Réunion publique du CCI au Pérou : un débat internationaliste

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En août dernier, s’est tenue à Lima une réunion publique du CCI sur le thème : « Face à la crise du capitalisme, une seule alternative : la lutte du prolétariat ».

L’assistance à cette réunion a été nombreuse mais, surtout, le débat a été profond et dynamique. Deux groupes internationalistes du Pérou ont participé à cette réunion publique : le Noyau Prolétarien du Pérou (Núcleo proletario de Perú-NPP) et le Groupe de la Lutte Prolétarienne (Grupo de Lucha Proletaria-GLP) ; un camarade délégué par les Noyaux Internationalistes de l’Equateur (Núcleos Internacionalistas de Ecuador-NIE) a aussi participé et Opposition Ouvrière (Brésil, Oposiçao Operaia), qui aurait voulu être présente, n’a pas pu assister pour des raisons diverses1. Tout cela, nous y reviendrons, a donné un caractère nettement prolétarien à cette réunion2.

Après une courte présentation dont le rôle n’était en rien de « semer la bonne parole », mais de donner les bases au débat3, il y a eu beaucoup d’interventions sur différents sujets que nous allons essayer de synthétiser et parfois de retranscrire4.

Il s’y est exprimé un plein accord des participants pour insister sur la gravité de la crise et sur le terrible coût humain qu’elle représente pour le prolétariat et les autres couches sociales non-exploiteuses. Ainsi un camarade du NPP a affirmé : « Nous sommes face à la crise la plus profonde du capitalisme et on n’avait jamais vu aux époques des systèmes précédant le capitalisme ce qu’on voit sous celui-ci : des famines non pas parce que la production serait insuffisante, mais parce qu’elle est excessive. »

La crise n’est pas –comme on nous le dit- le résultat « d’une mauvaise gestion financière » ou « le manque d’intervention de l’État », mais elle est due au fait que le capitalisme se fonde sur le travail salarié et la production marchande et ne peut déboucher que sur une surproduction irrémédiable qui entraîne barbarie, destruction et misère pour le plus grand nombre.

« La crise est comme un trou noir qui avale des vies et des illusions » a dit un camarade. La crise ne peut pas se réduire à quelques chiffres macro-économiques ni à des bilans financiers ; ce qui est le plus important, ce sont ces visages pleins de souffrance de millions de personnes qui, malgré leurs efforts surhumains, sont entraînés par le tourbillon de la misère, de la marginalisation et de la destruction. Un exemple suffit : au Guatemala on est face à une « crise alimentaire sévère qui s’abat sur plus de 54 000 familles pauvres de ce pays et qui, depuis janvier, a emporté 462 personnes ». (El País du 9 septembre 2009)

Est-ce que l’internationalisme et le nationalisme sont compatibles ?

Cependant, la plus grande partie de la discussion n’a pas traité de la crise et de sa nature, mais de comment lutter contre elle : le prolétariat est-il la seule classe révolutionnaire capable de proposer une solution à la crise du capitalisme ? Quels sont les moyens dont dispose cette classe pour ce combat-là ? A quelle société aspire-t-elle ?

Mais c’est là où s’est posée une question de principe, un principe sur lequel un important effort d’éclaircissement a été porté : est-il possible d’être à la fois nationaliste et internationaliste ?

Cette question a été posée par un camarade de tendance trotskiste qui a participé activement à la réunion. D’un coté, il a dit que « le prolétariat est une classe internationale qui doit être solidaire avec les luttes qui se produisent dans le monde », mais de l’autre, il a dit qu’« on est en train de vendre le Pérou à la bourgeoisie chilienne », renchérissant sur ce qu'avait dit un autre participant en disant : « Le Pérou est en train d’être envahi par le capital chilien ».

Diverses autres interventions ont répondu à ces dernières, précisant que le prolétariat au Pérou a, entre autres, un frère : le prolétariat du Chili5, et que seule la solidarité de classe, par-delà les frontières, les races et les secteurs économiques, pourra fournir au prolétariat la force nécessaire pour et dans la lutte. Un camarade du NPP a apporté cet argument fondamental : « Le capitalisme est un système de production mondial parce que le travail du prolétariat est une collectivité mondiale. »

On ne peut pas mélanger nationalisme et internationalisme, c’est l’eau et le feu. Pendant les années 1930, un des symboles les plus évidents du triomphe de la contre-révolution, c’est d’avoir vu lors des grèves en France de 1936, dans les usines occupées, à coté du drapeau rouge, flotter le drapeau tricolore de la « France éternelle » et les ouvriers chantant aussi bien la Marseillaise (hymne national de la bourgeoisie française) que l’Internationale.

Est-il exagéré de parler du prolétariat comme classe révolutionnaire ?

En plus des éclaircissements sur l’internationalisme, la discussion a aussi représenté un effort d’argumentation sur la nature révolutionnaire du prolétariat.

Un camarade de tendance anarchiste a considéré que « nous ne pouvons pas tomber dans le fétichisme du prolétariat, étant donné que celui-ci s’est réduit et a souffert de grands changements qui l’ont diminué et lui ont fait perdre sa conscience de classe ».

Il est vrai que, tout au long de plus de trois siècles d’histoire, le prolétariat a beaucoup changé dans sa composition sociologique, dans les formes du travail, dans le degré de concentration, dans sa formation technique et culturelle, etc. Au milieu du 19e siècle, le trait dominant de la plus grande partie des travailleurs était le travail de métier, alors que à la fin du 19e et début du 20e dominait le travail hautement mécanisé. Si autour des années 1970, ce qui dominait, c’étaient les grandes usines, aujourd’hui, ce qui domine, c’est le travail associé au niveau mondial, de telle sorte qu’on ne peut vraiment pas dire d’un produit qu’il ait été fabriqué par les ouvriers de tel pays ou de telle entreprise. Ce qui est important, c’est le caractère coopératif mondial de la production, ce qui renforce les bases objectives pour l’unité internationale du prolétariat.

Les camarades du NPP ont insisté sur le fait que ces changements n’altèrent pas l’essentiel : « Le prolétariat est la classe productrice de plus-value, il est la classe exploitée », en ajoutant un argument supplémentaire : « Qui peut changer la société ?, Seul le prolétariat peut le faire, parce qu’il est la classe productrice, mais surtout parce qu’il est une classe associée avec une histoire. » Le prolétariat est le producteur collectif de l’essentiel des richesses mondiales. Mais il n’est pas que cela, il est aussi une classe capable d'atteindre une conscience collective tout au long de ses différentes générations. Sa lutte a une continuité historique à travers les générations successives, ce qui lui permet de tirer des leçons de son combat, d’apprendre de ses erreurs, de formuler avec plus de clarté ses principes et ses objectifs. C’est en cela que le prolétariat est différent des classes exploitées du passé -les esclaves et les serfs – qui étaient aussi les classes productrices mais dont la lutte n’avait ni continuité, ni avenir. Le prolétariat est la première classe exploitée de l’histoire qui est aussi la classe révolutionnaire.

Les moyens de lutte du prolétariat

Mais la situation actuelle ne permet pas de vérifier cette réalité d’une façon empirique et immédiate. Les luttes actuelles montrent des aspects très importants de recherche de la solidarité, de prise de conscience, mais elles n’atteignent pas le caractère massif et général qui puisse permettre aux prolétaires de comprendre la force sociale et historique qu’ils possèdent et ne permet pas non plus à l’ensemble de la population de concevoir le prolétariat comme classe ayant sa propre perspective.

Ceci fait surgir des doutes sur la capacité du prolétariat, sur les moyens dont il dispose, et comment va-t-il arriver à vraiment en être maître, etc. Ces doutes se sont exprimés ouvertement et largement lors de cette réunion.

Un camarade a posé la question : « Si les ouvriers travaillent 12 et 14 heures, quel temps leur reste-t-il pour le débat et la mobilisation ? » En voyant les ouvriers intimidés par la crise, encore très atomisés, il est difficile d’imaginer qu’ils seront un jour capables d’agir collectivement et massivement comme une classe autonome représentant une alternative propre. Cependant, Rosa Luxemburg, en analysant la révolution russe de 1905, a montré comment, dans les conditions générales de la grève de masse, « le prudent père de famille chargé d’enfants devient un révolutionnaire passionné ».

La discussion a tenté de comprendre par quels chemins on peut arriver à cette transformation psychologique qui aujourd’hui pourrait paraître un miracle. Un des moyens, c’est l’unité croissante entre lutte revendicative et lutte révolutionnaire. C’est une question qui n’a pas pu être approfondi lors de cette réunion. A notre avis, il n’y a pas d’opposition entre les deux aspects : la lutte revendicative contre l’exploitation et la lutte révolutionnaire pour abolir l’exploitation6.

Un camarade du NPP a mis en avant que « La lutte de classe n’est pas une lutte des minorités, mais une lutte des masses » : c’est à cela que correspond la nécessité pour le prolétariat de se donner une organisation massive et générale capable de l’unifier, de servir de lien pour le débat et la prise de décision. Dans cette discussion, on a réaffirmé que cette organisation est, historiquement, celle des conseils ouvriers, depuis les expériences en Russie en 1905 et 1917. Une camarade du GLP a dit que les conseils ouvriers sont « cette organisation unitaire où tous peuvent participer ».

À ce moment-là, un camarade de tendance anarchiste a demandé : « Sur les conseils ouvriers, est-ce que vous proposez donc le modèle russe ? » La discussion a pu clarifier qu’il ne s’agit pas de prendre les conseils ouvriers de 1905 et 1917 comme un modèle infaillible. Les conseils ouvriers de 1917-23 en Russie –et dans d’autres pays d’Europe et d’Amérique- sont une expérience qu’il faut analyser en la passant au crible de la critique, en essayant de voir leurs faiblesses et leurs insuffisances, voilà des leçons qui seront vitales pour les nouvelles luttes que le prolétariat développera.

Aussi, à la question du même camarade : « Est-ce que vous êtes partisans du modèle léniniste du parti ? » notre réponse, et celle d’autres participants, est allée dans le même sens : il n’y a pas de modèles à imiter, ce que nous possédons, c’est des expériences qui nous fournissent des leçons pour l’époque historique présente. Le bolchevisme a apporté un internationalisme intransigeant qui l’a mis à la tête de la lutte contre la guerre, il a compris le rôle des conseils ouvriers « forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat », ce qui s'est concrétisé dans le mot d’ordre clair de « Tout le pouvoir aux Soviets ! ». Mais il a aussi défendu des positions erronées –cependant partagées par d’autres courants prolétariens d’alors : la position sur le parti qui doit exercer le pouvoir au nom de la classe ouvrière par exemple, ce qui a contribué à la défaite et à la dégénérescence de la révolution russe7.

Le communisme et la perspective révolutionnaire

Comme une camarade l’a dit : « Quel est le but de l’organisation du prolétariat ? Quel est l’objectif des conseils ouvriers ? Je crois qu’il n’y en a qu’un seul : le communisme. » Cette réunion a débattu sur l’objectif historique de la lutte prolétarienne en réponse à une réflexion faite par un camarade de tendance anarchiste : « Quand l’URSS existait, un modèle existait. Il y avait aussi le modèle de la lutte de guérilla qui créait des zones libérées. Mais, maintenant, tous ces modèles sont tombés. Un nouveau modèle pourrait être l’autogestion, elle pourrait créer de véritables zones (quartiers, entreprises) libérées par les exploités. »

La discussion a pu éclaircir que l’URSS n’était pas un modèle, mais une des formes que prend le capitalisme d’Etat. La guérilla ne l’est pas non plus, parce qu’elle est une des expressions des affrontements sanglants entre fractions de la bourgeoisie qui prennent en otages des prolétaires et des paysans.

Mais en observant avec plus de profondeur : le but du prolétariat peut-il être « un modèle de nouvelle société ? » Plusieurs interventions ont insisté sur le fait que l’erreur consiste précisément à chercher un « modèle » qui ne pourrait être qu’une imposition sectaire et doctrinaire à l’ensemble du prolétariat. La Révolution russe et toute la vague révolutionnaire mondiale qui l’a suivi (1917-23) ne furent aucunement une « expérience sociale de laboratoire », mais la réponse du prolétariat à la terrible situation de barbarie et de destruction créée par la Première Guerre mondiale, qui a signifié l’entrée du capitalisme dans sa période de décadence, c’est-à-dire l’époque dans laquelle il devient une entrave au développement social et où, après avoir été un facteur de croissance et de progrès, il devient son contraire : un facteur de barbarie et de destruction, une menace pour la survie même de l’humanité8.

Le communisme n’est pas une heureuse Arcadie, un état idéal. La base du communisme, c’est le dépassement et la résolution des contradictions qui, sous le capitalisme, mènent l’humanité vers l’abîme et la destruction. Ainsi, la surproduction qui, sous le capitalisme, mène à la faim et au chômage, doit être, dans le communisme, la base pour la satisfaction des besoins de toute l’humanité. Le caractère social et mondial de la production qui, sous le capitalisme, stimule la concurrence et la guerre entre nations, est dans le communisme la base de la coopération fraternelle de tous les travailleurs, pour l’organisation d’une communauté humaine mondiale.

La discussion a mis en avant que le communisme sera mondial ou ne sera pas. C’est dans ce sens que plusieurs interventions ont rejeté le modèle stalinien de « socialisme dans un seul pays » ou le modèle de la guérilla des « zones libérées ». Mais la discussion a aussi mis en avant que l’autogestion ne sortait pas de ce même schéma nationaliste : ni le « socialisme dans une seule usine », ni « le socialisme dans un seul quartier » ne sont une alternative au « socialisme dans un seul pays » du stalinisme9.

La perspective de nouveaux débats

Une camarade a dit que « Ce débat est très bien. Il sert à ce que chacun comprenne ce que l’autre dit parce que, autrement, on a tendance à parler son propre jargon ». Nous pensons que l’intense débat qu'il y a eu lors de cette réunion publique a servi à mieux se comprendre, à approfondir les préoccupations de chacun, à fournir des réponses, à essayer de dépasser les particularismes qui nous enferment : les jargons, la méfiance mutuelle, l’incompréhension ...

Une camarade du NPP a proposé une orientation que nous partageons : « Notre tâche majeure est celle de développer le débat, de créer des cercles de discussion. Voilà notre fonction à court terme. Il s’agit de mettre en place des moyens pour le changement révolutionnaire. Le changement révolutionnaire ne peut pas être forcé, il faut que les conditions pour le mener à bien soient présentes. »

Nous pensons qu’il est devenu nécessaire de refaire d’autres réunions publiques pour y aborder de nouveaux sujets et explorer les différents chemins que la discussion a ouverts. Le débat que nous avons vécu au Pérou fait partie d’une tendance internationale qui est en train d’émerger et à laquelle la récente Rencontre de communistes internationalistes d’Amérique latine10 a donné une impulsion et un moyen d’expression. En ce sens, la réunion publique au Pérou et les nouvelles discussions qui pourront avoir lieu font partie de ce milieu international et constituent une contribution active dans son développement. Comme nous l’avons dit lors de la première réunion publique qui a eu lieu au Pérou en 2007 : « Lutter pour la construction d’un milieu où le débat prolétarien soit au centre de la vie politique, est une perspective qui au Pérou, comme dans le reste du monde, préparera la future révolution mondiale. »

CCI (10 septembre 2009)

On peut lire en espagnol le texte introductif présenté à cette réunion, ainsi que la lettre de salut envoyé par le groupe brésilien Opposition Ouvrière (OpOp) qui n’a pu y assister, sur notre site : https://es.internationalism.org/node/2655

 


 

1 Il y a eu plusieurs rencontres avec ces deux groupes ainsi qu’avec un camarade d’Equateur. Lors de ces rencontres, ont été abordés de très importants sujets : les Conseils ouvriers, le prolétariat, le Parti mondial, la période de transitions entre le capitalisme et le communisme. Lors de ces rencontres, on a lu la lettre des camarades d’Opposition Ouvrière du Brésil.

2 En 2007 et 2008, nous avons eu deux réunions publiques au Pérou. Voir en espagnol : « Reunión Pública en Perú: hacia la construcción de un medio de debate y clarificación » (https://es.internationalism.org/node/2107) ainsi que « Réunion Publique au Pérou sur la crise ; un débat passionnant et passionné » https://fr.internationalism.org/icconline/2008/reunion_publique_du_cci_au_perou_sur_la_crise_un_debat_proletarien_passionnant_et_passionne.html

3 Voir annexe dans la version espagnole de cet article.

4 Nous avons essayé de refléter fidèlement ce que les participants ont dit, mais si quelqu’un pense qu’il y a déformation ou mauvaise interprétation, nous l’invitons à nous écrire et nous rectifierons si c’est le cas.

5 En 1879 s’est déroulée la guerre du Pacifique où le Pérou a été défait par son ennemi chilien dont l’armée est arrivée jusqu’à Lima. Depuis lors, le nationalisme péruvien brandit l’étendard de « l’invasion chilienne ». Les syndicats et les partis de gauche sont des anti-chiliens, parfois encore plus féroces que la droite. Face à cette phobie nationaliste, le prolétariat doit se rappeler qu’à Iquique, en 1907, les ouvriers chiliens, péruviens et boliviens luttèrent ensemble lors d’une grève solidaire écrasée par l’Etat chilien avec la complicité de ses rivaux du Pérou et de la Bolivie.

6 Pour être plus précis, disons que la lutte revendicative n’a pas grand-chose à voir avec la lutte syndicale, laquelle a une vision déformée des luttes économiques des ouvriers, une vision soumise aux impératifs du capital.

7 Pour connaître notre position sur le Parti, voir « Sur le parti et ses rapports avec la classe » https://fr.internationalism.org/rinte35/orga.htm, (1983) et "Le parti défiguré : la conception bordiguiste" (1980). Sur le bolchevisme : « Question d'organisation : sommes-nous devenus "léninistes"? (1999) sur https://fr.internationalism.org/rinte96/leninistes.htm

8 On peut le vérifier aujourd’hui de façon dramatique avec la crise, les guerres –celle d’Afghanistan ou le frénétique réarmement qui sont en train de mettre en place une grande partie des gouvernements sud-américains -, pour ne pas parler de la destruction de l’environnement dont les ravages de la forêt amazonienne sont un terrible exemple.

9 Nous n'avons pas eu le temps de discuter de l’expérience tragique de 1936 en Espagne et le sens réel des collectivités autogérées dont l’anarchisme se revendique.

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