La transition démocratique au fascisme

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En Allemagne

Le mensonge selon lequel la classe dominante ne savait pas quels étaient les vrais projets du parti nazi, en d’autres termes qu’elle se serait fait piéger, ne tient pas un seul instant face à l’évidence des faits historiques. L’origine du parti nazi plonge ses racines dans deux facteurs qui vont déterminer toute l’histoire des années 1930 : d’une part l’écrasement de la révolution allemande ouvrant la porte au triomphe de la contre-révolution à l’échelle mondiale et d’autre part la défaite essuyée par l’impérialisme allemand à l’issue de la première boucherie mondiale. Dès le départ, les objectifs du parti fasciste naissant sont, sur la base de la terrible saignée infligée à la classe ouvrière en Allemagne par le Parti social-démocrate, le SPD des Noske et Scheidemann, de parachever l’écrasement du prolétariat afin de re-constituer les forces militaires de l’impérialisme allemand. Ces objectifs étaient partagés par l’ensemble de la bourgeoisie allemande, au-delà des divergences réelles tant sur les moyens à employer que sur le moment le plus opportun pour les mettre en œuvre. Les SA, milices sur lesquelles s’appuie Hitler dans sa marche vers le pouvoir, sont les héritiers directs des corps francs qui ont assassiné Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht ainsi que des milliers de communistes et de militants ouvriers. La plupart des dirigeants SA ont commencé leur carrière de bouchers dans ces mêmes corps francs. Ils ont été "la garde blanche" utilisée par le SPD au pouvoir pour écraser dans le sang la révolution, et cela avec l’appui des très démocratiques puissances victorieuses. Celles-ci d’ailleurs, tout en désarmant l’armée allemande, ont toujours veillé à ce que ces milices contre-révolutionnaires disposent des armes suffisantes pour accomplir leur sale besogne. Le fascisme n’a pu se développer et prospérer que sur la base de la défaite physique et idéologique infligée au prolétariat par la gauche du capital, laquelle était seule en mesure d’endiguer puis de vaincre la vague révolutionnaire qui submergea l’Allemagne en 1918-19. C’est ce qu’avait compris parfaitement l’état-major de l’armée allemande en donnant carte blanche au SPD afin de porter un coup décisif au mouvement révolutionnaire qui se développait en janvier 1919. Et si Hitler ne fut pas suivi dans sa tentative de putsch à Munich en 1923, c’est parce que l’avènement du fascisme était jugé encore prématuré par les secteurs les plus lucides de la classe dominante. Il fallait, au préalable, parachever la défaite du prolétariat en utilisant jusqu’au bout la carte de la mystification démocratique. Celle-ci était loin d’être usée et bénéficiait encore, au travers de la République de Weimar (bien que présidée par le junker Hindenburg), d’un vernis radical grâce à la participation régulière, dans ses gouvernements successifs, de ministres venant du soi-disant parti "socialiste".

Mais dès que la menace prolétarienne fut définitivement conjurée, la classe dominante, sous sa forme soulignons le la plus classique, au travers des fleurons du capitalisme allemand tels Krupp, Thyssen, AG Farben, n’aura de cesse de soutenir de toutes ses forces le parti nazi et sa marche victorieuse vers le pouvoir. C’est que, désormais, la volonté de Hitler de réunir toutes les forces nécessaires à la restauration de la puissance militaire de l’impérialisme allemand, correspondait parfaitement aux besoins du capital national. Ce dernier, vaincu et spolié par ses rivaux impérialistes suite à la première guerre mondiale, ne pouvait que chercher à reconquérir le terrain perdu en s’engageant dans une nouvelle guerre. Loin d’être le produit d’une prétendue agressivité congénitale germanique qui aurait enfin trouvé dans le fascisme le moyen de se déchaîner, cette volonté n’était que la stricte expression des lois de l’impérialisme dans la décadence du système capitaliste comme un tout. Face à un marché mondial entièrement partagé, ces lois ne laissent aucune autre solution aux puissances impérialistes lésées dans le partage du "gâteau impérialiste" que celle d’essayer, en engageant une nouvelle guerre, d’en arracher une plus grosse part. La défaite physique du prolétariat allemand d’une part, et le statut de puissance impérialiste spoliée dévolu à l’Allemagne suite à sa défaite en 1918 d’autre part, firent du fascisme contrairement aux pays vainqueurs où la classe ouvrière n’avait pas été physiquement écrasée le moyen le plus adéquat pour que le capitalisme allemand puisse se préparer à la seconde boucherie mondiale. Le fascisme n’est qu’une forme brutale du capitalisme d’Etat qui était en train de se renforcer partout, y compris dans les Etats dits "démocratiques". Il est l’instrument de la centralisation et de la concentration de tout le capital dans les mains de l’Etat face à la crise économique, pour orienter l’ensemble de l’économie en vue de la préparation à la guerre. C’est donc le plus démocratiquement du monde, c’est-à-dire avec l’aval total de la bourgeoisie allemande, qu’Hitler arrive au pouvoir. En effet, une fois la menace prolétarienne définitivement écartée, la classe dominante n’a plus à se préoccuper de maintenir tout l’arsenal démocratique, suivant en cela le processus alors déjà à l’œuvre en Italie.

En Italie

En 1919-1920, l’Italie aussi s’embrase, avec le mouvement des occupations d'usines dans le Nord du pays. La première vague de répression sera l’œuvre du très démocratique gouvernement Nitti et de sa Garde Royale, mise en place pour réprimer les grèves et qui fera plusieurs centaines de victimes ouvrières. Mais, bien plus que la répression directe, ce qui brisera l’élan prolétarien c’est son enfermement, grâce aux syndicats et au PSI, dans les fameuses occupations d’usines et dans l’illusoire gestion ouvrière de la production. Le mouvement des occupations ne pouvait que pourrir sur pied et ce n’est qu’après sa défaite à l’automne 1920 que la répression massive s’abat sur la classe ouvrière, répression qui est menée d'abord par les forces légalement constituées de l’Etat démocratique et aussi, mais à un moindre degré, par les escadrons fascistes. C’est seulement après la défaite de la classe ouvrière que les "faisceaux" de Mussolini vont se développer pleinement, avec l’aide du patronat qui les finance, notamment Agnelli, patron de la Fiat, et de l’Etat qui les encouragent. Là comme ailleurs, c’est l’étouffement de la vague révolutionnaire internationale qui permettra au fascisme de prendre le pouvoir.

Il n'y a pas d'antagonisme entre la barbarie nazie et les "valeurs" de la démocratie

"Oui, peut-être..." nous dira-t-on, "mais ne faites-vous pas abstraction de l’un des traits qui distinguent le fascisme de tous les autres partis et fractions de la bourgeoisie, à savoir, son antisémitisme viscéral, alors que c’est justement cette caractéristique particulière qui a provoqué l’holocauste ?" C’est cette idée que défendent en particulier les trotskistes. Ceux-ci, en effet, ne reconnaissent formellement la responsabilité du capitalisme et de la bourgeoisie en général dans la genèse du fascisme que pour ajouter aussitôt que ce dernier est malgré tout bien pire que la démocratie bourgeoise, comme en témoigne l’holocauste. Selon eux donc, devant cette idéologie du génocide, il n’y a pas à hésiter un seul instant : il faut choisir son camp, celui de l’antifascisme, celui des Alliés. Et c’est cet argument, avec celui de la défense de l’URSS, qui leur a servi à justifier leur trahison de l’internationalisme prolétarien et leur passage dans le camp de la bourgeoisie durant la seconde guerre mondiale (non sans avoir traficoté pour certains d'entre eux dans la milice en France au temps du pacte Germano-soviétique, défense de l'URSS oblige). Il est donc parfaitement logique de re-trouver aujourd’hui en France par exemple, les groupes trotskistes la Ligue Communiste Révolutionnaire et son leader Krivine avec le soutien discret, mais bien réel, de Lutte Ouvrière en tête de la croisade antifasciste et "anti-négationniste", défendant la vision selon laquelle le fascisme est le "mal absolu" et, de ce fait, qualitativement différent de toutes les autres expressions de la barbarie capitaliste ; ceci impliquant que, face à lui, la classe ouvrière devrait se porter à l’avant-garde du combat et défendre voire revitaliser la démocratie.

Que l’extrême droite (le nazisme en particulier) soit profondément raciste, cela n’a jamais été contesté par la Gauche communiste pas plus d’ailleurs que la réalité effrayante des camps de la mort. La vraie question est ailleurs. Elle consiste à savoir si ce racisme et la répugnante désignation des juifs comme boucs émissaires, responsables de tous les maux, ne seraient que l’expression de la nature particulière du fascisme, le produit maléfique de cerveaux malades ou s’il n’est pas plutôt le sinistre produit du mode de production capitaliste confronté à la crise historique de son système, un rejeton monstrueux mais naturel de l’idéologie nationaliste défendue et propagée par la classe dominante toutes fractions confondues. Le racisme n’est pas un attribut éternel de la nature humaine. Si l’entrée en décadence du capitalisme a exacerbé le racisme à un degré jamais atteint auparavant dans toute l’histoire de l’humanité, si le 20e siècle est un siècle où les génocides ne sont plus l’exception mais la règle, cela n’est pas dû à on ne sait quelle perversion de la nature humaine. C’est le résultat du fait que, face à la guerre désormais permanente que doit mener chaque Etat dans le cadre d’un marché mondial sursaturé, la bourgeoisie, pour être à même de supporter et de justifier cette guerre permanente, se doit, dans tous les pays, de renforcer le nationalisme par tous les moyens. Quoi de plus propice, en effet, à l’épanouissement du racisme que cette atmosphère si bien décrite par Rosa Luxemburg au début de sa brochure de dénonciation du premier carnage mondial : "(...) la population de toute une ville changée en populace, prête à dénoncer n’importe qui, à molester les femmes, à crier : hourrah, et à atteindre au paroxysme du délire en lançant elle-même des rumeurs folles ; un climat de crime rituel, une atmosphère de pogrom, où le seul représentant de la dignité humaine était l’agent de police au coin de la rue." Et elle poursuit en disant : "Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, couverte de crasse, voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est..." (La crise de la Social-démocratie). On pourrait re-prendre exactement les mêmes termes pour décrire les multiples scènes d’horreur en Allemagne durant les années 1930 (pillages des magasins juifs, lynchages, enfants séparés de leurs parents) ou évoquer, entre autres, l’atmosphère de pogrom qui régnait en France en 1945 quand le journal stalinien du PCF titrait odieusement : "A chacun son boche !". Non, le racisme n’est pas l’apanage exclusif du fascisme, pas plus que sa forme antisémite. Le célèbre Patton, général de la très "démocratique" Amérique, celle-là même qui était censée libérer l’humanité de "la bête immonde", ne déclarait-il pas, lors de la libération des camps : "Les juifs sont pires que des animaux" ; tandis que l’autre grand "libérateur", Staline, organisa lui-même des séries de pogroms contre les juifs, les tziganes, les tchétchènes, etc. Le racisme est le produit de la nature foncièrement nationaliste de la bourgeoisie, quelle que soit la forme de sa domination, "totalitaire" ou "démocratique". Son nationalisme atteint son point culminant avec la décadence de son système.

Quand le prolétariat est absent de la scène de l'histoire la barbarie capitaliste ne connaît pas de limite

La seule force en mesure de s’opposer à ce nationalisme qui suintait par tous les pores de la société bourgeoise pourrissante, à savoir le prolétariat, était vaincue, défaite physiquement et idéologiquement. De ce fait, le nazisme, avec l’assentiment de l’ensemble de sa classe, put s’appuyer notamment sur le racisme latent de la petite-bourgeoisie pour en faire, sous sa forme antisémite, l’idéologie officielle du régime. Encore une fois, aussi irrationnel et monstrueux que soit l’antisémitisme professé puis mis en pratique par le régime nazi, il ne saurait s’expliquer par la seule folie et perversité, par ailleurs bien réelles, des dirigeants nazis. Comme le souligne très justement la brochure publiée par le Parti Communiste International, Auschwitz ou le grand alibi, l’extermination des juifs "... a eu lieu, non pas à un moment quelconque, mais en pleine crise et guerre impérialistes. C’est donc à l’intérieur de cette gigantesque entreprise de destruction qu’il faut l’expliquer. Le problème se trouve de ce fait éclairci : nous n’avons plus à expliquer le "nihilisme destructeur" des nazis, mais pourquoi la destruction s’est concentrée en partie sur les juifs."

Pour expliquer pourquoi la population juive, même si elle ne fut pas la seule, fut désignée tout d’abord à la vindicte générale, puis ex-terminée en masse par le nazisme, il faut prendre en compte deux facteurs : les besoins de l’effort de guerre allemand et le rôle joué dans cette sinistre période par la petite bourgeoisie. Cette dernière fut réduite à la ruine par la violence de la crise économique en Allemagne et sombra massivement dans une situation de lumpen-prolétarisation. Dès lors, désespérée et en l’absence d’un prolétariat pouvant jouer le rôle de contrepoison, elle donna libre cours à tous les préjugés les plus réactionnaires, caractéristiques de cette classe sans avenir, et se jeta, telle une bête furieuse, encouragée par les formations fascistes, dans le racisme et l’antisémitisme. Le "juif" était supposé représenter la figure par excellence de "l’apatride" qui "suce le sang du peuple" ; il était désigné comme le responsable de la misère à laquelle était réduite la petite-bourgeoisie. Voilà pourquoi les premières troupes de choc utilisées par les nazis étaient issues des rangs d’une petite-bourgeoisie en train de sombrer. Et cette désignation du "juif" comme l’ennemi par excellence aura aussi comme fonction de permettre à l’Etat allemand, grâce à la confiscation des biens juifs, de ramasser des fonds destinés à contribuer à son réarmement militaire. Au début, il dut le faire discrètement pour ne pas attirer l’attention de ses vainqueurs de la première guerre mondiale. Les camps de déportation, au départ, eurent la fonction de fournir à la bourgeoisie une main d’œuvre gratuite, tout entière dédiée à la préparation de la guerre.