La violence des jeunes émeutiers est-elle plus "radicale" que celle des étudiants contre le CPE ? (courrier de lecteur)

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Le retentissement international des événements survenus en France, les émeutes de fin 2005 et le mouvement anti-CPE du printemps 2006, ont polarisé la réflexion de ceux qui sont à la recherche d'une perspective et des moyens à employer pour en finir avec ce système de misère qu'est le capitalisme. Quels sont les points communs et les différences entre ces deux événements ? Entre les émeutes et les assemblées générales massives, laquelle de ces formes porte la promesse de l'émergence d'une lutte véritablement révolutionnaire ? Quel est le rôle de la violence de classe ? Telles sont les questions essentielles abordées dans l'échange de correspondance entre le CCI et un camarade en Russie à propos d'un article de Révolution Internationale de décembre 2006 (RI n° 374) :« Emeutes des banlieues ou mouvement anti-CPE : quelles méthodes de luttes pour l'avenir ? » 1. Cet échange de correspondance, initialement publié sur notre site en langue russe (https://ru.internationalism.org/) et traduit ici, montre parfaitement que les mêmes questions essentielles se posent partout à la classe ouvrière et que dans tous les pays est en train de se développer progressivement une réflexion sur « comment lutter ? ». A ces questions de dimensions internationales posées à la classe ouvrière, les minorités doivent répondre par un débat vivant et fraternel animé lui aussi inévitablement à l'échelle internationale.


Le courrier de notre lecteur

Il est difficile de se faire une image complète des événements qui se sont produits en France quand on vit en Russie et, qui plus est, en province. Dans l'article du CCI contre l'OCL, il est évident qu'il y a deux approches diamétralement opposées concernant ces événements. Mais il y a beaucoup de points communs entre ces deux positions. Ni l'une ni l'autre ne font un effort pour analyser les événements, et si l'OCL tente de diffamer et de traîner dans la boue le mouvement des étudiants, le CCI fait la même chose en ce qui concerne les participants aux émeutes de l'automne 2005.

Pour tout marxiste, il ne peut pas y avoir de prolétariat pauvre, puisque ce sont là les conditions objectives qui le constituent (le prolétariat). C'est pourquoi ni l'un ni l'autre ne se tient sur des positions marxistes, bien que tous les deux se considèrent eux-mêmes comme des communistes. Même Noske2 se considérait lui-même comme l'expression des intérêts de la classe ouvrière, mais ceci ne l'a pas dérangé pour supprimer la révolution.

Le CCI écrit que les participants aux émeutes n'ont aucun rapport avec la classe ouvrière. Vous vous trompez, Messieurs ; ceci est la plus authentique lutte de classe. La bourgeoisie dénigre par tous les moyens ce mouvement des ouvriers de banlieue, pour présenter ceux qui y ont participé comme des bandits et des criminels. Et même le CCI rejoint cette analyse, en se faisant ainsi le défenseur des intérêts de la bourgeoisie.

En réalité, c'était un soulèvement d'ouvriers, provoqué par le chômage, la pauvreté et l'arbitraire des autorités, par les conditions dans lesquelles se trouvent les ouvriers. Et si quelqu'un est coupable de ces événements, ce sont les autorités elles-mêmes. Ceci est la conséquence de l'impasse dans laquelle se trouve le capitalisme. Est-ce que ceci indique que je défends le point de vue de l'OCL ? Naturellement non !

La première différence évidente est que le mouvement des étudiants a été plus ou moins organisé contrairement aux émeutes, qui se sont produites spontanément et confusément. Le CCI, comme la bourgeoisie, essaie de dénigrer le mouvement dans les banlieues au lieu de poser la question : de quel terreau social ce mouvement est-il le produit et pourquoi a-t-il eu un caractère si spontané ? Pourquoi cette lutte de classe a-t-elle pris, pour dire honnêtement la vérité, des formes négatives ? Peut-être parce qu'elle n'a pas été organisée ?

Ce n'est pas de leur faute si les ouvriers ne sont pas organisés, mais c'est bien leur malheur. Et, ici, je veux demander où étaient les organisations communistes quand la crise s'est produite ? Pourquoi le travail envers les banlieues ouvrières n'a-t-il pas été conduit pour organiser leur combat ? Et disons-le franchement, dans les événements passés, il y a une part de responsabilité des organisations communistes qui se sont avérées incapables de coordonner les actions de la classe ouvrière, et ceci a fini dans un grand fiasco. Si le visage reflété dans le miroir ne vous plaît pas, n'en rendez pas le miroir responsable.

Dans l'article, l'importante question de la violence révolutionnaire est soulevée. Le CCI écrit que « l'Etat a multiplié les provocations lors du mouvement anti-CPE, espérant entraîner à leur tour les étudiants dans l'impasse de la violence des émeutes ». Dans la mesure où je sais que le CCI veut établir le socialisme, mais qu'il est contre la violence, la construction du socialisme selon une voie pacifique est un programme social-démocrate. Comme chacun sait, l'ensemble de la social-démocratie occidentale a condamné Lénine en octobre 1917 pour avoir engagé la classe ouvrière en Russie dans l'impasse de la violence stupide !

Mais en même temps, la tactique de l'aventurisme de gauche ne convient pas pour le prolétariat. Il est connu qu'en juillet 1917, Lénine tint sous contrôle des aventuriers du même type que l'OCL, qui tentaient de donner un caractère plus radical au mouvement de la classe ouvrière. Certainement pas parce qu'il avait peur de la violence comme le CCI, mais parce qu'il voulait préserver les forces de la classe ouvrière pour l'offensive décisive.

De l'ensemble des choses dites ci-dessus, il est évident que le CCI s'embourbe dans le marais de l'opportunisme et de la social-démocratie. Ce n'est pas un problème de la classe ouvrière mais du CCI lui-même. (6 avril 2007)


Notre réponse

Cher camarade,

Nous voulons saluer ta volonté de prendre position sur des questions aussi cruciales que celles des émeutes en France en novembre 2005, et plus encore sur le mouvement anti-CPE des jeunes prolétaires au printemps 2006 et sa signification, ainsi que sur les questions que posent ces mouvements, notamment celle de la violence.

Engager la réflexion sur ce que représente et annonce le mouvement contre le CPE est de la plus haute importance pour l'avenir de la lutte des classes.

Les émeutes de 2005 et le mouvement des étudiants du printemps 2006 ont tous les deux les mêmes racines, l'impasse de la société capitaliste, sa crise économique, qui provoque l'inexorable dégradation des conditions de vie de la classe ouvrière, et qui n'offre comme perspective que la précarité et l'accroissement de la misère, la marginalisation pour une partie sans cesse plus grande des prolétaires condamnés à subir le fléau du chômage. Dans les deux cas, ces mouvements ont impliqué des jeunes prolétaires, révoltés par les conditions qu'on leur impose et que la bourgeoisie leur promet encore d'aggraver.

Mais au-delà de ces points de convergence, de profondes différences distinguent les deux mouvements.t.

Les émeutes ont impliqué une minorité infime des jeunes des quartiers populaires des banlieues ; elles ont représenté une explosion de colère aveugle, sans perspective. Dans leur rage désespérée, ils ne s'en sont pas pris aux symboles de leur oppression (les postes de police, les édifices officiels de l'Etat capitaliste, etc...) mais aux voitures de leurs voisins, aux équipements sociaux de leur quartier... De tels mouvements de violence, le recours à l'émeute, ont déjà existé dans le passé, mais ils ont toujours été la manifestation d'un prolétariat encore peu conscient du but final de son mouvement et de ce qui fait sa force réelle. Au-delà d'affirmer sa solidarité avec eux, le CCI pouvait-il encourager les jeunes émeutiers à continuer à s'engager dans ce genre d'action ?

A l'inverse, le mouvement des étudiants, dans leur grande majorité jeunes prolétaires encore en formation, au printemps 2006, a constitué l'émergence d'une perspective produite par la classe ouvrière. Il a été un grand mouvement de masse rassemblant autour de lui des dizaines et des dizaines de milliers d'ouvriers. Il s'est clairement déroulé en réaction aux attaques économiques de la bourgeoisie. Il s'est doté d'assemblées générales massives, forme d'organisation spécifique du prolétariat.. Il s'est caractérisé par la forte volonté d'étendre cette lutte au reste de la classe ouvrière pour la faire entrer en action à ses cotés. Justement, alors que la police française manipulait les jeunes des banlieues en les poussant à s'affronter aux manifestants étudiants, présentés comme des « nantis », des « bourgeois », ceux-ci ont envoyé de larges délégations dans les quartiers ouvriers et se sont adressés aux jeunes des banlieues pour leur expliquer que cette lutte était aussi la leur, pour les intégrer à la lutte, ce qu'ils ont fait finalement, en se rendant massivement aux manifestations suivantes.

Contrairement à ce que tu sembles affirmer, le CCI ne condamne pas en soi l'usage de la violence. Le mouvement ouvrier devra savoir l'employer pour le renversement de l'Etat capitaliste. Mais le prolétariat ne peut pas utiliser n'importe quel type de violence, ni l'employer n'importe comment ou dans n'importe quelles conditions. Notamment, l'emploi de la violence doit être au service du renforcement du mouvement ; elle doit exprimer la force collective du prolétariat et être utilisée de façon consciente, appropriée à son but final qui est de construire une société vraiment humaine3.

Tu sembles par ailleurs penser que le refus des affrontements avec la police constituait à ce moment-là une erreur, un manque de radicalité du mouvement. Mais de quoi s'agissait-il en réalité ?

Il est important de rappeler que les étudiants ont en réalité refusé de tomber dans le panneau d'un véritable traquenard de la bourgeoisie et de l'Etat, associant ses organes que sont les forces de police et les syndicats, consistant à pousser aux affrontements avec les forces de police. L'objectif était de diviser le mouvement, de le discréditer aux yeux du reste de la classe ouvrière et, en focalisant son attention sur l'usage de la violence stérile contre les flics, de le détourner de l'objectif de consacrer le maximum de ses forces à contribuer à élargir le mouvement. Ce faisant, la bourgeoisie cherchait clairement la débandade et le défaite précipitée du mouvement.

Dans ces conditions, les étudiants n'ont-ils pas eu raison de refuser ce piège tendu par l'ensemble des forces bourgeoises, de ne pas compromettre et préserver toutes les potentialités que recelait le mouvement pour gagner à lui d'autres catégories d'ouvriers ?

Bien fraternellement.

 


Cette lettre envoyée au camarade en réponse à son courrier, conçue comme un moment de cet échange épistolaire, était volontairement concise et ne traitait donc pas de l'ensemble des questions soulevées. En particulier, un aspect important fut momentanément laissé de côté, celui du rôle des organisations révolutionnaires dans la lutte. Le camarade nous écrit en effet « La première différence évidente est que le mouvement des étudiants a été plus ou moins organisé, contrairement aux émeutes, qui se sont produites spontanément et confusément. [...] Pourquoi cette lutte de classe a-t-elle pris, pour dire honnêtement la vérité, des formes négatives ? Peut-être parce qu'elle n'a pas été organisée ? Ce n'est pas de leur faute si les ouvriers ne sont pas organisés, mais c'est bien leur malheur. Et, ici, je veux demander où étaient les organisations communistes quand la crise s'est produite ? Pourquoi le travail envers les banlieues ouvrières n'a-t-il pas été conduit pour organiser leur combat ? ».

Notre lecteur semble donc penser que si les émeutiers en 2005 avaient été "organisés" comme les étudiants en 2006, ils auraient pu être le détonateur des luttes ouvrières. Ce faisant, il reproche au CCI de n'avoir pas rempli son rôle d'"organisateur" de la lutte.

La première chose que l'on doit dire c'est que ce n'est pas le CCI qui a organisé le mouvement des étudiants en 2006. Aucune organisation politique (même celles qui ont les moyens les plus puissants) ne peut mobiliser les masses. Nous savons pertinemment que les minorités révolutionnaires n'ont pas le pouvoir de déclencher les luttes du prolétariat avec une baguette magique. C'est la "vieille taupe de l'histoire" qui a fait ce travail de maturation souterraine de la conscience et a permis que ressurgissent dans les jeunes générations les vieilles méthodes de lutte du prolétariat : les assemblées générales souveraines, les comités de grève, les délégations mandatées et révocables, etc. En 2006, nos militants sont intervenus dans certaines AG, de façon très ponctuelle et en fonction des forces dont nous disposions. Si nos interventions ont été applaudies avec enthousiasme, ce n'est pas parce que nous étions nombreux, mais tout simplement parce que les orientations que le CCI a toujours mises en avant (et qui sont très minoritaires dans la société) coïncidaient avec les besoins ressentis par la grande majorité des étudiants en lutte.

Quant aux adolescents qui se sont laissé embarqués dans la révolte désespérée des émeutes en 2005, il était bien difficile de leur donner une orientation puisqu'ils ne faisaient pas d'assemblées générales et ne faisaient aucun débat politique. Les "actions" minoritaires et violentes des émeutiers n'ont évidemment pas été discutées et votées à la majorité. Et il eut été totalement stérile d'aller au milieu des affrontements entre eux et les forces de répression pour leur dire qu'en brûlant les voitures, les bus, les écoles, ils ne s'en prenaient pas à la bourgeoisie mais aux ouvriers.

La seule chose que les révolutionnaires pouvaient faire, c'est d'abord essayer de comprendre ces événements pour mettre en avant que la seule réponse au désespoir des émeutiers, la seule riposte au renforcement de la répression de l'État capitaliste, se trouve dans la lutte du prolétariat pour le renversement du capitalisme. Ce n'est pas en s'adressant aux émeutiers pendant les échauffourées que le CCI pouvait exprimer sa solidarité envers cette jeunesse désœuvrée mais en s'adressant à toute la classe ouvrière pour œuvrer au développement de sa conscience en mettant en avant les moyens dont se dote le prolétariat pour réaliser son projet révolutionnaire : les grèves, les manifestations, les assemblées générales massives dans lesquelles la passion du débat est fondamentale... C'est bien là qu'est la véritable solidarité envers toute la classe ouvrière, jeunesse des banlieues comprise, car tant que le prolétariat n'aura pas la force d'engager des luttes massives sur son propre terrain de classe et fait surgir ses formes d'organisation unitaire, tant qu'il sera prisonnier des manœuvres syndicales et du syndicalisme, tant qu'il n'aura pas développé sa conscience,... des émeutes sporadiques de plus en plus violentes seront contenues dans la situation historique actuelle (comme on l'a vu en France deux ans après celles de 2005, à Villiers-Le-Bel en novembre 20074).

Nous ne pouvons pas répondre, dans le cadre de cet article, à tous les arguments de notre lecteur. Nous espérons avoir répondu à ses principales critiques. Bien évidemment, nous restons ouverts à d'autres critiques, d'autres arguments, et sommes tout à fait disposés à y répondre publiquement dans notre presse.

Leïla, le 9 mars 2008


1 Cet article fut publié en réponse à l'Organisation Communiste Libertaire (OCL) suite à l'apparition dans son mensuel Courant Alternatif de l'été 2006 d'un long dossier intitulé : "Les émeutes de banlieues au regard du mouvement anti-CPE".

2 Noske, social-démocrate membre du SPD et de la IIe Internationale, fut à la tête de la répression d'une extrême brutalité qui écrasa les masses ouvrières lors de la révolution allemande en 1919-1920 et fit assassiner Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht, en proclamant : « Il faut un chien sanglant,, je ne recule pas devant cette responsabilité » (NDLR).

3 Voir notre article sur notre site Web (internatiopnalism.org) « Terreur, terrorisme et violence de class ».

4 Lire notre article sur notre site Web (internationalism.org) : « Emeutes à Villiers-le-Bel : face à la violence économique et policière du capital, seule la lutte ouvrière est porteuse d'avenir ».

 

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