Comprendre la période - une analyse sur la classe et sur les événements dans le monde arabe

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Nous publions ici un texte analytique de la section du CCI en Turquie sur l'actuelle vague de révoltes et de manifestations en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Le texte vise à donner un aperçu général de ces mouvements, comme l'article publié dans notre dernière Revue Internationale. Que se passe-t-il au Moyen-Orient ? Le texte des camarades de Turquie offre une analyse un peu différente sur certains points, notamment sur le niveau atteint par la lutte de classes en Egypte, et si oui ou non la 'guerre civile' en cours inter-bourgeoise en Libye a été précédée par une forme de révolte sociale d'en bas. Depuis, la situation est toujours en mouvement et soulève encore beaucoup de questions, il est d'autant plus important de développer le débat sur la signification et les perspectives contenues dans ces événements.

1. Ce qui se passe et pourquoi il est important de le comprendre.

'Révolution', aujourd'hui, avec les événements actuellement en cours dans le monde arabe, ce mot semble être sur toutes les lèvres. La première chose qu'il est nécessaire de comprendre en discutant du sujet, c'est que tout le monde ne donne pas le même sens à ce mot. Le terme de révolution semble avoir été complètement dévalué, aujourd'hui, au point que toute modification dans l'équipe dirigeante est considérée comme une révolution, de la 'révolution des roses' en Géorgie à ce qu'on appelle maintenant 'la Révolution du Lotus', en Egypte, où dix-sept des vingt-sept anciens membres du cabinet sont encore au gouvernement, nous avons affaire, selon les médias, à toute une série de soi-disant 'révolutions' : la 'Révolution Orange' en Ukraine, la 'Révolution Rose' au Kirghizistan, accompagnée d'une purification ethnique, la 'Révolution du Cèdre' au Liban, la 'Révolution Pourpre' en Irak (l'expression a effectivement été utilisée par Bush, ce qui ne l'a pas rendue du tout populaire) et la 'Révolution Verte' en Iran,… la liste s'allonge encore et encore.
Pour nous, en tant que communistes, une révolution n'est pas un simple changement dans la gestion du système en place. Cela signifie un changement fondamental du système et le renversement de la classe capitaliste, et pas seulement un changement de visage. C'est pourquoi nous rejetons totalement l'idée que ce qui se passe aujourd'hui dans le monde arabe et en Iran ressemble en quoi que ce soit à une révolution. S'il ne s'agit donc pas de révolutions, cela soulève la question de ce que sont en réalité ces événements. Ce ne sont pas seulement les grands médias qui parlent de révolutions, mais aussi beaucoup ceux à gauche. Ont-ils tous tort ? Et si tous ont tort, qu'est-ce que ces événements signifient pour la classe ouvrière ?

2. Mettre les événements dans un contexte historique.

Si nous voulons essayer de comprendre les événements actuels, il est nécessaire de pouvoir les placer dans un contexte historique qui nous permet de comprendre l'équilibre des pouvoirs entre les différentes classes, et la dynamique de la situation. Certes, au cours de la dernière décennie, la classe ouvrière a commencé un lent retour à la combativité après ces terribles années qu'ont été les années 1990. Cependant, ce serait une grave erreur de penser que la lutte de classes est aujourd'hui au même niveau qu'elle était dans les années 1980, et encore moins dans les années 1970.
Alors que les dix dernières années ont montré le début d'un retour à la lutte de classes, il faut reconnaître que c'est un processus très lent. Pour la placer dans son contexte, nous devons nous reporter quelques années en arrière. La vague de luttes internationales qui a débuté en 1968 a atteint son sommet à la fin des années 1970. La grève de masse était une possibilité très réelle au niveau international. Peut-être les trois points forts de la période, dans l'ordre chronologique, sont 'L'Hiver du Mécontentement' au Royaume-Uni en 1978-79, la grève de masse en Iran en 1978-79 et les grèves polonaise de 1980-81. La défaite de ces mouvements a été catastrophique pour la classe ouvrière et a conduit aux années 1980 où la classe n'a, en général, pas été à l'offensive mais est restée dans des actions défensives. Les luttes des années 1980, bien que parfois très intense, ont essentiellement impliqué différents groupes de travailleurs isolés, et vaincus.
La période a également vu la montée du néo-conservatisme, représenté au niveau international par Reagan, Thatcher, Kohl et en Turquie, par Turgut Ozal. La fin de la décennie a vu l'effondrement de l'Union soviétique, et toute la campagne idéologique qui l'a accompagnée, avec des universitaires et des idéologues bourgeois proclamant la fin des sociétés de classes et même "la fin de l'histoire". Ils avaient certes tort, mais le manque d'activité de la classe, dans les années 1990, a semblé leur donner raison.
Au tournant du siècle, il devenait évident que les choses n'allaient pas dans le sens qu'ils avaient imaginé. Après la première défaite de Saddam Hussein, et qu'ait explosé cette illusion de "nouvelle ère de paix mondiale", le reste de la décennie a vu, malgré la"'fin de l'histoire", plus de cinquante guerres à travers le monde, une crise qui s'aggravait, non pas ouvertement comme dans ces dernières années, mais lentement, de façon rampante, frappant de façon spectaculaire certains pays, comme la Turquie et l'Argentine, et nous avons commencé à voir la classe ouvrière reprendre le chemin de la lutte.
Bien sûr, c'est arrivé lentement : dix ans sans lutte des classes, après dix années de défaite, c'est un terrible tribut pour la classe ouvrière. Une génération perdue. Souvenez-vous de ce que les gens disaient en Turquie : « Il ne faut pas parler de politique, c'est dangereux. » Cela a entraîné une perte de l'expérience vitale de la classe ouvrière.
Bien que la dernière décennie ait vu un lent accroissement des luttes, celles-ci, encore récemment ont été généralement menées par des groupes isolés de travailleurs. Ces dernières années, cependant, ont vu la prise de conscience que, pour gagner, les travailleurs doivent se battre ensemble, comme en témoigne le mouvement de TEKEL, en Turquie, ou même aux Etats-Unis, où c'était depuis tellement longtemps le calme plat par rapport à la lutte de classes, où on voit aujourd'hui que des attaques généralisées tendent vers une réponse généralisée, avec une foule de travailleurs pour soutenir les enseignants du Wisconsin (voir RI 421) et de nombreux appels à la grève générale. C'est dans ce cadre que nous devons essayer de comprendre les événements qui se déroulent aujourd'hui, et pour ce, nous devons examiner quelques luttes récentes de grande envergure.

3. Placer les événements dans le contexte des luttes récentes.

Les luttes actuelles dans le monde arabe ne sont, à notre avis, certainement pas les luttes où la classe ouvrière est la force dirigeante. Cela ne signifie pas que des masses de travailleurs ne participent pas à celles-ci, mais que la classe ouvrière n'est pas en mesure de s'affirmer en tant que classe, et a fini par être entraînée dans un combat qui n'est pas le sien, et en Libye, aujourd'hui, nous en voyons les conséquences désastreuses avec des travailleurs des deux camps participer, avec enthousiasme, à ce qui est effectivement une guerre civile, dans l'intérêt de différents chefs de cliques. Nous pensons qu'il serait utile à ce stade d'essayer de situer les événements en relation avec le mouvement récent en Grèce et en Iran.

4. Grèce

Le mouvement en Grèce en décembre 2008 a éclaté après qu'un anarchiste de quinze ans ait été abattu par deux policiers, un samedi soir. Moins d'une heure après l'assassinat, de violents affrontements avec la police ont commencé autour de la place Exarchia à Athènes, un domaine qui est traditionnellement un bastion du mouvement anarchiste. A la fin de la soirée, il y a eu des affrontements dans près de trente lieux différents à travers la Grèce. Le lendemain, les manifestations se sont poursuivies, et le lundi matin des milliers d'élèves du secondaire sont sortis et ont manifesté devant des postes de police.
Le mercredi, il y a eu une grève générale impliquant plus d'un million de travailleurs. Cette grève, ayant été organisée avant ces événements, n'était pas en réponse à l'assassinat et n'était pas liée aux manifestations. En fait, le pays était aussi dans une période de troubles sociaux importants à cause de la politique économique du gouvernement. C'est dans ce contexte que nous devons essayer de comprendre la faiblesse du mouvement grec.
Malgré la colère généralisée contre la politique du gouvernement et les protestations massives contre l'assassinat d'un enfant, les deux mouvements semblent ne s'être jamais rencontrés. Le seul soutien au mouvement de protestation a été une demi-journée de grève des enseignants du primaire. Même s'il y avait bien sûr beaucoup de travailleurs impliqués dans les manifestations, les ouvriers ne s'impliquaient pas en tant que travailleurs mais à un niveau individuel. Cela ne veut pas dire que des tentatives n'ont pas été faites pour relier cette lutte à la classe ouvrière. Des éléments combatifs ont occupé le siège de la Confédération Générale des Travailleurs Grecs à Athènes et ont appelé à une grève générale. Et pourtant, la classe ouvrière n'a pas agi en tant que classe et, finalement, les manifestations ont disparu.
Nous voyons cela comme un thème récurrent dans les luttes d'aujourd'hui: des mouvements de protestation de grande ampleur sans aucun apport véritable de la part de la classe ouvrière. Si l'on remonte aux luttes que nous avons mentionnées plus haut, au Royaume-Uni, en Iran et en Pologne, il est clair que la classe ouvrière y a joué un rôle central. Dans ces luttes d'aujourd'hui, ce n'est pas le cas. Pourquoi? Avant d'essayer de l'analyser, nous allons d'abord examiner un autre exemple, les luttes en Iran après les élections de l'été 2009.

5. Iran

En juin 2009, à la suite d'allégations de fraude électorale, des manifestations massives ont éclaté dans les rues de Téhéran et se sont rapidement répandues dans tout le pays. L'Etat a réagi violemment et a lancé ses forces de répression qui ont fait des centaines de morts. Alors que les protestations initiales avaient clairement pour cause la colère provoquée par la fraude électorale évidente, des slogans plus radicaux ont commencé à émerger rapidement.
De façon similaire au mouvement en Grèce, nous avons vu des affrontements massifs et violents avec les forces de l'Etat, cette fois à une échelle encore plus grande, mais encore une fois nous avons vu les travailleurs intervenir en tant qu'individus et non en tant qu'ouvriers. Bien que l'information ait circulé avec difficulté, il semble qu'il n'y avait qu'une seule grève, à l'usine automobile Khodro, qui est la plus grande usine d'Iran. Les trois quarts des ouvriers ont débrayé pendant une heure, en signe de protestation contre la répression étatique. Comme en Grèce, le mouvement dans les rues a duré quelques semaines et puis a disparu.
En mars 2007, il y a eu des luttes massives de travailleurs qui ont commencé par une forte grève de 100 000 enseignants, qui s'est propagée, pendant des mois, vers de nombreux autres secteurs. Pourtant, il y a deux ans, la classe ouvrière na pas bougé, malgré la répression massive que l'Etat avait déclenchée contre les manifestants dont la plupart appartenaient à la classe ouvrière.
Sans la force de la classe ouvrière derrière eux, les mouvements de ce genre ont tendance à s'épuiser. Ainsi, si nous nous reportons à la période de la fin des années 1970 à Téhéran, à l'automne 1978, nous avons vu un mouvement populaire, semblable à ceux que nous voyons aujourd'hui, qui, à bout de souffle, semblait s'épuiser. C'est en octobre, lorsque la classe ouvrière est entrée dans la lutte avec des grèves massives, notamment celles dans le secteur vital du pétrole, que la situation a changé et que la révolution asemblé être une possibilité réelle. Des conseils ouvriers se sont formés et le gouvernement est tombé. Ensuite, Khomeni a pris le pouvoir et l'Etat a passé plusieurs années à lutter contre les comités de travailleurs dans les usines.
Bien sûr, nous aurions pu parler d'autres luttes populaires, le mouvement des 'chemises rouges' en Thaïlande étant un exemple typique, encore un autre mouvement massif contre l'Etat, mobilisant des dizaines, voire des centaines de milliers de personnes, dont beaucoup étaient des travailleurs, un autre mouvement qui a duré plusieurs semaines, puis s'est éteint, car les ouvriers n'y étaient pas  impliqués en tant que classe.

6. Quel est notre point de vue devant le mouvement dans le monde arabe ?

Comment avons-nous, le CCI, caractérisé la période qui a précédé la récente série de révoltes qui s'est répandue à travers le monde arabe, et dans quelle mesure avons-nous eu raison ? Nous l'avons fondamentalement perçue comme celle dans laquelle la classe ouvrière retrouve lentement sa volonté de lutter. La crise économique mondiale, réapparue en 2007, a certainement un peu changé cette dynamique, mais pas sensiblement. Il est très clair qu'elle a causé une baisse momentanée de confiance au sein de la classe ouvrière, avec la peur de lutter à cause de la possibilité de perdre son emploi. Cependant, cela peut être compensé par le grand nombre de travailleurs qui ont été obligés de lutter à cause de la gravité des attaques économiques des patrons comme de l'Etat. Ce qui est aussi important c'est le manque d'expérience au sein de la classe ouvrière elle-même et le manque de conscience des travailleurs dans leur pouvoir en tant que classe.
L'explosion de luttes massives dans des pays, y compris, mais pas seulement, la Grèce et l'Iran a été vue dans ce contexte. Les programmes d'austérité massifs qui se déroulent à travers le monde ont été considérés comme susceptibles de forcer la classe ouvrière à lutter et non pas seulement la classe ouvrière, mais aussi d'autres couches non-exploiteuses de la population poussées à des émeutes massives de la faim, dans différents pays, à travers le monde, en 2007-08. Cependant, nous avons pensé que la classe ouvrière n'était pas encore assez forte pour jouer un rôle déterminant dans ces luttes. Bien sûr, il était toujours possible que quelque chose d'autre se produise et que la classe ouvrière s'affirme en tant que telle dans la lutte. « Le jour qui précède une révolution, rien ne parait plus improbable. Le lendemain de la révolution, rien ne paraît plus probable. », a déclaré Rosa Luxemburg. Cependant nous avons estimé que le développement de la conscience ouvrière et de sa force serait un processus lent, ponctué par des révoltes massives où la classe ouvrière ne serait pas en mesure d'y jouer un rôle central.
Puis, le 17 décembre, l'an dernier, un jeune homme s'est immolé par le feu, à Idi Bouzid en Tunisie, et le monde a semblé changer.

7. Tunisie

A la suite de l'immolation de Bouaziz Mohamed, devant l'hôtel de ville, des centaines de jeunes se sont rassemblés pour protester et ont été accueillis par des gaz lacrymogènes et la violence. Des émeutes ont éclaté. Comme l'ampleur des manifestations augmentait, la ville a été bouclée par l'Etat. C'était trop tard : le feu avait déjà été mis aux poudres. Quatre jours plus tard, il y avait des émeutes à Menzel Bouzaiene, puis c'était dans la capitale Tunis. 28 jours après, le Président Ben Ali s'est enfui à Malte avant d'aller se réfugier en Arabie saoudite.
La seule chose que nous devons analyser ici en tant que communistes est la nature de classe de cette révolte. De nombreux commentateurs dans la presse grand public ont établi une analogie avec les événements d'Europe de l'Est, il y a vingt ans, où tous les leaders avaient été changés, et avec les 'révolutions de couleur', plus récentes. Pour nous, la nature de classe de ces mouvements est d'une importance centrale.
Les causes de la révolte est un mécontentement généralisé dans la classe ouvrière, le chômage de masse et les bas salaires ainsi que la colère contre un gouvernement corrompu. Le mouvement avait certainement pour centre les revendications de la classe ouvrière concernant les emplois et les salaires, et évidemment, la colère contre la répression policière a joué un rôle énorme. Le chômage de masse chez les jeunes qui représentent une écrasante majorité de la population a fait que la plus grande partie du mouvement a pris la forme d'émeutes de rue, principalement, avec de jeunes chômeurs. Cependant, il y a eu aussi de grandes grèves ouvrières, en particulier chez les enseignants et les mineurs ainsi qu'une grève générale à Sfax. L'Etat a également utilisé le lock-out pour tenter d'arrêter la propagation de la grève, une tactique que nous verrons à de nouveau été utilisée en Egypte. En outre, on a vu l'UGTT, la confédération syndicale tunisienne, prendre parti pour la lutte et faire semblant de se 'radicaliser', un signe certain qu'il y avait une combativité importante dans la classe ouvrière.
Il nous semble clair que les événements en Tunisie ont, dans l'ensemble, représenté un mouvement de la classe ouvrière. En Egypte, elle y a joué un rôle important, même si c'est dans une moindre mesure et, en Libye, elle a brillé par son absence.
Pour revenir aux événements en Tunisie, si, après la chute de Ben Ali, un 'Gouvernement d'Unité Nationale' a été annoncé : avec 12 membres du RCD de Ben Ali, ainsi que le Président et le Premier ministre qui venait de quitter le parti pour tenter de gagner en crédibilité, trois représentants des syndicats et quelques représentants individuels de petits partis d'opposition. Malgré l'assurance du Premier ministre que tous les membres du RCD dans le gouvernement avaient les 'mains propres', les manifestations se sont poursuivies. Les représentants syndicaux ont démissionné après une journée au ministère, évidemment pour conserver leur nouvelle crédibilité, et les rats ont commencé à quitter le RCD comme un navire en perdition (son comité central s'est lui-même dissout le 20).
Et alors que les protestations se poursuivaient en Tunisie et que les gouvernements continuaient à sombrer, une étincelle avait été allumée.

8. Egypte

L'Algérie a vu les premiers embrasements avec des émeutes à grande échelle frapper de nombreuses villes au début de janvier, mais c'est en Egypte que le feu a vraiment commencé à brûler. Les premières manifestations ont eu lieu lors de la Journée Nationale de la Police, le 25 janvier. Les protestations ont été largement diffusées sur les médias sociaux, et notamment avec Asmaa Mahfouz, une femme journaliste, qui a publié une vidéo sur Facebook. Les médias ont repris tout cela en l'appelant la 'révolution Facebook', mais il est préférable de rappeler que des centaines de milliers de tracts ont été distribués par divers groupes.
Les manifestations le 25 ont attiré des dizaines de milliers de personnes au Caire, et beaucoup d'autres dans les villes à travers l'Egypte. Comme le mouvement se développait, il devenait vraiment possible que Moubarak tombe tout comme Ben Ali. Le gouvernement a fait fermer les lieux de travail avec la claire intention d'arrêter l'explosion des grèves ouvrières. Il semble y avoir eu des scissions au sein de l'Etat étant donné que l'armée en tant que base organisée du pouvoir, et non pas les troupes individuelles sur le terrain, a refusé de tirer à balles réelles. Moubarak a promis de former un nouveau gouvernement, puis a promis de démissionner lors des prochaines élections en septembre. Pendant ce temps, les manifestations continuaient. Le 2 février, le ministère de l'Intérieur a organisé une attaque des manifestations par des partisans de Moubarak. L'armée est intervenue, bien que parfois du bout des lèvres, pour séparer les deux camps, préparant bien le terrain pour le cas où Moubarak serait contraint de partir. La semaine suivante, la réouverture des lieux de travail a signifié la réapparition des grèves ouvrières. Les travailleurs, dans de nombreux secteurs différents, au Caire et à travers le delta du Nil, ont entamé une grève. Ces grèves et la possibilité très réelle de leur propagation semblent être le dernier point qui a convaincu les militaires que Moubarak devait partir.
Le 11 février, le représentant de l'armée, Omar Suleiman, nouveau vice-président, annonçait que Moubarak avait démissionné et deux jours plus tard, l'armée adoptait un coup d'Etat constitutionnel. Les grévistes ont été invités à retourner au travail, et les grèves ont été interdites. Elles ont continué pendant un certain temps, mais ensuite ça a été le retour au travail, en général, après avoir obtenu des augmentations de salaire et des concessions.
La nature de classe des événements égyptiens semble différente de celles en Tunisie. Alors que le mouvement en Tunisie semble avoir eu un caractère essentiellement ouvrier, les événements en Egypte semblent avoir eu un caractère de classe largement en éventail, englobant toutes les classes sociales. Alors que la classe ouvrière y a joué un rôle important, voire crucial, elle n'en a jamais été la force dirigeante.
Beaucoup de gens de gauche ont parlé de grève de masse en Egypte. Les protestations en Egypte ont vu beaucoup plus de grèves qu'en Tunisie. Nous pouvons attribuer cela au fait que l'Egypte a une classe ouvrière plus expérimentée et combative. Même si nous croyons que le potentiel de la grève de masse était là, et que c'est ce qui a très probablement effrayé les militaires au point de se débarrasser de Moubarak, nous ne croyons pas qu'elle se soit vraiment matérialisée. En tout, environ 50 000 travailleurs ont participé à des grèves, dont plus de 20 000 travaillaient en usine. Bien que cela caractérise un mouvement important, ce n'était pas la grève de masse, et ce n'était même pas sur une aussi grande échelle que la vague de grèves en Egypte quelques années plus tôt. La rapidité avec laquelle le mouvement s'est dissipé a montré qu'il n'était pas aussi fort que beaucoup à gauche le pensaient.

9. Libye

Les protestations en Libye ont commencé le 15 janvier, et dès le début, il était clair que leur nature était très différente. Ce qui a déclenché le mouvement a été l'arrestation de Fathi Terbil, un avocat représentant des militants islamistes massacrés dans une prison, à Benghazi. La police a violemment dispersé les manifestations à Benghazi, mais cela ne les a pas empêchées de se propager à proximité de al-Bayda, ainsi que de Az Zitan à l'Ouest de Tripoli. Dans un effort visant à faire des concessions devant la propagation des manifestations, l'Etat a accordé certaines des revendications des manifestants et a libéré 110 membres d'Al-Jama'a al-Islamiyah al-Muqatilah bi-Libye, un groupe jihadiste. Les manifestations ont malgré tout continué.
L'Etat a réagi de manière extrêmement violente en utilisant ses escadrons de la mort pour démoraliser les manifestants. Des massacres de part et d'autre ont été signalés et des personnalités islamiques et des chefs tribaux ont publié des déclarations contre le régime, et ont appelé le gouvernement à démissionner. Ayant été écrasées brutalement par l'Etat à Tripoli, les manifestations se sont propagées vers l'Ouest. Au Sud, le peuple touareg a été appelé à la révolte, à la demande de la puissante tribu Warfalla.
Le 22, Kadhafi est apparu à la télévision d'Etat pour dénoncer les déclarations suivant lesquelles il aurait fui au Venezuela, et il a juré de se battre jusqu'à la dernière goutte de son sang . Le lendemain, avec l'augmentation de la taille des manifestations, de nombreux chefs tribaux qui, jusque là, avaient été silencieux, ont commencé à appeler au départ de Kadhafi. William Hague, le ministre britannique des Affaires Etrangères, a commencé à parler d'intervention humanitaire nécessaire. A partir de ce moment-là, la situation s'est clairement développée comme une guerre civile.
Et où était la classe ouvrière dans tout cela ? Dans une large mesure, la Libye, comme la plupart des Etats pétroliers du Golfe, s'appuie sur des immigrés pour accomplir la majorité de ses tâches manuelles. La grande majorité de la classe ouvrière en Libye a désespérément essayé de sortir du pays quand la situation s'est dégradée et que la violence s'est accrue. Contrairement à la Tunisie et à l'Egypte, la classe ouvrière n'a pas du tout semblé jouer un rôle important. Le mouvement, dès le départ, a semblé être dominé par l'islamisme et le tribalisme. A notre connaissance, il n'y avait pas de grèves de travailleurs, et la prétendue grève des travailleurs du pétrole dont ont parlé les médias arabes a été, par la suite, simplement une décision de fermeture de la production par la direction.
Bien sûr, il y a aussi des travailleurs libyens. Mais ils sont évidemment trop faibles pour jouer un rôle dans ces luttes en tant que classe. Cela ne signifie pas que les travailleurs n'ont eu aucun rôle dans les événements. Les manifestations qui ont eu lieu à Tripoli ont toutes semblé se produire dans des quartiers ouvriers. Cependant, la classe ouvrière était trop faible pour imposer ses propres intérêts et elle a été essentiellement utilisée comme chair à canon dans une guerre civile dans laquelle elle n'avait aucun intérêt à défendre, et elle est maintenant en train de mourir sous les bombardements américains et ceux de leurs alliés. Avant de poursuivre pour comprendre comment la guerre s'est développée et comment les puissances impérialistes s'y sont impliquées, nous allons rapidement examiner ce qui s'est passé dans d'autres pays arabes.

10. Les manifestations dans d'autres Etats et la réaction à Bahreïn

Le premier pays à suivre l'exemple de la Tunisie a été l'Algérie voisine. Les manifestations ont commencé le 3 janvier, en réponse à l'augmentation du prix des denrées alimentaires de base. Alors que les émeutes isolées étaient une chose courante en Algérie au cours des dernières années, le dernier mouvement a pris une tournure différente en ce sens qu'il s'est étendu sur l'ensemble du pays en une semaine. Les manifestations ont été essentiellement des revendications de classe, et elles ont été repoussées par un mélange de répression et de concessions.
En janvier, des manifestations sur une vaste échelle ont également débuté en Jordanie et au Yémen. En Jordanie, les protestations contre l'inflation des prix et le chômage ont été organisées par les Frères Musulmans. Elles se sont terminées lorsque le Roi a changé quelques têtes au sein du gouvernement, et a fait des concessions économiques très importantes.
Les manifestations au Yémen sont toujours en cours au moment où nous écrivons. Il semble actuellement que l'armée soit en train de changer de camp avec Ali Mohsen al-Ahmar, un général de premier plan tristement célèbre pour les massacres dans la guerre civile de 1994 qui est passé du côté des manifestants.
En dehors du monde arabe, l'Iran et la RTCN (République Turque de Chypre du Nord) ont également vu les manifestations avec la relance du 'mouvement vert' en Iran et des manifestants tués dans les rues. Bahreïn a également été un autre point focal de manifestations qui ont finalement permis à l'Arabie saoudite et au Conseil de Coopération du Golfe l'envoi de troupes pour aider à 'stabiliser' la situation, étant donné que l'Etat de Bahreïn a envoyé ses forces de répression contre les manifestants. Le mouvement à Bahreïn semble avoir pris de plus en plus une dimension sectaire avec les membres de la majorité chiite qui a été la force de premier plan dans les manifestations contre la monarchie sunnite, qui maintenant appellent ouvertement à l'intervention iranienne. Il faut ajouter que des manifestations dans les régions du nord de l'Arabie saoudite, à majorité chiite, ont eu lieu en soutien aux rebelles de Bahreïn. Bahreïn a également vu des attaques lancées contre des travailleurs étrangers, principalement d'Asie du Sud-Est par les manifestants. Des événements de ce genre ont également été signalés en Libye.
Enfin, l'armée syrienne vient de massacrer 15 manifestants devant une mosquée dans la petite ville du Sud de Daraa, qui a été le centre d'un mouvement de protestation, à cause de la colère locale après l'arrestation d'un groupe d'enfants dans une école pour avoir fait des graffitis pro-égyptiens sur un mur de l'école.
Presque inaperçues parmi tout cela ont été les manifestations en Irak, où au moins 35 personnes ont été assassinées par l'Etat. Bien sûr, l'Irak est déjà une 'démocratie' occupée par des conseillers militaires américains, ce qui explique probablement pourquoi ces meurtres sont moins médiatisés que d'autres.

11. La Libye et l'enfermement dans une guerre totale

Revenons, maintenant, à la Libye où, aujourd'hui, nous avons en cours une campagne de bombardements de l'OTAN grandeur nature. Bien sûr, ce n'est pas la première fois que la Libye est bombardée par les puissances occidentales, comme lors du bombardement de Tripoli de 1986 par les Etats-Unis. En fait, le premier bombardement aérien de l'histoire a été réalisé en 1911, par l'armée italienne, dans la guerre italo-turque. Les Italiens ont bientôt mise à la mode l'utilisation de bombes et d'armes chimiques.
Fin février, il semblait que Kadhafi avait perdu l'initiative, mais, vers la mi-mars, il a repris le dessus avec treize des vingt districts qui retournaient sous le contrôle de l'Etat et deux autres qui semblaient être sur le point d'être repris. La route vers Bengahzi semblait être ouverte et la fin de la rébellion en vue. C'est à ce moment-là, le 17 mars, que la résolution 1973 des Nations Unies a été adoptée, autorisant une 'zone d'exclusion aérienne'. Après avoir obtenu de la réunion de la Ligue arabe, pauvrement représentée, avec seulement environ la moitié de ses membres qui étaient présent, l'autorisation de revenir à la campagne de bombardement, ce qui lui donnait une sorte de 'légitimité', les opérations militaires sont désormais sous contrôle de l'OTAN avec la Ligue arabe qui critique maintenant les bombardements. Il semblerait que, comme beaucoup de gens, ils avaient imaginé qu'une 'zone d'exclusion aérienne' impliquait de seulement abattre tout avion qui essaierait de bombarder des civils, et non pas une campagne de bombardements massifs assassinant des civils. C'est presque comme si l'Irak n'avait jamais eu lieu. Pour ceux qui ont la mémoire courte, il faut leur rappeler les 110 missiles Tomahawk et les bombardements par les forces aériennes britanniques et françaises, le 19 mars.
Maintenant il n'y a plus aucun doute que les événements en Libye ont dégénéré en une guerre civile tous azimuts avec les travailleurs des deux côtés qui se font massacrer au nom de ceux qui contrôlent ou qui voudraient contrôler la Libye.

12. Où en sommes-nous?

Il semble maintenant que la réaction s'est fermement installée. Les événements en Libye montrent le pire niveau de la faiblesse de la classe ouvrière et son incapacité à s'imposer en tant que classe. Dans quelle mesure le régime de Kadhafi peut-il conserver le pouvoir, cela reste à voir. Nous pensons qu'il ne faut pas oublier que, mi-février, les gens lui donnaient seulement quelques jours de survie, mais il est encore au pouvoir à Tripoli. Nous soupçonnons qu'il tiendra pendant plus longtemps qu'on ne l'imagine à l'Ouest. En ce moment, il fait appel à l'idée de protéger la patrie et de défendre la nation. La tribu Warfalla, forte d'un million de personnes et représentant près de 20% de la population est en train de pousser à la réconciliation, affirmant, de façon presque incroyable, qu'aucune personnalité tribale significative n'est impliquée dans la rébellion. A ce qu'on dit, avec d'importantes quantités d'argent liquide, la loyauté change de mains.
Au Yémen, il est de plus en plus clair que ce qui va seulement arriver sera un simple remaniement des dirigeants. Bahreïn a déjà vu une autre rébellion écrasée dans les années 1990. La Syrie réussira sans doute à vaincre le mouvement, même si cela nécessitera plus de massacres. Après tout, ceux qui se souviennent des dizaines de milliers de civils assassinés dans la ville de Hama, au début des années 1980, savent que le régime de Assad n'est pas défavorable à faire couler le sang.
Enfin, il semble que ce mouvement, qui a débuté en Tunisie, touche maintenant à sa fin. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas plus de meurtres de manifestants, ni même d'étranges chutes de dictateurs, comme celle, peut-être, de Ali Abdullah Saleh, au Yémen, pour être remplacés par un homme fort, un militaire. Mais le mouvement qui a éclaté à la fin de l'année dernière, avec de telles promesses, semble être plus ou moins mort pour la classe ouvrière.

13. Quelles conclusions pouvons-nous tirer ?

Pour nous, notre analyse générale de la période reste inchangée. La classe ouvrière retourne à la lutte, lentement mais sûrement, mais elle n'est pas encore assez forte pour marquer fermement son empreinte sur l'époque. Nous espérons que l'avenir nous montrera plus de luttes du même genre que les révoltes dans les Etats arabes et celles de Grèce et d'Iran. Comme l'économie continue à se dégrader, un processus qui ne peut qu'être favorisé par la hausse des prix du pétrole provoquée par la guerre en cours en Libye et le retrait massif de capitaux du Japon, qui est presque inévitable à la suite du tremblement de terre et du tsunami du 11 mars, les Etats n'auront pas d'autre solution que de recourir à une austérité et à une répression croissantes.
La classe ouvrière dans certains des pays arabes, notamment en Tunisie et en Egypte, mais aussi en Algérie, a fait un pas vers la récupération de son expérience de la lutte. Mais par ailleurs, la faiblesse de la classe ouvrière, brutalement mise en évidence par la répression et l'aggravation des tensions sectaires qui en ont résulté, sans parler de la Libye entraînée dans une guerre civile, vont presque certainement agir comme un poids important pendu autour du cou de la classe ouvrière.
Les gens de gauche qui ont parlé de révolutions ouvrières dans le monde arabe se sont avérés être dans l'erreur. La classe ouvrière est encore loin de s'affirmer. La route de la reconstruction de l'expérience perdue et de la conscience de classe sera longue. Pourtant, il y a des raisons d'espérer. La rapidité avec laquelle les militaires égyptiens ont largué Moubarak après les grèves qui ont éclaté montre que la classe dirigeante est toujours bien consciente du potentiel de la classe ouvrière. Et dans un pays lointain où les luttes ouvrières, depuis des années, brillent par leur absence, les travailleurs du Wisconsin se sont battus contre les réductions, dans la plus grande lutte que les USA ont connu depuis des années; les travailleurs y ont brandi des bannières en soutien aux travailleurs égyptiens, reconnaissant implicitement que la lutte de classes est internationale, les travailleurs du monde entier devant faire face aux mêmes attaques.

Dünya Devrimi, section du CCI en Turquie

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