence Reuters du 17 février 2014) et l'appel du gouvernement bosniaque aux "ouvriers mécontents à chercher à faire respecter leurs droits à travers les institutions syndicales avec lesquelles le gouvernement a eu continuellement de bonnes relations" (WSWS, 06 février 2014). On a pu voir par-dessus-tout comment les syndicats, eux-mêmes divisés selon un axe nationaliste, ne sont pas seulement main dans la main avec l'Etat mais aussi ouvertement contre les luttes des ouvriers.

L'explosion de colère des ouvriers de Tuzla ne s'est pas produite à partir de rien. Il y a d'abord eu une grève des mineurs pour une augmentation de salaires en septembre dernier. En Bosnie, des manifestations ont défié les divisions ethniques et exprimé une inquiétude envers le chômage et l'avenir, mise en évidence par des mots d'ordre comme "A bas le nationalisme !", "Nous soutenons les combats partout dans le monde !", "L'école ne nous a jamais enseigné le chômage !", " Entubez-vous en trois langues !" Ces slogans étaient peints sur les murs des immeubles du gouvernement ou sur des affiches faites à la main portées par des manifestants de tous âges, y compris les chômeurs et les retraités. Des grèves et des barricades organisées par les ouvriers ont fleuri à Kraljevo  en Serbie, et il y a eu des protestations à Belgrade et à Drvar, en République serbe de Bosnie. Plus tard et ailleurs, on a vu des manifestations contre le chômage à Skopje, en Macédoine (Bosnia-Herzogovia Protest Files, 18 février 2014) et de violentes manifestations d'étudiants contre le chômage ont été signalées à Pristina, au Kosovo (BBC News, 08 février 14).2

Il est clair que ce mouvement de petite échelle est vulnérable aux dangers de divisions, au nationalisme et à l'idéologie démocratique. Cette dernière peut être observée avec les "Assemblées plénières" qui ont appelé à la création d'un "gouvernement d'expert" et autres "gouvernement technique". Nous n'avons pas suffisamment d'informations sur ces organisations mais elles comportent le danger d'être transformées en appendices d'une démocratie bourgeoise soi-disant rénovée. Il existe par exemple des rapports selon lesquels le plenum de Tuzla a complètement ignoré les revendications des ouvriers !

Le danger pour ces luttes est d'être noyées dans la population en général, par des protestations anti-gouvernementales qui ne vont nulle part hormis vers la revendication de voir de nouvelles têtes au pouvoir. L'autre face des dangers du nationalisme est l'idée du "gouvernement technique" qui aspire à "aller de l'avant" et à prôner "la tolérance culturelle", afin de lâcher de la vapeur en vue de prévenir d'autres conflits ultérieurs. Contre tout cela, la classe ouvrière doit s'efforcer de développer son combat sur son propre terrain, même si, pour le moment, elle semble très confuse et fait face à de nombreux obstacles.

Mais, "Il y a quelque chose pour vous, grand-mère" : la Bosnie n'est pas l'Ukraine qui dès le départ a été le théâtre de confrontations bourgeoises et impérialistes.

Il n'y a pas de politiciens occidentaux, d'espions, d'ambassadeurs de délégations et de factures en dollars pour soutenir les luttes des ouvriers. Ces luttes s'inscrivent dans la lignée du combat et de la colère des Indignés en Espagne, des protestations en Egypte, en Turquie et au Brésil et elles sont vulnérables aux mêmes dangers ou à des dangers similaires. Mais le fait qu'elles aient lieu dans cette région décimée par l'impérialisme est important en soi. Et, si les ouvriers de DITA n'ont rien gagné de leur lutte, pas un centime (En fait, certains ouvriers ont terriblement souffert du froid sur les piquets de grève pendant des mois), leur combat est cependant une victoire pour la classe ouvrière, pour eux-mêmes qui se sont tenus debout dignement et pour la solidarité que ce mouvement a initiée et à laquelle il a contribué.

Baboon (19 février 2014)

1 Pour un compte-rendu complet de ce mouvement, voir la vidéo publié sur le fil de discussion du forum du site Libcom : " Protestation en Bosnie " par Ed, le 17 février 2014. La vidéo a un titre accrocheur proposé par un dirigeant de la grève : " Il y a quelque chose pour vous, grand-mère, merci, merci ! C'est grandiose ! " Cette vidéo est très intéressante et cela exprime un mouvement profond de la classe ouvrière.

2 Ce n'est sans doute pas une coïncidence : les troupes de la KFOR de l'OTAN ont été mobilisées pour un entraînement contre les manifestations dans leur QG de commandement multinational associé de Hehenful, en Allemagne.

 

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