De la place Tahrir du Caire à la Puerta del Sol de Madrid

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Nous publions ci-dessous la traduction d’un l'article sur le mouvement des indignés, réalisé dès le 25 mai par Acción Proletaria, organe de presse du CCI en Espagne.

Les événements qui se déroulent actuellement en Espagne, quel que soit leur dénouement final, quelle que soient les confusions ou les illusions de leur protagonistes, sont en train de construire l’histoire, sont un fait historique de premier ordre dans l’évolution de la lutte de classe.

 Un maillon dans la chaîne internationale des luttes de classe

 Les événements sont expliqués par des facteurs prétendument nationaux, ce qui se concrétise dans l’expression maintenant si connue de la « Spanish Revolution ».

Rien de plus faux et trompeur ! Le désenchantement vis-à-vis de ce qu’on nomme « classe politique » est un phénomène mondial ; il est très difficile de trouver un pays où les habitants fassent confiance à leur « représentants », qu’ils soient élus à travers la mascarade électorale ou qu’ils soient imposés par voie dictatoriale. La corruption, qui a été proposée comme un autre motif de révolte, est également un phénomène mondial auquel presque aucun pays n’échappe1. Il est vrai qu’autant dans la « qualité » des politiciens que dans la corruption, il y a des degrés différents selon les pays, mais ces différences sont l’arbre qui cache le phénomène historique et mondial de la dégénérescence et du pourrissement du capitalisme.

D’autres raisons ont été mises sur la table, tels que le chômage massif, surtout chez les jeunes. On parle aussi de précarité, des coupes sociales généralisées qui ont été réalisées et d’autres prévues pour après les élections. Tout cela n’est pas une particularité espagnole. Nous le voyons en Grèce, en Irlande ou au Portugal, mais aussi aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne. S’il est vrai que ces attaques contre la classe ouvrière et contre la grande majorité de la population ont des degrés différents selon les pays -le capitalisme est une source permanente d’inégalités- c’est une erreur de dire qu’un tel est moins pauvre que tel autre, alors que la tendance est à être tous de plus en plus pauvres !

Le visage sinistre du chômage, on le voit autant à Madrid qu’au Caire, autant à Londres qu’à Paris, autant à Athènes qu’à Buenos-Aires. Il est absurde et stérile de rechercher avec insistance tout ce qui différencie la colère, alors que nous devons rechercher ce qui nous unit. Dans la situation actuelle, on voit avec de plus en plus d’évidence que ce qui domine, c’est la dégradation générale des conditions de vie des exploités du monde entier. Nous nous trouvons tous réunis dans la même chute vers l’abîme, ce qui ne se concrétise pas seulement à travers le chômage, l’inflation, la précarité, la suppression d’allocations sociales, mais aussi dans la multiplication de désastres nucléaires, des guerres et à travers une forte dislocation des rapports sociaux accompagnée d’une désintégration de toute valeur morale.

Il est évident que la pression de l’idéologie dominante, étroitement nationaliste, essaie d’enfermer le mouvement que nous sommes en train de vivre dans les murs étroits d'une « Spanish Revolution ». Il est vrai que les difficultés de la prise de conscience font que beaucoup d’acteurs de ce mouvement le voient à travers ce prisme déformant, et c’est ainsi que dans les assemblées, les réflexions sur la situation mondiale, ou sur la situation même de l’immense majorité de travailleurs, sont encore rares2.

Mais, comment se fait-il que nous parlons d’un maillon dans le mouvement international de la classe ouvrière, alors que la plupart des présents, même si ce sont des ouvriers (chômeurs, jeunes travailleurs précaires, fonctionnaires, retraités, étudiants, immigrés...), se reconnaissent comme appartenant à la classe ouvrière, et lors des assemblées ces mots ne sont pratiquement jamais prononcés ?3

Il y a des facteurs différents qui expliquent cette difficulté : la classe ouvrière souffre d’un problème aigu d’identité et de confiance en elle-même. Par ailleurs, le mécontentement ne touche pas seulement la classe ouvrière, mais aussi de larges couches de la population opprimée et non exploiteuse, ce qui se concrétise par une prolétarisation de couches sociales petites-bourgeoises et des professions libérales4. Tout cela fait que le mouvement peut paraître, avec un regard plus que superficiel, comme interclassiste, partant d’une manière chaotique vers une foule de préoccupations, très sensible aux idéologies démocratiques mais, en le regardant avec plus de profondeur, ce mouvement appartient entièrement au combat international de la classe ouvrière. Nous sommes dans un processus vers des luttes massives, lesquelles vont aider à ce que le prolétariat commence à prendre confiance en ses propres forces, commence à se concevoir comme une classe autonome capable de mettre en avant une alternative à cette société qui, autrement, va tout droit vers sa ruine. La faille tectonique qui traverse la France en 20065, la Grèce en 20086, pour revenir encore en France en 2010, continuer en Grande-Bretagne toujours en 2010 et suivre encore avec l’Egypte et Tunisie en 20117, est en train de s’exprimer dans cet énorme et fantastique séisme espagnol. On est en train de construire les galeries pour d’autres tremblements de terre sociaux qui finiront par ouvrir le dur chemin vers l’émancipation de l’humanité.

 Les détonateurs immédiats de ce mouvement

 Une analyse internationale et historique est plus claire si elle arrive à intégrer les facteurs particuliers, nationaux ou conjoncturels. Par contre, on ne pourra jamais comprendre les faits si on part de ces facteurs spécifiques. Le mouvement que nous sommes en train de vivre est parti d’une manifestation « contre les politiciens » organisée par Democracia Real Ya ! (« Démocratie réelle maintenant ! »). Les manifestations du 15 mai ont eu un succès spectaculaire : le mécontentement général, le malaise face à l’avenir ont trouvé dans ces manifestations une issue inattendue.

Tout aurait dû apparemment s’arrêter là mais, à Madrid et à Grenade, à la fin de la manifestation, il y a eu de violentes charges de police avec plus de 20 détenus durement maltraités dans les commissariats. Les détenus se sont groupés dans un collectif qui a adopté un communiqué8, dont la diffusion a causé une forte impression et une réaction foudroyante d’indignation et de solidarité. Un groupe de jeunes a décidé d’établir un campement à la « Puerta del Sol » de Madrid (Place du centre historique). Ce même lundi, l’exemple madrilène s’est étendu à Barcelone, Grenade et Valence. Une nouvelle flambée de répression n’a fait que réchauffer les esprits et, depuis lors, les rassemblements n’ont fait que s’étendre à plus de 70 villes et leur affluence n’a fait que croître à un rythme vertigineux.

Le moment décisif a été mardi après-midi. Les organisateurs avaient prévu des actions silencieuses de protestation ou, encore, des mises en scènes ludiques défouloir (qu’on appelle des « spectacles »), mais la foule des présents n’arrêtait pas d’augmenter en demandant à grands cris la tenue d’assemblées. Mardi à 20 heures se tiennent des assemblées à Madrid, à Barcelone, à Valence et dans d’autres villes, mais à partir de mercredi, c’est devenu une véritable et formidable avalanche et les rassemblements sont devenus des assemblées ouvertes.

Même si, pour se donner un symbole, ce mouvement s’appelle « du 15-M » (pour « 15 mai »), cet appel ne l’a pas créé, mais lui a prêté tout simplement une couverture. Mais cette couverture est devenue carrément une cuirasse qui l’emprisonne en lui donnant un objectif aussi utopique que mystificateur : la « régénération démocratique » de l’Etat espagnol9. On essaye de canaliser l’énorme mécontentement social vers ce que l’on appelle la « deuxième transition ». Après 34 ans de démocratie, la grande majorité de la population en est très déçue, mais ceci s’expliquerait parce « qu’on subirait une démocratie imparfaite et limitée » à cause du pacte qui a dû être établi avec les « secteurs intelligents » du franquisme, de sorte qu’une « deuxième transition » serait nécessaire pour nous conduir à une « démocratie pleine ».

Le prolétariat en Espagne est vulnérable à cette mystification étant donné que la droite espagnole est très autoritaire, arrogante et irresponsable, faisant ainsi que la « démocratie réellement existante » soit peu crédible. Mais en encourageant le « peuple » à se « révolter contre les politiciens » et à exiger une « démocratie réelle de suite », la bourgeoisie essaye de cacher que cette démocratie est la seule possible et qu’il n’en existe pas d’autre.

On ne peut pas dire que le gouvernement socialiste de Zapatero ait été très bien inspiré face à une situation explosive avec plus de 40% de jeunes au chômage. Zapatero a taxé de « scélérats » ceux qui osaient mettre en cause les… « grandes conquêtes sociales » (sic !) de son gouvernement, ce qui n’a fait que réchauffer les esprits de beaucoup de jeunes. Mais il y a encore quelque chose de plus profond : le jeu démocratique10 proposait comme alternative au PSOE [Parti Socialiste], un PP [Parti populaire, droite] craint par tout le monde parce tout le monde connaît bien son arrogance, sa brutalité et ses réflexes autoritaires. L’Espagne n’est pas la Grande-Bretagne, où Cameron –avec l'aval des « modernes » libéraux- avait une meilleure image préalable ; en Espagne, même si dans la pratique le PSOE est toujours le parti qui entreprend les pires attaques, la droite a une réputation bien méritée d’ennemie des classes travailleuses, pour ne pas parler du fait qu’elle est représentée par une cohorte de personnages passablement arriérés et corrompus11.

Une grande majorité de la population regarde avec appréhension une situation qui la ferait passer de la brutalité de ses « amis » socialistes à une brutalité, on ne sait pas si elle serait plus forte, de ses ennemis déclarés du PP. Voilà ce que veut dire avoir confiance dans le jeu démocratique et dans ses résultats électoraux ! Face à une situation insupportable et à un avenir plus que terrifiant, les gens se sont jetés dans la rue. Leurs confusions et leurs propres illusions, ainsi que la propagande démocratique, ont fait que la proposition d’en finir avec le bi-partisme a eu une forte audience au sein des assemblées. Mais il s’agit là de quelque chose d’irréaliste et purement mystificateur, car la carte politique espagnole est rigidement bi-partite –étant en cela la suite de la longue étape de bipartisme des temps de Cánovas12- et qui, comme d’ailleurs les résultats des municipales et régionales viennent de le démontrer, tend à se renforcer13.

 Les Assemblées, « une arme chargée de futur »14

 Cependant, face à cette démocratie qui réduit la « participation » au fait de « choisir » tous les 4 ans le politicien de service qui ne tiendra jamais les promesses qu'il a faites et qui, par contre, réalisera le « programme occulte » dont il n’avait jamais parlé, le mouvement en Espagne a retrouvé une arme extraordinaire où la grande majorité peut, vraiment, s’unir, penser et décider : les assemblées massives de ville.

Dans la démocratie bourgeoise, le pouvoir de décision est laissé entre les mains d’un corps bureaucratique de politiciens professionnels qui, à leur tour, obéissent sans broncher aux ordres du Parti, lequel n’est autre chose qu’un défenseur et un interprète des ordres du Capital.

Par contre, dans les assemblées, le pouvoir de décision est exercé directement par ceux qui y participent et qui discutent et décident ensemble et qui eux-mêmes s’organisent pour mettre en pratique leurs décisions.

Dans la démocratie bourgeoise, c’est l’atomisation individuelle qui est consacrée et renforcée, c’est la concurrence et l’enfermement du « chacun pour soi », qui est caractéristique de cette société. Par contre, dans les assemblées se développe une pensée collective, chacun peut apporter le meilleur de soi-même, tous peuvent ressentir la force et la solidarité commune, un espace se crée qui est un antidote contre la division et le déchirement de la société capitaliste, contre l’opposition entre besoins individuels et collectifs, tout en forgeant les bases d’une nouvelle société basée sur l’abolition de l’exploitation et des classes, sur la construction d’une communauté humaine mondiale.

S’il est vrai que la démocratie bourgeoise fut un progrès indéniable face au pouvoir absolu des monarques, l’évolution de l’Etat dès le début du 20e siècle a consacré la toute-puissance d’une combinaison entre ce qu’on appelle la classe politique et les grands pouvoirs économiques et financiers, autrement dit, le Capital dans son ensemble. On a beau faire toutes les listes électorales ouvertes qu’on voudra, on pourra mettre toutes les entraves qu’on voudra au bipartisme, rien n’empêchera que le pouvoir soit entre les mains de cette minorité privilégiée, un pouvoir actuellement bien plus absolu et dictatorial que la plus absolue des monarchies. Mais à la différence de celles-ci, cette dictature du capital reçoit sa légitimité périodique avec la farce électorale.

Les Assemblées se greffent dans la tradition prolétarienne des Conseils ouvriers de 1905 et 1917 en Russie15 qui se sont étendus à l’Allemagne et à d’autres pays lors de la grande vague révolutionnaire mondiale de 1917-23.

Qu’est-ce que l’ambiance peut être lourde dans un bureau de vote où les « citoyens » arrivent en silence, comme s’ils remplissaient un devoir d’une utilité douteuse, en ressentant une forte culpabilité à cause d’un vote émis qui est toujours ressenti comme « erroné » !

Par contraste, comment est fortement émouvant tout ce que nous pouvons vivre ces jours-ci dans les assemblées ! On y perçoit un grand enthousiasme et d’énormes envies d’y participer. De nombreux orateurs prennent la parole pour poser des questions en tous genres. Une fois l’Assemblée finie, il y a des réunions de commissions qui se tiennent tout au long des 24 heures. On prend contact, on apprend à se connaître les uns les autres, on réfléchit en dialoguant, on passe en revue tous les aspects de la vie sociale, politique, culturelle, économique. On découvre qu’on peut vraiment parler, qu’on peut traiter collectivement de toutes les affaires. On monte des bibliothèques sur les places occupées, on organise une « banque du temps » pour délivrer des enseignements aussi bien scientifiques que culturels, artistiques, politiques ou économiques. On y exprime des sentiments de solidarité, on écoute attentivement sans que personne n'ait à redire ni à imposer quoi que ce soit, c’est une voie qui s’ouvre à l’empathie. D’une manière encore timide, on est en train de créer une culture du débat massive16, avec de multiples réflexions, des propositions souvent intéressantes, des idées variées, on dirait que ceux qui sont là voudraient rendre publiques leurs pensées, leurs sentiments, ruminés pendant longtemps dans la solitude de l’atomisation. Les places sont inondées par une gigantesque vague collective d’idées, les masses arrivent à exprimer le meilleur et le plus profond d’elles-mêmes et de tout un chacun. Tous ces gens anonymes présentés comme des perdants dans la vie, enferment en eux-mêmes des capacités intellectuelles, des sentiments actifs, des émotions sociales, insoupçonnées, immenses, profondes.

Les gens se sentent libérés et jouissent avec passion du grand plaisir de pouvoir discuter collectivement. En apparence, ce torrent de pensées ne débouche sur rien. Il n’y a pas de propositions concrètes. Mais ceci n’est pas forcement une faiblesse, après de longues années de normalité capitaliste oppressive où l’immense majorité subit la dictature du mépris, les routines les plus aliénantes, les sentiments négatifs de culpabilité, de frustration, d’atomisation, il est inévitablement une première étape d’explosion désordonnée. Il n’y a pas d’autre moyen, il n’existe pas des plans prétentieux pour que la pensée de l’immense majorité puisse s’exprimer. Elle sait parcourir ce chemin –qui en apparence ne mène nulle part- pour se transformer elle-même et transformer de haut en bas le panorama social.

Il est vrai que les organisateurs présentent de façon répétitive des manifestes démocratiques et nationalistes. Ils reflètent en partie les illusions et les confusions de la majorité, mais, en même temps, le cours que suit la pensée de beaucoup des participants va dans d’autres directions, qui essaient de se frayer un chemin. Ainsi, par exemple, à Madrid, un mot d’ordre qui a commencé à devenir populaire sans qu’il ait été repris par les porte-paroles est : « Tout le pouvoir aux Assemblées », ou encore « sans travail, sans maison, sans peur », « le problème n’est pas la démocratie, le problème c’est le capitalisme », « Ouvriers, réveillez-vous ! ». À Valence, il y avait des femmes qui disaient : « Ils ont trompé les grands-parents, ils ont encore trompé les fils, il faut que les petits-enfants ne se laissent pas avoir ! », ou « 600 euros par mois, voilà où est de la violence ! ».

Les Assemblées ont été témoins d’un débat qui a surgi dans une espèce de tension entre des insistances différentes centrées sur trois axes :

1º Faut-il se limiter à la régénération démocratique ?17 Ou bien, les problèmes n’ont-ils pas leur origine dans le capitalisme, lequel ne peut pas être réformé et doit être détruit de fond en comble ?

2º Doit-on considérer comme terminé ce mouvement le 22 mai, jour des élections, ou, au contraire, faut-il le poursuivre pour lutter massivement contre les réductions sociales, le chômage, la précarité, les expulsions ?

3º Ne devrait-on pas étendre les assemblées aux lieux de travail, aux quartiers, aux agences pour l’emploi, aux lycées et aux universités pour que le mouvement s’enracine chez les travailleurs, qui sont les seuls qui ont la force et les bases pour mener une lutte généralisée ?

Dans les assemblées, deux « âmes » cohabitent : l’âme démocratique qui constitue un frein conservateur et l’âme prolétarienne qui cherche à se définir sur une vision de classe.

 Regard serein sur l’avenir

 Les assemblées de dimanche 22 ont résolu le deuxième point du débat en poursuivant le mouvement. Beaucoup d’interventions affirment : « nous ne sommes pas ici à cause des élections, même si elles ont été le détonateur ». Par rapport au troisième point, il y a une multiplication des interventions pour « aller vers la classe ouvrière » en proposant d’adopter des revendications contre le chômage, la précarité, les coupes sociales. De la même manière, il a été décidé d’étendre les assemblées aux quartiers, et on commence à entendre des demandes d’extension vers les lieux de travail, les hôpitaux, les universités, les agences pour l’emploi. À Malaga, Barcelone et Valence s’est posée la question d’organiser une manifestation contre les réductions du salaire social, en proposant une nouvelle grève générale qui « soit vraie », comme l’a dit l’un des orateurs.

La phase initiale de cette « agora » est déjà en elle-même une grande conquête du mouvement. Elle devrait se continuer, parce qu’elle signifie que des masses importantes d’exploités commencent à refuser de « continuer à vivre comme jusqu’à maintenant », l’indignation amenant à la nécessité d’une régénération morale, d’un changement culturel, les propositions faites –même si elles peuvent parfois paraître naïves ou farfelues- expriment un désir, même timide ou confus, de vouloir « vivre autrement ».

Mais en même temps, est-ce qu’un mouvement qui a atteint un tel degré peut y rester sans formuler des objectifs concrets ?

Il n’est pas aisé d’y répondre : il y a deux réponses qui sont l'enjeu en profondeur de la bataille engagée, deux expressions des deux « âmes » comme on disait tout à l’heure, la démocratique et la prolétarienne. La démocratique enfonce ses racines dans le terreau du manque de confiance de la classe ouvrière en ses propres forces, le poids des couches sociales non prolétariennes mais non exploiteuses, l’impact de la décomposition sociale18, qui fait que l’on s’accroche au clou brûlant de l’État « justicier » et « équitable ».

L’autre voie, celle d’étendre les assemblées aux lieux de travail, aux établissement d’enseignement, aux agences pour l’emploi, aux quartiers, en se focalisant sur la lutte contre les effets du chômage et la précarité, en riposte aux attaques sans fin que nous avons subi et celles à venir, s’incarne dans un secteur très combatif. À Barcelone, des ouvriers de Telefónica, des travailleurs des hôpitaux, des pompiers, des étudiants de l’université, mobilisés contre les coupes sociales, ont rejoint les assemblées et commencent à leur insuffler une tonalité différente, l’Assemblée centrale de Barcelone apparaissant comme la plus distante vis-à-vis des questions sur la régénération démocratique.

L’Assemblée centrale de Madrid a convoqué des assemblées dans les quartiers qui apportent un réel souffle ouvrier. À Valence, il y a eu une jonction entre les manifestations des chauffeurs de bus et une manifestation d’habitants contre les coupes budgétaires dans l’enseignement. À Saragosse, les travailleurs des bus se sont joints aux rassemblements avec enthousiasme.

Cette seconde voie a une difficulté supplémentaire. Il est clair qu’il existe le réel danger que « l’extension » du mouvement finisse par l’emporter en le dispersant et en l’enfermant dans des questionnements sectoriels et corporatistes. C’est une vraie contradiction. D’un coté, le mouvement ne peut se poursuivre que s’il réussit à susciter, ou du moins qu’il commence à réveiller la participation de la classe ouvrière en tant que telle. Cependant, une telle extension peut favoriser le fait que les syndicats prennent le train en marche et enferment le mouvement dans des compartiments sectoriels et, dans les quartiers, que tout finisse par se consumer dans des revendications localistes, etc. Sans nier ce danger, il faut se poser la question : est-ce que le fait d’essayer, même avec un éventuel échec, ne fournit pas les prémices pour une lutte collective qui pourrait avoir une grande force dans le futur ?

Quelle que soit la direction prise par ce mouvement, sa contribution à la lutte internationale de la classe ouvrière est indiscutable :

  • C’est un mouvement massif et général, avec l’implication de tous les secteurs sociaux.

  • Ce n’est pas une réaction à une attaque concrète comme en France ou Grande-Bretagne, mais c’est l’indignation face à la situation qu’on nous fait vivre. Ceci rend difficile le fait de se focaliser sur des revendications concrètes, ce qui rend aussi difficile l’expression de sa nature prolétarienne19. Mais, en même temps, ce mouvement signifie clairement que des masses importantes se réveillent face aux problèmes de notre société, ouvrant ainsi la voie à la politisation de ces mouvements.

  • Le fait que le cœur de ce mouvement s’est trouvé dans les assemblées.

La compréhension de ce qui est en train de se passer doit nous pousser à laisser de coté les vieux schémas. La Révolution en Russie de 1905 fit clairement surgir une nouvelle manière d’agir des masses. Ceci fit sombrer dans la perplexité, dans le rejet par la suite et, enfin, dans la trahison, à beaucoup de dirigeants syndicaux et sociaux-démocrates, à des théoriciens importants tels que Kautsky et Plekhanov, qui s’accrochaient désespérément aux vieux schémas de « l’accumulation méthodique des forces » par le biais d’un travail graduel syndical et parlementaire20.

Nous devons aujourd’hui éviter un piège similaire. Les faits n’arrivent pas tels qu’on pouvait s’y attendre selon un schéma adapté aux luttes des années 1970 et 1980. D’abord, un prolétariat avec des problèmes d’identité et de confiance en soi ne peut pas apparaître en s’affirmant à grands cris ; il est vrai aussi qu’à ses cotés se mobilisent aussi les couches sociales non exploiteuses. Avancer vers des luttes massives, vers un combat révolutionnaire, ne se passe pas sur des rails bien délimités qui laisseraient clairement apparaître le terrain de classe. Ceci entraîne des risques : un prolétariat encore faible peut se retrouver désorienté et confus au milieu d’un vaste mouvement social, il pourrait même apparaître comme totalement perdu, si l’on peut dire, comme c’est arrivé en Argentine en 2001.

Tout cela, néanmoins, n’enlève rien des possibilités de ce qui est en train de se passer :

  • Aujourd’hui, les grandes concentrations industrielles ont un moindre poids et elles apparaissent dispersées dans un immense réseau national et international, ce qui fait que la lutte traditionnelle à partir de grandes usines est aujourd’hui difficile. Pour dépasser cette difficulté, le prolétariat a trouvé un moyen : prendre massivement la rue en étant accompagné par d’autres couches sociales. Tout cela fait que la nature de classe n’apparaît pas aussi facilement et directement que par le passé, cela signifie un effort plus grand pour parvenir à un niveau supérieur de clarification et de prise de conscience.

  • Face à la décomposition sociale ambiante, qui détruit les liens sociaux et accentue la barbarie morale, l’orientation des assemblées vers une « agora » (place publique) où toute la vie humaine est matière à réflexion, même dans une certain confusion, va dans le sens d’une réponse pour que puissent se tisser les liens sociaux, que puisse s’affirmer la morale prolétarienne, la solidarité, l’alternative face à une société de concurrence mortelle.

  • Il est vrai qu’en tant qu’expression d’une situation matérielle dramatique et qui est en train de pourrir pour longtemps, le prolétariat se lance dans un combat massif accompagné des couches sociales non exploiteuses qui ne partagent pas nécessairement ses objectifs révolutionnaires et qui tendent à le diluer dans une masse confuse. Ceci comporte de sérieux dangers, mais, en même temps, représente l’avantage de commencer à créer une fraternité dans la lutte, de pouvoir aborder méthodiquement les problèmes, d’établir une compréhension mutuelle plus grande, tout ce qui sera vital face aux affrontements à venir contre l’Etat bourgeois.

CCI (25 mai 2011)

 

1 La corruption fait partie des gènes du capitalisme puisque sa « morale » consiste en ce que « tout sert » pourvu qu’on arrive à en obtenir le plus de profit. Sur la base de cette tare congénitale et dans le cadre de l’approfondissement de la crise (qui ne fait qu’entraîner les comportements irresponsables à se développer aussi bien au sein du patronat que chez les politiciens), la corruption devient inévitable dans n’importe quel État, quelles que soient ses lois particulières.

2 Ceci dit, lors des assemblées commencent à apparaître des expressions internationalistes. Un orateur, à Valence, dimanche, s’est proclamé « citoyen du monde », en disant qu’on ne pouvait pas se limiter à changer l’Espagne. On est en train de faire un effort de traduction des communiqués des assemblées dans toutes les langues « étrangères » possibles, ce qui tranche avec le coté « hispano-espagnol » du début. S’il est vrai que les mobilisations hors d’Espagne se comprenaient, dans de nombreux pays, comme une « affaire des Espagnols dans le monde », il semblerait que certains rassemblements commencent à prendre un autre sens.

3 Encore que cela commence à se dire à partir des assemblées de dimanche 22.

4 Pas seulement dans les pays du « Tiers monde » (terminologie bien anachronique !), mais aussi dans les pays centraux. Des informaticiens hautement qualifiés, des avocats, des journalistes etc., se voient relégués à la condition de précaires ou de free lance, dans des situations très instables. Et des petits entrepreneurs qui deviennent des auto-patrons qui travaillent plus d’heures qu’une montre ! ...

5 Voir « Thèses sur le mouvement des étudiants du printemps 2006 en France » contre le CPE, https://fr.internationalism.org/rint125/france-etudiants et bien d’autres articles sur ce sujet

6 « Les révoltes de la jeunesse en Grèce confirment le développement de la lutte de classe », https://fr.internationalism.org/rint136/les_revoltes_de_la_jeunesse_en_g....

7 On peut sur notre site les différentes prises de positions en 2010 et 2011 sur les mouvements en France, Grande-Bretagne, Tunisie, Egypte (Revue international nº 144 et 145 et aussi Révolution internationale et Internationalisme)

8 Cf. madrid.indymedia.org/node/17370 : le communiqué des détenus a exprimé avec éloquence les traitements qu’ils ont subis.

9 L’État est l’organe de la classe dominante. Il peut apparaître sous sa forme démocratique, mais sa structure même sur la quelle il est construit est celle de la délégation de pouvoir, ce qui ne pose le moindre problème à la minorité exploiteuse, laquelle, en possédant les moyens de production, tient « la poêle par le manche », comme on dit en espagnol, autrement dit toutes les manettes, de sorte qu’elle peut soumettre les politiciens professionnels à ses intérêts. Par contre, pour la classe ouvrière et l’immense majorité de la population, c’est une autre affaire : leur « participation » est réduite à donner un chèque en blanc à ces messieurs, lesquels, même s’ils agissent avec honnêteté et renoncent à tout intérêt personnel, sont totalement emprisonnés dans la toile d’araignée bureaucratique de l’État. Par ailleurs, les reformes proposées, au cas où elles étaient prises vraiment au sérieux, prendraient un temps extrêmement long en formalités et chicanes parlementaires, de plus elles seraient facilement dénaturées, et leur application serait incertaine.

10 Le dernier dimanche 22 mai, il y a eu des élections locales en Espagne.

11 Il est significatif que la stratégie adoptée par le candidat du PP, Rajoy, consiste dans le fait de ne dire absolument rien, en tenant un discours vide mais rempli des plus pathétiques lieux communs ; garder un silence assourdissant est la seule manière qu’il a à sa disposition pour empêcher que les votants de gauche ne se mobilisent contre lui.

12 Après la Révolution de 1868 –nommée « La Glorieuse »- et les années tourmentées qui la suivirent, en 1876 s’est instauré un tour de rôle entre le parti conservateur de Cánovas et le parti libéral de Sagasta, ce qui a duré jusqu’à 1900.

13 Les petits partis dans lesquels beaucoup d’interventions au sein des assemblées placent tant d’espoir, au-delà du fait que leur programme est celui d’une défense du capitalisme aussi affirmée que celle des grands partis et d’avoir une structure interne aussi dictatoriale et bureaucratique que ceux-ci, n’ont aucun rôle propre à jouer : ils sont comme une espèce de baudruche qui se gonfle de façon conjoncturelle quand l’un des grands partis baisse et se dégonfle quand les deux grands ont besoin d’occuper tout l’espace, dans le gouvernement comme dans l’opposition.

14 Ce titre en espagnol « Las asambleas son un arma cargada de futuro » fait référence au titre d’un poème très émouvant et combatif de Gabriel Celaya qui dit « LA POESÍA ES UN ARMA CARGADA DE FUTURO » (années 50)

15 Dans notre Revue internationale, nous venons de publier une série sur ce sujet : « Qu'est ce que les conseils ouvriers ? » (nº 140, 141, 142, 143, 145). Voir : https://fr.internationalism.org, taper les mots clés « conseils ouvriers »

16 Voir « La culture du débat : une arme de la lutte de classe », /rint131/la_culture_du_debat_une_arme_de_la_lutte_de_classe.html.

17 Qui s’est concrétisé dans le « Décalogue démocratique » approuvé par l’Assemblée de Madrid : listes ouvertes, reforme électorale...

18 Lire « La décomposition, phase ultime de la décadence capitaliste », thèses que nous avons publiées en 1990.

19 En France et en Grande-Bretagne, les mobilisations avaient l’axe bien clair de construire une riposte face à des attaques très dures de la part des gouvernements.

20 Face à eux, Rosa Luxemburg avec Grève de masse, parti et syndicats, ou Trotsky avec Bilan et perspectives, surent appréhender les caractéristiques et la dynamique de la nouvelle époque de lutte de classe.

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